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Dialogue http://journals.cambridge.org/DIA Additional services for Dialogue: Email alerts: Click here Subscriptions: Click here Commercial reprints: Click here Terms of use : Click here Aristote a-t-il fait l'hypothèse de pulsions inconscientes à l'origine du comportement humain? Richard Bodéüs Dialogue / Volume 26 / Issue 04 / December 1987, pp 705 - 714 DOI: 10.1017/S001221730001828X, Published online: 13 April 2010 Link to this article: http://journals.cambridge.org/ abstract_S001221730001828X How to cite this article: Richard Bodéüs (1987). Aristote a-t-il fait l'hypothèse de pulsions inconscientes à l'origine du comportement humain?. Dialogue, 26, pp 705-714 doi:10.1017/S001221730001828X Request Permissions : Click here Downloaded from http://journals.cambridge.org/DIA, IP address: 195.19.233.81 on 17 Nov 2013

Aristote a-t-il fait l'hypothèse de pulsions inconscientes à l'origine du comportement humain?

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Aristote a-t-il fait l'hypothèse de pulsionsinconscientes à l'origine du comportementhumain?

Richard Bodéüs

Dialogue / Volume 26 / Issue 04 / December 1987, pp 705 - 714DOI: 10.1017/S001221730001828X, Published online: 13 April 2010

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Aristote a-t-il fait l'hypothese de pulsionsinconscientes a l'origine ducomportement humain?*

RICHARD BODEUS Universite de Montreal

L'inconscient est un pur processus de nature.— C.G. Jung, Dialectique du moi et de l'inconscient

J'aborde, ici, une question que personne, a ma connaissance, n'asoulevee sous cette forme en lisant Aristote et, en meme temps, lecommentaire d'un passage qui, toujours a ma connaissance, n'a recul'attention qu'il merite chez aucun interprete.

Deux remarques preliminaires s'imposent, afin de preciser mon pro-pos.

La premiere sera pour lever toute ambiguite dans 1'usage du conceptde pulsion. Le mot lui-meme est un mot que, depuis l'ouvrage de S.Freud, Pulsions et destin de pulsions (1915), il n'est plus possibled'employer naivement ou sans precaution. Comme, d'autre part, sous laplume des psychologues, il ne traduit pas toujours une idee parfaitementclaire, ni une realite sur la nature de laquelle chacun s'entend,1 conve-nons d'appeler, ici, « pulsion »le mouvement lie a l'excitation du corps,qui engage le sujet a un type de conduite, dont les premiers mobiles luiechappent. Les autres determinations susceptibles de preciser lephenomene seront, ci-apres, negligees, sauf une, qui paraitra sans doute

• Le texte de cette courte etude a fait l'objet d'une communication au Congres del'Association Canadienne de Philosophie (Hamilton, Universite McMaster, 25 mai1987). Je remercie G. Leroux et J. Hankinson des remarques qu'ils m'ont faites al'occasion.

1 A. Green parle des « obscurites que recele ce concept » et de « l'ignorance danslaquelle on demeure a ce sujet sur plus d'un point » (dans Encyclopaedia (Jniversalis[6e ed.; Paris: Encyclopaedia Universalis, 1975], vol. 13, 811).

Dialogue XXVI (1987), 705-714

706 Dialogue

rompre sur un point capital avec l'orthodoxie freudienne. On admettra,en effet, que le phenomene, chez l'individu, n'est pas necessairementpermanent, mais lie plutot a un certain etat de suggestibilite particuliere.

Et ceci nous conduit a une deuxieme remarque. La theorie de lasuggestibilite, en effet, comme chacun sait, se trouve etre au coeur desinterpretations controversies de l'hypnose.2 Or, l'interrogation quenous soulevons a propos d'Aristote vise une situation, decrite par lenaturaliste, qui semble analogue a la suggestion differee ou posthyp-notique, que Ton doit executer apres un retour a la vie normale. Ce genrede cas, ou le sujet accomplit alors une action sans savoir vraimentpourquoi, est bien connu depuis longtemps. II avait deja frappeA. Schopenhauer et lui faisait songer au demon de Socrate, lequelexprimait le sentiment d'avoir a s'abstenir de certaines choses, maisignorait pourquoi. C'etait du fait, explique Schopenhauer, « qu'il avaitoublie le reve prophetique qu'il avait eu a ce propos ».3 On invitera donea garder a l'esprit ce genre de phenomene comme le type d'apres lequelon peut interpreter celui que decrit le passage d'Aristote que nous allonscommenter. Les differences de situations apparaitront a l'evidence encours de route, sans qu'il soit necessaire de les noter. On ne s'autorise icique d'une analogic aux fins d'eclairer le moins connu par le plusconnu.4

La question que nous soumettons a la reflexion trouve une reponse,sinon sa reponse, dans les Parva naturalia et, plus particulierement,dans le De divinatione per somnum ? Aristote tente la d'expliquer naturel-lement6 le fait que certains reves donnent a voir ce qui va se produire etsont done manifestement des reves justes, ainsi qu'on peut s'en rendrecompte apres coup. L'une des explications du phenomene que fournitAristote (avec precaution7) consiste, en gros, a presenter le reve commela cause de l'evenement qu'il parait annoncer. Nous verrons tout al'heure en quel sens il peut y avoir cause. A noter ici qu'Aristote ne

2 Les partisans de la theorie de la suggestion (cf. « Ecole de Nancy ») ont soutenu, contre« l'Ecole de Paris », que l'etat d'hypnose, quoique produit artificiellement, nest pasun etat pathologique, mais s'apparente a une situation naturelle et normale.

3 A. Schopenhauer, Die Welt als Wille und Vorstellung, Hersg. O. Weiss (Leipzig:Hesse und Becker, 1919), suppl. au deuxieme livre, chap. 27, 430.

4 A cet egard, precisons que si le phenomene de suggestion posthypnotique a pu etre jugerevelateur de la maniere dont les mobiles inconscients peuvent regir nos comporte-ments ordinaires, le phenomene analogue que decrit Aristote ne temoigne pas, selonlui, en faveur d'une these quelconque. Le naturaliste ne confere aucune portee au faitqu'il decrit. Seul l'interprete s'interroge la-dessus.

5 Les textes des Parva naturalia (donenavant PN), a-t-on dit, « ont ete retravaillesplusieurs fois » par Aristote (cf. I. During, Aristoteles. Darstellung und Interpretationseines Denkens [Heidelberg: Carl Winter Universitatsverlag, 1966], 560). Sur le sujetqui nous occupe ici, cette supposition n'a aucune espece d'incidence.

6 La recherche d'une explication « naturelle », qui conduit Aristote a rejeter la croyancea une intervention divine dans les reves, est l'attitude qui a le plus frappe S. Freud chezle Stagirite: cf. Die Traumdeutung (8e ed.; Leipzig: Deuticke, 1930), 2.

7 Car il se borne a dire: « il n'est pas irrationnel que » (De divinatione per somnum[dorenavant DD], 1, 463 a 3).

Aristote 707

considere que les cas ou l'evenement annonce par le reve est une actionou un ensemble d'operations dont l'auteur sera le reveur lui-meme apresson sommeil. D'ou le rapprochement que nous faisions avec la sugges-tion posthypnotique.

Voici en quels termes Aristote, usant d'une comparaison, formule sonhypothese:Quand nous sommes sur le point d'agir ou que nous sommes immerges dans l'action ou unefois l'action accomplie, souvent, dans un reve saisissant, nous sommes en proie a cetteaction que nous nous voyons accomplir. Le motif, c'est que le mouvement se trouve avoirete engage a partir des principes a l'oeuvre durant le jour. De meme, a l'inverse, lesmouvements durant le sommeil doivent etre necessairement plusieurs fois principes de nosactions durant le jour, du fait que, inversement, la pensee de celles-ci se trouve aussi avoirete engagee dans les produits nocturnes de notre imagination.8

On voit qu'Aristote tient pour necessaire le phenomene decrit endernier lieu des la qu'on accorde le fait que certaines representationsoniriques sont souvent l'image fidele d'actions qui nous occupent l'es-prit a l'etat de veille. Ce fait lui-meme est explique par l'hypothese selonlaquelle, dans le cas vise, le « mouvement » qui produit le reve se trouveen quelque sorte determine par les principes qui correspondent au« mouvement » de la pensee durant le jour. Et Aristote d'invoquer alorsune determination en sens inverse, un peu comme si le « mouvement »de la pensee qui decide de l'action recevait son impulsion du « mouve-ment » enclenche par un songe nocturne. Le songe produirait un« mouvement », au lieu d'etre produit par lui, lequel « mouvement »serait au depart de la pensee, au lieu d'en etre l'aboutissement. Ainsi, lereve pourrait etre cause d'un phenomene de comportement, s'il contientla representation d'une action que son auteur, dans le fait, se charged'accomplir pour l'avoir d'abord revee.

Question cruciale: Aristote juge-t-il, en 1'occurrence, que le sujeteveille suit, a son insu, une impulsion ou une suggestion qu'il doit al'impression de son reve? Veut-il dire de ce sujet qu'il poursuit incons-ciemment la realisation d'un acte imagine en songe? II semble que oui.Car, dans le cas contraire, ou le sujet appliquerait consciemment lesressources de son intelligence a reproduire ce dont il a reve et dont ilconserve l'image nette sous les yeux, nous n'aurions plus affaire augenre de phenomene qu'Aristote veut precisement expliquer: le reved'apparence divinatoire. Nous serions en presence d'un phenomenebanal qui n'exige aucune explication. L'adequation d'une action reelle

8 DD, 1, 463 a 23-30. Nous traduisons ici le texte de l'excellente edition de H. J. DrossaartLulofs (Leyde: Brill, 1947) que n'amendent pas celles, plus recentes, de R. Mugnier(Paris: Les Belles Lettres, 1953), D. Ross (Oxford Classical Texts [Oxford: ClarendonPress, 1955]) ou P. Siwek (Rome: Desclee, 1964). Ce passage a ete neglige par lescommentateurs, sauf H. Wijzenbeek-Wijler (Aristotle's Concept of Soul, Sleep andDreams [Amsterdam, 1978], 237) qui se borne a ecrire a son propos: « In this explana-tion of dreams or causes of action, Aristotle's psychological insight is revealed at itsbest. Today we say that certain unconscious drives are translated into dreams and vice

708 Dialogue

avec l'image onirique dont on garde le souvenir tiendrait aux effortsconsentis sciemment par le sujet pour les faire coi'ncider. II semble doneque, dans l'hypothese enoncee par Aristote, le sujet obeisse a unesuggestion onirique dont il n'a pas conscience.

Cette hypothese, par consequent, merite d'etre examinee de pres.Aristote table, d'abord, sur la possibilite, pour une representationonirique, d'engendrer un « mouvement », tout comme elle se trouve,dit-il, engendree par un « mouvement ». II se refere, pour ce dernierpoint, au mecanisme onirogenetique explique dans le De insomniis .9 Etle « mouvement » dont il s'agit, correspond a l'ensemble desphenomenes physiologiques que suppose l'emotion.10 Aristote parle de« mouvement » a ce niveau et au niveau psychologique correspondant,parce qu'il se represente les phenomenes en question comme le trans-port d'une onde sur un liquide, lui-meme trouble et en mouvement (lesang).11 II precise d'autre part, que la sensation consiste en une alterationde l'organe sensible, sous la forme d'un mouvement de faible intensite quiagite cet organe et qui se transmet, sous forme d'onde, de l'organe au siegede la sensation.12 C'est, dit le naturaliste, le residu de cette agitation qui,durant le sommeil, produit la representation onirique danscertaines conditions favorables et lorsque l'imagination s'en trouve af-fectee.13 A noter que la representation onirique est a l'image de l'influxou du flux, trouble et meconnaissable si le courant qui la transporte estlui-meme agite, apeine deformee, si le courant est paisible.14 Ce qu'Aris-tote n'explique pas et se contente d'affirmer comme un fait allant de soi,c'est comment la pensee, sans cesse agitee durant le jour, peut, de nuit,engendrer un reve ou Ton se voit engage dans l'action qui occupait lapensee a l'etat de veille. L'operation exige, en realite, un moyen termeentre la pensee et le reve: c'est l'imagination.15 Reste done a supposerque la pensee du sujet eveille affecte l'imagination de maniere telle quecelle-ci prolonge, de nuit, son activite diurne, donnant ainsi lieu ausonge. Et c'est ires probablement cette espece de continuite que vise lenaturaliste en disant que le mouvement a ete engage a partir de principesa l'oeuvre durant le jour.16

9 De insomniis, 459 b 7 sqq.; 461 a 13 sqq.10 Autres allusions au « mouvement » dans le DD: 463 a 8, 26, 27, b 18, 25; 464 a 6, 16,18,

24, 25, 31, 32, b 5, 10 et 16.11 Cf. DD, 464 a 16 sqq.; b 9; De ins., 461 a 13 sqq.; b 4.12 De ins., 459 b 7-20.13 Ibid., 461 b 22 sqq.14 Cf. ibid., 461 a 13-30.15 Cf. M. Shofield, « Aristotle on the Imagination », dans Aristotle on Mind and the

Senses. Proceedings of the Seventh Symposium Aristotelicum (Cambridge: Cam-bridge University Press, 1978), 99-140 (partic. 121).

16 Cette continuite, cependant, ne doit pas masquer le fait que l'imaginaire tombe, durantle sommeil, en dehors du controle du jugement ou de l'intelligence volontaire. IIrevient, par ailleurs, sous son controle au reveil (cf. De ins., 461 a 26 sqq.). Nousreviendrons sur ce point tout a l'heure quant il sera question de determinisme.

Aristote 709

Dans notre passage, Aristote suppose que l'ordre des phenomenesevoques a l'instant puisse etre renverse et qu'un tel, qui etait cause,devienne l'effet de ce dont il etait cause, tandis que celui-ci, qui etaiteffet, deviendrait cause de ce dont il etait effet. La representationonirique declenche le mouvement au lieu d'etre issue de celui-ci. C'est leprincipe de la suggestion. Quant au mouvement declenche, il subsiste,semble-t-il, jusqu'apres le reveil, moment ou il fait naitre une nouvelleimage dont 1'intelligence se saisit pour orienter Faction, sans que le sujeteveille y reconnaisse sa vision onirique.

II vaut la peine d'expliciter, a cet egard, la relation causale affirmeepar le philosophe. Le reve, en effet, ne constitue pas le paradigme dont1'intelligence, tel un artisan docile, se servirait comme d'un modele pourproduire une action. Celle-ci n'est pas le decalque conscient d'uneaction revee, meme si, dans le fait, elle est inspiree par elle. Elle ne s'eninspire pas, en effet, consciemment, c'est-a-dire, directement. L'intelli-gence travaille consciemment d'apres une autre image, qui se trouvecorrespondre a celle du reve, mais dont l'homme eveille n'a pas lesentiment qu'elle correspond a un reve.17 Pour la commodite de l'expli-cation, appelons A l'image onirique et A' l'image qui nourrit Fintelli-gence de l'homme accomplissant une action. On dira done que, pour cethomme, c'est A' qui constitue la cause exemplaire ou finale de sonaction. Ajoutera-t-on que cet homme, en realite, agit d'apres A qu'il nereconnait pas en A'l Oui, en un sens, mais non, en un autre sens. Car,meme si A' est le substitut parfait de A, il n'en est pas moins distinct delui. La cause prochaine et exemplaire de Faction, c'est done bien, enrealite, A', non A, qui n'en est que la cause lointaine, par le truchementde A'. Sideslors, A' est la cause exemplaire de Faction, la fin conscienteque poursuit le sujet eveille, A, de son cote, en tant que representationonirique, est la cause de Faction en un autre sens qu'on peut appelernecessaire. La dualite A/A' evoque done ici quelque chose comme ladualite des mobiles, Fun conscient, l'autre non, dont la psychologiemoderne fait etat pour expliquer certains comportements dont la finavouee masque un ressort inconscient. C'est la distinction entre finaliteet necessite qui semble ici exprimer le mieux cette dualite.18

N'oublions pas, cependant, que les images A et A' ont un contenupratiquement identique. Des lors, ce qu'on veut dire en affirmant que lapremiere joue le role de cause necessaire et la seconde le role de cause

17 Aristote ne signale pas expressement cette autre image. Et, a la rigueur, I'explicationpourrait en faire l'economie, si on se represente que le mouvement de la pensee est leprolongement du mouvement nocturne « de meme longueur d'onde ». Mais c'est uneautre facon de parler. Et il faut bien supposer une image au principe de la reflexionintelligente, qui doit etre nourrie d'imagination et ne peut fonctionner, selon Aristote,« a vide ».

18 Nous ne considerons ici que la relation entre l'image (A ou A') et l'action. Car l'imageonirique (A) est, par ailleurs, cause motrice ou efficiente de l'agitation physiologique etA' de la reflexion de la pensee.

710 Dialogue

finale, c'est qu'une cause necessaire (A) produit ce que le sujet assumecomme cause finale (A'). Aristote, en effet, ne suppose pas ici deuxmobiles differents, l'un reel et determinant, l'autre illusoire et done sansvertu. Ce qu'il semble supposer, c'est que l'image qui preside cons-ciemment a l'action (A') n'est pas reconnue par le sujet comme l'imagequi peuplait son imagination dans le reve (/I). Rien ne permet de croirequ'Aristote eut distingue les contenus respectifs de A et de A' qui en estle substitut. Ces deux images ne se distinguent que parce qu'elles se sontsuccedees dans l'imagination et parce que A, l'image du reve, a enquelque sorte donne naissance a A', l'image presente aux yeux du sujeteveille. Disons plus adequatement que A, dissipee un moment a resurgisous la forme A', le phenomene de resurgence s'expliquant par lapermanence d'un mouvement, e'est-a-dire d'une agitation au niveauphysiologique, qui, de l'etat de sommeil a l'etat de veille, se poursuitpratiquement identique a elle-meme, comme une onde de meme fre-quence et de meme amplitude (cf. schema ci-dessous).

Representation imaginaire

Mouvement physiologique

Etat de sommeil Etat de veille

Le defaut de l'explication, c'est qu'elle laisse dans l'ombre la raisonfaisant qu'il y a, d'un cote, permanence d'un etat physiologique et, del'autre, rupture dans la representation phantasmatique qui, pourtant, estliee a cet etat. Ce qui ressort clairement de la these aristotelicienne, enrevanche, c'est la reciprocity des influences de l'imagination sur l'etatphysiologique et de celui-ci sur l'imagination, puisque le Stagirite sup-pose que, dans un premier temps, A engendre un mouvement qui, dansun deuxieme temps, produit A', e'est-a-dire fait sourdre, a l'etat deveille, l'image qui se trouve avoir ete percue en songe et dont l'hommeeveille n'a pas conscience qu'elle correspond a une representationonirique.

Done, rupture, d'un cote, permanence, de l'autre. La rupture, nousvenons de le voir, rend compte du fait que le sujet dont le mouvement depensee a pour principe A' n'a pas conscience d'etre ainsi oriente par lephantasme onirique que represente A. Quant a la permanence, elle rendcompte precisement de la possibility d'une determination de la pensee.

Aristote 711

C'est le phenomene capital. Aristote parle du mouvement nocturnecomme du principe de l'action diurne et precise que la pensee a eteengagee dans et par les produits nocturnes de l'imagination. Observonsd'emblee que ce genre de determination, si determination il y a, n'est pasun phenomene qui, pour Aristote, doit etre invoque pour expliquer tousnos comportements. Meme s'il affirme qu'il joue « souvent », cettefrequence ne vaut que dans certaines limites, qu'il semble fixer lui-memeailleurs, en stipulant que, seuls, quelques reves sont causes de nosactions, la plupart des reves d'allure premonitoire etant de pures coinci-dences.19 II serait done mal venu de conclure trop hativement de notrepassage que le philosophe reconnaissait que, souvent, nous sommesgouvernes a notre insu par des phantasmes d'origine inconsciente. Cetteconclusion, du reste, irait trop evidemment a l'encontre des thesesmorales d'Aristote pour que Ton puisse seulement la recevoir commeplausible.

Mais il faut aussi se garder d'un autre exces, qui consisterait a se voilerles yeux devant les declarations expresses de notre passage et a negliger1'importance du phenomene signale, au moins pour le comportement despersonnes singulierement emotives que sont justement les reveurs pourAristote. Et ce, d'autant que notre passage, en realite, n'est pas le seulou le philosophe indique que la pensee, l'intelligence ou la raison estsoumise a un principe exterieur a elle-meme. L'Ethique a Eudeme,notamment, declare en toutes lettres que « l'intelligence n'est pas prin-cipe de la pensee » et que « le principe de la raison ce n'est pas laraison ».20 C'est un passage que, naguere, un des commentateurs lesplus autorises des Ethiques aristoteliciennes, qui croyait en mesurerl'enjeu, identifiait comme Tun de ceux qui mettent le plus clairement encause la liberte humaine.21

Sur ce point, toutefois, je pense qu'on peut de suite eviter un malen-tendu. Aucune declaration parmi celles qui se pourraient rapprocher denotre passage, ni celle que contient notre passage, n'implique unehypothese deterministe susceptible de ruiner absolument la libertehumaine. Affirmer que le mouvement de la pensee recoit d'ailleurs sonprincipe ou, comme c'est ici le cas, tient son principe d'une representa-tion phantasmatique d'origine onirique, n'equivaut pas a dire que lemouvement est automatiquement determine par elle jusqu'au bout.C'est son point de depart, a l'occasion, mais le point de depart ne prejugede Tissue—et done, de l'action—que si Ton fait abstraction du caracterecritique de la deliberation ou peuvent intervenir d'autres principes. End'autres termes, la liberte n'est abolie que si Ton s'abandonne ou con-

19 DD, 463 b 1. Ajoutons que ces reves, pour Aristote, sont eux-memes une minorite. Car« la plupart des reves ne se realisent pas » (ibid., b 9-10).

20 Eth. a End., VIII, 2, 1248 a 20-21 et 27. Cf. Phys., VIII, 2, 253 a 15-20et 6, 259 b 8 sqq.21 Cf. Aristoteles Werke in Deutscher Ubersetzung, bd. 7: Eudemische Ethik, iibers. von

F. Dirlmeier (Berlin: Akademie Ausg., 1962), comm. ad locum.

712 Dialogue

sent a tenir ferme au principe que constitue par exemple une representa-tion phantasmatique. Et c'est tres problablement a ce type desituation—qui n'est pas rare dans les faits—que pense Aristote lorsqu'ilaffirme, en raccourci, que les mouvements du sommeil sont souventprincipes des actions que nous accomplissons durant le jour. Le deter-minisme envisage n'est done pas un determinisme de droit qui annuletoute espece de libre arbitre, mais un determinisme de fait—peu importesa frequence—ou la pensee, mise en branle par un phantasme, conduit al'action que suggere ce phantasme.

Reste a nous interroger sur la nature et 1'origine de celui-ci.Le reve A, qui, resurgissant sur la forme A', se trouve donne par le

Stagirite comme la cause d'une action que Ton accomplit, n'est pas, eneffet, le point de depart absolu du processus. II a lui-meme, dans soncontenu, une origine. Laquelle?

Aristote est avare de renseignements sur les sources de nos represen-tations oniriques. Une certitude seulement: elles sont, pour lui, multi-ples. Mais il n'est pas sur que chaque source possible d'un reve soit aenvisager indifferemment dans le cas qui nous occupe. N'importe quelreve, en effet, peut-il etre cause d'une action? Meme s'il n'est pasexplicite la-dessus, Aristote, semble-t-il, jugeait que non.

De fait, le passage que nous avons cite, laisse entendre que le reve quicause une action, comme celui, du reste, que cause une action, n'est pas,dans son contenu, fort different de l'action qu'il va causer ou qu'il acausee. Du coup, semblent exclues deux categories de reves au moins.La premiere est celle des reves ou le sujet lui-meme n'apparait pas sousune forme nettement identifiable a sa conscience. C'est un fait qui, nousl'avons note, semble ecarte au depart—sauf a croire qu'un sujet puisseetre, pour Aristote, engage a une action, soit par un symbole obscur delui-meme, soit par une image qui n'est pas la sienne mais ou il se projetteinconsciemment, soit encore par une image quelconque dont la forcesuggestive serait telle qu'elle l'entraine a une espece d'imitation. QuandAristote ne les eut pas meprisees, ce n'est pas, toutefois, ce genre d'even-tualites qu'il envisage tres visiblement. Sont aussi a exclure, autant queTon puisse voir, les representations delirantes et proprement fantas-tiques ou le sujet se reconnait, mais qu'il ne saurait, en toute occurrence,ou n'oserait imiter dans la vie. Pensons aux reves d'inceste ou demeurtre que Platon signalait dans la Republique et que la honte, disait-il,empechait de reproduire.22 A moins que la vision du songe (A), quirevient a l'imagination du sujet eveille, n'y apparaisse sous une forme(A') ou les traces de delire et de fantastique sont attenuees de telle sortequ'elle puisse, sans trop d'inconvenients, passer pour une suggestionacceptable. A moins aussi que l'image A' qui se presente a l'esprit dusujet, tout en conservant ses bizarreries ou ses incongruites,n'en reste

22 Platon, Rep., IX, 571, B-D.

Aristote 713

pas moins suggestive et invite a une action qui la demarque seulement deloin. Mais, encore une fois, Aristote ne semble pas penser a ce genre desuggestions.23 Car, repetons-le, ce qu'il veut expliquer dans notre pas-sage, c'est le caractere veridique de certains songes, ou se trouveprefiguree une action reelle. Ce qui suppose, entre le reve et Faction,une ressemblance assez nette. Des lors, il apparait que nous avonsaffaire a un certain type de reve ou l'image est conforme au genre dechoses que le sujet pourrait accomplir dans la realite immediate. C'est,du reste, peut-etre la une condition sans laquelle le sujet eveille recon-naitrait en A' une vision de type onirique et prendrait conscience de cequi doit, en principe, lui echapper, savoir que A' derive de A.

D'ou peuvent venir, par consequent, les representations oniriquesenvisagees? Muet sur ce point, Aristote, nous laisse le soin de formulerune hypothese a sa place. Un indice serait le suivant. Toutes ces re-presentations ont en commun de contenir l'image du sujet agissant.Mieux: le sujet s'y voit agir comme il pourrait le faire dans la realite. Vula perspective aristotelicienne, il n'est done pas temeraire de supposerque ces images soient, du moins en bonne partie, liees a la condition dusujet lui-meme, plutot qu'a autre chose d'exterieur qui l'affecte oul'aurait affecte dans le passe. Nous entendons par la, une disposition,passagere ou habituelle, contracted precisement par le genre d'actionqui lui est ordinaire ou qui l'occupe sur le moment.

Si Ton retient cette hypothese, qui n'exclut pas d'autres sources derepresentations oniriques, mais qui n'est pas elle-meme a exclure, onpeut alors se demander si Aristote admettait implicitement que dans lacondition du sujet responsable de ses reves, se trouvent intervenir despulsions au sens que nous avons precise en commencant.

Je risquerais, pour ma modeste part, une reponse positive. En effet,l'excitation corporelle qu'Aristote rend responsable du reve,n'expliquerait pas le surgissement, dans la vision onirique, du sujetlui-meme, si elle se bornait strictement aetre celle qu'arecue ourecoit lasensibilite de la part d'un objet exterieur. La vision familiere d'autruipendant le jour peut engendrer la representation de cet autre dans lesonge.24 Elle suffit. Et, a la rigueur, l'impression de chaleur percuependant le sommeil, peut faire naitre en songe la sensation d'un brasierallume, mais non le fait que je marche a travers ce brasier.25 L'introduc-tion, dans le reve, du Je, sujet d'action, reste un mystere. Aristote, il estvrai, n'est pas attentif a cette nuance. Mais, par ailleurs, il admet (aumoins pour l'etat de veille) l'interference des passions (la crainte,l'amour, la colere ...) dans l'elaboration des images phantasmatiques:c'est meme sur le compte de ces passions qu'il met la distorsion entre

23 En fait, Aristote ne laisse entendre nulle part a quelles conditions une image serait,selon lui, suggestive.

24 Exemple cite par Aristote en DD, 464 a 27-32.25 Autre exemple cite par Aristote en DD, 463 a 15.

714 Dialogue

l'image effectivement perdue et celle que croient voir les hallucines, parexemple.26 D'ou la conjecture que nous sommes conduits a faire, enpoussant jusqu'au bout de ses implications la pensee d'Aristote: lesurgissement, dans un reve, du sujet agissant serait la part la plus insignede distorsion qu'introduit la passion non apaisee dans la representationrecue d'objets sensibles exterieurs. On ne peut en dire plus sans versersoi-meme dans 1'imaginaire.

26 De ins., 460 b 3 sqq.

REVUE INTERNATIONALE DE PHILOSOPHIE

Editor-. Michel MEYER143, av. A. Buyl, 1050 Brussels, Belgium

Each number is devoted to a particular movement, a particular philosopher, ora particular problem.

We publish 3 issues annually. Articles are written in English, French, German,or Italian.

Coming numbersLockeSchopenhauerKant and Practical ReasonArtificial IntelligenceHeideggerWittgenstein

Our last issue was devoted to Philosophical Aspects of Literary Criticism

(articles by M. Bloomfield, M. Blinker, J. M. Ellis, M. Frank, G. Hartmann,W. Iser and M. Meyer, D. E. Wellbery and E. M. Zemach)