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I !■■!■■ Hill ■!■!■ MHII ■!■!■ am |BB| ARMAND MÜLLER DU MÊME AUTEUR! en vente chez l'auteur: 10, rue Amiral d'Estaing, Paris 16 e (procure de l'Assomption, 6, rue de Lübeck, Paris 16 e ): La Place de la liturgie dans l'éducation, 1937 Le Prêtre et la musique sacrée, 1945 (épuisé) La Poésie religieuse de Marot à Malherbe, 1950 J· B. Chassignet, 1951 (épuisé) Notes sur le sacrifice de la messe, 2 e éd., 1956 Douze cantiques français (paroles et musique), 1956 Courants de la littérature contemporaine (1945- 1955J, épuisé Du roman noir au roman rose, 1956 (épuisé) L'Eglise et la politique, 1957 (épuisé) En marche vers le Dieu vivant (essai sur le problème de la foi · chez l'homme contemporain), 2 e éd., 1965 Le Chrétien devant les droits et les prétentions de l'État, 1960 Quelques tendances actuelles de la langue française, 1962 La Vénérable Mère Agnès de Langeac, 1963 Pour une foi vécue, 1964 Librairie de Gigord: Victor Hugo prosateur, 1950 Centre d'études pédagogiques: Enseignement littéraire et enseignement chrétien, 2 e éd., 1960 Éditions Del Duca: La Renaissance (Morçay-Miiller) Librairie Giard: J· B. Chassignet: le Mespris de la vie, choix de sonnets MONTAIGNE Les écrivains devant Dieu DESCLÉE DE BROUWER

ARMAND MÜLLER.montaigne

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ARMAND MÜLLER

DU MÊME AUTEUR!

en vente chez l'auteur: 10, rue Amiral d'Estaing, Paris 16e

(procure de l'Assomption, 6, rue de Lübeck, Paris 16e):La Place de la liturgie dans l'éducation, 1937Le Prêtre et la musique sacrée, 1945 (épuisé)La Poésie religieuse de Marot à Malherbe, 1950J· B. Chassignet, 1951 (épuisé)Notes sur le sacrifice de la messe, 2e éd., 1956Douze cantiques français (paroles et musique), 1956Courants de la littérature contemporaine (1945-1955J, épuiséDu roman noir au roman rose, 1956 (épuisé)L'Eglise et la politique, 1957 (épuisé)En marche vers le Dieu vivant (essai sur le problème de la foi ·

chez l'homme contemporain), 2e éd., 1965 Le Chrétien devant les droits et les prétentions de l'État, 1960 Quelques tendances actuelles de la langue française, 1962 La Vénérable Mère Agnès de Langeac, 1963 Pour une foi vécue, 1964

Librairie de Gigord: Victor

Hugo prosateur, 1950

Centre d'études pédagogiques:

Enseignement littéraire et enseignement chrétien, 2e éd., 1960

Éditions Del Duca:

La Renaissance (Morçay-Miiller)

Librairie Giard:

J· B. Chassignet: le Mespris de la vie, choix de sonnets

MONTAIGNE

Les écrivains devant Dieu

DESCLÉE DE BROUWER

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1574: le Contr'un de la Boétie est publié par les Protestants.1577: Montaigne gentilhomme ordinaire de la chambre du

Roi de Navarre.1580: Première édition des Essais (en deux livres à Bordeaux).Août 1580-septembre 1581 : le voyage de Montaigne en Italie.1581 : Montaigne maire de Bordeaux (réélu en 1583).1582: Seconde édition des Essais (un volume, Bordeaux,

livres I et II).1584: Henri de Navarre héritier de la Couronne.1585: Activité politique de Montaigne près du roi Henri III

et du roi de Navarre.1587: 3e édition des Essais (Paris) livres I, II. Une autre en

1588 (trois livres).1588: Voyage à Paris, Montaigne prisonnier quelques heures.

Séjour chez MUe de Gournay.1588-1592: Nombreuses lectures de Montaigne pour préparer

une nouvelle édition des Essais et oublier ses souffrances.1589 (31 juillet): Mort de Henri III.

Siège de Paris par Henri IV.1590: Mariage de Léonor de Montaigne avec François de la

Tour.1592 (13 septembre): Mort de Montaigne.1595: Mlle de Gournay et Pierre de Brach donnent une édi-

tion des Essais, d'après les corrections et additions de Mon-taigne (Paris, L'Angelier).

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Au début d'un livre où il présentait les Pages immortelles de Montaigne, André Gide, en 1929, écrivait: « L'on est toujours en reste avec Montaigne; comme il parle de tout sans ordre ni méthode, chacun peut glaner dans les Essais ce qui lui plaît, qui souvent est ce qu'aura dédaigné tel autre. Il n'est point d'auteur qu'il soit plus facile de tirer à soi, sans que précisément on puisse être accusé de le trahir, car il vous donne l'exemple et sans cesse se contredit et se trahit lui-même...» (p. 37). Si véritablement il en allait de la sorte, l'étude que nous entreprenons sur l'attitude de Montaigne devant le problème religieux ne présenterait aucun intérêt. Nous accordons à André Gide que la pensée de l'auteur des Essais ne se saisit pas aisément, qu'elle comporte une évolution rarement rectiligne, que les contra-dictions n'y manquent pas. Mais il paraît possible de dégager quelques principes constants, quelques idées majeures auxquelles Montaigne a voulu tenir. En toute impartialité, après tant d'autres, nous aurons le souci de les dégager en bénéficiant précisément des recherches auxquelles ils se sont livrés.

On connaît, et on cite souvent avec raison, la réflexion de Sainte-Beuve, dans les Nouveaux lundis (21 juillet 1862, tome III, éd. 1865, p. 28): «Tant qu'on ne s'est pas adressé sur un auteur un certain nombre de questions et qu'on n'y a pas répondu, ne fût-ce que pour soi seul et tout bas, on n'est pas sûr de le tenir tout entier, quand même ces questions sembleraient le plus étrangères à la nature de ses écrits. Que pensait-il en religion ? Comment

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était-il affecté du spectacle de la nature? Comment se comportait-il sur l'article des femmes? Sur l'article de l'argent?»

Quand il s'agit d'un écrivain comme Montaigne, la réponse à la première de ces questions revêt une parti-culière gravité, puisqu'il nous a laissé Y Apologie de Raymond Sebond et qu'il nous a livré par ailleurs maintes confidences sur les problèmes qu'il se posait en songeant à sa destinée. La manière dont elle sera formulée, permettra de donner une interprétation des Essais assez juste, mais seulement si elle se fonde sur des textes et des faits. Assurément, les difficultés ne manqueront pas car les points à discuter devront être énoncés avec précision.

De quelle religion s'agit-il? Il faudra chercher si l'auteur accepte la religion naturelle, s'il se réfère au christianisme, s'il accepte le catholicisme. Nous n'ignorons pas les divergences des critiques, quand ils ont présenté les résultats de leurs recherches à propos de Voltaire, de J. J. Rousseau, de V. Hugo et même de Corneille. Le problème de la religion de Montaigne a donné naissance depuis quatre siècles à des livres, à des articles, à des polémiques: la lumière n'a pas toujours jailli du choc des idées. Nous ne pouvons songer, en cet ouvrage qui voudrait s'adresser à celui qu'on nommait jadis l'honnête homme, à reprendre les enquêtes minutieuses menées par les spécialistes, souvent avec une conscience remarquable. Maintes de leurs conclusions semblent définitives, d'autres prêtent lieu, au contraire, à la critique. Avant même de découvrir dans les textes les éléments d'une solution qu'il nous faudra confirmer par les faits, à savoir par le comportement pratique de Montaigne durant son existence, nous devrons toutefois mentionner, au moins sommairement, les diverses interprétations qui ont été fournies depuis le xvie siècle. Le rappel de ce qu'on a appelé la « légende de Montaigne » -la formule est de Paul Stapfer, en 1896 - expliquera

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pourquoi, en définitive, il sera indispensable de nous contenter d'approximations, de certitudes morales. Le contraire surprendrait puisqu'il s'agit de Montaigne, le plus complexe des écrivains, le plus nuancé des penseurs.

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I

BRÈVE HISTOIRE DES JUGEMENTS PORTÉS SUR MONTAIGNE

On notera d'abord qu'en dépit des nombreuses éditions des Essais, durant la première partie du xvue siècle, le livre ne fut pas accepté sans discussion. Dans son ouvrage posthume: Montaigne devant la postérité (Paris, 1934, p. 57), P. Villey cite un jugement du jurisconsulte flamand, Dominique Baudier: « Il n'y a aucun écrivain sur lequel on porte des jugements aussi divers ou plutôt aussi contraires que Michel de Montaigne. Certains, dans leurs éloges, portent aux nues son talent, son style, son jugement; d'autres le ravalent à terre, et pour eux Montaigne mérite tout au plus d'être regardé par les savants comme un des ces brouillons qui gâchent l'étude et les lettres en s'y adonnant à tort et à travers. Je ne m'arroge pas le droit d'enlever à qui que ce soit la liberté de juger, pourtant je ne puis me retenir de m'irriter contre ceux qui l'écrasent à ce point de leur mépris. » Ce huguenot écrit vers 1607, et son témoignage est précieux puisqu'il nous montre que les attaques ne manquèrent pas. Mais P. Villey insiste sur le fait que l'opposition demeure, durant toute cette période, d'ordre littéraire. « Aucun texte imprimé avant le premier tiers du xvne siècle, et pas même parmi les plus partiaux, n'articule une accusation sur ce point. » [le Catholicisme de Montaigne] (ibid., p. 107).

Toutefois, si saint François de Sales apprécie nettement et utilise les Essais ainsi que son ami Camus, évêque de Belley, au moins pendant une partie de son épiscopat, peu à peu des restrictions importantes se font jour. A lire les textes groupés par M. Dréano dans sa thèse sur la Pensée religieuse de Montaigne (1934,

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pp. 348 et s.), on comprend pourquoi : l'utilisation par les libertins des théories, des formules, des hésitations mêmes des Essais devait provoquer une réaction. Qu'il s'agisse de G. Naudé (1600-1653), indépendant par nature et souvent audacieux, de la Mothe le Vayer (1588-1672), également rebelle à toute autorité religieuse, de Saint-Evremond (1616-1703), sceptique et tolérant, et au demeurant assez énigmatique, ou de Bussy-Rabutin (1618-1693), toute une série d'esprits non conformistes portaient Montaigne au pinacle.

Cela suffirait déjà pour expliquer les violentes attaques de ceux qu'inquiétait le développement de l'incrédulité, particulièrement de Port-Royal et de Pascal. Pascal avait pratiqué assidûment Montaigne; il l'admire plus d'une fois, mais il constate avec émoi qu'à côté des stoïciens et des sceptiques qui recommandent « la sagesse et l'honnêteté » de l'auteur des Essais, et qui utilisent légitimement, selon lui, les idées de Montaigne et de Pierre Charron, il se rencontre un groupe important de· « libertins » qui cherchent dans le livre du gentilhomme péri-gourdin une justification de leur attitude. Les idées chères à Montaigne avaient, en effet, pénétré dans les milieux intellectuels, surtout par la Sagesse de Charron: « En accentuant les témérités des Essais, la Sagesse attira sur eux les foudres des penseurs catholiques. Sans y penser, Charron jette une lumière crue sur les dangers de la route dans laquelle Montaigne s'était avancé si résolument; il oblige à voir où, par la logique fatale des idées, elle devait nécessairement conduire beaucoup d'humanistes: à un catholicisme sans christianisme, réduit à des gestes vides et dépourvu d'action sur la vie. » (VILLEY, op. cit., p. 175). On peut discuter l'adverbe « nécessairement », il reste que plusieurs des écrivains que nous avons nommés ci-dessus, se disaient les admirateurs et des Essais et du livre de Charron.

Ouvrons le traité qui se flatte de reproduire VEntretien de Pascal avec Monsieur de Saci (vers 1655), en nous

souvenant qu'il ne fut publié qu'en 1728 et que le texte demeure assez malaisé à établir. Nous trouvons des asser-tions d'une extrême sévérité. Autant Pascal se réjouit de voir l'écrasement de la raison humaine, orgueilleuse, téméraire, autant il reproche à l'auteur de Y Apologie de R. Sebond et des Essais d'avoir prêché une morale naturelle, une morale païenne, d'avoir tout mis en doute. Et il écrit : « De ce principe que, hors de la foi, tout est dans l'incertitude, et considérant bien combien il y a que l'on cherche le vrai et le bien sans aucun progrès vers la tranquillité, il (Montaigne) conclut qu'on en doit laisser le soin aux autres ; et demeurer cependant en repos, coulant légèrement sur les sujets de peur d'y enfoncer en appuyant; et prendre le vrai et le bien sur la première apparence, sans les presser, parce qu'ils sont si peu solides, que quelque peu qu'on serre la main, ils s'échappent entre les doigts et la laissent vide... Il est incomparable pour confondre l'orgueil de ceux qui, hors la foi, se piquent d'une véritable justice... Il est absolument pernicieux à ceux qui ont quelque pente à l'impiété et aux vices... » (Brunschvicg, p. 157 et 162). Dans les Pensées, le jugement est encore plus sévère; on y insiste sur les grands défauts de Montaigne (ses mots lascifs, ses sentiments sur l'homicide volontaire, sur la mort). En somme, aux yeux de Pascal, l'auteur des Essais ne pense qu' « à mourir lâchement et mollement par tout son livre... » {Pensées, 63: cf. 65, 325).

Ce thème: présenter Montaigne chrétien par la foi, mais païen par sa morale, nous le retrouvons dans la plupart des écrivains qui se réclament de Port-Royal. Nous ne donnerons ici qu'un exemple.

Dans la Logique ou Y Art de Penser, Nicole écrit: « Montaigne est plein d'un grand nombre d'infamies honteuses et de maximes épicuriennes et impies (3e éd., 1668, p. 343). Il parle de ses vices pour les faire connois-tre, et non pour les faire détester » {ibid., p. 342). Bossuet, en 1669, l'interpellera: «Dites-moi, subtil philosophe

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qui vous riez si finement de l'homme qui s'imagine être quelque chose, compterez-vous pour rien de connaître Dieu? » (3e sermon). A la même époque, Malebranche, dans la Recherche de la Vérité (1674-1675) reproche à notre écrivain son immoralité, son pyrrhonisme, son manque d'observation, son imagination excessive et son incurable vanité. Le plaisir que l'on prend à le lire est non seulement dangereux, mais criminel (II, 3e part., ch. v). En tout cas, le 22 juin 1676, la congrégation de l'Index inscrivit les Essais dans le catalogue des livres prohibés; nous ignorons les considérants. Mais le P. Scla-fert, jésuite, écrit à ce sujet (L'Ame religieuse de Montaigne, 1951, p. 23): «Nous avons le droit de penser qu'ils (les censeurs) estiment ce livre dangereux puisqu'on en fait un si mauvais usage ; on interdit les liqueurs aux enfants. » Notons, sans commentaire, cette interprétation bénigne. Au xvme siècle, mêmes divergences dans l'interprétation. Le penseur est compris fort imparfaitement, travesti le plus souvent. Chez les ecclésiastiques, les jugements sont variés; quelques-uns sont inquiets devant le scepticisme de Montaigne, d'autres plus indulgents. Les « philosophes » retiennent surtout les critiques contre la loi, le miracle, la coutume; ils veulent voir en lui principalement un indifférent en matière religieuse. Nous mentionnerons seulement Rousseau et Voltaire.

Cité à plusieurs reprises dans l'Emile (aux livres second, troisième, quatrième), Montaigne est attaqué pour avoir enseigné que les lois de la conscience naissent de la cou-tume. « Que servent au sceptique Montaigne les tourments qu'il se donne pour déterrer en un coin du monde une coutume opposée aux notions de la justice? [allusion à Essais I, 23, Plattard, p. 159 (III): les loix de la conscience, etc...]. Que lui sert de donner aux plus suspects voyageurs l'autorité qu'il refuse aux écrivains les plus célèbres?... Ο Montaigne! Toi qui te piques de franchise et de vérité, sois sincère et vrai, si un philosophe peut l'être, et dis-moi s'il est quelque pays sur la terre où ce

soit un crime de garder sa foi, d'être clément, bienfaisant, généreux; où l'homme de bien soit méprisable, et le perfide honoré... » (IV).

Voltaire, qui n'aime pas le style des Essais, « style qui n'est ni pur ni correct », mais estime l'écrivain pour ses traits ingénieux, admire, bien sûr, ce qu'il appelle le scepticisme de Montaigne, son horreur du fanatisme, spécialement son esprit d'indépendance absolue. « Il ignore, dit M. Dréano, ce qui pouvait le séparer de Montaigne, il ne suppose jamais qu'ils ont pensé diffé-remment sur quelques points. Quand il parle de Montaigne, Voltaire songe à se donner un ancêtre... » (op. cit., p. 331). Cette réflexion nous semble très importante.

Cette interprétation des Essais se retrouve durant la fin du xvme siècle. Elle explique qu'à la Révolution française, on n'ait pas hésité à voir en Montaigne un précurseur.

Le xixe siècle a mis les choses au point. Il insiste moins sur l'incrédulité de Montaigne; il discute l'assertion de Bayle qui voyait en lui un écrivain sceptique, licencieux, mais estimable, partisan d'une religion éclairée. Sainte-Beuve formule un jugement auquel on se ralliera pendant de longues années. « Il donne le la », dit le P. Sclafert (op. cit., p. 28), dont l'effort a été précisément de discuter les thèses célèbres de Port-Royal. Avant de citer quelques-unes des formules qui eurent tant de succès et qui se voulaient catégoriques, il faut rappeler la place qu'occupe dans l'œuvre de Sainte-Beuve l'étude du jansénisme. Son livre, publié successivement en 1840, 1842, 1848, 1859 (l'édition courante en 6 vol. est de 1867-1871) correspond à une période de sa vie où il se disait attiré par les exégètes augustiniens. Son « goût pour les existences cachées et le courant d'inspiration religieuse » l'a conduit à ce sujet, il l'avoue en 1837. C'est dans la lumière du jansénisme qu'il étudie et qu'il apprécie Montaigne. « Les jugements de Port-Royal sur Montaigne sont nombreux et à recueillir, bien qu'ils semblent faits pour choquer.

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Une fois dressé au seuil par cette main puissante de Pascal, il demeure en vue et en butte aux survenants: c'est leur ennemi, leur mauvais génie et comme la bête noire du désert, un Sphinx moqueur. Ils se signent en passant devant lui... » {Port-Royal, III, ch. π, t. II, p. 397).

Dans cette perspective, il est clair que la comparaison de la religion de Montaigne avec l'idéal cher à Port-Royal aboutira à des commentaires, à des jugements d'une rigueur extrême, sans beaucoup de nuances : « Montaigne, ce n'est pas un système de philosophie, ce n'est pas même avant tout un sceptique, un pyrrhonien [...] c'est tout simplement la nature : la nature pure, et civilisée pourtant, dans sa large étoffe, dans ses affections et dispositions générales moyennes, aussi bien que dans ses humeurs et ses saillies particulières, et même ses manies ; la Nature au complet sans la Grâce » {Port-Royal, III, n). « La méthode de Montaigne... peut se qualifier à bon droit de perfide. Il excepte d'ordinaire la religion _ et la met hors de cause, comme trop respectable pour qu'on en parle; ce qui ne l'empêche pas, chemin faisant, d'en parler... » «Je ne vois pas ce qu'on gagnerait, à toute force, à faire conclure qu'il peut bien avoir paru très bon catholique, sauf à n'avoir guère été chrétien... » (III, m). Chez Montaigne, pour Sainte-Beuve, pas de place pour le repentir, pour la conversion, pour le coup de la grâce. L'Apologie de R. Sebond? « Tout porte, tout est ménagé, calculé, tortueux, disant le contraire en apparence de ce que le maître conclut à part soi et qu'il insinue... » (III, 3).

Cette attitude qui conduit à suspecter la sincérité reli-gieuse de Montaigne ou à douter de l'authenticité de son christianisme, plusieurs critiques contemporains, l'adop-tent. Ainsi, F. Tavera {Vidée d'humanité dans Montaigne, 1932), le Dr Armaingaud, éditeur des Essais, Brunschvicg {Descartes et Pascal, lecteurs de Montaigne, 1942). D'autres mettent principalement l'accent sur

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les hésitations du penseur; tels H. Busson, le Rationalisme dans la littérature française (2e éd., 1957), A. Thi-baudet en son ouvrage posthume (1963). Quelques-uns ont nuancé ce jugement : J. Plattard {Montaigne et son temps, 1937), P. Villey {Montaigne devant la postérité, 1935), F. Strowski {Montaigne, sa vie publique et privée, 1938), P. Moreau {Montaigne, 1939), M. Dréano {La Pensée religieuse de Montaigne, 1932). Deux critiques voient dans l'auteur des Essais un théologien ou un apologiste: Marc Citoleux {Le Vrai Montaigne, 1937), le P. Sclafert {L'Ame religieuse de Montaigne, 1951).

On serait tenté, dès lors, de renoncer à juger. Est-il opportun, est-il possible de chercher une solution à un problème de psychologie aussi délicat? Nous n'avons pas pensé que cette attitude de démission s'imposât. Maintes obscurités s'atténuent si on limite ses ambitions, si on lit le texte sans idées préconçues, si on tient compte du sens précis des mots employés par Montaigne. Ce qui importe, croyons-nous, c'est d'essayer de comprendre, de ne pas tirer à soi un penseur, d'écarter tout esprit de système. Quand Montaigne, après Rabelais (Prologue du Quart Livre et de Pantagruel), se dit résolu à suivre « le bon party jusques au feu, mais exclusivement s'il le peut » (III, 1, Plattard, p. 11 [II]), quand Montesquieu déclare : « Je voudrais bien être le confesseur de la vérité, non pas le martyr » {Cahiers, 1716-1755, éd. 1941, p. 256), leur aveu signifie que leur foi manque de fermeté, de vitalité, d'héroïsme, non qu'elle manque d'authenticité !... Surtout, lorsque Montaigne précise: « Si je puis! »

Au cours de l'étude qui va suivre, nous n'avons jamais perdu de vue le fait que la pensée de Montaigne, comme celle de tout homme, fut incarnée; qu'elle peut, qu'elle doit être éclairée par une connaissance approfondie de l'hérédité, du milieu familial et social, des lectures suc-cessives, de tous les événements d'une vie très riche, de toutes les circonstances de l'histoire contemporaine -

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et quelle histoire ! - Nous savons que ce contexte histo-rique, s'il n'a pas déterminé rigoureusement l'attitude religieuse de l'auteur des Essais, lui a donné ses nuances les plus singulières.

Il ne pouvait être question pourtant dans ce bref essai, ni de brosser un tableau de la mentalité religieuse en France au xvie siècle, ni de reprendre pas à pas, après tant d'autres, la biographie spirituelle du philosophe, ni de tenter de résoudre avec une précision et une certitude accrues les problèmes que pose l'infinie subtilité de sa pensée. Nous avons pris comme base de départ les résultats acquis par nos prédécesseurs (non sans les avoir sérieusement mis en question), et nous avons adopté pour notre exposé une méthode simple et nette, en prenant comme base la religion dans laquelle Montaigne fut baptisé et à laquelle il n'a cessé d'appartenir jusqu'à sa mort. Cette méthode ne permet sans doute pas de suivre le plus fidèlement toutes les sinuosités de la vivante réalité. Et elle a privé notre exposé de tout caractère dramatique ou pathétique. Mais elle nous a paru la plus éclairante. Elle comporte l'adoption d'un « point de vue»; mais on ne saurait nier que celui-ci soit le plus légitime, celui qui permet de « dominer» avec le plus d'am-pleur et d'exactitude l'attitude de Montaigne devant Dieu.

Qu'on nous entende bien! L'examen que nous avons entrepris n'a pour but ni d'enrégimenter à tout prix Montaigne dans un groupement religieux; ni, moins encore, de le traîner en accusé devant le tribunal de l'Inquisition ! Nous avons simplement tenté de déchiffrer le « message » religieux qu'il a laissé à la postérité; qu'il a voulu lui laisser (cf. Essais, II, 18).

Nous avons largement utilisé les textes - multipliant les citations, car il faut soumettre au lecteur les principales pièces du « procès » - Nous ne les avons pas « sollicités ». Nous n'avions qu'une ambition : donner de l'attitude religieuse de Montaigne l'image la plus conforme à la réalité.

II

MONTAIGNE ET LE CREDO CHRÉTIEN

Pour le chrétien, la foi est une vertu surnaturelle par laquelle nous croyons toutes les vérités révélées. Le catho-licisme ajoute: et enseignées par l'Église. Mais - ce que paraissent ignorer certains historiens de Montaigne, peu au courant d'un enseignement cependant classique -elles sont crues non à cause de leur évidence intrinsèque, mais du témoignage fourni par Dieu lui-même qui a parlé à l'Humanité. Dans l'Apologie de R. Sebond, Montaigne écrit :

« La participation que nous avons à la connaissance de la vérité, quelle qu'elle soit, ce n'est pas par nos propres forces que nous l'avons acquise. Dieu nous a assez apris cela par les tesmoins qu'il a choisis du vulgaire, simples et ignorans, pour nous instruire de ses admirables secrets... Ce n'est pas par discours, ou par nostre entendement que nous avons receu nostre religion, c'est par authorité et par commandement estranger... » (II, 12, P. 244 [I]). Les réserves à établir, nous le verrons, tiennent de ce fait que Montaigne ne distingue pas entre les vérités naturelles et surnaturelles, entre les préambules, les motifs de la foi où la raison s'exerce et l'acte de foi, qui n'est pas le produit de la simple intelligence. Il est clair, en tout cas, qu'il n'y a pas de place dans Y Apologie pour un rationalisme qui supprimerait tout surnaturel. Au contraire, précise l'auteur des Essais, « si nous avions une seule goûte de foy, nous remuerions les montaignes de leur place, diet la saincte parole; nos actions, qui seroient guidées et accompaignées de la divinité, ne seroient pas simplement humaines; elles auroient

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quelque chose de miraculeux comme nostre croyance... » (II, 12, P. 157 [I]). Et dans la conclusion de ce même chapitre, il déclare: «L'homme s'eslevera si Dieu lui preste[I] extraordinairement [III] la main; il s'élèvera, abandonnant et renonçant à ses propres moyens, et se laissant hausser et soubslever par les moyens purement celestes [I]. C'est à nostre foy Chrestienne, non à sa vertu Stoïque, de prétendre à cette divine et miraculeuse méta-morphose... » (II, 12, P. 403 [III]).

Il semble donc déjà, par ces déclarations, qu'il n'est pas exact d'affirmer que Montaigne « ne nie pas Dieu, loin de là, mais il l'installe sur un trône magnifiquement isolé... » On peut renvoyer à maint texte qui démontrerait le con-traire: Dieu nous éclaire, nous prête son secours et par la foi nous pouvons « embrasser vivement et certainement les hauts mystères de nostre Religion» (II, 12, P. 154 [I]). Qu'on relève les deux adverbes: ils indiquent que jamais l'auteur n'a songé à opposer définitivement la foi à la raison, comme on l'a parfois affirmé un peu rapidement. « Il faut accompaigner nostre foy de toute la raison qui est en nous, mais tousjours avecques cette reservation de n'estimer pas que ce soit de nous qu'elle dépende, ny que nos efforts et argumens puissent atteindre à une si supernaturelle et divine science... » (II, 12, P. 155).

En cette théorie qui trahit une reaction contre un atta-chement à la raison jugé excessif, le Maître du Sacré Palais qui examinera les Essais ne vit pas une erreur. Montaigne, d'un autre côté, a fait l'éloge de la foi des simples dans un passage que nous citerons entièrement plus loin. Non qu'il estime inutile de tenter de « descouvrir dans la machine terrestre quelques marques empreintes de la main de ce grand architecte », ainsi que le fit R. Sebond, mais parce que la peste de l'homme, c'est l'opinion de savoir (II, 12, P. 226 [I]). Entendons la pretention de connaître, de saisir pleinement, qui conduit a se laisser tromper par une fausse philosophie et par les

apparences, dira-t-il après 1588, en citant saint Paul. D'où ses savoureuses invectives contre les demi-savants (I, 54).

Comment expliquer alors les accusations portées contre les Essais, du point de vue de la foi? Pour répondre, il est nécessaire de rappeler rapidement le plan de Y Apologie, car c'est surtout de ce chapitre qu'il s'agit.

Un certain nombre de contradictions et d'équivoques disparaîtraient si l'on songeait au dessein premier de Montaigne : défendre R. Sebond contre les deux groupes d'adversaires qui l'avaient attaqué, beaucoup plus que construire une apologie originale de la religion. On a discuté sur le nom de la princesse pour laquelle le plai-doyer était entrepris. F. Strowski excepté (il pense qu'il s'agirait d'un personnage idéal), les meilleurs interprètes conjecturent que ce serait Marguerite de Valois, femme du roi de Navarre (1553-1615) qui, prisonnière au Louvre en 1576, avait lu le Livre des Créatures de R. Sebond. Elle connaissait également la traduction qui avait été faite du théologien espagnol (Viola animae), soit celle de Jean Martin (1551-1567), soit celle de Montaigne.

De toute manière, il paraît hors de doute que Montaigne ait été fortement intéressé, spécialement pendant plusieurs années (1561-1568), par les ouvrages de Sebond. Celui-ci, professeur à l'Université de Toulouse de 1434 à 1436, songea à présenter un exposé de la doctrine catholique : « Il entreprend, lisons-nous dans Y Apologie, par raisons humaines et naturelles, establir et verifier contre les atheistes, tous les articles de la religion Chrestienne » (II, 12, P. 153 [I]). Si Montaigne trouve « belles » les « imaginations » (= les idées) de cet auteur, la contexture de son ouvrage bien suivie, et son dessein plein de piété, il ne pouvait ignorer qu'à Rome on établissait des réserves sur le livre de Sebond, surtout parce qu'il exaltait trop l'Écriture Sainte au détriment de la Tradition, en soutenant que la Bible contenait toutes les vérités

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révélées, mais également parce qu'il semblait verser, en opposition avec la philosophie scolastique, dans une exal-tation jugée excessive de la raison humaine, quand elle rencontre les mystères de la foi, au moins dans le Pro-logue du Livre des Créatures. Ainsi que l'écrit M. Dréano : «Malgré son admiration pour Sebond, malgré son désir de le rendre fidèlement, Montaigne a corrigé le Prologue condamné. Il en a donné une traduction qui a été jugée orthodoxe. Il a pu paraître deux éditions françaises de la Théologie Naturelle, à Paris (1569-1581): aucune n'a été censurée. Pour aucune d'elles, on ne voit qu'il ait jamais été inquiété » (La Pensée religieuse de Montaigne, 1934, p. 103).

Notons enfin que plusieurs passages des Essais sup-posent qu'il a consulté saint Thomas, saint Augustin et que la Bible a été citée par lui une quarantaine de fois.

Ces réflexions étaient indispensables, vu qu'il demeure impossible, sans aboutir à des contresens, de détacher Y Apologie de R. Sebond de la traduction de Sebond en 1569. Si Montaigne restreint le pouvoir de la raison, ce ne serait pas parce qu'il en nie totalement le rôle et la valeur, mais parce qu'il affirme qu'il « est bien besoin que (Dieu) nous preste encore son secours, d'une faveur extraordinaire et privilegée, pour la pouvoir (la vérité) concevoir et loger en nous... » (II, 12, P. 154 [I]).

Quels étaient les adversaires de Sebond? Ils se classent en deux groupes: ceux qui, par principe, rejettent les arguments humains en faveur de la foi, ceux qui trouvent ces arguments extrêmement faibles. Montaigne s'en prend surtout à ceux-ci, mais il voit en ces deux catégories des formes différentes d'une même doctrine: l'athéisme. A ceux qui reprochent à Sebond de fonder la croyance sur des raisons humaines, il objecte (II, 12, pp. 154 à 165), que c'est une très belle et très louable entreprise « d'ac-commoder (utiliser) encore au service de nostre foy les utils naturels et humains que Dieu nous a donnez... » (p.Τ55 [I]). Aux autres, qui prétendent ébranler l'argu-

mentation de Sebond, au nom même de l'intelligence humaine, il se contente de dire: tous les raisonnements qu'on peut imaginer contre le théologien catalan, sont sans valeur, précisément parce qu'il restera impossible d'aboutir au solide et pour l'homme d'arriver à la certitude « par argument ou par discours » (p. 167). Il est facile, lui semble-t-il, de le prouver en rappelant la faiblesse incurable de l'homme, dans la création, les contradictions entre les philosophes, péripatéticiens, épicuriens, stoïciens, la vanité des jugements, de la justice terrestre; enfin en insistant sur l'imperfection des sens. « Il n'est pas au pouvoir de l'homme d'atteindre par des moyens purement humains ni à la règle de conduite qu'il doit suivre pour être heureux, ni à la connaissance de lui-même et de ses fins... » (PLATTARD, Montaigne et son temps, 1933, p. 193). D'où la conclusion: puisque la créature apparaît incapable, démunie, elle se trouve contrainte de recourir à son Créateur; il l'élèvera, il la « haussera » jusqu'à lui... Nous avons résumé le chapitre douzième du livre second, sans prétendre assurément fixer la pensée de Montaigne, ni donner exactement les articulations des Essais: les critiques sont loin d'être d'accord pour fixer les divers ordres de développement.

Ils ne le sont pas non plus - est-il nécessaire de le rap-peler? - quand il s'agit de confronter cette pensée de Montaigne avec la doctrine catholique. Commençons par écarter certaines formules alléguées contre son orthodoxie en ce domaine de la foi. On lui a reproché d'avoir écrit : « Nous ne recevons nostre religion qu'à nostre façon et par nos mains, et non autrement que comme les autres religions se reçoyvent. Nous nous sommes rencontrez au païs où elle estoit en usage; ou nous regardons son ancienneté ou l'authorité des hommes qui l'ont maintenue, ou creignons les menaces qu'ell'attache aux mescreans; ou suyvons ses promesses. Ces considerations là doivent estre employées à nostre creance, mais comme subsidiaires : ce sont liaisons humaines. Une autre

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region, d'autres tesmoings, pareilles promesses et menasses nous pourroyent imprimer par mesme voye une croyance contraire (II, 12, P. 161 [I]). Nous sommes Chrestiens à mesme titre que nous sommes ou Perigor-dins ou Alemans... » (II).

Il suffit de rapprocher cette dernière phrase de ce qui précède pour n'y pas voir un aveu de scepticisme, mais la constatation rigoureuse d'un fait.

De même, quand il écrira dans le chapitre des Cannibales (I, 31, P. 92, [I]): «il semble que nous n'avons autre mire (critère) de la vérité et raison que l'exemple et idée des opinions et usances du pais où nous sommes. Là est toujours la parfaicte religion, la parfaicte police, perfect et accomply usage de toutes choses... », Montaigne enregistre une situation qu'il est malaisé de nier; trop de chrétiens raisonnent de la sorte : ma religion est vraie, puisque c'est la religion de mon pays. Dans ce cas, dirait-on de nos jours, on ne possède qu'une foi sociologique. Et Pascal, on le sait, dans le paragraphe consacré aux automates, fera la même remarque : « C'est la coutume qui fait tant de chrétiens, c'est elle qui fait les Turcs, les païens...» (Brunschvicg, par. 252). «Montaigne reconnaît qu'il est catholique du fait qu'il est péri-gourdin. Mais il ne veut pas être catholique comme il est périgourdin... », note justement le P. Sclafert {Ame religieuse de Montaigne, 1951, p. 132).

J. Plattard, critiquant Sainte-Beuve quand celui-ci affirme que Montaigne joue une comédie « dont il ne peut faire dupe que qui le veut bien », demande pour quelles raisons on tient à soupçonner l'écrivain de mauvaise foi, alors qu'au xvne siècle aucun adversaire n'a trouvé dans Y Apologie « une arme de guerre, et de guerre sournoise » contre le catholicisme (op. cit., p. 196). L'examen loyal du texte donne raison à l'éditeur des Essais. De même, il serait abusif de conclure à un aveu radical de scepticisme après lecture de la phrase : « La peste de l'homme, c'est l'opinion de sçavoir. Voilà pourquoy l'ignorance

nous est tant recommandée par nostre religion, comme piece propre, à la creance et à l'obéissance... » (II, 12, P. 226 [I]). Dans la perspective chrétienne, l'homme doit se tenir devant le Seigneur comme un disciple qui écoute, non comme un savant qui discute, apporter « l'obéis-sance et la subjection » (II, 12, P. 245 [I]): toute la doc-trine traditionnelle, appuyée sur la Bible {Rom., xi, 34; haie, XL, 13; Job, xi, etc..) présente le même enseigne-ment. Ce n'est pas professer la nécessité de « l'abêtisse-ment »; tout au plus, serait-il permis d'appliquer à l'au-teur des Essais la pertinente réflexion de L. Brunschvicg lorsqu'il interprète le mot célèbre de Pascal « S'abêtir, c'est retourner à l'enfance pour atteindre les vérités supé-rieures qui sont inaccessibles à la sagesse des demi-savants » (op. cit., p. 441, note 1). « Il nous faut abestir pour nous assagir, et nous esblouir pour nous guider » (II, 12, P. 233 [III]).

Nous pourrions relever un certain nombre d'explica-tions erronées, dues à une lecture vraiment trop rapide de Montaigne. Il écrit à une époque où se pose de façon aiguë le problème de savoir s'il est possible de démontrer l'immortalité de l'âme par la seule raison. Il énumère les objections; il critique certaines preuves qui ont été four-nies. Rien que de très normal. Des théologiens ortho-doxes en ont usé de même, sans qu'on les accusât, pour autant, de verser dans l'hérésie. Ce n'est que progressive-ment, que l'enseignement catholique a vu les inconvé-nients qu'offrait telle thèse. Il y a un anachronisme inac-ceptable à juger un écrivain sans le situer en son époque. Il ne faut pas non plus juger Montaigne avec la même rigueur qu'un théologien de profession. Quand nous lisons : « c'est la foy seule qui embrasse vivement et cer-tainement les hauts mystères de nostre Religion» (I, xii, P. 154 [I]), nous pouvons comprendre: a) la foi peut seule les trouver; b) la raison acquiesce aux vérités sur-naturelles à cause de l'autorité divine; c) la raison humaine est incapable de les faire accepter avec fermeté et certi-

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tude. Il a pu se tromper sur les relations foi-raison. On ne prouve pas qu'il se soit trompé sur les motifs de la foi (cf. sur ce point, JANSSEN, Montaigne fidéiste, 1930, p. 124).

Mais n'y a-t-il pas péril, quand on accuse la raison d'impuissance complète, de se méfier de toutes ses acti-vités, sans prendre soin de distinguer les problèmes? Mon-taigne l'avait sans doute prévu, dans le passage célèbre : « C'est un coup désespéré, auquel il faut abandonner vos armes pour faire perdre à son adversaire les siennes, et un tour secret, duquel il se faut servir rarement et reservée-ment » (II, 12, P. 333 [I]). En montrant l'incertitude de toutes les sciences naturelles ou morales, la somme con-stante des erreurs, les variations dans la justice humaine, ne démolissait-on pas le travail de la pensée théologique du Moyen Age qui estimait féconde l'utilisation de la méthode analogique?

Aucun théologien ne songe à saisir, à comprendre -au sens étymologique du mot - la vérité en son ensemble-: on peut en percevoir quelque aspect. Et pour expliquer la position de Montaigne, il ne suffirait pas, pensons-nous, de déclarer, ainsi qu'on l'a fait parfois, qu'il se défie moins de la raison que du raisonnement. Que vaudrait un instrument, si tout ce qu'il produit est dénué de valeur? Nous ne sommes pas scandalisés, pas plus que ne le furent les contemporains, en lisant sur l'épi-taphe gravée sur son tombeau : « Moi qui à la doctrine chrétienne, ai allié la doctrine pyrrhonienne », parce que maints écrivains de son époque n'avaient aucun scru-I pule à utiliser le scepticisme pour défendre leurs ' croyances et ne voyaient pas de difficultés dans le fait d'humilier la raison devant les vérités qui la dépassaient. Plus tard, on établira les rapports de celle-ci avec la foi d'une manière tout autre. On estimera qu'à « restreindre trop les facultés de la raison dans l'établissement de la crédibilité de la foi », - c'est une des définitions que l'on donne d'un système, que sous le nom de fidéisme,

rejettera l'Église au xixe siècle, on s'éloigne de la pensée catholique.

Accuser Montaigne de fidéisme, au sens précis que ce mot conserve dans le vocabulaire théologique, constituerait un anachronisme puisque aussi bien les Essaisi manifestent de simples tendances, sans présenter une' théorie rigoureuse. Cependant, il semble malaisé de nier qu'à son insu, sans aucune doute, « avec le prestige d'un style éblouissant, il a ébranlé pour longtemps les certitudes humaines les plus importantes, celles qui ont pour objet Dieu, la création, et l'immortalité de l'âme... » (MORÇAY-MULLER, La Renaissance, 1960, p. 437). La mise à l'Index, en 1676, après un siècle, indique que l'Église condamna le livre pour son influence plutôt que pour la doctrine elle-même. L'ouvrage était devenu pour un grand nombre un manuel de scepticisme radical et de morale épicurienne.

Il nous faut maintenant revenir, après ces précisions indispensables, aux affirmations mêmes des Essais. Mon-taigne reconnaît la valeur de la Révélation. Cette foi catholique, qu'il a trouvée dans son berceau et dans son milieu, il ne cesse de la proclamer avec netteté. Les textes les plus importants se trouvent au livre I, ch. LVI, au livre II, ch. m, xn, xix, au livre III, ch. π). En voici quelques extraits : « Ou il faut se submettre du tout (= entièrement) à l'authorité de nostre police ecclésiastique, ou du tout s'en dispenser. Ce n'est pas à nous à establir la part que nous luy devons d'obeïssance. Et davantage: je le puis dire pour l'avoir essayé, ayant autrefois usé de cette liberté de mon chois et triage particulier, mettant à nonchaloir certains points de l'observance de nostre Église, qui semblent avoir un visage ou plus vain ou plus estrange; ... j'ay trouvé que ces choses là ont un fondement massif et très-solide, et que ce n'est que bestise et ignorance qui nous fait les recevoir avec moindre reverence que le reste... » (I, 27, P. 60 [I]).

Sur l'exemplaire de Bordeaux, il se présente comme

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«tenant pour execrable s'il se trouve chose ditte par moy ignorament ou inadvertament contre les sainctes prescriptions de l'Église catholique, apostolique et Ro-maine, en laquelle je meurs et en laquelle je suis nay... » (I, 56, P. 245 [III]).

Et ailleurs : « En ce débat par lequel la France est à present agitée de guerres civiles, le meilleur et le plus sain party est sans doubte (= certainement) celuy qui maintient et la religion et la police ancienne du pays » (II, 19, P. 99 [I]). « Mon cathédrant (= mon maître), c'est l'au-thorité de la volonté divine, qui nous reigle sans contredit et qui a son rang au dessus de ces humaines et vaines contestations... » (II, 3, P. 30 [I]).

Ce qui l'écarté de la Réforme? Elle est une « nouvel-leté » et Montaigne en a horreur (I, 23, P. 165 [II]). Nous aurons à revenir sur ce point; pourquoi vouloir que la docilité se ramène toujours chez lui à la passivité?

Au cours de ses lectures, Montaigne rencontre des faits qui vont contre l'ordre habituel : quelle sera son attitude en face du miracle? Faut-il admettre, comme on nous y a invité plus d'une fois, qu'il a analysé dans un esprit rationaliste la manière dont ils se sont répandus? On cite, en ce sens, un passage de 1572: « Il est vray semblable que le principal credit [dès miracles I], des visions, des en-chantemens, et de tels effects extraordinaires, vienne de la puissance de l'imagination agissant principalement contre les âmes du vulgaire, plus molles. On leur a si fort saisi la creance qu'ils pensent voir ce qu'ils ne voyent pas.. .»(I, 21, P. 135 [I]).

Mais ne conviendrait-il pas de distinguer? Pascal, lisant Montaigne, disait : « Que je hais ceux qui font les dou-teurs des miracles! Montaigne en parle comme il faut dans les deux endroits. On voit, en l'un comme il est prudent, et néanmoins il croit en l'autre et se moque des incrédules...» (Brunschvicg, par. 813). Il est fait allusion ici à deux textes : le premier a trait aux sorcières de son voisinage; « Pour accommoder les exemples que la

divine parolle nous offre de telles choses, très certains et irréfragables exemples, et les attacher à nos evenemens modernes, puisque nous n'en voyons ny les causes ny les moyens, il y faut autre engin (talent) que le nostre. Il appartient à l'avanture et à ce seul très-puissant tesmoi-gnage, de nous dire : « Cettuy-cy en est, et celle-là, et non cet autre? » Dieu en doit estre creu, c'est vrayement bien raison »(III, 11, P. 130 [II]).

Le second est emprunté au Livre I : « Il n'y a point de plus notable folie au monde que de les (les bornes et limites de la volonté de Dieu et de la puissance de nostre mère nature) ramener à la mesure de nostre capacité et suffisance. Si nous appelions monstres ou miracles ce où nostre raison ne peut aller, combien s'en presente il continuellement à nostre veuë? » (I, 27, P. 56 [I]).

En somme, deux attitudes qui ne sont pas contradic-toires. Il est vraisemblable que Montaigne en ce domaine, comme ailleurs, a tour à tour passé par des attitudes différentes: il avoue avoir changé d'opinion, - lisons le chapitre sur la Peur (I, 18, P. 101 et s.). On oublie trop souvent la place occupée par la sorcellerie au xvie siècle, et l'embarras des esprits les plus avisés devant les faits qu'on alléguait, ainsi que l'a montré Lucien Febvre qui précisément s'insurge contre la prétention de faire du xvie

siècle un siècle sceptique, un siècle libertin, un siècle rationaliste et le glorifier comme tel : « la pire des erreurs et des illusions... » (Le problème de Γ incroyance au XVIe

siècle, p. 500).L'auteur des Essais a cherché, il a observé, il est de-

meuré prudent. Même un critique comme M. Weiler qui ne veut voir en lui qu'un adversaire des miracles, convient que Montaigne fait une distinction entre les prodiges, suivant l'autorité des témoins qui les rapportent; il déclare y ajouter foi, lorsque ces témoins s'appellent Plutarque, César, Pline ou saint Augustin... » (Pour connaître la pensée de Montaigne, p. 56).

Cela demeure absolument certain. Nous donnerons

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deux textes. De Plutarque, il dit: « Si ce n'est aux choses receuës par authorité et reverence d'ancienneté ou de religion, il n'eut voulu ny recevoir lui mesme, ny nous proposer à croire choses de soy incroyables... » (II, 32, P. 176 [I]). Et il l'approuve. Ailleurs, après avoir narré des guérisons, rapportées par saint Augustin, il s'écrie: « Dequoy accuserons nous et luy et deux Saincts Eves-ques, Aurelius et Maximinus, qu'il appelle pour ses recors (= témoins)? Sera ce d'ignorance, simplesse, facilité, ou de malice et imposture? Est-il homme, en nostre siècle, si impudent, qui pense leur estre comparable, soit en vertu et piété, soit en sçavoir, jugement et suffisance? » (I, 27, P. 59 [I]).

La date de cette remarque ne doit pas constituer une objection: sinon, il conviendrait de toujours laisser de côté ce qui ne cadre pas avec les idées auxquelles on s'est premièrement arrêté... Montaigne a également eu l'occasion d'étudier le problème pendant son voyage en Italie: tantôt, il se livre à des enquêtes personnelles pour examiner si ce qu'on raconte est exact ou croyable: en certains cas, il suspend son jugement; ailleurs, il prononce le mot de vraisemblahce. Il se défie des ruses et des illusions. Nous n'avons pas le loisir d'examiner en détail les réflexions qu'il nous a laissées à ce sujet; mais on pourra lire dans le Journal les pages consacrées à un prodige qui fit quelque bruit alors, la guérison de Michel Marteau à Lorette {Journal de Voyage, éd. Lautrey, p. 290).

L'auteur des Essais manifeste une admirable prudence dans le chapitre xi du livre III (P. 123 et s.) consacré à montrer comment se développent les erreurs. Il suit l'avis de saint Augustin: « Il vaut mieux pancher vers le doute que vers l'asseurance es choses de difficile preuve et dangereuse creance » (P. 132 [II]). Il applique exactement cette méthode dans l'examen de la guérison de Lorette. « La raison m'a instruit que de condamner resoluement une chose pour fauce et impossible, c'est se

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donner l'advantage d'avoir dans la teste les bornes et limites de la volonté de Dieu et de la puissance de nostre mere nature; et qu'il n'y a point de plus notable folie au monde que de le ramener à la mesure de nostre capacité et suffisance... » (I, 27, P. 56 [I]).

Il est permis de regretter qu'on ne songe pas suffisam-ment à cette affirmation: cela empêcherait de formuler bien des jugements rapides à propos de ses opinions reli-gieuses. D'autres chrétiens authentiques, dans les siècles qui suivront, feront preuve comme lui de prudence et de réserve. Parler du rôle possible de l'imagination en ce domaine, serait-ce hérétique?

Pour résumer ces réflexions touchant la foi et le monde surnaturel, faut-il dire avec Petit de Julleville: «Pascal sort du scepticisme absolument croyant, Montaigne en sort absolument conservateur de ce qui existe. L'un agit par l'effet d'une conviction troublée mais ardente; et l'autre par esprit de conduite, et par dédain ou peur de l'effort. L'un est humble vraiment, l'autre est prudent et circonspect, s'abritant dans la religion comme dans un port tranquille où il cherche le repos et un certain en-gourdissement de l'âme. Pascal, cœur autrement noble, n'y veut trouver que le sacrifice et la plus pure vertu... ? » Il est permis d'accepter cette assertion, mais à condition de la nuancer : on peut conserver des traditions parce qu'on ne pense pas que ce qui les remplacerait appor-terait un changement valable, parce qu'il est périlleux de démolir pour le simple plaisir de démolir. Montaigne a vu « les effets dommageables » de la nouvelleté, il a enregistré les troubles causés dans le pays, « les maux et ruines qui se font depuis sans elle, et contre elle » (I, 23 P. 165 [II]); il opte pour la tradition.

D'autant plus, on l'oublie parfois, que le magistrat de Bordeaux, après 1557 surtout, dut résister à un courant d'idées favorables à la Réforme ; ainsi que M. Dréano l'a montré, il ne craignit pas de se compromettre (pp. cit., p. 136) et de prendre nettement parti, soit en faisant pro-

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fession de foi, sans y être tenu, en 1562, soit en organisant la résistance, en 1567. « Les pages des Essais écrites pen-dant cette année (1572) et pendant les cinq années qui suivent, contiennent de nombreuses expressions où il avoue, incidemment et sans qu'il y paraisse un calcul, qu'il est toujours avec les défenseurs de la royauté et du catholicisme... » (p. 143). On notera qu'il n'approuvait pas, en 1562, la politique religieuse du chancelier Michel de l'Hospital, d'accord en cela avec Etienne de La Boétie. On ajoutera, du reste, qu'il est loin d'adhérer pleinement à la Ligue: plusieurs textes en témoignent (II, 19, P. 99 [I]), (II, 12, P. 158 [III]). Le contraire nous eût surpris: Montaigne conserve toujours le souci d'éviter de suivre aveuglément un parti qui pousserait aux désordres; il demeure, à l'exemple de maints intellectuels, défiant devant des proclamations trop affirmatives pour être vraies, trop sujettes au changement pour être prises au sérieux. Ainsi les lettres adressées par Duplessy-Mornay au Maire de Bordeaux, indiquent que le conseiller du roi de Navarre, le grand homme du parti protestant, voyait en Montaigne non pas un partisan de la Réforme, non pas un esprit intransigeant, mais un catholique avec qui il était possible de discuter pour établir un « modus vivendi ». Cela nous fait comprendre les relations entre Montaigne et le futur Henri IV. Incon-testablement, celui-ci est cher à l'auteur des Essais, qui tient cependant à manifester sa fidélité à Henri III, représenté par son lieutenant Matignon. Il dénonce les cruautés dont l'histoire contemporaine lui fournit des exemples (II, 11, I, 31). Il a horreur des extrêmes, il affirme sa soumission au pouvoir; son loyalisme n'est jamais atteint. On lira, dans cette perspective la fin du chapitre quinzième, dans le livre second : « J'essaye de soubstraire ce coing à la tempeste publique, comme je fay un autre coing en mon ame. Nostre guerre a beau changer de formes, se multiplier et diversifier en nouveaux partis; pour moy, je ne bouge. Entre tant de mai-

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sons armées, moy seul, que je sache en France, de ma condition, ay fié purement au ciel la protection de la mienne... Je ne veux ny me creindre, ny me sauver à demi. Si une plaine recognoissance acquiert la faveur divine, elle me durera jusqu'au bout; si non, j'ay toujours assez duré pour rendre ma durée remerquable et enregistrable. Comment? Il y a bien trente ans. » (Les troubles civils dataient de 1560) (II, 15, P. 25, 26 [III]).

Était-il inutile de rappeler ces faits qui illustrent assez bien les constantes de l'âme de Montaigne? On n'accepte plus guère présentement l'argument tiré jadis contre l'écrivain du fait qu'il aurait publié le manuscrit d'Etienne de La Boétie dans le dessein de servir les Réformés, qu'il en aurait même modifié le texte et qu'il l'aurait livré alors aux protestants. Il semble bien que si Montaigne renonça à insérer le « Discours » dans les Essais, après y avoir songé, c'est parce que les pages de La Boétie avaient été utilisées en 1574 et en 1576 pour des fins politiques (I, 28, P. 77 [I]). De son ami, il tient à rappeler qu'une de ses maximes était « d'obeyr et de se sousb-mettre très-religieusement aux loix sous lesquelles il estoit nay... » (ibid., P. 78 [I]).

Nous avons parlé de l'attitude de l'écrivain devant le problème de la foi et en face du mouvement de la Réforme, d'après ses écrits; nous savons que sa fidélité à ses convictions lui valut la confiance du roi de France, dans les années difficiles où celui-ci dut conquérir son royaume, mais aussi son désir de demeurer toujours indépendant devant le pouvoir. « Si les lois que je sers me menassoient seulement le bout du doigt, je m'en irois incontinent en trouver d'autres, où que ce fut. Toute ma petite prudence, en ces guerres civiles où nous sommes, s'employe à ce qu'elles n'interrompent ma liberté d'aller et venir » (III, 13, P. 190 [II]). Cette attitude, sur le plan purement humain rejoint la soumission, dont nous avons parlé, sur le plan religieux.

Il est indispensable à présent, de rechercher ce que

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Montaigne pense du Christ. « Lui qui revient si volontiers à Socrate, il ne pense à peu près jamais au Christ. Il connaît bien Plutarque, mais son ignorance du Nouveau Testament semble à peu près totale... » Ainsi s'exprime, après A. Gide, un contemporain (F. JEANSON, Montaigne, 1951, p. 78). De son côté, le P. Sclafert, en reconnaissant que le Sauveur est à peine nommé, croit « que son image est transparente partout en filigrane... » (op. cit., p. 310). Qu'en est-il au juste? Le débat est important; Montaigne dépasse-t-il le déisme? Reconnaît-il la place unique de Jésus?

Il est certain que son silence n'est pas absolu. « Il est plein de raison et de piété, nous confie-t-il, de prendre exemple de l'humanité mesme de Jesus-Christ; or, il finit sa vie à trente et trois ans. Le plus grand homme, simplement homme - nous soulignons - Alexandre, mourut aussi à ce terme » (I, 20, P. 114 [I]). Et ailleurs: « Je suis bien ayse que les tesmoins nous sont plus à main, où nous en avons plus affaire; car la Chrestienté nous en fournit à suffisance. Et, après l'exemple de nostre sainct guide, il y en a eu force qui par dévotion ont voulu porter la Croix » (I, 14, P. 79 [I]). On évoque ici le verset de l'Évangile de Matthieu (XVI, 24). Enfin, dans un passage curieux où il insiste sur les liens entre l'âme et le corps, Montaigne note que « nostre grand Roy divin et celeste, duquel toutes les circonstances doivent estre remarquées avec soing, religion et reverence, n'a pas refusé la recommandation corporelle...» (II, 17, P. 60 [I]). C'est peu de chose, mais on ne saurait perdre de vue le dessein de l'auteur des Essais: il ne consiste pas à tirer de l'Évangile un système moral, mais à communiquer ses expériences : « Je propose les fantasies humaines et miennes, simplement comme humaines fantasies, et séparément considérées, non comme arrestees et réglées par l'ordonnance celeste, incapables de doubte et d'altercation; matière d'opinion, non matière de foy; ce que je discours selon moy, non ce que je croy selon Dieu, comme les enfans

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proposent leurs essais; instruisables, non instruisants; d'une maniere laïque, non clericale, mais très-religieuse tousjours... » (I, 56, P. 253 [III]).

Ce texte qu'il convient de retenir soigneusement a une importance particulière; il semble contraire à la vérité d'en tirer une profession de foi, selon laquelle Montaigne rejetterait de parti pris l'enseignement de l'Évangile. Il révère la doctrine divine, mais, à propos du « sainct livre des mystères (sacrez) de notre creance », il redit : « Ce n'est pas en passant et tumultuairement qu'il faut manier un estude si serieuz et venerable » (I, 56, P. 249 [II]). « Ce n'est pas l'estude de tout le monde, c'est l'es-tude des personnes qui y sont vouées, que Dieu y appelle. Les meschans, les ignorane s'y empirent. Ce n'est pas une histoire à compter, c'est une histoire à révérer, craindre, adorer... » (P. 249 [III]).

S'il parle assez peu du Christ, il ne manque pas de rappeler le rôle de la société que Jésus a fondée : l'Église. De l'autorité qui est échue à celle-ci, par la volonté même du Sauveur, il a parlé dans Y Apologie. Celui qui « a desniaisé notre creance des vagabondes et arbitraires devotions » et qui l'a « logée sur l'esternelle base de sa saincte parole » (II, 12, P. 366 [III]) a voulu, par la révé-lation, aider notre raison qui « ne faict que fourvoyer partout, mais spécialement quand elle se mesle des choses divines » (P. 275 [I]). « Nous voyons, ajoute-t-il, pourtant journellement, pour peu qu'elle se démente du sentier ordinaire et qu'elle se destourne ou escarte de la voye tracée et battue par l'Église, comme tout aussi tost elle se perd, s'embarrasse et s'entrave, tournoyant et flotant dans cette mer vaste, trouble et ondoyante des opinions humaines, sans bride et sans but. Aussi tost qu'elle pert ce grand et commun chemin, elle va se divisant et dissipant en mille routes diverses. »

Les dogmes que présente l'Église, Montaigne les rap-pelle, non pas assurément selon un plan concerté, puisque ce n'est pas son dessein, mais à l'occasion d'une lecture

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ou du développement d'un essai. En voici quelques-uns : Le péché originel: «la premiere tentation qui vint à l'humaine nature de la part du diable, sa premiere poison, s'insinua en nous par les promesses qu'il nous fit de science (Vous serez comme des dieux, sachant le bien et le mal, Genèse, m, 5) et de cognoissance... » (II, 12, P. 226 [III]). La rétribution selon les œuvres, soit pour la récompense, soit pour le châtiment éternel : « Les Chrestiens ont une particulière instruction de cette liaison (entre l'âme et le corps), car ils sçavent que la justice divine embrasse cette société et jointure du corps et de l'âme, jusques à rendre le corps capable des recompenses éternelles; et que Dieu regarde agir tout l'homme, et veut qu'entier il reçoive le chastiement, ou le loyer (= le salaire), selon ses mérites... » (II, 17, P. 58 [I]).

A Platon, auquel il reproche par ailleurs d'avoir affirmé que les « enfants et viellars se trouvent plus susceptibles de religion », comme si elle naissoit et tiroit son credit de nostre imbécillité » (II, 12, P. 163 [II]), il demande pour-quoi n'accorder qu'à la partie spirituelle de l'homme « de jouyr des recompenses de l'autre vie... (II, 12, P. 274 [I]). A ce compte, ce ne sera plus l'homme, ny nous, par con-séquent, à qui touchera cette jouyssance. »

De même, il refuse la thèse de l'Islam qui promet « un paradis tapissé, paré d'or et de pierreries, peuplé de garses d'excellente beauté, de vins et de vivres singuliers » (II, 12, P. 271 [I]). En sorte que si « nous ne pouvons dignement concevoir la grandeur de ces hautes et divines promesses, nous les pouvons aucunement concevoir... » (P. 272 [I]) ; il nous est demandé de penser que « de la seule libéralité divine, nous recevons le fruit de l'immortalité, lequel consiste en la jouyssance de la beatitude éternelle... » (P. 327 [I]). Ce serait fâcheux de préférer «je ne sçay quelle disparité de fortune presente aux espérances et menaces de la vie éternelle... » (I, 56, P. 249 [III]).

On relèvera également des déclarations suffisamment nettes sur quelques points controversés. Non seulement

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dans le chapitre des Noms, il parle de ce « nom Sacro-sainct de la Vierge mere de nostre Sauveur... » (I, 46, P. 188 [I]), mais il n'hésite pas à fournir en exemple les personnages que l'Église vénère comme saints, ceux de la primitive Église comme saint Laurent, ceux d'une époque plus proche: saint Thomas, saint Augustin, voire un contemporain, saint Charles Borromée. Nous verrons plus loin son attitude en ce qui concerne le culte.

Mais les attaques, alors, se faisaient nombreuses contre 1 la Papauté. On connaît la page où il exprime son en-thousiasme à l'égard de Rome, « ville métropolitaine, de toute les nations Chrestiennes : l'Espaignol et le François, chacun y est chez soy. Pour estre des princes de cet estât, il ne faut qu'estre de Chrestienté, où qu'elle soit... » (III, 9, P. 83 [II]). On connaît moins le passage du Journal de Voyage où il fait l'éloge de Grégoire XIII, réformateur de la vie religieuse (1572-1585, Journal, pp. 266 et s.). On objectera peut-être les critiques qu'il a adressées au cours de son livre aux membres du clergé, certaines railleries, certaines réflexions sceptiques du Journal. Elles ne sauraient cependant surprendre, à bien les considérer. Nous avons la singulière habitude de tirer argument contre un croyant des réserves qu'il lui arrive d'exprimer à l'égard des chefs, des usages, des erreurs de l'Église. Parce que les imagiers du Moyen Age ont placé des papes et des évêques en enfer, que les auteurs des fabliaux se gaussent des mauvais moines, des prêtres gourmands ou paillards, on affirmait, au siècle dernier, non seulement qu'ils étaient « anti-cléricaux », mais qu'ils ne se soumettaient pas à l'autorité religieuse. Il y a longtemps qu'on a signalé cette confusion; au cours de l'histoire, les clercs eux-mêmes ne se privaient pas de faire des satires et des plaisanteries, souvent sans aucun scrupule, sans que cela portât préjudice à l'intégrité de leur foi. Nous devons, par conséquent, ne pas nous offusquer si Mon-' taigne, guidé par son esprit observateur et critique, s'en prend aux cardinaux, jugés fort mondains; s'il note,

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à Vérone, que les hommes devisent au chœur de l'église, couverts, debout, le dos tourné vers l'autel; à Rome, que pape et prélats parlent pendant la messe. Il compare, avec une certaine ironie, la baptême à la circoncision et raconte, avec un air assez sceptique, une séance d'exorcisme, ou une certaine histoire de courtisane, dévote à Notre Dame.

Les abus, Montaigne ne les ignore donc pas; il aimait trop observer, refuser tout dogmatisme, peindre la vérité pour ne pas les enregistrer. Mais il a laissé une parole qui en dit long, dans le chapitre xxxi du livre II : « Le dire est autre chose que le faire: il faut considérer le presche à part, et le prescheur à part. Ceux-là se sont donnez beau jeu, en nostre temps, qui ont essayé de choquer la vérité de nostre Eglise par les vices des ministres d'icelle; elle tire ses tesmoignages d'ailleurs; c'est une sotte façon d'argumenter et qui rejetterait toutes choses en confusion. Un homme de bonnes meurs peut avoir des opinions fauces, et un meschant peut prescher vérité, voire celuy qui ne la croit pas.» Et il ajoute: «C'est sans doute une belle harmonie quand le faire et le dire vont ensemble, et je ne veux pas nier que le dire, lors que les actions suyvent, ne soit de plus d'authorité et efficace » (P. 165 [I]).

Ailleurs, dans l'Apologie, il cite l'histoire célèbre de ce personnage venu à Rome, qui s'établit d'autant plus fort en la religion « considérant combien elle devoit avoir de force et de divinité à maintenir sa dignité et sa splendeur parmy tant de corruption et en mains si vitieuses » (II, 12, P. 157 [II]). Pour peu original que fût alors cet argument, il n'est pas sans intérêt de remarquer que l'auteur des Essais l'a reproduit.

Les critiques faites aux Essais par le Sacré Palais en 1581, (l'éloge de Théodore de Bèze, l'emploi du mot « fortune », un jugement trop favorable sur l'empereur Julien, deux autres formules outrancières) qui lui laissait le soin d'opérer les corrections nécessaires, il les

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accepta. « Ils honoroient, dit-il, et mon intention et affec-tion envers l'Église et ma suffisance...; ils remetoient à moi mesme de retrancher en mon Livre, quand je le vou-drois reimprimer, ce que j'y trouverois de trop licencieux et entr'autres choses, les mots de fortune... » {Journal, 274).

Montaigne a fourni des explications; il est considéré comme un fidèle soumis à l'Église ; on ne sache pas que le fait d'avoir maintenu dans les éditions postérieures ce terme équivoque de « fortune » lui ait attiré quelque suspicion.

Que Montaigne, à la vue des guerres religieuses et des désordres civils, ait été conduit à condamner l'intolérance, c'est indiscutable. Il alla jusqu'à écrire: « Après tout, c'est mettre ses conjectures à bien haut pris que d'en faire cuire un homme tout vif» (III, 11, P. 133 [II]). Protestation d'un esprit indépendant et d'une âme généreuse devant les supplices et les tortures de l'époque (II, 11, P. 143; II, 27, P. 143), pour les uns, « boutade » pour les autres. Impossible, en tout cas, de conclure de ce texte à l'incrédulité certaine.

La religion catholique comporte un culte précis; elle s'adresse à des êtres qui possèdent une âme mais aussi un corps. Quelle sera l'attitude de Montaigne quand i\\ viendra à parler du culte, des prières, des sacrements? Reprenons le chapitre LVI du livre Ier. Nous y voyons une affirmation très nette, qui rejette le formalisme et l'hypocrisie : « Une vraye prière et une religieuse reconciliation de nous à Dieu, elle ne peut tomber en une ame impure et soubmise lors mesmes à la domination de Satan. Celuy qui appelle Dieu à son assistance pendant qu'il est dans le train du vice, il fait comme le coupeur de bourse qui appelleroit la justice à son ayde, ou comme ceux qui produisent le nom de Dieu en tesmoignage de mensonge. » (I, 56, P. 255 [I]).

Parmi les formules qu'il utilise volontiers, il signale le Notre Père dont il parle avec une émotion dont il est

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malaisé de dire qu'elle serait feinte : « Je ne sçay si je me trompe, mais puis que, par une faveur particulière de la bonté divine, certaine façon de prière nous a été pres-cripte et dictée mot à mot par la bouche de Dieu, il m'a tousjours semblé que nous en devions avoir l'usage plus ordinaire que nous n'avons. Et, si j'en estoy creu, à l'entrée et à l'issue de nos tables, à nostre lever et coucher, et à toutes actions particulières ausquelles on a accoustumé de mesler des prières, je voudroy que ce fut le patenostre que les Chrestiens y employassent [I] sinon seulement, au moins tousjours » (I, 56, P. 245, [III]).

Que Montaigne mette l'accent sur le Pater, peut-on en déduire, comme on l'a fait, qu'il méprisait ou qu'il ignorait les autres supplications? On a simplement, lors de l'examen des Essais à Rome, en 1581, critiqué une formule outrancière : « Il faut avoir l'ame nette, au moins en ce moment auquel nous le prions (Dieu) ;... autrement, nous luy présentons nous mesmes les verges dequoy nous chastier... » (I, 56, P. 247 [I]). M. Dréano (op. cit.,' p. 411) cite une page du Catéchisme du Concile de Trente qui met les choses au point: Dieu scrute les cœurs et il veut bien se contenter d'un essai de sortir du péché, d'un commencement de bonnes dispositions. Mais, encore une fois, Montaigne ne joue pas au théologien.

Ce qui lui répugne, c'est la simulation : « Je ne trouve aucune qualité si aysée à contrefaire que la devotion, si on n'y conforme les meurs et la vie; son essence est abstruse et occulte ; les apparences, faciles et pompeuses » (III, 2, P. 40, [II]).

D'où ses réflexions sévères sur les hypocrites dans le chapitre LVI du livre Ier : « Sont-ils si hardis de demander pardon sans satisfaction et sans repentance? » (I, 56, P. 247 et 248 [III]). Mais il comprend la place que tient le culte, et principalement la prière, dans la vie chrétienne : « Il n'est... ame si revesche qui ne se sente touchée de quelque reverence à considérer cette vastité sombre de nos Eglises, la diversité d'ornemens et ordre de nos cere-

monies, et ouyr le son devotieux de nos orgues et la har-monie si posée et religieuse de nos voix » (II, 12, P. 387 [I]) ; passage célèbre auquel on pouvait en ajouter d'autres. Montaigne, en effet, a remarqué avec sagesse que « l'esprit humain ne se sçauroit maintenir vaguant en cet infini de pensées informes; il les luy faut compiler (= condenser) en certaine image à son modelle. La majesté divine s'est ainsi pour nous aucunement laissé circonscrire aux limites corporels: ses sacremens supernaturels et celestes ont des signes de nostre terrestre condition; son adoration s'exprime par offices et paroles sensibles, car c'est l'homme, qui croid et qui prie... A peine me feroit on accroire que la veuë de nos crucifix et peinture de ce piteux supplice, que les ornemens et mouvemens cérémonieux de nos églises, que les voix accommodées à la devotion de nostre pensée, et ceste esmotion des sens n'eschauffent l'ame des peuples, d'une passion religieuse, de très-utile effect » (II, 12, P. 265 [III]).

Cette déclaration, vu la date à laquelle elle fut écrite, est capitale : elle témoigne de la fidélité de Montaigne au ' principe même du christianisme. La religion ne s'adresse pas à de purs esprits; elle implique nécessairement un culte extérieur.

Nous avons rencontré le mot « les sacremens ». Mon-taigne a parlé incidemment de quelques-uns en termes fort orthodoxes. Vers 1560, les discussions à propos de la présence réelle du Christ dans l'Eucharistie divisaient les catholiques et les protestants. A deux reprises,lMpo-logie de RaymondSebondnous livre une pensée explicite: « (Le corps humain) ne peut estre et au ciel et en la terre, et en mille lieux ensemble corporellement. C'est pour toy qu'il (Dieu) a faict ces règles ; c'est toy qu'elles attachent. Il a tesmoigné aux Chrestiens qu'il les a toutes franchies, quand il luy a pieu » (II, 12, P. 281 [I]). Et Montaigne avait rappelé que le Seigneur n'est pas le « confrère » de l'homme. Il se communique à l'homme, non pour se ravaler à sa petitesse (p. 280). Un peu plus loin,

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nous lisons : « Aux disputes qui sont a present en nostre religion, si vous pressez trop les adversaires, ils vous diront tout destrousséement (= carrément) qu'il n'est pas en la puissance de Dieu de faire que son corps soit en paradis et en la terre, et en plusieurs lieux ensemble... Nostre outrecuidance veut faire passer la divinité par nostre estamine. Et de là, s'engendrent toutes les resve-ries et erreurs desquelles le monde se trouve saisi, ramenant et poisant à sa balance chose si esloignée de son poix... »(P. 286, 287 [I]).

Il nous faudra, plus loin, étudier les textes consacrés par Montaigne au repentir: ils sont curieux et méritent discussion. Quoi qu'il en soit, l'auteur des Essais a parlé du sacrement de Pénitence à plusieurs reprises: dans le curieux chapitre de l'Exercitation (II, 6), il nous confie: « Nous nous disons religieusement à Dieu, et à nostre confesseur, comme noz voisins à tout le peuple. Mais nous n'en disons, me respondra-on, que les accusations. Nous disons donc tout: car nostre vertu mesme est fautière et repentable... » (p. 71 [III]).

C'est qu'il estime que le fait d'être contraint à déclarer ses fautes peut devenir un frein pour les penchants mauvais : « Chacun est discret en la confession, on le devoit estre en l'action; la hardiesse de faillir est aucunement compensée et bridée par la hardiesse de le confesser... » (III, 5, p. 87 [II]).

Peu importe qu'il se soit inspiré dans ce passage de Sénèque, qu'il cite un peu plus loin (épître 53). M. Dré-ano rapprochera à juste titre de ces lignes un extrait du cathéchisme du Concile de Trente où la même idée est exprimée en termes équivalents (op. cit., p. 375).

De l'Extrême-Onction, dans le chapitre où il nous entretient longuement de ses épreuves de santé, il dira, dans l'édition de 1588: « Tout au commencement de mes fièvres et des maladies qui m'atterrent, entier encores et voisin de la santé, je me reconcilie à Dieu par les derniers offices Chrestiens, et m'en trouve plus libre et deschargé,

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me semblant en avoir d'autant meilleure raison de la maladie » (III, 9, P. 60 [II]).

Nous voulons bien croire que la pensée de Montaigne est parfois voilée ; nous admettons moins facilement qu'il faille y lire des choses que l'auteur y aurait mises uniquement pour ceux qui savent trouver entre les lignes une idée qu'il serait dangereux d'exprimer clairement. Ce qui est sûr, c'est qu'à moins de taxer Montaigne d'une hypocrisie odieuse, ces lignes n'ont de sens que dans le cas où on lui fait confiance. Rien ne l'obligeait à nous laisser une déclaration d'une aussi nette orthodoxie.

Parmi les attaques lancées contre le catholicisme, à son époque, on doit relever celles qui ont trait à la vie reli-gieuse. On sait avec quelle insistance la Réforme s'attaqua aux couvents, aux vœux principalement, de quelle façon elle signala les incontestables abus qui s'y produisaient alors et auxquels, sans beaucoup de résultats, l'Église essayait, depuis un siècle, de porter remède. Les satires contre les moines, contre les contemplatifs, contre les « predicants », sont monnaie courante dans la littérature du Moyen Age, et Érasme n'a pas manqué d'accu muler les traits, violents ou ironiques, contre ceux qui se réfugient dans les cloîtres. Qu'en pense Montaigne? Il écrit dans le chapitre intitulé « de la phisionomie » : « J'ay pris plaisir de voir en quelque lieu des hommes, par devotion, faire veu d'ignorance, comme de chasteté, de pauvreté, de poenitence » (III, 12, P. 141 [II]). Et il ajoute : « Et est richement accomplir le vœu de pauvreté, d'y joindre encore celle de l'esprit. »

Ami du jésuite espagnol, Maldonat [1534-1583], dont la réputation fut considérable et qui avait été chargé d'instruire, après la Saint-Barthélémy, le roi de Navarre dans la religion catholique, il vante son érudition dans son Journal de Voyage; il salue dans les Pères de la Compagnie de Jésus les membres d'un collège qui est « une pépinière de grands hommes en toute sorte de grandeur »

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{Journal de Voyage, p. 257). Ailleurs, il loue les Béné-dictins et Capucins (I, 37, P. 124 [III]). En termes savoureux: « Et sy les aime et les honore d'autant plus qu'ils sont autres que moy », et il se laisse aller dans le chapitre de « la solitude » à cette réflexion : « L'imagina-tion de ceux qui, par devotion, recherchent la solitude, remplissant leur courage de la certitude des promesses divines en l'autre vie, est bien plus sainement assortie (adaptée). Ils se proposent Dieu, object infini et en bonté et en puissance ; l'ame a dequoy y ressasier ses désirs en toute liberté. Les afflictions, les douleurs leur viennent à profit, employées à l'acquest d'une santé et resjouys-sance éternelle : la mort, à souhait, passage à un si par-faict estât. L'aspreté de leurs règles est incontinent appla-nie par l'accoustumance ; et les appétits charnels, rebutez et endormis par leur refus, car rien ne les entretient que l'usage et exercice. Cette seule fin d'une autre vie heu-reusement immortelle mérite loyalement que nous aban-donnons les commoditez et douceurs de cette vie nostre. Et qui peut embraser son ame de l'ardeur de cette vive foy et espérance, réellement et constamment, il se bastit en la solitude une vie voluptueuse et delicate au delà de toute autre forme de vie.. » (I, 39, P. 146 [III]).

II suffit de lire ces remarques lentement, en comprenant bien le sens des termes dont use Montaigne, et en songeant à la date, pour voir combien l'écrivain est en nette opposition avec ceux qui, de son temps, estimaient inutile et contre nature la vie religieuse.

Nous aurons l'occasion, dans la seconde partie de cette étude, de revenir sur la pratique religieuse de Montaigne: il semble possible dès maintenant d'affirmer que l'auteur des Essais ne laisse tomber aucun des enseignements de l'Église, en matière de foi. Il ne contredit aucune des vérités présentées par Elle, qu'il s'agisse de la Révélation, des fins dernières, du Christ, de la Vierge, de l'Église, du culte, des sacrements, de la vie religieuse. Avant d'examiner son attitude en face de la morale,

quelques mots pourtant sont utiles, pour marquer qu'il accepte entièrement les commandements de la société fondée par le Christ. Il a donné ses raisons dans Y Apologie de Raymond Sebond: « Nous ne nous contentons point de servir Dieu d'esprit et d'ame; nous luy devone encore et rendons une reverence corporelle; nous appliquons nos membres mesmes et nos mouvements et les choses externes à l'honorer... » (II, 12, P. 155 [I]).

La prière publique, les processions, les pèlerinages, les dévotions trouvent donc grâce à ses yeux, dès que le for-malisme et l'hypocrisie en sont absents (III, 13): « Que ceux qui nous ont voulu bastir, ces années passées, un exercice de religion si contemplatif et immatériel, ne s'estonnent point s'il s'en trouve qui pensent qu'elle fut eschapée et fondue entre leurs doigts, si elle ne tenoit parmy nous comme marque, tiltre et instrument de division et de part, plus que par soy-mesmes » (III, 8, P. 210 [II]). D'ailleurs, il ne manque jamais de le rappeler, ces observances de l'Église tirent leur valeur de Celui qui les a ordonnées, non pas qu'il ait besoin de ces hommages, puisqu'il « ne peut s'augmenter et accroistre au dedans » (II, 16, P. 27 [I]) (souvenir de Raymond Sebond), mais parce qu'il a droit à être honoré par sa créature. Le meilleur acte de religion demeure, du reste, à ses yeux, un loyal effort pour présenter au Seigneur une âme pure et soucieuse de se perfectionner. Montaigne dénonce les fausses pratiques de dévotion; l'Église elle-même, fidèle à l'enseignement de la Bible, l'y invitait, elle qui, à maintes reprises, avait distingué les observances qui traduisent un sentiment religieux authentique et les attitudes super-stitieuses.

Tirons une conclusion rapide de cette première partie : Montaigne accepte intégralement les vérités que l'Église propose au fidèle. Nous ne pensons pas, par conséquent,, que Guillaume Guizot ait eu raison de dire : « Le fond I des Essais, c'est l’ Ecclesiaste, et non l'Évangile; c'est le,' scepticisme et non la foi; c'est l'indifférence au lieu de

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l'espérance; c'est l'égoïsme au lieu de la charité; c'est l'empirisme étroit, mou, flottant, au lieu de l'idéalisme énergique et infini qui a transformé le monde et qui l'agite encore pour le sauver » (Montaigne, Paris, 1899, p. 148). Il faudrait lire superficiellement les Essais pour aboutir à une conclusion aussi radicale.

III MONTAIGNE ET LA

MORALE CHRÉTIENNE

Beaucoup de critiques, de Sainte Beuve à Guizot, ont surtout mis en accusation la morale enseignée par Mon-taigne. Ils ont parlé d'un bilan de banqueroute, d'un paganisme absolu, et le P. Sclafert a pu écrire : « Affirmer chrétienne la morale de Montaigne, c'est aux yeux de beaucoup de lecteurs, hasarder le plus audacieux paradoxe et, en tout cas, heurter la doctrine la plus reçue et considérée comme la mieux établie. Il est admis que la morale de Montaigne est païenne. Pascal l'a dit et le chœur des critiques le répète, les uns scandalisés et les autres remplis d'admiration... » (op. cit., p. 151). Nous aurons l'occasion de marquer plus loin quelques réserves à propos des conclusions de l'auteur que nous venons de citer mais il a eu, incontestablement, le grand mérite de faire une distinction importante: une morale rationnelle ne se doit pas confondre avec une morale rationaliste, une morale naturelle avec une morale naturaliste, une morale païenne avec une morale areligieuse.

D'excellents historiens du xvie siècle, dont P. Villey, paraissent avoir oublié que ces termes ne sont pas syno-nymes (Les Sources et l'évolution des Essais, 1908). Et cependant, la distinction n'est pas simplement verbale. Qu'on se souvienne des sens multiples que l'on peut donner à la formule: suivre la nature! Les philosophes chrétiens du Moyen Age, Raymond Sebond lui-même, usent de l'axiome : il demeure évident qu'ils placent sous le mot de « nature » autre chose qu'Êpicure, Sénèque, Epictète.

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Qu'est-ce qui importe d'abord à l'homme? Peut-il se contenter de rester ce qu'il est? Dans le chapitre xvi du livre second, Montaigne répond : « Estans indigens et nécessiteux au dedans, nostre essence estant imparfaicte et ayant continuellement besoing d'amélioration, c'est là à quoy nous nous devons travailler. Nous sommes tous creux et vuides; ce n'est pas de vent et de voix que nous avons à nous remplir; il nous faut de la substance plus solide à nous reparer. Un homme affamé seroit bien simple de chercher à se pourvoir plustost d'un beau veste-ment que d'un bon repas; il faut courir au plus pressé. Comme disent nos ordinaires prières: Gloria in excelsis Deo, et in terra pax hominibus (Gloire à Dieu au plus haut des cieux, et paix aux hommes sur la terre, Luc π, 14). Nous sommes en disette de beauté, santé, sagesse, vertu, et telles parties essentieles; les ornemens externes se chercheront après que nous aurons proveu aux choses nécessaires. La Theologie traicte amplement et plus pertinemment ce subject, mais je n'y suis guiere versé... » (P. 27 [I]).

Ce texte est d'une rigoureuse orthodoxie; le christianisme affirme, avec une netteté absolue, que non seulement nous sommes incapables par nous-mêmes d'atteindre le bien surnaturel, l'idéal particulier offert à la créature que Dieu élève jusqu'à lui, mais, ce qui est plus difficile à admettre par l'esprit humain, qu'il est moralement impossible à l'homme tombé, avec ses seules forces, d'accomplir toute la loi morale, d'exécuter de bonnes œuvres plus difficiles. Il est donc légitime de parler d'indigence, de pauvreté. Pour l'écrivain qui rappelle la nécessité d'une grâce particulière et surnaturelle en termes très précis (II, 12, P. 342 [II]), qui décrit l'homme seul, « sans secours estranger, armé seulement de ses armes, et despourveu de la grace et cognoissance divine, qui est tout son honneur, sa force et le fondement de son estre » (II, 12, P. 168 [I]), aucune hésitation n'est possible: « tout ce que nous entreprenons sans son assistance, tout ce que

nous voyons sans la lampe de sa grace, ce n'est que vanité et folie... »(II, 12, P. 326 [I]).

Mais comment Montaigne conçoit-il la vertu? Ici nous sommes un peu déconcertés. Ne cherchons pas chez lui les accents passionnés de Pascal; fidèle à une tradition parfaitement authentique, appuyée sur saint Augustin, l'auteur des Pensées, qui met l'accent sur les tendances mauvaises de l'homme déchu depuis la faute originelle, insiste surtout sur l'obligation de lutter, de triompher des instincts les moins nobles, de ne rien accorder à cette nature entraînée au mal. Montaigne, peut-être sous l'in-fluence de Maldonat, sévère pour la raison orgueilleuse, est plus compatissant pour la nature humaine. Qu'il écrive: « J'ay pris, comme j'ay diet ailleurs, bien simplement et cruement pour mon regard ce précepte ancien: que nous ne sçaurions faillir à suivre nature, que le souverain précepte, c'est de se conformer à elle... » (III, 12, P. 172 [II]) traduit bien son idée constante: éviter toute exagération, tout outrecuidance, savoir s'accommoder, « jouyr loiallement de son estre » (III, 13, P. 255 [II]) en ne séparant pas les exigences légitimes du corps de celles de l'âme... La loi de notre condition humaine l'exige...

Montaigne ne pense pas pour autant que toutes les poussées de la nature doivent être considérées comme légitimes. Sans doute, on objectera le passage célèbre de l’Institution des Enfants (I, 26) : « Ceux qui l'ont approchée (la vertu), la tiennent... logée dans une belle plaine fertile et fleurissante, d'où elle voit bien souz soy toutes choses ; mais si peut on y arriver, qui en sçait l'addresse, par des routes ombrageuses, gazonnées et doux fleurantes, plaisamment et d'une pante facile et polie, comme est celle des voûtes célestes... » (I, 26, P. 30 [III]).

Qu'il y ait là des souvenirs de Sénèque ou de Ronsard, peu importe: il semblerait que l'auteur ne songe pas à l'effort. Il exprime une idée toute différente au chapitre xi du livre second : « La vertu refuse la facilité pour com-

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paigne; et cette aisée, douce et panchante voie, par où se conduisent les pas réglez d'une bonne inclination de nature, n'est pas celle de la vraye vertu. Elle demande un chemin aspre et espineux; elle veut avoir ou des diffi-cultez estrangeres à luicter, comme celle de Metellus, par le moyen desquelles fortune se plaist à luy rompre la roideur de sa course; ou des difficultez internes que luy apportent les appétits desordonnez de nostre condition... » (P. 131, [I]). Il maintient ce texte dans les corrections de l'exemplaire de 1588 et y ajoute même le mot « imperfections... ». Si Montaigne avoue qu'il se contredit bien à l'aventure (III, 2, P. 28, [II]), il sera, en d'autres passages, plus précis encore : « Il faut que Dieu nous touche le courage. Il faut que nostre conscience s'amende d'elle mesme par renforcement de nostre raison, non par l'affoiblissement de nos appétits... » (III, 2, P. 45 [II]). Ou encore : « Il me semble que la vertu est chose autre et plus noble que les inclinations à la bonté qui naissent en nous. Les âmes réglées d'elles mesmes et bien nées, elles suyvent mesme train, et représentent en leurs actions mesme visage que les vertueuses. Mais la vertu sonne je ne sçay quoy de plus grand et de plus actif que de se laisser, par une heureuse complexion, doucement et paisiblement conduire à la suite de la raison... » (II, 11, P. 129 [I]).

Ne faisons pas dire à ce texte plus qu'il n'insinue, mais il marque bien que Montaigne n'oublie pas le sens premier du terme de vertu. Aussi bien, dans ce long chapitre du livre III dont le titre est « de mesnager sa volonté » (ch. x), on trouve un rapprochement curieux, tout à fait dans la manière de Montaigne. Après avoir, d'après Xénophon, rappelé que Socrate conseillait de fuir les attraits de la beauté, de courir hors de sa vue, l'auteur ajoute: « Et le Sainct Esprit de mesme: ne nos inducas in tentationem (ne nous induisez pas en tentation, Mat. vi, 13).Nous ne prions pas que nostre raison ne soit com-batue et surmontée par la concupiscence, mais qu'elle

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n'en soit pas seulement essayée, que nous ne soyons con-duits en estât où nous ayons seulement à souffrir les approches, solicitations et tentations du péché; et supplions nostre seigneur de maintenir nostre conscience tranquille, plainement et parfectement délivrée du commerce du mal... » (III, 10, P. 108 [II]).

Montaigne en est convaincu; il serait imprudent de se livrer au vice : « Il laisse, comme un ulcere en la chair, une repentance en l'ame, qui tousjours s'esgratine et s'en-sanglante elle mesme » (III, 2, P. 31 [II]). Cette réflexion, il l'a trouvée dans Plutarque. Ailleurs, il essaie de classer les diverses tendances mauvaises: elles n'ont pas toutes de graves conséquences (II, 2) et on ne doit pas non plus admettre avec les stoïciens que « quand le fautier faut, il faut (= il pèche) par tous les vices ensemble » (II, 11, P. 140 [I]). Après cette remarque de bon sens, cet aveu: « Je suis quelques vices, mais j'en fuis d'autres, autant qu'un sainct sçauroit faire. » Ailleurs, il écrit ces lignes qui auraient plu à l'auteur de l'Introduction à la vie dévote - après avoir rappelé que le bien devait être cherché pour lui-même et non en vue d'une récompense humaine, (II, 16, P. 34 [I]): « Gaigner une bresche, conduire une ambassade, régir un peuple, ce sont actions esclatantes. Tancer, rire, vendre, payer, aymer, hayr et converser avec les siens et avec soy-mesme doucement et justement, ne relâcher poinct, ne se desmentir poinct, c'est chose plus rare, plus difficile et moins remerquable. Les vies retirées soustiennent par là, quoy qu'on die, des devoirs autant ou plus aspres et tendus que ne font les autres vies... [II]. La plus courte façon d'arriver à la gloire, ce seroit faire par conscience ce que nous faisons pour la gloire [III]. Le pris de l'ame ne consiste pas à aller haut, mais ordonnéement... » (III, 2, P. 34).

Et si on refuse d'admettre un Montaigne croyant au Ciel parce qu'il n'en est pas question dans I, 14 (P. 63), à propos de l'au-delà, il paraît malaisé de comprendre cette remarque, jetée au hasard dans le chapitre xvi du livre II :

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« Et pour trois ans de cette vie fantastique et imaginera, allons nous perdant nostre vraye vie et essentielle, et nous engager à une mort perpétuelle? » (P. 43 [I]), surtout quand on se réfère au contexte.

Il importe, cependant, d'examiner un passage des Essais (au chapitre du Repentir, III, 2) qui a suscité bien des polémiques. On a souvent reproché à Montaigne de ne pas accepter de regretter ses fautes. « Ce n'est pas le plus grand mal de cet auteur que la vanité, dit Nicole, et il est plein d'un grand nombre d'infamies honteuses et de maximes épicuriennes et impies. Il ne faut point d'autre preuve, pour juger de son libertinage que cette manière dont il parle de ses vices. Car reconnoissant en plusieurs endroits qu'il avait été engagé en un grand nombre de désordres criminels, il déclare néanmoins, en d'autres, qu'il ne se repent de rien et que s'il avait à revivre, il revivroit comme il avoit vécu », disent Arnauld-Nicole dans la Logique, et ils citent ici le passage que nous allons étudier. Puis ils le commentent en ces termes : « Paroles horribles et qui marquent une extinction entière de tout sentiment de Religion, mais qui sont dignes de celui qui parle ainsi en un autre endroit : « Je me plonge la tête baissée stupidement dans la mort, sans la considérer et reconnoitre, comme dans une profondeur muette et obscure, qui m'engloutit tout d'un coup et m'étouffe en un moment, plein d'un puissant sommeil, plein d'insipidité et d'indolence... » (Logique, 3e éd., 1668, pp. 343 et s.)

Nous retrouverons l'accusation qui a trait à ce souhait de la mort « la moins préméditée ». Bornons-nous ici, pour sérier les problèmes, à l'examen du texte incriminé : « Excusons icy, nous affirme-t-il, ce que je dy souvent, que je me repens rarement [II] et que ma conscience se contente de soy, non comme de la conscience d'un ange ou d'un cheval, mais comme de la conscience d'un homme [III]; adjoustant tousjours ce refrein, non un refrein de cérémonie, mais de naifve et essentielle submission; que je parle enquerant et ignorant, me rappor-

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tant de la resolution purement et simplement, aux créances communes et légitimes? Je n'enseigne point: je raconte... » (III, 2. P. 30).

Ces lignes sont loin d'avoir le sens qu'on voudrait leur attribuer; le P. Sclafert en donne comme preuve l'équi-voque qui réside dans le mot repentir. Chez Montaigne, « il signifie toujours ce qu'indiquent les synonymes fort heureusement ajoutés par l'auteur, à savoir un changement de méthode ou de projet, un ravisement (op. cit., p. 220). Dans les autres passages, s'il s'agit de manifester un regret moral, un sentiment de contrition, l'écrivain se sert des termes: repentance et pénitence. Qu'il écrive ailleurs : « Je n'ay pas corrigé, comme Socrates, par force de la raison mes complexions naturelles, et n'ay aucunement troublé par art mon inclination. Je me laisse aller, comme je suis venu, je ne combats rien; mes deux mais-tresses pieces vivent de leur grace en pais et bon accord ; mais le lait de ma nourriture a esté, Dieu mercy, médiocrement sain et tempéré... » (III, 12, P. 172 [II]), cela s'explique dans la perspective de Montaigne: on ne se change pas vraiment, physiquement ni moralement. « On peut désavouer et dedire les vices qui nous surprenent et vers lesquels les passions nous emportent; mais ceux qui par longue habitude sont enracinés [III] et ancrés [II] en une volonté forte et vigoureuse, ne sont subjects à contradiction... »(III, 2, P. 33).

Il semble permis de trouver dans cette affirmation autre chose qu'un encouragement donné au vice, et d'accepter la formule un peu subtile qui se rencontre plus loin : « Je puis désirer, en general, estre autre ; je puis condamner et me desplaire de ma forme universelle, et supplier Dieu pour mon entière reformation et pour l'excuse de la foiblesse naturelle. Mais cela, je ne le dois nommer repentir, ce me semble non plus que le desplaisir de n'estre ny Ange, ny Caton. Mes actions sont réglées et conforme à ce que je suis et à ma condition. Je ne puis faire mieux. Et le repentir ne touche pas proprement les

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choses qui ne sont pas en nostre force, ouy bien le regret-ter... » (III, 2, P. 40 [II]).

Ailleurs, il répétera cette idée: « Si j'avois à revivre, je revivrois comme j'ay vescu; ny je ne pleins (= regrette) le passé, ni je ne crains l'advenir... » (III, 2, P. 45 [III]). Montaigne aurait aimé une formule où il est question de l'art d'utiliser ses fautes, formule qu'aurait pu signer, dans les années qui suivront la mort de l'écrivain, l'auteur de l'Introduction à la vie dévote. Surtout, quand on rapproche de ces textes les suivants que Port-Royal a négligés. Faute de réparer d'une façon réelle et efficace, « sont-ils si hardis de demander pardon sans satisfaction, et sans repentance » (I, 56, P. 248 [III]), et celui-ci : « Je ne cognoy pas de repentance superficielle, moyenne et de cérémonie. Il faut qu'elle me touche de toutes pars avant que je la nomme ainsin, et qu'elle pinse mes entrailles et les afflige autant profondement que Dieu me voit, et autant universellement... » (III, 2, P. 41 [III]).

Quant à la déclaration du chapitre π du livre III: « en tous affaires, quand ils sont passés, comment que ce soit, j'y ai peu de regret. Car cette imagination me met hors de peine, qu'ils devoyent ainsi passer; les voylà dans le grand cours de l'univers et dans l'encheineure des causes Stoïques; vostre fantasie n'en peut, par souhait et imagination, remuer un point, que tout l'ordre des choses ne renverse, et le passé, et l'advenir » (P. 43 [II]), est-il bien certain qu'il s'agisse des fautes? N'y a-t-il pas témérité à trouver dans ce texte une preuve que Montaigne n'a pas eu le sentiment du péché? Un peu plus haut, sagement, il assurait : « Je n'ay guère à me prendre des mes fautes ou infortunes à autre qu'à moy » {ibid., p. 42). Il aurait aimé le mot que Péguy prête à Dieu, dans le passage célèbre sur l'examen de conscience : « Vous n'y pensez que trop à vos péchés. Vous feriez mieux d'y penser pour ne point les commettre... »

Quand il rejette « l'accidentai repentir que l'aage apporte », {ibid., p. 43), ne serait-ce pas précisément parce

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qu'il y voit quelque chose d'insuffisant, d'incomplet, de superficiel?

Port-Royal avait retenu seulement quelques textes, sans retenir les passages qui eussent permis de les interpréter avec exactitude. En somme, Montaigne, ainsi qu'on l'a écrit, se refuse à faire plus qu'il ne doit. Son tempérament ennemi des attitudes excessives, des outrances, sa nonchalance foncière, son horreur des efforts répétés et douloureux, son relativisme évident, l'écartaient des décisions, des options qu'acceptent les âmes plus généreuses et plus nobles. Mais nous ne croyons pas, après lecture attentive des Essais, qu'il inspire, pour reprendre le mot de Pascal déjà cité, « une nonchalance du salut sans crainte et sans repentir... »

En effet, il croyait à la réalité du péché, à la nécessité des œuvres, et il dénonça, en somme, la plupart des fautes auxquelles l'homme est exposé. Là encore, il est facile de présenter des textes.

« Je ne loue pas volontiers ceux que je voy prier Dieu plus souvent et plus ordinairement, si les actions voisines de la prière ne me tesmoignent quelque amendement et reformation » (I, 56, [I]). Et il poursuit, après une citation expressive de Juvénal : « Et l'assiette d'un homme, meslant à une vie execrable la devotion, semble estre aucunement plus condemnable que celle d'un homme conforme à soy, et dissolu par tout. Pourtant (= aussi) refuse nostre Eglise tous les jours la faveur de son entrée et société aux meurs obstinées à quelque in signe malice... » (P. 247 [III]).

Toute oraison qui ne s'accompagne pas d'un changement véritable dans l'existence, qui n'aboutit pas à un essai loyal de conversion, lui paraît mauvaise. Pour Montaigne, le pécheur qui s'installe dans sa faute, commet une folie et une imprudence surtout quand il couche « une vie entière sur le fruict et émolument du péché qu'il (sçait) mortel... » (I, 56, P. 248 [III]). Et il dira, en une belle page, pleine d'un sentiment religieux qu'on ne

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peut tout de même considérer comme une simple fantaisie oratoire: « Si nous le croyons (= si nous croyions en Dieu), je ne dy pas par foy, mais d'une simple croyance, voire (et je le dis à nostre grande confusion), si nous le croyons et cognoissons comme une autre histoire, comme l'un de nos compaignons, nous l'aimerions au dessus de toutes autres choses, pour l'infinie bonté et beauté qui reluyt en luy ; au moins marcheroit il en mesme reng de nostre affection que les richesses, les plaisirs, la gloire et nos amis [I]. Le meilleur de nous ne craind point de l'outrager, comme il craind d'outrager son voisin, son parent, son maistre. Est il si simple entendement, quel, ayant d'un coté l'object d'un de nos vicieux plaisirs, et de l'autre en pareille cognoissance et persuasion l'estât (= la possession) d'une gloire immortelle, entrast en troque (= eût l'idée de changer) de l'un pour l'autre? [III] (II, 12, P. 159).

Pascal atteindra un sommet plus eleve, quand, dans les Pensées, il lancera ce cri: « J'aime la pauvreté, parce qu'il, (le Christ) l'a aimée. J'aime les biens, parce qu'ils donnent le moyen d'en assister les misérables. » (Br. 550) ou lorsqu'il écrira le Mystère de Jésus. Mais déjà, nous sommes avec Montaigne, bien au-dessus de la simple religion naturelle. Nous devons plus d'amour à Dieu qu'à nous; cette remarque invite Montaigne à rappeler qu'il faut servir Dieu d'esprit, de corps et d'âme (II, χπ), en songeant à tout ce qu'il a donné à l'homme. Mais, dès'lors, nous devinons qu'il insistera sur la soumission, sur l'obéissance, sur l'humilité.

Il use de raisons humaines, empruntées à la philosophie le plus souvent. Mais pourquoi? Le christianisme n'a jamais méprisé la sagesse païenne. Surtout au xvie siècle, où l'engouement pour le stoïcisme fut extraordinaire. Nous n'avons pas à traiter ce sujet: tous les historiens de Montaigne ont noté que s'il a dénoncé la vanité des recherches philosophiques (I, 14), les recettes plus ou moins vaines que nous ont transmises les maîtres

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à penser de l'antiquité (I, 31, et passim, II, 12), il ne laisse pas pour autant de multiplier ses recherches, afin de découvrir une sagesse humaine, et de se fixer une règle de vie. Il lui apparaît bien rapidement que l'orgueil constitue pour l'homme un péril immense : « L'orgueil est sa perte et corruption : c'est l'orgueil qui jette l'homme à quartier (= hors de) des voyes communes, qui luy fait embrasser les nouvelletez, et aymer mieux estre chef d'une trouppe errante et desvoyée au sentier de perdition, aymer mieux estre regent et précepteur d'erreur et de mensonge, que d'estre disciple en l'eschole de vérité... » (II, 12, P. 242 [I]).

Les pages célèbres sur la vanité, sur la fausseté de la gloire humaine, acquise par la noblesse ou la gloire mili-taire (I, 46; II, 16), même si elles nous laissent rêveurs, quand nous songeons à certaines prétentions découvertes en celui qui les écrivit, n'écartent-elles pas toute hésitation sur la position prise par l'auteur des Essais? Il faut accomplir son devoir, non par souci de l'honneur, mais pour lui-même. « Le devoir est le marc, l'honneur n'est que l'escorce... » (II, 16, p. 45 [I]), écrit-il en parlant des Dames. Une société ne peut exister sans « l'humilité, la crainte, l'obéissance, la debonneraité: qui sont les pièces principales pour sa conservation... » (II, 12, P. 241 [III]).

Montaigne dépasse cependant ce stade et rattache cette humilité naturelle, qui écarte la présomption, à la vertu chrétienne ; il écrit, en effet, dans l'Apologie: « C'est à elle seule (la majesté divine) qu'appartient la science et la sapience; elle seule qui peut estimer de soy quelque chose, et à qui nous desrobons ce que nous contons et ce que nous nous prisons » (II, 12, P. 166 [I]).

Et il joint, dans l'édition suivante, à un mot d'Hérodote, un renvoi à saint Pierre (lre épître, V, 5, qui cite lui-même le mot des Proverbes iii, 34). Parmi les sentences qui ornaient les travées de son cabinet de travail, on rencontre un autre mot des Livres Saints (Ecclésiastique x, 9, Bourbe et cendre, qu'as tu à te glorifier?) rap-

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pelé dans un autre passage de Y Apologie (II, 12, P. 242 [I]). Ceux qui ont lu avec attention le chapitre que nous venons d'utiliser, savent qu'il revient très souvent sur ce thème. Montaigne tire de cette notion: Dieu est tout, nous ne sommes rien, exactement ce qu'exprimait, quelques siècles plus tôt, sainte Catherine de Sienne, quand elle rapportait cette phrase du Seigneur: « Moi qui suis l'Infini, je veux des actes et un amour sans bornes... Je ne veux pas, moi l'Infini, être traité comme une chose finie... » (Dialogues, éd. Cartier, I, 28/30). « La première loi que Dieu donna jamais à l'homme, ce fut une loi de pure obéissance, ce fut un commandement pur et simple où l'homme n'eust rien à connaître et à causer (= discuter) » (II, 12, P. 226 [I]).

On a souvent présenté l'auteur des Essais comme on-doyant, incapable de fixer sa pensée; « Je donne à mon ame tantôt un visage, tantôt un autre, selon le costé où je la couche... Je n'ay rien à dire de moy, entièrement, simplement et solidement, sans confusion et sans mes-lange, ny en un mot. Distingo est le plus universel membre de ma logique... » (II, I, P. 13 [II]).

D'où la tentation à laquelle certains ont succombé : non pas simplement en faire un sceptique absolu, comme nous l'avons noté plus haut, mais, ce qui est beaucoup plus grave, l'accuser de mensonge et d'hypocrisie. Que pense donc Montaigne de la loyauté? Les Essais nous ont laissé sur ce point de nombreuses réponses. A une époque où triomphait en politique le machiavélisme, et, dans les rapports privés, la tromperie, elles sont particulièrement précieuses. « En vérité, le mentir est un maudit vice. Nous ne sommes hommes et ne nous tenons les uns aux autres que par la parole. Si nous en connoissions l'horreur et le poids, nous le poursuivrions à feu plus justement que d'autres crimes. Je trouve qu'on s'amuse ordinairement à chastier aux enfans des erreurs innocentes très-mal à propos, et qu'on les tourmente pour des actions téméraires, qui n'ont impression, ny suitte. La

menterie seule et, un peu au-dessous, l'opiniastreté, me semblent estre celles desquelles on devroit à toute instance combattre la naissance et le progrez... » (I, 9, P. 44 [III]). Montaigne revient encore sur ce point, à la fin du chapitre xvm, dans le livre II : « C'est un vilein vice que le mentir, et qu'un ancien (Plutarque) peint bien honteusement quand il diet que c'est donner tesmoignage de mespriser Dieu, et quand et quand (= en même temps) de craindre les hommes. Il n'est pas possible d'en représenter plus richement l'horreur, la vilité et le desregle-ment...»(P. 97 [II]).

S'il le juge plus grave encore que la paillardise, que sera-ce quand il parlera de l'hypocrisie? « Mon âme, de sa complexion, refuit la menterie et hait mesmes à la penser... » (II, 17, P. 70 [III]). « Quant à cette nouvelle vertu de faintise et de dissimulation qui est à cette heure si fort en credit, je la hay capitallement; et de tous les vices, je n'en trouve aucun qui tesmoigne tant de lâcheté et bassesse de cœur. C'est un' humeur couarde et servile de s'aller desguiser et cacher sous un masque, et de n'oser se faire veoir tel qu'on est... » (P. 69 [III]).

Il faut souligner ici le parfait accord du philosophe avec la morale chrétienne. Ceux qui ont lu l'Évangile avec attention, savent les condamnations portées contre le pharisaïsme, les compromissions, les manquements à la loyauté naturelle. La duplicité, la fraude, les altérations de la vérité, la tartufferie, ne sauraient être acceptées de quiconque se réclame du christianisme. Nous serions en droit de reprocher à Montaigne d'avoir avoué trop crûment ses défauts, et de manquer de réserve dans ses propos, mais nous ne pouvons certes pas mettre en doute son dessein de ne pas trahir la vérité : « C'est une chose si grande, que nous ne devons desdaigner aucune entremise qui nous y conduise.» (III, 13, P. 179 [II]). « La naïfveté et la vérité pure, en quelque siècle que ce soit, trouvent encore leur opportunité et leur mise » (III, 1, P. 10 [II]).

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Un autre vice est dénoncé avec une grande vigueur: l'avarice. « Si j'amasse, ce n'est que pour l'espérance de quelque voisine emploite (= emplette), non pour acheter des terres (II), de quoy je n'ai que faire (III), mais pour acheter du plaisir. Je n'ay ni guère peur que bien me faille, ny nul désir qu'il m'augmente... Et me gratifie singulièrement que cette correction me soit arrivée en un aage naturellement enclin à l'avarice, et que je me vois desfaict de cette maladie si commune aux vieux, et la plus ridicule de toutes les humaines folies... » (I, 14, P. 87 [II]).

Dans d'autres endroits de ce chapitre (P. 86 [III]) ou du livre III (IX, P. 18), il exprime des principes identiques : « Ο ! le vilein et sot estude, d'estudier son argent, se plaire à le manier, poiser et reconter...!» (III, 9, P. 19, [II)). Il cite ailleurs, pour appuyer ses dires, non plus un philosophe ancien, mais l'exemple de saint Paulin de Noie quand il perdit tous ses biens (I, 39, P. 140 [I]), et il remercie Dieu de ce qu'il possède (III, 9, P. 40 [II].

Mais il existe un point de sa morale sur lequel Pascal et les écrivains de Port-Royal se montrèrent particulièrement durs pour Montaigne: un libertinage de pensée, qui se traduit par la licence des propos. Ils s'en prennent aux « mots lascifs » (Br. 63) et cela, malgré M lle de Gour-nay; aux « infamies honteuses et aux maximes épicuriennes et impies » (Logique, p. 345). Que faut-il en penser?

Commençons par situer exactement le problème. Le xvie

siècle, comme le Moyen Age, avait une liberté verbale qui nous déconcerte. Qu'ils sont rares les écrivains d'alors qui ne laissent pas dans leurs œuvres, nouvelles, pièces de théâtre, propos familiers, contes, ouvrages même érudits, des gaillardises et des plaisanteries d'un goût douteux! On a fait justement remarquer que le rire de Rabelais, franc et souvent gras, était sinon admis par son époque, du moins considéré comme chose qui ne portait pas à conséquence. Marguerite de Navarre a

écrit l'Heptaméron... et le Miroir de l'âme pécheresse: les récits fort libres du premier recueil ne sont pas destinés à tout le monde; mais il serait absurde d'en faire grief à la princesse. Il nous paraît étrange qu'on puisse tirer des conséquences sérieuses de cette liberté de paroles ; elle choque les lecteurs modernes (moins peut-être que ceux du xviie siècle), mais elle s'explique si bien par les mœurs de l'époque! Raymond Sebond, Maldonat lui-même, sans parler des autres écrivains profanes, ne reculaient pas devant des images dont le moins qu'on puisse dire est qu'elles sont expressives. Le P. Sclafert nous semble absolument dans la vérité quand il déclare : « Montaigne ne recule pas devant le mot propre qui est souvent un mot réputé sale. Il n'a certes pas la verve débridée ni l'audace voulue d'un Rabelais. S'il emploie le mot juste et précis, souvent inconvenant, c'est que ce mot lui vient à la plume comme à la bouche... » (op. cit., p. 225). Dans le fameux chapitre sur les vers de Virgile (III, 5), l'auteur des Essais a légitimé son procédé : « Je sçay bien que fort peu de gens rechigneront à la licence de mes escrits, qui n'ayent plus à rechigner à la licence de leur pensée. Je me conforme bien à leur courage, mais j'offence leurs yeux » (III, 5, P. 86 [III]).

Pourquoi exclure les termes, si on ne condamne pas la réalité? Pourquoi, dans l'éducation, faire le silence sur des faits, des vices, des tendances qu'il est impossible d'ignorer? (III, 5, P. 103 [III]). Et il essaie de prouver sa thèse en s'appuyant sur l'autorité des témoignages. Les raisons par lesquelles Montaigne s'excuse, peuvent et doivent être discutées (III, 5, P. 87 [II] et P. 90 [III]); mais estimer qu'il s'agit là d'une obsession sexuelle, nous nous refusons à l'admettre. Contentons-nous, avec P. Villey, d'expliquer certains passages du chapitre ν du IIIe livre « par une tendance un peu libre de l'imagination de Montaigne dans sa vieillesse, par le goût du paradoxe que le succès développait chez lui à cette époque, par le prurit d'exagérer l'originalité de son dessein, de

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bien persuader qu'il ne cache rien de son moi » (III, p. 75). Ce point de vue est fort judicieux. On notera du reste que, si MUe de Gournay ne fit point de réserves sur les pages osées, dès 1595, une édition expurgée des Essais fut procurée, peut-être par les huguenots qui écartèrent en même temps les propos contre la Réforme. Quant au chapitre xxi du livre I, sur la force de Vima-gination (P. 132), s'il traite avec une liberté qui nous choque le problème des « aiguillettes », c'est qu'il intéressait vivement les contemporains. Pourrons-nous dire pour expliquer sa manière de faire, qu'il ne traduit pas en français les citations de Martial et de Catulle? Ce serait un peu naïf: il est plus intéressant de noter que ce cha-pitre, où tant de lignes manquent de délicatesse, contient cependant d'excellentes réflexions sur l'amour et le mariage. Il nomme le mariage « douce société de vie, pleine de constance, de fiance et d'un nombre infiny d'utiles et solides offices et obligations mutuelles » (III, 5, P. 96 [II]). Quelle est sa pensée sur ce point?

Il aime la femme, il ne s'en cache pas, mais surtout quand elle est belle et honnête » (III, 3, P. 57) (il ajoute l'adjectif « belle » en la dernière édition). Et il poursuit: « Mais c'est un commerce où il se faut tenir un peu sur ses gardes, et notamment ceux en qui le corps peut beaucoup, comme en moy. Je n'y eschauday en mon enfance et y souffris toutes les rages que les poètes disent advenir à ceux qui s'y laissent aller sans ordre et sans jugement. Il est vray que ce coup de fouet m'a servy depuis d'instruction » (III, 3, P. 57 [II]).

On peut discuter son pessimisme qui évoque celui de Stendhal («l'amour, une fleur délicieuse, mais il faut avoir le courage d'aller la cueillir sur les bords d'un précipice affreux » [De l'amour, II, 41]), ses assertions sur le mariage et l'amour, le premier, « plaisir plat mais plus universel », le second, « un plaisir attizé par la difficulté... » (III, 5, P. 100 [II]), et surtout les explications assez confuses du chapitre v, au livre III, sur ce point (P. 94

[II]). Il faudra attendre saint François de Sales pour voir exposer une doctrine plus précise, plus humaine. Et Camus nous a laissé une opinion fort intéressante quand il écrit: « Si nous voulons passer par-dessus la liberté de sa condition qui, selon le train du monde, semble prester un peu à la desbauche (= liberté excessive), Montaigne a traité de l'amour sur le sujet de certains vers de Virgile, comme par forme de diversion, excellement, et puisé son raisonnement des plus belles sources de l'ancienne philosophie platonique... » (CAMUS, Diversitez, tome VIII, p. 419). Pour être impartial, il faudra noter qu'à la fin de sa vie, l'évêque de Belley sera plus réservé dans ses éloges : les années avaient passé... Il demeure qu'à ses yeux, Montaigne a dit vrai: «C'est une religieuse liaison et devote que le mariage: voilà pourquoy le plaisir qu'onen tire, ce doit estre un plaisir retenu, sérieux et meslé à quelque sévérité ; ce doit estre une volupté aucunement (= quelque peu) prudente et conscientieuse » (IT, 30,P. 83 [I]).

Montaigne rappelle par ailleurs, que cette société con-jugale est quelque chose de grave: « On ne se marie pas pour soy, quoi qu'on die; on se marie autant et plus pour sa postérité, pour sa famille. L'usage et interest du mariage touche nostre race bien loing par delà nous » (III, 5,P. 93 [II]).

Mais que pense-t-il de la « paillardise »? Nous le saurons en nous reportant au livre premier. Dans le chapitre des Prières, il écrit, sur l'exemplaire de Bordeaux: « Un homme de qui la paillardise sans cesse regente la teste, et qui la juge très-odieuse à la veüe divine, que dict-il à Dieu, quand il luy en parle? Il se rameine (= il se ravise) ; mais soudain, il rechoit. Si l'object de la divine justice et sa presence frappoient comme il diet, et chastioient son ame pour courte qu'en fust la penitence, la crainte mesme y rejetteroit si souvent sa pensée, qu'incontinent, il se verroit maistre de ces vices qui sont habitués et acharnés en luy... »(I, 56, P. 248).

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Aucune trace dans l'œuvre de Montaigne de cette dis-position d'esprit qui lui ferait légitimer les manquements à la loi morale. Qu'il ait cherché, en ce domaine, des excuses à la faiblesse humaine (III, 5, P. 110 [III]), qu'il ait trop aisément dénommé exigences de la nature les poussées des sens, qu'il ait même, dans le chapitre sur la modération (I, 30, P. 83), fait une réflexion assez singulière où quelques-uns ont vu « une galéjade » sur les « femmes tousjours assez esveillées pour nostre besoing » [III], nous n'en disconvenons pas... Ne serait-ce pas simplifier la question que d'écrire avec un critique contemporain : « Montaigne se montrait fort réservé avec sa femme, mais il se dédommageait avec les autres »? (M. WEILER, op. cit., p. 136). En tout cas, il s'agit là d'un autre problème, assez obscur, du reste.

Au regard de Montaigne, la chasteté chez l'homme et surtout chez la femme, demeure une vertu difficile ; «le vœu de virginité le plus noble de tous les vœus, comme estant le plus aspre... » (III, 5, P. Ill [II]). Il faut exercer sa volonté, ne pas verser dans la présomption, et l'auteur d'ajouter: « Je ne sçay si les exploicts de Caesar et d'Alexandre surpassent en rudesse la resolution d'une belle jeune femme, nourrie à nostre façon, à la lumiere et commerce du monde, battue de tant d'exemples contraires, se maintenant entière au milieu de mille continuelles et fortes poursuittes. Il n'y a poinct de faire plus espineux qu'est ce non faire, ny plus actif... » (III, 5, P. 111 [II]).

Du libertinage, passons à la colère, Montaigne y con-sacre un chapitre en entier (II, 31). On y retrouve son goût pour la modération : « Il n'est passion qui esbranle tant la sincérité des jugemens que la colère » (II, 31, P. 164 [I]). C'est donc folie que châtier sous le coup de l'indignation, soit un élève, soit un serviteur. « C'est une passion qui se plaist en soy et qui se flatte. Combien de fois, nous estans esbranlez soubs une fauce cause, si on vient à nous presenter quelque bonne defence ou excuse, nous despi-

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tons nous contre la vérité mesme et l'innocence » {ibid., P. 168 [I]).

On s'expose ainsi à perdre la pureté du jugement et à rendre impossible la vie sociale. De même, l'ivrognerie, défaut auquel il apporte une attention particulière, lui paraît quelque chose d'insupportable : « (Elle) me semble un vice grossier et brutal. L'esprit a plus de part ailleurs, et il y a des vices qui ont je ne sçay quoy de généreux, s'il le faut ainsi dire [I].... Le pire estât de l'homme, c'est quand il pert la connoissance et gouvernement de soy » (II, 2, P. 18, [III]).

Nous avons, à dessein, laissé de côté un point de la morale qui demande des explications. Il s'agit du suicide (II, 3, P. 30). On y lit au chapitre n, 3, P. 31 : « Nous pou-vons avoir faute de terre pour y vivre, mais de terre pour y mourir, nous n'en pouvons avoir faute, comme repondit Boiocatus aux Romains [II]. Pourquoy te plains tu de ce monde? Il ne te tient pas: si tu vis en peine, ta lâcheté en est cause; à mourir il ne reste que le vouloir... Tout revient à un: que l'homme se donne sa fin, ou qu'il la souffre; qu'il coure au devant de son jour, ou qu'il l'attende; d'où qu'il vienne, c'est toujours le sien; en quelque lieu que le filet se rompe, il y est tout, c'est le bout de la fusée. La plus volontaire mort, c'est la plus belle... » [I].

On serait dans l'erreur en voyant dans cette déclaration, comme en d'autres semblables, un éloge sans réserve du suicide; comme maints humanistes qui ont cité ces exemples empruntés à Plutarque, Montaigne, un instant au moins, a pu admirer la décision de Caton et de plusieurs autres personnages célèbres qui mirent fin à leur existence. Il cite la phrase de Sénèque : « S'il est mauvais de vivre en nécessité, au moins de vivre en nécessité, il n'est aucune nécessité » (I, 14, P. 90 [I]) et il insiste encore sur ce point dans le texte postérieur à 1588, non sans mentionner les objections qui ont été faites à la thèse (II, 3, P. 33). Mais de là à songer personnellement au suicide, même à le proposer comme la solution définitive,

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il y a de la marge. Il a surtout cherché des excuses à ceux qui y recouraient, ainsi que le fait remarquer M. Dréano (pp. cit., pp. 342-343) et il emploie ce mot: « la douleur insupportable et une pire mort me semblent les plus excusables inclinations » (II, 3, P. 48 [II]). Aux heures les plus pénibles de son existence, quand le tourmentaient ses crises, il dépasse la morale stoïcienne et il implore le secours du Ciel; il faudrait relire en entier le chapitre xxxvn du second livre qui traite longuement de son infirmité : « J'avoy desjà gaigné cela de ne tenir à la vie que par la vie seulement; elle (sa maladie) desnouera encore cette intelligence; et Dieu veuille qu'enfin, si son aspreté vient à surmonter mes forces, elle ne me rejette à l'autre extrémité, non moins vitieuse, d'aymer et désirer à mourir! » (P. 230 [I]).

Et de citer ce vers de Martial qui résume sa pensée: ne craignez ni ne désirez la mort... Il ira même dans l'Apologie jusqu'à condamner en ce point la philosophie stoïcienne : « Cela mesme à quoy en general la philosophie consent, cette dernière recepte qu'elle ordonne à toute sorte de nécessitez, qui est de mettre fin à la vie que nous ne pouvons supporter... qu'est-ce autre chose qu'une confession de son impuissance et un renvoy non seulement à l'ignorance, pour y estre à couvert, mais à la stupidité mesme, au non sentir et au non estre? » (II, 12, P. 238 [I]).

Montaigne emprunte des arguments à la sagesse comme à la Sainte Écriture. Il ne dédaigne pas de citer les argu-ments traditionnels: «C'est à Dieu, qui nous a icy envoyés non pour nous seulement, ains pour sa gloire et service d'autruy, de nous donner congé quand il lui plaira et non à nous de le prendre » (II, 3, P. 33 [I]).

Mais devant la peur qu'inspire la mort, l'humaniste cherche les moyens de diminuer les effrois naturels, tout en regrettant que nous ne possédions pas assez de foi pour envisager les choses d'un point de vue surnaturel. Il laissera, en effet, tomber de sa plume cette remarque,

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dans l'Apologie: « Ces grandes promesses de la beatitude éternelle, si nous les recevions de pareille authorité qu'un discours philosophique, nous n'aurions pas la mort en telle horreur que nous avons... » (II, 12, P. 160 [I]).

Il nous reste à préciser la conception générale que Montaigne avait de la vie humaine. Ce nous sera une occasion de marquer en quoi consistait sa sagesse, com-ment elle était marquée par le christianisme. Plus que jamais, ici, les nuances s'imposeront.

Qu'on nous permette d'abord de recourir à un livre ancien, qui parut en 1819: Le Christianisme de Montaigne ou Pensées de ce grand homme sur la Religion, par Monsieur L. (Paris, Demonville). Il s'agit de La Bouderie. Admirateur de Montaigne, il allait jusqu'à dire : « L'esprit de Dieu sembloit dicter et Montaigne tenir la plume. Son imagination, une des plus riches qui aient jamais existé, étoit encore fécondée par ces croyances d'un avenir sans fin et d'un monde surnaturel, qui agrandissent l'intelligence la plus bornée... » (p. 3). Nous estimons, de nos jours, que le critique commettait une exagération notoire; ce qui nous intéresse, en ce discours préliminaire, destiné à venger l'auteur des Essais des attaques lancées par les philosophes du xvme siècle (discours où La Bouderie, ce qui ne manque pas de piquant, s'appuie sur Bayle: p. 133, p. 139) c'est une pensée de Dom Deveinne qu'il rapporte. Dans une disser-tation sur la religion de Montaigne (Paris, 1773), ce dernier avait écrit : « L'auteur avoit vécu comme un homme du monde; mais il avoit pensé sainement, et il avoit rempli avec exactitude les devoirs extérieurs de sa religion. L'irrégularité de la vie de Montaigne devoit lui faire souhaiter, ainsi que le désirent la plupart de ceux qui suivent son exemple, qu'il n'y eût point de religion. Cependant, il n'a pu s'empêcher de lui rendre les témoignages les plus authentiques; il a donc fallu que les preuves lui en aient paru bien convaincantes... » (p. 96). Nous sommes peu séduits par la force du raisonnement qui reprend en

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partie un jugement de La Bruyère à propos des athées et qui demeure singulièrement discutable. Mais la distinction entre la vie et la doctrine est à recueillir, et donne à réfléchir.

Quel était, en effet, le sens de la formule du chapitre xiii qui termine les Essais: « C'est une absolue perfection, et comme divine, de sçavoir jouyr loiallement de son estre. Nous cherchons d'autres conditions, pour n'entendre l'usage des nostres et sortons hors de nous, pour ne sçavoir quel il y fait? » (III, 13, P. 255 [II]). M. Tavera nous affirme (op. cit., p. 209 et s.) que ce passage signifierait «jouir pleinement, en toute liberté, en toute indépendance... revendiquer avant tout l'indépendance de l'esprit (p. 212), puisqu'une exclusion reste nécessaire... l'idée religieuse est inconciliable avec le développement normal de l'homme, avec son développement selon les lois de la conscience et de la sincérité... » (p. 214).

Le P. Sclafert (op. cit., p. 291) commentant, en même temps que cette sentence, une autre, extraite du même livre: «Nostre grand et glorieux chef-d'œuvre, c'est vivre à propos... » III, 13, P. 243 [III]), aboutit à une conclusion diamétralement opposée: tenir compte de la vie quotidienne, des difficultés, dans la modération, « vertu plus affaireuse que n'est la souffrance » (II, 33, P. 193 [III]), est pleinement conforme à la morale chrétienne, à l'enseignement de l'Église.

Il est possible de choisir entre ces deux interprétations, si l'on veut bien examiner le sens des vocables. Jouir loyalement de son être, cela ne saurait signifier autre chose que de reconnaître que Dieu nous a donné une nature qui, de soi, n'est pas mauvaise. Montaigne revient sur ce point : il est permis à l'homme d'utiliser les dons qui nous ont été accordés: « Pour moy, j'ayme la vie et la cultive, telle qu'il a pieu à Dieu nous l'octroier... » (III, 13, P. 250 [II]). Le Seigneur a fait toutes choses bonnes (P. 251 [III]).

Seulement, il ne se fait pas d'illusions et, à maintes reprises, il met l'accent sur cette vérité connexe : la mort est le bout, non le but de la vie; elle est son achèvement, non son objet : « Elle doit estre (la vie) elle mesme à soy sa visée, son dessein; son droit estude est se régler, se conduire, se souffrir » (III, 12, P. 160 [III]). Trois verbes d'une réelle densité. Et « c'est une vie exquise, celle qui se maintient en ordre, jusques en son privé (III, 2, P. 33 [II]) parce que le pris de l'ame ne consiste pas à aller haut, mais ordonnéement » (ibid., P. 35 [II]) et que la « vie n'est de soi ny bien, ny mal : c'est la place du bien et du mal, selon que vous la leur faictes » (I, 20, P. 127 [III]). « L'utilité du vivre n'est pas en l'espace, elle est en l'usage: tel a vescu longtemps, qui a peu vescu; attendez vous y pendant que vous y estes... » (ibid., P. 129 [III]). Il serait facile de multiplier les extraits. Une lecture attentive, loyale des Essais prouve qu'en aucun endroit, l'auteur n'a revendiqué cette indépendance d'esprit dont on nous parle; il n'a pas souhaité être délivré de cette « aliénation » par laquelle se définirait la religion. Tantôt il met l'accent, ce qui est parfaitement normal, sur l'élément douloureux de l'existence (I, 20, P. 124 [I]), tantôt sur ce fait que « la mort est l'origine d'une autre vie » (ibid., P. 125 [III]). Deux aspects qui ne sont pas contradictoires. Et s'il nous invite, dans une belle page inspirée de Plutarque [idée que reprendra G. du Vair dans la Sainte Philosophie (1588?)] à nous souvenir que « nostre vie est composée, comme l'armonie du monde, de choses contraires, aussi de divers tons, douz et aspres, aigus et plats, mois et graves. Le musicien qui n'en aymeroit que les uns, que voudroit il dire? Il faut qu'il s'en sçache servir en commun et les mesler. Et nous aussi, les biens et les maux, qui sont consubstantiels à nostre vie... » (III, 12, P. 216 [II]), il se rencontre ici avec la pure doctrine chrétienne. Tant il demeure vrai que celle-ci, sans verser dans un optimisme naïf, de proclamer qu'on ren-contre le bonheur par la seule et simple satisfaction

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des désirs naturels, même modérés, ne tombe pas pour autant dans un désespoir radical, puisqu'elle invite à combattre l'inclination à la tristesse {Introduction à la vie dévote, IV, 12).

Celui qui pratiquerait la formule de Montaigne:appren-dre à souffrir ce qu'on ne peut éviter, se rendrait vite compte qu'il ne se trouve pas en présence d'une morale facile; mais non plus d'un idéal inaccessible, au moins lorsqu'il s'agit des peines courantes. Cette morale de Montaigne possède au moins le mérite de proposer à l'homme de se dépasser. Par là, elle rejoint le christianisme.

Faut-il pourtant aller jusqu'à voir dans les principes de ce chapitre xm du livre III, comme une amorce de la doctrine exposée quelques années plus tard par saint François de Sales? Il est permis d'en douter, assure M. Dréano: « Il y a pour Montaigne deux sortes de perfections: l'une civile, l'autre chrétienne; l'une est celle d'Alcibiade, l'autre est celle des saints. Entre les deux, il faut choisir » (op. cit., p. 239). Et Alcibiade lui paraît plus à son gré (cf. II, 36, P. 225 [III]). Assurément, il existe des points communs entre les deux hommes, sur lesquels nous ne pouvons insister, soit quand il s'agit de l'éducation, de la sincérité, de l'amitié, soit quand on compare le style, et l'on s'est aperçu plus d'une fois que l'Evêque de Genève utilisa les Essais. Mais quelles diffé-rences d'autre part! « M. de Genève est le Montaigne du Christianisme », dit joliment Faguet, à propos de l'évêque, mais un Montaigne qui aurait de l'humilité... » (Histoire de la Littérature française, t. I, p. 304). Et, sans aucun doute, les vues plus élevées qui caractérisent l'Introduction à la vie dévote ne se rencontrent pas dans les Essais. Saint François de Sales qui se dit «homme que rien plus », dans une lettre à Mme de Chantai (1607, t. XIII, p. 330), soucieux lui aussi de «jouir loyalement de tout l'estre », quand la loi divine ne se trouve pas en péril, de cultiver l'esprit, le cœur, le corps », a bien plus montré

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le souci de contrôler les tendances humaines qui em-pêcheraient l'action de la grâce. Même quand il enseigne la joie, la confiance, qu'il rappelle que Dieu se contente de peu « car II sçait bien que nous n'avons pas beaucoup » (Lettre 18-4-1605, t. XIII, p. 29), il met l'accent sur la culture de la volonté, sur les efforts accomplis par amour pour devenir meilleur. Il s'exprime en théologien, en directeur d'âmes, avec l'expérience d'un saint. Saint François de Sales représente le véritable christianisme, celui qui ne jette pas un voile de tristesse sur la Création, le bonheur terrestre, l'amour véritable, mais qui considère que l'œuvre de Dieu peut et doit être utilisée comme un moyen d'attendre le Seigneur. Tout ici bas peut être utilisé dans ce sens: l'équilibre demeure instable, malaisé à atteindre et à conserver. Pourquoi vouloir toujours identifier le christianisme avec le jansénisme? Il serait un peu ridicule de demander à Michel de Montaigne, ami de la moyenne mesure, de nature singulièrement nonchalante, dans un livre de sagesse surtout humaine, à Montaigne toujours soucieux de dénoncer l'outrecuidance, dirigé habituellement par des tendances pyrrho-niennes, et dès lors ennemi de l'engagement, de s'attacher à un programme de réforme intérieure. Mais il serait injuste d'affirmer qu'il a méconnu l'effort, qu'il a vécu selon les poussées d'un tempérament sans énergie. Nous le constaterons bientôt en rappelant quelques traits de son existence.

Il est du reste intéressant de l'entendre parler de la vieillesse, des péchés qui la menacent, de la préparation à la mort. Ainsi, aurons-nous une vue d'ensemble de ses théories sur la manière d'utiliser l'existence.

Nous nous souvenons, si nous avons pratiqué les Essais, de la page très savoureuse que lui inspire la perte d'une dent. Quand on regarde de près, on constate une certaine mélancolie : « Dieu faict grace à ceux à qui il soustrait la vie par le menu; c'est le seul benefice de la vieillesse. La dernière mort en sera d'autant moins plaine

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et nuisible: elle ne tuera plus qu'un demy ou un quart d'homme... Par ainsi, diet Platon, la mort que les playes ou maladies apportent soit violante, mais celle, qui nous surprend, la vieillesse nous y conduisant, est de toutes la plus legere et aucunement délicieuse » (III, 13, P. 234 [III]).

Il revient plus d'une fois sur ce thème : accepter de ne plus avoir la vigueur de jadis : « Voyez un vieillart, qui demande à Dieu qu'il luy maintienne sa santé entière et vigoreuse, c'est à dire qu'il le remette en jeunesse... N'est-ce pas folie? Sa condition ne le porte pas...» (III, 13, P. 215 [II]). Il convient d'apprendre l'art de vieillir et dans le chapitre ν du livre III, il commence par nous donner des recettes. Mais il ne se fait aucune illusion sur le point de savoir si l'âge rend l'homme plus prudent... « Il feroit beau estre vieil si nous ne marchions que vers l'amendement. C'est un mouvement d'yvroigne titubant, vertigineux (= pris de vertige), informe, ou des joncs que l'air manie casuellement (= au hasard) selon soy » (III, 9, P. 34 [III]).

Néanmoins, s'il enregistre avec une certaine ironie l'ha-bileté avec laquelle nous savons nous leurrer nous-mêmes : « nous appelions sagesse, la difficulté de nos humeurs, le desgoust des choses présentes. Mais, à la vérité, nous ne quittons pas tant les vices, comme nous les changeons, et à mon opinion, en pis » (III, 2, P. 46 [II]) il ne supprime pas pour autant le devoir de chacun d'empêcher que l'âme ne tourne, selon son expression pittoresque, à l'aigre ou au moisi.

Il compte sur la grâce pour cette amélioration : elle est impossible autrement; Dieu nous « touchera » parce que la réforme autrement est superficielle. « Il faut que nostre conscience s'amende d'elle-mesme par renforcement de nostre raison, non par 1'affoiblissement de nos appétits » (III, 2, P. 45 [II]).

Montaigne emploie le même mot : « il faut » pour l'ac-tion divine et pour l'effort humain. On saisit mieux alors, pourquoi, selon lui, « le continuel ouvrage de nostre

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vie, c'est de bastir la mort » (I, 20, P. 126 [III]). Il ne suffit pas de nous y résigner, de l'accepter, il faut nous y apprêter. Le mot revient plusieurs fois dans ce chapitre xxe et il semble bien dépasser le sens purement moral. Il existe, en effet, une idée qui sera plus d'une fois reprise au xvne siècle par les moralistes, les prédicateurs, celle de la retraite. Écoutons Montaigne: «C'est assez vescu pour autruy, vivons pour nous au moins ce bout de vie; ramenons à nous et à nostre aise nos pensées et nos intentions. Ce n'est pas une legiere partie (= entreprise) que de faire seurement sa retraicte; elle nous empesche assez sans y mesler d'autres entreprinses. Puis que Dieu nous donne loisir de disposer de nostre deslogement, préparons nous y; plions bagage; prenons de bonne heure congé de la compagnie... » (I, 39, Ρ 141 [I])·

Et l'addition, après 1588, montrera qu'il tient à cette pensée: savoir nous «desnouer» de la société {ibid., P. 142), demeurer « tousjours bote et prest à partir, en tant qu'en nous est » (I, 20, P. 119 [I]), nous « desprendre » mais pourtant en agissant, avec le souci de ne pas être importun ni à charge aux autres.

Il serait donc injuste d'accuser Montaigne, avec Port-Royal, d'avoir souhaité une mort soudaine pour ne pas craindre le jugement de Dieu... On a rapproché avec raison ce vœu de l'auteur d'une prière de Maldonat, qui va dans le même sens. Celui-ci avait peur des assauts du diable à ses derniers instants.

Pascal avait écrit d'une manière elliptique : « les défauts de Montaigne sont grands... Ses sentiments sur l'homicide volontaire, sur la mort. Il inspire une nonchalance du salut, sans crainte et sans repentir... » (Br. 343). Il faisait sans doute allusion à ce passage du livre III: « Nous troublons la vie par le soing de la mort, et la mort par le soing de la vie. L'une nous ennuyé, l'autre nous effraye » (III, 12, P. 160 [II et III]) et à cet autre: « La mort a des formes plus aisées les unes que les autres,

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et prend diverses qualitez selon la fantasie de chacun. Entre les naturelles, celle qui vient d'affoiblissement et appesantissement me semble molle et douce... Puisque la fantasie d'un chacun trouve du plus et du moins en son aigreur, puisque chacun a quelque chois entre les formes de mourir, essayons un peu plus avant d'en trouver quelqu'une deschargée de tout desplaisir... » (III, 9, P. 62).

Nous pensons qu'il serait excessif de voir dans ce souhait, repris ailleurs, plus qu'une réflexion bien naturelle et quelque peu teintée d'humour.

On a eu raison de dire que Montaigne et Pascal ne parlent pas la même langue et se situent sur des points différents. Un héros qui ne redoute jamais la souffrance est peu commun. Ici, l'auteur des Essais exprime l'opinion courante, celle à laquelle feront allusion les extraits 166 et 168 chez Pascal: « La mort est plus aisée à supporter sans y penser, que la pensée de la mort sans péril... Les hommes n'ayant pu guérir la mort, la misère, l'ignorance, ils se sont avisés, pour se rendre heureux, de n'y point penser... » Mais précisément, on sait que Montaigne ne veut pas écarter cette perspective ; il note seulement que, lorsqu'il lui arrive de penser à ses derniers instants, il souhaite de ne pas traîner trop longtemps en maladie, d'où la phrase qui scandalisa Nicole (Logique III, ch. xx, section IV) : « Il m'advient souvant d'imaginer avec quelque plaisir les dangiers mortels et les attendre ; je me plonge la teste baissée stupidement dans la mort, sans la considérer et recognoistre, comme dans une profondeur muette et obscure, qui m'engloutit d'un saut et accable en un instant d'un puissant sommeil, plein d'insipidité et indolence » (III, 9, P. 44 [II]).

Sur l'attitude de Montaigne en face de la mort, nous possédons un document très important: «Le discours sur la mort de feu Monsieur de la Boëtie », publié en 1571, en tête du livre de la Mesnagerie de Xenophon etc.. édité par Montaigne. Il fut rédigé entre 1563 et 1571,

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semble-t-il, sous forme de lettre à Pierre Eyquem. Mon-taigne admire la force d'âme de son ami devant la mort, et signale quelques paroles très importantes. « Quoy qu'il en soit, je suis prest à partir, déclare la Boëtie, quand il plaira à Dieu, estant tout asseuré que je jouirai de l'ayse que vous me prédites... » (Éd. Rat, t. II, p. 589).

Si son ami cache aux siens son état, il veut mettre ordre à ses affaires domestiques, mais il loue Dieu de se trouver « accompaigné de toutes les plus chères personnes qu'il eust en ce monde... Je suis chrestien, je suis catholique; tel ay vescu, tel suis je délibéré de clorre ma vie... Je suis certain, je m'en vois trouver Dieu et le séjour des bienheureux... » (ibid., pp. 591, 592). Et Montaigne de noter avec soin les excellentes recommandations faites aux parents et assistants, spécialement au frère aîné de Montaigne, Monsieur de Beauregard, huguenot, pour l'inviter à « fuir toutes extrémités » et à chercher l'union. Et il rapporte ce discours suprême : « Je n'ay plus d'es-tre », dit La Boëtie à Montaigne. Et celui-ci de répliquer: « Dieu vous en donnera un meilleur bientost - Y feusse je desja, mon frère! me respondit-il, il y a trois jours que j'ahanne pour partir... » (ibid., p. 599).

Pourquoi rappeler cet épisode? Simplement, pour relever combien il a marqué Montaigne: il loue Dieu de lui avoir permis de rencontrer « une doctrine morale capable d'inspirer la patience, un stoïcisme chrétien ». Cette remarque de M. Dréano (op. cit., p. 81) nous semble absolument exacte et elle nous autorise à conclure par un jugement d'ensemble que nous ne croyons pas forcé: nous l'emprunterons à Villemain. Il écrit, en effet, dans l'éloge de Montaigne : « Sa morale n'est pas sans doute assez parfaite pour des chrétiens; il serait à souhaiter qu'elle servît de guide à ceux qui n'ont pas le bonheur de l'être. » (Essais, éd. 1825, I, p. xix). Allons plus loin; il faudrait que l'on retînt cette sagesse humaine, humaine en ce sens qu'elle s'écarte des outrances du jansénisme pour qui nous sommes radicalement corrompus, tarés,

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voués aux vengeances d'un Dieu terrible, dès lors que nous pensons utiliser les ressources de notre Moi.

Ainsi donc, Montaigne voulut, comme dit l'épitaphe grecque, unir le scepticisme de Pyrrhon et l'adhésion aux dogmes du christianisme: nous avons dit en quel sens le pyrrhonisme fut, au xvie siècle, accepté par des esprits parfaitement attachés à leur foi. Il pensa, comme Sebond, que «joye est la vie de l'homme, but des désirs, qu'elle estend et dilate, fortifie et conforte, nourrit et délecte nostre cœur » {Théologie naturelle, ch. 151, p. 158). Montaigne voulut, dans l'éducation, mettre l'accent sur la culture du jugement, soucieux d'éviter les excès, et défiant à l'endroit des hommes « abestis par téméraire avidité de science » (I, xxvi, P. 34 [I]). Seulement, cet enfant dont il veut faire un garçon « vert et vigoureux (ibid., p. 37 [I]), ce sera encore dans la joie qu'il conviendra de le former. En somme, nous retrouvons toujours le même principe: fonder, sur une sagesse humaine, un art de vivre. Pourquoi n'accepterions-nous pas, en fin de compte, ce jugement d'un contemporain: « Courtier entre l'antiquité et le christianisme, il a écrit ses livres en dehors de tout dogmatisme, mais son œuvre baigne dans la civilisation chrétienne... »? (Marcel LOBET, Écrivains en aveu, 1962, p. 69).

IV

LA VIE RELIGIEUSE DE MONTAIGNE

Il nous reste à examiner la valeur de la vie religieuse de l'écrivain; à voir si, en fait, son comportement pratique fut en accord avec la doctrine qu'il professa. Tâche à la fois aisée et complexe. Aisée: les discussions sont moins nombreuses, les positions des critiques moins difficiles à accorder, et les documents certains ne manquent pas. Complexe : il faudrait faire la part du conformisme, mesurer la puissance de la pression sociale et politique. On pourrait, comme quelques-uns, supprimer le problème en parlant d'hypocrisie: Montaigne aurait fait des gestes auxquels il ne croyait pas. Les meilleurs critiques s'y refusent. En dehors de Gide, du Dr Armain-gaud et de quelques autres, personne ne parle d'irréligion foncière chez l'auteur des Essais.

Il a reçu une éducation chrétienne. S'il loue son père pour sa loyauté extraordinaire, il ne manque pas de signaler « sa conscience et religion en general penchant plustost vers la superstition que vers l'autre bout » (II, 2, P. 23, [III]). Pierre Eyquem, nous assure-t-il, lui demanda de traduire la Théologie de R. Sebond, quelques jours avant sa mort, mais déjà Michel de Montaigne s'était intéressé à la question, puisque, dès 1565, il se renseignait sur cet auteur. L'édition de 1569, si fautive qu'elle soit, prouve qu'il a consacré des mois à cette œuvre de longue haleine. Nous en concluons simplement que le problème des fondements de la foi l'intéressera très tôt: s'il corrige le Prologue de Sebond, condamné récemment, c'est qu'il connaît bien ce qui est reprehensible. Cette insistance même à scruter un problème ne

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suffit-elle pas pour écarter l'accusation d'hypocrisie qui a été lancée contre lui? On ne voit pas très bien Montaigne, à cette époque de sa vie, consulter des théologiens, recourir aux Pères de l'Église, à saint Augustin, entre autres, chercher chez les adversaires de la religion, anciens ou modernes, les raisons qui les avaient poussés à cet assaut, si, en plus de la curiosité, la volonté d'y voir clair personnellement ne l'avait pas poussé.

Soit, dira-t-on, mais comment concilier cette attitude avec les faiblesses morales qu'il avoue sans vergogne? A-t-il vraiment été chrétien, cet auteur qui nous fait connaître lui-même sa vie fort libre? Dom Deveinne, en 1775, dans son Éloge, nous assure naïvement: «Montaigne aimait le plaisir, et son tempérament le portait à lui payer ce tribut auquel la jeunesse ne peut se refuser sans une contrainte qui n'était pas de son caractère » (p. 19). Essayons d'y voir clair, sans partialité. Il convient d'abord de déterminer le sens des mots. Montaigne prétend ne pas vouloir être considéré comme un modèle, mais «les desbordemens, écrit-il, ausquels je me suis trouvé engagé, ne sont pas, Dieu mercy, des pires. Je les ay bien condamnez chez moy, selon qu'ils le valent: car mon jugement ne s'est pas trouvé infecté par eux. Au rebours, il les accuse plus rigoureusement en moy que en un autre. Mais c'est tout; car, au demourant, j'y apporte trop peu de resitance, et me laisse trop aiséement pancher à l'autre part de la balance, sauf pour les régler et empescher du meslange d'autres vices, lesquels s'entretiennent et s'entrenchainent pour la plus part les uns aux autres, qui ne s'en prend garde... » (II, 11, P. 139 [I]).

Cette phrase, un peu longue, avec des reprises et des nuances, ne doit jamais être perdue de vue. A la différence d'autres auteurs qui se sont confessés, en battant leur coulpe sur la poitrine des autres, en cherchant à s'excuser, ce qui est plus grave, en se proclamant meilleurs que le reste de l'humanité - qu'on songe aux premières lignes des Confessions de Jean-Jacques - Mon-

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taigne ne prétend pas légitimer ses erreurs, ses chutes. S'il écrit: « Je suis quelques vices, mais j'en fuis d'autres, autant qu'un sainct sçauroit faire » (P. 140 [III]), il parle de ses « débauches », non pour se faire admirer, mais pour se faire connaître.

Des recherches qui ont été faites sur sa jeunesse et son âge mûr, il semble résulter que la période qui suivit la mort de La Boétie (1563) fut la plus agitée de sa vie morale. Mais déjà, il y avait eu les années dites « orageuses » de Paris sur lesquelles nous avons peu de détails ; comme ceux-ci ne leur suffisent pas, certains historiens, s'appuyant sur quelques assertions des Essais, disent même qu'« il n'arriva pas dans la capitale en tout petit Eliacin » (NICOLAI, Montaigne intime, 1941, p. 33). Montaigne, dans une formule, se contente de confesser « si ay faict ceder à mon plaisir, bien largement, toute conclusion medicinalle. Et me suis jeune... preste autant licen-tieusement et inconsideréement qu'autre au désir qui me tenoit saisi... plus toutesfois en continuation et en durée qu'en saillie... » (III, 13, P. 211 [II]). 11 y a même un passage qui montre qu'il fut surtout un voluptueux, épris beaucoup plus des grâces corporelles « que des graces de l'esprit » (III, 3, P. 60 [II]). Il fait entrer dans les Essais « le goût naturel de l'homme pour la polissonnerie. Il se rattache par là à une forme de la tradition littéraire, indécente mais vivace », écrit G. Truc {Montaigne, 1945, p. 89). On ne saurait mieux dire.

« En la saison licentieuse de mon aage » (I, 20, P. 118 [I]), dit-il, il a « barbouillé bien du papier pour les dames (I, 40, P. 157 [II]) et connu les estroits baisers de la jeunesse, savoureux, gloutons et gluans » (I, 55, P. 243 [II]) qui se collaient en sa moustache... » Pour Plattard, il fut assez expert dans les « folâtries erotiques » qui procèdent de l'imagination du corps. Mais les passions véhémentes, il ne les a pas connues, « estant d'une complexion molle et poisante » (II, 12, P. 350 [I]), (PLATTARD, Montaigne et son temps, p. 36). Qu'il se soit « échaudé » aux

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femmes en son enfance et qu'il ait connu toutes les rages que les poètes « disent advenir à ceux qui s'y laissent aller sans ordre et sans jugement » (III, 3, P. 57 [II]), il l'en faut croire, comme lorsqu'il assure que sa santé en a souffert deux atteintes « légères et préambulaires » bien qu'il ne se soit guère adonné « aux accointances vénales et publiques » (ibid., P. 59 [III]).

Faut-il expliquer ainsi sa calvitie et la perte de ses enfants en bas âge? Des critiques nous l'assurent avec gravité: on disait déjà cela, du temps de Ronsard pour expliquer chez celui-ci et la perte de ses cheveux et sa surdité. Mais que ne dit-on pas? Paul Bonnefon s'appuyait sur des textes nombreux pour assurer que le ménage de Montaigne fut heureux: Françoise de la Chassaigne aurait été une compagne discrète et dévouée pour son mari (Montaigne, 1893, p. 470). P. Laumonier refuse cette interprétation des faits: l'auteur des Essais aurait souffert de l'entêtement, de l'humeur acariâtre, de la sottise, de la négligence et de la jalousie de sa com- ' pagne (Mélanges A. Lefranc, 1936, p. 406). D'autres, en notre siècle, accusent les deux époux d'infidélité réciproque. Qui croire? On se contentera de rappeler que les chroniqueurs ne nous ont transmis aucune histoire scandaleuse sur Montaigne. Il ne s'en sont pas privés, quand il s'est agi de ses contemporains.

Ce qui demeure plus intéressant pour nous, c'est de relever le grand nombre de femmes dont il est question dans son existence. Il nous explique avec finesse ce qu'il recherche dans leur commerce (III, 5). A lire de près ces pages, on enregistre et un certain scepticisme sur la constance de ces « belles amies », et une sorte de liber-tinage d'esprit qui ne cessa jamais complètement, si l'on en juge par le dernier chapitre des Essais. Un historien en tire cette conclusion: «Il est singulier qu'un imaginatif de son genre, avec sa sensibilité et son cerveau, farci de toutes les fictions poétiques de l'antiquité ait apporté si peu de poésie et de sentimentalité dans l'amour... »

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(NICOLAI, Les Belles Amies de Montaigne, 1950, p. 232).Nous ne pensons pas que ce soit extraordinaire, si on

examine la psychologie de l'auteur. Les grandes dames: Diane de Foix, la grande Corisande, la belle Rouet, Madame de Duras, par exemple, l'intéressaient parfois à cause de leur esprit; souvent pour les renseignements qu'elles lui donnaient sur la Cour, sur le monde, sur les intrigues auxquelles elles étaient mêlées ; beaucoup moins parce qu'elles eussent été capables de déchaîner chez lui une véritable passion, à la manière romantique. De toute façon, ces relations, dont nous sommes assurés qu'elles restèrent le plus souvent platoniques, ne mirent pas en question ses croyances morales et religieuses. Et on doit le croire quand il écrit : « Tout licentieux qu'on me tient, j'ay en vérité plus sévèrement observé les loix de mariage que je n'avois ny promis, ny espéré. Il n'est plus temps de regimber quand on s'est laissé entraver. Il faut prudemment mesnager sa liberté; mais depuis qu'on s'est submis à l'obligation, il s'y faut tenir sous les loix du devoir commun, au moins s'en efforcer » (III, 5, P. 97 [II]).

Sa conduite dans le domaine des exercices du culte a-t-elle été inspirée par ses convictions? Sur ce terrain encore, il y a eu des polémiques assez vives, ces dernières années. Personne ne met en doute que, dans sa solitude du Périgord, il ait été fidèle aux commandements de l'Église; qu'il ait même été plus loin que ce qui était exigé : messe fréquente - quotidienne, disent quelques-uns - abstinence, confession annuelle, communion pascale. Tout au plus a-t-on fait remarquer - avec raison semble-t-il - que le fait de posséder une chapelle n'oblige pas, contrairement à ce que pense le P. Sclafert, à conclure que la messe y était célébrée quotidiennement (Humanisme et Renaissance, tome XVI, 1954, 86-96, 213-218). Mais laissons ces polémiques assez stériles.

En voyage, comment se comporte-t-il? Si on lit le Journal, on remarque, de fait, plus d'une fois mentionnée une assistance à l'office divin, en dehors du dimanche.

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Montaigne se dispensait peut-être facilement « en voyage du moins » de la messe dominicale, pense Henri Busson, mais il ajoute avec raison que « peut-être faudrait-il tenir compte des usages de son temps, pour apprécier équitablement ces manquements à la loi de l'Église » {loc. cit., p. 91).

Nous ne voyons pas d'ailleurs comment ces entorses, fussent-elles prouvées, pourraient être retenues légitime-ment contre la sincérité de la religion de Montaigne. Le mépris d'une observance n'atteste qu'une chose, la faiblesse humaine, et indique une conscience peu délicate ou même faussée plus ou moins sciemment... Nous avons dit plus haut, citant des textes précis, que Montaigne n'a laissé de côté aucun des gestes traditionnels de la piété, même populaire; qu'il aime la prière quotidienne, qu'il professe le culte de Notre-Dame. Le Journal de voyage en Italie nous indique qu'il accomplit des actes difficilement explicables autrement: la sainte communion à Lorette {Journal de Voyage, p. 287), l'assistance aux exercices du Carême le mercredi saint (p. 262), l'offrande d'ex votos dans la Santa Casa (p. 286), « J'y peus trouver à toute peine place, et avec beaucoup de faveur, pour y loger un tableau dans lequel il y a quatre figures d'arjant attachées: celle de Notre-Dame, la mienne, celle de ma femme, celle de ma fille... »

Pourquoi aurait-il noté ces détails dans des pages qui n'étaient pas destinées au public? Les raisons qu'on a pu donner ne semblent guère plausibles : aucun motif ne le contraignait à accomplir ce geste. Comme le fait remarquer J. Plattard : « L'explication tirée de ses déclarations sur le respect qu'on doit aux façons et formes reçues ne vaut pas dans la circonstance {op. cit., p. 202).

Vint une heure où le christianisme qui l'avait marqué apparut dans toute sa netteté. Sa mort a été racontée par Etienne Pasquier, dans une lettre émouvante. Les détails qu'elle contient sont trop précis pour qu'il ne les tienne pas d'un témoin oculaire: c'est l'avis de la plupart des

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critiques. Paralysé de la langue, après trois jours de silence, contraint de recourir à la plume pour exprimer ses désirs, « comme il sentit sa fin approcher, il pria, par un petit buletin, sa femme de semondre (= de faire venir) quelques Gentilshommes, siens voisins, affin de prendre congé d'eux. Arrivez qu'ils furent, il fit dire la Messe en sa chambre; et comme le prestre estoit sur l'es-levation du Corpus Domini, ce pauvre gentilhomme s'eslance au moins mal qu'il peut, comme à corps perdu, sur son lict, les mains joinctes: et en ce dernier acte, rendit son esprit à Dieu » {Lettres, Amsterdam, livre XVIII, lettre 1619, p. 385).

On ne peut dire avec A. Gide : « Sa femme et sa fille l'assistaient à ses derniers moments, et sans doute l'en-gagèrent-elles, par sympathie, comme il advient souvent, à mourir, non de cette mort, recueillie en soy, quiete et solitaire... dont il se fut « contenté », mais plus dévotement qu'il n'eût sans doute fait de lui-même... » {op. cit., p. 43). D'abord, parce qu'on ne bâtit pas une histoire avec des « sans doute », et surtout parce que nul témoignage ne nous fait connaître cette présence, à son lit de mort. Souvent, au contraire, à cette époque, on appelait les amis, pour « prendre congé » ; mais le mourant aimait à rester seul pour se préparer à la rencontre avec Dieu. Pourquoi vouloir à tout prix écarter des témoignages qui ne cadrent pas avec ce qu'on a imaginé? Et affirmer que Montaigne entendait bien, en bon catholique, que Dieu présidât à sa mort, mais officiellement? (THIBAUDET, p. 173).

Pierre de Brach, dans une lettre à Juste Lipse, en février 1593, regrettait de n'avoir pu se trouver près de Montaigne qui l'avait mentionné jusqu'à ses dernières paroles. Il écrit un peu emphatiquement : « Il avoit trompé la mort par son assurance et la mort, le trompa par sa convalescence: car n'est-ce pas nous tromper, estants prêts de surgir au port, de nous pousser encor au large. Enfin, il a atteint ce port et nous a laissez en plaine mer au

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milieu de mille orages et mille tempestes. Sa mort en est une qui me bat... » (Œuvres, Π, 1861-1862). Nous pouvons retenir cette image ou reprendre celle de P. Moreau, un peu différente mais qui va dans le même sens : « La mort, contre laquelle il s'était depuis si longtemps aguerri par la douleur, le danger et la médiation, ne fut en ce jour de 1592 où il expira durant l'office, au moment de l'élévation que le dernier chapitre des Essais, le dernier acte d'une vie bien construite et bien conduite... » (Montaigne, Γ homme et V œuvre, Paris, 1939, p. 15). Bien construite, bien conduite, cette existence nous paraît, en effet, se conclure d'une façon différente de celle de Malherbe qui, d'après Racan, aurait été persuadé, lui qui était chrétien médiocre, encore qu'il allât à la messe dimanches et fêtes et communiât en sa paroisse, à Pâques, « de recevoir les sacrements, (puisque) ayant toujours fait profession de vivre comme les autres nommes, il lui falloir mourir aussi comme eux... » (Mémoires de Racan in Poésies de Malherbe, par P. Martinon, 1926, p. 281). Le conservatisme de Montaigne en politique et en religion semble insuffisant pour expliquer cet acte de ferveur, mentionné par E. Pasquier. Sa mort réalise le souhait de la dernière édition des Essais : « Je me garderai, si je puis, que ma mort die chose que ma vie n'ayt premièrement dit... » (I, 7, P. 38 [III]). L'édition posthume ajoute « aperte-ment. »

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CONCLUSION

Est-il utile d'ajouter une longue conclusion aux remar-ques que nous avons faites? Si l'on retient l'affirmation de Montaigne : « le monde n'est qu'une branloire perenne... Je ne peints pas l'estre. Je peints le passage... » {III, 2, P. 28 [II]) on peut conclure que la plupart des divergences entre les critiques viennent d'une erreur fondamentale : on a voulu juger l'auteur en fonction d'un système ■cohérent, d'une doctrine rigoureuse, avec le souci premier de chercher dans les lectures qu'il fit le point de départ de ses idées. D'où des classifications : Montaigne stoïcien, Montaigne sceptique, Montaigne épicurien. Divisions admissibles, mais à condition de les bien comprendre et de marquer des réserves. Compartimenter arbitrairement la vie de l'auteur, vouloir faire de lui un chef de file, lui prêter des positions décidées, conduit à une impasse. Nous proposons personnellement les conclusions suivantes, nuancées et prudentes.

Il n'est pas possible d'adopter la position du P. Scla-fert dans le livre important qu'il a consacré à Montaigne. Que ce dernier ait été « un bon catholique convaincu et conséquent dans sa foi, un adversaire résolu de la Réforme, un défenseur averti de la plus rigoureuse orthodoxie » nous n'en disconvenons pas, mais ajouter que « ceux qui l'auront suivi pas à pas seront étonnés d'être amenés au contentement par le renoncement et par des sentiers de sagesse humaine à ce terme de suprême sagesse », (Ame religieuse de Montaigne, p. 310), nous paraît excessif. De même nous paraît inacceptable cette affirmation : « Dans ce livre, le Christ est à peine nommé.

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Mais son image est transparente partout en filigrane. Beaucoup ont peine à l'y découvrir aujourd'hui. Mais les contemporains ne s'y sont pas trompés... » {op. cit., p. 310). Les Essais sont un répertoire de sagesse, non un traité d'apologétique.

Ajoutons, surtout, que cette sagesse pratique, si elle reste capable, sans aucun doute, d'aider des esprits, de fournir des principes de vie, on a le droit de la trouver, dans la perspective où nous nous plaçons, limitée et incomplète.

Dans un bel article publié dans les Lettres, en 1930, repris dans son livre La Trame des jours (Paris, 1955), Mgr Calvet écrivait: «Montaigne, le plus croyant des humanistes, s'avisa d'une solution que lui suggéraient ses Chers Anciens : comme eux, il sépara la religion de la vie, donnant d'un côté à Dieu, dans la prière, dans le culte ipublic, dans la pratique des Sacrements, tout ce que sa foi et son Église lui demandaient de formel et, de l'autre, cherchant dans la sagesse humaine seule, dans la' sagesse philosophique, les principes, les points d'appui et les inspirations de sa vie d'homme. Par la religion, il payait à Dieu un tribut qu'il savait lui devoir et il préparait l'éternité à laquelle il croyait; par « l'humanitas », il administrait sa vie éphémère d'homme. Et il avait assez de subtilité et assez de loisirs pour éviter les conflits gênants entre les deux sagesses, pourtant si dissemblables et sauvegarder l'équilibre de la conscience, ce souverain bien » (p. 137).

Cette interprétation nuancée est assez proche, croyons-nous, de la vérité. Ne nous contentons pas de parler cependant de « cloison étanche », en donnant à ces mots une signification outrancière: il n'y eut pas absence totale de relations entre les diverses activités de Montaigne. Seulement celui-ci, au contraire de saint François de Sales, n'acceptait pas, par nonchalance ou par préjugé, d'insérer toute la religion dans toute la vie.

Le drame du xvne siècle, si on consent à y réfléchir,

ne fut-il pas le conflit entre l'humanisme dévot, dont a parlé si parfaitement Henri Brémond et la tendance familière à l'esprit bourgeois, sinon à l'esprit français, de trouver toujours des accommodements, de professer une vertu traitable? Le jansénisme, en dressant ce qu'il pensait être le vrai christianisme, contre la vie, résolut le problème, en le supprimant. On comprend mieux alors les réactions d'un grand nombre qui ne voulaient plus accepter certaines exigences inhumaines de Port-Royal.

Nous devons ajouter ici une remarque capitale. Sans nous en tenir à la position de Guillaume Guizot, trop absolue : « A quoi ne faut-il pas réduire l'Évangile pour le retrouver dans les Essais? Quelle honte pour le Christ, si cela s'appelle être chrétien? » {Études et fragments, 1899 p. 143) et sans nous écrier avec lui: « Ne dites pas que Montaigne a été chrétien, si vous ne voulez pas faire rire les libres penseurs et pleurer les croyants », il nous paraît malaisé de considérer comme un idéal une sagesse dans laquelle n'interviendraient que des éléments naturels; qui s'arrêterait aux conclusions de l'hédonisme, en taisant les suites de ce que la théologie dénomme le péché originel. Nous savons que Montaigne n'a pas commis cette erreur, lui qui n'accepte pas le mythe de l'innocence puérile, lui qui réclame la lutte et parfois l'effort habituel. Mais bien des lecteurs ne songèrent pas à cette prise de position et se situèrent volontairement sur le seul plan de la nature. De là le malaise et les divergences entre critiques qui se réclament du christianisme, quand ils se trouvent en face des Essais.

Serait-ce, aussi bien, nous écarter du sujet que d'indiquer un mouvement de pensée de plus en plus important dans le catholicisme d'aujourd'hui? A côté de ceux qui ne sont plus que des chrétiens « saisonniers », de ceux qui « pratiquent » plus ou moins régulièrement, mais qui ont organisé leur existence comme si la religion ne les obligeait qu'à des gestes extérieurs, il s'en trouve d'autres qui prennent au sérieux l'authentique enseignement

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de l'Église : il ne leur semble pas permis de rester volon-tairement dans un degré inférieur de vertu car l'appel à la perfection s'adresse à tous. Pour eux, la religion doit normalement aboutir à la « dévotion », l'ascèse à la mystique, au sens plein du mot. On s'aperçoit aisément que pour eux Montaigne est dépassé. On ferait sourire en associant ces mots « dévot », « mystique » à son nom. L'écrivain a pu être - et fut certainement - soucieux de comprendre les problèmes de la destinée humaine, mais jamais - ou du moins, il ne nous l'a jamais dit ni laissé entendre - il n'a été saisi du « frisson métaphysique », celui qui caractérise Pascal et qui lui a suggéré d'inoubliables accents. Un incroyant en tirait jadis cette conclusion: Montaigne, par son optimisme foncier, son amour des réalités terrestres, devient ainsi plus proche de nous, tellement il apparaît tolérant, mesuré, lucide. Peut-être, mais à juger impartialement, il sera indispensable de souligner la distance qui sépare le point de vue pascalien de la position dans laquelle se maintient délibérément l'auteur des Essais.

En tout cas, aussi longtemps qu'on lira l'ouvrage, on se rendra compte de la nécessité d'éviter les formules excessives touchant Montaigne. Le jugement qu'on porte sur l’ Apologie, quel que soit le dessein de l'auteur, quelle que soit la place qu'elle occupe dans l'œuvre, et l'on sait les divergences à ce sujet, ne concorde pas nécessairement avec celui qui vient à l'esprit quand on considère l'en-semble. Chaque fois qu'on veut à tout prix aboutir à des appréciations tranchées, on risque de s'égarer. Nous lisons, par exemple, dans une étude sur l'humanisme chrétien que « pour Montaigne, le péché existe à peine. Pour Pascal, il n'y aura que la grâce, pour ainsi parler. Les accorder constitue l'humanisme chrétien » (F. HERMANS, Histoire doctrinale de l'Humanisme chrétien, tome II, 1948, p. 373). N'est-ce pas, malgré la restriction, aller un peu vite? Et appeler un « humaniste médiocre », l'auteur des Essais ne paraît exact que si l'on

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entend par là, ce qui ne fait pas question, « qu'il se hausse, sa vie durant, à une belle terrasse moyenne, mais arrive malaisément à se hisser, même pour un jour, à une cime... (ibid., p. 271).

Pourtant à défaut de se présenter à nous comme un témoin sans reproche du christianisme, Montaigne, qui n'est pas un héros, un enthousiaste, un fervent, a recom-mandé par la parole et par l'exemple un certain nombre de vertus humaines, sociales; il a rappelé aux hommes qui étaient, de son temps, et qui sont, de nos jours, portés à l'oublier, la relativité de bien des choses. Par là, indirecte-ment, mais vraiment, il a marqué sa fidélité à la religion qu'il estimait comme un asile, comme un phare. Nous persistons à penser qu'il est injuste de voir dans cette attitude, quelque chose de « sordide ».

Nous évoquons volontiers, à ce sujet, un autre écrivain: Pierre de Ronsard. Quand, à ses amis groupés autour de sa couche, s'il faut en croire Du Perron (Vaga-nay, tome VII, p. 53), il déclarait: «Qu'il avoit esté pécheur comme les autres hommes, voire beaucoup plus grand pécheur que la plus part des autres hommes, qu'il s'estoit laissé décevoir aux plaisirs des sens et ne les avoit pas si bien reprimez et chastiez comme il devoit... », il allait plus loin que Montaigne. Mais il ajoutait: « Il les prioit qu'ils creussent ce qu'il avoit creu, mais ne ves-cussent pas comme il avoit vescu... » L'auteur des Essais n'aurait-il pas été capable de faire la même demande?

Avec cette seule réserve ; le paganisme de Ronsard fut plus profond car il était « de ces sensuels jamais apaisés ni assouvis » dont on nous a parlé. Mais même les traits de panthéisme, d'averroïsme qu'on a pu relever dans les œuvres du Vendomois ne pénètrent pas profondément en son âme. Ainsi, deux destinées différentes, deux attitudes qui souvent se rejoignent. La pensée de Montaigne demeure toutefois singulièrement plus originale; loin d'avoir voulu prêcher le scepticisme, l'épicurisme, le stoïcisme outrancier, loin d'avoir songé à une « laïcisa-

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tion » de l'humanité, il a offert à son époque une philosophie pratique, humaine, dont les limites ne nous échappent pas mais dont beaucoup de données ne sont pas opposées au christianisme. Si les « humeurs transcendantes (l') effraient comme les lieux hautains et inaccessibles » (III, 13, P. 254 [III]), il s'en tient cependant à des principes stables, qui dépassent l'expérience, principes peu nombreux, vu l'acuité de son intelligence, son horreur des idées toutes faites. On ne doit jamais perdre de vue la magnifique formule, que nous avons citée : « la vérité est chose si grande, que nous ne devons desdaigner aucune entremise qui nous y conduise » (III, 13, p. 179 [II]). Pourquoi, dès lors, ne considérer que les « variations », les hésitations, les formules mouvantes? Pourquoi affirmer avec Brunetière qu'aimer Montaigne, ce serait rapporter uniquement à soi seul, non seulement la vérité, mais plus encore la justice et la décision du devoir... donner dans notre vie à la volupté une place qu'il serait dangereux de lui accorder... lui laisser plus d'empire que n'en peut supporter la faiblesse de notre nature... courir le risque de devenir indifférent à tout ce qui fait le prix de la société humaine? (Histoire de la littérature française, 1905, 1.1, p. 606). Des généralisations semblables témoignent - peut-être - de l'éloquence du critique : elles ne correspondent pas à une vue objective des choses.

Parmi les lecteurs et les amis de Montaigne, on rencontre des sceptiques, des penseurs qui ont recueilli seulement ce qui était conforme à leurs propres théories mais aussi des lettrés fermement croyants. Ces derniers ont reconnu, dans le penseur, l'honnête homme mais aussi le chrétien. N'auraient-ils pas le droit de retenir le témoignage autorisé de ceux qui le virent, le jugèrent. Ajoutons encore, de ceux qui l'aimèrent?

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TEXTES

Dans les extraits que nous mettons sous les yeux du lecteur, ne figurent pas certains passages attendus; d'autres s'y ren-contrent, à première vue étrangers au dessein que nous pour-suivons.Nous avons délibérément, quoique à regret, laissé de côté des

pages admirables sur l'amitié, sur l'éducation: elles ne se rattachaient que fort indirectement à notre sujet. Il a paru utile, au contraire, de rappeler les réflexions dans lesquelles Mon-taigne s'appuie sur la morale naturelle, sans référence directe à l'Évangile. Elles ne pouvaient être omises si l'on veut appré-cier en quoi consista la « sagesse » de l'auteur, le travail auquel il se livra, durant son existence, pendant qu'il lisait Plutarque, Sénèque, Cicéron, qu'il méditait la leçon fournie par Socrate. Puisque le grand glorieux chef-d'œuvre de l'homme consiste à ses yeux à vivre « à propos », c'est-à-dire sans oublier toutes les exigences de notre condition humaine, il utilisera toutes choses afin de savoir «.méditer et manier sa vie» (III, 13, P. 2A7> [Ilfy. Nous ne comprendrions pas exactement la nature de son comportement religieux en ne relevant que les phrases où il recourt explicitement à des textes empruntés aux livres saints ou aux auteurs ecclésiastiques, en citant les seuls textes qui le montrent, en train d'accomplir des gestes traditionnels. On ne décompose pas arbitrairement les éléments constitutifs du génie de l'auteur, encore qu'il ait parlé de son dédoublement dans une formule charmante: « moy, à ceste heure, et moy tantost, sommes bien deux; mais quand meilleur? je n'en puis rien dire... » (III, 9, P. 34 [III])-

Nous avons essayé de dire l'essentiel sans supprimer les textes qui offrent des aspects contradictoires, au moins en apparence, de sa manière de penser et de juger. Il nous arrivera, dans les pages qui suivront, de reprendre, en les complétant, des citations mentionnées dans les chapitres précédents. A ce « dili-

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gent lecteur », dont il aimait à parler, de constater lui-même si, véritablement, Montaigne ajoute sans corriger, s'il n'existe pas des vérités fondamentales qu'il professe avec fermeté. Il nous semble que l'étude attentive et impartiale des ESSAIS et du JOUR-NAL DE VOYAGE, doit montrer la richesse incomparable de la pensée de leur auteur. Mais également, qu'elle doit fournir, si l'on tient compte de la chronologie, une idée de l'activité intellectuelle d'un penseur, qui fut toujours, pour son profit et pour le nôtre, en quête de la vérité et de la sagesse pratique.

Les extraits sont choisis d'après l'édition Plattard: comme ci-dessus, les deux premiers chiffres indiquent le livre et le chapitre, le troisième, la page. Les chiffres romains entre crochets indiquent l'édition. Nous renvoyons également à l'édition de la Pléiade, par A. Thibaudet.

Désireux de respecter la souplesse, la liberté ou la fantaisie de Montaigne, nous n'avons pas cru devoir grouper ces textes de façon systématique. Nous avons simplement suivi l'ordre des chapitre des Essais.

Précisons enfin, - ce n'est peut-être pas inutile - que les titres' ne sont pas de Montaigne...

I. Le but de la vie

Le but de nostre carriere, c'est la mort, c'est l'object nécessaire de nostre visée: si elle nous effraye, comme est-il possible d'aller un pas avant, sans fiebvre? Le remede du vulgaire, c'est de n'y penser pas. Mais de quelle brutale stupidité luy peut venir un si grossier aveuglement? Il luy faut faire brider l'asne par la queue... Ce n'est pas de merveille s'il est si souvent pris au piège. On faict peur à nos gens, seulement de nommer la mort, et la pluspart s'en seignent* comme du nom du diable. Et par ce qu'il s'en faict mention aux testamene, ne vous attendez pas qu'ils y mettent la main, que le médecin ne leur ait donné l'extrême sentence; et Dieu sçait lors, entre la douleur et la frayeur, de quel bon jugement ils vous le pâtissent {Plattard I, 20, P. 112, [III], Pléiade, p. 106) ... Par le commun train des choses, tu vis pieça* par faveur extraordinaire. Tu as passé les termes accoustusmez de vivre

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lit qu'il soit ainsi, conte de tes cognoissans combien il en est mort avant ton aage, plus qu'il n'en y a qui l'ayent atteint; et de ceux mesme qui ont annobli leur vie par renommée, fais en registre, et j'entreray en gageure d'en trouver plus qui sont morts avant, qu'après trente cinq ans. Il est plein de raison et de pieté de prendre exemple de l'humanité mesme de Jesus-Christ: or il finit sa vie à trente et trois ans... (I, 20, P. 114 [l], Pléiade p. 107).

2. Je me desnoue par tout

Je suis pour cette heure en tel estât, Dieu mercy, que je puis desloger quand il luy plaira, sans regret de chose quelconque, si ce n'est de la vie, si sa perte vient à me poiser. Je me desnoue par tout; mes adieux sont à demi prins de chacun, sauf de moy. Jamais homme ne se prepara à quiter le monde plus purement et pleinement, et ne s'en desprint plus universellement que je m'attens de faire (I, 20 P. 120 [III], Pléiade p. 112).

3. Nul ne meurt avant son heure

Nul ne meurt avant son heure. Ce que vous laissez de temps n'estoit non plus vostre que celuy qui s'est passé avant vostre naissance[I]; et ne vous touche non plus... [II]. Où que vostre vie finisse, elle y est toute [I]. L'utilité du vivre n'est pas en l'espace, elle est en l'usage : tel a vescu longtemps, qui a peu vescu; attendez vous y pendant que vous y estes. Il gist en vostre volonté, non au nombre des ans, que vous ayez assez vescu [III]. Pensiez vous jamais n'arriver là, où vous alliez sans cesse? [I] encore, n'y a il chemin qui n'aye son issue [III]. Et si la compagnie vous peut soulager, le monde ne va il pas mesme train que vous allez? [I] (I, 20, P. 129, Pléiade p. 120).

4. Horreur de la « nouvelleté »

Je suis desgousté de la nouvelleté, quelque visage qu'elle porte, et ay raison, car j'en ay veu des effets très-dommagea-

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