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Scherrer Jeudi, 14 juin 2012 Jean-Baptiste Master 1 Cinéma & audiovisuel : esthétique, analyse, création Cours d’analyse des films Enseignant : Monsieur José Moure Analyse comparative de la représentation de la poïétique dans "Cinq femmes autour de Utamaro" et "Ivre de femmes et de peinture" à travers l'étude du jeu de l'acteur.

article - poïétique et analyse du jeu de l'acteur

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Scherrer Jeudi, 14 juin 2012 Jean-Baptiste

Master 1 Cinéma & audiovisuel : esthétique, analyse, création

Cours d’analyse des films

Enseignant : Monsieur José Moure

Analyse comparative de la représentation de la poïétique dans

"Cinq femmes autour de Utamaro" et "Ivre de femmes et de

peinture" à travers l'étude du jeu de l'acteur.

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A partir de la conceptualisation de Paul Valéry, Monsieur René Passeron

propose de définir la poïétique comme "l'ensemble des études qui portent sur

l'instauration de l'œuvre, et notamment de l'œuvre d'art". Sans nul doute, cette notion

tire son prestige du mystère qui l'entoure. Divers disciplines cherchent à dissiper ce

brouillard et à donner les clés pour saisir la nature de l'acte créatif. Des cinéastes ont

cherché à recueillir les éléments qui mènent à l'expression artistique en s'immisçant

dans l'intimité des créateurs. Ainsi, cela a certainement était la démarche d'Henri-

Georges Clouzot lorsqu'il a réalisé le documentaire "Le mystère Picasso". Mais, il est

évident que la foi en un cinéma du "réel", non biaisé par les représentations du

cinéaste, n'est que chimère. La forme oriente le fond. Par exemple, il est indéniable

que le documentaire de Pialat "L'amour existe" est éminemment poétique et ne se

résume pas à un ensemble de parcelles objectives du réel.

Les films qui proposent une biographie fictive mais réaliste de grands artistes

permettent souvent au cinéaste de transmettre de manière extrêmes et concrètes

une analyse poïétique. Si la fonction de la caméra est d'être l'œil qui nous permet à

tous d'être témoin, le cinéaste permet à l'acteur d’incarner un artiste disparu sur le

mode d'une résurrection éphémère. Afin d’illustrer nos propos, nous allons comparer

deux films qui respectent ces conditions.

"Cinq femmes autour d'Utamaro" (歌麿をめぐる五人の女) est un film de

Mizoguchi ayant pour personnage principal Kitagawa Utamaro (喜多川 歌麿, 1753 -

1806), un peintre japonais, spécialiste de l'Ukiyo-e1 et interprété par Minosuke

Bandô.

Le deuxième film choisi est "Ivre de femmes et de peinture" (취화선, Chi-hwa-seon),

réalisé par le réalisateur sud-coréen Im Kwon-taek. C’est un film biographique de

Jang Seung-Ub dit Owon (1843-1897) interprété par Choi Min-sik (최민식).

1 Mouvement artistique japonais de l’époque d’edo (1603-1868)

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Afin de nous repérer dans une approche qui n'est pas habituelle pour les

chercheurs en cinéma, nous nous baserons dans cet article sur quelque éléments

théoriques développés par monsieur Patrice Pavis et Constantin Stalislavski. Tout

d'abord prenons comme hypothèse que"[l'acteur] est le lien vivant entre le texte de

l'auteur (dialogue ou indications scéniques), les directives du metteur en scène et

l'écoute attentive du spectateur (...)."2" [L'acteur naturaliste] "compose" une partition

vocale et gestuelle sur laquelle s'inscrivent tous les indices comportementaux,

verbaux et extraverbaux, ce qui donne au spectateur l'illusion qu'il est confronté à

une véritable personne."3 Le jeu de l'acteur doit être"à la fois cohérent et "lisible" et

[fonctionner] comme un aiguillage pour le reste de la représentation."4

Pour Stanislavski, l'acteur doit viser à "créer un personnage vivant et l'exprimer sous

une forme artistique"5."Le père du personnage est l'auteur de la pièce et sa mère,

l'acteur en qui le rôle est en gestation"6. Ce dernier doit chercher à "saisir l'esprit de

l'auteur et [à en] trouver [en lui] l'écho"7mais aussi "pouvoir parler de [son]

personnage en [son] nom propre"8. "Le courant des objectifs mineurs doivent

converger vers le super-objectif de la pièce. Le lien commun entre eux doit être si fort

que même le détail le plus insignifiant, s'il se trouve sans rapport avec le super-

objectif paraîtra faux et inutile."9 "[L'acteur] est le lien vivant entre le texte de l'auteur

(dialogue ou indications scéniques), les directives du metteur en scène et l'écoute

attentive du spectateur (...)"10 "[l'acteur naturaliste] "compose" une partition vocale et

gestuelle sur laquelle s'inscrivent tous les indices comportementaux, verbaux et

extraverbaux, ce qui donne au spectateur l'illusion qu'il est confronté à une véritable

personne."11 " (...) Pour que l'acteur soit à la fois cohérent et "lisible" et qu'il

fonctionne comme un aiguillage pour le reste de la représentation."12

2 Pavis P., Vers une théorie du jeu de l'acteur, P.1 3 Ididem, P.3 4 Ibidem, P.12

5 Stanislavski C., La formation de l'acteur , P.145 6 Ibidem, P.349 7 Ibidem, P.344 8 Ibidem, P.343 9 Ibidem, P.305 10 Ibidem, P.1 11 Ibidem, P.3 12 Ibidem, P.12

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La problématique de cette article est de comprendre dans quelle mesure

l'analyse du jeu de l'acteur peut-elle nous permettre d'apprécier la définition que

donne "Ivre de femmes et de peintures" et "Cinq femmes autour d'Utamaro" de l'acte

de création?

D'un point de vue méthodologique, Monsieur Pavis propose quelques méthodes

d'analyse du jeu de l'acteur. Nous ne retiendrons pas, l'approche des catégories

historiques et esthétiques et nous privilégierons une approche basée sur une

description sémiologique et la pragmatique du jeu de l'acteur.

Sur ce dernier point, Monsieur Pavis utilise la description des sept opérateurs de

Michel Bernard13:

1) l'étendue et la diversification du champ de la visibilité corporelle

2) L'orientation ou disposition des faces corporelles

3) les postures

4) les attitudes

5) les déplacements

6) les mimiques en tant qu'expressivité visible

7) La vocalité, c'est-à-dire l'expressivité audible du corps et de ses substituts

Dans une première partie, nous analyserons les aspects du jeu de l'acteur qui

apportent des éléments de réponse à ce qu'est la poïétique lorsque l'œuvre

s'actualise (I). Puis, nous nous intéresserons aux autres expériences qui encadrent

l'instant créatif (II).

13

Pavis P., Vers une théorie du jeu de l'acteur,P.13 & 14

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Chapitre 1. Au cœur de l'instant créatif

A. Réussir à créer une œuvre artistique

Les deux films commencent à désigner leur protagoniste principal par une séquence

qui laisse l'artiste exprimer sa grande maîtrise et sa prestance. Ils sont en plein état

de grâce.

Au sommet de sa gloire, Utamaro et Owon font preuves d'assurance et baignent

dans une sorte d'excitation. La différence du jeu des acteurs conduit à interpréter

l'instant créatif heureux sur deux modes: la joie créative d'Utamaro est de même

nature que celle de la mère donnant naissance à son enfant(1) et pour Owon,

l’instant créatif est une quête d'absolu (2).

1. L'expression d'une maîtrise sûr

A sa première apparition, Utamaro est statique légèrement penché fumant à la

pipe. Il échange des mots avec un de ses compagnons mais ne le regarde pas. Son

axe s'oriente vers un point extérieur. Ainsi, Utamaro est dans un entre-deux entre le

monde de ses pensées et le monde social. Sa voix est posée. Il fait le minimum de

geste possible.

Il gardera ce tempo et cette manière d'être lorsqu'il rencontrera l'homme qui veut

l'affronter. De la préparation du défi jusqu'à son achèvement, Utamaro gardera cette

neutralité. Son jeu est sec, c'est-à-dire que chaque geste est signifiant et il s’exprime

avec une énergie efficiente.

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14

Ainsi, il tourne autour de son adversaire, lui fait face et rentre dans sa zone d'intimité,

dialogue avec lui et sort de cette zone.

Nous pouvons retrouver ici l'analyse qu’en fait Roland Barthes et qui est expliqué

dans "L'empire des signes". L'art de manger avec des baguettes demande un juste

dosage de la force appliquée pour saisir l'aliment. "(...) l'aliment ne subit jamais une

pression supérieure à ce qui est juste nécessaire pour le soulever et le transporter, il

a dans le geste de la baguette, encore adouci par sa matière, bois ou laque, quelque

chose de maternel, la retenue même, exactement mesurée, que l'on met à déplacer

un enfant : une force (au sens opératoire du terme), non une pulsion (...)" De même,

lorsqu'Utamaro peint, nous ne pouvons pas affirmer qu'il soit réellement actif, qu'il

soit dans l'effort. Pour autant, il n'est ni passif, ni en simple réception. Il répond

radicalement. Chacune de ses actions correspond à un souffle. Il avance

constamment dans l'action ni pressé ni ennuyé. Il exprime l'assurance d'un homme

qui est dans la voie, un flux l'emporte. Les deux acteurs gravitent l'un autour de

l'autre. Ils dansent au sens où il y a constamment une recherche d'équilibre visant à

déterminer le dominant et le dominé. Son adversaire commence le défi et s'apprête à

peindre. Il regarde. Il le lit. Il reste absolument statique durant de longues secondes.

Son adversaire le regarde. Le temps s'arrête. Il se lance et commence à peindre.

Ceci marque le changement de niveau sémiotique. Monsieur Pavis appelle le geste

qui provoque ce basculement "embrayeur".

- 14 Barthes R., L'empire des signes, Paris, Editions du Seuil 2007, P.45

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A la fin, il contemple l'œuvre de son adversaire et sourit. Cette contemplation est

d'ordre analytique. L'attitude d'Utamaro se rapproche de celui du médecin.

Il montre du doigt l'erreur de son adversaire et se comporte avec lui en professeur

bienveillant.

Puis, il le regarde d'un air espiègle et lui dit qu'il "va arranger ça" et donner vie à sa

peinture. Pendant l'acte, chacun écoute la musique silencieuse de son pinceau qui

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danse à son tour. L'acte est terminé. Il n'y a plus de place au doute. Tous partent de

manière nonchalante comme si un spectacle était terminé.

Une deuxième séquence suit le déroulement créatif. Après avoir été submergé par

la beauté d'une femme qui est sur le point de se faire tatouer, l'incapacité du tatoueur

à proposer une image équivalente à cette beauté le plonge dans le désarroi.

Utamaro l'écoute le tatoueur de manière amicale et décide de faire ce dessin. Il y a là

une rupture provoquée d'une part par son changement de ton et de position.

Utamaro qui est au niveau du dos du tatoueur, se lève et s'avance directement vers

le modèle.

15

Alors qu'il avait développé une certaine empathie avec le tatoueur, il se désolidarise

de lui pour se mettre au travail. Toute l'attention se porte désormais sur l'œuvre en

devenir alors que le désir frustré de la modèle et l'angoisse du tatoueur marquent

deux mouvements séparés. L'acte d'Utamaro unifie, ne fait qu’un, au sens où cette

poïétique sert de feu autour duquel tous se rassemble. Pavis nomme cet acte qui

relie deux éléments de la séquence en fonction d'une dynamique : un connecteur.

15 18:33

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10

Ainsi, la création est présentée comme un don désintéressé.

Dès que l'œuvre est achevée, Utamaro laisse exprimer sa joie sans retenu. C'est la

joie créatrice au sens bergsonien du terme. Ce qu'il dit lui même c'est que ces

« nouveaux êtres » créés partageront les joies et les peines de la modèle.

De plus, il ajoute quelques touches sur les lèvres de la mère dessinée. Il le fait avec

une extrême application. Cela conduit à penser que l'acte de création demande de la

minutie. Le moindre détail compte.

16

Ce désir de restituer sur papier la beauté des femmes qu'Utamaro contemple

prend une coloration hypnotique. Il peint malgré lui. Ainsi, il dessine comme s'il

prenait en note un discours qu'il reçoit tel un prophète.

16 19:50 & 20:06

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2. Savoir créer, un combat contre soi-même

"Ivre de femmes et de peintures" commence par une séquence qui précède le

générique et qui dépeint l'archétype de l'artiste accompli. Le reste du film présentera

la recherche créative autour de ce point de référence.

18

D'une part, nous pouvons analyser cette séquence à partir de ce que certain nomme

« la respiration ». Ainsi, la respiration suivrait une route qui conduit à la réalisation de

l'objectif, en l'occurrence produire une peinture. Le tempo est rapide. Le contact du

pinceau avec le papier produit une musique vivace. Owon est sous les feux de la

rampe. Il n'y a plus place au doute. Le geste et la pensée fusionnent.

Paradoxalement, cette énergie s'exprime avec délicatesse. Le cinéaste montrera

explicitement que le geste prend la forme d’une caresse. En effet, après avoir fait

17 48:13

18 0:40

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l'amour Owon caresse le drap dans lequel il a eu ses ébats sexuels et au plan

suivant nous le voyons peindre avec ce même geste. (27:30) D'autre part, la

concentration de l'acteur engage tout son corps et le pinceau viendrait prolonger

celui-ci. Chaque geste provoque un déséquilibre et enclenche un autre geste pour

rééquilibrer l’artiste de façon continue. Il donne des directives tout en gardant son

regard sur la peinture. Lorsqu’il lève son bras droit, son disciple déroule le papier.

Puis en inclinant le bras gauche il demande à boire. Si l'attention est continue, Owon

provoque des ruptures. Ainsi lorsqu'il boit son alcool de riz, il le fait d'une traite, pose

son bol, pousse un son de satisfaction19. Ce moment a sa propre temporalité et vient

scinder la séquence en deux. Puis l’artiste retourne peindre avec la même dextérité.

Tout au long du film, l'acte de création plonge l’artiste dans le doute. Chaque

œuvre réussie est un jalon vers un absolu.

Pendant l’acte de création, il change de position, se met dans une posture plus

active comme s'il était prêt à prendre ou à rejeter quelque chose. La main soutenant

sa tête indique qu'il est en pleine réflexion.

Dans cette recherche par l'action, Owon se montre en position de soumission tel un

disciple face à cette nature dont il veut restituer la beauté.

19

1:40

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13

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Cette lutte vers une performance plus « juste » de son art exige d’être dans le doute,

d’être persévérant et d’avoir du courage. Sur ce dernier point, on retrouve

constamment ce silence, le moment où tout se cristallise avant l'action, tel les

secondes qui précédent le coup d'envoi d'une course. Il pose son pinceau d'un geste

affuté et enlève son veston comme s'il se transformait ou comme s'il ouvrait ses

ailes. Il enlève son manteau comme s'il s'apprêtait à débuter un combat au dépend

de sa vie : pour lui c’est tout ou rien.

21

Ce geste joue un rôle d'embrayeur. Dans "Ivre de femmes et de peintures", il est

possible de repérer trois moments où la création prend une forme communicative.

L'œuvre réalisée permet de régler une dette d'ordre affective. L'acteur joue de la

même manière certainement parce qu'il vise un même objectif. On peut alors

considérer que la poïétique appartient à l'empire du rite. L’acteur réalise ses œuvres

avec une concentration relâchée comme s'il agissait par habitude. Les obstacles, les

doutes se dissipent car il veut faire un don purement désintéressé. La première

scène où Owon exerce son art de cette manière est lorsqu'il répond au dernier désir

20 43:20 21

55:06 & 55:10

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de So-Woon22. Owon s'assied avec respect et douceur à ses côtés, écoute sa

requête, puis libéré semble-t-il de toutes contraintes peint dans ce même état d’esprit

une grue en trois souffles. Rien de plus n'est à ajouter. Il dépose son offrande et s'en

va. La seconde scène est celle de sa séparation avec sa compagne. Même si elle

essaie de le distraire rien n'y fait. Il reste calme et statique. Il fait les choses

simplement sans rupture.

23

Enfin, le jeune disciple d’Owon revient vers lui pour lui demander une peinture. Owon

s'exécute et termine son travail, épuisé. L'acteur joue « l'épuisement » par la difficulté

qu'il a à garder sa position accroupie. La main devant ses yeux, il ramène la

couverture vers lui comme s'il s'agissait d'un effort surhumain.

24

Dans ces trois extraits, Owon ne se montre ni fière ni heureux. Il crée non par

inclination mais par devoir. Ce qui ici frappant, c'est la façon dont ce don met un

point final à ses relations comme si il faisait des adieux. Ainsi, toute excitation est

alors éteinte.

22

env 30:00 23

50:30 24 1:06:50

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B. La recherche et l'erreur : ne pas être au bon endroit

La poïétique n'est pas un objet mais un flux par lequel on est imprégné. Il est

vain de la décréter. Il y a là une forme de soumission. L'artiste est à l'écoute et il lui

arrive de ne pas ou ne plus être habité par la flamme. Ces moments de doute

provoquent une réaction distincte chez Uta (1) et chez Owon (2).

1. L'échec créatif comme une variance du mythe de Sisythe

Owon fait face à un mur. Il dessine et soudain gâche délibérément son travail en

froissant ou en barbouillant son œuvre encore en devenir. Monsieur Pavis trouve

cette rupture dans le rythme gestuel, mais elle peut également être narrative ou

vocale. Elle est d’ailleurs désignée par le terme « sécateur ». Elle a pour effet de

rendre attentif au moment où le sens "change de sens". Son pouvoir créatif se

transforme alors en une volonté destructrice.

25

Il ne peut s'échapper de ce labyrinthe et l'acteur joue le rôle d’un homme fou qui se

rapproche de son état sauvage. Il se réveille en sursaut dans sa montagne de

peintures ratées, s'y replonge, chasse une mouche et fait un poirier.

Ensuite, Owon détruit ses œuvres après "les avoir laissées reposer". Il ne veut

pas que les autres puissent s'approprier des œuvres non abouties. Elles ne doivent

pas circuler et doivent donc disparaître. Il arrache plusieurs fois ses peintures des

25 1:05:40 & 1:05:03

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mains de son disciple et les détruits aussitôt en les déchirant ou en les jetant au feu.

De même, il prend une de ses œuvres des mains d'un de ses pairs, la déchire, la

jette à l’eau, la regarde et plonge lui-même dans l’eau alors qu'il ne sait pas nager.

Enfin, notons qu’il ne s'agit pas toujours d'un geste impulsif. Par exemple, à un

moment il va chercher une œuvre avant qu'elle arrive chez son commanditaire, il la

regarde calmement et la lacère sans dire un mot.

26

2. L'impossibilité d'entrer en travail

Utamaro se confronte également à l'échec. Mais contrairement à Owon, il n'est pas

envahit par un désir de destruction. Il n'arrive simplement pas à rentrer dans son

travail, ni à se concentrer. Utamaro regarde ce qu'il est en train de peindre. Il est

soudain pris de dégoût et il barre d'une croix sa peinture comme pour marquer une

erreur sur une copie.

27

26 1:14:00 27

41:43

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17

Il cherche à se mettre en condition. Il va à gauche, à droite. Il se traîne par tête en

réaction à se casse-tête qu'il n'arrive pas à résoudre. Puis, il revient à sa position

initiale mais cette seconde tentative ne sera pas plus fructueuse.

Chapitre 2. Au bord de la création

L'artiste ne cesse pas de l'être lorsqu'il n'est plus dans son atelier. L'ensemble de la

vie de l'artiste est connectée plus ou moins directement à la poïétique. Ainsi, "Ivre de

femmes et de peinture" et " Cinq femmes autour d'Utamaro" montre des passages

qui peuvent parfois être sans intérêt en ce qui concerne la relation qui unit le peintre

et son art.

Les actions et les émotions de sa vie gravitent autour d'un désir de création. L'artiste

collecte tout au long de ses voyages spirituels, ses contemplations, et ses réflexions,

des éléments qui constitueront une matière pour la construction de ses œuvres.

A. L'émoi esthétique

Selon Bergson, l'artiste est celui qui parvient à voir plus loin ou plus profondément

grâce à sa grande sensibilité. Son œuvre est l'écho d'une expérience passée. Il est

une éponge qui s'imprègne de la beauté du monde. L'objet admiré appartient

généralement à un autre monde que l'artiste explore (1). Mais, il peut également être

témoin d'une épreuve vécue par l'objet contemplé et son mouvement intérieur

s'apparente à de l'empathie (2).

1. L'émoi artistique comme mouvement vers le beau

Dans "Cinq femmes autour de Utamaro" et " Ivre de femmes et de peintures",

la marche n'est pas une chose anodine. Pour Utamaro, la marche l'emmène vers un

lieu inconnu où il aura la possibilité de « contempler ». Il donne le sentiment de

Page 18: article - poïétique et analyse du jeu de l'acteur

18

répondre à un appel lorsqu’il se lève soudainement, se tient droit et se déplace sans

hésitation.

28

Enfin, il pénètre un nouveau milieu et ce qu'il voit le surprend et le fige.

29

Cette rupture de rythme fait changer le niveau de sens. En quelques sortes, l'espace

devient un temple et la modèle une divinité. Alors que les scènes sont

émotionnellement très lourdes pour Utamaro, le jeu de l'acteur est minimal.

Pour Owon, il n'y a pas de destination. Pourtant, il pénètre littéralement le paysage

d'un pas rapide et trottine même parfois. Il semble opportun d'interpréter cette

pérégrination à la lumière du propos de Nietzsche "seules les pensées qui viennent

en marchant ont de la valeur". Owon contemple et médite pour avancer dans sa

quête intérieure.

28 16:50 29

17:06 & 35:43

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19

Cette route au cœur de la beauté est dure physiquement et psychologiquement. Il est

seul. Il est faible. Mais sa volonté ne défaille à aucun moment. La séparation avec

son jeune discipline est à cet égard éloquente. Celui-ci abandonne cette course folle.

Owon en un mot le libère, le décharge et part impassible sans fuite ni regret. Le jeu

d'acteur est sec sans fioriture.

30

L'attirance des femmes est partagée chez Utamaro et Owon. Le premier

cherche à s'en approcher. Dans la scène où Utamaro regarde la baignade des

femmes à la manière d'un voyeur, il se baisse s'approche doucement comme un

prédateur qui se prépare à bondir sur sa proie. Son visage s'éclaircit. Son corps est

un peu entré dans une zone "interdite". Il désire traverser cette fenêtre qui le sépare

de la beauté de ces femmes et son visage est tordu par le désir.

31

30 46:52

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20

Quant à Owon, il a deux amours: la peinture et les femmes. Mais contrairement à

Utamaro, ses yeux ne sont pas des capteurs qui serviront ensuite à projeter la

beauté de ces femmes sur la toile car ils ne réalisent aucun portrait d’elles. Mais en

quelque sorte, à l'image des oiseaux-berceaux dont l'exécution du plus beau nid

permettrait de séduire la femelle : il peint pour elles.

Par la lecture du jeu de l'acteur, il est possible de décrypter l'émotion du peintre. Il est

éblouie par la beauté féminine, se fige et reste bouche bée.

32

Un autre point commun entre le jeu des deux acteurs est l'expression d'une

vision haptique. En effet, la contemplation esthétique pousse les peintres à rentrer

physiquement en contact avec l'objet, le toucher. En ce qui concerne Utamaro, ce

dernier a une certaine obsession pour la peau blanche qui est semblable à un

tableau. Il ne la touche pas comme il pourrait toucher une femme mais comme un

objet dont il veut apprécier la valeur, et en apprécier toute la richesse.

33

31 47:45 & 48:46 32 12:38 & 1:14:39

Page 21: article - poïétique et analyse du jeu de l'acteur

21

De même, Owon désire entrer en contact avec l'objet qu’il contemple et tend la main

vers cette pierre. Ici, Owon est attiré par la pureté du noir et non du blanc.

34

Notons que d'autre part, les mains peuvent être vues comme le biais par lequel

l’artiste peut offrir à ses yeux de nouveaux objets à apprécier. Ainsi, en déplaçant

son modèle, Utamaro a accès à une nouvelle perspective. Lorsqu'il tient ses

pinceaux, il peut s'autoriser à voir la beauté du monde sans être frustré de ne pas

pouvoir la transmettre sur papier.

35

33 17:50

34 34:38 35

52:10 & 1:33:35

Page 22: article - poïétique et analyse du jeu de l'acteur

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2. L'empathie comme captation de la beauté de l'âme humaine

A de multiples reprises, nous voyons Owon entrer en communication ou en

communion avec la nature. Le montage alterne successivement entre des gros plans

faits sur la nature et ceux sur le visage d'Owon. Son visage est parfois apaisé et il

s’éprend des fleurs.

36

Son visage tel un miroir reflète ce qu'il contemple. Il est ému par les bourgeons. Il

commence à bouger la bouche comme s'il parlait à la nature ou comme si il pouvait

respirer dans l'eau comme les poissons. Puis, il esquisse un sourire indiquant ainsi

que le plaisir l'envahit.

37

Par le regard, Owon communique. Il dit adieu à cette femme qui s'est peut-être

réincarnée dans la grue qui s'envole. Est-ce la même grue qu'il a dessinée pour

satisfaire son dernier souhait? Veut-il se transformer lui aussi pour aller la rejoindre?

36

13:38 37

47:07

Page 23: article - poïétique et analyse du jeu de l'acteur

23

38

Utamaro, quant à lui, ne s’enrichit d'une relation avec la nature mais participe

en tant que témoin aux drames de la vie humaine. Ainsi, dans la scène où il

découvre la décadence d'un ami peintre, il a une attitude opposée à celle des autres

personnages. Il est immobile et droit. Il y a une séparation entre lui et ce à quoi il est

témoin. De même, la jeune femme désespérée et Utamaro semble être dans deux

mondes différents.

39

Puis, il compatit avec elle. La séparation s'estompe et pose sur elle un regard

bienveillant, paternel.

40

38

33:20 39 39:00

36:20

Page 24: article - poïétique et analyse du jeu de l'acteur

24

B. Recherche inspiratrice et résistance

1. Réaction passive

Au début du film, Owon se montre impuissant, humble et craintif. Il ouvre doucement

la porte, ne regarde pas dans les yeux et exprime avec sa bouche un sentiment de

mal être, se lève en frémissant de peur. En somme, il fuit la confrontation.

41

Lorsqu'il rencontre pour la première la femme dont il est amoureux il est surpris tel

un petit animal. Il bouge puis il y a une rupture. Emu et apeuré, il esquisse un léger

sourire.

42

De même, Utamaro fuit à plusieurs reprises le conflit. Il écoute impassible et reste

figé. Lorsque l'impertinente se colle contre lui et lui demande de la corriger, Utamaro

hésite puis détourne le regard.

40 1:19:30 41 10:03, 10:50 & 21:00 42 15:18 & 15:40

Page 25: article - poïétique et analyse du jeu de l'acteur

25

43

Owon, lui se retrouve face à un gouffre. Il n'arrive pas à dépasser les attentes

de ses lecteurs. Cela le désespère. En face de son maître, il fait son maximum pour

garder la face. Owon baisse le regard et le tremblement de ses lèvres trahit son

désarroi. Il s'arrête. Reprend sa respiration. On a le sentiment qu'il doit chercher

chacun de ses mots au plus profond de lui.

44

Puis, un vide l'envahit. Il est apathique. Plongé dans le vent et la nature, il reste figé.

Il n'est plus en connexion avec la nature. Le vide l'envahit.

45

43 40:39 &41:24 44 1:01:40 45 1:02:30 & 1:02:40

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2. Réaction active

A mesure que l’on avance dans le film, Owon sera souvent soûl. Il fuit

objectivement les difficultés. Dans une scène où il rentre chez lui et discute avec sa

compagne, il se comporte comme un ivrogne. Il parle en poussant des sortes de

gémissements à la fin ou au début de ses phrases. Il a un visage tordu par

l'angoisse et la haine. Il fait des va et vient par un jeu de déséquilibre-rééquilibre.

Il est penché et il se parle davantage à lui même ou à un monde abstrait

plutôt qu'à sa compagne.

46

Puis, il porte cette violence sur des personnes qui sont autour de lui. L'exemple le

plus probant est la scène où Owon revient avec un présent pour sa compagne offert

après une longue absence. Mais, celle-ci n'est pas seule. Un homme s'échappe de

sa chambre. Alors, Owon ne bronche pas. Il s'éloigne simplement, prend un pilon et

soudain explose avec une grande violence le cadeau qu’il souhaitait lui

46 37:00

Page 27: article - poïétique et analyse du jeu de l'acteur

27

offrir.

47

De même lorsqu'il discute avec elle, il est calme, lui offre à boire mais il crée une

rupture en la frappant et en hurlant. Puis il s'arrête, il dit qu'il part et finit par partir. Ici,

le jeu de l'acteur rythme la scène.

48

Enfin, la scène où il prend au hasard un objet pour le casser, montre parfaitement les

conséquences de son acharnement et de sa frustration.49

Owon cherche la solution à travers l’état de transe. Il crie du plus profond de ses

entrailles. Tous les traits de son visage sont tirés. Il semble défier cette nature qu’il

n'arrive pas à pénétrer.

47 48:02 & 48:16 48 49ème minute 49 1:03:00

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28

Corporellement, Owon court et s'ouvre. Il joue l'extase c'est-à-dire qu'il cherche à

« être en dehors de soi-même ». Lecoq50 dans son analyse des actions physiques

désigne ce mouvement par l'image de l' "éclosion".

En effet, Owon cherche à se transformer ou à se réincarner. Il court sous la pluie,

saute, hurle. Plus tard, il reproduira les mêmes gestes et hurlera sur le toit d'une

maison.

50

Lecoq, Le corps poétique P.83

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L'absence de violence dans le jeu d'Utamaro est un des aspects majeurs qui

le différencie avec Owon. Pourtant, l'injustice et la frustration l'envahit également. La

colère d'Utamaro ne se manifestera jamais par de la violence ou une forme

particulière de déchéance.

Dans la dernière partie du film, Utamaro ne peut s'empêcher de partager

physiquement la détresse des femmes qui se trouvent autour de lui. Le lien qui relie

Utamaro et la femme qui est sur le point de se suicider est fusionnel. Le monde

autour d'eux semble disparaître. Leurs attentions réciproques, l'extrême

concentration et l'activité intérieure des acteurs provoque l'émoi chez le spectateur

qui devient à son tour témoin.

51

Puis, les acteurs se placent au sol pour former un tableau où tous les yeux portent

sur la tragédienne. Nous sommes en présence d'un effet sémiotique qye monsieur

Pavis nomme " accumulateur". Ainsi, les acteurs condensent ou accumulent

plusieurs signes pour créer un effet de totalité.

Elle se rapproche très près d'Utamaro qui devient comme une éponge qui absorbe la

chaleur de cette vie qui s'enflamme.

51 1:26:28

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52

Utamaro se retrouve seul. La réponse à cet enchainement d’émotion ne peut être

que la peinture. Mais, il est menotté. Il pleure et supplie qu'on le laisse peindre. Cet

instant est un moment paroxysmique du film.

53

En Conclusion, nous pouvons relever deux tendances distinctes dans le jeu

des acteurs. Utamaro fonde son jeu sur la relation avec les autres acteurs. Cela

explique pourquoi Mizoguchi privilégie les plans d'ensemble de longues durées. Le

jeu d’Owon est plus intimiste. Il part d'une intériorisation.

D'autre part, les deux hommes réagissent à des excitations. La beauté des femmes

les envahissent. Mais, l'objectif d'Utamaro est de se servir de leur beauté pour créer

alors qu’Owon cherche à satisfaire ses désirs. Le sexe et la production d'œuvre

artistique sont deux sources complémentaires mais indépendantes.

52 1:27:00& 1:30:25 53 1:31:50

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Ensuite, nous pouvons interpréter la démarche artistique d'Utamaro comme proche

de l'instinct maternelle. Il souhaite donner la vie. Quant à Owon, sa démarche est

plutôt symbolisable par le fallus du père. Il pénètre. Il casse. Il arrache ce qui couvre

la vérité. Il découvre.

Enfin, selon l'analyse de Deleuze sur l'œuvre de Nietzsche, la créativité peut être

comprise sur un modèle apollinien ou sur un modèle dionysiaque. La constance, la

maîtrise et la recherche de l'harmonie oriente Utamaro vers le modèle apollinien. Les

excès et la volonté de dépasser l'ordre établi de dépassement d'Owon le place dans

une démarche dionysiaque.

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Bibilographie

- Barthes, Roland., L'empire des signes, Paris, Editions du Seuil 2007

- Le Gouic, Jean-Claude, Les trois temps du regard créateur, Revue de la

société internationale de poïétique, Printemps 1998

- Nietzsche, Friedrich, La cas Wagner : le crépuscule des idôles, Paris,

Flammarion, 2005.

- Pavis, Patrice, Vers une théorie du jeu de l'acteur, Degrès, 1993.

- Pavis, Patrice., L'analyse des spectacles, Paris, Armand Colin, 2011.

- Stanislavski, Constantin., La formation de l'acteur, Payot 2010

Filmographie

Henri-Georges Clouzot, Le Mystère Picasso, Filmsonor (1955)

Maurice Pialat, L'Amour existe (1960)

Kenji Mizoguchi, Cinq femme autour de utamaro, 1946, Carlotta

Im Kwon-Taek, Ivre de femmes et de peinture, (2002), Pathé