Arvon, Henri - Les libertariens américains

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  • Henri ARVON, rfugi allemand de 1933, aprs avoir particip la guerre de 1939-1945, passe l'agrgation d'allemand en 1946 et prsente en 1951 une thse d'Etat consacre au philosophe allemand Max Stirner. Ensei-gnant de 1946 1965 au Prytane militaire de La Flche, de 1966 1970 l'Universit de Clermont-Ferrand et ensuite jusqu' sa retraite en 1982 l'Universit de Paris X-Nanterre, il consacre de nombreuses tudes au marxisme et l'anarchisme. Son effort principal a port sur une revalorisation de l'anarchisme individualiste discrdit depuis l'poque de la propagande par le fait )) mais redevenu actuel depuis que le problme de l'individu face l'Etat se pose avec une acuit accrue. Parmi ses ouvrages, notons en particulier Aux sources de l'existentia-lisme : A1ax Stirner, Ludwig Feuerbach ou la transformation du sacr, L'esthtique marxiste, .'vfax Stirner ou l'exprience du nant, L'allarchisme au XX sicle, L'auto-gestion, La rvolte de Cronstadt.

  • LES LIBERTARIENS AMRICAINS

  • LIBRE CHANGE COLLECTION DIRIGE PAR

    FLORIN AFTALION ET GEORGES GALLAIS-HAMONNO

  • LES LIBERTARIENS AMRICAINS

    De / J anarchisme individualiste /Janarcho-capitalisme

    HENRI ARVON

    Presses Universitaires de France

  • DU M~E AUTEUR

    Le bouddhisme, coll. Que sais-je? , nO 468. pUP. 1951. L'anarchisme, coll. Que sais-je? , nO 479. pUP. 1951. Aux sources de J'existentialisme: Max Slirner, coll. Epimthe .

    pUP. 1954. Le marxisme. coll. A. Colin. Librairie Armand Colin, 1955. Ludwig Feuerbach ou la transformation du sarl. coll. Epimthe .

    PUP. 1957. La philosophie du travail, coll. Le Philosophe. PUP, 1961. Ludwig Femrbach, coll. Le Pbilosophe, PUP. 1964. Michel Bakounine ou la vie contre la science, coll. Philosophes de

    tous les temps, Ed. Seghers. 1966. L'athisme, coll. Que sais-je?, nO 1291, PUP, 1967. Georges Lukacs 01/ le Front populaire en littrature. coll. Philosophes

    de tous les temps , Ed. Seghers. 1968. La philosophie allemande, coll. Philosophes de tous les temps .

    Ed. Seghers, 1970. L'esthtique marxiste, coll. Le Philosophe . pup. 1970. Lnine, coll. Philosophes de tous les temps, Ed. Seghers, 1970. Le Bouddha, coll. sup . PUP. 1972. Bakounine. Absolu et &ivolution. Ed. du Cerf. 1972. Max Slirner. Le faux principe de notre lducalion ou J'humanisme el le

    ralisme . .L'Anlirilique. Introduction et textes prsents en di-tion bilingue. Aubier-Montaigne, 1973.

    Max Slirner ou l'exprience du nant, coll. Philosophes de tous les temps, Ed. Seghers, 1973.

    La gauchisme, coll. Que sais-je? , pup, 1977. Les Juifs et l'idologie, pup, 1978. L'anarchisme au XX- cle, coll. L'Historien, PUP, 1979, L'autogulon, coll. Que sais-je?, PUP, 1980. La r voile de Cronstadt, Ed. Complexe (diffusion pup), 1980.

    ISBN 2 '3 037933 8 ISSN 0292-7020

    Dpt lgal- "e dition: '983, mai Presses Universitaires de France, 1983 108, boulevard Saint-Germain, 7:;006 Pari.

  • SOMMAIRE

    Introduction, 7

    1. Libert et autodtermination, 13 1 - Marxisme et Libert, 13

    II - L'rmicisme de Max Stirner, 18 III - Proudhon et le Contrat social de Romseau, z8 IV - Max Stirner et Pie"e Proudhon, dfenseurs d'une socit librale, 34

    2. L'anarchisme individualiste, 43 1 - Anarhisme ommuniste et anarhisme individualiste, 44

    II - L'anarhisme individualiste europen, 5 1 III - L'anarhisme individualiste amricain, 63 IV - La montario-manie , 8z V - Benjamin Tmker et le socialisme d'Etat, 86

    3 Le libertarianisme, 95 1 - Avatars de l'anarhisme individualiste, 95

    II - Le libertarianisme de droite, 99 III - Le libertarianisme, hritier de l'anarhisme individualiste, IOZ IV - Les libertariens et l'Etat, 106 V - Dfense et illustration du apitalisme, II Z

    VI - Mise en question de l'Etat-providene, 1 17 VII - Mise en amation du socialisme d'Etat, 1 zo

    VIII - Le libertarianisme, largissement du libralisme /assique, 1 Z 3 IX - Le libertarianisme entre la droite et la gamhe, 130

  • 6 LES LIBERTARIENS AMRICAINS

    4. L'anarcho-capitalisme, 133 1 - Une onomie de marh gnralise, 133

    II - Libralisme et totalitarisme, 136 III - Libralisme et atastrophe ulturel/e, 140 IV - Les libertariens ontre Keynes, 143 V - L'anarho-apitalisme, ennemi tiR sodalisme d'Etat et de l'Etat-

    providene, 14S VI - Eonomie de marh et libert individuel/e, 149

    VII - Libralisme et autogestion, 1 S S

  • INTRODUCTION

    Le libertarianisme amricain, n aprs la deuxime guerre mon-diale et qui s'panouit dans les annes soixante-dix lorsqu'il occupe la place laisse vacante par l'viction quasi totale de la Nouvelle Gauche , n'a trouv jusqu' prsent qu'une faible rsonance en Europe. La raison principale en est sans doute qu'il lance un audacieux dfi aux classifications politiques traditionnelles. Mouvement d'ides apparemment protiforme puisque, au gr des vnements et selon l'humeur de ses adhrents, il semble aller avec une dsinvolture qui frise l'incohrence de l'extrme droite l'extrme gauche, il s'insre, il faut bien l'avouer, malaisment dans ce tableau idologique tranch aux couleurs contrastes qui permet aux Europens et, tout parti-culirement, aux Franais de se situer politiquement et surtout de situer les autres avec une rigueur intransigeante.

    Curieuse doctrine qui s'amuse renverser toutes les pices d'un jeu dont les rgles taient admises par tous. Ennemis acharns de l'Etat mais chauds partisans du rgime capitaliste, hostiles et favo-rables la fois l'tat de choses existant, les libertariens amricains seraient-ils des anarchistes de droite , camouflant leurs intrts de classe sous une espce de rvolte pubertaire? Passionnment anti-marxistes mais dfenseurs ardents de toutes les liberts individuelles, mme les plus extravagantes et les plus immorales, seraient-ils des ractionnaires de gauche qui tentent de dvaloriser, selon la formule consacre, les liberts relles en donnant des dimensions

  • 8 LES LIBERTARIENS AMRICAINS

    jusqu'alors inconnues aux liberts formelles? Les contradictions provocatrices de leur rflexion heurtent n'en pas douter les schmas de pense manichens acquis depuis la rupture rvolutionnaire de 1 789 et dont l'Europe demeure profondment imprgne au point de leur rester fidle mme lorsqu'ils sont largement dpasss par l'volution historique.

    L'antagonisme entre la gauche et la droite s'tait traduit sur le plan des ralits par la lutte entre le progrs et la tradition, par la priorit accorder l'ordre ou la libert. Qui oserait dire que notre poque est toujours l'enjeu de ce combat ternellement indcis? Intgrs de gr ou de force dans une espce de fourmilire, noys dans l'ano-nymat et l'insignifiance, privs de responsabilit et de libert cratrice, les individus commencent se dresser contre l'Etat bureaucratique et totalitaire qu'ils rendent responsable de leurs multiples humiliations. Or, c'est cette raction spontane et irraisonne - le gauchisme europen en est la meilleure illustration - que les libertariens am-ricains s'efforcent de transformer en une certitude scientifique fonde sur des analyses conomiques: l'quation pose par eux selon laquelle tout ce qui est collectif est un poids mort repose sur des preuves irrfutables.

    Partant de la faillite de plus en plus vidente du socialisme d'Etat et de la contestation croissante des prtendus bienfaits sociaux de l'Etat-providence, les libertariens amricains, dont les thoriciens se recrutent surtout parmi les conomistes, ont choisi pour point d'ancrage la dfense inconditionne de l'conomie de march. Pour eux les maux et les dficiences de notre socit, loin d'tre provoqus par un excs de capitalisme, proviennent des limitations arbitraires que le pouvoir politique apporte un march qui, selon eux, ne peut fonctionner efficacement et rationnellement que dans la mesure o il obit ses propres lois.

    Aile marchante du libralisme, ou plutt du no-libralisme, c'est--dire d'un libralisme dbarrass de sa mentalit conservatrice qui avait contribu le discrditer, et de sa conception statique de la libert qu'il tendait identifier avec le statu quo, les libertariens dis-tancent cependant la troupe no-librale par leur rejet total de l'Etat. Le libralisme entend interdire l'Etat l'accs du domaine conomique, mais lui confie la dfense de l'ordre, il est contre l'Etat intervention-niste, mais pour l'Etat-gendarme. Le libertarianisme, en revanche,

  • INTRODUCTION 9

    refuse l'Etat toute raison d'tre; il soumet la police, la justice et jusqu' l'arme aux lois du march. Ce faisant, il se situe mi-distance du libralisme qui porte l'accent sur la dfense de l'conomie de march et de l'anarchisme qui rclame l'abolition totale et immdiate de l'Etat.

    Cette liaison entre le libralisme et l'anarchisme ralise par les libertariens peut apparatre en Europe o le libralisme est actuel-lement situ droite et l'anarchisme gauche comme un trange mlange idologique d un got gratuit du paradoxal et du nouveau. Il n'en est pas de mme aux Etats-Unis o l'individualisme, c'est--dire la souverainet de l'individu reconnu, selon la formule calviniste, comme prtre et roi de soi-mme , est considr comme la valeur fondatrice de la vie politique et sociale. L'anarchisme individualiste, pour lequel la valeur de la libert dpend non pas de l'Etat ou de la Socit qui l'accordent mais de l'tre qui en est dot et qui en jouit, s'panouit aux Etats-Unis pendant le XIXe sicle; il n'a jamais voulu tre autre chose que la forme extrme du libralisme, un libralisme donc qui a le courage d'aller jusqu'au bout de son raisonnement.

    Les libertariens n'hsitent pas se rclamer l'occasion des anar-chistes individualistes du sicle pass, mais, prisonniers de leur for-mation exclusivement conomique, ils se bornent rendre hommage leur clairvoyance en ce qui concerne le rle nfaste de l'Etat sans bien se rendre compte qu'ils leur fournissent non seulement une assise historique mais encore et surtout une justification philosophique susceptible de les seconder puissamment dans leur condamnation du marxisme. Il est certain que du point de vue de l'efficacit conomique l'conomie de march dfendue par les libraux l'emporte sur l'co-nomie dirige prne par les marxistes. Mais il n'en reste pas moins que le libralisme traditionnel partage avec le marxisme une certaine vision des comportements humains, une vision exclusivement conomique, le facteur humain tant envisag par les deux doctrines comme un facteur purement productif. La dmarche habituelle de l'conomiste libral consiste prendre tout ce qui est montaris, optimiser tout cela et laisser de ct le reste. Or, est-il besoin de le dire, l'co-nomie, isole, est rductionniste.

    C'est lorsque le libralisme est jumel l'anarchisme qu'il prend ses vritables dimensions, c'est alors que son choix d'une conomie de march se trouve lgitim comme tant l'organisation conomique

  • 10 LES LIBER'I'ARIENS AMRICAINS

    qui sert le mieux l'individu dans sa particularit et tous les individus dans leur diversit, et o le facteur humain est considr non seule-ment comme un facteur productif mais aussi et surtout comme un facteur dcisionnel. Dans l'optique anarchiste la libre concurrence n'est plus le reflet conomique d'une slection biologique, mais l'affrontement continuel et, en fin de compte, profitable pour tous, d'tres autonomes et responsables d'eux-mmes, elle est l'image de la vie faite de dsquilibres, de conflits perptuels et, ce titre, de contradictions. L'conomie de march est prfrable une conomie dirige, non seulement parce que la premire fonctionne beaucoup mieux mais parce qu'elle assure l'quivalence dans la libert alors que la dernire aboutit l'galit dans la servitude.

    Rattacher le libertarianisme l'anarchisme individualiste plus fortement que les doctrinaires libertariens ne font eux-mmes offre la pense militante qui a inspir cet essai un double avantage. L'exal-tation de la fonction diverse et unique de tous les individus par les anarchistes et la cration d'un cadre politique et conomique adquat l'autonomie de la conscience individuelle par les libraux permet-tent de faire un strict dpart entre le modle proprement occidental, pluraliste et libral, et le modle asiatique, monistique et totalitaire, bref entre le libralisme et le marxisme.

    Mais le recours l'anarchisme individualiste infirme surtout la thse souvent soutenue d'un foss qui sparerait le capitalisme am-ricain du socialisme europen. L'anarchisme individualiste amricain, tout en tant issu de la foi calviniste en une sorte d'auto-investiture du croyant et de l'esprit rvolutionnaire des insurgents du XVIIIe sicle, s'est fortement nourri de l'individualisme des trois grands anarchistes qui ont illustr la pense europenne : l'Anglais William Godwin, l'Allemand Max Stirner, le Franais Pierre Proudhon. En ce qui concerne en particulier l'individualiste le plus radical, Max Stirner, il est curieux de constater qu'enseveli dans un injuste oubli depuis un demi-sicle dans son propre pays il fut redcouvert par un mdecin texan et qu'il devint la rfrence constante de la dernire gnration des anarchistes individualistes amricains groupe autour de Benjamin Tucker.

    C'est pour mettre en relief cette sorte d' alliance atlantique dont le principe directeur partag par des penseurs et des mouvements d'ides europens et amricains est non pas une prtendue libert

  • INTRODUCTION II

    relle octroye ou impose par la collectivit mais le droit propre chaque individu de se raliser lui-mme que cet essai consacr une des manifestations les plus rcentes de la rflexion amricaine dbute par une analyse du concept de libert chez Max Stirner et Pierre Proudhon, penseurs europens du sicle dernier. Les anar-chistes individualistes amricains, prcurseurs des libertariens de notre poque, se sont reconnus en eux. Pourquoi ne leur rendrions-nous pas la politesse en nous intressant aux libertariens amricains d'autant plus que leur critique dvastatrice de l'Etat-patron et de sa toute-puissante bureaucratie peut apporter une aide prcieuse nos efforts pour nous dgager, mme au sein de nos socits dmocratiques, des treintes paralysantes d'un Etat-pieuvre?

  • l

    LIBERT ET AUTODTERMINATION

    l - Marxisme ct Libert

    La qute de la libert est au principe de la Rvolution franaise; prpare de longue date par les efforts d'mancipation constants du XVIIIe sicle, elle semble alors toucher son terme. Libert, libert chrie, peu de mots ont acquis depuis lors dans nos langues modernes autant de connotations affectives que cet idal, devenu l'objet d'une idoltrie universelle. Promue au rang d'un absolu au point que mme les rgimes liberticides se rclament d'elle, la libert souffre pourtant de cette indtermination propre toute hypostase et qui autorise tous les viols dont son corps de plus en plus bafou porte les stigmates.

    Il n'y a pas une Libert ternelle et immuable, mais des liberts quantitativement et qualitativement fort diffrentes les unes des autres, voil une vidence qui est mise en relief par le jeune Marx dans le clbre article intitul De la question juive qu'il publie dans les Annales franco-allemandes de 1 843.

    Marx se demande pourquoi, dans la charte qu'elle se donne, la Rvolution franaise a soin de distinguer les droits du citoyen de ceux de l'homme, pourquoi elle tient scinder le citoyen, c'est--dire l'homme considr dans ses fonctions politiques, de l'homme tout court, c'est--dire, pour lui, de l'homme considr sur le plan social. Il en vient ainsi faire le dpart entre deux liberts foncirement diffrentes.

  • LES LIBERTARIENS AMRICAINS

    La Rvolution franaise adopte, selon lui, la dfinition labore par la bourgeoisie librale, selon laquelle la libert consiste pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas autrui; or, cette libert accorde l'homme derrire lequel se cache le bourgeois, vainqueur de la fo-dalit, est pour Marx une libert close, une libert de l'individu limit lui-mme , bref une libert dpourvue de tout contenu social. Cette fausse libert s'appuie sur une galit fictive qui accorde chaque individu le droit de vivre en monade base sur elle-mme , donc en parfait goste. La scurit enfin, qui protge la proprit prive de l'individu, est l'assurance de son gosme . Les droits du citoyen, en revanche, qui sont censs complter ceux de l'homme, ne garantissent, aux yeux de Marx, qu'une libert illusoire, prte non pas l'homme total rel mais un tre mutil puisque la notion de citoyen est vide de tout contenu social; emmene en quelque sorte dans un au-del trompeur, la libert, rvolutionnaire par dfinition, se trouve par ce transfert neutralise par tratrise.

    C'est sur cette rupture voulue et consciente entre la ralit sociale et conomique et l'idologie politique que Marx fonde sa condamna-tion de la dmocratie librale, issue de la Rvolution franaise; elle sacrifie, selon lui, sous des apparences hypocrites, la libert relle la libert formelle. Sous prtexte d'mancipation politique, elle garantit au bourgeois la libre recherche de son intrt particulier, alors qu'elle livre le proltaire l'esclavage et la misre. L'homme mancip par la Rvolution franaise est souverain du point de vue politique, mais il demeure sujet au niveau de la socit.

    La solution propose par Marx est la mesure de la coupure brutale pratique par lui; il convient, selon lui, que la solidarit de la vie collective, dont l'Etat n'offre jusqu'alors qu'une image fictive, se substitue l'gosme rel de la socit actuelle, que l'homme reprenne l'essence sociale dont il s'est alin au profit du citoyen , bref, que la libert passe du politique au social.

    La dmonstration du jeune Marx produit l'illusion parfaite d'une conclusion irrfutable. Or, elle est pour le moins sollicite; dduire de l'aspect contrast de l'Etat issu de la Rvolution franaise la nces-sit de dpasser la contradiction interne entre le politique et le social dont celui-ci est afflig est, en ralit, se livrer une sorte de presti-digitation dialectique dont on sait que le jeune Marx, frais moulu de l'cole hglienne, connait tous les tours. Tout d'abord. il est

  • LIBERT ET AUTODTERMINATION

    abusif d'opposer sur le plan libral l' homme au citoyen ; il existe, en effet, un rapport de lgitimation qui lie le concept de l'homme , n libre, celui du citoyen qui ne saurait tre priv d'un droit qui lui vient de naissance. Ensuite, il semble bien que la dfense thorique d'une libert totale se solde en fin de compte par sa perte non moins totale. Une fois dvtue de ses oripeaux hgliens, cousus la mode feuerbachienne - de mme que chez Feuerbach l'homme reprend Dieu les qualits qu'il lui a prtes indment, de mme chez Marx le bourgeois enlve au citoyen les droits qui lui appartiennent en propre -, la libration humaine envisage par Marx et scrupuleusement ralise par ses adeptes consiste soumettre la socit civile l'autoritarisme de l'Etat, remplacer la libert indi-viduelle par la contrainte collectiviste. Entreprise qui chez les disciples de Marx ne suscitera pas la moindre hsitation, la libert individuelle tant considre par eux, conformment au schma trac par Marx, comme une fonction historique limite dans le temps, c'est--dire propre au capitalisme.

    La distinction apparemment dirimante entre une libert purement formelle et une libert effective, entre un libralisme intrinsquement oppresseur et un collectivisme librateur par dfinition est reste depuis lors un thme constamment frapp par les socialismes de tous teints. Or, cette dmonstration, dont le moindre dfaut n'est pas d'appliquer au dynamisme social, soumis des lois qui lui sont propres, un dessin conceptuel arbitraire, est doublement trompeuse.

    D'une part, la recherche de la libert sociale, par les innombrables contraintes qu'elle entrane pour combattre, par une lgislation auto-ritaire et restrictive, les ingalits de fait, dbouche ncessairement sur un rtrcissement des liberts politiques, si tant est qu'elle n'exige pas leur mise en sommeil. Les droits du citoyen, en effet, ne sont pas seulement dclasss par rapport aux droits de l'homme; obstacles toujours gnants et parfois incontournables, ils sont tourns en dri-sion et finissent par tre jets aux orties. Curieuse inversion en vrit entre l'Etat auquel le jeune Marx refuse toute existence relle et dont la doctrine marxiste labore prvoit la progressive disparition, et la Socit considre comme le cadre unique et vritable de la vie humaine, puisque, en fin de compte, en aspirant la dictature du proltariat, c'est un Etat rendu tout-puissant et devenant, de ce fait, l'instrument le plus autoritaire et socialement le plus rgressif qui

  • 16 LES LlBERTARIENS AMRICAINS

    soit, que le marxisme demande d'obtenir et de garantir la libert sociale.

    D'autre part, l'argumentation de Marx elle-mme, qui part d'un antagonisme dialectique entre le citoyen et l'homme, est inacceptable; les ds dont il se sert dans ce jeu hglien sont pips. Loin de diffrer par nature, le citoyen et l'homme participent de la mme supercherie conceptuelle; ce ne sont pas des tres vivants agits par des passions diverses et mus par une multiplicit de motivations, qui constituent la base de la triade dialectique construite par un Marx superbement philosophe, mais des essences obtenues par une abusive rduction l'identique et par le passage simplificateur l'indiffrenci. A tout prendre, c'est d'ailleurs le citoyen et non l'homme, comme Marx voudrait le faire croire, qui est le mieux plac pour accder la libert relle; se trouvant plac dans un cadre politique bien dtermin, l'Etat libral, il risque moins de s'enfoncer dans les brumes d'une abstrac-tion informe que l'homme flottant dans l'espace vague d'une socit hypothtique.

    La libert marxiste souffre d'un vice rdhibitoire : elle est fictive et rpressive du fait qu'elle est situe par rapport l'Etat et la Socit, purs concepts livrs l'arbitraire. Or, la libert vritable ne saurait se placer hors de l'homme considr dans sa singularit, et encore moins contre lui; elle est fonction de l'tre diffrenci qui en est dot, et de sa manire de s'en servir. Or, l'tre que Marx lve sur le pavois n'est pas cet individu particulier et distinct, c'est une sorte de ralisation symbolique de l'homme destitu de ses facults auto-nomes. L'application par Marx l'homme de l'opration par laquelle celui-ci a cr l'Absolu divin aboutit escamoter l'existence humaine authentique, la sacrifier, par ce procd, l'enveloppe et l'englo-bant. L'essence humaine qui chez Marx s'affuble du terme d' tre gnrique n'est rien d'autre qu'un concept fig qui efface les diff-rences, dissout la diversit, supprime l'htrognit, limine jusqu' la menace de dstructuration les conflits des particularismes affronts. Au mieux, c'est un tre ramen la trame de ses seules fonctions sociales, un tre tronqu dont la libert ne dpasserait pas les limites du plan social.

    Replace dans la longue dure, la libert relle rclame par Marx apparait d'ailleurs non comme la promesse d'une libert porte maturation, mais comme l'aboutissement d'une lente mais continuelle

  • LIBERT ET AUTODTERMINATION 17

    dgnrescence de la notion de libert surgie avec la Renaissance. Un individualisme sauvage, dbordant et orgueilleux se rclame alors d'une libert de cration, d'un gnie qui sait se dbarrasser de toutes les contraintes intrieures pour laisser le champ libre l'inspiration personnelle. C'est cet lan imptueux emportant l'homme tout entier vers une libre expression de son originalit qui se ptrifie peu peu; l'homme universel de la Renaissance, aprs s'tre rtrci au cours du XVIIIe sicle en un tre ptri par le prsuppos d'une raison uni-verselle galement rpartie entre tous, finit par limiter ses ambitions la vie sociale o la lutte pour la libert se trouve dsormais cir-conscrite. Cette mutilation graduelle de l'homme peru dans ses seules dimensions sociales s'accompagne d'une dgradation de la libert qui de cratrice qu'elle tait devient avec les diffrents socia-lismes pauvrement sociologique.

    La permissivit de notre poque, il est vrai, semble rpudier l'effet rducteur de la libert sociale; s'appliquant tous les domaines de la vie humaine, elle parat combler les rveuses promesses d'une libert totale. Cette victoire apparemment dfinitive conserve pour-tant un arrire-got amer de duperie et de dpossession; les contraintes extrieures une fois abolies, l'homme, loin de disposer souveraine-ment de lui-mme, sombre dans un nihilisme destructeur de sa per-sonnalit, en sorte que paradoxalement il s'efforce aussitt de recons-truire des butoirs pour tenter d'arrter la libert dans sa course folle. C'est ainsi que la libert totale, qui nagure passait pour le mot clef apte ouvrir toutes grandes les portes du bonheur, commence apparatre comme un mot pige engageant les hommes dans une voie sans issue.

    Faut-il pour autant abandonner l'idal de libert, fondement incontestable de notre civilisation occidentale? N'est-il pas prf-rable de lui injecter un sens nouveau, de ressourcer la libert en l'loi-gnant des contingences historiques dont elle porte prsent les bles-sures, et en la raccrochant aux permanences humaines dont elle constitue n'en pas douter le fleuron? Une telle dmarche est d'autant plus tentante qu'elle a t entreprise ds le XlXe sicle par les penseurs anarchistes. Ce n'est pas l, face la crise morale actuelle, une raction passiste, le retour vers une utopie use et jete par l'histoire au ran-card. A une poque o la subjectivit, hier encore suspecte, redevient critre de vrit, o la menace de la massification entrane une valori-sation de l'individu, l'actualit des penseurs anarchistes est d'autant

  • 18 LES LIBERTARIENS AMRICAINS

    plus grande qu'elle se cache dans les plis de leur inactualit mme; leur proccupation majeure, en effet, n'a cess d'tre l'individu dont ils plaaient la libert fondamentale, c'est--dire le droit de se dter-miner soi-mme, le plus souvent hors des contingences d'une histoire souvent capricieuse.

    II - L'unicme de Max Stirner

    Le meilleur exergue qu'on puisse sans doute donner l'analyse de la libert tente par les anarchistes est la diffrence que l'anarchiste anglais anobli, Sir Herbert Read, tablit dans son livre publi en 1940, The Philosopl?J of Anarchism, entre liberty etfreedom. Ces deux vocables, par leurs rsonances respectives, clairent le dualisme de la libert, la fois paradoxalement contraignante quand elle se rduit un concept abstrait, et mancipatrice quand elle est rfre l'individu particulier. Heureuse langue anglaise qui, la diffrence du franais, dispose de deux registres, latin et germanique, dont l'un souligne le caractre conceptuel d'un terme et l'autre sa nature existentielle.

    Herbert Read se rclame expressment du philosophe allemand Max Stirner; c'est le maitre-livre de ce dernier publi en 1844, L'Unique et sa proprit, qui lui a appris qu'il fallait subvertir, fracturer et desti-tuer la libert en tant que concept. Remontons donc cette source qui, pour avoir coul parcimonieusement jusqu' notre poque, n'en est pas moins apte fertiliser la rflexion actuelle sur la nature vri-table de la libert.

    Max Stirner est la fois disciple de Hegel dont il pousse le monisme jusqu' ses extrmes limites en exaltant l'unicit du Moi, et son adversaire le plus acharn puisqu'il rejette l'Esprit hglien qu'il accuse d'tre une essence alinante se concrtisant dans les diverses institutions, famille, socit, Etat, religion, etc., dont nous sommes les esclaves. Il ne sert de rien, selon lui, de faire appel la libert pour lutter contre l'Esprit qui sous ses innombrables avatars nous investit et assujettit. Tout au contraire, la libert, abstraction parmi les abstrac-tions, n'est pour lui qu'une des multiples entits qui enveloppent le Moi unique d'un pais brouillard, l'empchant ainsi de prendre conscience de lui-mme.

    En se rfrant au mot allemand de libert (Freiheit) dont il dcrypte le sens en recourant une locution allemande forme

  • LIBERT ET AUTODTERMINATION

    partir de l'adjectif libre (jrei) : tre dbarrass de (frei sein von), il affirme en authentique philosophe allemand, sr de retrouver le trsor philosophique en fouillant la langue, rceptacle de la Raison divine, que le terme de libert voque non pas le pouvoir d'agir sa guise, le droit d'tre soi-mme, la facult de se dterminer, bref la souverainet d'un Moi unique, mais la simple absence ou la dli-vrance d'un poids physique ou moral qui pse sur nous. La libert qui se borne lutter contre les contraintes extrieures n'est pas le propre d'un tre qui est libre en soi et souverain absolu, elle carac-trise simplement un tre qui a su se dbarrasser de quelque chose qui le gnait, qui refuse de se laisser dterminer par autrui ou par autre chose.

    Pour faire ressortir la diffrence fondamentale entre une libert de refus l'gard du monde extrieur et une libert d'affirmation l'gard de soi-mme, Max Stirner, en virtuose du langage, oppose au terme de libert (Freiheit) le terme pareillement constitu de particularit (Eigenheit). A l'ide de sparation, de sujtion, d'alination sous-jacente toutes les variations que Stirner compose sur le terme de libert , grave en creux, correspond en relief le terme de particularit qui suggre aussitt une nuance d'unicit, de libre possession de soi, de souverainet personnelle, bref d'autodter-mination. Grce cette confrontation de deux termes, voisins tant par leur formation l'aide du suffixe -heit que par leur sens,jrei aussi bien que eigen suggrant la proprit particulire, mais non identiques, la nbuleuse qui d'habitude enveloppe la notion de libert cesse d'tre une masse lumineuse diffuse et rvle au regard merveill une vidence occulte jusqu'alors par des ides fixes, savoir que son toile centrale est l'affirmation de soi-mme et le privilge de se raliser dans sa singularit.

    Il ne s'agit pas pour Max Stirner de rejeter toute qute de libert. Il faut bien se librer des obstacles qui entravent notre panouisse-ment personnel; mais cet effort lui semble incomplet et strile tant que cette lutte contre les contraintes imposes de l'extrieur n'est pas mise au service de notre unicit. Cette critique d'une libert qui cesse d'tre le but de notre volont mancipatrice pour n'tre plus qu'une simple voie d'accs est d'autant plus passionne qu'elle est en quelque sorte militante; elle s'adresse, en effet, aux membres du cercle que Max Stirner frquente Berlin. Croisant quotidiennement le fer avec

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    des intellectuels de gauche qui ont adopt la qualification d' Hommes libres , l'extrmiste Stirner entend leur dmontrer que la recherche des liberts religieuse, politique et sociale leur fait perdre de vue la seule qute qui vaille la peine d'tre entreprise, celle de notre unicit.

    La libert en tant que valeur suprme et absolue est pour lui une libert sans rivages; c'est un fantme dont on s'essouffle suivre la trace. Mirage, elle s'loigne au fur et mesure qu'on croit s'approcher d'elle. Bien plus, l'aspiration une libert conue indpendamment du Moi autonome renforce les cha!nes qu'elle est cense briser. Plus je deviens libre, constate Max Stirner, en avance sur notre poque qui en fait la cruelle exprience, et plus l'difice de la contrainte s'lve Mes yeux et plus Je Me sens impuissant. Le sauvage qui ignore la libert ne sent encore rien de toutes les bornes qui enserrent l'homme civilis: il se croit plus libre que ce dernier. A mesure que Je Me conquiers de la libert, Je Me cre de nouvelles bornes et de nouvelles tches.

    La libert ne saurait tre une fin en soi, un principe absolu, un idal inconditionn; elle ne trouve ses vritables dimensions qu'au sein d'une triade dialectique qui lui assigne une place subordonne. La libert ne se divise pas; elle est, par dfinition, totale. Or, en tant que totalit, elle cesse d'tre souhaitable, elle devient paradoxalement une force rpressive. En effet, si je dsire me librer de tout ce qui me gne, je n'ai aucune envie de me dfaire de tout ce qui me fait plaisir. La libert se trouve ainsi confronte sur un mme plan avec la non-libert. Seule la particularit, c'est--dire l'individu peru avec les refus et les aspirations, avec les motivations souvent contradic-toires qui lui sont propres, est mme de coiffer toutes les deux. En partant du Moi souverain comme seul critre, il est possible de concilier la libert avec la non-libert. C'est pour le Moi et le Moi seul que je rejette tout ce qui me contrarie en mme temps que je conserve jalousement les liens qui me sont doux et qui me soutiennent.

    En dehors de cette dialectique qui la dclasse par rapport la parti-cularit, la libert n'est qu'un concept vide et trompeur. Elle n'existe que par nous-mmes qui prenons conscience de notre souverainet personnelle et, par l mme, de la libert fondamentale dont nous disposons pour nous raliser. Rien ne sert donc de qumander la libert; elle ne peut tre octroye, elle est partie intgrante de notre

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    Moi qui en use son aise une fois qu'il a pris conscience de sa souve-rainet. Que sert aux brebis que personne ne restreigne leur libert de parole, constate Max Stirner, elles ne feront jamais autre chose que bler. Donnez quelqu'un qui est musulman, juif ou chrtien convaincu la permission de parler comme il lui plaira: il n'aura que des niaiseries vous dbiter.

    Il est donc erron, voire pernicieux de choisir pour devise la libert. Perptuellement inacheve, jamais ralise, souffrant avec une acuit croissante des limites dont le recul constant ne souligne que davantage l'impossibilit pour l'homme de les franchir dfinitivement, la libert nous maintient dans un tat permanent d'insatisfaction et de rvolte. La particularit, en revanche, nous est accorde par nais-sance; pour qu'elle soit totale, il suffit que nous en prenions conscience.

    Rflchissez bien ceci, crit Max Stirner en s'adressant ses amis de la gauche hglienne, pris de cette libert abstraite qui n'a cess d'tre l'opium de toutes les intelligentsias du monde moderne, et qui taient navement fiers de se qualifier d' hommes libres , et dcidez-vous si Vous voulez inscrire sur votre bannire le rve de la libert ou la rsolution de l' gosme , de la particularit . La libert veille votre fureur contre tout ce que Vous n'tes pas, l'gosme Vous appelle jouir de Vous-mmes, il Vous appelle la jouissance personnelle; la libert est et demeure une aspiration, une plainte romantique, un esprit chrtien d'un au-del et d'un futur; la parti-cularit est une ralit qui d'elle-mme carte exactement le nombre d'entraves la libert qui barrent Votre propre route. Vous ne voulez pas Vous sparer de ce qui ne Vous gne pas, et si cela commence Vous gner, eh bien, Vous savez que Vous devez obir Vous-mmes plus qu'aux hommes.

    Vouloir remplacer la libert par l'autodtermination, substituer aux luttes politiques et sociales en vue de l'mancipation de tous une simple prise de conscience par chaque individu de sa souverainet personnelle peut apparatre de prime abord comme une attitude de repli dont l'absurdit solipsiste n'est pas dmontrer; on sait que Schopenhauer voyait dans les dfenseurs de la subjectivit absolue des candidats l'asile d'alins.

    Une telle condamnation est sans doute fonde lorsque la notion du Moi absolu enferme la rflexion philosophique dans une sorte de prison schizode au point d'interdire tout contact rel avec le monde

  • 2.2. LES LIBERTARIENS AMRICAINS

    extrieur, rabaiss au niveau d'une simple fiction, ou, au plus, d'un simple reflet. Mais cette condamnation perd toute raison d'tre lorsque la souverainet du Moi est considre comme le point de dpart d'une rflexion nouvelle, comme une hypothse opratoire qui permet de remodeler dans une optique diffrente, plus conforme aux ralits humaines, les rapports entre le Moi et le monde qui l'environne.

    La libert en tant que concept fonctionne comme un instrument de grgarisation , c'est--dire qu'elle est identification pour le plus grand nombre. C'est pourquoi elle s'accommode aisment, si tant est qu'elle ne l'exige pas, de l'indtermination d'une humanit con-fondue en une molle homognit; elle est nivellatrice et, par l mme, rpressive. Le principe d'autodtermination, en revanche, porte l'accent sur l'altrit qui devient un modle d'accomplissement individuel; c'est partir de cette autodtermination, lgitime par l'unicit de tout tre humain, que Max Stirner rclame le droit pour l'unique de lutter contre tous les concepts dont le seul but est de l'branler, de l'monder, bref de le tailler afin de le rduire la norme communment admise. C'est dans la reconnaissance pleine et entire du principe d'autodtermination que la rvolte incessante de l'indi-vidu, saisi dans sa singularit, contre les empitements des divers pouvoirs, et sa volont de prserver le dynamisme individuel contre toutes les sclroses institutionnelles, trouvent leur meilleure justification.

    C'est au nom de cet unicisme que Max Stirner brise d'un mme lan iconoclaste les idoles librale et socialiste. D'une part, il rcuse l'Etat libral, issu d'une rvolution centralisatrice, rductrice, uni-formisatrice; d'autre part, il refuse de voir la socit future dans la perspective d'une socialisation totalitaire. TI dnonce avec la mme violence le mensonge d'une libration humaine globale qu'elle soit con-fie l'Etat tout-puissant ou la Socit, propritaire de tous les biens.

    Max Stirner est guid dans cette dmarche par la critique de l'Etat laquelle le jeune Marx, encore anarchiste , vient de se livrer dans les Annales franco-allemandes. TI entre partiellement dans les vues de Marx lorsqu'il suture troitement libralisme et socialisme. Mais au lieu de considrer le socialisme comme un correctif appliqu au lib-ralisme, et de faire de la libert sociale le complment indispensable de la libert politique, il accuse les deux liberts de vouloir assujettir le Moi unique. .

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    Par son hostilit l'gard de la Rvolution franaise, Max Stimer semble paradoxalement proche du conservatisme antirvolutionnaire qui s'tale dans la Thorie du Pouvoir de Bonald et dans l'Etude sur la souverainet de J. de Maistre. Leurs argumentations se recoupent, en effet, puisque le libralisme est dnonc de ne tenir aucun compte de certaines permanences humaines. Les contre-rvolutionnaires lui reprochent d'enfreindre un ordre naturel immuable, l'anarchiste individualiste de faire trop peu de cas de l'unicit de l'individu.

    La critique du libralisme pour Max Stimer se situe nanmoins l'intrieur mme du libralisme puisqu'elle pousse son principe fon-dateur, la libert individuelle, jusqu' ses consquences extrmes; loin de le contredire, elle lui fournit la base d'une pratique pleine et entire en dliant l'individualisme rductionniste du libralisme de ses chanes conceptuelles.

    La dmonstration antirvolutionnaire de Max Stirner rappelle galement les propos dsabuss du libral Benjamin Constant qui dans son Cours de politique constitutionnelle affirme que la souverainet populaire finit ncessairement par rejoindre l'absolutisme monar-chique: Lorsqu'on tablit que la souverainet du peuple est illi-mite, crit ce dernier, on cre et on jette au hasard un degr de pouvoir trop grand par lui-mme, et qui est un mal en quelques mains qu'on le place.

    Pourtant, regarder de prs, la critique de Max Stirner met en cause non pas le libralisme proprement dit dont la tendance perma-nente consiste limiter au maximum les fonctions de l'Etat, mais le jacobinisme qui, lui, ne pense qu' les tendre. L'essence de l'Etat qu'il qualifie de libral rside, en effet, pour Max Stirner en la concen-tration du pouvoir politique. Or, pour la rendre possible, il fallait au pralable rduire les hommes une norme commune. C'est cette tche que s'est attel le XVIIIe sicle. Excd par les abus du pouvoir dit absolu, ce sicle dcouvre une nouvelle lgitimation du pouvoir : l'essence humaine qui constitue le fonds commun de tous les hommes sans distinction aucune, semblait pouvoir servir, mieux que n'importe quel autre principe, de fondement et de justification une nouvelle forme de gouvernement.

    C'est l'Etat, issu de la volont de tous, qu'incombait la tche de protger tous ceux qui se rclamaient du titre d'homme, c'est la Nation qui devait runir tous ceux qui se considraient comme des

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    hommes. Tout ce qui n'tait pas purement humain , c'est--dire tout ce qui tait propre aux individus, particuliers et originaux par nature, tait banni du domaine politique et raval au niveau d'une affaire strictement prive qui tait du seul ressort de la Socit.

    Mais en dpouillant le citoyen de toutes les particularits, l'Etat mconnat, nie et aline le Moi. Au rebours de l'Ancien Rgime o d'innombrables intermdiaires, les corporations, la noblesse, le clerg, la bourgeoisie, les villes, les communes, s'intercalaient entre le pouvoir central et les particuliers, o la fidlit l'esprit de corpS primait l'obissance au roi, le tiers tat, en prenant le pouvoir, dchire ce rseau protecteur de multiples communauts auto rgles, mettant ainsi fin toute mdiatisation entre le pouvoir politique et les sujets.

    Comme le tiers tat se confond avec la Nation, il a, en effet, le monopole du pouvoir. Dornavant, l'individu est en rapport direct avec l'Etat. Si l'Ancien Rgime, dont les corporations constituent la base, correspond au catholicisme qui ne conoit de communication entre les fidles et Dieu qu' l'aide du clerg, la Nation, par sa concep-tion du citoyen dont elle est l'manation directe, correspond au protes-tantisme qui tablit des relations directes entre Dieu et les croyants.

    C'est la Nation qui parachve la servitude du Moi. Elle repose sur le Droit alors que l'Ancien Rgime ne connaissait que des droits. Il est possible de contester au nom de la justice les droits qu'on considre comme autant de privilges. Mais qui oserait se soulever contre le Droit moins de nier catgoriquement toute transcendance? Le rsultat le plus clair de la Rvolution fut de transformer une monarchie, tempre par des instances intermdiaires, en une monarchie absolue, pesant de tout son poids tyrannique sur l'individu.

    La Rvolution franaise a port dans ses flancs la raction. Comme elle n'tait pas dirige contre l'tat de choses existant, c'est--dire contre la servitude ancestrale du Moi, mais contre un certain tat de choses, c'est--dire contre une certaine servitude historiquement dtermine, elle a dtrn un certain matre, mais non pas le matre en tant que tel; elle a chass le vice pour mettre sa place la vertu dont la tyrannie n'est pas moins lourde porter. Ce sont les petits bourgeois dont se composait le tiers tat qui ont dclench la Rvo-lution, ce sont eux galement qui l'ont enterre. Comme toutes les rvolutions prcdentes, celle-ci n'a exerc qu'une action rforma-trice; ce n'est pas l'homme individuel qui fut libr par elle, mais

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    l'homme politique, le citoyen qui, loin d'englober tous les aspects de l'individualit, n'est qu'un spcimen abstrait de la bourgeoisie.

    En somme, ce que Max Stirner reproche l'Etat dmocratique issu de la Rvolution franaise, c'est d'tre un despotisme sans despote, une dissolution de la singularit par la dictature de chacun sur soi-mme et sur tous. Or, cette critique se trouve singulirement claire et approfondie par une analyse des rapports entre la volont gnrale et la volont particulire la lumire de la philosophie hg-lienne dont Stirner tait profondment imprgn. Pour Hegel, l'Etat repose sur une volont rationnelle. La volont particulire des indi-vidus, au cours d'une marche ascendante qui lui fait traverser la famille et la socit, se dfait de tout ce qui est arbitraire, particulier, contingent, pour finir par se confondre avec la volont rationnelle. Comme la raison est la source du gnral, elle concide avec la volont gnrale qui est cristallise dans l'Etat. Ainsi la volont particulire et la volont gnrale se rejoignent dans l'Etat. C'est sa participation l'Etat, crit Hegel dans sa Philosophie du Droit propos de l'individu, qui, comme telle, devient son contenu et sa fin et la destination des individus est de mener une vie gnrale. })

    Or, cette fusion entre la volont gnrale et la volont parti-culire, dont Max Stirner admet qu'elle se ralise au sein de l'Etat, n'quivaut aucunement une union foncire grce laquelle l'indi-vidu pourrait accder la libert vritable. Loin d'accorder au pralable Ma volont celle de l'Etat, prcise Max Stirner, je la lui soumets, m'abandonnant ainsi l'arbitraire d'une puissance qui m'est trangre. Hegel, il est vrai, distingue entre une volont qui est seulement libre en soi, qui suit des impulsions naturelles et imm-diates, et une volont libre pour soi, qui n'est plus prisonnire du particulier, mais qui vise le gnral, dont l'Etat est la suprme incar-nation. Mais c'est l un sophisme trompeur que l'Etat lui-mme avance pour se dfendre contre les menaces du particulier. Reconnaissant dans Ma volont un adversaire irrductible, il la dconsidre en la traitant d' irraisonnable, mchante , etc.

    En admettant mme que la concordance entre la volont gnrale et la volont particulire soit parfaite, la situation ne serait pas fonda-mentalement change pour autant. Lie indissolublement la volont gnrale, la volont particulire serait condamne se stabiliser, voire se sclroser. De crature du Moi qu'elle tait, la volont

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    gnrale deviendrait matresse de son crateur; elle serait une enttave pour le flux et la dissolution continue du Moi. Ma volont d'hier qui se trouvait en accord avec la volont gnrale tyranniserait ma volont d'aujourd'hui qui voudrait s'opposer elle. Dans le meilleur des cas - ou plutt dans le pire des cas puisque c'est ma propre volont que j'ai affaire, ennemie redoutable et difficile vaincre -je serais esclave de moi-mme.

    Il ne s'agit pas pour Max Stirner de nier la ncessit d'une entente sociale, d'une dfense commune contre ceux qui voudraient porter atteinte des intrts qui pourront tre de caractre gnral. Mais c'est singulirement fausser les rapports sociaux que de les tablir sur la base d'une volont gnrale laquelle on aura consenti l'invio-labilit et le respect religieux du sacr, source de toutes les servitudes. Rien n'empche d'envisager un regroupement momentan de millions de volonts en vue d'une lutte mene en commun contre certaines volonts ennemies. Mais c'est une ralit conflictuelle issue des volonts particulires affrontes qui, par la continuelle remise en cause d'un quilibre momentan, garantit le mieux la radaptation de l'ensemble social des situations nouvelles. En fait, c'est une dsacralisation de l'institution politique que Stirner ne cesse de recommander.

    La critique de l'Etat, faite au nom de la singularit de l'individu, implique celle de la Socit dans la mesure o celle-ci mconnat son tour les exigences de la diversit. Or, il y a pour Max Stirner une pente fatale qui conduit du libralisme politique au libralisme social , c'est--dire de l'Etat qui monopolise le pouvoir la Socit qui s'empare de la proprit; c'est en fonction des principes qui lui sont propres que la dmocratie librale tend vers la socit communiste.

    La toute-puissance de l'Etat, qui a pour pendant l'esclavage de l'individu, se ralise partir du moment o le libralisme politique dcrte la libert personnelle, c'est--dire la libert par rapport d'autres personnes, en soumettant tous la mme loi. Mais cette galit politique ne fait que ressortir davantage l'ingalit sociale qui subsiste. Si, politiquement, le pouvoir n'est plus exerc par les uns contre les autres, socialement, le pauvre continue de dpendre du riche. C'est la Socit qui est charge de parachever la libration dont la premire phase a t mene bien par l'Etat. De mme donc que l'Etat s'rige en seul dtenteur du pouvoir afin d'assurer la libert politique de tous, de mme la socit s'empare de tous les biens dont

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    disposent les particuliers afin de mettre fin l'injustice sociale. Mais, une fois de plus, le remde est pire que le mal. L'abolition de la pro-prit prive, il est vrai, nous rend intgralement gaux, mais c'est une galit dans la gueuserie. Ainsi, au nom d'une prtendue huma-nit, notion obtenue par la rcusation de toutes les particularits, nous serons vols deux fois : l'Etat dpouille l'individu de son pouvoir, la Socit lui enlve sa proprit.

    Cette argumentation qui, d'une manire prophtique, relie d'avance la Rvolution franaise la Rvolution d'Octobre, la rvo-lution bourgeoise la rvolution proltarienne, s'accompagne d'une attaque particulirement virulente contre le communisme. Disposant souverainement du pouvoir social, c'est--dire d'une proprit qui est devenue son apanage exclusif, la Socit, liberticide comme toutes les institutions, n'a de cesse qu'elle ait assis son rgne sur l'esclavage gnral. Elle dicte ses propres lois, le droit social. Mais les rformateurs sociaux, prvient Stirner, nous prchent un droit social. Ainsi l'individu devient l'esclave de la Socit et n'a raison que pour autant que la Socit lui donne raison, c'est--dire quand il vit selon les lois de la Socit, c'est--dire quand il fait preuve de loyalisme. Que je fasse preuve de loyalisme dans une tyrannie ou dans une Socit la Weitling (rformateur social des annes 40) revient au mme : je suis galement priv de droit, puisque dans les deux cas je n'ai pas un droit qui est moi, mais un droit qui m'est tranger.

    Le droit social dfend, selon Stirner, les intrts exclusifs de la Socit. Celle-ci ne pouvant prosprer que par le travail de tous, obligation nous est faite de participer l'effort commun. Dans le cadre de la Socit collectiviste, il est vrai, tous sans exception doivent tre considrs comme des hommes et placs comme tels sur un mme pied d'galit. Mais puisque l'homme, pris au sens gnral, est une abstraction, l'galit qui lui est accorde est un leurre; il ne reste aprs ce ddoublement que l'homme condamn au travail forc. Celui qui se soustrairait au travail aurait beau se rclamer de son titre d'homme, la Socit aura vite fait de le convaincre qu'on n'est Homme vritable qu'en considrant le travail comme un devoir sacr.

    Que le communiste voie en toi l'homme, le frre, prcise Stirner, ce n'est l que sa faon de voir dominicale. Les jours de semaine, il ne te considre aucunement comme Homme tout court, mais comme un travailleur humain ou un homme travailleur. Le principe libral

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    anime la premire conception, dans la seconde se cache l'illibralisme. Si tu tais un fainant certes, il ne mconnatrait pas l'Homme en toi, mais il tcherait de purifier un Homme paresseux de sa paresse et de te convertir la croyance que le travail est la destination et la vocation de l'Homme.

    III - Proudhon et le Contrat social de Rousseau

    Le philosophe allemand Max Stirner fonde sa dfense de l'indi-vidu sur une critique de la notion hglienne de totalit organique en montrant qu'elle renvoie une abstraction qui, sous la forme de l'Etat et de la Socit, crase le Moi. L'anarchiste franais Proudhon choisit un autre angle d'attaque; il s'en prend au Contrat social de Rousseau qui, son tour, prtend assurer le passage de la volont particulire la volont gnrale. La dmonstration de Proudhon est d'autant plus brillante qu'elle profite, dans sa mise en accusation de l'idologie rousseauiste, d'un vaste courant d'ides qui, allant du libralisme consquent au conservatisme antirvolutionnaire, rend le Contrat social de Rousseau responsable du despotisme de l'Etat jacobin surgi de la Rvolution franaise.

    Pour dfinir la pense anarchiste, il est d'usage d'opposer Bakou-nine, partisan de la disparition immdiate de l'Etat, Marx, partisan du lent dprissement de l'Etat. Mais c'est l une confrontation qui ne tient compte que d'un marxisme thorique, le marxisme rel appa-raissant travers ses diverses ralisations comme une forme politique tendant, au contraire, renforcer l'Etat, c'est--dire comme un simple pari rousseauiste sur l'ide que le pouvoir politique peut reprsenter les masses et couper court aux antagonismes sociaux. On peut donc se demander si la vritable confrontation entre l'anarchisme, doctrine voue la dfense de l'autodtermination, et le marxisme, doctrine inspire par la recherche de la libert sociale, ne passe pas par l'accueil si diffrent fait par ces deux mouvements d'ides la pense politique de Rousseau.

    L'ambition de Rousseau est de fonder en droit l'autorit lgitime de l'Etat souverain. Il commence par faire table rase de toutes les formes politiques : dtruisons tout ce qui est fait . Pour instaurer une souverainet non usurpe, Rousseau imagine un contrat social qui constituera ainsi le degr zro du politique. Chacun de nous met en

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    commun sa personne et toute sa puissance sous la suprme direction de la volont gnrale, et nous recevons en corps chaque membre comme partie indivisible du tout. On assiste ainsi la naissance d' un moi commun, c'est--dire d'un ensemble global, d'un groupe, dot d'une volont propre, d'une volont gnrale diffrente de l'en-semble des volonts particulires. L'Etat qui en rsulte est ncessai-rement dmocratique puisque sa souverainet se confond avec celle du peuple.

    C'est dans son livre Ide gnrale de la Rvolution au XIXe sicle (185 1) que Proudhon procde une violente rfutation de la thse rous-seauiste en se servant d'arguments la fois anthropologiques et conomiques. Tout d'abord, le contrat social de Rousseau est, selon lui, une pure fiction qui ne tient pas compte de la nature humaine; il est aberrant d'mettre l'hypothse d'un contrat conclu entre des indi-vidus initialement solitaires puisque l'tre humain est ncessairement social. Le jugement qu'il porte sur la socit souffre de la mme dfi-cience; on ne saurait dnoncer d'une part la socit comme la source du mal et parer les individus qui la composent de toutes les vertus.

    Mais il y a plus grave; du fait mme que, pour Rousseau, le contrat social s'impose aux hommes par une triste ncessit, il a soin d'en exclure le droit de proprit grce auquel il croit assurer aux indi-vidus une certaine autonomie. Le Contrat social de Rousseau ne concerne donc que le pouvoir politique; il spare strictement le politique de l'conomique.

    Il en dcoule une double tyrannie; d'une part, sous prtexte de tirer sa lgitimit de la volont gnrale, l'Etat favorise l'oppression de l'individu par une majorit; son despotisme que le Contrat social revt d'un habit dmocratique est infiniment plus grave que ne l'taient les despotismes traditionnels. Direct ou indirect, simple ou compos, crit Proudhon dans la sixime tude de l'Ide gnrale de la Rvolution au XIXe sicle, le gouvernement du peuple sera toujours l'escamotage du peuple. C'est toujours l'homme qui commande l'homme; la fiction qui fait violence la libert, la force brutale gui tranche les questions, la place de la justice qui seule peut les rsoudre, l'ambition perverse qui se fait un marche-pied du dvouement et de la crdulit . ... Concluons sans crainte que la formule rvolutionnaire ne peut plus tre ni lgislation directe, ni gouvernement direct, ni gouvernement simplifi: elle est plus de gouvernement ... La Rvolution est l.

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    D'autre part, en laissant de ct la vie sociale et conomique, l'Etat couvre de son autorit les abus inhrents la proprit. C'est, en un mot, l'aide d'une supercherie savante, crit Proudhon, la lgislation du chaos social, la conscration, base sur la souverainet du peuple, de la misre. Du reste, pas un mot du travail, ni de la proprit, ni des forces industrielles que l'objet du Contrat social est d'organiser. Rousseau ne sait ce que c'est que l'conomie. Son pro-gramme parle exclusivement de droits politiques, il ne reconnat pas de droits conomiques.

    La haine que Proudhon voue Rousseau englobe galement celui qu'il considre comme son disciple le plus fidle, Robespierre. Parleur sans initiative trouvant Danton trop de virilit , il ressuscite l'esprit monarchique que la Rvolution venait d'abolir. La journe du 3 1 mai 1793, date laquelle Robespierre crasa les Girondins, mettant fin ainsi l'inspiration communaliste et fd-raliste de la Rvolution, a t nfaste. C'est partir de ce moment que triomphent nouveau les traditions autoritaires et tatiques de l'Ancien Rgime.

    L'anarchiste Bakounine des annes 70 embote le pas Proudhon en rendant Rousseau responsable, avec les absolutistes jacobins , d'avoir soutenu une menaante et inhumaine thorie du droit absolu de l'Etat . Il se considre comme l'hritier de la Commune de 1793, appel faire revivre l'ide fdraliste et communaliste et, ce titre, ennemi de la tradition jacobine de la Rvolution inspire par le Contrat social de Rousseau. La ligne de partage entre les auto-ritaires, les tatistes, et les anti-autoritaires remonte pour lui la lutte de Robespierre, disciple de Rousseau, contre la Commune.

    La mise en cause du Contrat social de Rousseau semble entrainer la condamnation du jacobinisme; en ralit, c'est le rejet du jacobi-nisme qui, chez Proudhon, conditionne la polmique contre le Contrat social. L'attaque de Proudhon ne se justifie que pour autant que Rousseau a pu tre interprt et a t interprt dans un sens ta-tiste et totalitaire par certains de ses disciples de tendance jacobine. Il est tout aussi possible de dgager l'inspiration profondment librale du Contrat social rapprochant ainsi la pense de Proudhon de celle de Rousseau si bien qu'on a d'ailleurs pu voir en Proudhon non pas l'adversaire acharn, mais le continuateur et l'interprte de Rousseau.

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    Proudhon impute Rousseau la contrainte exerce sur la libre volont des citoyens par la Loi considre comme le langage de la Volont gnrale. Or, lorsque Rousseau prcise que le Peuple soumis aux lois en doit tre l'auteur , il est entendu qu'il doit l'tre directement , c'est--dire en ne recourant pas la mdiation des corps reprsentatifs. La loi est dfinie comme une manation directe et immdiate du peuple souverain. Mais quand tout le peuple statue sur tout le peuple, prcise Rousseau, il ne considre que lui-mme, et s'il se forme alors un rapport c'est de l'objet entier sous un point de vue l'objet entier sous un autre point de vue, sans aucune division du tout. Alors la matire sur laquelle on statue est gnrale comme la volont qui statue. C'est cet acte que j'appelle une loi.

    Ajoutons que la Loi ne revt pas un caractre absolu dans la pense de Rousseau. Du fait que la Volont gnrale est appele se prononcer non pas une fois pour toutes mais en tenant compte des circonstances qui se renouvellent constamment, elle vite cette sclrose contraignante sur laquelle Max Stirner, en particulier, avait insist. Or la loi d'aujourd'hui, crit Rousseau dans la premire version du Contrat social, ne doit pas tre un acte de la volont gnrale d'hier mais de celle d'aujourd'hui, et nous nous sommes engags faire, non pas ce que tous ont voulu mais ce que tous veulent, attendu que les rsolutions du souverain comme souverain ne regardant que lui-mme il est toujours libre d'en changer. D'o il suit que quand la Loi parle au Peuple, c'est au nom du Peuple d' prsent et non de celui d'autrefois.

    De mme, le reproche d'tatisme, c'est--dire d'une conception politique qui cherche crer, maintenir et renforcer la toute-puis-sance de l'Etat, fait Rousseau semble injustifi tout au moins pour autant que le pouvoir politique tire son pouvoir despotique d'une centralisation pousse l'extrme. La prfrence de Rousseau va vers les Etats de dimensions petites, incapables d'exercer l'autoritarisme et une politique de puissance. L'agrandissement de l'Etat offre aux dpositaires de l'autorit publique plus de tentations et de moyens d'abuser de leur pouvoir ; Rousseau est convaincu que plus l'Etat s'agrandit, plus la libert diminue .

    Pour viter toute domination du peuple par l'Etat, Rousseau rejette la dmocratie parlementaire: A l'instant qu'un Peuple se donne des Reprsentants, il n'est plus libre; il n'est plus. Il se pro-

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    nonce en faveur de la dmocratie directe qui proscrit toute dlgation de pouvoir. Les dputs du peuple, prcise-t-il, ne sont donc ni ne peuvent tre ses reprsentants, ils ne sont que ses commissaires; ils ne peuvent rien conclure dfinitivement. Toute loi que le Peuple en personne n'a ratifie est nulle; ce n'est pas une loi. Le peuple anglais pense tre libre; il se trompe fort, il ne l'est que durant l'lec-tion des membres du Parlement; sitt qu'ils sont lus, il est esclave, il n'est rien. Dans les courts moments de sa libert, l'usage qu'il en fait mrite bien qu'il la perde.

    A juger le Contrat social en tenant compte de ses diffrentes facettes souvent contradictoires, il faut bien avouer que la critique de Proudhon est la fois partiale et partielle. il est indiscutable que l'idal rous-seauiste de la dmocratie directe, constitue uniquement par des propritaires indpendants, rejoint l'difice politique conu par Proudhon et dont la caractristique principale est de partir non pas du sommet, c'est--dire du gouvernement, mais de la base, c'est--dire du peuple. La critique de Proudhon n'en reste pas moins d'une excep-tionnelle pertinence quand elle s'applique la notion de la volont gnrale. Pour que celle-ci devienne identique la volont de tous, pour que tous les citoyens se reconnaissent dans la Loi souveraine, il faut bien qu'ils soient rduits un dnominateur commun. Le pro-blme fondamental est bien celui que Rousseau dfinit de la manire suivante: Trouver une forme d'association qui dfende et protge de toute la force commune la personne et les biens de chaque associ, et par laquelle chacun, s'unissant tous, n'obisse pourtant qu' lui-mme, et reste aussi libre qu'auparavant.

    Rousseau prend donc pour point de dpart la libert individuelle que le contrat social est cens maintenir, voire renforcer sous la forme de la volont gnrale. Or, cette libert accorde indiffremment tous n'est situe ni par rapport autrui ni par rapport soi-mme, elle est une hypothse pure, une abstraction illusoire; elle est, de plus, rductrice puisqu'elle ne tient aucun compte de la singularit. Rous-seau a beau s'riger en dfenseur du pluralisme politique; il n'en reste pas moins que cette apparente pluralit se compose d'units qui, au pralable, ont t couches sur le lit de Procuste. La construction rousseauiste dont la base est la libert est la fois la ralisation la plus parfaite et l'usurpation la plus radicale de cette mme libert, elle reprsente le libralisme accompli aussi bien que le despotisme,

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    qui est d'autant plus impitoyable qu'il peut se prvaloir d'une pr-tendue libert. La thorie de la volont gnrale se reflte ainsi dans la thse de Unine selon laquelle le parti reprsente le proltariat, donc la volont qui lui est propre, en sorte que la volont du parti, et non celle des ouvriers qui composent le proltariat, est considre par lui comme la volont vritable et authentique du proltariat.

    Tout autre est la dmarche de Proudhon. Loin de vouloir obtenir l'harmonie sociale par une uniformisation mutilatrice en rduisant les individus des citoyens appels se reconnatre dans un Etat ennemi de toute singularit, Proudhon conoit un ensemble social dynamique, vivant et concret travers un pluralisme d'organisations qui, avec la plus grande fidlit possible, refltent les volonts particulires.

    Rousseau lui-mme concde qu'il est pratiquement impossible de passer intgralement et sans qu'il y ait transmutation de la volont particulire la volont gnrale, des droits naturels aux droits civils. C'est presque un dsaveu qu'il inflige son contrat social en crivant propos de la dmocratie : A prendre le terme dans la rigueur de l'acception, il n'a jamais exist de vritable dmocratie, et il n'en existera jamais. Il est contre l'ordre naturel que le grand nombre gouverne et que le petit soit gouvern. On ne peut imaginer que le peuple reste incessamment assembl pour vaquer aux affaires publi-ques, et l'on voit aisment qu'il ne saurait tablir pour cela des com-missions, sans que la forme de l'administration change.

    En fait, Proudhon ne fait que reprendre, amplifier et prciser les rserves formules par Rousseau l'gard de la dmocratie. Lui aussi se prononce contre la tyrannie de la majorit envers la minorit et insiste sur les inconvnients de toute dlgation de pouvoir. Mais la contradiction entre une libert individuelle conue comme corr-lative une souverainet individuelle absolue et l'impossibilit d'ta-blir une dmocratie directe qui en serait le complment ncessaire est attribue par Proudhon non pas la dmocratie en tant que telle, mais la dmocratie la Rousseau, c'est--dire une dmocratie qui repose sur une notion abstraite de l'individu et de ses liberts.

    Proudhon dgage ainsi les virtualits totalitaires du rgime libral aussi bien que les moyens efficaces pour faire obstacle cette inversion. Si les hommes, au moment mme o ils croient avoir ralis le maxi-mum de libert, s'en trouvent privs, la faute en incombe au carac-

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    tre uniforme et rtrci dont la notion de libert a t dote, bref la volont gnrale qui est abusivement assimile la volont de tous : le libralisme authentique tire sa richesse et sa valeur humaine du respect scrupuleux des volonts particulires, c'est--dire d'un contrat librement conclu entre des hommes qui pour autant ne renoncent pas leur subjectivit au bnfice d'une entit suprieure, en l'occur-rence l'Etat; bref, le libralisme authentique substitue au triomphe illusoire de la libert la dfense acharne de l'autodtermination. C'est en ce sens qu'il n'est pas excessif de dire que Max Stirner par sa critique de la Rvolution franaise et Pierre Proudhon par ses attaques contre le Contrat social de Rousseau aussi bien que leurs disciples se situent la pointe du libralisme; leur mrite exceptionnel et en quelque sorte paradoxal a t de l'enrichir en croyant le rfuter.

    IV - Max S tirner et Pierre Proudhon, dfenseurs d'tme socit librale

    Etrange destin que celui de ces deux penseurs qui n'ont jamais cess d'embarrasser les historiens des ides. Classs comme anar-chistes et considrs ce titre comme des extrmistes de gauche, ils semblaient se noyer dans un flot de contradictions. Max Stirner passait pour inclassable aux yeux de ceux qui, comme Emmanuel Mounier, situent l'anarchisme dans le sillage du socialisme, Pierre Proudhon pour une sorte de Prote insaisissable, oscillant cons-tamment au gr des humeurs et des vnements entre un radicalisme utopique et un conservatisme born. Il suffit pourtant de les insrer dans une ligne commune qui est celle de la rflexion librale, sou-cieuse de la souverainet individuelle, pour que leurs penses res-pectives trouvent cette cohrence qu'on leur a refuse jusqu' prsent.

    L'association d'gostes stirnerienne, image idalise de la socit librale: Tentons donc de relire sous cet clairage nouveau l'trange asso-

    ciation d'gostes voque par Max Stirner; les critiques socialistes, en particulier Marx et Engels dans L'idologie allemande (1845), s'en sont gausss, alors que l'on se trouve en prsence d'une surprenante anticipation de la clbre distinction que le sociologue Tnnies ta-blira par la suite entre la socit (Gesellschaft) abstraite et la communaut (Gemeinschaft) vivante concrtise par le peuple, d'une premire

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    vocation aussi de la fameuse convivialit dont le regret plane sur nos grandes villes dshumanises. Le renversement dialectique dont Strner charge la conscience, entre le Moi unique et les institu-tions qui l'assujettissent, en particulier l'Etat, culmine dans la dmar-cation qu'il trace entre la socit (Gesellschaft) et l'association (Verein). S'il s'en prend toutes les formes d'organisation qui servent runir les hommes, ce n'est pas pour nier la ncessit humaine qui les a fait natre mais pour leur enlever le caractre statique qui les rend rapi-dement inaptes au rle qu'elles taient appeles jouer. A peine cres par l'homme, ces structures se rendent, en effet, autonomes et finissent par exercer une domination sur ceux-l mmes qui les avaient voulues leur service. Il en est ainsi de la socit qui est, vrai dire, l'tat originel de l'tre humain. L'enfant est insparable de la mre. Mais c'est prcisment parce que les liens entre l'enfant et la mre sont naturels, que l'enfant, au cours de sa croissance, cherche s'en dfaire. A la socit de sa mre qui lui est donne par naissance, il prfre bientt la compagnie d'autres enfants qui partagent ses jeux.

    C'est ainsi que la libre association, base de mutualit, et dont le contrat est rsiliable volont, entrane la dissolution de la socit impose. On aurait cependant tort de croire que le dpassement de la socit par l'association demeure dfinitivement acquis. Bien au contraire, celle-ci est continuellement menace d'altration; de mme qu'une pense devient ide fixe ds qu'elle perd sa capacit de se remettre en cause sans relche, de mme l'association devient socit ds que le fait de se runir dgnre en un simple fait d'tre runis. C'en est fini alors de cette fluidit, indispensable une adap-tation prcise de l'association aux besoins individuels de ceux qui la composent.

    La diffrence entre l'association et la socit ne s'inscrit donc pas dans les dimensions d'une libert plus ou moins grande. S'il est vrai que l'association me libre de certaines contraintes politiques et sociales, elle n'en comporte pas moins d'autres qui dcoulent en particu-lier du contrat, provisoire, il est vrai, que j'ai conclu en m'y engageant.

    L'avantage essentiel de l'association consiste sacrifier la libert non pas un pouvoir qui me domine et opprime comme c'est le cas de l'Etat et de la Socit, mais au Moi qui trouvera ainsi de meilleures possibilits d'panouissement. Le Moi est rduit au rle d'esclave dans une socit sacralise, alors qu'il garde sa souverainet au sein

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    d'une association dont il est conscient d'tre le crateur. De mme que Je n'aime pas tre esclave de Mes maximes, mais que Je les soumets sans aucune garantie Ma critique constante et que Je ne Me porte aucunement garant de leur maintien, de mme et plus encore Je n'engage pas Mon avenir au service de l'association et Je ne lui remets pas Mon me comme on dit quand il s'agit du diable et comme c'est vritablement le cas quand il s'agit de l'Etat et de toute autorit spirituelle, mais Je suis et Je reste pour Moi plus que l'Etat, l'Eglise, Dieu, etc., donc aussi infiniment plus que l'association. )}

    La controverse autour de la pense stirnerienne s'est souvent concentre sur la nature vritable de cette association d'gostes. S'agit-il vritablement d'une organisation sociale nouvelle appele dans l'esprit de Stirner remplacer les socits antrieures? Stirner lui-mme apporte des prcisions ce sujet pour rpondre au socialiste Mose Hess qui, dans sa critique de la construction stirnerienne, inti-tule Les derniers philosophes (1845), avait fait remarquer que toute notre histoire n'tait qu'une suite d'associations gostes qui s'taient appuyes successivement sur l'esclavage antique, le servage fodal et l'exploitation du proltariat.

    C'est dans son Anticritique (1846) que Stirner insiste sur l'immense cart entre une association goste o les forts oppriment librement les faibles, et une association d'gostes o tous les hommes indis-tinctement satisfont leur besoin de sociabilit. Et de citer en exemple Faust s'criant au milieu d'une foule joyeuse qui le dlivre de ses sombres penses: Ici je suis homme, ici je peux l'tre , des enfants qui se groupent en vue d'un jeu collectif, un couple d'amoureux, ou encore des amis qui vont ensemble vider une bonne bouteille.

    L'apparente banalit de ces propos semble rduire l'utopie stir-nerienne aux dimensions d'une construction conceptuelle gratuite. Le temps s'est pourtant charg de la lester de nombreuses tentatives de ralisation. Dans la mesure o la pression sociale, dnonce il y a prs d'un sicle et demi, avec tant de vigueur par Stirner, s'est accen-tue de nos jours, le besoin d'une communication sociale directe entre individus libres prfigure par l'association stirnerienne s'est fait de plus en plus imprieux. Les groupes informels, les communauts spontanes, flottantes, sauvages qui surgissent un peu partout, rali-sent en quelque sorte le but recherch par l'association stirnerienne.

    L'option de dpart est un certain consensus social. L'individu

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    consent vivre en commun parce que la communaut lui procure plus de jouissance que l'isolement. C'est dans une totale autonomie, dfendue contre toute tentative de rcupration de quelque ct qu'elle vienne, que ces groupes naissent, se transforment, dprissent et refleurissent. Ces jeunes gens qui rejettent la socit prtablie comme une contrainte intolrable pour se rfugier au sein d'un groupe qui, tout en limitant leur libert et tout en leur imposant des sacrifices, leur apparat comme le meilleur garant de leur valeur per-sonnelle, rendent la doctrine stirnerienne une indniable actualit.

    L'association d'gostes, bien entendu, est anarchiste puisqu'elle ignore ostensiblement toute institution; il n'en reste pas moins que, par la place centrale qu'elle accorde l'individu, elle participe de la veine librale. Pour Stirner l'individu est cette source irremplaable de cration et d'invention qu'il s'agit de mettre l'abri de tout ce qui pourrait en gner le jaillissement spontan. L'insertion de Stirner, penseur apparemment maximaliste, dans un courant d'ides libral, tent par le juste milieu, peut sembler quelque peu sollicite; elle devient vidente et indiscutable ds lors qu'on examine sa manire d'envisager la proprit prive et la concurrence, valeurs fondamen-tales du rgime libral.

    Stirner fait partir ses considrations sur la proprit prive de la formule percutante de Proudhon selon laquelle la proprit, c'est le vol . Or, il est possible, selon lui, d'en inverser les termes. Comment pourrait-il y avoir vol s'il n'y avait pas dj de proprit? On ne vole pas l'eau de la mer. Loin d'tre une ralit, la proprit prive n'est qu'une fiction, un concept qui vit grce au droit. La proprit vri-table est l'apanage de l'individu souverain puisqu'elle repose sur sa force. C'est pourquoi le Moi est priv de sa proprit tant que rgne l'Etat tout-puissant. Le triomphe du Moi exige si peu la suppression de la proprit qu'il en rvle plutt le caractre vritable : Ma pro-prit est le reflet exact de Ma puissance. Je veux relever la valeur de Moi-mme, crit Stirner, la valeur de ce qui M'est propre, et Je devrais dnigrer la proprit? Non, de mme que Je ne fus respect jusqu' prsent, parce qu'on Me soumettait au peuple, l'humanit et mille autres gnralits, de mme jusqu' nos jours la proprit n'a pas encore t reconnue sa juste valeur. La proprit, elle aussi, n'a t que la proprit d'un fantme, par exemple, la proprit du peuple; toute Mon existence appartenait la patrie .

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    En raccrochant la proprit la notion du Moi souverain dont elle devient l'manation directe, Stirner la renforce singulirement; elle n'est plus soumise une libert individuelle qui, de son ct, dpend des droits octroys par l'Etat, elle devient partie intgrante de la subjectivit, elle est insparable de la singularit qu'elle sert maintenir. Une proprit ainsi indissolublement lie l'individu lui-mme met le libralisme l'abri de la drive socialiste, consquence fatale d'une conception abstraite de l'homme, et, par voie de cons-quence, de sa libert, et fait apparatre la proprit collective comme une atteinte porte la souverainet personnelle.

    Pour revenir la proprit, crit Stirner ce propos, le matre, c'est le propritaire. A Toi de choisir si Tu veux tre le matre ou si c'est la socit qui doit tre Ta matresse 1 Suivant Ton choix, Tu seras propritaire ou gueux. L'goste est propritaire, l'homme social est gueux. Gueuserie ou absence de proprit, tel est le sens de la fodalit, du rgime de fief, qui n'a fait, depuis le sicle dernier, que changer de suzerain, en mettant l'homme la place de Dieu et en recevant de lui en fief ce qui avait t jusque-l fief de par la grce divine. Que le principe humaniste fasse aboutir la gueuserie du commu-nisme la gueuserie la plus gueuse ou absolue a t montr plus haut ...

    De mme que la proprit tire sa lgitimit de l' gosme , c'est--dire du droit l'autodtermination, de mme la concurrence est conue par Max Stirner comme une comptition ouverte entre des Moi souverains, luttant, de ce fait, armes gales. Or, le jeu de la concurrence institu par la Rvolution franaise lui semble fauss au dpart. Ce ne sont pas des personnes qui s'y affrontent en toute indpendance, mais des hommes soumis l'arbitraire de l'Etat qui, s'il autorise thoriquement la libre concurrence, la rend pratiquement impossible en dispensant sa guise les moyens de concourir.

    La libre concurrence , se demande Max Stirner, est-elle vrai-ment libre , est-elle mme vraiment une concurrence , savoir celle de personnes, comme elle prtend l'tre, fondant son droit sur ce titre? Elle est certes issue du principe selon lequel les personnes sont libres de toute domination personnelle. Mais une concurrence que l'Etat, ce souverain du principe bourgeois, .entoure de mille bar-rires, est-elle libre ?

    Et aprs avoir cit deux exemples o la diffrence de fortune donne en fief par l'Etat et l'absence de diplme universitaire dont

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    la dlivrance est un monopole de l'Etat empchent la concurrence de jouer, il conclut: Voil donc la libert de la concurrence. C'est l'Etat, mon matre, qui M'habilite concourir. Mais est-ce que ce sont vraiment les personnes qui concourent? Non, encore une fois, rien que des choses 1 En premire ligne l'argent, etc.

    L'accentuation de la concurrence et la possibilit d'un libre et constant affrontement d'individus souverains qui rsulteraient de la disparition des monopoles dtenus ou soutenus par l'Etat exigent un enjeu mobile et rapidement transfrable. C'est pourquoi Max Stirner entend conserver la circulation de l'argent au sein de son association d'gostes. Pour en dmontrer l'absolue ncessit, il fait jouer l'un contre l'autre les avis opposs de Proudhon et de Marx.

    Proudhon soutient que l'argent est un instrument de circulation dont aucune socit ne saurait se passer moins d'opprimer la volont, de forcer les gots et de violer le secret de la vie prive . Le jeune Marx, en revanche, dans ses articles publis dans les Annales franco-allemandes, estime que l'argent n'a pas sa place dans une cit socialiste. Loin d'tre un simple instrument d'change, il reprsente la valeur dont les objets et les hommes se sont alins. L'argent est pour lui la concrtisation de l'alination, il est l'essence de l'homme spare de l'homme , bref, il est le dieu de la socit bourgeoise.

    Stirner montre tout d'abord que l'alination dont l'argent est affiig ne lui est pas imputable; il n'a que la valeur qu'on veut bien lui accorder. Au lieu d'en faire notre matre, tchons de le ramener au rang de serviteur. Quant Proudhon, il sous-estime, selon lui, l'importance de l'argent en le qualifiant de simple instrument de circulation . Agent instable et nomade, passant rapidement d'une main l'autre, l'argent favorise le dynamisme irrpressible des Moi. Il n'est moyen plus efficace pour viter la sclrose des fortunes que d'en acclrer la circulation.

    L'association d'gostes une fois ramene sa seule structure interne, le caractre foncirement libral de l'unicisme stirnerien devient incontestable. S'il est ni contre toute vidence par les anar-chistes communistes qui cherchent dsesprment marier l'eau et le feu, c'est--dire lier indissolublement, mme chez un penseur aussi marginal que Max Stirner, l'anarchisme par dfinition individualiste et le socialisme par ncessit collectiviste, il est le reproche majeur de la critique acerbe laquelle procde Karl Marx dans Saint Max,

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    partie de loin la plus importante et la plus longue de son Idologie allemande. Cette analyse, dont la mchancet gale la lucidit, fut reprise vers la fin du sicle dernier par Edouard Bernstein; dans un article consacr la doctrine sociale de l'anarchisme il constate, en effet, que l'apparent ralisme de Stirner est en ralit la suprme idologie, l'idalisation de la concurrence bourgeoise .

    La critique socialiste de l'association stirnerienne est pourtant inacceptable dans la mesure o elle feint d'ignorer les efforts de Stirner pour corriger les inconsquences de la concurrence bour-geoise ; elle passe sous silence la substitution au principe d'une concurrence autorise et, en fin de compte, domine par l'Etat au moyen de certains monopoles jalousement gards, du principe sup-rieur de l'gosme des Moi souverains.

    Est-ce dire que Max Stirner prche le dchanement de la vio-lence entre des Moi livrs eux-mmes et leurs apptits, le retour vers cette guerre de tous contre toUS que Hobbes considre comme le premier stade de l'humanit? Stirner est d'un avis exactement contraire. C'est lorsque l'homme vit dans la dpendance par rapport l'Etat qui provoque en lui un tat de scission d'avec lui-mme, c'est lorsqu'il lui est interdit de dterminer en pleine libert ses propres actions qu'il est impossible au Moi de parvenir un rapport direct et immdiat avec autrui; pour l'tablir, il lui faut passer par l'inter-mdiaire de certains critres et principes imposs du dehors. Ayant pris conscience de sa souverainet, le Moi retrouve sa totalit; il redevient une unit vivante et affronte autrui dans une tension dia-lectique constante. L'unicit du Moi ne rsulte donc aucunement d'une dchirure du tissu social, elle ne se confond pas avec l'exclusi-vit; le Moi, redevenu matre de lui-mme, rquilibre ses rapports sociaux dbarrasss dsormais de toute ingrence extrieure.

    La transmutation goste des rapports interhumains se trouve rsume dans cette exhortation o Stirner oppose le vcu au concept: Sur le seuil de notre poque, crit-il, n'est pas grave cette inscrip-tion apollinienne : 'Connais-toi toi-mme', mais cette inscription : 'Fais-toi valoir toi-mme'. )} C'est au nom de la loi absolue de l'Esprit : Connais-toi toi-mme , que Hegel, dans son Histoire de la philosophie, avait exig que l'Esprit parvnt la libre conscience de soi.

    Vouloir se connatre soi-mme, c'est, pour Stirner qui adopte ici comme dans tout son livre le raisonnement hglien tout en l'inver-

  • LIBERT ET AUTODTERMINATION

    sant, se juger au nom d'un principe universel, c'est se jauger une norme abstraite, c'est s'absorber dans une gnralit, qui loin de rvler l'individu lui-mme, lui interdit dsormais toute approche de soi-mme et, par voie de consquence, des autres. Se faire valoir, c'est--dire tre consciemment goste, c'est, au contraire, faire appel aux virtualits cratrices du Moi, c'est permettre au Moi d'difier par une invention continue un univers o la rencontre avec les autres s'effectue dans une totale indpendance l'gard de tous les concepts.

    Dans une telle socit o se dploie le pur gosme, o les intrts particuliers se croisent sans entraves et sans hypocrisie, les rapports sociaux se purifient ne serait-ce que parce que la proprit y est reconnue en tant que bien personnel et inalinable de chacun. La concurrence peut ainsi dominer le jeu social dont tous les participants disposent des mmes atouts sans entraner les vices propres la socit bourgeoise qui, elle, repose sur l'illusion d'une libert gnralise, c'est--dire dsincarne.

    L'association stirnerienne est donc le terrain o les gosmes la fois d-chans et accords rciproquement par la reconnaissance de l'autodtermination de chacun peuvent entrer en lice pour le bien de tous. Je ne recule pas craintivement devant ta proprit, devant votre proprit, prcise Max Stirner, mais la considre toujours comme Ma proprit, o il n'est rien que Je doive 'respecter'. Faites-en donc autant avec ce que Vous nommez ma proprit, et c'est en adoptant ce point de vue que Nous nous entendrons le plus facilement entre nous. Or, cette concurrence mme qui fait fi de toute soumission l'gard d'un principe suprieur quelconque est pour Max Stirner le meilleur garant d'une proprit rattache dsormais directement son propritaire. C'est donc dans l'association, crit-il, et seulement en elle, que la proprit est reconnue, parce que l'on n'y reoit plus son bien en fief de personne.

    La proclamation de l'gosme comme principe directeur semble bien appartenir en propre l'extravagance utopique de Max Stirner. Pourtant l'auteur de L'Unique et sa proprit n'est pas le premier y voir le ressort le plus efficace de la vie sociale. Une fois de plus, il embote le pas la pense librale; l'application la socit d'un ph-nomne qui est considr comme le comportement naturel de l'homme lui est, en effet, enseigne par l'conomie politique. Le fait d'une socit atomise par la rvolution industrielle une fois accept, les

  • LES LIBERTARIENS AMRICAINS

    conomistes libraux sont convaincus que c'est le libre jeu des intrts privs gostes qui assure le mieux le bien de tous les individus et, par voie de consquence, du bien commun.

    La preuve d'une filiation idologique entre l'conomie politique classique et l'unicisme stirnerien est apporte par les publications ultrieures de Max Stirner. A son maitre-livre L'Unique et sa proprit, publi en 1844, succdent immdiatement, comme s'il s'agissait de commentaires destins l'clairer, deux traductions allemandes annotes par Stirner d'ouvrages consacrs l'conomie politique: en 1845, Max Stirner publie L'Economie politique pratique de Jean-Baptiste Say, disciple franais d'Adam Smith, et en 1846 le brviaire libral par excellence, les Recherches sur la nature et la cause de la richesse des nations d'Adam Smith.

    L'gosme prn par l'conomie politique classique diffre pour-tant de l'gosme stirnerien. Comme il ne se confond pas avec le droit l'autodtermination, il est maintenu dans certaines limites et condam-nable ds qu'il s'affranchit de certaines rgles. Pour retrouver un maxi-malisme proche de l'gosme stirnerien, il faut remonter le courant libral jusqu' l'une de ses sources principales, le livre du mdecin hollandais Bernard de Mandeville (1670-1733) intitul La fable des abeilles ou les vices privs comme avantages publics : le bien commun, selon l'auteur, dpend troitement de la satisfaction goste de nom-breux vices individuels.

    C'est cet gosme, trait par Bernard de Mandeville sur un mode satirique et critique, qui rapparat sous la plume de Stirner dans le revtement sduisant d'une vrit philosophique et d'une morale proprement humaine. Le libralisme se trouve ainsi dans l'optique stirnerienne dlivr d'une ambigut qui le prdispose toutes sortes de glissements et de gauchissements. Abandonnant l'argument d'une libert conqurir et largir constamment, hommage rendu non pas par le vice que serait la socit librale, la vertu, mais par la ralit sociale et conomique un concept plein de chausse-trapes, le libralisme revu par Max Stirner se rclame au nom du droit l'autodtermination d'un gosme conscient, c'est--dire de cette exprience fondatrice de l'individu qui repose sur des activits et des attitudes jaillissant de son for intrieur, et qui, pour cette raison mme, reprsente l'aventure humaine sous sa forme la plus authentique et la plus pure.

  • .2.

    L'ANARCHISME INDIVIDUALISTE

    Le sicle qui nous spare de l'poque o l'anarchisme constituait une doctrine vivante intgre dans l'ventail idologique de son temps a repouss celui-ci dans une sorte d'archasme des croyances mortes pour nous. Une vocation contemporaine ne peut apparemment se passer des bquilles d'une tymologie cruellement accusatrice : le terme d'anarchie quivalant absence de gouvernement, carence d'autorit, force est d'adopter d'emble une quation dont la ralit verbale est forge par des habitudes idologiques qui remontent l'Antiquit et selon laquelle manquer de gouvernement et d'autorit c'est sombrer dans un dsordre mortel.

    Plac dans cette perspective, l'anarchisme apparat comme la ngation de tout ordre politique et social : il est fondamentalement oppos tous les rapports humains institutionnaliss quelle qu'en soit la nature. S'il se rapproche tant soit peu du libralisme puisqu'il retrouve ce dernier dans une hostilit commune, quoique situe des niveaux diffrents et ressentie avec une intensit ingale, envers le pouvoir politique, c'est la manire dont la maladie s'attaque davan-tage un corps affaibli. Ainsi, pour Platon, la dmocratie qui, selon lui, est prive de liens traditionnels dont il estime qu'ils sont indis-pensables une vie commune et harmonieuse des hommes, est par dfinition anarchique , et, pour Aristote, le problme crucial de toute dmocratie consiste viter la pente presque fatale qui la fait rouler vers l'abime de l'anarchie.

  • 44 LES LIBERTARIENS AMRICAINS

    L'insuffisance de cette interprtation sommaire apparat cepen-dant de plu