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JACQUES CHABANNES

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ARISTIDE BRIAND LE PÈRE DE L'EUROPE

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Du même auteur

Romans historiques LES AMANTS DE PARIS (Fleuve noir). LE GALANT ÉCORCHEUR (Fleuve noir). M. de La Palisse :

I L'AMANT DES REINES (Fleuve noir). II ON NE MEURT PAS D'AMOUR (Fleuve noir).

LES AMANTS DE LA SAINT-BARTHÉLEMY (Fleuve noir). LES ASSASSINS DU VERT GALANT (Fleuve noir). M. de Florensac :

I MON CŒUR AU CANADA (Fleuve noir). II L'ÉVADÉ DE LA BASTILLE (Fleuve noir).

III LA NUIT DE THERMIDOR (Fleuve noir). IV LE BATON DANS LA GIBERNE (Fleuve noir). LE POISON SOUS LA CRINOLINE (Fleuve noir). PRINTEMPS ROUGE (Fleuve noir). LA GUERRE DES LOUPS (Fleuve noir).

Romans

LES QUATRE VENTS DU MONDE (Grand prix de l'Académie française, 1959) (Del Duca.) (Plon, 1973.)

PRINCE CAROLUS (Prix Scarron 1957) (Hachette). L'HOMME QUI FAIT RIRE (Galic). LE CHATEAU DES QUATRE VEUVES (Del Duca). MICROBE, LE FARD, LES DÉFROQUES (Albin Michel). BOB HOMME DE « 6 JOURS » (Flammarion). HORS LA LOI, SIMONE DOLLY, TOUTE UNE HISTOIRE, etc. (Epuisés).

Biographies TOUS LES SAINTS DU CALENDRIER (Tomes 1 et 2) (Perrin). SAINT BERNARD (France-Empire). SAINT AUGUSTIN (France-Empire). SAINT ANTOINE DE PADOUE (Fayard). MADEMOISELLE MOLIÈRE ( F a y a r d ) . GLATlGNY ET LA SAINTE-BOHÈME (couronné par l'Académie française)

(Grasset). JACQUES CARTIER (Table ronde).

Essais

LES SCANDALES DE LA TROISIÈME RÉPUBLIQUE (Perrin 1972). LES RÉGICIDES (Perrin, 1969). AMOURS SOUS LA RÉVOLUTION (Perrin, 1967). DE L'AUTEL A L'ÉCHAFAUD (France-Empire). LA FEMME COLLABORATRICE DU MARI (Fleurus). LES COULISSES DU CINÉMA (Hachette). TEL EST TÉLÉ-PARIS avec Roger Féral (Livre contemporain). ORIENT-EXPRESS, MITROPA, etc.

Romans policiers

L'ASSASSIN EST EN RETARD (Grand prix du roman d'aventures 1957) (Le Masque).

BOULEVARD DU CRIME (Le Masque). CRIME AU CONCERT MAYOL (Hachette). PIÈGE AU MAYOL (Ferenczi). ASSASSIN MON AMI (Ferenczi). POURQUOI TUER MADELEINE ? (Ferenczi). UNE ÉTOILE A DISPARU (Galic). LE BAIN DE MINUIT (avec René Havard) (Ditis).

Théâtre

LE PÈLERINAGE SENTIMENTAL (Studio des Champs-Elysées, 1930). LE VRAI VISAGE (Avenue, 1930), LA DAME DU VEL' D'HIV' (Théâtre Antoine, 1933). VOYAGE CIRCULAIRE (Montparnasse-Baty, 1934). LES VIGNES VIERGES (Festival de Salzbourg, 1933). SOUS LA CENDRE (Sarah-Bernhardt, 1936). PAS DE ÇA CHEZ NOUS (d'après Sinclair Lewis) (Renaissance, 1937). LE COMPAGNON DE VOYAGE (Théâtre de la Méditerranée, 1949). RETOUR PAR DUNKERQUE (Ambigu, 1945). HALTE AU DESTIN (Potinière, 1951). MONSIEUR ET MADAME MOLIÈRE (T.R.P. 1967).

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JACQUES CHABANNES

ARISTIDE BRIAND LE PÈRE DE L'EUROPE

LIBRAIRIE ACADÉMIQUE PERRIN PARIS

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La Loi du 11 mars 1957 n'autorisant, aux termes des alinéas 2 et 3 de l'article 41, d 'une part, que les « copies ou reproductions strictement réser- vées à l'usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective » et, d 'autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d'exemple et d'illustration, « toute représentation ou reproduction inté- grale, ou partielle, faite sans le consentement de l 'auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite » (alinéa 1er de l'article 40).

Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants du Code Pénal.

© L i b r a i r i e A c a d é m i q u e P e r r i n , 1973.

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AVANT-PROPOS

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1 4 MAI 1931. Je sors du mét ro à la stat ion Boissière. Il est 11 heures du matin. C'est une belle mat inée de mai.

Hier, à Versailles, élection présidentiel le. Le pre- mie r tour de scrut in a mis Br iand en ballottage. Il a eu un malaise. Il s'est assis, en h a u t du g rand esca- lier, sur un coffre. Dès qu'il s'est senti un peu mieux, il a quit té le palais, la issant à Peycelon le soin d 'an- noncer qu'il re t i rai t sa candidature .

Je dois met t re en page Notre Temps, cet après-midi , Lucha i re a la grippe. Il faut abso lument que je voie Briand. Je dois savoir quelle décision il a prise. Res- tera-t-il au Quai d 'Orsay ?

Au ministère, tout à l 'heure, on m 'a dit qu 'h ier soir il s'est fait conduire d i rec tement avenue Kléber.

J ' avance lentement , le cœur serré, au mil ieu de passants indifférents.

Ce mat in , il y avai t de gros titres dans les j o u r n a u x : « P a u l D o u m e r élu prés ident de la Répub l ique» . La France, p a r le vote de ses sénateurs et de ses députés, a-t-elle re je té l ' homme de la paix, l ' homme de l 'Eu- rope ? La F rance tourne-t-elle le dos à la pol i t ique

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à laquelle Br i and s'est accroché, coûte que coûte, depuis six ans ?

— Je me c ramponne , me disait-il un jou r aux Quat re Colonnes. Si vous étiez à m a place, que feriez- vous ?

S é p a r a n t la rue Copernic de la rue de Villejust, un seul immeuble , dont la façade ressemble à la p roue d 'un navi re s ' apprê tan t à fendre le flot des voitures de l ' avenue Kléber.

C'est l ' a p p a r t e m e n t que Berthe Cerny lui a choisi, il y a plus de vingt-cinq ans. Il ne l'a quit té que p o u r Cocherel, ou p o u r hab i te r provisoirement , selon les hasa rds de la vie polit ique, place Beauvau q u a n d il était minis t re de l ' Intér ieur , place Vendôme quand il étai t garde des Sceaux ou, ces dernières années, quai d 'Orsay.

Au coin de la rue de Villejust (au jourd 'hu i Paul- Valéry), un cr ieur de j o u r n a u x vend la p r emiè re édi t ion de Paris-Midi. Un sergent de ville débonna i re fai t cinq pas aller et cinq pas re tour , devant la por te de l ' immeuble . Il n 'y a ni badauds ni journal is tes . Sans doute ceux-ci sont-ils dé jà repar t i s ?

Quand j ' a r r ive sur le pa l ie r du deuxième étage, la por te s 'entrouvre . Un mons ieu r sort. J 'aperçois dans l ' an t i chambre le doc teur Chatin, le vieil ami d'Aris- tide Br iand, son fidèle médecin.

Je l ' interroge : — C o m m e n t va-t-il ?

— Il a mal do rmi : une crise d 'as thme, un peu de tachycardie . Rien de grave. Il est levé. Il a reçu quel- ques journal is tes .

— Que leur a-t-il dit ? — Qu'il i ra à Genève défendre sa mot ion sur

l 'Union européenne. Après, il verra. Il hoche la tête :

— Ai-je besoin de vous dire que je p ré fé re ra i s qu'il

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se repose à Cocherel ? Mais j 'a i eu l ' impression que ce serait p i re p o u r lui. Il m'a , d 'ail leurs, a f f i rmé :

« C'est jus tement pa rce que j 'ai besoin de repos que je pensais à l 'Elysée ! Reste Cocherel ! Mais pas tout de suite ! »

Je dis au docteur Chatin m o n indignat ion, celle de tous les jeunes gens qui, der r ière Briand, croient à l 'Europe, à la paix, à l ' abandon défini t if du concept fatal is te de la guerre inévitable, etc. C'est cela qu' in- carne Br iand à nos yeux.

Quand je pénè t re dans son cabinet de travail , en rotonde sur l 'avenue Kléber, il lève sur moi son regard lourd, enlève la cigarette accrochée à sa lèvre infér ieure, secoue la cendre, puis me dit de cette voix admirab le dont les années n 'ont presque pas al téré le t imbre :

— Avez-vous lu l 'article de Daude t ?

Br iand lisait r a r e m e n t les journaux , p ré fé ran t qu 'un de ses col laborateurs les lui résumât . La synthèse était p o u r lui, en toutes circonstances, essentielle.

Mais il a lu cet art icle et en souffre visiblement. J ' en suis surpris. On a écrit tant de calomnies sur son compte depuis 1885 et nous sommes en 1931 !

— Mon pet i t Chabannes, poursuit- i l t r is tement , ils ne comprennen t pas que si je veux, coûte que coûte, faire l 'Europe, c'est p o u r empêche r la guerre ? Si nous ne faisons pas l 'Europe, si nous ne révisons pas les trai tés p o u r y parvenir , si nous ne sauvons pas l 'Allemagne du désastre qui la menace, si le natio- na l i sme des deux côtés du Rhin l ' empor te sur la sagesse, nous aurons une nouvelle guerre !

Il écrase sa cigarette dans le cendrier , en p rend une autre d 'une m a i n qui t remble légèrement , hésite, la pose sur la table.

— Et, mon peti t Chabannes, achève-t-il, cette guerre-là nous la perdrons .

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J 'a i u n sursaut , j ' in te r roge : — Pourquo i la perdrons-nous , mons ieu r le Pré -

s ident ? — Pa rce que ceux qui la c o m m a n d e r o n t é ta ient

des capi ta ines ou des c o m m a n d a n t s de la dern ière et qu'ils sont fatigués. Ils n ' au ron t pas la force d 'en souffrir une autre.

Ces paroles prophét iques , comme je les réen tendis alors que nous re t ra i t ions (dans quelles condit ions !) des f ront ières du L u x e m b o u r g au pied des Pyrénées !

Beaucoup de ses contempora ins r ega rda i en t vivre Arist ide B r i a n d avec une admi ra t ion amusée. Ils le tenaient p o u r noncha l an t et paresseux.

Mais quand, comme je viens de le faire, on r emon te la ca r r iè re de cet h o m m e d 'Eta t exceptionnel , on se r e n d compte que peu ont au t an t t ravai l lé que lui. Restent ses méthodes , son don de compréhens ion à demi-mot , son a r t de disséquer un p rob lème et d 'en t rouver d ' inst inct la solution, cette puissance de conviction — depuis le p r e m i e r meet ing de sa car- r ière, le p r e m i e r procès pla idé au t r ibunal de Saint- Nazaire , jusqu ' à son dern ie r discours à la Société des Nations.

Il nous f au t enfin d o n n e r une place essentielle à l ' amour de la paix, dans la pensée, dans la cer t i tude mora le , dans l 'action chez celui qui avai t été prési- dent du Conseil au m o m e n t de Verdun.

Mili tant syndicaliste, il est dé jà un h o m m e de discussion : Apaiser et puis convaincre. Il p ré fè re à la violence la grève générale : Pas d 'émeutes, pas de barr icades , mais une grève pa ra lysan te qui, selon lui, au ra ra i son du pouvoi r en place.

Plus tard, lorsqu' i l r appo r t e à la Chambre la loi de Sépara t ion des Eglises et de l 'Etat, puis quand, minis t re de l ' Ins t ruct ion publ ique et des Cultes, il est chargé de l 'appl iquer , il essaie de pe r suade r anti-

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cléricaux mil i tants et « papistes » extrémistes que la solution moyenne est la seule ra isonnable , la seule applicable, la seule durable.

Dans la dern ière par t i e de sa vie, ayant subi la guerre, il veut empêcher une nouvelle hécatombe, dont il a vu la menace dans le mauva i s Tra i té de Versailles.

J 'a i essayé de suivre, pas à pas, cette prodigieuse destinée. Je n ' a ime guère les adjectifs, mais je n 'en trouve poin t d ' au t re p o u r évoquer cet homme, de taille médiocre, au dos rond, au visage pâle, à la santé précaire , qui, p e n d a n t t rente années, se contenta de fa i re le possible et l ' impossible p o u r sa patr ie .

Je veux (et je dois) a jou te r que si Georges Suarez n 'avai t pas, avant la dern ière guerre, publ ié u n ouvrage (au jourd 'hui introuvable) r iche de docu- ments, je n ' aura i s pas ent repr is cette synthèse.

(Il y m a n q u e les essentielles dix dernières années.) J ' a jou te ra i que si je n'avais, avec l 'équipe de Notre

Temps, vécu les p rob lèmes qui se posaient à Br i and comme à nous, les jeunes qui l 'entouraient , débor- dan t d 'en thous iasme p o u r cette Eu rope qu'il nous prometta i t , qui était devenue not re myst ique vitale, je n ' au ra i s p u m 'a t te le r à une parei l le tâche.

Le père d 'André Beauguit te avait été l ' ami de jeu- nesse d'Aristide Briand, son co l labora teur des heures difficiles. André Beaugui t te eut la chance de vivre, dès son enfance, dans l ' int imité du g rand h o m m e d'Etat, puis d 'ê t re un de ses derniers col laborateurs . Il souligne, dans son Chemin de Cocherel, le double aspect d 'Arist ide Briand, celui de « l 'ê tre simple, affable, en t iè rement bon, incorr ig ib lement bohème » et celui du « j o u t e u r poli t ique ou du géant de la diplomatie ».

Peut-on dire au jourd 'hu i que la mission à laquelle se voua le pèler in de la pa ix pendan t les dernières

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années de sa vie se solda p a r un échec ? Bien sûr, si l 'on in ter roge l 'Histoire ! Mais n'est-il pas vrai, pour tan t , que le grain avait été semé ?

Verrons-nous enfin cette Europe dont Br i and était le prophète , il y a quaran te -c inq ans ? Vivrons-nous assez p o u r être les témoins apaisés de la réal isa t ion de ce rêve ?

Si j 'a i en t repr is d 'écr i re ce livre c'est que, p e n d a n t ces dern ières années, j 'ai beaucoup en tendu p a r l e r de l 'Europe et très peu d 'Arist ide Br iand . Cela m 'é ta i t devenu insuppor table .

Il est dans l 'o rdre des choses que les gloires poli- tiques passent aussi vite que les gloires du spectacle. Il est vrai aussi qu ' au l endemain de la m o r t de Br iand il y eut Hitler. Sans doute Br iand est-il m o r t à temps. Mais ce n'est pas une ra i son p o u r effacer son souvenir.

Car enfin, écrits, discours, conseils, tous ces efforts méri toires , don t nous sommes témoins, p o u r bâ t i r l 'Europe, ne sont que les échos de la pensée d'Aris- tide Briand.

Sa carr ière, par fo is t r iomphante , souvent inter- r o m p u e p a r les ava tars d 'un système p a r l e m e n t a i r e incohérent , toujours recommencée en une s u r p r e n a n t e a l te rnance de gloire et d 'effacement, est exempla i re à plus d 'un titre. J ama i s ce Sisyphe de la pol i t ique ne se découragea. La ma lad ie et la m o r t l ' empê- chèren t seules de poursu ivre ju squ ' au bout le rêve éveillé qui h a n t a ses dernières années.

Dans le paisible cimetière de Cocherel, je dépose ce modes te bouque t au pied de la tombe d'Aris- tide Br iand.

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PREMIÈRE PARTIE

L'ÉCOLE DE LA VIE (1882-1892)

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I

Premières années (1862-1880)

G UILLAUME BRIAND est, à plusieurs

titres, célèbre à Nantes. Robuste, bel homme, la barbe brune, le port avantageux, il joue du violon, possède une capacité gastronomique gargantuesque et dépense des trésors d'ingéniosité pour frauder les gabelous. Ses démêlés avec l'octroi lui ont valu des aventures rocambolesques qui se sont terminées plus d'une fois au violon. Pas celui sur lequel il joue volontiers des vieux airs bretons !...

Tous les habitants du vieux Nantes apprécient sa gouaille, sa bonhomie, sa finesse, autant que son appétit. Seul, son père, meunier à Sucé, ne goûte guère les fantaisies de ce fils aîné entreprenant, volontiers bagarreur, de tempérament frondeur. Il est clair qu'on n'en fera jamais rien de bon : il n'a aucun goût pour l'agriculture, ni pour la vie des champs.

Un jour, Guillaume Briand rencontre une jeune fille, lingère au château de Tholozan, Magdeleine Bou- cheau. Elle est fine, douce, travailleuse.

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Les milieux les plus modestes ont un sens aigu de leur situation sociale. Le mariage de Guillaume et d'une servante met le comble à la déception pater- nelle. Puisque la ville le tente, que ce garçon y aille et qu'on n'en parle plus !

Pour l 'amour de Magdeleine, Guillaume décide de «faire une fin». Il loue, dans le vieux Nantes, un débit de boissons, au 12 de la petite rue du Marcheix, entre la place Viarme (où se tient le marché) et une autre place qui deviendra « Aristide-Briand ». C'est une vieille maison branlante et délabrée, aujourd'hui disparue.

Guillaume Briand n'a pas de peine à recruter une clientèle hétéroclite. Nantes est non seulement le principal marché de l'importation du sucre, mais aussi de la houille, de la fonte brute, du café, du poivre, des épices, du cacao, des engrais. Les bour- lingueurs, qui arrivent de La Havane ou vont partir pour Haïti et la Martinique, tirent leurs bordées chez le jovial Guillaume.

Les Briand habitent, au-dessus du café, un petit appartement où, deux ans après leur mariage, le 26 mars 1862, à 4 heures 30 du matin, Magdeleine mettra au monde un garçon, Aristide, Pierre, Henri.

Les témoins de sa naissance sont Auguste Chenaix, garde-magasin, et Pierre Barbonneau, le boulanger voisin.

Pourquoi Magdeleine choisit-elle le prénom du phi- losophe athénien converti dans les premières années du deuxième siècle, un des premiers apologistes du christianisme après les Apôtres ? Aristide avait, nous apprennent les historiens, « l'esprit de conciliation et une belle âme ». A moins qu'il ne s'agisse de l'homme d'Etat athénien que son intégrité fit sur- nommer le Juste et qui se couvrit de gloire à Marathon ?

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Guillaume Briand ne tarde pas à s'ennuyer. Il s'en- croûte. Or, Saint-Nazaire, devenue le point de départ des paquebots transatlantiques de la grande ligne des Antilles, de Vera Cruz, de Cayenne, connaît un essor foudroyant. De nouveaux entrepôts s'élèvent chaque jour le long des quais. On achève la construc- tion d'un second bassin à flot :

« Dans le parfum composite qui enserre Saint- Nazaire, si l'on retrouve l'odeur des épices des anciennes Antilles, on distingue aussi, mêlé à l'odeur du genêt, le parfum plus doux de l'arrière-pays», écrira plus tard Aristide Briand qui ajoutera :

« Dans son admirable tableau de la France, Miche- let semble avoir eu la divination de la mission conci- liatrice, du rôle d'arbitre du pays nantais, mêlé d'opu- lence coloniale et de sobriété bretonne, civilisé entre deux barbaries, commerçant entre deux guerres. » Nantes, c'est le grand fleuve. Saint-Nazaire, c'est l'Océan.

Bientôt éclate la guerre : l'activité de Saint-Nazaire se multiplie.

Il est intelligent, Guillaume Briand. Peut-être regrette-t-il de n'avoir pu faire d'études, de n'avoir pas le goût de lire et de laisser Magdeleine tenir les comptes. Mais il est audacieux. Il ouvre un « café chantant», place de Nantes (actuellement place Carnot).

A huit ans, Aristide entre à l'école Madiot, d'où il passe à l'école Denfert, rue des Halles.

Rien n'empêche le petit garçon, sortant de classe, d'aller errer sur le port, où des bateaux s'apprêtent pour la grande aventure. A dix ans, il décide qu'il sera marin, au grand désespoir de Magdeleine.

Le directeur de l'école le note comme « raisonneur, bavard et insolent». Il a le goût des farces.

Apre au gain, Guillaume Briand a horreur de la

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paresse. Aussi Aristide, ce garçon rêveur qui rapporte souvent des mauvaises notes (devoirs inachevés, fautes d'inattention), l'agace-t-il au plus haut point. Lorsque le carnet est mauvais, Guillaume corrige vertement Aristide. Il lui tape sur les doigts avec un petit bâton. Briand n'oubliera jamais ces retours au café, son cartable sur le dos, dans lequel il y a d'évidentes promesses d'un nouveau châtiment.

On aurait pu déjà discerner en lui le goût de la solitude, le détachement des choses matérielles et « le désir de voir loin, au-delà des horizons proches ».

Il est bientôt un mousse habile. Sa vocation est- elle impérieuse ? Un jour, son oncle, pilote au port de Saint-Nazaire, se noie. C'est l'occasion pour Mag- deleine de combattre la vocation de son fils. D'ail- leurs, il n'a guère de santé. Il poursuivra donc ses études, qu'il le veuille ou non. En octobre 1875, à treize ans, il entre au collège de Saint-Nazaire que l'on vient d'ouvrir. Il y sera demi-pensionnaire.

M. Genty, le principal, s'intéresse bientôt à ce gamin mal habillé, parfois distrait, souvent très attentif. Briand dira plus tard :

— Je dois beaucoup à «Papa Genty ». C'est grâce à lui que j'ai pu étudier les classiques. De tempéra- ment nerveux, il ne tenait pas en place. J'étais tou- jours sur ses talons.

En compagnie de son élève favori, Papa Genty fait de longues promenades le long de la mer. Briand rapportera plus tard qu'il lui disait :

— Regarde et écoute ! Quand tu auras bien regardé la mer, quand tu auras bien écouté sa grande voix, ses musiques profondes, alors tu seras toi.

Et il ajoutait : — A Marseille, sur le Vieux Port, quand tu auras

entendu les portefaix échanger des injures, tu com- prendras Ajax.

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Les années scolaires sont bonnes : trente-quatre fois premier, le premier prix du tableau d'honneur et aussi le premier accessit d'Instruction religieuse (pour le futur auteur de la loi de Séparation des Eglises et de l'Etat), le premier prix de version latine, le premier prix d'histoire et de géographie.

Papa Genty a ses amours et ses haines, qu'Aristide partage. Ils n'aiment pas du tout Voltaire et peu Corneille. Papa Genty lui apprend à s'exprimer : Cicéron lui est familier.

Tout jeune, Aristide a un sens aigu de l'observation. Quelle école pour un garçon curieux qu'un grand port, qui apporte la richesse aux uns, tandis que d'autres sont presque misérables !

Pendant ce temps, Guillaume Briand fait florès. Lorsqu'il rentre du collège, Aristide entre un instant au fond de la salle du café chantant : chanteurs comiques, gommeuses se succèdent sur la petite scène, tandis que, dans la salle, alternent les bravos et les lazzis.

Magdeleine tient la caisse : cela lui permet de dis- simuler quelques louis, qu'elle transforme en billets de cent francs, vite enfermés dans une enveloppe. Elle a gardé de son enfance pauvre la peur des lende- mains. Elle s'effraie quand son mari veut agrandir la salle, «faire des frais». Aussi cache-t-elle ses ressources, par crainte des catastrophes.

Ce goût de l'économie, Aristide Briand ne le perdra jamais. Lui aussi mettra de l'argent de côté dans des enveloppes, enfouies dans quelque tiroir et sou- vent oubliées. Et nous le verrons, plus tard, retrouver les goûts ancestraux : avec le contenu des enveloppes oubliées, il achètera de la terre.

Guillaume Briand aimerait que son fils vienne bientôt l'aider dans son commerce, mais Papa Genty

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s'indigne, avec la complicité de Magdeleine. Il vou- drait qu'Aristide poursuive ses études.

Or, un jour, M. Genty le surprend en compagnie de la fille du concierge, « dont il caresse le menton ». Il est plein d'indulgence, Papa Genty, mais il s'in- quiète. Le père de la jouvencelle est un ancien gen- darme, très coriace.

— Mon pauvre garçon, tu vas avoir des ennuis. On sait bien que les Bretonnes ont le sang chaud, mais tout de même, mon garçon, à seize ans !

Il ajoute : — Enfin, j'ai des relations. Je me débrouillerai. En effet, il obtient une bourse. Aristide sera pen-

sionnaire au Lycée de Nantes, en février 1878. C'est le premier tournant de sa vie. S'il avait paisiblement terminé ses études dans le collège de Papa Genty, aurait-il pris la succession paternelle, comme le sou- haitait le brave tenancier du café chantant ?

Les deux années de Nantes seront sa première ouverture sur le monde.

Ses cheveux fort longs, ébouriffés sinon dépeignés, sont très noirs. Il est mal vêtu, « joue peu, mais parle beaucoup ».

Il obtient, en 1878, le premier prix de version latine, le deuxième prix d'histoire, le quatrième acces- sit de thème grec et le sixième accessit de vers latins. A la fin de la troisième, le prix du discours français lui est décerné par l'Académie de Rennes. Jusqu'au terme de ses études, il sera premier en version latine.

C'est pendant ces années nantaises que le jeune potache fait la connaissance de Jules Verne. L'auteur du Tour du monde en 80 jours est le correspondant d'un petit boursier créole. Jules Verne emmène les deux garçons au théâtre, dont il raffole.

Jules Verne est un bon papa à la barbe grise, qui possède un yacht, le Saint-Michel, avec lequel

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il entreprend des croisières. Il y invite Briand émerveillé.

— Jules Verne aimait ce qu'il y a de plus beau au monde, dira-t-il plus tard, la jeunesse et la mer.

Dans Deux ans de vacances, Jules Verne fera le portrait d'un jeune rhétoricien de dix-huit ans, qu'il nomme Briant. Il le dit « peu travailleur quoique très intelligent». Quand il le veut, «avec sa facilité d'assimilation et sa remarquable mémoire, il s'élève au premier rang. Il est audacieux, entreprenant, de plus serviable et bon garçon, un peu débraillé par exemple et manquant de tenue ».

Nous ne saurons rien de ses premières amours. Mais l'usage veut, dans un café-chantant, que le patron loge et nourrisse les artistes qu'il paie chiche- ment, mais qui font la quête après leur tour de chant. Gommeuses et diseuses se succèdent. A un garçon de dix-sept ans, cela donnerait à rêver, n'est-ce pas, quand il vient passer ses vacances à Saint-Nazaire ? (Parfois même, lorsque Magdeleine est généreuse, elle lui paye le train pour le dimanche.)

Imaginons cet adolescent pâle et chevelu, décou- vrant sinon l'amour du moins la femme, en compa- gnie de quelques-unes de ces « artistes » qu'il ne retrouvera plus au premier étage lors du séjour suivant.

Aristide passe son baccalauréat ès lettres en 1880. Revenu à Saint-Nazaire, il laisse pousser sa mous- tache et commence à fumer d'innombrables ciga- rettes — pas seulement parce qu'il est amoureux d'une des filles du buraliste de tabac.

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II

Deuxième étape (1880-1885)

I voudrait devenir avocat, défen- dre de belles causes. L'important, dans la vie, c'est de convaincre. Il en sera toujours persuadé. Guil- laume entend l'associer à la gestion du café de France, où il s'est installé. Son fils lui serait tellement utile ! Heureusement, Magdeleine le soutient. Elle lui trouve même une place chez un avoué, Me Lucas, rue du Four-de-Marsain, comme «petit clerc».

Me Lucas ne tarde pas à s'intéresser au jeune homme, lui apprend les premiers principes du Droit, lui confie des dossiers et lui prête des livres.

Payé «aux pièces», Aristide met de l'argent de côté. Pourtant, il se sait au fond de la nasse. Il faut, à tout prix, pour en sortir, faire son droit. Mais comment y parvenir ? En intéressant à son sort le grand-père Briand chez qui il passe ses vacances à Sucé ? En faisant des économies ?

Une note de sa main : 1882/1883. Second clerc, puis premier clerc d'avoué

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chez Maître Lucas, appointements faibles. Mes plai- doiries en juge de paix nombreuses, mes honoraires pour moi, pas de dépense. Je vis chez mes parents, je fais des économies.

Que la douce et obéissante Magdeleine est fière de son garçon qui parle si bien, qui a de si beaux yeux !

Pendant les deux années de ce séjour à Saint- Nazaire (de 1881 à 1883, de dix-neuf à vingt et un ans), c'est-à-dire jusqu'à sa réforme, sa santé est toujours fragile, il a même à un moment un poumon voilé. Il va entrer à l'« école révolutionnaire ». Il va connaî- tre, écouter Pelloutier et s'enthousiasmer. Pelloutier : une tête monstrueuse, énorme, rongée de lupus, une voix rouillée par la laryngite tuberculeuse. Un mili- tant de base, un écorché vif, un meneur enthousiaste, impitoyable.

Mais n'est-ce pas Clemenceau qui disait un jour, en parlant de Caillaux :

— Dire que ce bourgeois n'était pas révolution- naire à vingt ans ! Je le plains !

— La classe ouvrière doit tout à Pelloutier, seule- ment elle ne le saura jamais, dira plus tard Briand, car si les syndicats se sont fédérés un jour, ils le lui doivent.

Pour mener le combat, Pelloutier a besoin de Briand, de son enthousiasme, de son optimisme, de sa force oratoire vite éprouvée.

Plus que personne, Briand souffre de l'infortuné destin des travailleurs. Le développement de Saint- Nazaire est un exemple frappant des abus capita- listes : soixante heures de travail par semaine, à dix heures par jour. Des enfants de dix ans « à la pelle», dès la sortie de l'école primaire.

Mais il n'est pas l'homme de la violence révolu- tionnaire.

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— J 'a i toujours c o n d a m n é la violence, fa i t tous mes efforts p o u r ins t ru i re la classe ouvrière, l 'appe- ler à la col labora t ion p o u r une efficace démocrat ie . Il s 'agissait d ' amé l io re r son sort, de l ' émanciper , dira-t-i l plus tard.

Enfin, il va pa r t i r p o u r Paris . Une f emme amou- reuse aurai t-el le payé son inscr ipt ion à l 'Université ? On l 'a raconté. Ou bien, il serai t tombé sur une affaire difficile et, dé jà habi le négociateur , l ' aura i t débrouil lée.

1883. Ar rangé af fa i re Boucher, remis p o u r hono- ra i res 2 500 f rancs en a rgen t et 2 500 f rancs en billets qui f u r e n t escomptés à Par i s à la « B a n q u e Trans- a t l an t ique ». Je suis pa r t i à Par i s avec cette somme et trois mille f rancs d 'économies.

De l 'affaire Boucher, nous ne saurons r ien de plus. Ce devai t être une t ransact ion considérable, p o u r valoi r une commission de cinq mille francs, c'est-à- dire plus d 'un mil l ion et demi de nos anciens f rancs ! Tou jour s est-il qu ' a r r i van t à Paris , Aristide Br iand a hui t mille f rancs devan t lui. Une for tune ! Il va pouvoi r m e n e r une agréable vie d 'é tudiant .

Mais sa mère lui a appr is qu 'un sou est u n sou. Il loue une chambre t t e au Quar t ie r La t in et t rouve un emploi chez un avoué :

— Ah ! ce que j 'ai pu on gra t te r du pap ie r dans ce temps-là ! dira-t-il plus ta rd à un journal is te .

Il découvre Paris , qu'il pa rcour t à pied, éternel badaud , la cigaret te au bec. Il flâne le long des quais. Il a imera i t s 'asseoir à la terrasse des cafés, mais il est économe. P o u r découvr i r Paris, il p r e n d volon- tiers l 'omnibus, au long parcours savoureux.

Un jour, sur l ' impér ia le de Passy-Bourse, un vieil- l a rd s 'assied près de lui. Il por te u n tube. Il n 'est pas grand. Il est solide. Il a la peau rouge et la ba rbe blanche. C'est Victor Hugo.

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« Je n 'en menais pas large, r acon te ra plus t a rd Briand. Il p a r u t s ' intéresser à m o n avenir. Je bafoui l - lais lamentablement . P o u r moi, il était quelque chose comme le Bon Dieu. Je lui dis que j 'é tais de Nantes.

« Il s 'écria : « — Nantes ? Ma mère était nat ive de Nantes. J ' a i

bien connu Nantes. « Je lui dis que j 'é tais né r u e Marcheix. Il était

radieux. « — Rue Marcheix, près de la place de Bre tagne ? « Il connaissai t les rues de Nantes ! J 'é ta is en

extase.

« J ' appr i s p a r la suite que Victor Hugo p rena i t chaque jou r l 'omnibus sur l ' impériale , souvent m ê m e p o u r r endre visite à une peti te amie qu'il avait à Belleville. A quatre-vingt-un ans ! Il envoyait même, chaque année, à la Compagnie Générale des Omnibus, un cadeau pour le personnel (une centaine de francs- or), afin de lui p rouve r sa reconnaissance.

« Il descendit place de l 'Opéra, me ser ra cordiale- ment la ma in et m e dit : « Bonne chance, mon petit. »

« Si j 'ai eu de la chance dans la vie, je demeure persuadé que Victor Hugo y est p o u r quelque chose. »

Il se sent mal à l 'aise à la faculté de Droit . Ce ne sont là que des fils de bourgeois, b ien nourr is , bien vêtus, qui ont des liaisons avec des femmes élégantes. Il doit se contenter des servantes des cafés. Aventures d 'un soir, comme à Saint-Nazaire.

Pour tant , il se fait des relations. Certa ins des hommes qu'il rencont re seront ses amis tout le long de la route.

Il est assidu aux réunions du Caveau, où il f ré- quente des écrivains à l eur début, des peint res qui se cherchent, des é tudiants qui s ' en t ra înent à la politique. Il adhère au Club des Hydropathes . Il y a là Emile Goudeau, le fondateur , E d m o n d Harau-

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court, célèbre p a r sa Légende des sexes, Georges Rodenbach, Georges d 'Esparbès, le pe in t re Willet te , le lyr ique Richepin, J ean Ajalbert , fert i le en mots rosses, le triste Huysmans et quelquefois aussi des acteurs : Pau l Mounet, Coquelin.

C'est p e n d a n t ces années studieuses qu'il fa i t ses débuts dans le journal i sme. Il assiste, le 4 août 1884, à la r éun ion de l 'Assemblée nat ionale à Versailles, où l 'on r é fo rme la Constitution.

Or, à Nantes, un typographe, Et ienne Couronné, lance une feuille hebdomada i r e : la Démocra t ie de l 'Ouest.

B r i and lui envoie un article. Il n 'y va pas « avec le dos de la cuil ler » :

« Sous le fouet qui la dompte, la major i t é r a m - pan te a f ranchi le Rubicon du déshonneur . La farce est jouée. Le r ideau versail lais v ient de r e tomber lourdement , dé roban t sous ses plis à l 'action des républ ica ins honnêtes les derniers et f aux accords de ce bur lesque vaudevi l le qui se n o m m e le Congrès.

« J 'a i assisté à une seule séance et m o n impress ion a été qu'il s'y passai t une besogne inavouable . Je n 'eus pas besoin de loupe p o u r dis t inguer ne t tement les fils qui font mouvo i r ces détestables pan t ins qu 'on n o m m e « l a m a j o r i t é » .

« Faudra-t- i l donc que le peuple, v io lemment solli- cité p a r tous ces dégoûts, p rouve qu'il a à sa dispo- sition de larges et puissantes mains p o u r étouffer les intr igues et pé t r i r lu i -même sa r u d e besogne ?

« Le suffrage universel suffira-t-il à pu rge r la Répu- blique en la dotant , dans quelques mois, d 'une légis- l a tu re enfin digne d'elle, c 'est-à-dire l ibre et indé- p e n d a n t e ?

« Quelle mine féconde d 'observat ions curieuses que ces basses m œ u r s pa r l ementa i res si elles n 'avaient , ent re aut res conséquences graves, p o u r résul ta t

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regret table de nous r endre r idicules aux yeux de l 'Europe entière ! »

1884 : C'est l 'année de la loi Waldeck-Rousseau . Il s'agit de légaliser les « associations profession- nelles ». Les syndicats p o u r r o n t «e s t e r en justice, employer des sommes p rovenan t des cotisations et posséder les immeubles nécessaires à leur fonction- nement ». Les Unions des syndicats seront licites, mais ne pourront , p a r contre, ni ester en justice ni posséder d ' immeubles .

Syndicats et Unions se const i tueront l ib rement sous condit ion de déposer à la mai r ie l eu r s ta tu t ainsi que les noms des personnes chargées de l eur admi- nistrat ion.

La loi est p romulguée le 21 mars . E n 1884, dans la collection de la Démocra t ie de

l'Ouest, on trouve un peu de tout, m ê m e des articles du j eune é tudiant Aristide Briand, en vacances uni- versitaires. Voici, dans le numéro du p r e m i e r sep- tembre, le récit de la fête du d imanche de Villez- Mart in :

« La kermesse p romet ta i t une g rande at tract ion, car on savait qu 'un gros légume et quelques poi- r e aux du potager munic ipa l p lana ien t au-dessus de l 'organisation.

« En vain, M. Olive revendiqua i t l ' honneur d 'avoi r inventé la course en sabots, se démena i t comme u n beau diable. L 'ennui se lisait sur les visages.

« M. Sorin, conseiller municipal , in terpel la gros- s ièrement Mme Nouteau p o u r lui vendre des billets de tombola. »

(En 1884, le nom de Nouteau, dont nous en tendrons beaucoup parler , pa ra î t p o u r la p remiè re fois dans la vie de Briand. Il s 'agit de la mère de la jeune et jolie Jeanne.)

« J 'étais édifié sur la courtoisie de ce mons ieu r

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mais je ne l ' aura is pas cru capable de s ' a t taquer aux dames. »

Quelques jours plus tard, nouvel le a t taque contre ce Sorin, qui prés ide une séance du Conseil muni - cipal :

« Avez-vous r emarqué , qu ' au m o m e n t où M. Sorin p rena i t possession du fauteui l président ie l situé sous l 'égide de la Républ ique, cette dern ière a fai t une gr imace significative ? »

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III

Naissance poli t ique (1885-1890)

1 8 8 5 • Son droit achevé, Aristide Briand regagne Saint-Nazaire.

Bientôt le Café de France du père Guillaume devient le lieu de rendez-vous de la jeunesse « rouge ».

Le 14 juillet 1886, Aristide devient rédacteur en chef de la Démocratie. Dans quelques mois, le 3 novembre, il s'inscrira au barreau, après avoir passé triomphalement sa thèse, à Nantes, le 2 septembre.

Il gagne plusieurs procès difficiles, tout en écrivant dans la Démocratie de l'Ouest des articles incen- diaires qu'il signe soit Nihil, soit Léon Rien.

Qu'il est donc charmant, ce militant chevelu qui réunit ses amis au Café de France de la rue Villes- Martin !

Le brave Guillaume craint que ces garçons bavards, qui consomment peu, ne s'intéressent guère aux « numéros » de la soirée et restent des heures devant un bock à discuter, ne chassent la clientèle inté-

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ressante. Mais tout de même, avoir un fils avocat, c'est quelque chose ! D'autant que ce fils gagne des procès.

Les plaideurs affluent dans l'arrière-salle du Café de France. Le père Guillaume les reçoit souvent au lieu et place d'Aristide. Il leur distribue « des conseils de bon sens, ravi par les bruits que la rue lui ren- voie sur son fils ».

Succès de plaidoiries, mais peu d'argent. Aristide perfectionne son éloquence. Il s'impose par son iro- nie, sa bonne humeur.

On lit dans Le Phare de la Loire, le grand quo- tidien de la région :

« L'audience, si féconde en surprises et en coups de théâtre, nous a révélé un grand avocat. C'est ainsi que, depuis hier, il convient d'appeler maître Aris- tide Briand. Il a fait l 'admiration de tous ceux qui l'ont entendu. Codet (il s'agissait d'un journalier qui avait assassiné deux vieillards), malgré le sinistre de sa tenue au cours des audiences et l 'horreur de son crime, a néanmoins sauvé sa tête. C'est à la magie surprenante des paroles de son défenseur qu'il le doit. »

Est-il ambitieux ce jeune homme de vingt-six ans, dont les succès d'avocat s'additionnent aux succès féminins et aux succès de journaliste politique ? Il ne le semble pas. Sans doute est-il seulement décidé à lutter sans répit pour les bonnes causes, tantôt devant les tribunaux, tantôt devant l'opinion publique.

Les conditions de vie des travailleurs semblent de plus en plus insupportables, mais les différentes frac- tions du socialisme tiennent, tour à tour, leurs congrès sans pouvoir s'unir : le vieux Comité central révo- lutionnaire, qui a flirté avec le boulangisme, la Fédé- ration des travailleurs et le Parti ouvrier français, d'aspiration marxiste. Bientôt apparaîtra un qua-

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trième groupement, l'aile gauche de la Fédération des travailleurs, sous la conduite de Jean Allemane.

Dans la Démocratie de l'Ouest, Briand s'en prend au maire et à son conseil municipal. Fernand Gasnier. Le neveu du maire, écrit dans L'Avenir, hebdoma- daire gouvernemental, que son adversaire politique est le « fils d'un directeur de beuglant ».

Briand riposte : « Vous rééditez, à mon usage, une insulte méchante

et bête, de votre compère Esseul : M. Briand, fils du directeur du Café chantant.

« Je vous admire d'affecter aujourd'hui des ma- nières de vieille fille prude. Vous lancez une pointe de dédain sur ce qui fut jadis, et pendant si long- temps, vos plus fidèles délices.

« Toute fille de joie, en séchant, devient prude. » « Méditez ce vers de Victor Hugo et regardez-vous dans la glace. »

Il a fait connaissance d'un riche compatriote, Léon Nouteau, conseiller général et entrepreneur de travaux publics, qui finance le journal. Ce Nouteau a plusieurs filles. L'une d'elles, Jeanne, est la femme d'un homme d'affaires, Adolphe Giraudeau. La polé- mique de Briand contre Gasnier fait inviter chez le père Nouteau le jeune avocat de gauche. Jeanne Gi- raudeau est belle, malheureuse en ménage, dit-on. Elle est blonde, spirituelle, entourée d'une cour d'ado- rateurs. Depuis longtemps Briand l'admire, la désire à distance. Il peut enfin approcher cet être d'un autre monde, qu'il croisait sans espoir dans les rues de Saint-Nazaire.

Il est amoureux. Au cours des réceptions familiales, quand elle joue du piano, il frissonne. Il n'aime pas beaucoup la musique. Quand son père joue du vio- lon, il feint de s'endormir. Mais Jeanne !...

Le soir, il erre sous ses fenêtres. Il en vient à sou-

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hai ter pour elle quelque aventure qui le rendrai t , lui, très m a l h e u r e u x et elle moins inhumaine .

Les élections approchent . Elles au ron t lieu en sep- t embre 1889. Au début de l 'année, Boulanger a r a t é son coup d 'E ta t : il n 'a pas m a r c h é sur l 'Elysée. La Chambre a ré tabl i le scrutin d ' a r rond i ssement et in terd i t les cand ida tu res multiples.

Le député sor tan t de Saint -Nazaire est F idèle Simon, républ ica in modéré . Pe l lout ie r décide Br i and à se présenter . Son p r o g r a m m e c o m p r e n d la sup- pression du Sénat, la sépara t ion des Eglises et de l 'Etat, la suppress ion du budget des Cultes, l ' augmen- tat ion du t ra i t ement des petits employés, des insti- tuteurs, l ' au tonomie communale , l ' impôt progressif et propor t ionnel , les maisons de re t ra i te p o u r les vieux ouvr iers sans famille.

Sa campagne fait g rand bruit . Aristide fai t de bril- lants débuts d ' o r a t eu r de réunions publiques.

Seuls t rente-hui t boulangistes seront élus, dont Maurice Barrès. C'est le t r iomphe de ceux que l 'on appel le les « vrais » républ ica ins qui ont obtenu 53 % des suffrages. Ils r ev iennen t 366 à la Chambre .

Br iand est ba t tu à pla te couture. 1 538 voix vont à Mail lard, cand ida t conserva teur et ma i r e du Croi- sic, 10 088 voix à Fidèle Simon, député sortant , répu- bl icain modéré , Br iand n 'obt ient que 2 246 voix avec, cependant , la major i t é dans la ville de Saint- Nazaire . Au deuxième tour, il se désiste en f aveur de Fidèle Simon qui est réélu.

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IV

Découverte de l'amour (1891-1892)

J GIRAUDEAU est une sorte de Bovary. Excédée par le médiocre milieu où elle vit, elle se repaît des auteurs à la mode, Zola, Maupas- sant. Sans doute se compare-t-elle aux « victimes de la Société ».

Aristide Briand est un peu effrayant. N'est-il pas, ce «militant de gauche», un danger public pour l'Ordre et la Société ?

Briand n'est pas Chérubin, elle n'est pas la comtesse. Il a vingt-huit ans, deux ans de plus qu'elle. Il est mal habillé, négligé... et pourtant séduisant. Sans doute, dans ses liaisons anarchiques, revivra- t-elle plus tard ses premières amours.

Elle lui sourit. Il est ébloui. Elle a un teint écla- tant, de petits frémissements voluptueux de la narine, où il devine des ardeurs contenues. Elle règne sur les salons. On la dit «sage», bien que son mari, Giraudeau, soit un incapable et un imbécile.

Parfois, elle va se promener seule au bord de la mer. Un jour, « par hasard », ils se rencontrent. C'est

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le j o u r qui convient à une E m m a Bovary p o u r céder à un Rodolphe, sur la plage du Pouliguen.

Aux environs de Saint-Nazaire, les grèves sont désertes. Il y a des petits bois par fumés . Elle était irrévélée. On pouvai t s'y at tendre. Il lui a p p r e n d l ' amour .

Leurs rencont res se mult ipl ient . Parfois, ils p ren - nent le m ê m e train, chacun dans un compar t iment , p o u r se r e t rouver à Nantes, dans un hôtel p roche de la gare. Ils ne se cachent m ê m e plus. On les rencont re ensemble. On commence à chuchoter . Ils ne s'en sou- cient guère, tout à l eu r passion.

Sain t -Nazai re bavarde . Briand, le mil i tant , le révo- lut ionnaire , le «rouge » , et la g r ande bourgeo i se ! Ce serai t t rop beau de mé lange r un scandale sexuel avec un scandale politique. L'occasion ne va pas tarder .

Ils mul t ip l ien t les rendez-vous dans les bois de pins ou sur les plages, p a r m i les sables du Pouli- guen, de Pornichet , de Saint-Brévin.

Sain t -Nazai re s ' amuse et s ' indigne, selon les cas, de l ' in for tune conjugale de Giraudeau.

Giraudeau, mis au courant , guette le f lagrant délit. P a r deux fois, les aman t s échappen t à l 'huissier, au commissaire . On les fait suivre pas à pas.

Le 1 mai 1891, ils se re t rouven t dans u n p r é à trois k i lomètres de Saint-Nazaire, au l ieu-dit « Toutes- Aides ». Que font-ils dans ce champ ? Albert Glatigny l 'a prévu, vingt ans auparavan t , dans un pet i t acte c h a r m a n t inti tulé Vers les saules :

Que fa i re un jour de Ju in q u a n d on est dans les [champs,

Qu 'au tour de vous, par tout , su r les coteaux penchants , Su r la route, on en tend passer sous les ombrel les Des couples de r amie r s avec leurs tourterel les ?

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Mais il y a u n témoin, év idemment provident iel , un n o m m é Jeoffroy, paysan à Toutes-Aides. Un garde champê t re requis dressera procès-verbal :

« Mais, s 'é tonnera Saint-Georges de Bouhélier , depuis que le m o n d e est m o n d e quels sont les j eunes gens de cette terre qui au ron t c ru la p r o f a n e r en s 'é t re ignant à la face du soleil ? »

Les Phar is iens ont beau jeu. L ' ind igna t ion des famil les est à son comble: une f e m m e de la Société et u n j eune avocat d ' ex t rême gauche, fils d 'un tenan- cier de beuglan t !

Un vér i table vent de folie sensuelle souffle su r Saint-Nazaire. Conseil de famil le chez les Nouteau. J eanne est éloignée en toute hâte, Arist ide est pour - suivi devant les t r ibunaux.

Faisons u n effort p o u r re t rouver , en dehors des haines politiques, l ' a tmosphère de cette époque, pur i - taine s'il en fû t : la fin du d ix-neuvième siècle est l 'âge de l 'adul tère , des cinq à sept dans des pied- à- terre et des corsets oubliés dans des fiacres.

A la fin du mois de ju in 1891, Arist ide Br i and passe en correctionnelle. Les ouvriers, dont il est le fré- quent défenseur, envahissent le Pala is de just ice et l ' acc lament joyeusement . Le t r ibunal se hâ te de se dessaisir du dossier. L 'a f fa i re sera appelée au tri- buna l de Redon.

Aristide écrit à J eanne :

Mon cher adoré,

Si je pouvais te décrire exac tement l 'é tat de spleen dans lequel ton d é p a r t m ' a plongé, tu pour ra i s avoir une notion à peu près juste de l ' amour que tu m 'a s inspiré. Je n 'a i plus le goût à rien, tout m'ennuie , tout m'obsède. Il me semble que le soleil est terne,

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que les a rb res ne sont plus verts, que la m e r est encore plus sale que d 'habi tude .

0 , m a chérie, je t 'a ime et je sens bien qu' i l me fau t main tenan t , p o u r vivre, les regards de tes yeux, les baisers de tes lèvres, le contact de ta chair.

Ici, r ien n 'est changé. Aucun incident n 'est venu r o m p r e la monotonie de mon existence. Je sors peu et je ne vais pas du tout au café. Je m 'ennu ie loin de toi. Je t 'adore.

En octobre 1891, le Conseil de l 'Ordre s t ipule que Me Br iand ne devra plus se p résen te r à la bar re , jusqu ' à ce qu'il soit s tatué sur l ' inculpat ion.

Au m ê m e moment , on a p p r e n d que Gi raudeau a re t i ré sa p la in te en adul tère , sans doute sur pression de la famil le Nouteau. Le procès se t rouve r a m e n é à la prévent ion d'« out rage publ ic à la p u d e u r » . Le 2 novembre, le t r ibunal correct ionnel de Redon c o n d a m n e Br iand à un mois de pr ison et 200 F d ' amende et J eanne à hui t jours de pr ison et 200 F d 'amende .

Cinquante-c inq témoins (dont vingt à décharge) ont défilé à la bar re , le huis clos ayant été p rononcé !

On lit dans la Démocra t ie de l 'Ouest : « La flétrissure infligée à l 'ami de Madame Girau-

deau est un désastre p o u r lui. Ainsi se t rouve irré- méd iab lemen t brisée une carr ière qui, é tan t donné l ' incontestable talent ora to i re du condamné, aura i t pu être br i l lante et honorable . »

Au cours du débat, Br iand affirme que les témoins ont menti et que, matér ie l lement , il l eu r était impos- sible de voir, de l 'endroi t où ils se t rouvaient , ce qu'ils ont déclaré avoir vu.

Il fait appel, m a l h e u r e u x et découragé. A la fin de l 'année, la cour d 'appel de Rennes

o rdonne un « supp lémen t d 'enquête » (Jeoffroy, le