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Asimov,Isaac Fondation

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Isaac Asimov

Fondation (Foundation)1951

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PREMIERE PARTIE LES PSYCHOHISTORIENS

I

HARI SELDON : N en lan 11988, mort en 12069 de lEre Galactique (- 79, an I de lEre de la Fondation), dune famille bourgeoise dHlicon, dans le secteur dArcturus (o son pre, sil faut en croire une lgende lauthenticit douteuse, tait planteur de tabac dans une exploitation dhydroponiques). Trs jeune, il manifesta de remarquables dispositions pour les mathmatiques : de nombreuses anecdotes circulent ce sujet, dont certaines se contredisent. A lge de deux ans, parat-il... Cest assurment dans le domaine de la psychohistoire quil a apport la contribution la plus remarquable. Seldon navait trouv quun ensemble de vagues aziomes ; il laissa une solide science statistique... ... On aura intrt, si lon dsire se documenter de la faon la plus valable sur la vie de Seldon, consulter la biographie due Gaal Dornick, qui fit la connaissance du grand mathmaticien deux ans avant sa mort. Lhistoire de leur rencontre... ENCYCLOPEDIA GALACTICA. Il sappelait Gaal Dornick et ctait un bon provincial qui navait encore jamais vu Trantor. Du moins, pas en ralit. Il lavait vue bien des fois lhypervido, ou bien dans une bande dactualits en 3 D loccasion du couronnement imprial ou de3

louverture dun concile galactique. Il avait beau vivre sur la plante Synnax, qui gravitait autour dune toile aux confins de la Nbuleuse bleue, il ntait pas coup de toute civilisation. Dailleurs, cette poque, il en allait de mme pour les habitants de tous les points de la Galaxie. On comptait alors prs de vingt-cinq millions de plantes habites dans la Galaxie, toutes soumises lautorit impriale dont le sige se trouvait sur Trantor... pour une cinquantaine dannes encore. Pour Gaal, ce voyage marquait lapoge de sa jeune vie dtudiant. Il nen tait pas sa premire expdition dans lespace : la traverse ne faisait donc gure impression sur lui. Bien sr, il ntait encore jamais all plus loin que lunique satellite de Synnax, o il avait d se rendre pour recueillir les renseignements sur la mcanique des mtores dont il avait besoin pour sa dissertation ; mais, dans lespace, quon parcourt un million de kilomtres ou dannes-lumire, ctait tout comme. Il ne stait un peu raidi quau moment du saut dans lhyperespace, un phnomne quon navait pas loccasion dexprimenter au cours des simples dplacements interplantaires. Le saut demeurait, et demeurerait sans doute toujours, le seul moyen pratique de voyager dune toile lautre. On ne pouvait se dplacer dans lespace ordinaire une vitesse suprieure celle de la lumire (ctait un de ces principes aussi vieux que lhumanit) ; il aurait donc fallu des annes pour passer dun systme habit au systme le plus voisin. En empruntant lhyperespace, ce domaine inimaginable qui ntait ni espace ni temps, ni matire ni nergie, ni ralit ni nant, il tait possible de traverser la Galaxie en un instant dans toute sa longueur. Gaal avait attendu le premier de ces sauts, lestomac un peu nou ; il nprouva, en fin de compte, quune infime secousse, un trs lger choc qui avait dj cess avant mme quil pt tre sr de lavoir ressenti. Ctait tout. Et, aprs cela, il ne reste que lappareil o Gaal avait pris place, une grande machine tincelante, fruit de douze mille ans de progrs ; et Gaal tait l, assis sur son sige, avec dans sa poche un doctorat de mathmatiques tout frais et une invitation4

du grand Hari Seldon se rendre sur Trantor pour participer aux mystrieux travaux du projet Seldon. Du par le saut, Gaal esprait se consoler en apercevant Trantor. Il rdait sans cesse dans la salle panoramique. Aux heures annonces par les haut-parleurs, on relevait les volets dacier, et Gaal ne manquait pas une occasion de contempler lclat dur des toiles, dadmirer lincroyable spectacle dune constellation, semblable un gigantesque essaim de lucioles ptrifies dans leur vol. Il vit une fois, moins de cinq anneslumire de lappareil, la fume froide et dun blanc bleut dune nbuleuse, qui stalait devant le hublot comme une tache laiteuse pour disparatre deux heures plus tard aprs un nouveau saut. Sa premire vision du soleil de Trantor fut celle dun point blanc brillant perdu parmi une myriade dautres, et il ne le reconnut que parce que le guide le lui dsigna. A proximit du centre de la Galaxie, les toiles formaient un amas compact. Mais, chaque saut, lclat dont brillait le point lumineux allait croissant et clipsait peu peu celui des autres astres. Un membre de lquipage traversa la salle en annonant : La baie panoramique va tre ferme pour le reste du voyage. Prparez-vous dbarquer. Gaal lui embota le pas et le saisit par la manche de son uniforme blanc o brillaient le Soleil et lAstronef, emblmes de lEmpire. Est-ce que je ne pourrais pas rester ? demanda-t-il. Jaimerais voir Trantor. Lhomme sourit et Gaal se sentit rougir. Il se rendit compte quil avait un accent provincial. Nous arriverons Trantor dans la matine, dit lhomme. Mais jaimerais voir le paysage. Je suis navr, mon garon. Ce serait possible bord dun astronef de plaisance, mais nous descendons maintenant face au soleil. Vous navez tout de mme pas envie dtre la fois aveugl, brl et atteint par les radiations, non ? Gaal sloigna, dpit. De toute faon, lui lana lautre, Trantor ne vous apparatrait que comme une grande tache grise. Pourquoi ne feriez5

vous pas une excursion en astronef quand vous serez sur place ? a ne cote pas cher. Merci, je ny manquerai pas , fit Gaal. Ctait enfantin dtre ainsi dsappoint, mais Gaal ny pouvait rien, il en avait la gorge serre. Il navait jamais vu Trantor staler dans toute son inconcevable splendeur, en grandeur nature, et il navait pas pens quil lui faudrait attendre encore pour jouir de ce spectacle.

II

Lappareil se posa au milieu dun mlange de bruits divers : sifflement de lair ambiant autour de la coque mtallique ; ronronnement des dispositifs de climatisation qui combattaient lchauffement produit par cette friction ; ronflement plus sourd des moteurs en pleine dclration ; brouhaha des passagers qui se rassemblaient dans les salles de dbarquement ; grincement des lvateurs entranant les bagages, le fret et le courrier vers le tapis roulant qui les conduirait jusquau quai. Gaal sentit la lgre secousse signifiant que lastronef venait de sarrter. Depuis des heures, la force de gravit de la plante remplaait lentement la pesanteur artificielle laquelle tait soumis lappareil. Des milliers de passagers attendaient patiemment dans les salles de dbarquement, qui pivotaient sans heurt sur de puissants champs de force, afin de saligner sur la nouvelle direction dans laquelle sexerait lattraction. Le moment vint enfin o ils purent descendre les larges rampes qui menaient aux portes bantes. Gaal navait que peu de bagages. Il sarrta un guichet tandis quon les examinait rapidement. On vrifia son passeport, on y apposa un visa. Mais il ne prta que peu dattention ces diverses formalits.6

Il tait sur Trantor ! Latmosphre semblait un peu plus dense, la pesanteur un peu plus forte ici que sur sa plante natale de Synnax, mais il sy habituerait. Il se demanda en revanche sil se ferait jamais limmensit de tout ce qui soffrait ses yeux. La gare de dbarquement tait un difice titanesque. Ctait peine si lon distinguait tout en haut le plafond : des nuages auraient pu tenir laise dans ce vaste hall. Et Gaal ne voyait mme pas de mur devant lui : rien que des employs, des guichets et des alles, stendant perte de vue. Lemploy du guichet avait lair agac. Il rpta : Avancez, avancez. O... o est-ce que ?... commena Gaal. Lhomme, dun geste, lui montra le chemin : Pour la station de taxis, cest droite, et le troisime couloir gauche. Gaal sloigna ; dans le vide au-dessus de lui flottaient des lettres de feu : TAXIS POUR TOUTES DIRECTIONS. Une silhouette se dtacha de la foule, sarrta devant le guichet que Gaal venait de quitter. Lemploy fit lintention du nouveau venu un hochement de tte affirmatif. Linconnu rpondit par un petit signe identique et suivit le jeune immigrant. Il tait arriv temps pour savoir quelle serait sa destination. Gaal sarrta devant une grille. Un petit panonceau annonait Surveillant . Lhomme post sous le panneau demanda sans mme lever les yeux : Quelle direction ? Gaal nen savait rien, mais quelques secondes dhsitation taient assez pour que se formt derrire lui une longue queue de voyageurs impatients. Vous allez o ? rpta le surveillant. Gaal navait que peu dargent, mais aprs tout il ne sagissait que dune nuit et, demain, il aurait une situation. Il essaya de prendre un air dgag : Je voudrais trouver un bon htel. Le surveillant neut pas lair impressionn. Ils sont tous bons. Auquel voulez-vous descendre ? Au plus proche , murmura Gaal, en dsespoir de cause.7

Le surveillant pressa un bouton. Une mince ligne de lumire se dessina sur le sol, parmi dautres de couleurs et dclats diffrents. Gaal reut un ticket lgrement phosphorescent. Un crdit douze , dit le surveillant. Gaal chercha de la monnaie dans ses poches. O dois-je aller ? demanda-t-il. Suivez la ligne lumineuse. Le ticket steindra quand vous vous tromperez de direction. Gaal se mit en marche. Des centaines de personnes arpentaient comme lui la vaste salle, chacun suivant son itinraire qui croisait ou chevauchait parfois celui du voisin. Gaal parvint sa destination. Un homme vtu dun uniforme bleu et jaune criard, en plasto-textile imputrescible, sempara de ses deux valises. Direct pour le Luxor , dit-il. Lhomme qui suivait toujours Gaal lentendit. Il entendit aussi Gaal dire : Trs bien , et il le vit monter dans le petit appareil au nez camus. Le taxi sleva la verticale. Gaal regardait par la fentre incurve, en se cramponnant instinctivement la banquette. La foule sous ses pieds semblait se contracter : on aurait dit maintenant de petits groupes de fourmis dissmins travers limmensit du hall. Puis un mur se dressa devant le taxi. Il commenait une certaine hauteur au-dessus du sol et sa partie suprieure se perdait dans le lointain. Il tait perc dune multitude de trous qui taient autant de bouches de tunnels. Le chauffeur se dirigea vers lune des entres et sy engouffra, tandis que Gaal se demandait comment on faisait pour ne pas se tromper de tunnel. Ils taient maintenant plongs dans les tnbres, que trouait de loin en loin la lueur colore dun signal. Lair sifflait derrire la vitre. Gaal se pencha en avant pour lutter contre le freinage, puis le taxi dboucha du tunnel et redescendit au niveau du sol. Le Luxor-Hotel , annona le chauffeur. Il dchargea les bagages de Gaal, accepta dun air condescendant un pourboire dun dixime de crdit, fit monter un client qui attendait et dcolla.8

Depuis linstant o il avait dbarqu, Gaal navait pas encore aperu le ciel.

III

TRANTOR : Au dbut du treizime millnaire, cette tendance atteignit son paroxysme. Sige du Gouvernement Imprial depuis des centaines de gnrations, et situe dans la partie centrale de la Galaxie, parmi les mondes les plus peupls et les plus volus de tout le systme, Trantor ne tarda pas devenir lagglomration humaine la plus dense et la plus riche que lon ait jamais vue. Lurbanisation progressive de la plante finit par donner naissance une ville unique qui couvrait les quelque deux cents millions de kilomtres carrs de la surface de Trantor. La population compta jusqu quarante milliards dhabitants, lesquels se consacraient presque tous ladministration de lEmpire, et encore suffisaient-ils peine cette tche. (On se souvient que lincapacit des derniers empereurs assurer ladministration contribua pour une part importante la chute de lEmpire.) Chaque jour, des astronefs par dizaines de milliers apportaient la production de vingt plantes agricoles pour garnir les tables de Trantor... La capitale dpendait donc du monde extrieur pour son ravitaillement et pour tous les besoins de son existence, ce qui la mettait sans cesse la merci dune guerre de sige. Durant le dernier millnaire de lEmpire, il y eut dinnombrables rvoltes qui firent prendre conscience aux empereurs de cet tat de choses, et la politique impriale se borna ds lors protger ce talon dAchille que constituait Trantor... ENCYCLOPEDIA GALACTICA.9

Gaal ne savait pas si le soleil brillait ni sil faisait jour ou nuit. Il avait honte de demander. La plante tout entire semblait vivre sous une carapace de mtal. Le repas quon venait de lui servir tait baptis djeuner, mais il savait que plus dune plante vivait suivant une division du temps standard qui ne tenait pas compte de lalternance parfois malcommode du jour et de la nuit. La priode de gravitation variait suivant les plantes, et il ignorait quelle tait celle de Trantor. Il stait empress de suivre les panonceaux menant au solarium, mais il navait trouv l quune salle baigne de rayons artificiels. Il sy attarda quelques instants, puis regagna le hall du Luxor. O puis-je prendre un billet pour un tour de la plante ? demanda-t-il lemploy de la rception. Ici mme. Quand a lieu le prochain dpart ? Vous venez de le manquer. Il y en aura un autre demain. Prenez votre billet maintenant, nous vous garderons une place. Mais demain, ce serait trop tard. Il serait luniversit. Il nexiste pas de tour dobservation, de belvdre ? repritil. Quelque chose qui soit lair libre ? Si, bien sr ! Je peux vous vendre un billet, si vous voulez. Attendez que je vrifie sil ne pleut pas. Lemploy manuvra un levier plac prs de son coude et attendit que des lettres fluorescentes se dessinent sur un cran de verre dpoli. Gaal dchiffra en mme temps que lui le bulletin. Beau temps, dit lemploy. Mais, dailleurs, je crois bien que cest la saison sche. Je vous dirai, ajouta-t-il, que je ne sors pour ainsi dire jamais. Cela fait trois ans que je nai pas mis le nez dehors. Vous savez, quand on a vu a une fois... tenez, voil votre billet. Il y a un ascenseur spcial au fond du hall. Vous verrez la pancarte : Pour la Tour. Vous naurez qu le prendre. Ctait un de ces ascenseurs modernes mus par antigravit. Gaal pntra dans la cabine et dautres passagers sengouffrrent avec lui. Le liftier manuvra un bouton. Gaal 10

eut un instant limpression dtre suspendu dans lespace quand la gravit tomba zro, puis il reprit un peu de poids mesure que lappareil acclrait. Le mouvement bientt se ralentit et Gaal sentit ses pieds quitter le sol. Il ne put rprimer un petit cri. Coincez vos pieds sous la rampe. Vous navez donc pas lu lavis ? Les autres le regardaient en souriant sefforcer vainement de redescendre. Ils avaient tous les pieds passs sous les barres chromes qui sillonnaient la surface du plancher, soixante centimtres les unes des autres. Gaal avait bien remarqu ces barres en entrant, mais il ignorait quel tait leur usage. Une main secourable se tendit enfin vers lui et le ramena au sol. Il eut peine le temps de bredouiller des remerciements : lascenseur sarrta. Gaal savana sur une vaste plate-forme baigne dune lumire blouissante qui lui brla les yeux. Lhomme qui, dans lascenseur, lavait aid regagner le plancher se trouvait juste ct de lui. Ce ne sont pas les siges qui manquent, dit-il dun ton amne. En effet , dit Gaal. Il se dirigea machinalement vers les bancs puis sarrta. Excusez-moi, dit-il, mais jaimerais bien marrter dabord prs de la balustrade. Je... je voudrais voir un peu. Lhomme lui fit un petit salut de la main et sloigna, tandis que Gaal se penchait par-dessus le garde-fou qui slevait hauteur dpaule, pour se repatre du panorama. Il ne voyait pas le sol qui disparaissait sous le grouillement des constructions. A lhorizon, o que se portt son regard, il napercevait que le mtal se dcoupant sur le ciel, et il savait que, sur toute ltendue de la plante, il aurait trouv un paysage identique. Rien ne bougeait, sauf a et l un astronef de plaisance qui flnait dans le ciel : pourtant, sous la carapace mtallique de la plante, sagitaient des milliards dhommes. Il ny avait pas trace de verdure, ni de terre, pas un signe de vie autre quhumaine. Quelque part au milieu de cet ocan 11

dacier, se trouvait le palais de lempereur, avec ses vingt-cinq mille hectares de parterres et de jardins, mais on ne le voyait pas de l. Peut-tre tait-il dix ou quinze mille kilomtres ? Gaal nen savait rien. Il faudrait tout de mme quil trouve le temps de faire ce tour de Trantor ! Il poussa un profond soupir en se disant quenfin il tait sur Trantor, le centre de la Galaxie, le berceau de la race humaine. Il navait pas conscience des faiblesses de ce monde titanesque. Il ne voyait pas les convois de ravitaillement arriver les uns aprs les autres ; il ne se rendait pas compte que seul un fragile cordon reliait ainsi les quarante milliards dhabitants de la plante au reste de la Galaxie. Il admirait seulement la prodigieuse ralisation que constituait cet ensemble, ce point final mis la conqute de tout un univers. Un peu tourdi, il revint vers le centre de la plate-forme. Son ami de lascenseur lui dsigna un fauteuil ct du sien ; Gaal sy assit. Je mappelle Jerril, fit lhomme en souriant. Cest votre premier voyage sur Trantor ? Oui, monsieur Jerril. Cest bien ce que je pensais. La vue de Trantor vous fait toujours quelque chose, pour peu quon ait un temprament potique. Les Trantoriens, eux, ne viennent jamais ici. Ils naiment pas a. Le paysage les rend malades. Malades !... Oh ! je crois que je ne me suis pas prsent : je mappelle Gaal. Pourquoi cela les rendrait-il malades ? Cest superbe. Cest une question dopinion, Gaal. Quand on nat dans une alvole, quon grandit dans un couloir, quon travaille dans une cellule et quon prend ses vacances dans un solarium o les gens se bousculent, on ne risque rien de moins que la dpression nerveuse, le jour o lon saventure lair libre sans rien que le ciel au-dessus de sa tte. On fait venir les enfants ici une fois par an partir de cinq ans ; je ne sais pas si a leur fait vraiment du bien. Je ne crois pas que ce soit suffisant : les premires fois, ils ont de vritables crises de nerfs. Ils devraient

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commencer ds le jour o ils sont sevrs et venir toutes les semaines. Evidemment, reprit-il, vous me direz que a na gure dimportance. Quest-ce que cela peut bien faire sils ne sortent jamais ? Ils sont heureux en bas et ils gouvernent lEmpire. Tenez, quelle hauteur croyez-vous que nous sommes ? Huit cents mtres ? fit Gaal, en se demandant sil navait pas lair trop naf. Jerril se mit rire. Non, dit-il. A peine cent cinquante mtres. Comment ? Mais lascenseur a mis... Je sais. Mais la plus grande partie du trajet a consist parvenir jusqu la surface. Trantor est construite quinze cents mtres sous terre : cest comme un iceberg. La ville descend mme plusieurs kilomtres de profondeur sous le fond de locan, au bord des ctes. Nous sommes si bas que la diffrence de temprature entre le niveau du sol et les fonds de deux ou trois mille mtres est utilise pour fournir toute lnergie dont nous avons besoin. Vous le saviez ? Non, je croyais que vous utilisiez des gnrateurs atomiques. Autrefois, oui. Mais ce procd est plus conomique. Je veux bien le croire. Quest-ce que vous pensez de tout a ? Lhomme soudain avait pris un air inquisiteur, vaguement cauteleux. Je trouve a... superbe, fit Gaal. Vous tes ici en vacances ? En touriste ? Pas prcisment. Cest--dire que jai toujours eu envie de visiter Trantor, mais la raison qui mamne est que jai trouv une situation. Ah ? Gaal se crut oblig de donner quelques prcisions. Je vais travailler au projet du docteur Seldon, luniversit de Trantor. Cassandre Seldon ? Non, celui dont je vous parle sappelle Hari Seldon... vous savez, le psychohistorien. Je ne connais pas de Cassandre Seldon. Cest le mme. On lappelle Cassandre parce quil prdit sans cesse le dsastre. 13

Vraiment ? fit Gaal avec un tonnement sincre. Vous devez bien le savoir. Jerril ne souriait plus. Vous venez travailler avec lui, nest-ce pas ? Mais oui, je suis mathmaticien. Pourquoi prdit-il le dsastre ? Et dabord, quel genre de dsastre ? Vous navez pas dopinion l-dessus ? Pas la moindre, je vous assure. Jai lu les articles publis par le docteur Seldon et son groupe de recherches. Il ny est question que de thorie mathmatique. Oui, dans ceux quils publient, cest exact. Gaal commenait se sentir mal laise. Je crois que je vais regagner ma chambre maintenant, ditil. Trs heureux de vous avoir rencontr. Jerril lui adressa un petit salut de la main. Dans sa chambre, Gaal trouva un homme qui lattendait. La surprise lempcha darticuler tout de suite linvitable Que faites-vous ici ? quil avait sur les lvres. Linconnu se leva. Il tait assez g et presque chauve, et il boitait lgrement, mais il avait le regard vif. Je suis Hari Seldon , dit-il, et Gaal reconnut aussitt ce visage dont il avait tant de fois vu la photographie.

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IV

PSYCHOHISTOIRE : Gaal Dornick a dfini la psychohistoire comme la branche des mathmatiques qui traite des ractions des ensembles humains en face de phnomnes sociaux et conomiques constants... ... Cette dfinition sous-entend que lensemble humain en question est assez important pour quon puisse valablement lui appliquer la mthode statistique. Limportance numrique minimale de cet ensemble peut tre dtermine par le Premier Thorme de Seldon qui... Une autre condition ncessaire est que ledit ensemble humain ignore quil est soumis lanalyse psychohistorique, afin que ses ractions nen soient pas troubles... Toute psychohistoire valable repose sur les Fonctions de Seldon qui prsentent des proprits analogues celles de forces conomiques et sociales telles que... ENCYCLOPEDIA GALACTICA. Bonjour, monsieur, dit Gaal. Je... je... Vous pensiez que nous navions rendez-vous que demain ? Cest exact. Il se trouve seulement que, si nous voulons employer vos services, nous devons faire vite. Il devient de plus en plus difficile de recruter du personnel. Je ne comprends pas, monsieur. Vous parliez avec quelquun sur la tour dobservation, nest-ce pas ? Oui. Un nomm Jerril. Cest tout ce que je sais de lui. Son nom importe peu. Cest un agent de la Commission de la Scurit Publique. Il vous a suivi depuis laroport. Mais pourquoi ? Je suis dsol, mais je ne vous comprends pas trs bien. 15

Cet homme ne vous a-t-il rien dit mon sujet ? Gaal hsita un instant. Il vous appelait Cassandre Seldon. Vous a-t-il dit pourquoi ? Il a prtendu que vous prdisiez le dsastre. En effet. Que pensez-vous de Trantor ? Dcidment tout le monde semblait tenir connatre son opinion sur Trantor. Gaal ne put que rpter : Cest superbe. Vous dites cela sans rflchir. Que faites-vous de la psychohistoire ? Je nai pas pens lappliquer ce problme. Quand vous aurez travaill quelque temps avec moi, jeune homme, vous prendrez lhabitude dappliquer la psychohistoire tous les problmes... Regardez. Seldon tira dune poche de sa ceinture son bloc calcul. On disait quil en avait toujours un sous son oreiller pour sen servir en cas dinsomnie. Le bloc avait lusage perdu un peu de son brillant. Les doigts de Seldon pressrent les touches de matire plastique disposes sur les bords de lappareil. Des symboles mathmatiques se dtachrent en rouge sur la surface grise. Ceci, dit-il, reprsente la situation actuelle de lEmpire. Il attendit un moment. Il ne sagit srement pas dune reprsentation complte, fit enfin Gaal. Non, pas complte, dit Seldon. Je suis heureux de voir que vous nacceptez pas aveuglment mes affirmations. Toutefois, cest une approximation qui suffira aux besoins de ce que je veux dcouvrir. Vous tes daccord ? Sous rserve que je vrifie plus tard la drivation de la fonction, oui , Gaal prenait bien soin de ne pas se laisser entraner dans un pige. Bon. Ajoutez cela la probabilit dun assassinat de lempereur, dune rvolte du vice-roi, de la rcurrence des crises conomiques, de la diminution des voyages dexploration... A mesure quil parlait, de nouveaux symboles apparaissaient sur le petit tableau pour venir sadjoindre la fonction primitive, qui stendait et se modifiait sans cesse.

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Gaal ninterrompit Seldon quune fois : Je ne vois pas lintrt de cette transformation. Seldon rpta celle-ci plus lentement. Mais, dit Gaal, vous utilisez une socio-opration interdite. Parfait. Vous avez lesprit vif, mais pas tout fait assez. Elle nest pas interdite dans ce cas-l. Je vais recommencer en utilisant la mthode dexpansion. Ce procd tait beaucoup plus long et, quand Seldon eut termin le calcul, Gaal reconnut humblement : Ah ! oui, je comprends maintenant. Seldon enfin annona : Et voici Trantor dans cinq sicles dici. Comment interprtez-vous cela ? Hein ? La tte penche de ct, il attendit. La destruction totale ! fit Gaal, incrdule. Mais... mais cest impossible. Trantor na jamais t... Seldon tait vibrant dexcitation ; on sentait que son corps seul avait vieilli. Mais si, mais si. Vous avez vu comment on parvenait ce rsultat. Exprimez cela en mots. Oubliez un instant les symboles. A mesure que Trantor devient plus spcialise, dit Gaal, elle devient plus vulnrable, moins apte se dfendre. Or, mesure que sy dveloppe ladministration centrale de lEmpire, la plante devient une proie plus enviable. Dautre part, tant donn les difficults croissantes que soulve le problme de la succession impriale, les querelles toujours plus violentes qui opposent les unes aux autres les grandes familles, le sentiment de la responsabilit envers la socit va saffaiblissant. Cest assez. Et quelles sont les probabilits numriques de destruction totale dici cinq sicles ? Je ne saurais vous le dire. Voyons, vous savez tout de mme faire une diffrentiation de champ ? Gaal se sentit pris de court. Seldon ne lui proposa pas son bloc calcul ; il dut donc faire ses oprations de tte. La sueur se mit couler de son front. Environ 85 pour cent ? dit-il enfin. Pas mal, dit Seldon, pas mal, mais ce nest pas tout fait cela. Le chiffre exact est 92,5 pour cent. 17

Voil donc, dit Gaal, pourquoi on vous appelle Cassandre Seldon. Comment se fait-il que je naie jamais rien vu de tout cela dans les journaux ? On ne peut pas publier des choses pareilles, voyons. Vous ne pensez tout de mme pas que lEmpire irait rvler ainsi sa faiblesse. Cest une dmonstration de psychohistoire lmentaire. Mais certains des rsultats de nos calculs sont venus aux oreilles de laristocratie. Cest ennuyeux. Pas forcment. Nous en tenons compte. Voil donc pourquoi on me questionne ? Exactement. On cherche se renseigner sur tout ce qui touche mon projet. Etes-vous en danger, monsieur ? Bien sr. Les probabilits en faveur de mon excution sont de 1,7 pour cent, mais ce nest naturellement pas cela qui nous arrtera. Nous en avons galement tenu compte. Nous vous verrons, je suppose, demain luniversit. Cest entendu , fit Gaal.

V

COMMISSION DE SCURIT PUBLIQUE : La coterie aristocratique parvint au pouvoir aprs lassassinat de Clon Ier, dernier des Entuns. Elle constitua en fait un facteur dordre durant les sicles dinstabilit et dincertitude que connut lEmpire. Soumise le plus souvent lautorit de grandes familles comme celles de Chen et des Divart, elle devait bientt ne plus tre quun aveugle instrument aux mains des conservateurs... Les aristocrates ne cessrent de jouer un rle important dans la politique de lEtat qu la suite de lavnement du dernier empereur ayant quelque autorit, Clon II. Le premier commissaire la Scurit Publique... 18

Dans une certaine mesure, on peut faire remonter le dclin de la Commission au procs de Hari Seldon, qui eut lieu deux ans avant le commencement de lre de la Fondation. Ce procs est dcrit dans la biographie de Hari Seldon, due Gaal Dornick... ENCYCLOPEDIA GALACTICA. Gaal ne put tenir sa promesse. Le lendemain matin, il fut tir de son sommeil par une sonnerie touffe. Il rpondit et la voix de lemploy de la rception, aussi mprisante et schement polie quelle pouvait ltre, lui annona quil tait en tat darrestation sur ordre de la Commission de la Scurit Publique. Gaal se leva dun bond, courut jusqu la porte et constata quelle ne souvrait pas. Il ne lui restait plus qu shabiller et attendre. On vint le chercher pour lemmener ailleurs, mais il ntait toujours pas libre. On linterrogea avec beaucoup de courtoisie. Tout cela tait extrmement civilis. Il expliqua quil venait de la plante Synnax ; quil avait suivi les cours de tel et tel collge et avait pass son doctorat de mathmatiques telle date. Il dit quil avait demand tre employ au projet du docteur Seldon, et que sa candidature avait t accepte. Il rpta inlassablement ces dtails ; et, invariablement, on en revenait ce projet Seldon. Comment en avait-il entendu parler, quelles devaient tre ses fonctions, quelles instructions secrtes avait-il reues, de quoi sagissait-il en fait ? Il rpondit quil nen savait rien. Il navait reu aucune instruction secrte. Il tait un savant et un mathmaticien. Il ne sintressait pas la politique. Pour finir, lhomme qui linterrogeait demanda doucement : Quand Trantor sera-t-elle dtruite ? Je ne saurais vous le dire, bredouilla Gaal. Quelquun dautre pourrait-il le dire ? Comment pourrais-je affirmer une chose pareille pour quelquun dautre ? Il sentait la sueur perler son front. Quelquun vous a-t-il parl de cette destruction ? demanda linterrogateur. Vous a-t-on cit une date ? Et comme le 19

jeune homme hsitait, lautre reprit : Vous avez t suivi, docteur. Nous tions lastroport quand vous tes arriv ; nous avions quelquun sur la tour dobservation ; et, bien entendu, nous avons pu surprendre votre conversation avec le docteur Seldon. Dans ce cas, dit Gaal, vous connaissez son opinion sur cette question. Cest possible. Mais nous aimerions vous entendre la rpter. Il pense que Trantor risque dtre anantie dici cinq sicles. Il la prouv... mathmatiquement ? Oui, rpliqua Gaal dun ton de dfi. Vous estimez, je suppose, que ces... calculs sont valables ? Ils sont certainement valables sils sont luvre du docteur Seldon. Eh bien, nous nous reverrons. Attendez. Jai le droit davoir un avocat. Jexige quon respecte mes droits de citoyen de lEmpire. Ils seront respects. Ils le furent. Un homme de grande taille entra ; dans son visage long et mince, il ny avait pas place, semblait-il, pour un sourire. Gaal leva les yeux. Il se sentait abattu, perdu. Tant dvnements staient succd depuis trente heures peine quil tait sur Trantor. Je mappelle Lors Avakim, dit lhomme. Le docteur Seldon ma charg de prendre en main vos intrts. Ah ? Eh bien, coutez-moi. Je demande quon fasse surle-champ appel devant lempereur. Je suis dtenu sans raison. Je suis innocent, vous entendez, innocent. Il se tordait les mains de nervosit. Il faut que vous obteniez une audience de lempereur, le plus vite possible. Avakim vidait soigneusement sur le sol le contenu dun porte-documents. Gaal, sil avait t plus lucide, aurait pu reconnatre le mince ruban mtallique dun Cellomet, fait pour prendre place dans une capsule personnelle, ainsi que lenregistreur de poche. 20

Nullement mu par la sortie de Gaal, Avakim leva les yeux vers son client. La Commission a srement fait brancher un couteur lectronique ici pour surprendre notre conversation. Cest illgal, mais ils le font toujours. Gaal serra les dents sans rpondre. Mais, reprit Avakim en sasseyant, lenregistreur que jai apport un appareil daspect tout fait innocent a la proprit de brouiller les ondes de tout couteur indiscret. Et cest une chose dont ils ne sapercevront pas tout de suite. Alors, je peux parler ? Naturellement. Eh bien, je veux avoir une audience de lempereur. Avakim eut un petit sourire glac ; il y avait quand mme place sur son troit visage pour cela : un recroquevillement des joues. Vous tes de province ? dit-il. Je nen suis pas moins citoyen de lEmpire. Aussi bon citoyen que vous ou que nimporte quel membre de cette Commission de la Scurit Publique. Bien sr, bien sr. Seulement, comme vous vivez en province, vous ne vous rendez pas bien compte de ce qui se passe sur Trantor. Lempereur naccorde pas daudiences. Mais devant qui peut-on faire appel ? Il nexiste pas dautre procdure ? Non. En fait, il ny a pas de recours. Lgalement, vous avez le droit den appeler lempereur, mais vous nobtiendrez pas daudience. Lempereur actuel nest pas de la dynastie des Entuns, vous savez. En ralit, Trantor est, hlas ! aux mains de quelques familles de laristocratie dont les membres forment la Commission de Scurit Publique. Cest l une volution qua parfaitement prvue la psychohistoire. Ah oui ? ft Gaal. Mais alors, si le docteur Seldon peut prvoir lhistoire de Trantor dans les cinq cents ans venir... Il peut la prvoir aussi bien pour quinze cents ans. Quinze mille si vous voulez. Mais pourquoi na-t-il pas pu hier prdire ce qui allait se passer aujourdhui et mavertir ? Gaal sassit et se prit la tte deux mains. Je vous demande pardon... Bien sr, la psychohistoire est une

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science statistique, incapable de prdire avec exactitude lavenir dun seul individu. Je ne sais plus ce que je dis. Mais si. Le docteur Seldon estimait que vous seriez arrt ce matin. Comment ? Cest la triste vrit. La Commission se montre de plus en plus hostile ses travaux. Elle exerce une surveillance sans cesse accrue sur les nouveaux membres qui viennent se joindre au groupe de recherches. Les graphiques montraient que nous avions intrt faire clater laffaire tout de suite. La Commission agissait avec une telle lenteur que le docteur Seldon vous a rendu visite hier afin de lui forcer la main. Ctait la seule raison. a alors... commena Gaal. Je vous en prie. Ctait ncessaire. On ne vous a pas choisi, vous, pour des motifs personnels. Vous comprenez bien que les plans du docteur Seldon, qui sont le fruit de prs de dix-huit ans de calculs, ne laissent de ct aucune des probabilits. Votre arrestation nest que lune dentre elles. Ma visite na dautre raison que de vous rassurer : vous navez rien craindre, tout finira bien. Cest une quasi-certitude en ce qui concerne le projet, et une assez forte probabilit en ce qui vous concerne personnellement. Quels sont les chiffres ? interrogea Gaal. Pour le projet, un peu plus de 99,9 pour cent. Et pour moi ? Il parat que la probabilit est de 77,2 pour cent. Jai donc un peu plus dune chance sur cinq dtre jet en prison ou excut. Les probabilits dexcution natteignent mme pas un pour cent. Allons donc, mais les calculs effectus sur un seul individu ne veulent rien dire. Envoyez-moi donc le docteur Seldon. Cest malheureusement impossible. Le docteur Seldon, lui aussi, a t arrt. La porte souvrit avant que Gaal et pu pousser le cri qui montait ses lvres. Un gardien entra, sapprocha de la table,

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sempara de lenregistreur quil examina sous tous les angles, puis le fourra dans sa poche. Jaurai besoin de cet instrument, fit Avakim sans se dpartir de son calme. Nous vous en fournirons un autre, matre, qui nmet pas de parasites. Dans ce cas, ma visite est termine. Il sortit et Gaal se retrouva seul.

VI

Le procs navait pas dur longtemps. (Du moins Gaal supposait-il quil sagissait bien dun procs, encore quon ny retrouvt aucune des procdures compliques employes dordinaire.) Et, malgr cela, Gaal avait du mal se souvenir du dbut. On ne lavait gure inquit. Ctait sur le docteur Seldon que stait concentr le feu de la grosse artillerie. Mais Hari Seldon demeurait impassible. Gaal voyait en lui le seul point stable dun monde qui se drobait sous ses pas. Lassistance tait peu nombreuse et ne comprenait que les barons de lEmpire. Ni le grand public ni la presse navaient t admis, et peu de gens, lextrieur, devaient mme savoir que Seldon tait cit en justice. Quant aux assistants, ils ne dissimulaient pas leur hostilit. Cinq membres de la Commission de la Scurit Publique taient assis sur lestrade. Ils arboraient luniforme pourpre et or de leur fonction. Au centre, sigeait le chef de la Commission, Linge Chen. Gaal navait encore jamais vu de si haut personnage et le dvorait des yeux. Ce fut peine si Chen dit un mot tout au long du procs ; il semblait penser que parler tait indigne de lui. 23

Le Procureur consulta ses notes et procda linterrogatoire de Seldon : LE PROCUREUR. Voyons, docteur Seldon, combien dhommes travaillent actuellement au projet que vous dirigez ? SELDON. Cinquante mathmaticiens. P. Dont le docteur Gaal Dornick ? S. Le docteur Gaal Dornick est le cinquante et unime. P. Oh ! ils sont donc cinquante et un ! Un petit effort de mmoire, docteur Seldon. Peut-tre sont-ils cinquante-deux, ou cinquante-trois. Peut-tre plus ? S. Le docteur Dornick nappartient pas encore officiellement mon organisation. Quand il aura pris son poste, les effectifs slveront au chiffre de cinquante et un. Pour linstant, ils sont de cinquante, comme je vous lai dit. P. Ils ne seraient pas plutt voisins de cent mille ? S. Cent mille mathmaticiens ? Non. P. Je nai pas parl de cent mille mathmaticiens. Votre groupe occupe-t-il cent mille hommes en tout ? S. En comptant lensemble du personnel, il se peut que votre estimation soit correcte. P. Il se peut ? Je laffirme : je prtends que votre projet occupe quatre-vingt-dix-huit mille cinq cent soixante-douze personnes. S. Vous devez compter les femmes et les enfants. P. Je maintiens le chiffre de quatre-vingt-dix-huit mille cinq cent soixante-douze individus. Nergotons pas. S. Jaccepte ce chiffre. P. Nous reviendrons plus tard sur ce point. Jaimerais maintenant reprendre une question que nous avons dj traite tout lheure. Voudriez-vous nous rpter, docteur Seldon, ce que vous pensez de lavenir de Trantor ? S. Jai dit, et je rpte, que, dans cinq sicles dici, Trantor sera en ruine. P. Vous ne considrez pas cette dclaration comme dloyale ? S. Non, monsieur le Procureur. La vrit scientifique dpasse les concepts de loyalisme et de trahison. 24

P. Vous tes certain que votre dclaration reprsente la vrit scientifique ? S. Absolument. P. Sur quoi vous appuyez-vous ? S. Sur les mathmatiques de la psychohistoire. P. Pouvez-vous prouver que ces calculs soient valables ? S. Seul un autre mathmaticien pourrait comprendre ma dmonstration. P. Vous prtendez donc, nest-ce pas, que votre vrit est dun caractre si sotrique quelle dpasse lentendement du simple citoyen. Il me semble que la vrit devrait tre plus claire, moins mystrieuse, plus accessible lesprit. S. Ces difficults nexistent que pour certains. La physique du transfert dnergie, ce que nous appelons la thermodynamique, est depuis le fond des ges un phnomne parfaitement dfini : il peut cependant se trouver aujourdhui, dans lassistance, des gens qui seraient incapables de dessiner lpure dun moteur. Des gens trs intelligents, dailleurs. Je doute que les membres de cette honorable Commission... A ce moment, un des commissaires se pencha vers le Procureur. On nentendit pas ce quil disait mais il parlait dun ton sec et sifflant. Le Procureur rougit et interrompit Seldon. P. Nous ne sommes pas ici pour couter des discours, docteur Seldon. Admettons que vous nous ayez convaincus. Permettez-moi de vous dire que vos prdictions de dsastre pourraient fort bien avoir pour but de saper la confiance du public envers le gouvernement imprial, des fins connues de vous seul. S. Il nen est rien. P. Laissez-moi vous rappeler que, selon vous, la priode prcdant la prtendue ruine de Trantor doit tre marque par une certaine agitation. S. Cest exact. P. Jaffirme, moi, quen prdisant ce dsastre, vous esprez le provoquer et avoir alors votre disposition une arme de cent mille hommes.

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S. Absolument pas. Et mme si cela tait, une rapide enqute vous montrerait que, dans le personnel qui est sous mes ordres, il ny a pas dix mille hommes dge porter les armes ; aucun deux du reste na la moindre formation militaire. P. Etes-vous lagent de quelquun dautre ? S. Je ne suis la solde de personne, monsieur le Procureur. P. Vous tes entirement dsintress ? Vous tes au service de la science ? S. Oui. P. Eh bien, voyons un peu comment. Peut-on modifier lavenir, docteur Seldon ? S. Bien entendu. Ce tribunal, par exemple, peut exploser dans quelques heures, ou bien ne pas exploser. Dans le premier cas, lavenir en serait certainement modifi, dans une faible mesure. P. Vous ergotez encore, docteur Seldon. Lhistoire de la race humaine peut-elle tre modifie dans son ensemble ? S. Oui. P. Facilement ? S. Non, au prix de grands efforts. P. Pourquoi ? S. La tendance psychohistorique de la population dune plante entire dpend partiellement dune force dinertie considrable. Pour la modifier, il faut soit disposer dun nombre dindividus gal au chiffre de la population, soit, si lon ne peut compter que sur un nombre relativement faible dindividus, avoir beaucoup de temps devant soi. Vous comprenez ? P. Je crois que oui. Trantor ne court pas ncessairement la catastrophe, pourvu quil se trouve assez de gens pour empcher ce dsastre. S. Cest exact. P. Et cent mille individus suffisent-ils ? S. Non, monsieur le Procureur. Cest bien trop peu. P. Vous en tes sr ? S. Songez que Trantor a une population de plus de quarante milliards dhabitants. Considrez en outre que la tendance qui mne la catastrophe naffecte pas Trantor seule, mais 26

lensemble de lEmpire, cest--dire prs dun quintillion dtres humains. P. Je vois o vous voulez en venir : peut-tre alors cent mille individus suffisent-ils modifier la tendance catastrophique, si eux et leurs descendants sy efforcent durant cinq cents ans. S. Hlas, non. Cinq cents ans reprsentent un dlai trop bref. P. Ah ! Dans ce cas, docteur Seldon, il nous reste tirer nous-mmes les conclusions de vos propos. Vous avez runi cent mille personnes dans le cadre de votre projet. Ce nest pas assez pour modifier en cinq cents ans le cours du destin de Trantor. Autrement dit, ces cent mille individus, quoi quils fassent, ne peuvent empcher la destruction de Trantor. S. Vous avez malheureusement raison. P. Dautre part, vos cent mille employs nont pas t rassembls des fins illgales. S. Exact. P. Alors, docteur Seldon, coutez-moi bien, car la Commission veut sur ce point une rponse dment considre. Pourquoi ces cent mille individus ? Le Procureur avait hauss le ton. Il avait tendu son pige ; il avait accul Seldon ; il lavait contraint rpondre. Un frmissement parcourut lassistance, gagna les commissaires, dont seul le chef demeurait impassible. Hari Seldon ne broncha pas. Il attendit que le brouhaha se ft apais. S. Pour minimiser les effets de cette destruction. P. Quentendez-vous exactement par-l ? S. Cest bien simple. Lanantissement imminent de Trantor nest pas un vnement isol. Ce sera laboutissement dun drame trs complexe qui sest nou voil des sicles et qui approche chaque jour davantage de sa conclusion. Je veux parler, messieurs, du dclin et de la chute de lEmpire Galactique. Ce fut un beau tohu-bohu. Le Procureur, dress sur ses ergots, commena : Vous dclarez ouvertement que... et sarrta, car les cris de Trahison ! qui montaient de 27

lassistance montraient assez que tout le monde avait compris sans quil ft besoin dinsister. Le chef de la Commission leva lentement son marteau et le laissa retomber. Le bruit retentit comme un coup de gong. Quand les derniers chos en furent teints, le silence se fit dans la salle. Le Procureur prit une grande inspiration. P. Vous rendez-vous compte, docteur Seldon, que vous parlez dun Empire qui existe depuis douze mille ans, qui a victorieusement subi le passage des gnrations et qui a derrire lui la confiance et le dvouement dun quintillion dtres humains ? S. Je suis parfaitement conscient aussi bien du pass que de la situation prsente de lEmpire. Sans vouloir blesser personne, je prtends connatre mieux la question que nimporte lequel dentre vous. P. Et vous prdisez sa ruine ? S. Cest une prdiction qui se fonde sur les mathmatiques. Je ne porte pas de jugement moral. Je regrette, pour ma part, cette ventualit. Mme si lon critique lEmpire (ce que je ne fais pas), ltat danarchie qui suivrait sa chute serait pire encore. Mais la chute dun empire, messieurs, est un vnement de poids et quil nest pas facile dviter. Elle est due au dveloppement de la bureaucratie, la disparition de lesprit dinitiative, au durcissement du rgime des castes... cent autres causes. Le phnomne samorce, comme je vous lai dit, depuis des centaines dannes et cest un mouvement dune ampleur trop considrable pour quon puisse le freiner. P. Nest-il pas vident aux yeux de tous que lEmpire na jamais t aussi fort ? S. Cette force nest quapparente. On pourrait croire que lEmpire est ternel. Et pourtant, monsieur le Procureur, jusquau jour o la tempte le fend en deux, le tronc darbre pourri a toutes les apparences de la sant. Louragan souffle ds maintenant travers les branches de lEmpire. Ecoutez avec les oreilles de la psychohistoire, et vous percevrez les premiers craquements.

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P. Nous ne sommes pas ici, docteur Seldon, pour couter... S. LEmpire va disparatre et tous ses biens avec lui. Les connaissances quil a amasses vont se disperser, en mme temps que va seffondrer lordre quil a impos. Les conflits interstellaires vont clater qui nauront pas de fin ; le commerce va cesser entre les divers systmes ; la population va dcrotre ; les mondes vont perdre le contact avec le centre de la Galaxie... voil ce qui va se passer. P., dune voix faible et dans un silence total. Et combien de temps cela durera-t-il ? S. La psychohistoire, qui peut prdire la chute de lEmpire, peut galement prvoir ce que seront les ges de barbarie qui suivront. LEmpire, messieurs, on vient de nous le rappeler, compte douze mille ans dexistence. La priode de tnbres qui va lui succder ne durera pas douze, mais trente mille ans. Aprs cela, un second Empire natra, mais entre la fin de notre civilisation et ce moment, un millier de gnrations auront t sacrifies. Cest cela quil faut sefforcer dviter. P. Vous vous contredisez. Vous avez dit tout lheure que vous ne pouviez empcher la destruction de Trantor, et, par consquent, pas davantage la chute, la prtendue chute de lEmpire. S. Je ne dis pas que nous puissions empcher cette chute. Mais il nest pas encore trop tard pour raccourcir la dure de linterrgne qui la suivra. Il est possible, messieurs, de rduire un seul millnaire cette priode danarchie, si lon laisse dsormais toute libert daction mon groupe. Nous sommes un moment dlicat de lhistoire. Il faut viter lnorme masse des vnements en marche, la dvier un tout petit peu. Ce ne sera pas grand-chose, mais cela suffira pargner vingt-neuf mille ans de misre lhumanit. P. Comment vous proposez-vous dy parvenir ? S. En sauvegardant les connaissances de lespce. La somme des connaissances humaines dpasse les capacits dun individu, de mille individus. En mme temps que se brisera le cadre de notre socit, la science sparpillera en innombrables fragments. Chaque individu ne connatra quune infime parcelle 29

de ce quil faut savoir. Et les gens livrs eux-mmes seront impuissants. Ils se transmettront des bribes de science qui se perdront de gnration en gnration. Mais, si nous prparons maintenant un gigantesque inventaire de toutes les connaissances, rien ne sera perdu. Les gnrations venir partiront de l, et nauront pas tout redcouvrir elles-mmes. Un millnaire suffira l o il aurait fallu trente mille ans. P. Tout cela... S. Voil mon projet : mes trente mille hommes, avec leurs femmes et leurs enfants, se consacrent la prparation dune Encyclopedia Galactica. Ils ne lachveront pas de leur vivant. Cest peine si jen verrai le dbut. Mais louvre sera termine quand Trantor tombera, et toutes les principales bibliothques de la Galaxie en possderont un exemplaire. Le marteau du chef de la Commission sleva et sabattit sur bureau. Hari Seldon quitta la barre et revint sasseoir auprs de Gaal. Mon numro vous a plu ? dit-il en souriant. Ctait magnifique, rpondit Gaal. Mais que va-t-il se passer maintenant ? Ils vont ajourner la suite des dbats et sefforcer de parvenir un accord avec moi. Comment le savez-vous ? A parler franchement, dit Seldon, je nen suis pas certain. Tout dpend du chef de la Commission. Je ltudie depuis des annes. Jai tent danalyser le mcanisme de son intellect, mais vous savez comme cest risqu de vouloir introduire les variables dun individu dans les quations psychohistoriques. Toutefois, jai bon espoir.

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VII

Avakim sapprocha, salua Gaal dun petit signe de tte et se pencha pour murmurer quelque chose loreille de Seldon. On annona que laudience tait ajourne, et les gardes emmenrent Gaal et Seldon. Le lendemain, le procs reprit dans un climat trs diffrent : Hari Seldon et Gaal Dornick taient seuls avec la Commission. Ils taient tous assis une grande table et ctait peine si lon avait marqu une sparation entre les cinq juges et les deux accuss. Ceux-ci se virent mme offrir des cigares dune bote en matire plastique iridescente qui semblait faite deau ruisselante ; bien que, sous les doigts, la bote ft rigide et sche, on avait limpression de plonger la main sous une cascade. Seldon accepta un cigare ; Gaal refusa. Mon avocat nest pas prsent, fit observer Seldon. Il ne sagit plus de procs, docteur Seldon, dit un des commissaires. Nous sommes ici pour discuter de la sauvegarde de lEtat. Je vais parler , dit Linge Chen, et les autres commissaires se carrrent dans leur fauteuil. Un grand silence se fit dans la salle. Gaal retint son souffle. Chen, avec un visage dur et maci qui lui donnait lair plus vieux quil ntait en ralit, tait le vritable empereur de toute la Galaxie. Lenfant qui portait ce titre ntait quun symbole cr par Chen. Docteur Seldon, commena Chen, vous troublez la paix du domaine imprial. Pas un seul du quintillion dtres humains qui vivent aujourdhui parmi les systmes de la Galaxie nexistera encore dans cent ans. Pourquoi nous occuper alors de ce qui se passera dans cinq sicles dici ? Je serai sans doute mort dans cinq ans dici, rpondit Seldon, et pourtant ce problme me hante. Appelez cela de 31

lidalisme. Dites, si vous voulez, que je midentifie ce concept mystique que lon dsigne sous le nom d homme . Je nentends pas me donner le mal de comprendre le mysticisme. Mais pouvez-vous me dire pourquoi je ne peux pas me dbarrasser de vous et de la dplaisante et inutile perspective dun lointain avenir que je ne verrai jamais, en vous faisant tout simplement excuter ce soir ? Il y a une semaine, dit Seldon, vous auriez pu le faire, et maintenir aussi une sur dix vos chances de vivre jusqu la fin de lanne. Aujourdhui, cette probabilit nest plus que dune sur dix mille. Un frisson parcourut lassistance et Gaal sentit ses cheveux se hrisser sur sa nuque. Chen baissa lgrement les paupires. Comment cela ? Rien ne peut plus empcher la chute de Trantor. Mais celle-ci peut tre hte. La nouvelle de mon procs interrompu va se rpandre travers toute la Galaxie. Lchec de mon projet qui se proposait dattnuer les effets du dsastre convaincra les gens que lavenir na rien leur apporter. Ils songent dj avec envie la vie que menaient leurs grands-parents. Ils vont estimer que seul compte ce dont chacun peut profiter dans linstant prsent. Les ambitieux ne voudront plus attendre, et pas davantage les gens sans scrupules. Et cela suffira prcipiter la dcadence. Faites-moi excuter ; et ce ne sera pas dans cinq sicles, mais dans cinquante ans, que Trantor tombera, et vous-mme ne tiendrez pas un an. Ce sont l des mots bons faire peur aux enfants ; mais votre mort nest pas la seule solution qui puisse nous satisfaire. Il souleva lgrement la main, ne laissant reposer que deux doigts effils sur la pile de papiers dispose devant lui. Dites-moi, reprit-il, naurez-vous pour seule activit que de prparer cette encyclopdie dont vous parlez ? Parfaitement. Et faut-il absolument que ce travail se fasse sur Trantor ? Cest sur Trantor, monsieur le Commissaire, que se trouve la Bibliothque Impriale, ainsi que lUniversit.

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Et si vous vous installiez ailleurs ; par exemple, sur une plante o la vie agite et les distractions dune mtropole ne viendraient pas troubler vos travaux ; o vos hommes pourraient se consacrer entirement leur tche... cela nauraitil pas certains avantages ? De lgers avantages, peut-tre. Eh bien, nous avons choisi pour vous un monde o vous pourrez travailler tout loisir, docteur, avec vos cent mille collaborateurs. La Galaxie saura que vous consacrez tous vos efforts combattre la dcadence. On annoncera mme que vous empcherez la chute. Il ajouta en souriant : Comme je ne crois pas grand-chose, je naurai aucun mal ne pas croire la chute et tre convaincu de dire la vrit au peuple. Et vous, docteur, vous ne causerez sur Trantor aucune perturbation, et rien ne viendra troubler la paix de lempereur. Sinon, cest la mort pour vous et pour autant de vos collaborateurs quil le faudra. Je ne veux pas tenir compte des menaces que vous avez formules tout lheure. Vous avez cinq minutes pour choisir entre la mort et lexil. Quel est le monde que vous avez choisi, monsieur le Commissaire ? demanda Seldon. Une plante appele, je crois, Terminus , dit Chen. Il feuilleta ngligemment les papiers tals sur son bureau. Elle est inhabite, mais tout fait habitable et elle peut tre amnage de faon rpondre aux besoins de savants. Cest une plante assez isole... Elle est situe la frange de la Galaxie, monsieur, interrompit Seldon. Assez isole, comme je vous le disais. Rien ne saurait mieux convenir des gens qui ont travailler dans le calme. Allons, vous avez encore deux minutes. Il nous faudra du temps, dit Seldon, pour organiser un pareil voyage. Il y aura vingt mille familles transporter. On vous donnera le dlai ncessaire. Seldon mdita quelques instants et la dernire minute touchait sa fin quand il annona : Jaccepte lexil. Gaal sentit son cur battre plus fort. Il tait ravi qui ne le serait pas ? davoir chapp la mort. Mais, malgr son soula 33

gement, il ne pouvait sempcher de regretter un peu que Seldon et t vaincu.

VIII

Ils restrent longtemps silencieux dans le taxi qui les emmenait au long des centaines de kilomtres de tunnels conduisant luniversit. Ce fut Gaal qui rompit le silence : Ce que vous avez dit la Commission tait-il vrai ? Votre excution aurait-elle prcipit la chute ? Je ne mens jamais quand il sagit de calculs psychohistoriques. Cela ne maurait dailleurs avanc rien en loccurrence. Chen savait que je disais la vrit. Cest un politicien trs habile, et les politiciens sont dordinaire sensibles aux vrits de la psychohistoire. En ce cas, tiez-vous forc daccepter lexil ? interrogea Gaal, mais Seldon ne rpondit pas. Quand ils arrivrent destination, Gaal avait presque oubli quil pouvait exister un soleil. Les btiments de luniversit, eux non plus, ntaient pas lair libre : ils se dressaient sous le couvert dun dme monstrueux fait dune matire semblable du verre. Ce dme formait un cran polarisant qui diffusait sur le mtal de ldifice une lumire vive mais non aveuglante. Les btiments eux-mmes navaient pas lclat dur et gris des autres constructions de Trantor. Les parois taient dune couleur argente laquelle la patine donnait des reflets divoire. Tiens, fit Seldon, on dirait des soldats. Comment ? dit Gaal ; il baissa les yeux et vit une sentinelle qui bloquait le passage. Au mme moment, un officier dboucha dune petite porte. Docteur Seldon ? dit-il. Oui. 34

Nous vous attendions. Vous et votre personnel tombez dsormais sous le coup de la loi martiale. Jai mission de vous annoncer que vous avez six mois pour mettre au point vos prparatifs de dpart pour Terminus. Six mois ! sexclama Gaal, mais Seldon lui serra doucement le bras. Ce sont mes consignes , rpta le capitaine. Il disparut et Gaal se tourna vers Seldon : Mais voyons, que pouvons-nous faire en six mois ? Cest un meurtre longue chance, tout simplement. Du calme. Du calme. Passons dans mon bureau. Le bureau ntait pas grand, mais il tait rigoureusement labri de toute table dcoute. Les dispositifs, en effet, au lieu de percevoir un silence suspect ou un brouillage plus suspect encore, enregistraient une conversation parfaitement innocente entre plusieurs interlocuteurs. Six mois nous suffiront, dit Seldon en sasseyant. Je ne vois pas comment. Parce que, mon garon, dans un projet comme le ntre, les actions des autres se plient en fait nos besoins. Ne vous aije pas dj dit que le caractre de Chen avait t soumis une analyse extrmement fouille ? Nous navons laiss le procs souvrir quau moment qui convenait notre propos. Mais avez-vous pu choisir aussi... ... dtre exil sur Terminus ? Pourquoi pas ? Son index pressa un coin de la table et une petite section de la paroi derrire lui scarta, rvlant une srie de casiers. Seul Seldon pouvait manuvrer ce mcanisme, car le dispositif ntait sensible qu ses empreintes digitales. Vous trouverez dans ce classeur divers microfilms, dit-il. Prenez celui marqu de la lettre T. Gaal obit et attendit que Seldon et fix la bobine dans le projecteur ; puis il ajusta les viseurs que lui tendait son hte et regarda le film qui se droulait devant ses yeux. Mais alors... commena-t-il. Quest-ce qui vous tonne ? demanda Seldon. Cela faisait deux ans que vous prpariez ce dpart ? 35

Deux ans et demi. Nous ntions pas certains, videmment, que le choix de Chen se porterait sur Terminus, mais nous lesprions, et nous avons travaill partir de cette hypothse. Mais pourquoi, docteur Seldon ? Pourquoi avez-vous voulu cet exil ? Ne serait-il pas plus facile de contrler les vnements de Trantor mme ? Nous avions plusieurs raisons. En travaillant sur Terminus, nous bnficierons de lappui imprial sans que lEmpire puisse craindre que nous menacions sa scurit. Mais alors, dit Gaal, vous navez veill ces craintes que pour contraindre la Commission vous exiler. Je ne comprends toujours pas. Peut-tre vingt mille familles ne seraient-elles pas alles de leur plein gr sinstaller aux confins de la Galaxie. Mais pourquoi les obliger partir si loin ? Gaal attendit un instant une rponse, puis reprit : Je nai peut-tre pas le droit de savoir. Pas encore, dit Seldon. Il suffit pour le moment que vous sachiez quune colonie scientifique va tre tablie sur Terminus. Et quune autre ira sinstaller lextrmit oppose de la Galaxie, disons par exemple, ajouta-t-il en souriant, Stars End, l o finissent les toiles. Pour le reste, je vais mourir bientt, et vous en verrez plus que moi... Non, non, faites-moi la grce de ne pas tre boulevers ni de manifester votre compassion. Mes docteurs me disent que je nen ai plus que pour un an ou deux. Mais jaurai alors fait tout ce que jai voulu faire, et peut-on souhaiter sort plus enviable ? Et aprs votre mort, monsieur ? Eh bien, jaurai des successeurs... vous, peut-tre. Et ces successeurs sauront mener bien le projet et dclencher au moment voulu et dans les circonstances voulues la rvolte sur Anacron. Aprs cela, il suffira de laisser les vnements suivre leur cours. Je ne comprends pas. Vous comprendrez un jour. Seldon avait lair la fois las et satisfait. La plupart des chercheurs partiront pour Terminus, mais certains dentre eux resteront. Ce sont l des ques 36

tions faciles rgler. Quant moi, conclut-il dans un souffle peine perceptible, mon rle est fini.

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DEUXIEME PARTIE LES ENCYCLOPDISTES

I

TERMINUS : Ctait un monde trangement situ (voir la carte) pour le rle quil fut appel jouer dans lhistoire galactique et pourtant, comme nont pas manqu de le faire remarquer nombre dauteurs, il ne pouvait tre situ ailleurs. Aux confins de la spirale galactique, plante unique dun soleil simple, sans grandes ressources et sans possibilits conomiques, Terminus ne fut colonise que cinq sicles aprs sa dcouverte, quand les Encyclopdistes vinrent sy installer... Invitablement, lavnement dune nouvelle gnration allait faire de Terminus tout autre chose que le domaine rserv des psychohistoriens de Trantor. Avec la rvolte anacronienne et larrive au pouvoir de Salvor Hardin, premier de la grande dynastie des... ENCYCLOPEDIA GALACTICA Lewis Pirenne tait assis sa table, dresse dans un coin de son bureau. Il fallait coordonner les travaux, organiser les efforts, donner une unit leur entreprise. Cinquante ans staient couls ; cinquante ans pendant lesquels ils staient installs et avaient fait de la Fondation encyclopdique n 1 un organisme qui fonctionnait sans heurt. En 38

cinquante ans, ils avaient amass les matriaux, ils staient prpars. Cette partie-l du travail tait termine. Dans cinq ans serait publi le premier volume de luvre la plus monumentale que la Galaxie et jamais conue. Puis, de dix en dix ans, avec la rgularit dun mouvement dhorlogerie, suivraient volume aprs volume. Chacun deux comprendrait des supplments, des articles sur les vnements dintrt courant ; jusquau jour o... Pirenne tressaillit en entendant le bourdonnement de la sonnerie sur son bureau. Il avait presque oubli le rendez-vous. Il pressa le bouton douverture de la porte et, du coin de lil, vit le battant souvrir pour livrer passage Salvor Hardin. Pirenne ne leva pas la tte. Hardin rprima un sourire. Il tait press, mais mieux valait ne pas se formaliser de la dsinvolture dont Pirenne usait avec tout ce qui venait le dranger dans son travail. Il se carra dans le profond fauteuil rserv aux visiteurs et attendit. Le stylet de Pirenne continuait gratter la surface du papier ; part cela, tout tait immobile et silencieux. Hardin prit dans la poche de sa veste une pice de deux crdits. Il la lana en lair, et la surface polie dacier inoxydable retomba en projetant mille reflets. Il la rattrapa et la lana de nouveau, tout en observant ngligemment la trajectoire du petit disque. Lacier inoxydable tait une excellente monnaie sur une plante o tous les mtaux devaient tre imports. Pirenne leva les yeux en clignotant. Arrtez ! dit-il, agac. Quoi donc ? De jouer pile ou face comme vous faites. Oh ! Hardin remit la pice dans sa poche. Prvenezmoi quand vous serez prt, voulez-vous ? Jai promis dtre de retour la runion du Conseil Municipal avant quon mette aux voix ce projet de nouvel aqueduc. Pirenne soupira, puis repoussa son fauteuil en arrire. Je suis prt. Mais jespre que vous nallez pas mimportuner avec les affaires municipales. Rglez cela vousmme, sil vous plat. LEncyclopdie me prend tout mon temps. Vous connaissez la nouvelle ? enchana Hardin sans se dmonter. 39

Mais encore ? La nouvelle que la station dultra-radio de Terminus vient de capter, voici deux heures ? Le gouverneur de la prfecture dAnacron a pris titre de roi. Comment ? Quest-ce que cela signifie ? Cela signifie, rpondit Hardin, que nous sommes coups des rgions centrales de lEmpire. Nous nous y attendions, mais ce nest pas plus agrable pour autant. Anacron est juste sur la dernire route commerciale qui nous restait accessible vers Santanni, Trantor et mme Vga ! Par o va-t-on nous faire parvenir nos mtaux ? Depuis six mois, nous navons pas eu une seule cargaison daluminium, et maintenant, par la grce du roi dAnacron, nous nen recevrons plus du tout. Tss, tss, fit Pirenne. Tchez den obtenir de lui, alors. Vous croyez que cest facile ? Ecoutez, Pirenne, aux termes de la charte qui rgit cette Fondation, le Conseil de lEncyclopdie a reu pleins pouvoirs en matire dadministration. Moi, en ma qualit de Maire de Terminus, jai tout juste le droit de me moucher, et peut-tre dternuer si vous contresignez une autorisation crite en ce sens. Cest donc vous et votre Conseil de prendre les mesures ncessaires. Je vous demande au nom de la ville dont lavenir dpend de la possibilit dentretenir avec la Galaxie des relations commerciales ininterrompues de convoquer une runion extraordinaire... Assez ! Ce nest pas le moment de prononcer un discours lectoral. Voyons, Hardin, le Conseil dAdministration ne sest jamais oppos ltablissement sur Terminus dun gouvernement municipal. Nous avons compris quil fallait le faire compte tenu de laccroissement de la population depuis ltablissement de la Fondation il y a cinquante ans, accroissement de moins en moins li aux besoins de lEncyclopdie elle-mme. Cela ne veut toutefois pas dire que le premier et le seul but de la Fondation ne soit plus de publier lEncyclopdie dfinitive des connaissances humaines. Nous sommes un organisme scientifique patronn par lEtat, Hardin. Nous ne pouvons pas nous ne devons, et dailleurs nous ne voulons pas nous mler des questions de politique locale. 40

De politique locale ! Par lorteil gauche de lempereur, Pirenne, cest une question de vie ou de mort. La plante Terminus ne peut elle seule subvenir aux besoins dune civilisation mcanise. Elle manque de mtaux. Vous le savez. Il ny a pas la moindre trace de fer, de cuivre ni de bauxite dans les couches rocheuses superficielles, et il ny a gure dautres minerais. Que croyez-vous quil advienne de lEncyclopdie si ce jean-foutre de roi dAnacron nous tombe dessus ? Sur nous ? Oubliez-vous que nous sommes sous le contrle direct de lempereur lui-mme ? Nous ne dpendons pas de la prfecture dAnacron ni daucune autre. Tchez de vous en souvenir ! Nous appartenons au domaine personnel de lempereur et personne na le droit de nous toucher. Lempereur est assez puissant pour protger ses biens. Alors, pourquoi na-t-il pas empch le gouverneur royal dAnacron de se rvolter ? Et il ny a pas quAnacron. Au moins vingt des prfectures les plus excentriques de la Galaxie en fait toute la Priphrie ont commenc se montrer fort indpendantes. Je vous assure que je suis de plus en plus sceptique en ce qui concerne la protection que lEmpire peut nous accorder. Bah ! Gouverneurs royaux, rois... o est la diffrence ? Lempereur est perptuellement soumis une certaine agitation politique, les uns tirant hue et les autres dia. Ce nest pas la premire fois que les gouverneurs se rebellent et, je vous le rappelle, on a dj vu des empereurs tre dposs ou assassins. Mais quest-ce que cela a voir avec lEmpire ? Allons, Hardin, ny pensez plus. Cela ne nous regarde pas. Nous sommes dabord et avant tout des savants. Et ce qui nous occupe, cest lEncyclopdie. Oh ! cest vrai, jallais oublier. Hardin ! Oui ? Il faut que vous fassiez attention ce que vous publiez dans votre journal ! fit Pirenne dun ton furieux. Le Journal de Terminus ? Il nest pas moi : cest un organe priv. Que lui voulez-vous ? Il demande depuis des semaines que le cinquantime anniversaire de ltablissement de la Fondation soit loccasion de ftes publiques et de crmonies tout fait injustifies. 41

Et pourquoi pas ? Dans trois mois, lhorloge radium ouvrira le caveau. Il me semble que cest la meilleure occasion de se livrer des rjouissances, non ? Pas de la ridicule faon dont ils lentendent, Hardin. Louverture du premier caveau ne regarde que le Conseil dAdministration. Aucune communication importante ne sera faite au peuple. Cest un point acquis et je vous prie de le prciser dans le Journal. Je regrette, Pirenne, mais la charte de Terminus garantit ce quil est convenu dappeler la libert de la presse. La charte peut-tre. Mais pas le Conseil dAdministration. Je suis le reprsentant de lempereur sur Terminus, Hardin, et jai les pleins pouvoirs. Hardin parut mditer un moment, puis il dit dun ton sarcastique : Jai une nouvelle vous annoncer en votre qualit de reprsentant de lempereur. A propos dAnacron ? fit Pirenne. Il tait ennuy. Oui. Un envoy extraordinaire dAnacron va venir vous rendre visite. Dans deux semaines. Un envoy extraordinaire ? DAnacron ? rpta Pirenne. Pourquoi ? Hardin se leva et repoussa son fauteuil dans la direction de la table. Je vous laisse le plaisir de deviner. Sur quoi il sortit.

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II

Anselme Haut Rodric Haut parce quil tait de sang noble , sous-prfet de Pluema et envoy extraordinaire de Son Altesse le souverain dAnacron, fut accueilli par Salvor Hardin lastroport, avec tout limposant appareil dune rception officielle. Le sous-prfet stait inclin en prsentant Hardin le fulgurateur quil venait de tirer de son tui, la crosse en avant, Hardin lui rendit la pareille avec une arme emprunte pour la circonstance. Ainsi se trouvaient tablies de part et dautre la bonne volont et les intentions pacifiques de chacun, et si Hardin remarqua une lgre bosse sous la tunique de Haut Rodric la hauteur de lpaule, il sabstint de tout commentaire. Ils prirent place dans une automobile prcde, flanque et suivie dun apprciable cortge de fonctionnaires subalternes, et qui se dirigea vers la place de lEncyclopdie avec une noble lenteur, parmi les vivats dune foule enthousiaste. Le sous-prfet Anselme accueillit ces acclamations avec la courtoise indiffrence dun gentilhomme et dun soldat. Cette ville, dit-il Hardin, est la seule partie habite de votre monde ? Hardin leva la voix pour se faire entendre par-dessus le vacarme. Nous sommes un monde jeune, Votre Excellence. Dans notre brve histoire, nous navons reu que bien rarement des membres de la haute noblesse sur notre pauvre plante. Cest ce qui explique lenthousiasme populaire. Mais le reprsentant de la haute noblesse tait de toute vidence impermable lironie. Vous ntes tablis ici que depuis cinquante ans, fit-il dun ton songeur. Hmmm ! Vous avez bien des terres en friche, monsieur le Maire. Vous navez jamais envisag de les morceler en domaines ? 43

La ncessit ne sen est pas encore impose. Nous sommes extrmement centraliss ; il le faut bien, cause de lEncyclopdie. Un jour, peut-tre, quand la population se sera dveloppe... Quel monde trange ! Vous navez pas de classe paysanne ? Il ntait pas besoin dtre grand clerc, se dit Hardin, pour deviner que Son Excellence essayait avec une charmante maladresse de lui tirer les vers du nez. Non, rpondit-il ngligemment, et pas de classe noble non plus. Haut Rodric haussa les sourcils. Et votre chef... le personnage que je dois rencontrer ? Vous voulez parler du docteur Pirenne ? Il est prsident du Conseil dAdministration... Et reprsentant direct de lempereur. Docteur ? Comment, il na pas dautres titres ? Un simple savant ? Et il a le pas sur les autorits civiles ? Mais bien sr, fit Hardin dun ton suave. Nous sommes tous plus ou moins des savants ici. Au fond, nous ne sommes pas tant un monde organis quune fondation scientifique... sous le contrle direct de lempereur. Il avait quelque peu insist sur cette dernire phrase, ce qui parut dconcerter le prfet. Celui-ci observa un silence songeur durant le reste du trajet jusqu la place de lEncyclopdie. Laprs-midi et la soire furent mortellement ennuyeux pour Hardin, mais il eut la satisfaction de constater que Pirenne et Haut Rodric malgr toutes les protestations destime et de sympathie se dtestaient cordialement. Haut Rodric avait suivi dun il glac la confrence de Pirenne durant la visite dinspection du btiment de lEncyclopdie. Il avait cout dun air poli et absent ses explications tandis quils traversaient les immenses cinmathques et les nombreuses salles de projection. Quand ils eurent visit tous les services ddition, dimprimerie et de prises de vues, le noble visiteur se livra ce seul commentaire :

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Tout cela est trs intressant, mais cest une trange occupation pour des adultes. A quoi cela sert-il ? Hardin observa Pirenne : celui-ci ne trouva rien rpondre, bien que lexpression de son visage ft assez loquente. Au cours du dner, Haut Rodric monopolisa la conversation en dcrivant avec force dtails techniques ses exploits de chef de bataillon, durant le rcent conflit qui avait oppos Anacron et le royaume voisin nouvellement proclam de Smyrno. Le rcit de ces hauts faits occupa tout le dner, et au dessert, les fonctionnaires subalternes sclipsrent lun aprs lautre. Le vaillant guerrier acheva de brosser un tableau triomphal dastronefs en droute sur le balcon o il avait suivi Pirenne et Hardin, pour profiter de la tideur de ce beau soir dt. Et maintenant, dit-il avec une lourde jovialit, passons aux affaires srieuses. Pourquoi pas ? murmura Hardin en allumant un long cigare de Vga. Il nen restait plus beaucoup, se dit-il. La Galaxie brillait trs haut dans le ciel et allongeait son immense ovale dun horizon lautre. Les rares toiles qui se trouvaient en ces confins de lunivers faisaient auprs delle figure de lumignons. Bien entendu, commena le sous-prfet, toutes les formalits, signatures de documents et autres paperasseries se feront devant le... comment appelez-vous dj votre Conseil ? Le Conseil dAdministration, rpondit Pirenne. Drle de nom ! Enfin, nous ferons a demain. Pour ce soir, nous pourrions commencer dbrouiller un peu la question dhomme homme. Quen dites-vous ? Ce qui signifie ?... fit Hardin. Simplement ceci. La situation sest quelque peu modifie dans la Priphrie et le statut de votre plante est devenu assez confus. Il y aurait intrt ce que nous parvenions nous entendre sur ce point. Dites-moi, monsieur le Maire, avez-vous encore un de ces cigares ? Hardin sursauta et, contrecur, lui en offrit un. Anselme Haut Rodric le huma et mit un petit gloussement de plaisir. Du tabac de Vga ! O vous tes-vous procur a ?

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Cest la dernire cargaison que nous ayons reue. Il nen reste plus gure. LEspace seul sait quand nous en aurons dautre... Pirenne lui lana un regard de mpris. Il ne fumait pas ; bien mieux, il dtestait lodeur du tabac. Voyons, dit-il, si je vous comprends bien, Excellence, le but de votre mission est principalement de clarifier les choses ? Haut Rodric acquiesa derrire la fume de son cigare. Dans ce cas, reprit Pirenne, ce sera vite fait. La situation en ce qui concerne la Fondation n 1 na pas chang. Ah ! Et quelle est-elle ? Celle dune institution scientifique subventionne par lEtat et faisant partie du domaine priv de Son Auguste Majest lEmpereur. Le sous-prfet ne semblait nullement impressionn. Il envoyait des ronds de fume au plafond. Cest une trs jolie thorie, docteur Pirenne. Jimagine que vous avez des chartes marques du sceau imprial. Mais quelle est en fait votre situation ? Quelles sont vos relations avec Smyrno ? Vous ntes pas cinquante parsecs de la capitale de Smyrno, vous savez. Et avec Konom, et avec Daribow ? Nous navons jamais affaire aucune prfecture, dit Pirenne. Comme nous relevons directement de lempereur... Ce ne sont pas des prfectures, lui rappela Haut Rodric ; ce sont maintenant des royaumes. Des royaumes, si vous voulez. Nous navons jamais affaire aucun royaume. Nous sommes une institution scientifique... Au diable la science ! scria lautre, avec une mle vigueur. a ne change rien au fait que dun jour lautre Terminus risque de tomber sous la coupe de Smyrno. Et lempereur ? Vous croyez quil ninterviendrait pas ? Haut Rodric reprit dun ton plus calme : Voyons, docteur Pirenne, vous respectez ce qui est la proprit de lempereur. Anacron fait de mme, mais peut-tre pas Smyrno. Noubliez pas que nous venons de signer un trait avec lempereur jen prsenterai un exemplaire demain devant votre Conseil aux termes duquel nous avons la charge de 46

maintenir lordre en son nom aux frontires de lancienne prfecture dAnacron. Notre devoir est donc clair, nest-ce pas ? Certes. Mais Terminus ne fait pas partie de la prfecture dAnacron. Et Smyrno... Pas plus que de la prfecture de Smyrno. Terminus nappartient aucune prfecture. Smyrno le sait-elle ? Peu importe ce que sait Smyrno. A vous peut-tre, mais, nous, cela importe fort. Nous venons de terminer une guerre avec elle et elle continue tenir deux systmes stellaires qui nous appartiennent. Terminus occupe entre les deux nations une position stratgique. Hardin intervint : Que proposez-vous, Excellence ? Le sous-prfet semblait dcid ne pas tourner plus longtemps autour du pot : Il me semble vident, dit-il dun ton dgag, que, puisque Terminus est hors dtat de se dfendre seule, cest Anacron qui doit sen charger. Vous comprenez bien que nous ne dsirons nullement intervenir dans votre politique intrieure. Heu, heu, fit Hardin. ... Mais nous estimons quil vaudrait mieux, dans lintrt de tous, quAnacron tablisse sur votre plante une base militaire. Cest tout ce que vous voulez ? une base militaire dans une des rgions habites de la plante ? Il y aurait, bien sr, le problme de lentretien des forces de protection. Hardin, qui se balanait sur deux pieds de son fauteuil, simmobilisa, les coudes sur les genoux : Nous y voil. Parlons net. Terminus doit devenir un protectorat et payer un tribut. Pas un tribut. Des impts. Nous vous protgeons. Vous payez cette protection. Pirenne abattit son poing sur le bras de son sige. Laissezmoi parler, Hardin. Excellence, je me fiche perdument dAnacron, de Smyrno, de votre cuisine politique et de vos petites guerres. Je vous rpte que Terminus est une institution dEtat exempte dimpts. 47

DEtat ! Mais cest nous lEtat, docteur Pirenne, et nous ne vous exemptons pas dimpts. Pirenne se leva brusquement. Excellence, je suis le reprsentant direct de... ... Son Auguste Majest lEmpereur, continua Anselme Haut Rodric, et moi, je suis le reprsentant direct du roi dAnacron. Anacron est beaucoup plus prs, docteur Pirenne. Ne nous garons pas, fit Hardin. Comment percevriezvous ces soi-disant impts, Excellence ? En nature : bl, pommes de terre, lgumes, btail ? Le sous-prfet le considra dun il stupfait. Comment cela ? A quoi nous serviraient ces marchandises ? Nous en avons revendre. Non, en or, naturellement. Du chrome ou du vanadium seraient mme prfrables, si vous en aviez en quantits suffisantes. Hardin clata de rire. En quantits suffisantes ! Nous navons mme pas assez de fer. De lor ! Tenez, regardez notre monnaie ! fit-il en lanant une pice lenvoy extraordinaire. Haut Rodric la fit sonner et leva vers Hardin un regard surpris. Quest-ce que cest ? De lacier ? Parfaitement. Je ne comprends pas. Terminus est une plante qui na pratiquement pas de ressources en minerais. Nous navons donc pas dor et rien pour vous payer, moins que vous nacceptiez quelques milliers de boisseaux de pommes de terre. Alors... des produits manufacturs. Sans mtal ? Avec quoi fabriquerions-nous nos machines ? Il y eut un silence, puis Pirenne reprit : Toute cette discussion est inutile. Terminus nest pas une plante comme les autres, mais une fondation scientifique occupe prparer une grande encyclopdie. Par lEspace, mon cher, vous navez donc aucun respect pour la science ? Ce ne sont pas les encyclopdies qui gagnent les guerres, riposta schement Haut Rodric. Terminus est donc un monde rigoureusement improductif... et pour ainsi dire inhabit en plus de cela. Eh bien, vous pourriez payer en terre. Que voulez-vous dire ? demanda Pirenne. 48

Cette plante est peu prs inoccupe et les terres en friche sont sans doute fertiles. De nombreuses familles nobles dAnacron aimeraient agrandir leurs domaines. Vous ne proposez tout de mme pas... Inutile de vous affoler, docteur Pirenne. Il y en a assez pour tout le monde. Si nous parvenons nous entendre et si vous vous montrez comprhensifs, nous pourrons sans doute nous arranger de faon que vous ne perdiez rien. On pourrait donner des titres et distribuer des terres. Je pense que vous me comprenez... Vous tes trop bon , fit Pirenne, sarcastique. Hardin, alors, interrogea dun ton naf : Anacron pourrait aussi nous fournir des quantits suffisantes de plutonium pour notre usine atomique ? Nous navons plus que quelques annes de rserves. Pirenne eut un haut-le-corps et, pendant quelques minutes, le silence rgna dans la pice. Quand Haut Rodric reprit la parole, ce fut sur un tout autre ton : Vous possdez lnergie atomique ? Evidemment. Quy a-t-il dextraordinaire cela ? Il y aura bientt cinquante mille ans quon utilise lnergie atomique. Pourquoi ne nous en servirions-nous pas ? Bien sr, nous avons un peu de mal nous procurer du plutonium. Bien sr, bien sr. Lenvoy marqua un temps, puis ajouta dun ton embarrass : Eh bien, messieurs, nous pourrions remettre demain la suite de cette discussion ? Si vous voulez bien mexcuser... Pirenne le regarda partir et marmonna entre ses dents : Lodieux petit imbcile ! Le... ! Pas du tout, fit Hardin. Il est simplement le produit de son milieu. Il ne comprend quun principe : jai un canon et pas vous. Pirenne se tourna vers lui, exaspr : Quelle ide vous a pris de parler de bases militaires et de tribut ? Etes-vous fou ? Mais non. Jai voulu lui tendre la perche pour le faire parler. Vous remarquerez quil a fini par nous rvler les vritables intentions dAnacron, savoir le morcellement de Terminus en

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terres domaniales. Vous pensez bien que je nentends pas les laisser faire. Vous nentendez pas les laisser faire. Vous ! Et qui tesvous donc ? Et pouvez-vous me dire pourquoi vous avez prouv le besoin de parler de notre centrale atomique ? Cest justement le genre de choses qui ferait de Terminus un parfait objectif militaire. Oui, fit Hardin en souriant, un objectif viter soigneusement. Vous navez donc pas compris pourquoi jai amen le sujet sur le tapis ? Je voulais confirmer ce que javais dj toute raison de souponner. A savoir ? QuAnacron ne se servait plus de lnergie atomique. Sinon, notre ami aurait su quon nutilise plus de plutonium dans les centrales. Il sensuit que le reste de la Priphrie ne possde pas davantage dindustrie atomique. Smyrno nen a certainement pas, puisquelle a t battue rcemment par Anacron. Intressant, vous ne trouvez pas ? Peuh ! Pirenne quitta la pice, de fort mchante humeur. Hardin jeta son cigare et leva les yeux vers ltendue de la Galaxie. Alors on est revenu au ptrole et au charbon ? murmura-t-il... mais il garda pour lui la suite de ses mditations.

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III

Quand Hardin niait tre propritaire du Journal, peut-tre avait-il raison en thorie, mais ctait tout. Hardin avait t un des promoteurs du mouvement demandant llvation de Terminus au statut de municipalit autonome il en avait t le premier Maire ; aussi, sans quaucune des actions du Journal ft son nom, contrlait-il de prs ou de loin quelque soixante pour cent des parts. Il y avait toujours moyen de prendre des dispositions. Ce ne fut donc pas simple concidence si, au moment o Hardin demanda Pirenne de lautoriser assister aux runions du Conseil dAdministration, le Journal commena une campagne en ce sens. A la suite de quoi stait tenu le premier meeting politique dans lhistoire de la Fondation, meeting o fut rclame la prsence dun reprsentant de la ville au sein du gouvernement national . Pirenne avait fini par sincliner, de mauvaise grce. Hardin, assis au bout de la table, se demandait pourquoi les savants faisaient de si pitres administrateurs. Peut-tre avaient-ils trop lhabitude des faits inflexibles et pas assez des gens influenables. A sa gauche, sigeaient Tomas Sutt et Jord Fara ; sa droite, Lundin Crast et Yate Fulham ; Pirenne prsidait. Hardin couta dans un demi-sommeil les formalits prliminaires, mais son attention se ranima quand Pirenne, aprs avoir bu une gorge deau, dclara : Je suis heureux de pouvoir annoncer au Conseil que, depuis notre dernire runion, jai t avis que le seigneur Dorwin, chancelier de lEmpire, arrivera sur Terminus dans quinze jours. On peut tre sr que nos relations avec Anacron seront rgles notre entire satisfaction, ds que lempereur sera inform de la situation. 51

Il sourit et, sadressant Hardin, il ajouta : Nous avons donn communication de cette nouvelle au Journal. Hardin rit sous cape. De toute vidence, ctait pour le plaisir de lui annoncer larrive du chancelier que Pirenne lavait admis dans le saint des saints. Pour parler net, dit-il dun ton paisible, quattendez-vous de Dorwin ? Ce fut Tomas Sutt qui rpondit. Il avait la dplaisante habitude de parler aux gens la troisime personne quand il se sentait dhumeur noble. Il est bien vident, observa-t-il, que le Maire Hardin est un cynique invtr. Il ne peut manquer de savoir que lempereur ne laisserait personne empiter sur ses droits. Pourquoi ? Que ferait-il donc ? Il y eut un mouvement de gne dans lassistance. Vous tenez l, fit Pirenne, des propos qui frisent la trahison. Dois-je considrer quon ma rpondu ? Oui ! Si vous navez rien dautre dire... Pas si vite. Jaimerais poser encore une question. Hormis ce coup de matre diplomatique qui peut ou non rimer quelque chose , a-t-on pris des mesures concrtes pour faire face la menace anacronique ? Yate Fulham passa une main sur sa terrible moustache rousse. Vous voyez l une menace, vous ? Pas vous ? Ma foi, non... Lempereur... commena lautre dun ton suffisant. Par lEspace ! Hardin snervait. Quest-ce que cela signifie ? A chaque instant, lun de vous dit lempereur ou lEmpire comme si ctait un mot magique. Lempereur est cinquante mille parsecs dici et je suis bien sr quil se fiche pas mal de nous. Et mme si ce nest pas le cas, que peut-il faire ? Les units de la flotte impriale qui se trouvaient dans ces rgions sont maintenant aux mains des quatre royaumes et Anacron en a eu sa part. Cest avec des canons quil faut se battre, pas avec des mots.

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Maintenant, coutez-moi. Nous avons eu deux mois de rpit, parce quAnacron sest imagin que nous possdons des armes atomiques. Or, nous savons tous que cest une pure fiction. Nous avons bien une centrale atomique, mais nous nutilisons lnergie nuclaire qu des fins industrielles, et encore modestement. Ils ne vont pas tarder sen apercevoir, et si vous croyez quils vont tre contents davoir t berns, vous vous trompez. Mon cher ami... Attendez : je nai pas fini. Cest trs bien de faire intervenir des chanceliers dans cette histoire, mais nous aurions plutt besoin de gros canons de sige, arms de beaux obus atomiques. Nous avons perdu deux mois, messieurs, et nous nen avons peut-tre pas deux autres perdre. Que proposez-vous de faire ? Lundin Crast, fronant son long nez dun air mcontent, dclara : Si vous proposez la militarisation de la Fondation, je ne veux pas en entendre parler. Ce serait nous jeter dans la politique. Nous sommes une communaut scientifique, monsieur le Maire, et rien dautre. Il ne se rend pas compte, ajouta Sutt, que la fabrication darmements priverait lEncyclopdie dun personnel prcieux. Il ne saurait en tre question, quoi quil arrive. Parfaitement, renchrit Pirenne. LEncyclopdie dabord... toujours. Hardin eut un grognement agac. LEncyclopdie semblait les obsder tous. Ce Conseil a-t-il jamais pens que Terminus pouvait avoir dautres intrts que lEncyclopdie ? Je ne conois pas, Hardin, dit Pirenne, que la Fondation puisse sintresser autre chose qu lEncyclopdie. Je nai pas dit la Fondation ; jai dit : Terminus. Je crains que vous ne compreniez pas bien la situation. Nous sommes environ un million sur Terminus et lEncyclopdie nemploie pas plus de cent cinquante mille personnes. Pour les autres, Terminus est une patrie. Nous sommes ns ici. Nous y vivons. Auprs de nos fermes, de nos maisons et de nos usines, lEncyclopdie ne compte gure. Nous voulons protger tout cela... 53

Crast linterrompit violemment : LEncyclopdie dabord, tonna-t-il. Nous avons une mission remplir. Au diable votre mission, cria Hardin. Ctait peut-tre vrai il y a cinquante ans. Mais une nouvelle gnration est venue. Cela na rien voir, rpliqua Pirenne. Nous sommes des savants. Hardin sauta sur loccasion. Ah ! vous croyez cela ? Mais cest une ide que vous vous faites ! Vous ntes, tous autant que vous tes, quun parfait exemple de ce qui ronge la Galaxie depuis des millnaires. Quelle est cette science qui consiste passer des centaines dannes classer les travaux des savants du premier millnaire ? Avez-vous jamais song aller de lavant, tendre vos connaissances ? Non ! Vous vous contentez de stagner. Et cest le cas de lensemble de la Galaxie, lEspace sait depuis combien de temps. Cest pour cela que la Priphrie se rvolte ; que les communications sont interrompues ; que sans cesse ont lieu des guerres rgionales, et quenfin des systmes entiers perdent le secret de lnergie nuclaire et reviennent des applications de la chimie lmentaire. Voulez-vous que je vous dise ? La Galaxie sen va la drive ! Il se tut et se laissa retomber dans son fauteuil pour reprendre haleine, sans couter les deux ou trois membres du Conseil qui sefforaient la fois de lui rpondre. Crast finit par lemporter. Je ne sais pas o vous voulez en venir avec vos harangues enflammes, monsieur le Maire, mais vous napportez la discussion aucun lment constructif. Je propose, monsieur le Prsident, que les remarques de Hardin soient considres comme nulles et non avenues et que nous reprenions le dbat o nous lavions laiss. Jord Fara sagita sur son sige. Jusque-l, Fara stait tu. Mais maintenant sa voix puissante, aussi puissante que ses cent cinquante kilos, retentit comme une sirne de brume. Navons-nous pas oubli quelque chose, messieurs ? Quoi donc ? interrogea Pirenne. Que, dans un mois, nous clbrons le cinquantime anniversaire de la Fondation. Fara avait lart dnoncer avec la plus extrme gravit les pires platitudes. 54

Et alors ? A loccasion de cet anniversaire, continua paisiblement Fara, on procdera louverture du caveau de Hari Seldon. Avez-vous jamais song ce que pourrait contenir le caveau ? Je ne sais pas. Rien dimportant. Un discours danniversaire enregistr, peut-tre. Je ne crois pas quil faille attacher une signification particulire au caveau, mme si le Journal, ajouta-t-il avec un mauvais regard vers Hardin, qui rpondit par un sourire, a voulu monter cette crmonie en pingle. Mais jy ai mis bon ordre. Ah ! dit Fara, mais vous avez peut-tre tort. Ne trouvezvous pas, reprit-il en se caressant le nez, que louverture du caveau a lieu un moment trangement opportun ? Trs inopportun, vous voulez dire, murmura Fulham. Nous avons bien dautres choses en tte. Da