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NPG Neurologie - Psychiatrie - Gériatrie (2011) 11, 141—145 26 E CONGRÈS DE LA SPLF, LIMOGES, 2010 Approche des démences à partir du livre du Qohélet (vers 350 avant J.-C.) An approach to insanity based on the Qoheleth (circa 350 BC) D. Rivière a,, H. Merveille b a Praticien hospitalier. Service de psychiatrie, centre hospitalier, place Maschat, 19000 Tulle, France b Praticien contractuel. Service de psychiatrie, centre hospitalier, place Maschat, 19000 Tulle, France Disponible sur Internet le 20 mai 2011 MOTS CLÉS Démence ; Réalité ; Altérité Résumé Environ 350 ans avant notre ère, un auteur anonyme de la Bible, Qohélet, évoque, en termes poétiques, le vieillissement. Il l’envisage comme le détachement du réel (qui passe, telle la fumée) pour la découverte de ce qui ne passe pas. Le déclin cognitif, et plus encore les syndromes démentiels, ne deviennent que l’expression de l’immanence fugitive du réel auquel on ne peut s’arrêter, tandis que seule la relation à l’autre perdure, qui est le « face-à- face » lévinassien. Le sujet âgé et malade n’est pas tant l’être-pour-la-mort heideggerien, ou l’expression de la dialectique de néantisation sartrienne, mais l’autrement qu’être lévinassien, faisant de l’éthique la philosophie première. « L’étant » interdit toute réification. © 2011 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. KEYWORDS Insanity; Reality; Alterity Summary Around 350 years before our era, an unnamed author of the Bible (Qoheleth) evokes, in poetical terms, the state of old age. He considers it as a disengagement from reality that vanishes, like smoke, so as to discover what does not glide away. Cognition decline and, even more, insanity symptoms only become expressions of the fugitive immanence of reality that cannot be stopped, while only the relationship with other people lasts, which is the ‘‘face to face’’ defined by Levinas. The old and ill subject is not only the expression of Sartre’s nihility dialectics, but also the ‘‘being other’’ defined by Levinas, who gives ethics the place of primary philosophy. ‘‘Being’’ forbids any find of ‘‘nothingness’’. © 2011 Elsevier Masson SAS. All rights reserved. Auteur correspondant. Adresse e-mail : [email protected] (D. Rivière). 1627-4830/$ — see front matter © 2011 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. doi:10.1016/j.npg.2011.03.005

Approche des démences à partir du livre du Qohélet (vers 350 avant J.-C.)

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Page 1: Approche des démences à partir du livre du Qohélet (vers 350 avant J.-C.)

NPG Neurologie - Psychiatrie - Gériatrie (2011) 11, 141—145

26E CONGRÈS DE LA SPLF, LIMOGES, 2010

Approche des démences à partir du livre du Qohélet(vers 350 avant J.-C.)

An approach to insanity based on the Qoheleth (circa 350 BC)

D. Rivièrea,∗, H. Merveilleb

a Praticien hospitalier. Service de psychiatrie, centre hospitalier, place Maschat,19000 Tulle, Franceb Praticien contractuel. Service de psychiatrie, centre hospitalier, place Maschat,19000 Tulle, France

Disponible sur Internet le 20 mai 2011

MOTS CLÉSDémence ;Réalité ;Altérité

Résumé Environ 350 ans avant notre ère, un auteur anonyme de la Bible, Qohélet, évoque,en termes poétiques, le vieillissement. Il l’envisage comme le détachement du réel (qui passe,telle la fumée) pour la découverte de ce qui ne passe pas. Le déclin cognitif, et plus encoreles syndromes démentiels, ne deviennent que l’expression de l’immanence fugitive du réelauquel on ne peut s’arrêter, tandis que seule la relation à l’autre perdure, qui est le « face-à-face » lévinassien. Le sujet âgé et malade n’est pas tant l’être-pour-la-mort heideggerien, oul’expression de la dialectique de néantisation sartrienne, mais l’autrement qu’être lévinassien,faisant de l’éthique la philosophie première. « L’étant » interdit toute réification.© 2011 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.

KEYWORDSInsanity;Reality;Alterity

Summary Around 350 years before our era, an unnamed author of the Bible (Qoheleth)evokes, in poetical terms, the state of old age. He considers it as a disengagement from realitythat vanishes, like smoke, so as to discover what does not glide away. Cognition decline and,even more, insanity symptoms only become expressions of the fugitive immanence of reality

that cannot be stopped, while only the relationship with other people lasts, which is the ‘‘face

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to face’’ defined by Levinas dialectics, but also the ‘‘being otphilosophy. ‘‘Being’’ forbids any© 2011 Elsevier Masson SAS. All r

∗ Auteur correspondant.Adresse e-mail : [email protected] (D. Rivière).

1627-4830/$ — see front matter © 2011 Elsevier Masson SAS. Tous droitsdoi:10.1016/j.npg.2011.03.005

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Nous ne proposerons pas ici une réflexion théologiqueais, à partir d’un livre tiré de la Bible1, un question-

ement philosophique orienté vers la psychogériatrie. Lesémarches neurobiologiques et psychopathologiques habi-uelles en psychiatrie peuvent, de par la nature même deeurs propres outils empiriques, mettre à part les questionse sens, celles-là mêmes qui semblent au cœur du vieillis-ement cognitif.

En effet, divers auteurs récents, tels Maisondieu [1] ouloton, [2] entre autres, ont mis l’accent sur la significationême des troubles, dans une psychodynamique particulière

u sujet âgé. Ils parlent, d’une manière ou d’une autre,d’adaptation ». Tout se passe comme si le sujet vieillissant,n ayant conscience d’une fin proche, réorientait son fonc-ionnement cognitif en fonction de la seule certitude que’homme ait, à savoir sa propre mort. Autrement dit, la ques-ion du « déclin cognitif » se pose en termes de préparationla mort.Cette « adaptation » ne préjuge en rien des diverses

athologies rencontrées et ne prétend pas occulter les étio-ogies neurodégénératives, vasculaires ou métaboliques ;lle ne vise qu’à chercher une éventuelle signification,’une part, et expliquer en partie les réflexions que fontes soignants, d’autre part, sur les moments de « lucidité »ont ils sont parfois témoins chez les déments. Ces petiteshrases ou comportements qui émergent des épisodese confusion, d’agressivité ou de désorientation et quiemblent riches de sens.

Pour mener cette réflexion, et outre le livre du Qohéletont il sera question, nous nous sommes librement inspi-és de Lévinas et d’Ellul [3], en particulier. On essaiera’effectuer une sorte de phénoménologie du déclin cog-itif, dans la perspective heuristique particulière qu’est’accompagnement du sujet âgé présentant une pathologieortant sur les fonctions cognitives, et sans préjuger d’unetiologie particulière.

ypothèse

n émet, en hypothèse, que le « crépuscule de la raison »orrespond, non sans souffrance, à une ultime tentative’échapper à la réification. En fonction de l’histoire proprees personnes, de leurs caractéristiques neuropsycholo-iques, des traumatismes psychologiques et somatiquesntérieurs, tout se passe comme s’il était indispensable’abandonner tout, et même jusqu’à sa raison. Preuve,i l’on peut dire, que nul ne peut être défini, objec-ivé. Ce qui échappe à ma compréhension, c’est l’autre,’est « l’étant ». On peut appréhender le déclin cognitif etes troubles comme des processus d’abandon, de purga-oire (au sens latin de purgo : nettoyer, dissiper, enlever),utrement dit parvenir à ce à quoi chacun aspire : mou-ir paisible. Corollaire heuristique : bannir les termes qui

ournent autour du concept de « dégradation ».

Dans une dynamique d’abandon, il n’y a pas de dégrada-ion, d’altération, voire même de déclin, termes ayant en

1 Bible de Jérusalem. Il existe un très grand nombre de traductionse la Bible. On retiendra pour le texte hébreu la Bible dite « duabbinat », version massorétique.

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D. Rivière, H. Merveille

ommun l’aphorisme exprimé par De Gaulle : « la vieillessest un naufrage ». Il n’y a que changement, stratégies adap-atives et, nous allons chercher à le montrer, éloignement dea réalité vers ce que les classiques avaient appelé « vérité ».récisons d’emblée le terme, emprunté à Descartes (citéar N. Baraquin [4]) : « Propositions qui ne dépendent pase l’expérience et sont supposées vraies indépendammente la réalité du monde, créées de toute éternité par Dieu ».n remarque que Descartes parle de vérités au pluriel eton au singulier, posant explicitement la question du choixersonnel : existe-t-il une ou plusieurs vérités ? Sans entrerans un débat qui n’a pas lieu d’être ici, on retiendra que’auteur du Qohélet parle de dieux au pluriel (Elohim).

On propose une lecture d’un vieux livre et, à travers laéflexion de nos ancêtres, essayer d’entrer dans une dyna-ique de sens plus que dans une démonstration empiriqueasée sur des chiffres et des repères normés. On se sou-iendra seulement que, dans la tradition juive, le « quid »evêt plus d’importance que le « quod », autrement dit quee pourquoi des expériences sensibles a moins d’importanceue le « pour qui ». Une manière simple d’approcher la philo-ophie du texte est de considérer que pour espérer en ce quie trompe pas, il faut d’abord désespérer de ce qui trompe.n langage kantien, on dirait que le noumène, l’objet en soi,’est pas plus stable que le phénomène, et l’important este chercher ce qui pose et l’objet, et la conscience mêmee celui-ci.

La compréhension du texte nécessite de connaîtreuelques mots hébreux qui, mal traduits, induiraient desontresens importants. On en présente le glossaire dans laig. 1 (à partir du dictionnaire Sander Trenel) [5].

ohélet, le livre en général

’ouvrage a été rédigé vers 350 avant J.-C, par un sage dontn ne sait pas grand-chose mais dont on constate qu’il tiree meilleur de l’hébreu et du grec. L’ouvrage est contem-orain des invasions de l’actuel état d’Israël par Alexandree Grand, vers 356—323 avant notre ère. C’est un livre deagesse, mais qui semble s’en moquer, de philosophie, maisui cherche à s’en démarquer, de théologie, mais qui nearle pas vraiment de Dieu, de poésie aussi. Ce livre est toutauf un apax2, même si son statut dans le corpus vétérotes-amentaire est particulier. Pour le gériatre, il est importantétudier, dans la mesure où des indices textuels laissent

ntendre que son auteur est âgé : « Me voici grand, et plusvancé dans la sagesse que tous ceux qui avant moi ontégné à Jérusalem. J’ai accumulé les connaissances et leavoir. Je me suis appliqué à voir où sont la sagesse et lacience, la sottise et la folie. Mais maintenant je le vois :ême cela c’est courir après le vent. Plus grande est la

agesse, plus grands sont les chagrins ; celui qui progressen sagesse, s’enfonce aussi dans la souffrance. » (Chapitre

,16).

La dialectique fondamentale peut être exprimée ainsi :e pas confondre la réalité qui passe, est instable, et ce qui

2 Se dit d’un texte qui ne pourrait être rattaché à aucun autreuant à un style, une époque, une fonction donnée et qui apparaî-rait détaché de tout contexte.

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Encadré 1 Le chapitre 12.

Pense à ton Créateur aux jour de ta jeunesse,avant la venue des jours mauvais,des années qui s’approchent, dont tu diras :« Je n’en attends plus rien »,avant que le soleil, la lumière,la lune et les étoiles se perdent dans le noir,et que reviennent les nuages sitôt après la pluie.C’est alors que tremblent les gardiens de la maison,c’est le temps où se courbent les porteurs,où les meules, ce qu’il en reste, cessent de moudre,et les voyantes sont dans le noir derrière leursfenêtres ;l’heure où la porte se ferme sur la rue,et le bruit du moulin s’arrête ;où la voix de l’oiseau ne réveille plus,et les chansons se sont tues.On redoute alors les montées,et les fondrières sur le chemin ;l’amandier est en fleurs,la sauterelle est repue,le câprier donne son fruit.Voici l’homme en route pour sa maison d’éternité,et les pleureuses faisant le cercle au coin de la rue.Le fil d’argent n’ira pas plus loin :on s’est arrêté de le filer ;la lampe d’or s’est brisée,la cruche s’est fracassée à la fontaine,et la poulie sur le puits a cédé.La poussière retourne à la terre dont elle étaitvenue, et l’esprit remonte à Dieu qui l’a donné.Rien qui tienne ! disait Qohélet, on n’a de prise sur

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Figure 1. Glossaire.

est vérité qui demeure. La réalité — y compris, en ce qui nousconcerne, la raison — est vapeur, métaphoriquement « sousle soleil » dit le texte. La définition de la vérité est difficile.Retenons l’idée de persistance et d’adéquation idée — objet.Le Larousse n’aide pas : « Se dit d’une affirmation conformeà la réalité ». Mais cette définition reste dans l’amphibologieet confond quelque peu les deux termes. Il y a ce qui eststable et ce qui ne l’est pas, et toute la question du Qohéletest de se souvenir de ce qui est stable. La réalité — la mort —est désespoir et, surtout, n’est pas l’horizon de toute créa-tion. Quand Heidegger [6] parle de l’être-jeté dans la mort,il méconnaît le fait fondamental de la création (en langagearendtien, la naissance). Tout est « vapeur fugitive » dansla réalité humaine, mais il existe ce qui n’est pas « sous lesoleil » et qui est ce qui correspond au �о�оς — parole.

La contradiction est l’homme : faire tout ce que l’on

peut. . . en sachant que c’est « vapeur ». On notera à cepropos que c’est Caïn, le meurtrier d’Abel, qui a une des-cendance et non celui qui apparaît le plus juste. Le Qohéletne fuit pas la réalité, même s’il reconnaît que l’on ne peut

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rien !

’y attacher : « Tout ce qui sera à ta portée et que tu teens capable de faire, fais-le » (chapitre 9, verset 10) ete néglige pas le bonheur sur terre pour un hypothétiqueopium » dans un futur qui n’apparaît que comme idéo-

ogie. « Car le seul bonheur pour l’homme sous le soleil,’est de manger et de boire, et de se réjouir : c’est là saart » (chapitre 8, verset 15). Pour Ellul [3], le futur n’existeas. Existentialisme de fait : chaque seconde est nouvelle etohélet exclut la circularité du temps. Temps comme pureratuité et non comme réalisation de l’idée. Le travail lui-ême n’est pas pris comme un absolu : il n’y a pas de loi

mmuable du capital, n’en déplaise à Marx, aurait dit le Quo-élet. À ce titre, il serait erroné de dire que les déments sonterdus dans le temps et l’espace, il vaudrait mieux dire dansa durée et la topographie, ce qui n’a rien à voir. Le temps’est l’autre, oserait-on dire avec Lévinas, d’une manièrelliptique.

e chapitre 12

e chapitre concerne surtout la vieillesse et on propose

ne relecture philosophique des grands signes définissant laaladie d’Alzheimer et les syndromes démentiels en général

Encadré 1).

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rouble de la mémoire

Fléchissent les gardiens de la maison ». Autrement ditacille ce qui apparaît stable, nos souvenirs. . . mais leseuropsychologues savent bien combien sont instables lesouvenirs, et soumis à de nombreux remaniements. Vient leemps où la mémoire fait défaut, et avec elle ce qui don-ait l’illusion de définir l’homme comme « roseau pensant ».’auteur ancien avait eu l’intuition que la raison (on dirait :es fonctions supérieures) ne suffisent plus pour caractéri-er l’homme. Première évasion, au sens lévinassien [7] duerme. Le sujet âgé ne se satisfait plus de sa seule raisont cherche un ailleurs, fusse-t-il dans la folie. Tout se passeomme si, ne pouvant être « rivé à lui-même », il accep-ait une « dé-rive ». On dit d’un mort qu’il a « largué lesmarres ». . . La mémoire est effectivement une conditione la conscience de soi, de son identité, et les syndromesémentiels sont des maladies touchant le moi. Que reste-t-ile la conscience du soi quand la mémoire fait défaut, quandl y a prosopagnosie, quand apparaît ce trouble si inquiétantu’est le syndrome de Cotard ou une quelconque altéra-ion grave de la reconnaissance d’autrui et de soi-même ?e sujet dément réalise, malgré lui et non sans souffrance,ne sorte de réduction phénoménologique : reste-t-on plei-ement homme ou femme quand ce qui fait explicitementéférence à son humanité part en fumée (havel) ? Faut-ilhercher ailleurs, et où, une base stable du moi et de laonscience de soi ?

phasie

e langage devient un mouvement vers l’autre et non uneommunication. Pour en rester dans une démarche phéno-énologique, il faut étudier ce qui reste du langage quand,récisément, les mots ne signifient plus rien. « Nous contes-ons que le dialogue soit la forme première du langage »crit Lévinas [8]. L’alpha privatif grec signifie l’absence.n dira volontiers du dément qu’il est là mais, en fait, ilst surtout « au-delà » de tout ce que l’on peut en dire,t même de ce qu’il peut dire de lui-même. Le langage’apparaît plus comme une communication mais comme unppel, une prière, au sens où l’on dit « je t’en prie », « s’il telait », « merci », « pardon ». Le langage est, au sens strictu terme, une re-ligion, c’est-à-dire le « lien qui s’établitntre le Même et l’Autre sans constituer une totalité » [9].S’éteignent les modulations du chant » dit le poème. . . One se comprend plus vraiment, et c’est le moins qu’on puisseire, mais le langage apparaît alors dans son essence même,ure hospitalité. Le sujet dément n’a rien à échanger avecutrui que lui-même, et la relation devient purement gra-uite, tel un accueil. Le temps devient pure gratuité et l’onomprend pourquoi ce n’est pas le temps qui pose problèmeu dément, mais la durée. La chronologie est de l’ordre dea réalité, « sous le soleil », alors que le temps est de l’ordree la relation.

praxie

La route est pleine d’alarme ». On est dans le « purgatoire »e la jouissance (relation aux choses du monde). Le moist égoïsme, et fonction de la sensation, mais vient leoment où la relation est à l’autre, et non aux choses.

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D. Rivière, H. Merveille

es objets perdent donc leurs consistances et leurs significa-ions. Les gestes stéréotypés des déments ne sont peut-êtreas sans une signification ultime : les objets du monde sontphémères, et on ne peut avoir avec ceux-ci qu’une rela-ion d’objet. Toucher sans prendre ni posséder. Nous neommes pas loin du sens donné par Lévinas à la caresse :tre dans la proximité respectueuse et non dans une rela-ion de force. Certes, il arrive, souvent, que le sujet démentit des gestes agressifs, violents, mais ces troubles sont sansoute comme le trop plein des violences recues antérieure-ent, ou comme la difficulté de trouver la justesse entreles mots et les choses ».

gnosie

������� signifie aussi juger. Connaître suppose une rela-ion « au neutre ». La résistance au neutre est ce quiaractérise l’éthique. On ne comprend pas le sujet dément,’est le moins qu’on puisse dire. Dès lors, autrui « débordebsolument toute idée que je peux avoir de lui »[9]. Échap-er à toute théorie, c’est la quête du sujet âgé, dusse-t-ilour cela abandonner et la communication, et le souvenir, eta compréhension des objets. « Se rompe la corde d’argent ».n pense au fameux lien cher à Saussure [10] entre le signi-ant et le signifié, mais ce lien lui-même se rompt, preuve aosteriori que le symbole aussi est fumée. Le dément pose àa manière la question de savoir si le signifié précède et sur-it au signifiant. Lévinas parle d’un Dire avant le dit, placant’emblée le sujet dans un état de « diaconie » [8], autrementit nous ne sommes, et quelle que soit la place du cogito,ue parce que l’autre nous a « donné » la parole. Nous neommes pas propriétaire du lien entre signifiant et signifié.

erte d’autonomie

S’effraie de toute montée ». N’être plus « rivé au corps »,’est-il pas le désir le plus intime, plus ou moins conscient,uisque l’enchaînement au corps est ce qui caractérise laouffrance ? Alors même si Nietzsche ne voit que le corps « Jeoudrais que l’on commenca par s’estimer soi-même. . . »11], il semble, avec le sujet dément, que l’on puisse’évader de son corps, non dans une perspective platoni-ienne en définitive idéologique, mais tel que Merleau-Ponty12] a pu l’exprimer. « Je suis mon corps » ne signifie pas unequation « je est mon corps » mais « je » n’est pas réductiblemon corps tel qu’il apparaît. Levinas dira, dans un même

rdre d’idée, que le totalitarisme hitlérien est caractériséar le concept « d’enchaînement au corps » [13]. Il y a sansoute dans le processus démentiel l’ultime tentative de neas être assujetti au corps. La perte d’autonomie est aussi’expression du lien qui unit le même et l’autre dans uneelation qui n’est pas totalitaire.

« Faire souffrir, ce n’est pas réduire autrui au rang’objet, mais au contraire le maintenir superbement dans saubjectivité. Il faut que, dans la souffrance, le sujet sache saéification, mais pour cela, il faut précisément que le sujetemeure sujet » [9]. Il existe sans soute un sujet dément,

ais insaisissable, pour lui-même et pour l’autre. Ricœurira : « soi-même comme un autre » [14].

Le sujet âgé cherche à « retourner » autrement dit réca-ituler le fil de sa vie. Cette tâche n’est pas sans difficultés,

Page 5: Approche des démences à partir du livre du Qohélet (vers 350 avant J.-C.)

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Approche des démences à partir du livre du Qohélet

mais semble indispensable pour appréhender la mort commesujet et non comme objet.

Mais le récit voit toujours la création : « l’amandier est enfleur ». Métaphoriquement, il existe toujours un « au-delà »du sujet âgé, qui n’est autre que ses enfants, ses proches,le personnel soignant comme substitut de famille. Cettedémarche n’est pas sans joie (guil) et il est important denoter que l’auteur ancien ne faisait pas forcément rimervieillesse et dépression, bien au contraire.

Conclusion

« Que la poussière retourne à la poussière, redevenant cequ’elle était, et que l’esprit remonte à Dieu qui l’a donné ».« Crains Dieu et observe ses commandements ; car c’est làtout l’homme ».

Qu’est ce que cela signifie, du point de vue psychogéria-trique ? Que le souffle — on oserait presque traduire par lemot désir, parfaitement étudié par les psychanalystes — soitrendu (comme on dit si bien « il rend son dernier souffle »)à ceux mêmes qui sont au-delà de toute compréhension,l’Autre en tant qu’Autre, au-delà de l’essence, et la réalitérenvoyée à ce qui ne tient pas, la fumée. Il ne semble pasque le Qohélet soit platonicien et adopte un dualisme quiest étranger à la pensée juive. Mais la matière est réalité,et elle reste « sous le soleil », d’où le souffle rendu à l’autre,comme une dernière re-présentation.

Lacan commente le mot crainte : « cette fameuse craintede Dieu accomplit le tour de passe-passe de transformerd’une minute à l’autre toutes les craintes en un parfait cou-rage. Toutes les craintes sont échangées contre ce qui estappelé la crainte de Dieu qui, si contraignante soit-elle,est le contraire d’une crainte » [3]. Cette « crainte » estl’intuition, au sens bergsonnien, de la séparation : l’autrehabite ailleurs. Lévinas écrit : « être séparé, c’est demeu-rer quelque part » [9]. Le dément — et on comprend qu’ilprovoque une crainte — demeure « autre part » « séparé ».Mais on sait que le mot hébreu (berith) signifie cou-per, être séparé, faire alliance. Exister, c’est être séparé, etle préfixe « ex » signifie en lui-même l’extériorité. Sortir desoi-même comme expression même de la vie ; le souffrant,ne se supportant pas, en vient à cette « nausée » qui est lesymbole de l’impossibilité de se contenter de soi-même, des’autosuffire, d’être autopoïétique.

On imagine donc la quête, souvent difficile, du sujet âgé :signifier la séparation, tout en ayant conscience de la néces-sité vitale du lien. Il reste la relation seule.

Le sujet âgé qui abandonne ses facultés cognitives ditvolontiers : « on ne peut pas être et avoir été » ! Ce à quoiSartre aurait répliqué, « être, c’est avoir été », faisant dela vie elle-même une existence dénuée de sens. « L’essenceest sans signification » dit-il dans L’être et le néant [15].

On pense aussi à Heidegger : « l’essence de cet étant tientdans son avoir à être » [16]. Mais qu’est ce que cela veut direchez le dément ?

Le Qohélet invite à un « autrement qu’être, un au-delàde l’essence » [17], selon le titre même d’un ouvrage deLévinas. C’est-à-dire chercher, dans l’évasion, à sortir de ladialectique étouffante de l’être et de l’étant : la bonté est

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145

autre » que l’être. « La subjectivité du sujet, c’est la vulné-abilité, exposition à l’affection » [9]. Le concept d’évasion,ivre que Lévinas a écrit en sortant de captivité, est centralhez le dément. Tout se passe comme si, ne se supportantlus soi-même, comme on dit si bien, le dément n’avaitu’un but, échapper à l’être, à ses calculs et ses théoriesrèves, échapper à la réification.

La seule parole qui perdure, c’est précisément’ouverture, la relation, le « me voici ». Cette signifi-ation avant tout dit, Lévinas l’appelle « épiphanie ». Leujet âgé, vulnérable et souffrant, m’appelle à ma respon-abilité. Ce qui, en l’autre, me regarde, Lévinas l’appellevisage » [18]. L’éthique devient philosophie première.

Il faudra donc peut être, et sans rejeter en aucun cas lespproches neuropsychiatriques et neurobiologiques, appré-ender les diverses expressions du déclin cognitif comme’ultime moyen de ne pas se dérober devant la mort et de’aborder en sujet et non en objet, ni pour soi ni pour l’autre.J’ai peur d’oublier la mort », a écrit un jour une résidenten maison de retraite, lors de la passation du MMS. Elle étaitonsidérée comme démente. . .

éclaration d’intérêts

es auteurs déclarent ne pas avoir de conflits d’intérêts enelation avec cet article.

éférences

[1] Maisondieu J. Le crépuscule de la raison. Centurion, Paris,1987.

[2] Ploton L. Maladie d’Alzheimer, à l’écoute d’un langage. Lyon:Chronique sociale; 2004.

[3] Ellul J. La raison d’être. Paris: Seuil; 1987.[4] Baraquin N, Baudart A. Dictionnaire de philosophie. Paris:

Armand Colin; 1995. p. 338.[5] Sander N, Trenel I. Dictionnaire hébreu-francais. Genève: Slat-

kine Reprints; 1859.[6] Heidegger M. Être et temps. Paris: NRF Gallimard; 1997. p.

283—304.[7] Lévinas E. De l’évasion. Fata morgana; 1982.[8] Lévinas E. Dieu, la mort et le temps. Paris: Livre de poche,

Grasset; 1993.[9] Lévinas E. Totalité et infini. Paris: Livre de poche; 1971. p. 30.10] De Saussure F. Cours de linguistique générale. Genève: Payot

Ed; 1995. p. 98—101.11] Nietzsche F. La volonté de puissance. Paris: Livre de poche;

1995. p. 460.12] Merleau-Ponty M. Phénoménologie de la perception. Paris: Gal-

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l’hitlérisme. Genève: Payot Ed; 1997. p. 18.14] Ricoeur P. Soi-même comme un autre. Paris: Livre de poche;

1996.15] Sartre JP. L’être et le néant. Paris: Gallimard; 1943.16] Heidegger M. Être et temps. Paris: Gallimard; 1926. p. 73.

17] Lévinas E. Autrement qu’être ou au-delà de l’essence. Paris:

Livre de poche; 1974.18] Lévinas E. Entre nous. In: Essai sur le penser à l’autre. Paris:

Livre de poche; 1991. p. 225.