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FREUD INCOGNITO

© EPEL, 2017 110, boulevard Raspail, 75006 Paris

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ISBN : 978-2-35427-182-4 ISSN : 1299-6114

George-Henri Melenotte

FREUD INCOGNITO

DANSE AVEC MOÏSE

EPEL

Introduction

Le hasard d’une excursion romaine me mit en présence de la sculpture du Moïse de Michel-Ange dans les lieux de l’église San Pietro in Vincoli bien aménagés pour les touristes. Ce fut d’abord le caractère majestueux de sa masse musculaire qui retint mon attention. Comment se fait-il que, devant une image aussi impressionnante, je ne me sois guère trouvé ému ? Devant tant de puissance déployée, je demeurai circonspect, même si je sentais que l’effet recherché par l’artiste fonctionnait. J’étais trop habitué à une certaine réserve lorsque, pour des raisons diverses, l’on tentait de me forcer la main. Et là, Michel-Ange le faisait. Cet excès de force accumulée était le fait d’un très bon technicien de l’illusion. Je ne pus manquer de prendre mes distances avec l’attitude commune qui était de tomber dans une admiration sans borne devant tant de tensions contenues. Il y avait là un excès dont on me disait qu’il annonçait la grande ère baroque à Rome, période dont je suis friand. Trop de force démontrait une grande fragilité. Il y avait dans la stabilité grandiose de l’œuvre une contestation de la force par la force elle-même. Il me fallait convenir que le sculpteur avait mis en excès ce qui manquait à son ouvrage.

Le plus fort était que, par un souci louable de protection du patrimoine, il n’était alors plus possible de s’approcher de l’œuvre. Nous étions remisés au rang d’observateurs lointains. J’enviais les longs séjours de Freud, dans

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cette sorte d’intimité qu’il avait pu partager avec elle. Nous étions obligés de la voir de façon panoramique et non pas détaillée et contraints de contempler toute la façade murale, soit le pitoyable résidu du projet initial du Tombeau de Jules II. Réduit à l’usage de mes yeux, je me trouvais frustré de ne pouvoir faire ce que devant toute sculpture il se doit : la toucher.

Cette désagréable expérience n’eut pas que des effets négatifs. Je me rendis compte qu’en l’observant de loin, existait une zone intermédiaire interdite d’occupation. Il s’agissait de l’espace que Freud avait occupé en s’approchant autant qu’il le souhaitait du monument. Suite à cela, déçu par l’impossibilité du contact direct avec la pierre, celle-ci devint à mes yeux une belle image. L’effet produit par cette distance imposée écrasait l’œuvre contre la paroi et en faisait une sorte de bas-relief, ce qui est le meilleur moyen de ne pas pouvoir apprécier la sculpture dans son volume.

Freud s’était montré peu prolixe au sujet de sa proximité avec le marbre. L’espace alentour dans lequel il avait évolué, certaines fois pendant des semaines, commença à m’apparaître. Pour accéder à ce texte, il ne suffisait pas de le lire. Encore fallait-il avoir fait soi-même l’expérience du lieu. Germa l’idée que, tant pour l’image quand elle est instable1 que pour le mouvement, il fallait un espace propre. Bouger nécessite l’espace pour le faire. Cet espace devenait l’espace de la possibilité du mouvement.

Le texte de Freud ne manquait pas de singularités. Parmi elles, celle-ci que l’on retient souvent comme

1. George-Henri Melenotte, Substances de l’imaginaire, Paris, Epel, 2004.

7Introduction

une coquetterie du maître : l’absence de signature. Quel était le mystère qui pouvait bien se cacher dans cette abstention qui n’était pas dans les habitudes de Freud ? Dans la première livraison de l’article parue dans la revue Imago, tout se présentait comme si Freud avait désiré passer incognito. Le stratagème ne trompa pas grand monde. Mais quand son entourage fit pression sur lui pour le convaincre de renoncer à cette abstention, il avança les plus pauvres raisons. Le 6 janvier 1914, il écrivit à Abraham qu’il s’agissait là d’un badinage, que l’évident amateurisme du travail lui faisait honte, et surtout qu’il trouvait sa conclusion douteuse. Bref, ce n’était pas là un travail analytique.

La réaction de Ferenczi à cette décision ne fut pas, semble-t-il, des plus amènes. Freud lui écrit, le 3 janvier 1914 : « J’ai terminé le Moïse, mais aujourd’hui encore, je ne sais pas pourquoi vous avez protesté si énergiquement contre mon anonymat2. » Puis vient une phrase, énigma-tique : « Je vais très bien et je fais facilement le travail habituel. » Qu’est-ce à dire ? Pourquoi Freud rassure-t-il Ferenczi sur son état ? Nous n’en saurons malheureusement pas beaucoup plus. Par Jones, nous apprenons que Freud termine la rédaction de son article le premier jour de 1914 sans avoir l’intention de le publier. Il s’y résout finalement, mais refuse de le signer3. Le 3 janvier 1914, il écrit à Jones de façon laconique : « J’ai achevé Moïse le premier jour de cette année, et j’ai pris plus de plaisir à

2. Sigmund Freud – Sandor Ferenczi, Correspondance, 1908-1914, lettre du 3 janvier 1914, 444 F, I, traduit de l’allemand par le groupe de traduction du Coq-Héron, Paris, Calmann-Lévy, 1992, p. 565.

3. Ernest Jones, La Vie et l’œuvre de Sigmund Freud, t. II, Les Années de maturité 1901-1919, II, trad. Anne Berman, Paris, PUF, 1979, p. 389.

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l’écrire qu’auparavant4. » Devant le refus de Freud, Jones rapporte les faits : « Nous protestâmes tous les trois en lui faisant remarquer que le style permettrait immédiatement d’identifier l’auteur5. » Qui étaient ces trois ? Ferenczi, Jones et le troisième est Abraham, probablement. Freud restera inflexible.

Cette inflexibilité montre qu’il ne s’agissait pas chez lui d’un caprice. Aurait-il écrit ce texte malgré lui, comme une sorte d’excroissance dangereuse à même de menacer l’équilibre de son œuvre ? Cette année 1914 est cruciale pour lui. Nous ne céderons pas, comme Jones le suggère, à la tentation d’expliquer le refus de Freud par la crise avec Jung. Et je me contenterai de l’idée selon laquelle Freud n’a pas signé cet article parce qu’il en était encombré. Comme lorsque l’on produit quelque chose dont on ne sait que faire et que l’on ne reconnaît pas. L’objet est là, il sort de sa propre main mais l’on ne sait qui a été à la manœuvre. Il ne se reconnaît pas comme son auteur. Dans une lettre à Hermann Struck, du 7 novembre 1914, il écrit qu’il se rend compte du défaut fondamental de son travail : « Avoir voulu considérer l’artiste d’une façon rationnelle, comme s’il s’agissait d’un chercheur ou d’un technicien, tandis que l’on a affaire à un être d’une espèce particulière, à un être supérieur, autocrate, impie et quelquefois tout à fait insaisissable6. »

Un mot revient constamment à propos de l’article : énigme. Énigmatique, l’émotion de Freud devant la

4. Sigmund Freud – Ernest Jones, Correspondance complète, lettre du 3 janvier 1914, 167, traduit de l’anglais et de l’allemand par Pierre-Emmanuel Dauzat, Paris, PUF, 1998, p. 312.

5. E. Jones, La Vie et l’œuvre de Sigmund Freud, op. cit., p. 389.6. Sigmund Freud, Correspondance. 1873-1939, lettre du 7 novembre

1914 à Hermann Struck, Paris, Gallimard, 1967, p. 329.

9Introduction

statue. Énigmatique, l’accroche de ses retours réitérés qui le mènent tant de fois près de la statue. Énigmatique, 1’interprétation finale dont il confie à Abraham le caractère douteux. Énigmatique, son refus de le publier et ensuite de le signer. Énigmatique enfin, Michel-Ange lui-même. Avec toutes ses énigmes, l’article de Freud est auréolé de mystère.

L’enquête permettra de remonter les fils que Freud a tissés et d’essayer de dénouer la plupart des nœuds qui le jalonnent. Cela suppose une approche de ses audaces et de la relation intime qu’il a entretenue avec la statue. Si l’on s’interroge sur la manière dont il s’y prend avec elle, l’affaire se présente dès le départ sous la forme d’une forte proximité avec la pierre. J’ajouterai une proximité énigmatique pour lui. Son texte est le compte rendu de cette expérience trempée d’étrangeté. Il ne touche pas seulement la pierre. Il l’examine, la dessine, se déplace autour d’elle dans une chorégraphie particulière qui le fait évoluer dans l’espace d’une intimité particulière.

C’est en partant du mouvement de Freud dans l’espace immédiat qui environne la statue que va commencer le dépliement d’une affaire qui va mener, progressivement et par bien des chemins, vers une trouvaille faite chez Lacan dans son utilisation d’un concept provisoire.

Ce livre se présente comme un cheminement mû par une curiosité de tous les instants suscitée par les obstacles qui le jalonnent. En partant de l’article de Freud, loin de vouloir le dépoussiérer, il sera tenté de défaire quelques-uns des nœuds qui s’y trouvent afin de tenter de trouver les raisons de l’échec de l’interprétation freudienne. D’une approche quasi romancée de l’aventure freudienne autour de la statue, apparaîtra de façon progressive un

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espace aux limites floues. Puis la découverte de la notion de limite qui, quoi qu’elle fasse, emporte une zone d’indétermination. Cela mènera aux critiques que Lacan fait des catégories de milieu intérieur et extérieur, à partir desquelles émergera l’originalité d’un espace, l’espace entre tel qu’il le découvre avec le nœud borroméen.

Je défie n’importe quel amateur de peinture d’aimer une toile autant qu’un fétichiste aime une chaussure.

Georges BATAILLE, L’Esprit moderne et le jeu des transpositions

I

Freud devant la statue

Dès le début de son article, Freud fournit des indications sur sa méthode. Devant les créations littéraires et les œuvres plastiques, il lui arrive de s’attarder longuement. C’est là sa manière de les appréhender, « ce par quoi elles produisent leur effet1 ». La longue durée de l’observation est pour lui un point de méthode. Il prend son temps et mesure l’effet d’une œuvre à sa durée. Cette durée lui en donne la mesure. Il n’a aucune prétention à donner là une approche qui vaudrait pour quiconque. Sa lenteur lui permet de rechercher l’effet produit sur lui par l’œuvre. Il recherche pour lui l’explication de cet effet. Le caractère personnel de sa démarche apparaît quand il précise son rapport à la musique :

Là où je ne puis pas [constater un tel effet], par exemple en musique, je suis presque incapable de jouissance (bin ich fast genußunfähig2).

Freud ne connaît pas un tel effet avec la musique. L’effet produit sollicite sa jouissance. Parlant de la musique, il s’exprime sur un mode négatif. S’il est peu apte à jouir de la musique, il jouira d’œuvres inscrites dans des domaines

1. SF, M, OC, XII ; GW, X. Nous utiliserons désormais ce système de référence : SF pour Sigmund Freud, M pour le titre de l’article, ici Moïse, OC pour Œuvres complètes, le tome (tome XII), la ou les pages ; enfin : GW pour Gesammelete Werke (tome X) suivi du numéro du tome et de la page dans cette édition.

2. SF, M, OC, XII, 131 ; GW, X, 173.

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différents. Encore faudra-t-il admettre la justesse de la traduction française de Genuß par jouissance3. De façon indirecte, Freud jouit de la sculpture de Michel-Ange. Elle sera genußfähig, la Genußfähigkeit signifiant une aptitude à la jouissance ou au délice. Plutôt que de rabattre d’emblée le terme sur le vocabulaire lacanien, on dira que, avec ce terme, Freud indique le caractère inconnu de l’effet produit sur lui par certaines œuvres d’art. Il va alors explorer ce champ énigmatique.

Tout d’abord, la perception de cet effet le plonge dans un état de rébellion. Il s’insurge contre sa propre impuissance à le juguler :

Une prédisposition rationaliste, ou peut-être analytique, [quelle prudence avec son « peut-être » !4], se rebelle en moi contre le fait que je doive être saisi, sans alors savoir pourquoi je le suis, ni ce qui me saisit5.

On ne se contentera pas de ces faibles raisons. Quel besoin a-t-il de se réfugier derrière une soi-disant prédisposition6, qu’elle soit rationaliste ou analytique ? Dans sa rébellion, ce n’est pas son état psychologique qui importe mais le caractère inconnu de la chose qui le saisit. Voilà Freud pris. Il est capturé contre son gré et touché par un « désarroi de notre entendement conceptualisant ». Comme souvent lorsqu’il invoque la raison, la voilà tenue en échec. Censée maîtriser les objets, elle bute ici sur un

3. On dira aussi « délice » sans négliger « usage » ou « usufruit ». On trouve cet emploi du terme Genuß comme effet de la création artistique dans d’autres textes de Freud, comme dans « Le poète et l’activité de fantaisie », SF, OC, VIII, 162, 171 ; GW, VII, 214, 223.

4. Remarque entre crochets de mon cru.5. SF, M, OC, XII, 131 ; GW, X, 1726. Die Anlage peut aussi se traduire par disposition.

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obstacle. Devant la délicieuse difficulté, Freud se rebelle pour refuser de céder devant l’obstacle.

Tout cela peut sembler flou. Pourtant, commencent à apparaître les prémisses annonçant sa manière devant l’obstacle. Il analyse sa position. Elle tient à son désarroi devant la capture dont il est l’objet7. Son penchant pour la spéculation conceptualisante se trouve contrarié par l’objet qui lui résiste. Il a le choix entre deux attitudes : ou bien rendre les armes et se retirer vaincu ; ou bien à l’inverse partir à l’assaut de l’énigme avec les armes de sa raison. Freud jouit8 de ce qu’il ignore et se retrouve victime d’une capture qui le révolte. L’article sera le déploiement de sa rébellion contre ce qui le tient.

D’autres éléments ajoutent des données à l’énoncé du problème. La contrainte, par exemple. Elle nourrit la rébellion qui en est le fruit. Freud trouve un point commun aux œuvres qui lui produisent le plus d’effet : elles sont marquées par leur caractère grandiose et subjuguant.

Qui plus est, j’ai été rendu attentif à ce paradoxe apparent que précisément quelques-unes des créations artistiques les plus grandioses et les plus subjuguantes restent obscures à notre compréhension. On les admire, on ressent la contrainte qui en émane, mais on ne saurait dire ce qu’elles représentent9.

7. Anne Boissière, « Interprétation et expérience vécue dans Le Moïse de Michel-Ange : Freud et Theodor Reik », Savoirs et clinique, 2006, no 7, p. 39-50 : « La temporalité de l’impression est celle de la surprise, envisagée comme absence de préparation et d’anticipation possible à ce qui survient. »

8. Cf. supra le commentaire sur genußunfähig.9. GW, 173, „Ich bin dabei auf die anscheinend paradoxe Tatsache

aufmerksam geworden, daß gerade einige der großartigsten und uber-wältigendsten Kunstschöpfungen unserem Verständnis dunkel geblieben sind. Man bewundert sie, man fühlt sich von inhen bezwungen, aber man weiß nicht zu sagen, was sie vorstellen.“

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D’où peut venir que les œuvres ayant le plus d’impact sur notre compréhension soient celles qui possèdent un caractère énigmatique ? Que peint Vélasquez sur le grand plan grisâtre des Ménines ? Freud jouit des œuvres qui lui en imposent non seulement par l’admiration qu’elles provoquent mais aussi par la contrainte qui émane d’elles. Les adjectifs utilisés großartigsten et uberwältigendsten signifient l’un : grandioses, imposantes, magnifiques, l’autre : grandioses, écrasantes. Le traducteur en choi-sissant subjuguantes pour ce dernier a cherché à accentuer leur caractère puissant et énigmatique. Ces œuvres imposent par leur force une soumission intellectuelle et morale à celui qui les subit. Freud est sous leur poids. Cette soumission n’est pas consentie puisqu’il se rebelle mais il ne peut lui échapper. Qu’il se trouve sous leur emprise témoigne du degré d’impuissance dans lequel il est pour s’en libérer.

De plus, cette contrainte va de pair avec leur illisibilité, soit leur résistance propre à la compréhension. L’énigme devant laquelle il se trouve est une résistance de l’objet à l’interprétation. Ces œuvres dressent un obstacle qui l’empêche de s’en faire une représentation interprétable. Par son analyse, il va tenter de s’émanciper de la contrainte par laquelle elles le soumettent à l’impossibilité d’en interpréter la magie.

L’obstacle sur lequel bute Freud est d’ordre logique. Il se heurte à la limite portée à la représentation de sa propre émotion. Georges Didi-Huberman parle à ce sujet d’une « irrécusable sensation du paradoxe ». Lorsque nous posons notre regard sur une image, écrit-il,

ce qui nous atteint immédiatement et sans détour porte la marque du trouble, comme une évidence qui serait

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obscure. Tandis que ce qui nous paraît clair et distinct n’est, on s’en rend vite compte, que le résultat d’un long détour, une médiation, un usage des mots. Rien que de banal, au fond, dans ce paradoxe. C’est le lot de chacun. Nous pouvons l’épouser, nous laisser porter en lui ; nous pouvons même éprouver quelque jouissance à nous sentir alternativement captifs et libérés dans cette tresse de savoir et de non-savoir, d’universel et de singulier, de choses qui appellent une dénomination et de choses qui nous laissent bouche bée… Tout cela sur une même surface de tableau, de sculpture, où rien n’aura été caché, où tout devant nous aura été, simplement, présenté 10.

Freud aborde les limites de la représentation aux bords de son trouble. Il va partir à l’assaut des conditions particulières qui le piègent devant certaines œuvres d’art. Elles sont esthétiques. Il les range dans trois catégories : plastiques ou littéraires, grandioses ou écrasantes11, contraignantes et obscures à toute compréhension. Il s’attaque à l’interprétabilité de l’œuvre.

Quand Freud commence son article, il opère un glissement dans l’usage du singulier qui passe au pluriel. Il écrit non pas « ma » mais « notre » (unserem Verständnis) compréhension. Par un effet rhétorique, il se dégage du registre de l’expérience personnelle. Il élargit le champ de sa méthode en posant que l’expérience, limitée au départ à sa propre personne, vaudrait pour plusieurs. Il généralise une expérience puisée au fond de sa particularité. Cette jouissance, posée comme énigme captivante, vaudrait pour une pluralité.

10. Georges Didi-Huberman, Devant l’image, Paris, Les Éditions de Minuit, coll. « Critique », 1994, p. 9.

11. Traduction préférable à « subjuguantes ».

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Ce passage à la généralité de son expérience intime ne résout rien. Freud reste dans une intimité dont il ne sort pas. La généralisation qu’il glisse discrètement ne convainc pas. Il la pose en admettant que l’intimité dont il fait part ne va pas sans une extimité possible. La frontière non réglée entre les deux le plonge dans un flou, quant à l’adresse du texte, qui persistera jusqu’au bout. Il ne sait pas si ce qu’il écrit le concerne seul ou d’autres avec lui. Le caractère personnel de cet écrit est mis en tension avec son caractère impersonnel. Cela n’est pas nouveau puisque, dès la publication de la Traumdeutung, se posait ce problème qui l’amenait à ne pas savoir si l’analyse de ses rêves valait seulement pour lui ou aussi pour d’autres.

L’interprétation de son émotion le plonge dans un embarras qui se repère aisément dans ce passage :

Ce qui nous empoigne si puissamment, ce n’est pourtant, selon ma conception, que l’intention de l’artiste, dans la mesure où il a réussi à l’exprimer dans l’œuvre et à nous la faire appréhender. Je sais qu’il ne peut s’agir d’une appréhension purement intellectuelle. La situation affective, la constellation psychique qui chez l’artiste a fourni la force de la pulsion nécessaire à la création est censée être de nouveau suscitée en nous12.

Qu’est-ce que cette pulsion créatrice qui nous serait communiquée par une sorte d’osmose ? Que sait-on de la pulsion créatrice chez Michel-Ange ? C’est bien en vain que, dans la suite, on attendra la moindre lumière sur la constellation psychique qui prévaut chez le sculpteur13.

12. SF, M, OC, XII, 132 ; GW, X, 173.13. Freud répond à cette question : « Les forces des pulsions dans l’art

sont ces mêmes conflits qui poussent d’autres individus dans la névrose et qui ont amené la société à édifier des institutions. D’où vient à l’artiste la

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Freud reconnaîtra un forçage possible de sa part. Pour identifier l’intention de l’auteur, peut-être l’analyse sera-t-elle utilisable, avance-t-il. Car, pour connaître cette intention, encore faut-il déceler son sens et son contenu :

Il est donc possible qu’une telle œuvre d’art ait besoin d’une interprétation et que ce soit seulement une fois celle-ci effectuée que je puisse apprendre pourquoi je suis sous le coup d’une impression si violente.

Si l’impression produite est si violente sur lui au point de recourir à un « je » répété, c’est que l’artiste a glissé dans son œuvre une intention qui l’atteint. La thèse est simple : l’artiste touche quand il tape juste. L’interprétation de cette intention lui permettrait de s’émanciper de la jouissance qui le domine. Déchiffrer le message de l’œuvre reviendra donc à interpréter l’intention de l’artiste. Mais peut-il le faire comme il le ferait d’un symptôme pour s’en débarrasser ? Voilà la difficulté. Ce qui l’amène à déclarer : « Peut-être, dans le cas de grandes œuvres d’art, n’y réussira-t-on pas sans y appliquer l’analyse14. » Tant de prudence ne relève pas seulement des précautions habituelles dont Freud s’entoure dans ses avancées. Ici, le « peut-être » indique combien il ne sait pas si le recours à l’analyse va avoir la moindre efficacité.

Le voici devant du non-connu, un unerkannt. Il ne se livre aucunement à un essai de psychanalyse appliquée. Il serait juste de prendre acte de son indécision. La psychanalyse n’est pas ici posée comme une méthode

capacité de créer, cela n’est pas une question relevant de la psychologie. » Sigmund Freud, « L’intérêt de la science des arts », L’Intérêt que présente la psychanalyse, OC, XII, 122 ; GW, 416-417.

14. GW, X, 173, „Vielleicht daß dies bei den großen Kunstwerken nicht ohne Anwendung der Analyse ermöglichen gelingen wird.“

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conquérante mais comme un moyen possible pour sortir d’un piège. Freud n’est pas l’explorateur de territoires inconnus à coloniser mais quelqu’un en proie à une difficulté qui mise sur l’analyse pour en venir à bout. Son expérience actuelle est celle d’une limite de son savoir et son essai pour s’en sortir passera « peut-être » (vielleicht) par l’analyse prise comme moyen (Anwendung). Son positionnement se situe à la frontière du connu et de l’inconnu. Il n’est pas seulement un observateur devant son objet d’étude. Ému par cet objet, il se trouve projeté sur une ligne de démarcation qui sépare deux champs, celui de la psychologie esthétique ouverte à l’introspection et celui du défrichage d’un champ vierge. Il va partir à la recherche des traits qui, dans l’œuvre, prendront valeur de contenu sans être jamais certain de pouvoir les trouver. Démuni devant la sculpture, Freud teste l’analysabilité de son trouble esthétique.

Du Moïse de Michel-Ange, il écrit : « aucune œuvre plastique n’a jamais produit sur moi un effet plus intense15 ». Il s’interroge sur ce qui lui a fait qualifier cette œuvre d’énigmatique :

Il ne fait aucun doute qu’elle présente Moïse, le législateur des juifs, tenant les Tables aux commandements sacrés. Cela au moins est certain, mais rien d’autre ne l’est16.

Passée cette certitude17, que reste-t-il de sûr dans l’œuvre ? Rien. Quelle est l’intention de Michel-Ange ?

15. SF, M, OC, XII, 133 ; GW, X, 174.16. Ibid., „Soviel ist sicher, aber auch nichts darüber hinaus.“17. On se reportera avec profit à Ernst Sellin, Moïse et son importance

dans l’histoire de la religion israélo-juive, traduction et présentation de Rodolphe Albert Gerber, Paris, Le Félin, 2015 ; Thomas Römer, Moïse en version originale. Enquête sur le récit de la sortie d’Égypte (Exode 1-15),