7
Culture, le magazine culturel en ligne de l'Université de Liège © Université de Liège - http://culture.ulg.ac.be/ - 10/04/2015 - 1 - Arthur Schnitzler, maître littéraire de Freud Le soir du 16 juin 1922, à Vienne, un médecin insiste pour raccompagner chez lui, à pied, son invité de marque, un confrère qui se trouve également être un immense écrivain. La promenade digestive ne fera que prolonger le moment agréable que fut le repas, émaillé de souvenirs d'expériences vécues à l'hôpital ou durant le service militaire... Avant de quitter la demeure bourgeoise, l'hôte fait visiter sa riche bibliothèque, exhibe quelques antiquités et offre même à son nouvel ami un tirage limité de ses dernières conférences. Ces silhouettes qui s'éloignent donc dans la nuit se rencontraient en fait pour la première fois, alors que leurs oeuvres les avaient précédées de longue date sur des chemins parallèles : il s'agit de Sigmund Freud et d'Arthur Schnitzler. Le romancier, nouvelliste et dramaturge, qui venait de fêter ses cinquante ans, avait reçu peu auparavant une lettre dans laquelle le père de la psychanalyse lui avouait avoir évité jusque-là son voisinage, tant il redoutait de rencontrer son « double ». Il s'en expliquait d'ailleurs en ces termes : « Votre déterminisme comme votre scepticisme - que les gens appellent pessimisme -, votre sensibilité aux vérités de l'inconscient, de la nature pulsionnelle de l'homme, votre dissection de nos certitudes culturelles conventionnelles, l'arrêt de vos pensées sur la polarité de l'amour et de la mort, tout cela éveillait en moi un étrange sentiment de familiarité. »

Arthur Schnitzler, Maître Littéraire de Freud

Embed Size (px)

DESCRIPTION

Arthur_Schnitzler,_maître_littéraire_de_Freud

Citation preview

  • Culture, le magazine culturel en ligne de l'Universit de Lige

    Universit de Lige - http://culture.ulg.ac.be/ - 10/04/2015- 1 -

    Arthur Schnitzler, matre littraire de Freud

    Le soir du 16 juin 1922, Vienne, un mdecin insiste pour raccompagner chez lui, pied, son invit demarque, un confrre qui se trouve galement tre un immense crivain. La promenade digestive ne feraque prolonger le moment agrable que fut le repas, maill de souvenirs d'expriences vcues l'hpital oudurant le service militaire... Avant de quitter la demeure bourgeoise, l'hte fait visiter sa riche bibliothque,exhibe quelques antiquits et offre mme son nouvel ami un tirage limit de ses dernires confrences.Ces silhouettes qui s'loignent donc dans la nuit se rencontraient en fait pour la premire fois, alors queleurs uvres les avaient prcdes de longue date sur des chemins parallles : il s'agit de Sigmund Freudet d'Arthur Schnitzler.

    Le romancier, nouvelliste et dramaturge, qui venait de fter ses cinquante ans, avait reu peu auparavantune lettre dans laquelle le pre de la psychanalyse lui avouait avoir vit jusque-l son voisinage,tant il redoutait de rencontrer son double . Il s'en expliquait d'ailleurs en ces termes : Votredterminisme comme votre scepticisme - que les gens appellent pessimisme -, votre sensibilit auxvrits de l'inconscient, de la nature pulsionnelle de l'homme, votre dissection de nos certitudes culturellesconventionnelles, l'arrt de vos penses sur la polarit de l'amour et de la mort, tout cela veillait en moi untrange sentiment de familiarit.

  • Culture, le magazine culturel en ligne de l'Universit de Lige

    Universit de Lige - http://culture.ulg.ac.be/ - 10/04/2015- 2 -

    Dans ce passage se trouvent synthtiss tous les lments ncessaires la comprhension de ladmarche schnitzlrienne. Le grand Sigmund l'avait entrevu mieux que quiconque : rares sont en effet lesauteurs ayant pouss aussi loin l'exploration du conflit entre ros et Thanatos qui anime chacun de nous,plus ou moins violemment selon le hasard des rencontres et des destines.

    Hypocondriaque, orgueilleux, monstre de jalousie autant que d'inconstance amoureuse, spectateurmonomaniaque de son ego, Schnitzler n'tait ni d'un caractre accommodant ni d'un abord ais, exceptionfaite bien entendu l'gard des jeunes admiratrices qui se prsentaient son domicile pour lui exprimer leuradmiration et qui, en gnral, devenaient ses matresses dans la semaine.

  • Culture, le magazine culturel en ligne de l'Universit de Lige

    Universit de Lige - http://culture.ulg.ac.be/ - 10/04/2015- 3 -

    Il faut dire que la morale , dans le sens triqu que lui prte l'esprit bourgeois, n'tait pas son fort et quecet angle de jugement n'apparatra d'ailleurs que tardivement dans son uvre. Ce qui fascinait davantageSchnitzler, c'est la trahison inhrente toute relation amoureuse, la notion si fragile et relative de fidlit,la facult de mensonge des humains, leurs ractions tragiques ou la limite du ridicule au moment de sevoir pris en dfaut. Le lien entre ces diffrents aspects est assur par le langage, instrument invisible maissuprmement efficace de toutes les sductions, toutes les manipulations et, aussi paradoxal qu'il y paraisse,toutes les dissimulations.

  • Culture, le magazine culturel en ligne de l'Universit de Lige

    Universit de Lige - http://culture.ulg.ac.be/ - 10/04/2015- 4 -

    Aucune valeur, partant aucun tabou, ne sortent indemnes d'une telle rvaluation. Schnitzler bafoue lessusceptibilits de l'honneur militaire travers la grotesque figure du Lieutenant Gustel. Il entrane lespersonnages de sa Ronde dans un tourbillonnant cocufiage. Il ose sous-entendre l'inceste qui lie MadameBatte et son fils. Il provoque les antismites borns et crapuleux - foisonnants l'poque dans cettergion d'Europe - en mettant en scne le Docteur Berhardi, injustement calomni. Il nous fait entendrele monologue intrieur hallucin de Mademoiselle Else, tiraille entre le sacrifice de sa vertu et lesauvetage financier de sa famille ; un dilemme que, comme cela arrive souvent sous sa plume, seul lesuicide dnouera. Enfin, qui ne connat la trame perverse de La Nouvelle rve, ft-ce par le biais del'adaptation (assez fidle l'esprit du texte, moins sa lettre) que Stanley Kubrick en donna dans son ultimeopus, Eyes wide shut ?

    Les univers mentaux dans lesquels le lecteur est amen plonger sont d'une complexit extrmes, mmesi l'expos des situations ou des rapports entre protagonistes demeure quant lui d'une dsarmantesimplicit. Un tlgramme, une bousculade, une partie de cartes, un songe racont, une remarque malpese suffisent faire basculer les personnages, dj fragiliss par une intime flure et que l'vnementmineur fait verser littralement dans la nvrose, voire la folie. Une fois que le fantasme ou la pulsion a pris ledessus, l'issue est irrversible et rarement heureuse. Le drame est nou.

    Quelques mois avant de s'teindre en octobre 1931, Schnitzler fit paratre un dernier texte, auquel ilavait fait subir de nombreuses rcritures depuis sa version initiale en 1912. Cette longue nouvelle,qui devait s'appeler Dmence, changea galement diverses reprises de titre, pour finalement devenirlittralement Fuite dans les tnbres. Elle met en scne un dramatique fratricide, o un an tue son cadet par compassion , parce que ce dernier est en train de sombrer dans la folie. Certains critiques ont vudans cette uvre si souvent diffre et remise sur l'tabli l'illustration d'un retour du refoul , o clataitles pulsions de mort que Schnitzler prouvait vis--vis de son propre frre. Si son sens reste cependantsujet maintes interprtations, ce dernier acte littraire tmoigne de l'attention constante que l'crivain portaaux tourments du psychisme humain, en proie au dsquilibre et la frustration.

  • Culture, le magazine culturel en ligne de l'Universit de Lige

    Universit de Lige - http://culture.ulg.ac.be/ - 10/04/2015- 5 -

    De nombreux ouvrages ont t consacrs Schnitzler. Le plus rcent en franais est sans doute unebiographie signe Catherine Sauvat en 2007. Elle y voque la vie de l'auteur en articulant troitement vcuet uvres. Une telle prsentation, qui a l'atout de la limpidit, comporte cependant un dfaut. En effet, s'ilpermet d'accumuler un nombre considrable d'informations factuelles, l'expos chronologique fossilisefcheusement le mouvement d'une existence qu'on devine tumultueuse. Catherine Sauvat a des pagestrs justes quand elle s'aventure aborder le problme dlicat de l'humeur de l'crivain, de ses traits decaractre, des tourments de sa conscience. Elle claire tout aussi brillamment la question, souterrainemais omniprsente chez Schnitzler, de la judit, en voquant par exemple son indfectible amiti enversThodor Herzl, dont il ne soutiendra toutefois jamais le projet sioniste. Enfin, elle se base sur un matriaude premire main, savoir l'dition intgrale, non encore traduite en franais, d'un impressionnant journalintime : 5000 pages, scrupuleusement tenues de l'adolescence aux derniers jours. Dans ce documentexceptionnel, la retranscription, presque mot mot, des disputes conjugales ctoie des dtails encore plusfutiles du quotidien, mais la vritable originalit de ce vaste chantier de papier rside dans la part croissantequ'y prendront les transcriptions dtailles de rves...

    Schnitzler se hisse alors, sans peut-tre en prendre rellement la mesure, au rang de premier sondeurmoderne de l'inconscient et de ses mystrieux ressorts. Une entreprise qui l'amnera vers des profondeursinsouponnes et qui suggre une rponse affirmative la question rhtorique qu'il se posait le 18 aot1922 : Chaque dcouvreur devient-il le masochiste de sa propre ide ?

    Frdric SaenenNovembre 2010

    Frdric Saenen est charg d'enseignement en franais-langue trangre l'ISLV. Il publie de laposie, des nouvelles et des articles de critique littraire.

  • Culture, le magazine culturel en ligne de l'Universit de Lige

    Universit de Lige - http://culture.ulg.ac.be/ - 10/04/2015- 6 -

    Arthur SCHNITZLER, Romans et nouvelles, deux tomes, Livre de Poche, La Pochotque, 2005.

    Catherine SAUVAT, Arthur Schnitzler, Fayard, 2007.

  • Culture, le magazine culturel en ligne de l'Universit de Lige

    Universit de Lige - http://culture.ulg.ac.be/ - 10/04/2015- 7 -