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1 COMMENTAIRE DES CHAPITRES 16-17-18 DU SÉMINAIRE 6 Armand Zaloszyc SECTION CLINIQUE DE BORDEAUX, le 10.01.2014 Ce n’est pas sans éprouver de la difficulté que j’essaie de donner un commentaire de ces chapitres 16, 17 et 18 du Séminaire Le désir et son interprétation qui sont votre programme d’aujourd’hui. La difficulté est double : d’une part, la lecture du Séminaire n’est pas facile. D’autre part, Jacques-Alain Miller, après l’avoir rédigé, nous a déjà ouvert, dans ce Séminaire, une autoroute qui permet de s’y diriger, et l’on est bien tenté de se tenir à cette direction donnée dans trois interventions successives, et décisives quoiqu’assez brèves. Vous les connaissez : il s’agit de la présentation à Athènes en mai 2013 du thème du prochain congrès de la NLS, de la présentation du Séminaire 6 à l’issue de la Journée des Sections Cliniques à Paris, également en mai 2013, enfin de l’intervention en clôture de Pipol à Bruxelles, en juillet de la même année. La lecture du Séminaire montre cependant bien des difficultés qui tiennent au fait que sans doute, pour Lacan, le Séminaire se présente plutôt comme le lieu d’une élaboration progressive, avec des avancées, des corrections, des modifications successives qui en constituent le paysage, c’est-à-dire le texte, comme d’ailleurs Jacques-Alain Miller l’a noté également 1 . Il ne fait pas de doute néanmoins que, sinon le détail de son progrès, du moins l’orientation d’ensemble était déjà tout à fait claire pour Lacan dès le début du Séminaire. Partant du rêve du père mort dont Freud fait un rêve œdipien, Lacan donne à ce rêve une interprétation tout autre : il reconduit ce qui est œdipien dans ce rêve à une rivalité imaginaire entre le fils et le père, et affirme que le désir du rêve a une tout autre racine que ce que Freud avait appelé le complexe nucléaire. Et de la même manière, en suivant la même voie de raisonnement, il fait d’Hamlet, dont Freud avait interprété comme liée au complexe d’Œdipe l’inhibition de l’agir, une figure équivalente à celle d’Œdipe, c’est-à-dire une figure qui n’est plus subordonnée à celle d’Œdipe – équivalente à celle d’Œdipe pour « sa valeur de structure », comme il le dit au chapitre 15, p. 324 et, ayant encore avancé, au chapitre 16, p. 347, il fait d’Hamlet, donc plus avant, un mythe « égal » à celui d’Œdipe. 1 « Présentation du Séminaire VI », UPJL, Paris, 26 mai 2013.

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COMMENTAIRE DES CHAPITRES 16-17-18 DU SÉMINAIRE 6

Armand Zaloszyc

SECTION CLINIQUE DE BORDEAUX,

le 10.01.2014

Ce n’est pas sans éprouver de la difficulté que j’essaie de donner un commentaire de ces

chapitres 16, 17 et 18 du Séminaire Le désir et son interprétation qui sont votre

programme d’aujourd’hui.

La difficulté est double : d’une part, la lecture du Séminaire n’est pas facile. D’autre

part, Jacques-Alain Miller, après l’avoir rédigé, nous a déjà ouvert, dans ce Séminaire,

une autoroute qui permet de s’y diriger, et l’on est bien tenté de se tenir à cette direction

donnée dans trois interventions successives, et décisives quoiqu’assez brèves. Vous les

connaissez : il s’agit de la présentation à Athènes en mai 2013 du thème du prochain

congrès de la NLS, de la présentation du Séminaire 6 à l’issue de la Journée des

Sections Cliniques à Paris, également en mai 2013, enfin de l’intervention en clôture de

Pipol à Bruxelles, en juillet de la même année.

La lecture du Séminaire montre cependant bien des difficultés qui tiennent au fait que

sans doute, pour Lacan, le Séminaire se présente plutôt comme le lieu d’une élaboration

progressive, avec des avancées, des corrections, des modifications successives qui en

constituent le paysage, c’est-à-dire le texte, comme d’ailleurs Jacques-Alain Miller l’a

noté également1.

Il ne fait pas de doute néanmoins que, sinon le détail de son progrès, du moins

l’orientation d’ensemble était déjà tout à fait claire pour Lacan dès le début du

Séminaire.

Partant du rêve du père mort dont Freud fait un rêve œdipien, Lacan donne à ce rêve

une interprétation tout autre : il reconduit ce qui est œdipien dans ce rêve à une rivalité

imaginaire entre le fils et le père, et affirme que le désir du rêve a une tout autre racine

que ce que Freud avait appelé le complexe nucléaire. Et de la même manière, en suivant

la même voie de raisonnement, il fait d’Hamlet, dont Freud avait interprété comme liée

au complexe d’Œdipe l’inhibition de l’agir, une figure équivalente à celle d’Œdipe,

c’est-à-dire une figure qui n’est plus subordonnée à celle d’Œdipe – équivalente à celle

d’Œdipe pour « sa valeur de structure », comme il le dit au chapitre 15, p. 324 – et,

ayant encore avancé, au chapitre 16, p. 347, il fait d’Hamlet, donc plus avant, un mythe

« égal » à celui d’Œdipe.

1 « Présentation du Séminaire VI », UPJL, Paris, 26 mai 2013.

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Il est clair que ces deux modifications de la perspective freudienne, l’une qui domine les

7 premiers chapitres du Séminaire, l’autre qui domine les 7 leçons sur Hamlet,

répondent à la mise en place d’une problématique qui cherche à s’égaler à celle où

Freud avait inscrit sa définition du désir, mais par là même la bouleverse, et la

circonscrit de la même façon qu’une théorie généralisée en science circonscrit une

théorie qui s’en trouve par là moins générale. C’est, je crois, cela qu’on a appelé : « Au-

delà de l’Œdipe ».

Plus exactement, la chose se joue de manière double : d’une part, dans une

confrontation incessante de Lacan à Freud, où Lacan élabore les concepts de la

psychanalyse conformément à ce qu’exige l’intuition freudienne2 ; d’autre part, dans

une confrontation permanente de Lacan avec lui-même – processus que Jacques-Alain

Miller avait appelé naguère « Lacan contre Lacan ».

J’en viens donc à ce qui est la clé des développements de ce Séminaire. Elle nous est

énoncée tout à fait explicitement par Lacan au cours de notre chapitre 16, mais encore

fallait-il avoir l’audace de Jacques-Alain Miller pour, cette clé, lui faire ouvrir la bonne

porte, celle qui nous livre le passage d’un certain point de vue à un point de vue tout à

fait nouveau, en nous montrant en même temps sur quel gond cette ouverture pivote.

« Il n’y a pas d’Autre de l’Autre », c’est le titre qui a été donné à ce chapitre 16. Ce titre

reprend la proposition que Lacan avance à un moment de ce chapitre, p. 353, pour

préciser la valeur qu’il donne à ce moment-là, dans son graphe du désir, à l’écriture

S(Ⱥ) : « Le signifiant qui fait défaut au niveau de l’Autre, dit-il, telle est la formule qui

donne sa valeur la plus radicale au S(Ⱥ). Et il ajoute, dans une formulation que Jacques-

Alain Miller a soulignée dans sa présentation du Séminaire à Athènes3 : « C’est […] le

grand secret de la psychanalyse. Le grand secret, c’est – il n’y a pas d’Autre de

l’Autre ». Qui de nous ne connaissait parfaitement cette formule ? Mais l’audace était

de détecter, dans l’emphase de Lacan, le rapport exact que cette formulation devenue

entretemps si familière, si fréquemment répétée, si habituelle, entretenait avec l’idée que

l’Autre de l’Autre est le Nom-du-Père, tel que Lacan en avait défini la fonction dans sa

formule de la métaphore paternelle4.

Ce qui fait que le Séminaire 6 présente une bascule diamétrale de Lacan par rapport à

son enseignement antérieur sur un point essentiel, nodal, de cet enseignement, puisqu’il

ne s’agit de rien de moins que de la formule dont il avait fait jusque-là le mathème de la

découverte freudienne.

Il avait fait du Nom-du-Père l’Autre de l’Autre. Dire qu’il n’y a pas d’Autre de l’Autre

ne veut pas dire qu’il n’y a pas de Nom-du-Père, mais qu’il n’y a pas, du moins, de

Nom-du-Père qui soit l’Autre de l’Autre.

C’est pourquoi S(Ⱥ) se trouve défini d’abord comme un signifiant qui fait défaut dans

l’Autre – là-même où se serait inscrit le Nom-du-Père comme S(A). Autrement dit, le

2 Pour « intuition », p. 82. La fonction du désir interrogée par Freud, p. 122.

3 « L’Autre sans l’Autre », Athènes, 19 mai 2013.

4 Dans l’écrit sur les psychoses, cf. Écrits, p. 578, « […] il faut a e re ue le o - u- re re ou le la place e l’Autre le si ni ant lui- e u ternaire sy oli ue, en tant u’il cons tue la loi u si ni ant. , et p. , […] u o - u- re c’est-à- ire u si nifiant ui ans l’Autre, en tant ue lieu u si nifiant, est le si nifiant e l’Autre en tant ue lieu e la loi. »

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Nom-du-Père – le complexe d’Œdipe qui se trouvait ainsi formulé – formait sur le

défaut de l’Autre un voile analogue à celui dont l’interprétation œdipienne couvrait ce

qu’est véritablement le désir dans sa définition pourtant exigible depuis Freud.

A la place du défaut de l’Autre, au lieu du Nom-du-Père, Lacan fait venir maintenant le

fantasme. Dirons-nous donc que le Nom-du-Père a la valeur d’un fantasme ? Lacan ne

dit pas exactement cela. Mais vous savez que, plus tardivement, lorsqu’il aura réuni,

dans son dernier enseignement, le fantasme et la pulsion sous le nom de sinthome, il

n’hésitera pas à dire que le Nom-du-Père est un sinthome.

Mais soyons plus précis : la doctrine du Nom-du-Père comme Autre de l’Autre

méconnaissait qu’il n’y a pas d’Autre de l’Autre. A partir du moment où l’on soutient

qu’il n’y a pas d’Autre de l’Autre, ce qui va venir à cette place ne peut pas y venir

comme si le défaut de l’Autre n’existait pas. Il y a donc une distance, fût-elle virtuelle,

entre S(Ⱥ) et le fantasme – et c’est bien ce que nous représente le graphe du désir. Mais,

s’il en est bien ainsi, on peut s’étonner que Lacan, à plus d’une reprise, nomme le

fantasme : « fantasme fondamental ». A cette interrogation qu’on peut se faire,

comment répondre ?

Une première raison de nommer fondamental le fantasme en tant qu’il vient répondre au

défaut de l’Autre est qu’il vient à cette place au lieu du Nom-du-Père qui ne peut plus

légitimement et absolument l’occuper. C’est donc, à la place du complexe d’Œdipe, un

nouveau fondement pour la psychanalyse qui nous est proposé.

Une seconde raison est que la formule du fantasme nous donne la relation la plus

élémentaire et en même temps la plus générale du sujet $, effet du symbolique, et de

l’objet imaginaire a – la formule « minimale », comme dit Jacques-Alain Miller, celle

qui nous donne la « structure minimale du fantasme », de la même manière que la

formule S1-S2 nous donnera la structure minimale de la chaîne signifiante5.

Mais il y a encore pour nommer le fantasme fondamental une troisième raison, je crois,

que nous trouvons évoquée dans notre chapitre 16, immédiatement après le passage de

la p. 353 sur « le grand secret de la psychanalyse » qui est « Il n’y a pas d’Autre de

l’Autre ». De manière répétée au cours du Séminaire, Lacan oppose la structuration du

« sujet qui parle », du sujet de l’expérience analytique, à celle du « sujet de toujours »

de la « philosophie traditionnelle » – et il désigne ainsi le sujet du cogito cartésien (ici,

p. 354, et déjà p. 348).

Que cherchait Descartes, qu’il trouve dans son ego cogito ? Pour le résumer, comme l’a

fait Heidegger6, un fundamentum certum, absolutum et inconcussum – un fondement

certain, absolu et inconcussum, qu’on ne peut pas secouer, inébranlable.

Or, en développant le cogito, comme il le fait p. 354 (« Si je suis en tant que je pense, je

suis en tant que je pense que je suis, et ainsi de suite – cela n’a aucune raison de

s’arrêter »), il ne fait aucun doute que Lacan imprime au fundamentum inconsussum de

Descartes, à sa certitude absolue, une secousse qui l’ébranle à l’infini et qui la sape

absolument.

5 « Présentation du Séminaire VI », UPJL, Paris, 26 mai 2013.

6 Heidegger M., Nietzsche II, éditions Gallimard, Paris, 1971, p. 343 sq. Cf. Descartes, « Méditation

seconde » (Adam et Tannery, IX, 19 – VII, 24).

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Et c’est à la place du fondement ébranlé de la certitude du sujet cartésien que vient se

situer, à partir de l’expérience analytique, le fantasme qui, donc, pour cette raison aussi,

du moins j’en fais l’hypothèse, s’appellera fondamental. On retrouvera d’ailleurs cette

notion de fondement absolu, concernant le fantasme, plus tard chez Lacan, dans son

Séminaire « La logique du fantasme », lorsqu’il fera de celui-ci « une signification

absolue », mais un absolu qui aura retenu la leçon de la secousse subie par le cogito et

sera défini comme un axiome pour toutes les autres significations du sujet.

La promotion du fantasme comme fondamental impliquera donc une révision de la

clinique œdipienne et l’élaboration d’une doctrine de l’analyse, et spécialement de la fin

de l’analyse, qui se corrèle d’abord à ce fondement. Vous savez que, dans les années qui

suivront, Lacan s’y attachera.

Mais nous n’en sommes ici qu’au premier moment de cette transformation – et nous

allons voir que, si le fantasme peut être qualifié de fondamental, c’est encore dans un

autre sens, je crois.

Il apparaît, dès le départ, que Hamlet souffre d’embarras énigmatiques avec le désir.

Comment procède Lacan ? Il me semble qu’il met dans le jeu une doctrine du désir

(qu’il expose par étapes dans ces 3 chapitres – mais qui est déjà toute constituée) et

qu’il applique cette doctrine à l’élucidation de l’énigme Hamlet. A partir de là, les

choses se présentent comme dans une expérimentation construite pour confirmer une

hypothèse théorique, ou pour l’invalider si elle ne la confirme pas.

Nous aurons donc une doctrine du désir supporté par le fantasme ($◊a) dont nous allons

reprendre les grandes caractéristiques : lorsque cette machinerie fonctionne bien, elle

constitue la véritable relation d’objet. Hamlet nous en illustre un dysfonctionnement, ou

plutôt une série de dysfonctionnements qui mettent en scène ce qui se passe lorsqu’à un

certain niveau, ou à un autre, la machinerie manque à sa fonction.

Est-il excessif de dire que le raisonnement de Lacan, à cet égard, n’est pas si éloigné de

celui des expérimentations de physiologie ou de physiopathologie ? Nous obtiendrons

donc l’exposition de situations typiques d’un type de dysfonction de l’appareil (lorsqu’il

y a une lésion dans l’Autre, ou une lésion dans l’objet du fantasme, etc) – et, de ce point

de vue, on peut dire aussi le fantasme fondamental au sens où il représente, dans ces

chapitres du Séminaire 6 que nous lisons, la norme du fonctionnement.

De ce point de vue, la pièce Hamlet est l’exposition de ces situations typiques – telles

que le Séminaire de Lacan les met en évidence. En retour, la cohérence des tableaux

obtenus ainsi, la conviction avec laquelle leur évidence se montrera, fortifiera la

puissance explicative de l’hypothèse de départ sur le bon fonctionnement de l’appareil.

Je vais donc d’abord exposer celle-ci, avant que nous n’examinions les caractères qui,

aux différents étages du fonctionnement, correspondent au cas d’Hamlet. Je vais, ce

faisant, commettre certainement bien des erreurs, et je compte sur vous, et sur les

enseignants, mes amis, pour les redresser autant que possible.

**********

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L’exposé de Lacan est vraiment admirable. Il entremêle avec élégance – et peut-être

avec une pointe de perversité – les différents plans que nous devons individualiser, au

risque, dans cette dissection, de transformer les verts et les ors de Lacan en grisaille7.

L’appareil est un appareil logique. Voici comment il est construit : le fait que vous

soyez un être de langage et que vous soyez, pour votre survie, entièrement dépendant de

l’Autre, vous oblige, pour la satisfaction de vos besoins, d’en passer par la demande à

l’Autre (que, de ce fait, vous pourrez appeler l’Autre primordial de la demande). Voilà

le point de départ. Tout est là.

Ce point de départ comporte deux conséquences immédiates : d’une part, vous devenez

sujet en rapport avec le signifiant ; d’autre part, la distance qui s’instaure de fait entre

les demandes et les besoins ouvre l’espace où se pose d’emblée la question de ce que

vous voulez. C’est ce que Lacan inscrit sur son graphe à deux étages – et souvenez-vous

qu’il en rappelle ce point de départ quelque part dans nos 3 chapitres.

J’ajoute, pour ne plus y revenir, parce que la chose reste à l’arrière-plan dans ces

chapitres, que dans le parcours qui transporte de la demande au désir (du 1er

au 2ème

étage du graphe), Lacan inscrit la distinction freudienne du besoin et de la pulsion, qu’il

saisit également comme une implication de la demande. Je n’y insiste pas, mais vous

savez que l’idée d’une réduction de la pulsion à une demande, fût-elle silencieuse, qui

s’exerce depuis l’inconscient, subira un remaniement dans l’enseignement plus tardif de

Lacan, comme Jacques-Alain Miller l’a souligné à plusieurs reprises.

Nous avons donc maintenant motivé l’allure du graphe quant à ses deux étages

principaux.

(ici, dessin d’un graphe, à peu près tel que celui qui nous est figuré au chapitre 15, p. 336)

Je rendrai compte dans un instant de l’écriture $ qui figure au niveau de la pulsion. Et je

ne fais que noter que, de même que le discours courant vous délivre un message, dont le

contenu dépend de l’Autre [s(A)], de même à l’étage supérieur du graphe vous est

délivré un message qui s’énonce : il n’y a pas de réponse à la question posée. C’est cela,

la réponse de l’inconscient, depuis que sa réponse n’est plus le Nom-du-Père de la

métaphore paternelle – c’est-à-dire depuis qu’il n’y a plus d’Autre de l’Autre.

Pardonnez-moi de vous infliger l’exposé de ces points que vous connaissez

certainement très bien. Je n’ai que l’excuse de la nécessité de les avoir posés pour

pouvoir maintenant en terminer rapidement avec le fonctionnement de l’appareil en y

ajoutant deux éléments.

Premièrement, la thèse du passage obligé du besoin par la demande comporte qu’il y a

dans ce passage une perte. C’est d’ailleurs cette dimension de perte qui motive qu’une

question s’élève dans l’espacement de la demande et du besoin sur ce qu’elle veut dire.

Ce qui est perdu, vous le savez, et Lacan dans ces chapitres y revient plusieurs fois :

c’est la « livre de chair » (Shakespeare oblige), c’est la perte de quelque chose de la vie

ou de quelque chose de vital, que Lacan interprète comme un sacrifice. C’est « la part

de vous qui là-dedans est sacrifiée » (p. 355, chapitre 16), c’est ce que le sujet « sacrifie

7 Cf. « Grau, teurer Freund, ist alle Theorie, und grün des Lebens goldner Baum. »

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de lui-même, la livre de chair engagée dans son rapport au signifiant » (p. 387, chapitre

18).

A partir de là, vous pouvez voir cette part de vous, soit comme représentant la part de

vie que vous avez sacrifiée – et qui sait ce qu’est la vie ? une « poussée vitale » ? une

« turgescence vitale ? » – en tout état de cause, « ce quelque chose d’énigmatique,

d’universel », comme s’exprime Lacan, p. 355, et dont le phallus est devenu le

symbole8. Mais cette part de vie que vous avez sacrifiée parce que vous devez en passer

par la demande, cette part qui, par là, « a pris fonction signifiante » (p. 355, chap. 16),

elle peut aussi bien devenir symbole de mort – et c’est pourquoi Lacan va pouvoir

qualifier le phallus de « signifiant fatal » (p. 392, chap. 18) ou de « phallus mortel » (p.

393) – étant entendu que « fatal » est ce qui vous relie à votre fatum, à votre destin qui

est un destin de mortel, dont l’instance est si particulièrement insistante pour Hamlet

dont le destin s’inscrit, dès que la pièce se noue avec l’apparition du ghost, dans ce que

Lacan appelle son « rendez-vous avec la mort » (p. 348, chap. 16), mais qui n’est pas

moins le destin de chacun, dont Lacan, dès le début du Séminaire 6, fait le véritable

corrélat du désir qui s’exprime dans le rêve (p. 60), et qui se trouve inscrit dans la

définition même du sujet en tant qu’il parle – $.

Je m’interromps un instant dans l’explicitation de ce point pour y interpoler le second

point qu’il nous fallait situer, avant de conclure sur les deux ensemble, comme vous

allez le voir.

Pour se récupérer, le sujet dispose des ressources du narcissisme : il constitue son moi

sur la matrice de l’image de l’autre, et c’est cette image qu’il mettra en avant pour se

défendre contre la perte vitale que signifie sa subjectivation dans les signifiants de la

demande. Vous voyez le même processus à l’œuvre, dans ces chapitres, à plusieurs

niveaux. $, écriture du sujet qui parle, est l’écriture d’un signifiant barré, d’un signifiant

qui manque – du « sujet qui s’escamote lui-même comme sujet », comme Lacan le

disait p. 99, chap. 4), d’un effacement du sujet (p. 98) que nos pages reprennent sous le

terme de « fading du sujet » (p. 361 et 368). Le « tour de prestidigitation » (p. 99)

consiste à faire d’un trou dans le symbolique un élément symbolique manquant, un

« manque symbolique » (p. 411, je déborde un peu ici sur le chapitre 19 où se trouve

rappelé le tableau des diverses modalités du manque que Lacan avait établi dans son

4ème

Séminaire) – un signifiant qui manque, et dont le manque est marqué $. A la place

où manque le symbolique est appelé pour pallier ce manque (ou, allons-nous dire :

« pour y pallier » – par équivoque, vraisemblablement, avec « pour y parer » ?) un objet

imaginaire qui sera ici l’image spéculaire – on pourrait l’écrire i(a)

$ (cette écriture, d’ailleurs, figure bien dans le Séminaire : p. 138 et p. 264).

Lacan nous rappelle explicitement ce processus au cours de ces pages, lorsqu’il

apparente le deuil et la psychose (p. 397-398), parce qu’à la place d’un signifiant

manquant, « comme dans la psychose, viennent pulluler à sa place toutes les images qui

relèvent des phénomènes du deuil » (p. 398).

8 La uestion est corrélative e celle e la jouissance, ici incarnée par le phallus et par le si nifiant Ф ui

ne sera pas dans A.

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Et l’on retrouve le même processus au niveau où, dans le graphe, manque la réponse

pour dire au sujet ce qu’il veut (et aussi pour lui dire ce qu’il est – puisqu’en sacrifiant

une part de ce qu’était sa vie, il a perdu de son être) – autrement dit, au niveau où

manque un signifiant qui serait l’Autre de l’Autre – alors, sont appelées de la même

façon des productions de l’imaginaire – et qui viennent constituer le fantasme, ce qu’on

pourrait écrire, à ce niveau,

($◊a) S(Ⱥ)

écriture parallèle à l’écriture de $.

Et donc, là aussi, le fantasme vient pallier au manque de signifiant qui est, comme dit

Lacan, « le message de l’inconscient », et y parer à titre de défense contre l’impuissance

de l’Autre à vous dire ce que vous êtes et ce que vous désirez (p. 398), parce que

l’Autre ne peut vous répondre qu’avec les signifiants de la demande et comporte, par

conséquent, une opacité énigmatique lorsque vous l’interrogez sur la perte d’être que

vous avez subie (p. 398) pour prix de votre entrée (obligée) dans la demande.

Vous reconnaissez ici les termes qui trouveront une ponctuation logique qui fera date

avec l’élaboration que leur donnera, quelques années plus tard, la dialectique aliénation-

séparation. Au demeurant, le terme d’aliénation, comme il va de soi (cf. latin alienus),

fait déjà une apparition dans ces pages (p. 387, chap. 18) où il désigne les rudiments de

ce que Lacan formulera dans le Séminaire XI comme l’opération du vel aliénant dans le

choix forcé (de l’Autre).

Pour l’instant, l’Autre vous répond ceci : vous avez payé « de votre chair et de votre

sang » (p. 398) votre inscription dans l’Autre, et le signifiant de cette inscription,

l’Autre n’en dispose pas (p. 397-398). Il est dans l’Autre et il n’est pas dans l’Autre –

paradoxe et énigme. L’Autre n’en dispose pas, parce que ce signifiant répond à une

perte que l’Autre ne peut pas inclure – plus exactement même, à une perte de ce que

l’Autre ne peut pas inclure, et en même temps c’est un signifiant et il doit bien être

quelque part. Cet « il y est et à la fois il n’y est pas » est un oxymore qui dispose aux

imaginations du « signifiant caché » – et Lacan emploie ce terme, p. 355.

Il est clair qu’avec cet ensemble : le signifiant caché, l’oxymore qui en définit la

position paradoxale, l’opacité de sens que comporte cette position, l’énigme qui est

opposée au sujet, nous avons à considérer un dispositif qui implique la notion d’un réel

« qui se fonde pour autant qu’il n’a pas de sens, qu’il exclut le sens ou, plus exactement,

qu’il se dépose d’en être exclu ». Vous reconnaissez, je pense, dans ces termes, la

manière dont Lacan cernera sa notion de réel dans le Séminaire Le sinthome9.

Mais nous en sommes au Séminaire 6, non au Séminaire 23 – et l’opacité que nous

oppose le réel est, si je puis dire, moins claire, moins dégagée qu’elle ne le sera. Il n’en

reste pas moins qu’elle est déjà corrélée à un ensemble de termes qui ne peuvent pas ne

pas évoquer une théologie négative. Et je veux, à cet égard, faire une rapide parenthèse :

dans les pages que nous avions à lire, comme de manière insistante à plusieurs reprises

dans le Séminaire 6, Lacan évoque le passage de La pesanteur et la grâce où Simone

Weil écrivait que « ce que l’avare regrette dans la perte de sa cassette nous en

apprendrait long, si on le savait, sur le désir humain » (p. 361, chap. 16). Ce passage

9 Séminaire 23, p. 65.

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figure dans le 7ème

texte du livre que cite Lacan, et il serait bien intéressant d’en étudier

la relation avec ce que, de la même cassette, Simone Weil, dans le 4ème

texte du même

livre, référait à la notion du Dieu caché10

.

Le signifiant qui est dans l’Autre et qui n’est pas dans l’Autre, ce S(Ⱥ), Lacan l’identifie

ici comme le signifiant phallique Ф qui correspond à la perte vitale φ qu’a subie le sujet

[au chapitre 19, sur lequel je déborde encore une fois (p. 413), il l’appellera (-φ)], que

l’Autre ne saurait situer. D’où la posture paradoxale de ce signifiant Ф qui désigne

maintenant l’impuissance de l’Autre à me répondre, c’est-à-dire sa castration dont je me

défends avec le fantasme, de même que l’image de l’autre allait me défendre de ma

castration comme « sujet châtré, $ ». Le terme figure à la fin du chapitre 16 (p. 361),

précisément pour figurer le rapport où $ entre dans le fantasme.

Ces deux sous-étages de la défense contre le manque symbolique sont inscrits dans le

graphe de Lacan comme des paliers – et l’équivoque phonique du mot « pallier » que

nous évoquions tout à l’heure nous convient ici tout à fait pour compléter le graphe.

Peu nous importe maintenant si Lacan, plus tardivement, critiquera avec sévérité la

confusion ici opérée entre S(Ⱥ) et Ф. C’est le cas dans le Séminaire Encore, et aussi

dans le Séminaire Le sinthome que j’ai sous les yeux au moment d’écrire ces lignes, et

vous y trouvez cette critique au chapitre 8, p. 127. Pourquoi cette sévérité de Lacan ? Je

crois que c’est parce que Ф, aussi paradoxal qu’il l’ait fait, reste le signifiant de la

conjonction possible, parce qu’il est le signifiant qui répond dans le signifiant à la perte

de φ.

Autrement dit ($◊a) va s’écrire Ф

S(Ⱥ) ($◊a)

C’est, je crois, pourquoi Lacan peut dire, dans le Séminaire 23, c’est à la page 127 :

« […] mon grand Ф, qui peut aussi bien être la première lettre du mot fantasme », et il

poursuit : « S(Ⱥ), c’est tout autre chose que Ф. Ce n’est pas ce avec quoi l’homme fait

l’amour. […] Placée en travers du grand A, cette barre dit qu’il n’y a pas d’Autre qui

répondrait comme partenaire »11

.

Et c’est en effet exactement ceci que nous dit, dans ces pages du Séminaire 6, le

fantasme : c’est comment, à quelle condition se trouve le partenaire.

Je conclus maintenant ces considérations sur l’appareil que nous propose Lacan dans

ces pages du Séminaire 6 en précisant ce dernier point. Puis nous serons libres, alors, de

prendre en considération quelques-uns des tableaux que réalisent des

dysfonctionnements de l’appareil à tel ou tel niveau. Je crois que je pourrai le faire

assez rapidement dans la mesure où nous aurons pu situer les articulations logiques où

10

Je dois de faire cette remarque à une lecture de Micky Boccara Schmelzer. Cf. Weil S., La pesanteur et la grâce, Plon, Paris, 1947 et 1988, collection Agora, p. 69 (« Désirer sans objet »), p. 60 (« Détachement »). 11

Et il ajoute (p. 128) : « La toute nécessité e l’esp ce hu aine était u’il y ait un Autre e l’Autre. C’est celui-l u’on appelle énérale ent Dieu, ais ont l’analyse évoile ue c’est tout si ple ent La femme. »

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9

se produisent, dans l’exemple du personnage d’Hamlet, comme autant de paradigmes

des défaillances de l’appareil.

Comment se constitue la relation du fantasme ? Nous en avons déjà une première idée :

au croisement12

où se produit la défaillance de l’Autre du fait de l’impasse $ se trouve

appelée l’image de l’autre pour la suppléer : c’est ce que Lacan écrit ($◊a), et il

l’institue ainsi : la perte que le sujet a subie pour se transformer en $, il la compense en

en retrouvant le vif dans son partenaire du fantasme. Comme le dit Lacan, à la page 370,

« dans l’articulation du fantasme, l’objet prend la place de ce dont le sujet est privé,

c’est à savoir, du phallus » (p. 370, chap. 17). Et cette proposition a aussitôt sa

réciproque (elle figure déjà p. 370, mais elle est encore plus explicite p. 387) : un objet

ne prendra sa place dans l’articulation du fantasme qu’à la condition qu’il soit en

mesure de former un substitut à ce « quelque chose [de perdu] qui tient à [la] vie même

[du sujet] pour avoir pris valeur de ce qui le rattache au signifiant » (p. 387, chap. 18).

C’est ce qui peut s’écrire a

étant entendu que a, ici, est un petit autre, tandis que φ est « la livre de chair engagée

[par le sujet] dans son rapport au signifiant » (p. 387).

On aperçoit déjà dans cette formule la potentialité qui est la sienne, que l’objet a puisse

y figurer d’une autre consistance logique, laquelle pourra survenir à partir d’une

configuration toute différente de l’alliance (ou de la disjonction) du signifiant et de la

pulsion.

Je reprends : lorsqu’il en est ainsi, c’est-à-dire que, dans l’articulation fantasmatique, le

sujet peut opérer sa rencontre avec l’objet conditionné comme Lacan l’a précisé, « pour

autant que, au-delà de la demande, comme s’exprime Lacan, le sujet tente de se ressaisir

lui-même dans la dimension du discours de l’Autre où il a à retrouver ce qui a été perdu

du fait de son entrée dans ce discours » (p. 373), lorsque le sujet châtré, comme il

s’exprime encore, « retrouve son désir » (p. 335, chap. 15), alors, dans cet au-delà de

l’Autre (c’est-à-dire à l’étage supérieur du graphe) où le sujet, au dernier terme, visait

« l’heure de la rencontre avec lui-même » (p. 349), le voici, avec le fantasme, à

« l’heure de vérité » (p. 373). Quelle est-elle, cette heure de vérité ? C’est celle où,

l’Œdipe étant achevé (p. 409), la rencontre pour le sujet est rendue possible de son

partenaire « dans le désir » (p. 3 7) qui sera aussi bien partenaire de son désir. Nous

saurons, au chapitre 19, ce qu’est l’Œdipe achevé qui constitue ici comme le paradigme

du fantasme « normal » (le terme « normal » figure à la page 406 pour opposer la forme

normale, « si l’on peut dire », de l’Œdipe et la conjoncture de l’Hamlet). Je ne déborde

pas plus sur le chapitre 19 que ce qu’implique qu’y soit précisé le point de perspective

du problème de la castration (p. 404). L’Œdipe s’achève avec l’Untergang du complexe

d’Oedipe et le deuil du phallus (p. 408). Et ceci veut dire que le fantasme lui-même

trouve son achèvement comme fondement d’un désir « normal » sur la matrice de

l’achèvement de l’Œdipe, lorsque le sujet retrouve dans l’objet le phallus dont il a été

privé – c’est-à-dire lorsque l’objet du désir dialectise la castration13

, autrement dit

autorise une Aufhebung de la castration. C’est là le point où Lacan est conduit à définir

l’objet comme on ne l’avait jamais fait jusqu’alors, en situant de cette manière la

fonction de l’objet dans le désir (p. 487) en rapport avec « l’élément caché – qui est le

12

Le ot est référence au raphe, ais aussi Œ ipe. 13

Sur la ialecti ue u sujet avec l’o jet, cf. p. 419, chap. 19.

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support vivant du sujet pour autant que, prenant fonction de signifiant, il ne peut

[pourtant] être subjectivé comme tel » (p. 388). C’est pourquoi il compare le phallus,

dont il s’agit ici, à la situation paradoxale, par rapport aux autres nombres, du nombre

imaginaire √-1 – situation paradoxale, mais néanmoins essentielle pour le calcul

mathématique.

Dernière précision, qui découle de ce que je viens de rappeler, c’est que toute cette

opération du fantasme reste, pour le sujet, parfaitement inconsciente (p. 367 et p. 379) –

et qu’elle ne communique pas, normalement, avec les messages dans lesquels le sujet

répercute usuellement les limites imaginaires de son corps propre [soit les s(A) de

l’étage inférieur du graphe où se répercutent les i(a) comme limite fermée).

$

Nous voici en mesure de prendre en considération ce que j’ai appelé les tableaux

d’Hamlet, pour marquer la continuité où je vais les présenter et l’incomplétude où ils

resteront, vous laissant reconstituer la diégèse de la fiction à partir des nombreuses

indications de Lacan.

La mère d’Hamlet, Lacan la caractérise par « quelque chose qui est chez elle de l’ordre

d’une voracité instinctuelle » (p. 365, chap. 17). Autrement dit, sous cet aspect, au lieu

d’être « le sujet primordial de la demande » (p. 365), c’est-à-dire l’Autre où pourront

prendre forme les demandes dans le registre du signifiant, elle est bien loin de se

présenter comme celle qui autorise cette transformation qui chez elle-même n’est pas

efficiente (j’interprète ainsi la page 366). C’est ce que Lacan décrit en disant que le

phallus « se présente chez elle comme n’étant rien d’autre que l’objet d’une jouissance

qui est vraiment satisfaction directe d’un besoin » (p. 365, chap. 17, qui reprend une

indication de la p. 356, chap. 16, et à quoi répondra « le phallus réel de Claudius » du

chap. 19, p. 416), c’est-à-dire que la mère d’Hamlet se présente à lui comme n’étant

pas, sous le rapport du phallus, inscrite au registre du symbolique, avec son corrélat de

perte inlocalisable localisée dans le sacrifice phallique. Elle est besoin omniprésent,

sans mesure, ni figure. A ce titre, elle n’autorise pas que se constitue pour le sujet

Hamlet la question du désir, puisque celle-ci s’élève normalement à partir de la

distinction du besoin et du signifiant de la demande. C’est ce qu’on lit p. 356 : « La

distance que le sujet peut maintenir entre les deux lignes, c’est là qu’il respire […], et

c’est cela que nous appelons le désir. Or, ce désir, je vous ai dit quelle pression, quelle

abolition, quelle destruction il subit, de ce qu’il se rencontre avec ce quelque chose de

l’Autre réel la mère telle qu’elle est […] qui est moins désir que gloutonnerie, voire

engloutissement, tout en étant structuré » (ce qui veut dire qu’on le situe sur le graphe).

Le sujet Hamlet s’est inscrit dans le signifiant, et a perdu de ce fait la part vitale que

cette inscription implique. Mais ce n’est pas là une castration achevée. La castration

achevée comporte que le phallus perdu soit retrouvé dans l’objet-partenaire. C’est sans

doute là le point qui vaut au Lacan du Séminaire 6 le sarcasme du Lacan du Séminaire

23.

Et, dans ce sens, Hamlet n’a pas subi la castration, il a conservé quelque part le phallus

vital hors de tout partenaire, mais, en même temps, c’est ce phallus vital qui devient son

partenaire. Il ne peut pas le faire présentifier par un objet humain. Aussi l’objet du désir

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11

(qui normalement est l’objet constitué dans le fantasme) se trouve-t-il clivé14

chez lui

entre les objets de la relation imaginaire et le phallus comme pur symbole de la

turgescence de la vie. Dans ce clivage, Ophélie est pour lui « complètement dissoute en

tant qu’objet d’amour », comme nous le dit Lacan (p. 380), et « devient le pur et simple

support d’une vie » que le sujet extériorise et rejette (puisque le phallus qu’il a perdu ne

se trouve plus lié à l’objet du fantasme). C’est ici que Lacan évoque la parenté de cette

situation avec celle de la perversion (p. 380, et p. 371), tandis qu’il reconnaît dans

l’autre terme du clivage de l’objet une parenté avec la névrose obsessionnelle : faute

d’avoir pu constituer son fantasme avec l’objet-partenaire, le sujet se trouve dans

l’impossibilité de rencontrer en celui-ci l’heure de vérité et, tandis qu’il est réduit par là

à ne voir sa destinée [articulée qu’en] termes de signifiants purs (comme Lacan

s’exprime, p. 364-365 – ce qui veut dire : sans relation à l’objet du fantasme), il recourt,

pour parer à ce vide dans l’articulation des signifiants, à tous les i(a) qui se présentent à

lui (ce que Lacan appelle, p. 380, la réintégration de l’objet dans son cadre narcissique)

et, faute de pouvoir rencontrer son heure de vérité, il s’inscrira toujours à l’heure de

l’autre c’est-à-dire à l’heure des i(a) ; il est, nous dit Lacan, « toujours suspendu à

l’heure de l’autre » (p. 374) moyennant quoi, il ne peut qu’être toujours en retard sur

la sienne propre qui serait l’heure de la retrouvaille de son désir, et celle-ci ne lui est pas

possible en raison du clivage chez lui entre le phallus et l’objet du désir.

La rencontre avec le ghost prend tout son contraste du fait que, normalement (c’est-à-

dire lorsque n’apparaît aucun ghost), S(Ⱥ) veut dire que le sujet ne peut rien savoir

concernant sa propre mort qu’il y a toujours, concernant sa propre mort, un ombilic

d’impossible à savoir pour le sujet. C’est, nous l’avons vu, la répercussion de

l’impossibilité pour le sujet de savoir exactement de quoi est fait le sacrifice de la vie

dont il paie son inscription signifiante.

Or le ghost confronte Hamlet à cette conjoncture tout à fait spéciale, paradoxale et

ambigüe que, pour lui, cet Unerkannt est connu (p. 351, chap. 16). Lacan le mentionne à

plusieurs reprises dans le Séminaire, il en fait même le point de départ électif de la

distinction d’Œdipe et de Hamlet à laquelle il procède, et il l’accentue encore une fois

avec force dans le tableau comparatif qu’il dresse au chapitre 19 dont nous n’avons pas

à parler aujourd’hui (p. 405-406).

Que veut dire qu’au niveau de S(Ⱥ), ce savoir de l’impossible à savoir constitue,

comme l’avance Lacan p. 351, une « réponse de type fatal » ? Sans doute qu’elle

engage irrémédiablement le destin du sujet (p. 355, chap. 16). Et c’est aussi en ce point

que s’avère que, pour Hamlet, la castration, non seulement n’est pas achevée au sens

que j’ai pensé pouvoir soutenir, mais encore elle est incorrectement inaugurée, puisque

le « voile » de l’articulation inconsciente sur la mort du sujet a été levé (p. 351). Je crois

que c’est de ce point fatal que prendra son départ l’enchaînement qui conduit Hamlet

inéluctablement, implacablement (« cheminement implacable », p. 384) vers son

rendez-vous dernier (p. 348), ce que Lacan appelle « l’aller d’Hamlet au-devant de la

mort » (p. 346), parce que, dès ce point de départ – et non pas seulement au moment de

la préparation du tournoi, où elle trouve en effet son accomplissement, comme le

souligne alors Lacan (p. 392-393), l’identification à Ф, le signifiant fatal, le phallus

mortel, est impliquée. C’est une identification à ce qui est perdu sans être tout à fait

14

Cf. le splitting e l’o jet, p. 61.

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perdu. Et le trajet de Hamlet vers son rendez-vous avec la mort est écrit au moment

même de la révélation du ghost.

C’est pourquoi Lacan peut dire que, pour Hamlet, la castration a manqué, et que le

déroulement de la pièce répond à « un lent cheminement vers la castration nécessaire »

(p. 296, chap. 13). Mais avec cette spécification que le voile levé sur l’Unerkannt a pour

corrélat la réalisation de la castration par la mort réelle du sujet, comme si l’atteinte –

quasi sacrilège portée au refoulement primordial devait se payer par la mort réelle du

sujet. Bien entendu, la dimension du mythe à laquelle peut prétendre Hamlet face à

Œdipe se signe aussi ici.

**********

« Un trou dans l’existence » (p. 399, chap. 18), comment plus justement parler du

deuil ? Mais la perte de l’objet aimé est-elle un trou dans le réel ? Elle déchire toute la

trame symbolique où vous étiez inclus avec lui. Et, à vrai dire, elle paraît plutôt créer un

trou dans le symbolique, et ce trou apparaît alors plutôt comme une effraction du

symbolique par le réel.

C’est en quoi il peut « offrir la place » où se projettera le signifiant qui manque dans

l’Autre (p. 397), avec les conséquences dont nous avons vu quelle était la structuration

pour le sujet. C’est, il me semble, la thèse que nous présente Lacan tout au début du

chapitre 19 (p. 402), lorsqu’il nous dit résumer ce qu’il a dit du deuil dans le chapitre 1

(p. 395-399).

Est-ce bien la même thèse qui nous est proposée d’une séance à l’autre ? Je ne parviens

pas à le discerner. Celle qui vient en second paraît plus simple et, comme on dit en

mathématiques, plus élégante. Est-ce bien le cas ? Je vous pose la question.

Le deuil ouvre sur la dimension des rituels du deuil, et de leur valeur (p. 398, p. 401-

402). Aussi indispensables soient-ils, seront-ils jamais suffisants pour faire face à la

« béance symbolique majeure » (p. 402) avec laquelle le deuil vient coïncider et qu’il

évoque ?

Sans doute, les rites abrégés, clandestins, peuvent-ils être mis en cause (p. 402). Mais le

rite équilibrera-t-il jamais la perte ? Je crois que la difficulté que je soulève, si c’en est

une, nous indique qu’en filigrane de ces développements, la question est bien posée par

Lacan, et que sa réponse n’est pas ici décidée. Et je remarque que la fonction du rite à

l’endroit du deuil équivaut ici à celle du fantasme devant l’inexistence de l’Autre de

l’Autre – la « béance symbolique majeure » – avec la même interrogation.

C’est pourquoi l’insistance de Lacan sur la déclaration du ghost d’avoir été surpris par

la mort perpétrée, comme il le dit : « in the blossoms of my sin – dans la fleur de [ses]

péchés »15, si elle désigne bien ce qu’il appelle une « inexpiable offense » (p. 399),

peut-être va-t-elle au-delà des effets du manquement à la force et à l’ampleur du rite

signifiant pour apaiser le deuil, vers la signification d’un impossible apaisement de la

béance, parce qu’elle ouvre sur ce qui restera sans mesure possible et sans figure

possible.

15

Hamlet, Acte I, scène 5.