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14 La Recherche | Décembre 2018 N°542 actualités Archéologie L an 79 de notre ère. La terre gronde tan- dis que le Vésuve s’éveille et déverse sur Pompéi et ses 10 000 à 15 000 habitants, ainsi que sur les villes d’Hercu- lanum, de Stabies et d’Oplon- tis, des pluies de pierre ponce et des nuées ardentes. La catas- trophe est spectaculaire. Les retardataires qui n’ont pu fuir la ville à temps se retrouvent figés sous une épaisse couche de sédiments volcaniques. Leurs corps sont retrouvés au XVIII e siècle. Mais quand pré- cisément cette éruption a-t- elle eu lieu ? Alors que l’on pen- sait qu’elle datait du 24 août 79, la découverte d’une ins- cription murale dans une mai- son de Pompéi renforce une autre hypothèse : elle aurait en fait eu lieu en octobre de la même année, soit deux mois plus tard (1) . Ce sont deux modestes lignes inscrites au charbon sur le mur de la « maison au jardin », l’un des bâtiments actuellement fouillés à Pompéi, qui remet en question la date précise de la destruction de l’un des sites archéologiques les plus connus au monde. On y lit : « XVI (ante) K(alendas) Nov(embres)… », soit « le seizième jour avant les calendes de novembre », ce qui correspond au 17 octobre. S’en- suit une seconde phrase, plus difficile à déchiffrer, qui relate vraisemblablement un retrait de marchandise ; il pourrait aussi s’agir d’un graffiti évo- quant les excès de nourriture de celui qui l’a écrit. Com- ment ces mots auraient-ils pu être inscrits deux mois après l’éruption qui a ravagé la ville ? Pour de nombreux archéologues, cette découverte vient confirmer que la destruction de Pompéi aurait bien eu lieu en automne et non pendant l’été 79. La date usuellement accep- tée de l’éruption du Vésuve, le « neuvième jour avant les calendes de septembre », soit le 24 août 79, repose en fait sur l’autorité d’un seul témoignage, une copie parmi d’autres d’une lettre de Pline le Jeune, sénateur romain né en 61 ou en 62 de notre ère. Dans sa lettre adres- sée à l’histo- rien Tacite, il décrivait la catas- trophe au cours de laquelle son oncle et père adoptif, Pline l’Ancien, a péri. Cet échange épistolaire était considéré par les historiens comme l’une des sources les plus fiables sur cet événement. Pourtant, des archéologues contestent cette information depuis plusieurs années. « Le débat quant à la date de cette éruption remonte à des siècles, rappelle Alix Barbet, spécialiste des pein- tures romaines et directrice de recherche honoraire au CNRS. Même avant les nombreux tra- vaux de recherche effectués sur le site de Pompéi, on réfutait déjà cette date. » Parmi les contesta- taires se trouvent Carlo Maria Rosini, un érudit napolitain du Pompéi : la date de  l’éruption du Vésuve  remise en cause Si l’éruption du Vésuve qui détruisit Pompéi est connue de tous, la date à laquelle elle s’est produite n’a jamais fait l’unanimité. Une inscription découverte dans une maison révèle qu’elle pourrait avoir eu lieu le 24 octobre 79, et non le 24 août comme certains l’ont longtemps pensé. DES VESTIGES DE FRUITS OU DE VÉGÉTAUX AUTOMNAUX ONT ÉTÉ MIS AU JOUR COURTESY OF PARCO ARCHEOLOGICO DI POMPEI Ces lignes au fusain sur le mur d’une maison de Pompéi devraient mettre un point final au débat sur la date de l’éruption du Vésuve.

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actualités

Archéologie

L’an 79 de notre ère. La terre gronde tan­dis que le Vésuve

s’éveille et déverse sur Pompéi et ses 10 000 à 15 000 habitants, ainsi que sur les villes d’Hercu­lanum, de Stabies et d’Oplon­tis, des pluies de pierre ponce et des nuées ardentes. La catas­trophe est spectaculaire. Les retardataires qui n’ont pu fuir la ville à temps se retrouvent figés sous une épaisse couche de sédiments volcaniques. Leurs corps sont retrouvés au XVIIIe siècle. Mais quand pré­cisément cette éruption a­t­elle eu lieu ? Alors que l’on pen­sait qu’elle datait du 24 août 79, la découverte d’une ins­cription murale dans une mai­son de Pompéi renforce une autre hypothèse : elle aurait en fait eu lieu en octobre de la même année, soit deux mois plus tard (1).Ce sont deux modestes lignes inscrites au charbon sur le mur de la « maison au jardin », l’un des bâtiments actuellement

fouillés à Pompéi, qui remet en question la date précise de la destruction de l’un des sites archéologiques les plus connus au monde. On y lit : « XVI (ante) K(alendas) Nov(embres)… », soit « le seizième jour avant les calendes de novembre », ce qui correspond au 17 octobre. S’en­suit une seconde phrase, plus difficile à déchiffrer, qui relate vraisemblablement un retrait de marchandise ; il pourrait aussi s’agir d’un graffiti évo­quant les excès de nourriture de celui qui l’a écrit. Com­ment ces mots auraient­ils pu être inscrits

deux mois après l’éruption qui a ravagé la ville ? Pour de nombreux archéologues, cette découverte vient confirmer que la destruction de Pompéi aurait bien eu lieu en automne et non pendant l’été 79.La date usuellement accep­tée de l’éruption du Vésuve, le « neuvième jour avant les calendes de septembre », soit le 24 août 79, repose en fait sur l’autorité d’un seul témoignage, une copie parmi d’autres d’une lettre de Pline le Jeune, sénateur romain né en 61 ou en 62 de notre ère. Dans sa lettre adres­

sée à l’histo­

rien Tacite, il décrivait la catas­trophe au cours de laquelle son oncle et père adoptif, Pline l’Ancien, a péri. Cet échange épistolaire était considéré par les historiens comme l’une des sources les plus fiables sur cet événement. Pourtant, des

archéologues contestent cette information depuis plusieurs années. « Le débat quant à la date de cette éruption remonte à des siècles, rappelle Alix Barbet, spécialiste des pein­tures romaines et directrice de recherche honoraire au CNRS. Même avant les nombreux tra-vaux de recherche effectués sur le site de Pompéi, on réfutait déjà cette date. » Parmi les contesta­taires se trouvent Carlo Maria Rosini, un érudit napolitain du

Pompéi : la date de l’éruption du Vésuve 

remise en causeSi l’éruption du Vésuve qui détruisit Pompéi est connue de tous, la date à laquelle elle s’est produite

n’a jamais fait l’unanimité. Une inscription découverte dans une maison révèle qu’elle pourrait avoir

eu lieu le 24 octobre 79, et non le 24 août comme certains l’ont longtemps pensé.

DES VESTIGES DE FRUITS OU DE VÉGÉTAUX AUTOMNAUX ONT ÉTÉ MIS AU JOUR

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Ces lignes au fusain sur le mur d’une maison de Pompéi devraient mettre un point final au débat sur la date de l’éruption du Vésuve.

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Des fouilles au nord de Pompéi ont mis au jour, cette année, la maison de Jupiter, demeure d’un homme riche et érudit.

1 L’allée des balcons. 2 Une des fresques découvertes dans le portique et les chambres, celle-ci dans un remarquable état de conservation. 3 Détail d’un panneau de mosaïque à caractère probablement astrologique.

XVIIIe siècle, et plus loin encore Dion Cassius, un auteur né au IIe siècle de notre ère qui, dans un ouvrage dédié à l’histoire romaine, situait l’éruption du Vésuve à l’automne 79. Mais l’une des copies du texte de Pline, témoin direct de l’évé-nement, fut privilégiée.

Copie à revoir« Au fil de leurs fouilles, les archéologues ont commencé à douter des informations données par cette copie, car il y en a d’autres qui donnent une date différente, poursuit

Alix Barbet. On pourrait penser que les copistes respon-sables de la retranscription de sa lettre se sont trompés en reportant la date. » En effet, les indices archéologiques qui soutiennent l’hypothèse d’une éruption en octobre sont nombreux. Parmi eux, des vestiges de fruits ou de végétaux automnaux – châ-taignes, figues sèches ou gre-nades – ont été mis au jour sur les sites de fouilles. Les ven-danges sont, elles aussi, un argument d’importance : la découverte de récipients en

terre cuite remplis de vin et scellés dans deux villas pom-péiennes montre que les ven-danges étaient passées au moment de la catastrophe. Or, une grande quantité de documents de l’époque relate que les vendanges commen-çaient à l’équinoxe d’automne, soit aux alentours du 21 sep-tembre. D’autres indices,

comme des braseros, utilisés pour chauffer l’intérieur des maisons, ont été découverts dans quelques demeures, et certaines des victimes por-taient vraisemblablement des vêtements assez épais, comme l’ont révélé les moulages de leurs corps. Ces deux der-niers éléments semblent peu compatibles avec le mois

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Reconstitution de l’éruption du Vésuve. Cette illustration du XIXe siècle retrace le moment où les cendres chaudes qui descendent du volcan envahissent la ville de Pompéi.

renouvelés à des dates connues. Or, sur la pièce de monnaie en question, la titulature indique l’année 79. Elle aurait été frap-pée en septembre. La présence de cette pièce à Pompéi serait donc un argument à ajouter en faveur de l’éruption possible du Vésuve en automne.Cependant, l’année n’étant pas indiquée dans le cas de l’inscription au fusain, celle-ci pourrait bien dater de 78 ou même de 77. Mais pour les archéologues qui l’ont découverte, le charbon étant un matériau fragile, et si l’inscription est encore lisible aujourd’hui, c’est parce qu’elle

d’août. Mais les partisans de la théorie de l’éruption esti-vale estiment que les braseros ont pu servir pour cuisiner car on en a trouvé avec des casse-roles posées des sus. Aussi, les

habits épais ont pu être enfilés au dernier moment, dans une tentative de se protéger des nuées ardentes. « Pour chaque argument qui tend vers l’érup-tion en octobre, il semble exis-ter des contre-arguments, dont les fondements scientifiques sont parfois fragiles », déplore Alix Barbet.Le dernier indice en date, l’ins-cription réalisée au fusain sur un mur de la « maison au jar-din », peut-il réellement clôtu-rer le débat en faisant pencher la balance vers l’hypothèse d’octobre ? Pour Nicolas Laubry, spécialiste en épigraphie et

directeur des études pour l’Antiquité à l’École française de Rome, « le problème est qu’il manque ce qui, dans le mode de désignation romain, indi-quait l’année. Il s’agit de la mention des consuls en exer-cice, qui entraient en charge du 1er janvier au 31 décembre. En 79, il s’agissait de l’empereur Vespasien pour la neuvième fois et de son fils Titus pour la septième fois. Sans cette men-tion, donc, nous ne pouvons avoir aucune certitude ». Cette

indication se retrouve notam-ment sur l’un des indices les plus concrets qui soutiennent l’hypothèse de l’éruption pro-bable en octobre : une pièce de monnaie à l’effigie de l’empe-reur Titus découverte en 1974 dans la maison du Bracelet d’or. Celle-ci avait été emportée par des fuyards qui ne sont pas par-venus à s’échapper à temps. La monnaie romaine indique la titulature, c’est-à-dire l’énoncé des titres de l’empereur, qui sont généralement annuels et

En examinant des restes retrouvés dans un hangar à bateaux, à Herculanum, les archéologues de l’université de

Naples – Frédéric II ont découvert des résidus rouge et noir sur des ossements. L’analyse a révélé qu’il

s’agissait de dépôts de fer, poten-tiellement laissés après l’évaporation subite du sang des victimes, due à la

chaleur extrême des coulées pyroclas-tiques (1). Composées de gaz et de matériaux

volcaniques, elles peuvent atteindre une tem-pérature de 1 000 °C et dévaler les pentes à une vitesse qui peut s’élever à plus de 700 ki-lomètres par heure. Cette découverte suggère qu’une partie des habitants d’Herculanum ont péri à cause de ce phénomène, à la différence de Pompéi, où beaucoup d’habitants ont été asphyxiés dans les épais nuages de cendre crachés par le Vésuve en éruption.

(1) P. Petrone et al., PLOS One, 10.1371/journal.pone. 0203210, 2018.

HERCULANUM DÉTRUITE PAR UNE VAGUE PYROCLASTIQUE

20 % ENVIRON DE LA VILLE DE POMPÉI DEMEURENT ENSEVELIS

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La forme prise par l’éruption à Herculanum a pu être établie grâce à l’analyse des ossements.

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cadre d’événements aussi dra-matiques, spectaculaires et, à bien des égards, décisifs sur la construction de notre ima-ginaire de la Rome ancienne que celui de la destruction de P ompéi. En fin de compte, la différence entre les deux écoles est seulement de deux mois, et que la ville ait été détruite en été ou en automne ne chan-gera, fondamentalement, pas grand-chose. »Selon Alix Barbet, « si une diffé-rence de deux mois peut paraître dérisoire au grand public, ce débat n’en est pas moins utile dans la lutte permanente que mènent les chercheurs pour une éthique et une précision scienti-fiques irréprochables ». William Rowe-Pirra

(1) Parc archéologique de Pompéi : bit.ly/2D44LV7

devait être fraîche au moment de l’éruption. Elle aurait été parfaitement conservée, comme bien d’autres vestiges de Pompéi, grâce aux sédi-ments volcaniques. « C’est un argument plausible, concède Nicolas Laubry, mais hélas pas décisif. En tout état de cause, l’inscription est un indice sup-plémentaire qui va dans le sens d’une éruption en octobre, mais elle ne permet pas de trancher fondamentalement. »Aujourd’hui 20 % environ de la ville de Pompéi demeurent ensevelis, et les archéologues poursuivent leurs excavations et leurs fouilles. La « maison au jardin », la structure qui conte-nait l’inscription au char-bon sur l’un de ses murs, est un exemple des surprises qui peuvent encore être décou-

vertes sur ce site archéolo-gique mondialement célèbre. La maison en question – qui, d’après les archéologues, était en rénovation au moment de l’éruption du volcan – a égale-ment livré de nouvelles trou-vailles, comme des mosaïques et des fresques murales jusqu’alors inconnues.

Fétichistes des datesSi certaines copies de la lettre de Pline le Jeune mentionnent le 24 août comme date de l’éruption du Vésuve, l’une d’elles ne fait état que du « neu-vième jour avant les calendes », sans qu’aucun mois ne soit précisé ; une autre mentionne « le neuvième jour avant les calendes de novembre ». En prenant en compte la possi-bilité d’une erreur de retrans-

cription par les copistes et en suivant la piste des nom-breux indices qui pointent vers la destruction de Pompéi en automne, il se pourrait que la bonne date soit en réalité le 24 octobre 79, c’est-à-dire effectivement le neuvième jour avant les calendes de novembre. Face à ce constat, Nicolas Laubry s’interroge sur la véritable importance de ce débat, et notamment sur l’en-gouement soudain des médias et des réseaux sociaux pour cette problématique, pourtant vieille de plusieurs décennies dans le milieu de l’archéologie, et même de plusieurs siècles dans le milieu des historiens. « Ces discussions révèlent l’at-tention quasiment fétichiste que nous portons aux dates, explique-t-il, surtout dans le