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Université de Montréal Aspirations de la relève et nécessité de convaincre dans le culte du Teyyam par Vincent Brillant-Giroux Département d’anthropologie Faculté des arts et des sciences Mémoire présenté à la Faculté des arts et des sciences en vue de l’obtention du grade de maîtrise en anthropologie Août 2014 © Vincent Brillant-Giroux, 2014

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Université de Montréal

Aspirations de la relève et nécessité de convaincre

dans le culte du Teyyam

par

Vincent Brillant-Giroux

Département d’anthropologie

Faculté des arts et des sciences

Mémoire présenté à la Faculté des arts et des sciences

en vue de l’obtention du grade de maîtrise

en anthropologie

Août 2014

© Vincent Brillant-Giroux, 2014

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Résumé

Le Teyyam est un rituel de possession hindouiste du Kerala (Inde du Sud) qui

nécessite une pratique intransigeante : restrictions, jeûnes, exploits physiques,

résistance à la chaleur du feu. Vêtus de costumes spectaculaires, des performeurs de

caste intouchable dansent l’épée à la main, au son des tambours frénétiques, et font

entendre la parole du dieu qu’ils incarnent; ils auront même le droit de critiquer le

système des castes devant la communauté assemblée, le temps d’une inversion

rituelle. Alors qu’autrefois il s’agissait d’un devoir de caste associé à une grande

précarité, aujourd’hui il s’agit d’un métier que l’on peut choisir d’exercer ou non.

Bien qu’on ait déploré un manque de relève à cause des conditions jugées trop

difficiles, il y a toutefois de jeunes hommes qui ont décidé de poursuivre cette

tradition ancestrale. Au Kerala, de nombreux jeunes aspirent à la classe moyenne et

misent sur l’éducation pour espérer un bon emploi, il y a des opportunités, mais pas

pour tous, et surtout beaucoup de compétition. C’est dans ce contexte que de jeunes

hommes éduqués souhaitent poursuivre une tradition qu’ils admirent et dont ils sont

fiers, mais sans avoir à sacrifier leurs chances de réussite sociale. Quelles sont leurs

aspirations, quel sens donnent-ils à ce qu’ils souhaitent accomplir?

Traditionnellement les relations de patronage dans le Teyyam ont été très dures sous

le joug du système des castes, qu’en est-il aujourd’hui? Comment ces performeurs

arrivent-il à négocier la réalisation de leurs aspirations dans les coulisses du Teyyam?

Mots-clés : jeunes, Teyyam, hindouisme, Kerala, Inde, possession, rituel,

transmission, classe moyenne, mobilité sociale, intouchables, dalits

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Abstract

Teyyam is a Hindu possession ritual from Kerala (South India), the practice of which

is unforgiving: it requires fasting, physical feats, heat resistance. Dressed in a

spectacular costume, the performers dance, swords in hand, to the frenzied beat of

drums, they are the vessels of the gods’ words. An untouchable embodies the god in

front of the assembled community; he will even have the right, during this ritual

inversion of roles, to critique the caste system. Whereas this performance used to be a

caste obligation associated with poverty, it has, today, become a job that one can

choose, or not, to do. Even though some people lament the fact that there is a lack of

young men to ensure the continuity of this practice due to the difficult conditions of

this ritual, there, nonetheless, remain educated young men ready to pursue this

ancestral tradition. In Kerala, a lot of people count on education to have a good job,

the young are more and more educated and a good number of them aspire to attain the

middle class; there are opportunities, but not for everyone and there is a lot of

competition. Educated young men want to pursue a tradition that they admire and that

they are proud of, but without having to sacrifice their chances of social mobility.

What are their aspirations? What meaning are they giving to what they want to

accomplish? Traditionally the patronage relations in Teyyam have been very hard,

under the shade of the caste system. What is the situation today? How do the

performers manage to negotiate the achievement of their aspirations in the context of

Teyyam?

Keywords : youth, Teyyam, Hinduism, Kerala, India, possession, ritual,

transmission, middle class, social mobility, untouchables, dalits

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Table des matières

Introduction ................................................................................................................... 1

Objectifs .................................................................................................................. 10

Les chapitres ............................................................................................................ 11

1 La pratique du Teyyam et les enjeux de la transmission ..................................... 16

1.1 Le Teyyam ................................................................................................... 16

1.1.1 Rencontre avec le Teyyam ...................................................................... 17

1.2 Les caractéristiques du Teyyam .................................................................. 21

1.2.1 L’inversion rituelle et les rapports de castes ........................................... 25

1.2.2 L’évolution du culte du Teyyam ............................................................. 31

1.3 La relève du Teyyam en question ................................................................ 34

1.3.1 Les conditions difficiles d’une pratique rituelle. ..................................... 34

1.3.2 Le métier de performeur .......................................................................... 37

1.4 L’idéal de la classe moyenne et les aspirations des jeunes ......................... 40

1.5 Changement et préservation du Teyyam ..................................................... 46

1.6 La réalité du rituel et de la société ............................................................... 47

1.7 Changements dans les rituels ...................................................................... 51

1.8 La croyance en l’efficacité du rituel ............................................................ 55

1.9 Méthodologie ............................................................................................... 58

2 Les aspirations des jeunes performeurs ............................................................... 66

2.1 Les revenus et leur évolution ....................................................................... 66

2.1.1 La question de la rémunération ............................................................... 66

2.1.2 Le calcul de la rémunération ................................................................... 68

2.1.3 La rémunération des performeurs interrogés ........................................... 72

2.2 La performance en priorité .......................................................................... 77

2.2.1 Shrivaj : condition précaire et avertissement adressé à la relève ............ 78

2.2.2 Performeurs de grande réputation, avec situations avantageuses ............ 83

2.2.3 Des jeunes prêts à poursuivre la tradition ............................................... 85

2.2.4 Abhimanyu : sur les traces de son père ................................................... 86

2.2.5 Virochan : engagé, mais préoccupé par les risques ................................. 89

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2.3 Conjuguer carrière professionnelle et performance .................................... 91

2.3.1 Vers un nouvel idéal ................................................................................ 91

2.3.2 Kaushal : un exemple de succès .............................................................. 93

2.3.3 Sadashiv : un ingénieur en attente de performances ............................... 96

2.3.4 Sanjith : un projet qu’il reste à accomplir ............................................... 99

2.3.5 Priyaka : performeur à la recherche d’un emploi bien rémunéré .......... 101

2.3.6 Balagovind : l’importance de s’accomplir comme professionnel, en plus

de la performance .............................................................................................. 103

3 L’espace de négociation dans les coulisses du Teyyam .................................... 108

3.1 Les coulisses du Teyyam : premières distinctions .................................... 110

3.1.1 Patrons, performeurs et relations internes ............................................. 110

3.1.2 Rémunération, sélection, condition ....................................................... 112

3.2 Le Teyyam, les rapports de castes et l’inversion rituelle .......................... 112

3.3 Patronage et compétition dans le Teyyam ................................................. 114

3.3.1 Manakkatan Gurukkal ........................................................................... 114

3.3.2 Nayars et Thiyyas .................................................................................. 116

3.3.3 Réorganisation : vers un travail rémunéré ............................................. 118

3.3.4 Négociation de la rémunération ............................................................ 118

3.3.5 La sélection ............................................................................................ 122

3.3.6 Les règles de négociation dans les coulisses du Teyyam ...................... 127

3.3.7 Compétition interne ............................................................................... 130

3.4 Aujourd’hui dans les coulisses du Teyyam ............................................... 131

3.4.1 Bijal Peruvannan ................................................................................... 133

3.4.2 Radheshyam Panicker ........................................................................... 138

3.4.3 La reconnaissance .................................................................................. 143

3.4.4 Négocier dans les coulisses du Teyyam ................................................ 144

3.4.5 Nilesh, membre d’un comité ................................................................. 146

3.4.6 Rapports de force à l’œuvre dans les coulisses du Teyyam, ................. 155

4 Réputation et nécessité de convaincre ............................................................... 160

4.1 Qu’est-ce qu’un bon performeur? ............................................................. 162

4.1.1 Bon comportement et sens du devoir .................................................... 163

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4.1.2 Maîtrise des rituels ................................................................................ 163

4.1.3 Qualités artistiques ................................................................................ 164

4.1.4 Qualités d’interaction liées à la parole .................................................. 165

4.1.5 Exploits physiques ................................................................................. 166

4.1.6 Capacité de se faire créditer la résolution des problèmes des dévots .... 170

4.1.7 Performeur de bonne réputation ............................................................ 170

4.2 Convaincre de la présence divine .............................................................. 171

4.2.1 La possibilité de contester la présence divine dans la possession

institutionnelle ................................................................................................... 172

4.2.2 Parole divine et contestation .................................................................. 179

4.2.3 L’importance de croire en la présence divine ....................................... 179

4.3 Croyances et attentes des dévots du Teyyam ............................................ 180

4.3.1 La recherche d’Ayrookuzhiel ................................................................ 180

4.3.2 Croire en la présence divine en contexte de modernité ......................... 184

4.3.3 Démonstration de la présence divine chez le performeur ..................... 188

4.4 La réputation d’un performeur .................................................................. 188

4.4.1 Médiums, sorciers, possession et clientèle ............................................ 190

4.4.2 Le pouvoir du performeur ..................................................................... 193

4.4.3 La capacité de résoudre les problèmes des dévots ................................ 194

4.4.4 Interpréter les concordances de faits ..................................................... 195

4.4.5 Être à la hauteur des attentes des dévots ............................................... 201

4.5 Débat sur la compétence des jeunes performeurs ..................................... 202

4.5.1 Une divergence d'opinions .................................................................... 202

4.5.2 La réponse de Sanjith ............................................................................ 205

4.5.3 Le sentiment d’appartenance ................................................................. 207

4.5.4 Compétence et réputation ...................................................................... 209

4.6 Le sacrifice de soi ...................................................................................... 210

4.7 Du sacrifice de soi aux demandes d’accommodements ............................ 214

4.7.1 Accommodements et préservation de l’efficacité du rituel ................... 216

4.8 Les défis des jeunes performeurs .............................................................. 218

4.9 Muthappan et la continuité du Teyyam ..................................................... 223

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Conclusion ................................................................................................................. 228

Annexe 1 Carte de l’Inde

Annexe 2 Carte du Kerala

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Liste des Tableaux

Tableau 1. – Distribution des participants aux entrevues p. 62

Tableau 2. – Rémunération des performeurs p. 75

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Liste des figures

Figure 1. – Teyyam de la déesse Bhadrakali p. 14

Figure 2. – Pottan Teyyam p. 15

Figure 3. – Muthappan dans un sanctuaire en milieu urbain p. 64

Figure 4. – Teyyam de la déesse Bhagavathi p. 65

Figure 5. – Les loges quelques heures avant le début d’un Teyyam p. 106

Figure 6 – Consultation lors d’un Teyyam de Muthappan p. 107

Figure 7. – Pottan Teyyam allongé sur des braises p. 158

Figure 8. – Muthappan p. 159

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Remerciements

Je voudrais commencer par remercier tous les performeurs que j’ai rencontrés, qui

ont accepté si gracieusement et si généreusement de collaborer à ma recherche et qui

m’ont, sans réserve, fait part de leurs expériences, de leurs inquiétudes et de leurs

espoirs.

Je veux aussi adresser des remerciements spéciaux à Kurian qui m’a été d’une aide

inestimable tout au long de cette enquête de terrain en m’aidant à entrer en contact

avec des performeurs et à assister à plusieurs de leurs performances. Les

conversations passionnées que nous avons eues au cours desquelles nous cherchions

des réponses à nos questions communes sur le Teyyam m’ont plusieurs fois aidé à

progresser dans cette recherche.

J’aimerais aussi remercier Shiju et Chandran pour la qualité de leur travail

d’interprète lors des entrevues

Je veux tout spécialement remercier tous les Kéralais que j’ai rencontrés, avec qui j’ai

échangé, de leur grande générosité et de leur gentillesse; étranger en terre inconnue,

je me suis toujours senti accueilli comme un ami.

Je veux adresser des remerciements tout particuliers à Dinesan Vadakkiniyil pour

m’avoir guidé et, là encore, accueilli avec générosité.

Je remercie ma directrice Karine Bates, de son apport et de son appui à toutes les

étapes de ce projet et tout particulièrement de son soutien dans les derniers moments

de la rédaction de ce mémoire. Je veux aussi souligner la gentillesse d’Andrée

Dufour, toujours prête à aider.

Je dois aussi mentionner toute mon appréciation pour le Fonds de recherche sur la

société et la culture (FQRSC), le conseil de recherches en sciences humaines

(CRSH), la maison internationale et la Fondation Berthelet-Aubin, qui m’ont offert

un soutien financier inestimable.

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Et, finalement, je veux remercier ma conjointe Valérie Gastebled pour ses relectures

et ses commentaires pertinents, son sens de l’aventure en voyage, ainsi que son

soutien indéfectible depuis mes premiers pas sur le chemin de l’anthropologie.

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Introduction

Le Teyyam est un rituel de possession de l’hindouisme populaire qui met en scène

une inversion rituelle au cours de laquelle un performeur de caste intouchable

incarnera un des dieux du panthéon de ce culte devant l’ensemble de sa communauté.

On conçoit que c’est l’énergie du dieu, présente dans son corps, qui lui permettra

d’accomplir des exploits physiques prodigieux, comme de résister à la chaleur du feu

ou de danser des nuits entières chargé d’un costume extrêmement lourd, pouvant

s’élever dans les airs à des hauteurs vertigineuses. Dans les derniers moments du

rituel, le performeur devra faire entendre la parole du dieu qu’il incarne aux dévots

venus lui communiquer personnellement leurs vœux et leurs requêtes. On retrouve les

rituels du Teyyam dans la région du Malabar, en Inde, au nord du Kerala1, ils sont

encore pratiqués de nos jours dans une forme qui reproduit, dans sa mise en espace et

sa répartition des tâches, les divisions du système des castes de l’époque médiévale

(Freeman 2003). Et pourtant, tout au long du 20e siècle, la société du Kerala a été

traversée par de forts courants de luttes sociales ainsi que par des politiques de

gauche qui ont engendré de nombreuses réformes visant à faire reculer la

discrimination entre les castes.

La performance de la possession dans les rituels du Teyyam est d’une exigence

considérable et son apprentissage demande un grand engagement; s’il s’agissait

autrefois d’un devoir de caste, la performance est maintenant considérée comme un

métier rémunéré que l’on peut choisir d’exercer ou non. Aujourd’hui, en Inde2, les

gens sont de plus en plus éduqués et aspirent à faire partie de la classe moyenne

indienne privilégiée. Qui sont ces jeunes hommes qui ont décidé de poursuivre cette

tradition exigeante, quelles sont leurs aspirations? Comment les changements sociaux

survenus en Inde ont-ils pu influencer les choix de vie de ceux qui ont décidé de

s’engager dans cette voie? Le rituel du Teyyam jouit actuellement d’une très grande

1 Voir la carte du Kerala en annexe 2 2 Voir la carte de l’Inde en annexe 1

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popularité, mais il a besoin d’une relève pour assurer sa continuité, comment cet

enjeu est-il négocié dans les coulisses du Teyyam où performeurs et patrons débattent

des conditions dans lesquelles s’exerce la performance des rituels? Est-ce que la

volonté de faire les choses de façon différente pourrait aller à l’encontre de la

croyance selon laquelle ce serait le respect d’une tradition immémoriale qui

permettrait aux dieux d’intervenir en faveur des dévots?

Tout au long du 20e siècle et jusqu’à ce jour, le Teyyam a donné lieu à de nombreux

épisodes de réinterprétation. Il est passé par des périodes de déclin et de regain, ainsi

que par une reconfiguration de ses relations de patronage, puis il a été l’objet de

plusieurs tentatives de récupération, jusqu’à connaître aujourd’hui une forme de

prospérité. Afin de mieux saisir les enjeux actuels de la transmission de cette

pratique, nous retracerons les étapes marquantes de cette trajectoire.

Le Teyyam a traversé une période de déclin au cours des années 60 lorsque les

Nayars de haute caste qui patronnaient les activités rituelles, en prévision de

l’application de lois visant la redistribution des terres, commencèrent à cesser de

jouer ce rôle. Ce désengagement s’accentua dans les années 70 suite à une réforme

majeure des règles entourant la propriété foncière, à la suite de laquelle les propriétés

terriennes des Nayars, source de leur richesse, furent en grande partie redistribuées.

Par la suite, le patronage des sanctuaires fut réorganisé autour de comités multicaste

chargés d’amasser le financement nécessaire à la tenue des rituels, ce qui permit au

Teyyam de poursuivre ses activités (Holloman et Ashley 1983). C’est à partir de ce

moment qu’être performeur fut considéré non plus comme un devoir de caste, mais

comme un métier. Les rapports de force se sont mis à changer, mais la négociation de

la rémunération entre performeurs et patrons fut très difficile et conflictuelle. À cette

époque, bien que les activités rituelles aient repris de façon importante, plusieurs

jeunes des communautés de performeurs décidèrent de ne pas poursuivre cette

tradition (Holloman et Ashley 1983).

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Par la suite, le Teyyam donna lieu à plusieurs formes de réinterprétation et de

récupération. Selon Ashley (1993), il fut « recodé » afin de servir différents intérêts,

ce qui lui fit dire que le Teyyam était maintenant devenu une arène où l’on débattait

du sens à lui donner. Un des points de dispute principaux était de déterminer s’il

s’agissait d’un art ou d’un rituel religieux (Aubert 2004). Ashley rapporte que sous

forme artistique, sans la possession, le Teyyam a été présenté comme manifestation

culturelle et folklorique et comme symbole d’identité nationale. Le Parti communiste3

(CPI (M)), à la tête d’une coalition4 qui fut plusieurs fois portée au pouvoir au Kerala

depuis l’indépendance de l’Inde, l’a aussi présenté sans la possession lors de défilés

ou d’événements politiques, notamment pour faire la démonstration qu’il pouvait être

présenté en dehors de son contexte religieux. Toujours sous une forme soulignant sa

dimension artistique, le rituel a été régulièrement présenté devant des touristes, et

certaines troupes ont même fait des représentations à l’étranger. Ces multiples

réinterprétations du sens donné au Teyyam ont fait dire à Tarabout (2005), en

référence au concept d’imagination d’Appadurai (1996), qu’à l’heure de la

globalisation, on a tenté de redéfinir ce rituel local en lui donnant un sens universel,

de manière à le concevoir comme une contribution au patrimoine culturel de

l’humanité. Il faut souligner que le Teyyam demeure encore de nos jours un élément

important dans la composition identitaire d’un bon nombre de gens habitant la région

du Malabar où le rituel est pratiqué, et même auprès des travailleurs migrants qui,

depuis les pays du Golfe Persique, gardent un contact avec le culte via les médias

sociaux ou en visitant des sites et blogues dédiés à ses activités (Vadakkiniyil 2009,

2010).

Malgré tous ces projets de réinterprétations, et malgré le fait que le Teyyam soit aussi

considéré comme un art, et que des évènements artistiques aient lieu, c’est aussi dans

sa forme villageoise et populaire, dans les sanctuaires traditionnels que l’on a

rénovés, qu’il connaît une phase importante de prospérité depuis les années 1990. Un

des facteurs expliquant cette popularité aurait été l’investissement financier de 3 Communist Party of India (Marxist) (CPI(M)) 4 Left Democratic Front (LDF)

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travailleurs migrants souhaitant investir dans les activités rituelles avec le désir de

renforcer leurs attaches identitaires avec le Kerala (Koga 2003). On mentionne

également le fait que des gens cherchant des solutions à leurs difficultés auraient

consulté des astrologues qui leur auraient révélé que le fait d’avoir négligé les dieux

était la source de leurs problèmes. Suite à quoi ces gens se seraient investis dans la

reprise des activités du culte du Teyyam, et auraient fait rénover d’anciens sanctuaires

ou construire de nouveaux (Koga 2003, Périgaud 2008). Il faudrait aussi, pour

expliquer ce regain, mentionner l’expansion du culte de Muthappan, un des dieux du

Teyyam. Son rituel aux caractéristiques particulières, inspirées de son mythe, où il est

décrit comme nomade et faisant fi des distinctions de castes, lui a permis d’investir

des lieux nouveaux, notamment des lieux urbains, et faire connaître à son culte une

immense popularité (Vadakkiniyil 2009, 2010).

Il va de soi que pour assurer la continuité des activités rituelles du Teyyam, il faut

qu’il y ait une relève au niveau des performeurs. La pratique de la possession est

extrêmement exigeante et demande de nombreuses restrictions précédant certains

rituels : jeûnes, abstinence sexuelle, interdiction de boire de l’alcool; de plus, de

graves problèmes de santé peuvent survenir à long terme. Si autrefois il s’agissait

d’un devoir de caste, aujourd’hui, bien que ses dimensions religieuses demeurent

reconnues, cette pratique est aussi vue comme un métier que l’on peut choisir

d’exercer ou non, et beaucoup de jeunes auraient décidé de ne pas emprunter cette

voie. En effet, des performeurs ont rapporté que devant une rémunération jugée

inadéquate, des jeunes ont préféré se tourner vers d’autres emplois (Kurup 1986,

Daugherty 2000). On signale également une diminution des activités rituelles, ce qui

mettrait en péril les activités du Teyyam, c’est pourquoi Kurup (1986) appelle le

gouvernement à mettre sur pied des projets visant à le préserver. En 2013, Balan

Nambiar s’exprime aussi en ce sens, réclamant une plus grande reconnaissance et des

interventions pour sauver cette tradition, il mentionne également la difficulté des

jeunes d’aujourd’hui de répondre aux exigences des rituels.

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Toutefois, Périgaud lors de son enquête menée en 2008 découvre une situation assez

différente. Elle observe que les performeurs qu’elle a rencontrés sont bien considérés

et que leur condition s’est améliorée. Ils ne vivaient pas dans cette situation

d’extrême pauvreté qui fut longtemps dépeinte. Nous pouvons concevoir que cette

amélioration pourrait découler du fait que le culte connaisse une grande popularité et

que plus d’argent y soit investi. On pourrait aussi penser que, dans certains cas, les

performeurs ont pu arriver à négocier de meilleures conditions, en faisant valoir leur

contribution essentielle à la tenue des rituels.

Il est possible qu’il y ait des différences régionales, ou qu’une transition n’ait pas été

amorcée de la même manière sur tout le territoire, mais à première vue, il semble que

dans certains contextes les conditions des performeurs se soient effectivement

améliorées, expliquant par le fait même que le nombre de performeurs ait été

suffisant jusqu’à maintenant pour soutenir la récente augmentation des activités du

Teyyam. Une telle amélioration des conditions aurait donc pu avoir un effet incitatif

auprès de jeunes hommes pour les convaincre de choisir cette voie. Mais le Kerala a

d’autres options à offrir aux jeunes d’aujourd’hui. Le Kerala continue de se

développer, de se moderniser, les valeurs évoluent et les jeunes ont de nouvelles

façons de se définir et d’imaginer leur avenir. Il nous faudra donc analyser de très

près cette situation afin de mieux comprendre quelles pourraient être les aspirations

de ces jeunes hommes appartenant aux familles de performeurs, qui doivent

déterminer s’ils emprunteront la voie de la performance du Teyyam, avec toutes les

difficultés que ce choix comporte.

Il y a dix ans, Komath (2003) a étudié le phénomène de mobilité sociale auprès des

gens de castes associées à la performance du Teyyam. Il a fait le constat que,

contrairement aux membres d’autres castes d’intouchables au Kerala qui étaient plus

nombreuses et mieux organisées, les membres des castes associées à la performance

du Teyyam ont moins su profiter des réformes, et ont eu plus de difficultés à

s’engager dans le système d’éducation pour avoir accès à de meilleurs emplois; il

ajoute que beaucoup en sont restés à la pratique de la performance par faute de

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meilleures options. En référence à Bourdieu (1977), il souligne que les gens de ces

communautés ont un habitus associé aux occupations de leurs castes, comme celle de

la performance, ce qui les empêche de bien réussir à profiter des opportunités

d’améliorer leur statut social et d'obtenir des emplois mieux considérés et mieux

rémunérés. Cependant, Komath explique aussi que ces gens ont un attachement

profond envers la tradition et la pratique du Teyyam, une fierté d’appartenance qui

contribue aussi à les maintenir dans ce champ d’activité.

Qu’en est-il donc de la transmission de cette pratique auprès des jeunes performeurs

dix ans après cette description faite par Komath en 2003? Si certains chercheurs ont

parlé d’une désaffection inquiétante de la performance, Komath y a vu plutôt la

tendance selon laquelle on continuait de s’engager comme performeur, faute de

meilleures options, dans un contexte où le poids des divisions des castes se fait

toujours sentir. Toutefois, comme nous l’avons souligné, il semble bien qu’il y ait,

malgré une variabilité des situations vécues, une amélioration des conditions qui soit

en marche. Quelles sont de nos jours les aspirations des jeunes performeurs? À

quelles conditions sont-ils prêts à s’engager? Sont-ils à la recherche

d’accommodements? Et dans un tel cas, à quelles stratégies ont-ils recours pour les

mettre en place? Komath (2003, 2006) racontait que les relations avec les patrons qui

organisent la tenue des rituels étaient encore extrêmement difficiles, et s’exerçaient

toujours en fonction des hiérarchies de castes. Qu’en est-il aujourd’hui? Quelle est la

marge de manœuvre des performeurs et jeunes performeurs pour négocier à leur

avantage dans les coulisses du Teyyam? Est-ce que les conditions sont meilleures

qu’autrefois? Et si c’était le cas, est-ce que la performance pourrait être devenue un

refuge pour de jeunes hommes éduqués éprouvant de la difficulté à obtenir un

emploi? Est-ce que le sentiment d’appartenance à cette tradition immémoriale

associée à leur caste et à leurs ancêtres, le désir de s’engager dans une pratique qu’ils

admirent, pourrait être un facteur déterminant pour les convaincre de choisir la voie

de la performance?

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Pour répondre à ces questions, nous avons dû nous situer par rapport à l’utilisation du

concept d’aspiration. En général, dans les recherches, on y réfère pour discuter des

ambitions des jeunes et l’on parlera de « hautes aspirations » ou de « manque

d’aspiration » pour interpréter l’intérêt d’un jeune au niveau scolaire, et d’évaluer ses

chances de bien réussir dans la vie. Il s’agit d’une équation dans laquelle on tient

compte du milieu socio-économique, mais où l’on conçoit que des interventions

pourraient modifier les aspirations d’un jeune et sa trajectoire de vie. Parfois on

délaissera ce concept pour référer à des théories basées sur la reproduction sociale des

valeurs de classes qui laisseront moins de flexibilité pour la modification du parcours

d’un individu. C’est par une telle approche, en référence à Bourdieu, que Komath

rapportait en 2003 la difficulté des gens issus de castes intouchables associées à la

performance de parvenir à travailler dans d’autres domaines. Cependant, dans le

contexte actuel du développement du Kerala, où il y a une bonne accessibilité au

système d’éducation, des quotas dans la fonction publique pour les basses castes, et

où l’on valorise la mobilité sociale et l’arrivée dans la classe moyenne, nous avons dû

concevoir que pour avoir une meilleure compréhension du phénomène que nous

étudions, nous ne pouvions l’aborder seulement en terme d’ambition et de

reproduction sociale, bien que cela doive aussi faire partie de l’analyse, car il fallait

aussi, comme le suggère Shanahan (2000), prendre en compte la notion de projet de

vie, c’est-à-dire de considérer ce qu’un jeune veut faire de sa vie. Il y aurait lieu de

croire que certains jeunes puissent choisir la performance comme métier, non pas

uniquement par manque d’opportunité, mais par attachement identitaire, où alors

parce qu’ils ont pu mettre en place des stratégies leur permettant de conjuguer

performance et revenus décents. C’est donc en référence à cette conception des

aspirations considérées aussi comme faisant partie d’un projet de vie que nous

analyserons les témoignages des performeurs interrogés.

Les premières données que nous avons récoltées sur le terrain ont mis à jour

l’existence d’un débat à l’interne chez les performeurs au sujet de la compétence des

jeunes formant la relève. Si certains étaient satisfaits de la progression de leurs

protégés, d’autres critiquaient un manque d’ardeur, d’engagement, ou le fait de

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vouloir faire les choses de façon différente. On leur reprochait de prendre les dévots

pour acquis, laissant sous-entendre qu’un lien de confiance pouvait être brisé. Pour

bien comprendre les enjeux soulevés par ce débat, il faut d’abord expliquer à quel

point la prospérité et la continuité du rituel seraient aussi liées au fait qu’un bon

nombre de dévots pourraient croire que c’est le maintien des rituels dans leur forme

ancestrale qui en garantirait l’efficacité, la possibilité d’une intervention divine en

leur faveur.

En contexte villageois, le Teyyam aurait été maintenu au fil des ans dans une forme

considérée comme fidèle à une tradition ancestrale, et qui reproduirait toujours dans

sa mise en scène les divisions de castes datant de la période médiévale. Pourtant

beaucoup de luttes sociales ont eu lieu au Kerala afin de faire reculer ce même

système de discrimination. Il s’agit en effet d’une situation surprenante surtout si l’on

considère que le Teyyam a été l’objet de multiples formes de réinterprétations, dans

l’esprit donné par Comaroff et Comaroff (1993), qui ont démontré que les rituels,

dans certains contextes, pouvaient donner lieu à des expérimentations destinées à

négocier avec les changements apportés par la modernité. Malgré cela, c’est dans sa

version villageoise, traditionnelle, et qui met en scène le système des castes, que le

Teyyam connaît à l’heure actuelle un grand regain de popularité. Comment expliquer

cette situation?

Il s’agit d’une question pour laquelle Vadakkinyil (2009) a proposé une explication

fort convaincante. Suite à une étude ethnographique où il a porté une attention

particulière aux détails de certains rituels du Teyyam, il a soutenu que tout ce qui est

mis en scène de façon dynamique dans l’espace des rituels, l’ensemble des détails

permettant d’évoquer les mythes, y compris la référence aux castes et à leurs

inégalités, tout cela trouve sa cohérence dans la logique même du rituel, dans sa

réalité propre. Selon lui, les gens de l’assistance font très bien la différence entre cette

réalité mise en scène par le rituel et celle du monde extérieur sur lequel ils pourront

agir. Ils ne ressentent donc pas le besoin d’adapter le Teyyam à leur réalité

contemporaine, au contraire ils essaieront de le préserver tel qu’il est pour garder

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intact la synergie des éléments nécessaires à la compréhension des mythes qui y sont

présentés, et qui font une critique de l’inégalité du système des castes.

Kreinath (2004), lors d’une réflexion sur les changements dans les rituels, rappelle

que malgré le fait que les rituels changent toujours, inexorablement au fil du temps, il

arrive que l’on développe un discours affirmant leur conformité à une tradition très

ancienne afin de légitimer leur autorité actuelle. Au sujet du Teyyam, nous estimons

que cela va plus loin, et que la volonté de maintenir le rituel dans ses formes

anciennes sert aussi à garantir la croyance en l’efficacité du rituel.

Si Vadakkiniyil a mis en relief que les dévots entretiennent une relation avec le

Teyyam dans une forme que l’on essaie de préserver, il y aurait lieu de croire que

cette relation est aussi imprégnée par le fait de croire à la capacité des dieux à

intervenir. Mais il faut rappeler que lors du rituel, cette présence divine, cette

possibilité pour les dévots de communiquer avec les dieux, est conçue comme étant

possible grâce à la capacité d’un performeur de canaliser l’énergie de la divinité, qui

se manifeste, notamment, par l’exécution d’exploits physiques.

Il y aurait donc lieu de penser que cette forte relation qui existe entre les dévots et les

dieux de ce culte est rendue possible pour certains dévots par la confiance qu’ils ont

dans les capacités des performeurs à provoquer une manifestation divine lors des

rituels. Ce que l’inquiétude des performeurs plus âgés semble traduire, c’est qu’en

voulant faire les choses de façon différente, des jeunes pourraient apporter des

changements qui seraient perçus par les dévots comme des transformations dans

l’identité du rituel, ce qui risquerait de mener à la perte de la croyance en son

efficacité. Cela semble d’autant plus fondé que dans le contexte culturel et religieux

du Kerala il y a des cas où l’on admet la possibilité de critiquer l’authenticité de la

possession lors des rituels (Tarabout 1999). Par conséquent, il faut concevoir qu’en

plus de devoir négocier dans les coulisses du Teyyam, où les rapports de force sont

extrêmement corsés, afin de pouvoir réaliser leurs aspirations, les performeurs de la

nouvelle génération devront aussi maintenir un lien de confiance avec les dévots.

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Serait-il possible que ce lien de confiance associé à l’efficacité du rituel puisse aussi

être alimenté par certaines qualités d’interaction des performeurs, qui implique de

savoir motiver, encourager, ou de donner confiance aux dévots venus les consulter?

Pourrait-on penser qu’en plus des épreuves physiques et de la maîtrise des partitions

artistiques des rituels, les jeunes performeurs devront aussi apprendre à développer

ces qualités d’intervention particulières, pour maintenir ce lien de confiance?

À travers l’analyse des entrevues que nous avons faites auprès d’eux, nous essaierons

de comprendre leurs aspirations, ainsi que les stratégies qu’ils auront mises en place

pour réaliser les projets de vie qu’ils se sont donnés, dans le contexte actuel de

développement et de modernisation de l’Inde, où l’on croit de plus en plus en ses

chances de réussir.

Cette recherche permettra d’en apprendre davantage sur la transmission des

croyances et pratiques religieuses de l’hindouisme et leur évolution dans le contexte

actuel de développement et de transformation sociale de l’Inde, à l’heure où

l’ouverture à la mondialisation permet aux individus de développer leur identité et

leur projet de vie en référence à de nouvelles réalités. La recherche contribuera

également à mieux comprendre les dynamiques d’évolution des rapports de castes,

entre efforts pour mettre fin aux discriminations et la continuité de certaines

inégalités, mais aussi à mettre à jour la possibilité d’un attachement identitaire positif

à une caste, vécu comme une solidarité envers ses ancêtres, les difficultés qu’ils ont

connues, et les combats qu’ils ont menés.

Objectifs

Au cours des prochains chapitres, à partir des données que nous avons récoltées, nous

allons rendre compte de la situation de la relève chez les performeurs du Teyyam, et

nous exposerons les défis qui se présentent aux performeurs de la nouvelle génération

en vue de la réalisation de leurs aspirations, un enjeu qui pourrait être déterminant

pour la continuité de cette tradition. Notre analyse répondra aux objectifs suivants :

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Premièrement, il s’agira de connaître les aspirations des jeunes performeurs, leur

relation avec le Teyyam, leur conception de la pratique de la possession et le sens

qu’ils en donnent, et comment le tout s’intègre dans le projet de vie qu’ils se sont

donné. Nous tâcherons de comprendre pourquoi ils ont décidé d’emprunter cette voie,

s’ils sont à la recherche d’accommodements, et dans de tels cas quelles stratégies ils

auront mises de l’avant pour y arriver.

Ensuite, nous devrons faire le point sur la condition des performeurs, et vérifier s’il y

a eu une amélioration de leur rémunération, afin de savoir si la performance mène

toujours à la pauvreté comme autrefois ou si elle est devenue un métier pouvant se

comparer à d’autres métiers courants. Nous voulons évaluer l’impact de cette

situation sur les aspirations des performeurs, leur désir de s’engager et de poursuivre

cette tradition.

Puis, nous allons examiner les dynamiques de négociation à l’œuvre dans les

coulisses du Teyyam et les rapports de force qu’on y retrouve, pour voir à quel point

le contexte de transformation sociale actuel pourrait permettre de repenser les règles

traditionnelles et les droits héréditaires. Nous voulons évaluer jusqu’à quel point les

performeurs pourront négocier en leur faveur dans ces conditions.

Enfin, nous analyserons le débat sur la compétence des jeunes, nous voulons évaluer

jusqu’à quel point il est répandu, sur quoi il se fonde, et les conséquences que

pourraient avoir la circulation de ce type de discours sur le culte à long terme. Nous

voulons connaître l’opinion des performeurs eux-mêmes, de toutes générations, pour

comprendre dans quelle mesure l’enjeu principal de ce débat pourrait être la relation

de confiance entre dévots et performeurs, relation nécessaire aux croyances qui

soutiennent le culte et sa continuité.

Les chapitres

Dans le premier chapitre, nous approfondirons les réflexions et les questions qui sont

au cœur de notre recherche et nous présenterons le Teyyam dans ses dimensions

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historiques, sociales et culturelles, en tenant compte des aspects qui concernent ce

rituel en tant que métier. Ensuite, nous aborderons le contexte socio-économique du

Kerala d’aujourd’hui, notamment au plan de l’éducation, de la mobilité sociale et sur

les enjeux de castes afin de situer les aspirations actuelles des jeunes pour mieux

comprendre celles des jeunes performeurs. Puis nous reviendrons plus en détail sur la

dimension de l’efficacité du rituel et nous terminerons par un exposé sur la

méthodologie employée lors de notre enquête de terrain.

Dans le second chapitre, nous commencerons par examiner les données que nous

avons recueillies au sujet la rémunération des performeurs, et nous les comparerons

avec les revenus de métiers courants pour évaluer si la performance pourrait être

considérée comme une option valable pour un jeune homme voulant gagner sa vie.

Puis nous analyserons en détail les entrevues que nous avons réalisées auprès de

performeurs afin d’identifier les différentes stratégies mises de l’avant pour réaliser

leurs aspirations.

Dans le troisième chapitre, nous entrerons dans les coulisses du Teyyam. Nous

commencerons par présenter un historique de l’évolution des relations de patronage

dans le Teyyam au cours du 20e siècle jusqu’à aujourd’hui. Puis nous poursuivrons en

étudiant la situation actuelle à partir de témoignages recueillis auprès de performeurs

en charge de la relève et des négociations sur leur territoire. Nous comparerons leurs

comptes rendus avec celui d’un membre de comité de temple afin d’avoir l’heure

juste sur les dynamiques de négociation dans les coulisses du Teyyam.

Dans le quatrième chapitre, nous explorerons les modalités qui entrent en ligne de

compte pour la négociation des aspirations dans les coulisses du Teyyam. Nous

examinerons les critères utilisés pour déterminer ce qu’est un bon performeur. Puis

nous aborderons la dimension de la nécessité de convaincre, pour un performeur, de

sa capacité à canaliser l’énergie d’une déité, et de rendre possible, dans l’esprit des

dévots, une communication avec les dieux, tout cela dans un contexte où l’on admet

que l’on puisse contester l’authenticité de la possession chez un ritualiste (Tarabout

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1999). En dernier lieu, nous conclurons par l’analyse du culte de Muthappan, et nous

soutiendrons que les caractéristiques de son rituel ont la particularité de pouvoir

répondre aux accommodements recherchés par un bon nombre de jeunes

performeurs, une situation exceptionnelle touchant aux enjeux les plus importants

relevés par notre recherche.

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Figure 1. – Teyyam de la déesse Bhadrakali

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Figure 2. - Pottan Teyyam

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1 La pratique du Teyyam et les enjeux de la

transmission

1.1 Le Teyyam

Le Teyyam est un rituel de possession de l’hindouisme populaire, pratiqué depuis des

siècles dans la région du Malabar, au nord du Kerala, et qui connaît encore

aujourd’hui une très grande popularité. Le Teyyam est un rituel hautement

spectaculaire. Au cours de longues nuits, les performeurs qui incarnent les dieux,

vêtus de costumes aux couleurs rougeoyantes, dansent, chantent et conversent avec

les dévots, qui pourront ainsi avoir accès à la parole des dieux. Les performeurs

procéderont à des épreuves physiques, ils résisteront à la chaleur du feu, danseront de

longues heures avec de hautes coiffes pouvant monter jusqu’à une dizaine de mètres

dans les airs, l’épée à la main, le tout accompagné du rythme effréné des

tambours. Les gens sont regroupés dans l’espace du sanctuaire et assistent aux

différentes étapes du rituel. Il s’agit d’un événement villageois, collectif, encore

aujourd’hui enraciné dans la culture du peuple de cette région pour lequel il a

toujours une résonnance identitaire très forte.

On dit du rituel qu’il est demeuré en partie inchangé depuis des siècles; ce faisant, il

réinstaure dans sa réalité rituelle les divisions de castes qui ont été combattues dans la

société depuis des décennies. Le Kerala a été enflammé par des mouvements

contestataires, inspiré notamment par le mouvement communiste, et de nombreuses

luttes sociales ont eu lieu pour combattre les inégalités du système des castes et pour

faire reculer son influence. Le Teyyam a donné lieu à diverses formes de

récupération, pour des projets culturels, idéologiques, politiques. On a voulu

l’adapter, le transformer, le réinterpréter, et pourtant, en dépit de ces explorations, de

ces transformations, de ces variantes désormais possibles, dans les villages on

continue de célébrer les rituels avec un grand faste et une ferveur religieuse. Le

Teyyam connaît même une période de regain, on investit dans l’organisation de

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rituels et de nouveaux temples sont construits chaque année. Il y a une relation très

particulière qui lie les gens de cette région avec ce rituel. Il est étudié, raconté,

recomposé, il inspire des luttes, on critique le fait qu’il reproduit la segmentation du

système des castes, et pourtant pendant des nuits entières, encore aujourd’hui, on

assiste aux rituels. Cette relation a-t-elle changé avec le temps? Le rituel a-t-il

toujours la même signification pour tous les membres? Les expérimentations qui ont

été faites avec le Teyyam dans d’autres contextes ont-elles pu changer la perception

des dévots, leur relation avec le culte, avec les dieux?

Vers la fin des rituels, les gens de l’assistance convergent vers le performeur qui a

dansé pendant de longues heures. On dit qu’il reçoit dans son corps l’énergie du dieu

qu’il incarne et que c’est ce qui lui permet de réaliser des performances physiques

hors du commun. Les gens de l’assistance font la file devant le dieu qui s’assoira pour

les entendre, un à un. Ils s’approcheront de lui, quelques billets dans les mains, pour

s’adresser au dieu, pour lui faire une requête, pour demander la réalisation d’un

souhait, l’amélioration de la situation d’un proche ou la de leur. Et le performeur

incarnant le dieu, investi de sa parole, leur répondra, discutera avec eux, prodiguera

des conseils, ou alors, parfois, il prononcera des phrases obscures aux accents

médiévaux. À certains moments, le dévot parlera longuement, en pleurant et en

racontant ses peines et le dieu pourra rire et essayer de l’amuser, lui parlant sur

plusieurs tons, allant de l’autorité au rire bouffon, en ajoutant des propos graves et

profonds, à la fois joueur et d’une écoute complète.

1.1.1 Rencontre avec le Teyyam

La dame le regarde avec un regard dans lequel elle livre tout, elle s’adresse au dieu,

elle l’appelle à son secours, elle pleure, les gens autour assistent à la scène, l’émotion

est contagieuse. Le dieu prend le temps, le rituel a commencé à dix heures au soir, il

est six heures du matin. Le dieu écoute, il frétille, son énergie est inépuisable.

Pendant la nuit, une bonne centaine de fois il s’est étendu sur les braises, il était

revêtu d’un costume qui le protégeait, mais la chaleur du feu était très forte. Dans ces

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moments, il s’assoit dans le feu, rigole, s’amuse, fait comme si de rien n’était, riant à

gorge déployée, les jambes croisées; des assistants viennent lui prendre les bras, pour

le sortir de là, le dieu refuse, il déjoue les mouvements de bras.

Plus tôt dans la soirée, pendant qu’on récitait les chants, racontant l’histoire du dieu,

le performeur se préparait, enfilait son costume, morceau par morceau, un peu en

retrait, seul avec lui-même, avec au fond des yeux une grande pénétration. Il est

nerveux, il bouge beaucoup, il récite mentalement les 101 mantras qui doivent le

protéger. On nous a raconté que dans ces moments de préparation, un performeur

avait confié à quel point il commençait à avoir froid… tellement froid que son corps

voulait la chaleur, la désirait… Pour l’instant, il n’a pas encore son masque, il est

concentré, mais son regard ne peut se fixer… Dans un premier moment, il dansera,

d’une façon effrénée, sur des rythmes de pas calqués sur des pas d’animaux qui sont

transmis de génération en génération. C’est une course circulaire, autour de lui sept

ou huit assistants tiennent des torches de paille enflammées. À un moment très précis

ils se rapprochent, le dieu fait une manœuvre avec ses bras qui fracassent les torches

de paille créant un feu d’artifice tout autour de lui, il répétera cette manœuvre une

dizaine fois… Plus tard, il ira vers le feu, que l’on a attisé depuis plusieurs heures, et

qui ressemble de plus en plus à un monticule de braise ardente. Et il y va, il rit, il

s’amuse, s’approche du public, amuse les enfants; cabotin, il est investi d’une

intensité physique exceptionnelle.

Plus tôt, j’ai5 échangé quelques mots avec des gens de cette communauté, ils m’ont

raconté l’histoire d’un dieu que je connaissais déjà : celle de Pottan Teyyam. Le peu

d’anglais qu’ils connaissaient n’était pas suffisant pour tout expliquer, mais je

reconnaissais les bribes de l’histoire : « … Sankaracharya... Pottan Teyyam…

equality… caste system... against… blood… same…». Quatre ou cinq hommes

étaient rassemblés autour de moi, essayant de chercher les mots pour m’expliquer;

j’essayais bien sûr de les aider, connaissant moi aussi les grandes lignes du mythe de

5 Le « je » est utilisé pour relater les expériences personnelles du chercheur

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Pottan Teyyam, le dieu Pottan. Un Pulaya, de caste intouchable, au temps du Kerala

médiéval, avançait sur une route, quand il aperçut un Brahmane, un sage d’une

grande renommée portant le nom de Sankaracharya. L’intouchable est ivre, le sage

dégoûté de sa présence lui demande de céder le passage, la règle d’évitement

demande une distance de 64 pieds, sinon le Pulaya devra être châtié. Le Pulaya tient

un enfant dans ses bras, il est avec sa femme, il a bu. Puis commence le dialogue, un

dialogue au sujet du système des castes. Le Pulaya s’avance et lui fait un discours sur

le manque de fondement du système des castes : « Si je suis coupé et que je saigne,

ou que ce soit toi qui soit coupé, ne s’agit-il pas du même sang? Alors pourquoi cette

chose insensée qu’est la caste? » Il continue sa démonstration et bientôt

Sankaracharya n’a plus d’arguments. À partir d’ici les versions diffèrent, parfois le

sage il s’agenouille devant le Pulaya et se rend à ses arguments. Ou alors, dans une

version sans doute retouchée, pour rendre un peu plus légitime le système, le Pulaya

s’avérera être Siva voulant donner une leçon au grand sage. C’est à celle-là qu’on me

référait. On connaît cette histoire depuis des siècles, depuis des générations, mais elle

fascine toujours autant, on est toujours aussi imprégné d’elle. C’est une histoire qui

leur appartient et qu’ils veulent continuer d’entendre. Et c’est ce qu’ils font, soir

après soir, en période de festival.

Un peu plus tard, au cours du rituel, lorsque Pottan dansait, en s’amusant, alternant

les propos féroces et railleurs, les mouvements acrobatiques et les pauses dans le feu,

pour se reposer, il s’est avancé vers moi avec sa faucille. Il me fait signe de

m’agenouiller, ce que je fais, je penche la tête ne voyant que ses pieds; puis il dépose

la faucille sur ma nuque, et interpelle de façon autoritaire un homme près de là. Il lui

demande de se tenir debout devant lui. Et l’homme dans la quarantaine est debout, le

regard craintif. Il écoute ce qu’on lui dit, et il hoche de la tête pour approuver. Il a les

yeux ronds, un peu décontenancé d’avoir été choisi dans la foule pour recevoir ce

message que le dieu adresse à lui, personnellement. Et le dieu lui a parlé avec

autorité, l’homme écoutait, troublé. Je ne comprenais que très peu le malayalam, mais

j’ai très bien compris le sens de ce qu’il lui disait… Il lui disait de ne jamais

s’agenouiller devant un homme comme moi; il renversait la situation, pour lui faire

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comprendre. C’était le pouvoir de Pottan. Il l’avait fait plus tôt, il y a des siècles avec

Sankarcharya qui se croyait supérieur. Ce soir-là, dans un petit village du nord du

Kerala, c’était un homme occidental qui s’agenouillait devant lui, il en avait le

pouvoir, il tentait de l’enseigner, il tentait d’insuffler à cet homme une fierté et une

force afin qu’il ne s’agenouille plus jamais devant un autre homme qui serait

considéré comme son supérieur. Pottan l’enseigne, les hommes sont égaux, doivent

l’être, et lui, il a la capacité de renverser cet ordre. Le performeur est de caste

intouchable, pourtant aucune autorité ne peut le faire plier, il est le dieu, personne ne

peut le contrarier. Quel était ce trouble dans les yeux de cet homme auquel s’adressait

le dieu? Son regard… on aurait dit qu’il avait peur de ne pas être à la hauteur de ce

que le dieu lui demandait. Mais il écoutait, et il promettait, il allait faire ce que son

dieu lui demandait, exigeait de lui, ne plus jamais plier l’échine devant quiconque.

Au moment où l’Inde se modernise, où au Kerala les gens sont de plus en plus

éduqués et tentent de rallier la classe moyenne, au moment où l’on a accès grâce aux

médias à tout ce qui se passe ailleurs, le Teyyam, malgré tout, occupe encore une

grande place dans la vie de ces gens. Et c’est pourquoi, en dépit des tentatives de

récupération, le rituel est toujours préservé dans une forme qui a sans doute changé

avec le temps, mais une forme que l’on essaie de préserver. Le pouvoir de Pottan

pourrait-il s’exercer avec autant de gravité si l'on ne croyait pas que le performeur

était investi de l’énergie du dieu pendant le rituel? Les dévots mettraient-ils autant

d’espoir dans les requêtes qu’ils offrent aux dieux s’ils n’espéraient, au fond d’eux-

mêmes, que les dieux soient à l’écoute et puissent intervenir en leur faveur? Un

homme demande un emploi pour son fils, il le demande avec espoir, il donne un peu

d’argent. Si son fils trouve un emploi, alors il remerciera le dieu et devra lui vouer un

culte un peu plus soutenu, et même organiser un rituel de Teyyam à la maison, chez

lui, s’il en a les moyens.

L’aube se lève, Pottan discute encore avec les dévots, un par un, depuis plus de trois

heures, certains sont même allés lui parler une deuxième fois, en lui donnant un peu

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d’argent à chaque occasion. Autour, les enfants s’amusent, les gens prennent des

repas, la vie s’active autour de la petite maison, près du sanctuaire.

La petite maison appartient à un membre de la famille du performeur. Au centre du

terrain, un grand arbre majestueux, entouré d’une corde. On ne doit pas toucher à

l’arbre. Autrefois, on disait que les dieux résidaient dans cet arbre. Depuis, tout à

côté, on a fait bâtir le sanctuaire, deux maisonnettes de deux mètres de hauteur, là où

résident leurs dieux, ont été bâties et trois autres sont en construction. Le sanctuaire a

été bâti avec de l’argent collecté chez les habitants du village. C’est une situation

inusitée parce qu’autrefois les temples et les sanctuaires appartenaient à des gens de

plus hautes castes, mais aujourd’hui des Malayans, une caste de performeurs

intouchables, peuvent faire construire un sanctuaire sur leur petit lopin de terre; une

situation plutôt nouvelle, rendue possible aussi avec une amélioration de leur

condition financière. Le Teyyam a traditionnellement toujours été sous le patronage

des gens de hautes castes, alors qu’aujourd’hui on parle de comités multicaste, dont

les performeurs font rarement partie, mais ici les Malayans étaient chez eux.

Un homme, âgé et maigre, que j’aurais pris pour un vieux paysan, me raconte qu’il

est de retour des pays du Golfe, où il a travaillé pendant au moins une vingtaine

d’années pour une compagnie aérienne. Il a même vécu quelques mois en Allemagne.

Il le dit avec un très grand sourire et une grande fierté. Maintenant il est de retour au

Kerala, dans sa famille, arborant le fier sourire du devoir accompli.

1.2 Les caractéristiques du Teyyam

Le mot « teyyam » est dérivé du mot « daivam » qui signifie dieu, et c’est ce mot qui

a aussi donné son nom au rituel : « Teyyam », bien qu’on puisse aussi le désigner

avec les termes Teyyattam ou Kalyiattam. En fait, le mot est largement utilisé dans

l’usage, mais il recouvre plusieurs significations qui, bien qu’apparentées, se doivent

d’être distinguées. Tout d’abord, (1) il peut signifier « dieu » et, en ce sens, nous

pourrions dire : le teyyam Muthappan, comme nous dirions le dieu Muthappan. Dans

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ces cas, nous écrirons le mot avec une minuscule « teyyam », sauf si le terme a

été intégré de façon permanente au nom du dieu, comme dans « Pottan Teyyam ».

Ensuite, (2) on utilisera le mot « Teyyam » pour désigner le rituel, mais il faut

spécifier que, dans l’usage, on l’utilise en fait pour désigner différentes dimensions de

ce rituel, soit (a) un type de rituel, c’est son sens général, avec présence de la

possession, un panthéon spécifique, et l’on pourra dire : le rituel du Teyyam; ou (b)

pour désigner le rituel d’un dieu spécifique, qui aura sa propre partition, ses propres

caractéristiques, on dira alors le Teyyam de Muthappan, comme on pourrait dire le

rituel de Muthappan, et comme on pourrait dire qu’un festival met en scène les

Teyyams de plusieurs dieux. Et finalement, (3) on utilise aussi le mot Teyyam pour

référer au culte lui-même, le culte du Teyyam, dont on peut dire qu’il est très

important dans la région du Malabar, et qu’il connaît actuellement une période de

prospérité. Il faut aussi souligner que le mot Teyyam, qui comporte toutes ces

significations, peut aussi s’orthographier de façon différente dans la littérature

populaire, savante ou sur internet. Parfois, on ajoute un « h » et l’on écrit

« Theyyam », en utilisant ou non la majuscule.

Le Teyyam, en tant que type de rituel, est un rituel de possession institutionnelle,

c’est-à-dire qu’il est formalisé, qu’il a des règles connues, qu’il appartient à une

tradition et que les ritualistes ont un savoir-faire reconnu, et l'on pourra concevoir que

c’est une déité bien identifiée et vénérée qui, dans un environnement précis, selon des

règles entendues, verra son énergie se manifester dans le corps d’un possédé

institutionnel. Au sujet du Teyyam, Freeman (1998) parle de possession formalisée,

pour indiquer que le corps du possédé est avant tout considéré comme un réceptacle

pouvant recevoir l’énergie ou la présence des dieux, comme ce pourrait être le cas

d’une statue à l’effigie d’une divinité. Tarabout (1999), dans le contexte de l’Asie du

Sud, fait la distinction entre possession institutionnelle et possession néfaste, qu’il

présente comme les deux pôles entre lesquels on peut ranger les multiples formes du

phénomène de possession. Alors que dans la possession institutionnelle il s’agit d’une

énergie triomphante et victorieuse qui entre dans le corps du performeur ou de

l’officiant, dans le cas de la possession néfaste, il s’agit, par exemple, d’un esprit

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errant, influençant une personne à son insu, une situation pour laquelle on pourra

recourir à un exorcisme.

Les chercheurs ne s’entendent pas tous sur l’origine du Teyyam, et l’on peut penser

que la formation et l’évolution du rituel aient été le résultat de plusieurs influences.

Kurup (1973, 1977) a développé une thèse selon laquelle le Teyyam proviendrait

d’une tradition ininterrompue depuis 1500 ans. L’origine du Teyyam serait à retracer

à la période Sangam (- 550 à 500 apr. J.-C.) associée à la culture dravidienne, car

dans la littérature appartenant à cette période, on décrit des rituels qui semblent

apparentés à ceux du Teyyam, avec danse, sacrifice d’animaux, utilisation d’armes, et

prenant la forme d’un « culte du héros », qui aurait beaucoup de similitudes avec le

culte rendu à certains dieux du Teyyam. Kurup (1977) soutient aussi l’idée que le

Teyyam, un rituel d’origine dravidienne, aurait été hindouisé avec l’arrivée de la

culture bhramanique, ou aryenne, dans le sud de l’Inde. Dasan (2012) souligne des

liens importants avec le culte des Buthas, un culte très apparenté au Teyyam, pratiqué

encore de nos jours au sud du Karnataka. Ce culte offre beaucoup de similitudes avec

le Teyyam tant au niveau de la forme que des costumes. De plus, les pistes

migratoires donnent à penser que le Kerala aurait reçu plusieurs vagues migratoires

depuis le nord, ce qui pourrait expliquer que des groupes aient emporté avec eux ces

pratiques rituelles, ce qui pourrait fort probablement être le cas des Thiyyas, une caste

étroitement associée aux activités du Teyyam. Mais Dasan (2012) voit aussi des liens

plus originels avec les traditions des adivasis6 du Kerala, qui donneraient lieu à des

rituels de possession par les ancêtres. La genèse du Teyyam pourrait donc être

retracée dans des cultes indigènes très anciens vénérant les ancêtres, la mère, et des

éléments de la nature comme des arbres et des serpents. D’autre part, l’importance

des déesses dans le culte du Teyyam fait dire à Chandran T.V. (2006) que son origine

pourrait avoir un lien d’anciens cultes de fertilité.

6 Nom donné aux gens issus des tribus indigènes de l’Inde, on les désigne aussi par l’expression administrative Scheduled Tribes.

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Freeman (1991), dans sa thèse, a défendu l’idée que le Teyyam ne pouvait

s’expliquer uniquement en termes de rencontre entre les cultures dravidienne et

aryenne, et il distingue plutôt trois groupes culturels en tension qui auraient contribué

à façonner le Teyyam, tel qu’il existerait depuis les temps médiévaux jusqu’à

aujourd’hui, sans qu’aucun des trois complexes culturels n’ait pas réussi à

véritablement s’imposer plus que les autres. Il y aurait tout d’abord le complexe

culturel des Brahmanes; puis celui associé à la culture dravidienne, aux Nayars, rois

et seigneurs; et finalement celui associé aux intouchables. Pour chacun de ces

systèmes culturels, il y aurait des types de divinités caractéristiques et des

conceptions correspondantes de la sakti, l’énergie divine, qui comporterait dans

chaque cas des propriétés ou des qualités différentes. Chez les Brahmanes, on

retrouve les dieux classiques de l’hindouisme et le principe de pureté rituelle. Pour les

Nayars c’est le principe guerrier et parfois l’expression d’une violence sanguinaire,

que l’on associe à une forme de culte des héros et à des déesses redoutables

assimilées à Kali. Puis, pour les intouchables, on réfère au mantravadam, une forme

de sorcellerie, ainsi qu’à des mythes qui évoquent des individus de basse caste, en

général des intouchables, qui seraient morts de façon violente, dans des circonstances

où le système des castes est à blâmer, et qui sont par la suite déifiés et intégrés au

panthéon du Teyyam. En général, ils sont ensuite associés à des dieux de

l’hindouisme classique, comme c’est le cas de Pottan Teyyam qu’on associe à Shiva.

Toujours selon Freeman, la sakti, dans la conception du culte, est une énergie fluide

et universelle, c’est l’énergie des dieux. On conçoit qu’elle est présente dans le

monde, qu’elle circule, et qu’elle peut entrer dans des corps humains ou matériels.

Cette façon de penser l’énergie divine rend possible la conception de la possession,

vue comme l’imprégnation du corps du possédé par l’énergie de la divinité qui

manifeste sa puissance. Selon Tarabout (1999), en référence à d’autres rituels de

possession apparentés, il faut envisager la présence divine en termes de degrés,

impliquant qu’elle peut être plus ou moins forte lors de différentes manifestations. Il

s’agit d’une énergie puissante et dangereuse qui doit être invoquée de préférence dans

des contextes contrôlés, comme les rituels. D’ailleurs, les dieux du Teyyam auraient

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autant la faculté d’aider que de nuire. On dit que lorsqu’un dévot formule un souhait

et que le dieu se charge de l’exaucer, le dévot devra alors lui vouer un culte plus

soutenu, et que s’il omettait de le faire il risquerait de subir la vengeance de ce dieu.

De plus, on pourra croire que des individus peuvent aussi posséder de leur vivant un

haut niveau de sakti, ce qui peut leur permettre d’accomplir certains exploits, et dans

des cas exceptionnels de mener à leur déification. D’une façon quelque peu

différente, dans le cas des intouchables divinisés, on pourra concevoir que leur

énergie rôde encore près des lieux de leur mort, et que c’est pour cette raison qu’il

faut leur rendre un culte, pour éviter leur influence néfaste. On peut remarquer ici

comme le principe de possession néfaste s’introduit dans un processus qui mène à

une déification appelant une possession institutionnelle.

1.2.1 L’inversion rituelle et les rapports de castes

Avant d’aborder l’inversion rituelle dans le Teyyam, nous donnerons certaines

spécificités du système des castes au Kerala. Habituellement, le système des castes en

Inde divise les groupes humains en quatre grandes catégories, les varnas (Brahmanes,

Ksatriyas, Vaishya, Sudras) auxquelles on ajoute les intouchables et les adivasis

(groupes tribaux). Au Kerala, selon Osella et Osella (2000b), il faut plutôt considérer

trois grands groupes, organisés autour des Nayars et des Thiyyas, deux castes très

populeuses au Kerala. En ordre hiérarchique, il y a tout d’abord les hautes castes,

composées des Brahmanes, Nayars et de certains groupes chrétiens; ensuite, en

deuxième position, vient un groupe intermédiaire, celui des Thiyyas (ou Ezshavas);

puis, en troisième lieu, vient le groupe des intouchables qui sont situés au plus bas de

l’échelle sociale, dont font partie toutes les castes liées à la performance dans le

Teyyam, comme les Vannan, Malayan, Velan et Pulaya, sans compter certains

groupes tribaux comme les Mavila ou les Kopalan.

Dans les rituels du Teyyam, ce sont des intouchables, et parfois des adivasis, qui

incarnent les dieux et, pendant ce temps passé dans la réalité du rituel, ils reçoivent la

déférence des gens de hautes castes, ainsi qu’un respect que l’on n’offrirait qu’aux

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dieux. Il s’agit d’une inversion rituelle puisque les statuts sont changés, inversés,

donnant l’occasion aux représentants des strates sociales les plus basses d’occuper la

position hiérarchique la plus élevée. Toutefois, il faut parler d’un statut éphémère, car

une fois le rituel terminé chacun reprend sa position habituelle et les performeurs du

Teyyam ne reçoivent aucune augmentation particulière de statut une fois de retour à

la vie normale. Au contraire, ils retrouvent leur condition d’intouchable qui était

marquée autrefois par une grande pauvreté, ce qui est parfois encore le cas

aujourd’hui.

Plusieurs chercheurs ont tenté d’analyser la teneur de cette inversion rituelle dans le

Teyyam, sa provenance, son effet, sa fonction sociale, et les avis sont partagés. Tout

d’abord, il faut préciser que le Teyyam, dans les contextes villageois que nous

étudions, a conservé en bonne partie des éléments structuraux comme l’inversion

rituelle qu’on retrace jusqu’à l’époque médiévale. Quand on analyse les formes

actuelles du Teyyam, on peut se demander si, par exemple, l’inversion rituelle a la

même signification aujourd’hui pour les dévots et les villageois qu’il y a plusieurs

centaines d’années. Certains chercheurs vont postuler une continuité du sens à donner

aux caractéristiques principales du rituel, alors que d’autres avanceront de nouvelles

significations, en lien avec la réalité du monde d’aujourd’hui.

La notion d’inversion rituelle a donné lieu à plusieurs interprétations dépendamment

des phénomènes rituels étudiés. Pour des contextes non reliés à celui du Teyyam,

nous pouvons référer à Gluckman (1971) dont les recherches ont permis de théoriser

les effets de ce qu’il a appelé un rituel de rébellion, au cours duquel les représentants

des groupes sociaux situés plus bas dans l’échelle sociale ont l’occasion de contester

les représentants du pouvoir de façon symbolique, ce qui pouvait prendre la forme

d’une inversion de statut aux effets cathartiques, dont la fonction était toutefois de

maintenir l’ordre social en place. Turner (1990 [1969]) a aussi théorisé au sujet de

l’inversion rituelle et, dans sa conception des choses, le rituel est assimilé à un

processus au cours duquel apparaît un espace transitoire de liminalité, un concept

emprunté à Van Gennep, un lieu de passage où la structure sociale cesse d’être

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constituante, et où les statuts sociaux seraient abolis pour constituer une

« communitas », une communauté temporairement délestée des divisions

hiérarchiques qui la structurent habituellement. Dans le cas de rituels d’inversion, la

« communitas » peut alors mettre en scène une inversion des statuts et des

comportements associés, mais une fois le rituel terminé, on assiste à un retour à

l’ordre habituel, il s’agit d’un processus qui rétablit et réinstaure la structure sociale.

Peu de spécialistes du Teyyam ont fait référence directement à ces théories, mais

Périgaud (2008) reconnaît chez Ashley (1979) une certaine parenté avec elles. Ashley

(1979), à la fin de son article, évoque que le Teyyam aurait la fonction de faire

maintenir l’ordre social, sans toutefois réduire le réduire à cette fonctionnalité.

Ashley référait à Hart (1975) selon qui les gens du bas de l’échelle sociale

accepteraient la conception selon laquelle il y aurait lors des rituels la présence

d’énergies terribles et dangereuses pouvant devenir incontrôlables. Par l’action

rituelle, en y jouant leur rôle, ils feraient en sorte qu’une fois le rituel terminé on

concevrait qu’un environnement apaisé sera alors propice pour que les gens du haut

de l’échelle sociale continuent de faire régner l’ordre. Cependant, selon Périgaud,

cette position est difficile à tenir, puisque l’ordre social est souvent réaffirmé au cours

des rituels du Teyyam, et qu’on ne peut donc pas dire qu’il ne réapparaît qu’à la fin

du processus. De plus, en référence à Freeman (1991) et Tarabout (1986), elle signale

le caractère martial et conflictuel du Kerala, une société qui serait loin d’être

harmonieuse. On peut ajouter aussi le fait que seuls les performeurs, lors des rituels,

auront une augmentation de statut puisqu’ils incarnent les dieux, mais que pour

l’ensemble de la communauté présente dans l’assistance l’ordre des castes n’est pas

aboli le temps du rituel. Il y a bien un phénomène de l’ordre de l’inversion rituelle

dans le Teyyam, mais il semble bien qu’il s’agisse d’une inversion qui soit spécifique

à ce rituel, et, comme nous le verrons par la suite, plusieurs chercheurs émettent

différentes interprétations au sujet de ses implications sociales. Il ne faut toutefois pas

perdre de vue que les effets de cette inversion et le sens qu’en ont donné les gens qui

y assistaient ont certainement pu évoluer avec le temps et varier d’une époque à

l’autre.

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Kurup (1973, 1986), plutôt que de voir dans l’inversion rituelle une forme de

mécanisme de régulation sociale, ayant pour but de rétablir l’ordre dans la société, y a

vu une façon pour les hautes castes de consolider leur position de pouvoir et

d’oppresser les gens des plus basses castes. Cette vision du Teyyam qui met en scène

des exploitants et des exploités fait écho aux idées marxistes qui ont beaucoup circulé

au Kerala. D’ailleurs, Kurup a travaillé à faire la promotion d’un Teyyam conçu avant

tout comme une forme d’art, et donc vidé en bonne partie de contenu religieux, mais

surtout retiré de son contexte rituel où sont mis en scène les rapports de castes.

Les mythes du Teyyam, selon Chandran T.V. (2006), portent la marque d’une

tentative de la part des hautes castes de récupérer le discours de certains dieux du

Teyyam, parfois hostiles et critiques face au système des castes. Il donne certains

exemples de mythes que l’on retrouve en différentes versions dont certaines

présentent des modifications subtiles destinées à légitimer l’ordre des castes. Au sujet

du mythe de Pottan Teyyam, il rappelle que dans une première version, il s’agit d’un

Pulaya, en référence au nom d’une caste intouchable, qui servira à un sage de haute

caste un discours pour prouver le manque de légitimité du système des castes. Le tout

se termine lorsque le sage, ne pouvant répondre aux arguments qu’on lui présente se

prosterne devant le Pulaya. Toutefois, fait significatif, dans une autre version du

mythe, le Pulaya, où le Chandela, du nom d’une autre caste intouchable, s’avère être

Shiva à la toute fin du mythe. Chandran T.V. fait valoir que l’on assiste en fait à la

disparition du Chandala et de son discours critique. Lorsque Shiva apparaît, ce n’est

pas l’intouchable qu’il bénit, mais bien le sage de haute caste, une façon de réaffirmer

le système des castes. On en vient à faire disparaître le discours de Chandela, comme

s’il n’était pas fondé et qu’on devait l’oublier. D’ailleurs « Pottan » signifie « idiot »

une autre façon de discréditer son discours. Chandran T.V. souligne que ces

modifications aux mythes ont comme objectif de faire accepter une idéologie en usant

de finesse, car une affirmation plus directe aurait pu rencontrer plus de contestation.

Cette récupération des mythes reflète, selon Dasan (2012), une forme d’appropriation

par des gens de hautes castes d’un art qui aurait été développé par des intouchables et

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qui devrait leur appartenir. Cette appropriation s’exercerait encore de nos jours, selon

lui, par le biais de folkloristes spécialistes du Teyyam, et d’autres intervenants des

milieux culturels, souvent issus de castes plus élevées, qui auraient encore une fois le

contrôle, par leurs écrits, leurs discours, leur pouvoir d’intervention, sur le sens à

donner au Teyyam. Selon Dasan, c’est un manque de conscientisation de cette

situation chez les performeurs qui les empêche de se mobiliser pour reprendre le

contrôle de cette pratique et du discours la définissant. Au lieu de quoi, les

performeurs continueraient à obéir, comme par le passé, aux directives données par

les propriétaires et comités de temples, encore composés dans bien des cas de gens de

castes plus élevées.

Nous venons de voir que certains chercheurs vont concevoir le Teyyam comme un

lieu où l’on réaffirme le système des castes dans l’esprit d’une relation d’exploitation.

Cependant, d’autres chercheurs proposeront des lectures qui apporteront d’autres

nuances à cet aspect des relations de castes au sein du Teyyam. Périgaud (2008), pour

tenter de saisir l’esprit de l’inversion rituelle dans le Teyyam, réfère au concept

d’hégémonie rédemptrice développé par Bell (1992) selon lequel un rituel n’est pas

seulement le lieu de l’imposition d’un ordre social, mais aussi un espace où cet ordre

peut être contesté. Cette interprétation contraste avec celle des auteurs précédents

pour qui le rituel ne permet pas de contester de façon valable les inégalités de la

société; à moins, comme le proposent certains, de sortir le Teyyam de son cadre rituel

afin de mettre fin au patronage des hautes castes.

Pour l’historien Menon Dilip (1993, 1994), le Teyyam donne lieu à ce qu’il qualifie

de « communauté morale ». Il explique que les intouchables, victimes des abus du

système des castes, par le pouvoir qu’ils avaient de déifier certains d’entre eux, et de

raconter l’histoire de leur injustice devant la communauté entière, à l’occasion des

Teyyams, ont pu établir des limites aux actions portées contre eux, en nourrissant un

imaginaire collectif dans lequel ils faisaient valoir ce qui était juste et injuste, avec

l’appui d’une divinité, devant l’ensemble de la communauté. Menon confère donc

aux intouchables un véritable pouvoir d’intervention, permettant de générer des

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ajustements aux comportements injustes pratiqués contre eux, ce qui dépasserait le

simple fait de permettre une contestation symbolique, ou une catharsis appelée à

ramener l’ordre et la structure.

Pour Pallath (1995), les mythes du Teyyam ont permis une véritable conscientisation

face au système des castes, et c’est ce qui explique selon lui, par exemple, que

plusieurs gens de basses castes quittèrent le Teyyam pour se convertir au

christianisme, afin d’améliorer leur sort, lorsqu’ils en eurent l’occasion. Dans cette

interprétation, le Teyyam permet une prise de conscience, mais il n’est pas présenté

comme un lieu où l’on peut changer directement les choses. Un avis différent est

donné par un performeur interrogé par Dalrymple (2009) qui ne rejette pas le cadre

actuel du Teyyam, et qui soutient que l’enseignement des dieux du Teyyam a inspiré

et inspire encore les luttes sociales qui peuvent apporter de vrais changements dans la

société.

En regard de ces interprétations données par plusieurs chercheurs qui se sont penchés

sur les implications sociales du Teyyam, nous avons pu voir à quel point le rapport du

Teyyam au système des castes, à sa contestation et sa reproduction, est complexe,

sans compter qu’il a probablement évolué au fil du temps. Au Kerala, pendant la

période médiévale, on retrouvait un des systèmes de castes les plus discriminatoires,

et l’on rapporte, par exemple, qu’un intouchable ne pouvait s’approcher d’un

Brahmane à moins de 36 ou 64 pieds de distance, dépendamment de sa caste, sans

quoi il risquait d’être sévèrement châtié. Pourtant, à cette époque, dans la région du

Malabar, malgré ce système implacable, on pratiquait le Teyyam et des intouchables

qui incarnaient les dieux pouvaient faire entendre leurs critiques face à ce système

devant l’ensemble de la communauté. Fait intéressant, on rapporte que c’est aussi

dans cette région qu’a émergé le mouvement communiste qui s’est ensuite disséminé

dans tout le Kerala. Il y aurait donc lieu de se demander à quel point le Teyyam aurait

pu d’une certaine manière jouer un rôle en préparant le terrain pour cette montée

révolutionnaire, au niveau de la conscientisation, par la critique publique du système

des castes qu’il mettait en scène. Par contre, il faut admettre que le Teyyam n’a pas

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été impliqué directement dans les luttes sociales qui ont traversé le Kerala, car c’est

vraiment sur la scène publique et politique que les grands débats et les grands

combats ont eu lieu pour lutter contre le système des castes et autres inégalités, et

pour amener des séries de réformes plus égalitaires. Pourtant, aujourd’hui, dans cette

même région, le Teyyam met encore en scène des divisions de castes qui datent des

temps médiévaux, ce qui semble contradictoire avec la volonté d’émancipation de

cette population.

1.2.2 L’évolution du culte du Teyyam

Ashley (1993) rapporte que Gough (1958) avait observé, à l’époque de ses

recherches, que plusieurs fonctions du Teyyam lui étaient retirées progressivement au

profit de nouvelles institutions sociales, comme les cours de justice, laissant présager

la diminution de son influence. Malgré tout, comme le soulignait Ashley, le Teyyam

n’a pas connu tout à fait ce déclin qu’on avait annoncé, car après une certaine période

d’incertitude on a vu la réorganisation et la continuité de ses activités.

Le Teyyam a effectivement connu une période de déclin et de regain au cours du 20e

siècle. Les Nayars étaient les principaux patrons, mais, suite à des réformes et des

mesures de redistribution des terres – dont le Kerala Land Reforms Act qui entra en

vigueur en 1972 – plusieurs d’entre eux perdirent leurs terres, et n’eurent plus les

moyens de continuer de financer l’organisation des rituels du Teyyam, comme cela se

faisait autrefois (Holloman et Ashley 1983). Les activités du Teyyam diminuèrent

donc de façon importante, puis peu à peu le patronage se réorganisa autour de

comités de temples élus, regroupant des gens issus de diverses castes, dont le mandat

était de faire des levées de fonds auprès de la communauté, de veiller à la bonne

conduite des activités du temple ou du sanctuaire, et d’organiser la tenue annuelle

d’un festival de Teyyam.

À partir de ce moment, les choses changèrent aussi pour les performeurs puisque la

performance dans le Teyyam était maintenant considérée comme un métier, sans rien

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enlever, bien sûr, à sa dimension religieuse. C’est alors que dans ce contexte de luttes

sociales des performeurs commencèrent à négocier leurs salaires avec leurs patrons,

ce qui entraîna des tensions et beaucoup de résistance, certains temples décidèrent

même de mettre fin aux activités de Teyyam, et d’honorer les dieux en utilisant

d’autres rituels de l’hindouisme qui ne prévoyaient pas la possession (Ashley 1993).

Ashley (1993) démontra par la suite à quel point le Teyyam a été l’objet de tentatives

de récupération ou de « recodage » de la part de différents groupes se disputant le

sens à lui donner. Il mentionne des participations à des événements culturels où le

Teyyam fut présenté en tant que danse folklorique, pour faire la promotion de l’unité

indienne. Ensuite, il y a eu des représentations menées par les communistes lors

d’événements politiques où l’on souhaitait démontrer que l’on pouvait présenter le

Teyyam en dehors de son contexte rituel et religieux. Ashley évoque aussi des

adaptations théâtrales qui rencontrèrent beaucoup de résistance chez les communautés

associées aux activités rituelles de la divinité en question. On mentionne aussi les

représentations du Teyyam à l’étranger dans des versions artistiques. Dans ce

contexte, il y aura un grand débat, notamment chez les folkloristes et le spécialiste du

Teyyam, à savoir si le Teyyam est un rituel religieux ou un art (Aubert 2004, Koga

2003).

Selon Tarabout (2005), toutes ces façons de réinterpréter et de concevoir le Teyyam,

témoignent d’une façon de mettre ce rituel local en relation avec le global, en lui

donnant une définition plus universelle, plus englobante, à l’échelle de l’humanité. En

référence au concept d’imagination de Appadurai (1996), il postule que les individus

en relation avec le Teyyam sont appelés à lui donner un sens en tenant compte de

cette dimension globale, et des différentes façons qu’il a maintenant de se décliner.

C’est donc dans ce contexte de débat et de réinterprétation que le Teyyam connaît un

grand regain de ses activités autant dans des contextes de représentation artistique que

dans sa forme villageoise et traditionnelle, ce que Koga (2003) explique notamment

grâce à l’argent investi dans les rituels et la rénovation de sanctuaires par des

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travailleurs migrants voulant entretenir un lien identitaire avec la culture du Kerala.

Elle évoque également le fait que plusieurs personnes cherchant des solutions à leurs

difficultés seraient allées consulter des astrologues qui leur auraient dit que leurs

problèmes provenaient du fait qu’elles avaient négligé d’honorer les dieux. Par la

suite, ces gens reprirent le culte du Teyyam. Elle ajoute que dans certains cas, la

reprise des activités rituelles pouvait combiner des motivations religieuses, ainsi que

la volonté de revitaliser le pouvoir traditionnel des familles possédant ces sanctuaires.

On pourrait aussi évoquer le cas du teyyam Muthappan et de son succès exceptionnel

que Vadakkiniyil (2009, 2010) explique grâce à son mythe dans lequel le dieu est

décrit comme étant nomade et faisant fi des divisions de castes. Ce qui ferait de lui un

dieu capable, selon Vadakkiniyil, de transgresser les barrières physiques et sociales.

À la différence des autres divinités, son rituel peut être présenté en dehors des

sanctuaires, on peut donc le retrouver dans divers lieux urbains, par exemple à

l’occasion d’un mariage ou pour l’inauguration d’une nouvelle maison. Il jouit donc

d’une très grande popularité, et de plus on lui confère une très grande réputation à

intervenir favorablement auprès des dévots pour répondre à leurs requêtes. On peut

dire que sa grande popularité actuelle aura contribué à celle du Teyyam en général.

Au Temple Parissini, on présente jusqu’à trois rituels du teyyam Muthappan par jour.

Parmi les visiteurs du temple, on compte des gens de toutes castes, provenant de

toutes classes sociales, et même des musulmans et des chrétiens. On aurait la capacité

de recevoir et nourrir jusqu’à 3000 visiteurs par jours, et jusqu’à 6000 lors des jours

de festival (Gabriel 2010).

Le Teyyam, comme nous l’avons vu, après avoir connu une période de déclin et de

regain, et avoir été l’objet de réinterprétations pour des projets culturels, idéologiques

et politiques, connaît donc présentement un grand mouvement de popularité dans une

forme villageoise et traditionnelle. Pour Freeman (2003), le rituel porte encore la

structure de sa forme médiévale qui segmente les différents groupes de la société, il

postule que la continuité des activités du Teyyam dans cette forme serait une façon de

proposer une vision du monde alternative face à la culture occidentale, véhiculée de

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façon globale. Selon Vadakkiniyil (2009) le Teyyam occupe une grande place dans

l’imaginaire des gens du Malabar, qui ont pour ce culte un attachement identitaire très

fort. Malgré cet engouement, le Teyyam a besoin de performeurs pour incarner les

dieux. Comme nous l’avons mentionné, aujourd’hui, la pratique du Teyyam n’est

plus un devoir de caste, mais un emploi rémunéré pour lequel on peut négocier les

conditions de travail, dans un rapport de force qui peut opposer performeurs et

patrons.

1.3 La relève du Teyyam en question

1.3.1 Les conditions difficiles d’une pratique rituelle.

Le Teyyam, comme nous l’avons rapporté, a été confronté à un déclin de ses

activités, provoqué notamment par la fin de l’implication des Nayars dans les

activités de patronage, et aussi par certaines critiques à son endroit dont celles

formulées par le mouvement communiste ou par le mouvement religieux du Guru

Narayana 7. Le système des castes a été combattu dans la société et sous la poussée de

mouvements sociaux importants de nombreuses réformes ont eu lieu, c’est dans ce

contexte que le Teyyam a cessé d’être un devoir de caste pour devenir un métier

parmi d’autres, que l’on peut choisir d’exercer ou non. Plusieurs performeurs, devant

la précarité des revenus générés par les activités du Teyyam, au moment de la

réorganisation du patronage, décidèrent de quitter cette pratique et d’aller gagner leur

vie avec un autre travail (Holloman et Ashley 1983). Ce désengagement a alors

contribué d’autant plus au déclin des activités rituelles du Teyyam. D’ailleurs, lors de

cette période de transition, Pallath (1995) rapporte une réduction du nombre de

Teyyams performés, et il ajoute que beaucoup de connaissances n’auraient pas été

transmises.

7 1856-1928, leader d’un mouvement de réforme sociale au Kerala, en révolte contre le système des castes. Il a travaillé à propager des valeurs de liberté et d’égalité sociale. http://www.shreenarayanaguru.in/mission-biography.html

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Kurup, en 1986, dressait un portrait inquiétant de la situation. Il rapportait les dires

d’un performeur chevronné, Kannan Peruvannan, qui avouait qu’il ne pouvait

transmettre la tradition à ses fils ni à ses neveux, car ceux-ci avaient décidé d’opter

pour d’autres emplois mieux rémunérés. Kannan Peruvannan exprimait une vive

inquiétude pour la continuité des activités du Teyyam :

«There is no future for Teyyam art and artists. It is dying and in a moribund state, the existing society would spend Rs. ten thousand for a festival, but Rs. ten only for an artist. The social changes and the modernity had adversely affected the art and cult. However as an art form it is to be preserved and encouraged. » (Kurup, 1986, pp. 53-54)

En 2013, le journal Times of India rapportait dans un article les propos tenus par le

folkloriste réputé Balan Nambiar, lors du lancement des activités d’un organisme

destiné à faire la promotion du Teyyam (Thottam International Centre for Theyyam

Studies). Nambiar sonnait l’alarme, comme il l’avait fait auparavant en 1982 au sujet

de risques de déclin des activités du Teyyam :

« If some serious measures are not taken to protect it, theyyam, the folk art form of Malabar will soon be extinct and there should be some efforts to preserve this oral and intangible heritage of humanity […] Being a close observer of this traditional art form, I have the gut feeling that in the present condition, even fifty per cent of the theyyam will hardly survive after two generations due to many reasons and in this context it deserves to be protected by the organizations like the UNESCO considering its heritage status […] Many of the theyyam performances that my grandma's generation had seen in their youth are no longer there and now young people rarely come to this field, […] The educated people are unable to maintain the oral tradition the way it was maintained by the 'not-educated' people, because the new generation does not have the memory power of more than three hours whereas a thottam in a theyyam performance can go up to nine hours.»

Dans ce plaidoyer pour l’avènement de mesures pour sauvegarder le Teyyam, au nom

d’un héritage de l’humanité, Nambiar soulève le problème de la transmission de la

pratique du Teyyam. Si on avait généralement parlé d’un manque d’attrait pour un

métier aux conditions si difficiles, cette fois Nambiar va plus loin, et il indique que

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dans la société actuelle où les gens sont plus scolarisés, on ne parviendrait plus à

développer les capacités nécessaires à cette pratique, par exemple il mentionne que de

jeunes performeurs de la nouvelle génération ne seraient plus en mesure de

mémoriser les textes de séquences chantées pouvant aller jusqu’à neuf heures, comme

c’était le cas autrefois.

Pourtant, Périgaud (2008) a rapporté une situation assez différente au sujet de l’état

actuel de la pratique du Teyyam, elle a d’ailleurs souligné le contraste entre ce qu’elle

avait vu sur le terrain et ce qu’elle avait lu dans la littérature à propos des conditions

des performeurs. Lors du tournage d’un documentaire, elle a suivi les activités d’une

troupe de Teyyam et elle a pu constater qu’ils recevaient une bonne considération de

la part des patrons, qu’ils semblaient même jouir d’un bon statut, et que la situation

financière des performeurs semblait meilleure que ce qu’elle avait lu. Son

informateur principal lui a confirmé ce qu’elle avait observé, à savoir que les

performeurs d’aujourd’hui ne vivaient plus dans la misère comme c’était le cas

autrefois, et que leurs rapports avec les patrons étaient plutôt cordiaux et n’étaient

plus marqués par des discriminations de castes comme c’était le cas dans le passé. On

lui a même présenté des artistes du Teyyam, musiciens et assistants, qui exerçaient

aussi d’autres professions, certains étaient ingénieurs, professeurs, et assistants de

laboratoires, ce qui n’allait pas dans le sens de la pauvreté décrite dans certains textes.

Étant donné l’écart entre ce qu’elle avait observé et ce qui avait été rapporté

précédemment au sujet des conditions des performeurs, Périgaud s’est demandé si ce

qu’elle avait observé rendait bien la réalité du Teyyam d’aujourd’hui. Elle était

consciente des limites de son terrain pour répondre de façon certaine à cette question,

par exemple le fait qu’elle ait principalement suivi les activités d’une seule troupe, et

que son informateur principal, celui qui lui avait confirmé l’amélioration des

conditions des performeurs, avait, de son propre aveu, envie que le Teyyam soit

« médiatisé de manière respectueuse » dans le documentaire. Elle se demandait s’il ne

lui avait pas transmis des informations sélectives afin de ne pas victimiser les

performeurs à ses yeux. Malgré tout, la situation qu’elle décrit semble aller dans le

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sens de ce que Koga (2003) avait avancé au sujet d’une augmentation progressive de

la rémunération et d’un regain du culte et de ses activités rituelles. Bien entendu, la

prospérité du culte, et même une amélioration des conditions, ne garantit pas que des

jeunes hommes voudront s’engager dans cette voie, bien que ce puisse sans doute être

un incitatif pour certains. Comme nous l’avons rapporté, la performance n’est plus un

devoir de caste comme autrefois, il s’agit d’un métier que l’on peut choisir parmi

d’autres, et un métier qui est réputé pour être très exigeant.

1.3.2 Le métier de performeur

Comme nous l’avons mentionné, à partir du moment où les Nayars, à la suite de

réformes, perdirent leurs propriétés terriennes avec l’application de lois exigeant leur

redistribution, ce fut tout le système de patronage du Teyyam qui fut ébranlé et les

activités rituelles en furent grandement affectées. C’est dans ce contexte de luttes

sociales où l’on combattait les discriminations issues du système des castes que la

pratique du Teyyam cessa d’être un devoir et devint un emploi rémunéré (Holloman

et Ashley 1983).

Il faut comprendre que pour les castes liées à la performance, les principales étant les

castes Vannan, Malayan, Velan et Pulaya, leur association avec le Teyyam était

profondément inscrite dans leur identité de caste, jusqu’à constituer un devoir. En

fait, comme l’explique Herrenschmidt (1989), pour bien comprendre ce que l’on

désigne par le mot « caste », il faut référer au terme jati qui signifie avant tout

« espèce » comme on pourrait parler d’espèces animales. Ces jati désigneront donc

des espèces d’hommes ayant chacun leur dharma, voulant que chacun ait sa

« manière » ce qui impliquera par exemple qu’ils se doivent de faire un métier

spécifique, puisqu’il s’agirait de leur nature. Pour Herrenschmidt le dharma implique

aussi une interdépendance à l’échelle de l’univers, et la hiérarchie des castes

proviendrait du mythe sacrificiel du Rg-Veda référant au pur et à l’impur. C’est donc

à de telles conceptions ancrées dans la pensée hindoue et opérant au niveau social que

certaines castes étaient associées à la performance du Teyyam. Bien entendu, à partir

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du moment où le système de castes et ses principes furent contestés dans la société

indienne, on pouvait s’attendre à ce qu’on veuille s’affranchir des métiers associés à

certaines castes, bien que dans plusieurs cas, comme celui des castes associées au

Teyyam, un lien identitaire très fort ait pu subsister envers cette pratique, comme le

souligne d’ailleurs Komath (2003) qui est à la fois chercheur et performeur.

Autrefois, la situation des performeurs était très précaire et ils étaient pour ainsi dire

réduits à une très grande pauvreté. Pour la rémunération, on parlait généralement d’un

bol de riz et de l’alcool, reçus pour la performance d’un Teyyam qui pouvait durer

une nuit entière. Il s’agissait de conditions très difficiles pour une pratique

extrêmement exigeante, d’ailleurs encore de nos jours on évoque des rituels pouvant

durer jusqu’à 20 heures (Freeman 1991) ou 24 heures (Seth 2014), pendant lesquels

habituellement les performeurs ne peuvent ni boire, ni uriner.

De plus, certains de ces rituels demandent la résistance à la chaleur du feu, ou alors la

capacité à danser malgré le port de costumes lourds et encombrants. Il y a de

nombreuses observances à respecter, par exemple on exige certaines restrictions

alimentaires jusqu’à 41 jours avant la tenue d’un Teyyam, il y aussi des restrictions

au niveau de la consommation d’alcool et des relations sexuelles. Il faut aussi

compter que les exigences physiques requises pour la performance de ces rituels

peuvent générer de graves problèmes physiques à long terme. Pour lever le voile sur

les dangers de ce métier, Seth (2014) rapporte une situation où un performeur fut

subitement pris de paralysie, jusqu’à ce qu’on l’aide à détacher les sangles de son

costume.

Il faut aussi ajouter aussi le fait que le Teyyam est une activité saisonnière qui

fournira du travail aux performeurs six à sept mois par année, car il fait relâche

pendant la période de la mousson. Les performeurs doivent donc avoir recours à un

autre emploi durant la basse saison. À ce sujet, Dalrymple (2009) a évoqué la

situation d’un performeur qui devait travailler comme gardien de prison pendant cette

période de relâche.

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Sur le site internet du Parampara Project, dont l’objectif est de documenter les

efforts de conservation des traditions indiennes, supporté par le ministère de la

Culture du Gouvernement de l’Inde, on retrouve les extraits d’une entrevue dans

laquelle un performeur, Unnikrishnan Peruvannan, interrogé en 2011, décrit les

difficultés associées à la pratique du Teyyam qui posent un danger pour la continuité

et la transmission de cette tradition. Il aborde les difficultés du métier engendrées par

des responsabilités sociales inhérentes au rôle joué lors des rituels, et il évoque la

difficulté des jeunes performeurs de répondre à ces attentes :

« The demands on the artist are very high – he has to be trained in several skills like singing, material making, playing the drums, effective presentation; he has to have presence of mind and ability to take ex tempore decisions, and also effectively communicate such decisions in order to help settle disputes that are brought before the theyyam; he has to be diplomatic in handling representatives from different communities and positions; he has to gain knowledge about the families and people around so that he can handle problems arising out of their interactions. All these put a huge strain on the performer and youngsters are not keen on taking up such a huge responsibility. »

Puis, il dénonce le problème des revenus insuffisants et son effet dissuasif sur les

jeunes qui pourraient choisir cette profession :

« Lack of regular earnings through the year, lack of welfare measures either from the community or the government, and such other problems effectively prevent the younger members of the community from taking up this as a profession. It is not considered a sustainable livelihood at all. »

Il décrit aussi les problèmes de santé liés à la performance:

« A major occupational hazard is the deterioration of health of the artist. A theyyam can last more than 12 or even 24 hours during which he may not be able to take food or drink water, putting a strain on his body. During the season, he works continuously day and night for weeks together leading to a lot of pressure on him. Hypertension is a common phenomenon in theyyam artistes. The eye make up affects the eyes of the performer. Many artists take to drinking to

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overcome the strain which again has a detrimental effect on his health. Blood circulation gets affected due to the theyyam frame being tied to different parts of the body. Arthritis is another common illness found in performers. All these take a toll on the artists' health and they often burn out at an early age. »

La performance des rituels du Teyyam est donc une pratique extrêmement exigeante,

pouvant engendrer des problèmes de santé graves, et qui requiert parfois de lourdes

responsabilités comme de prendre en charge la gestion de conflits. Autrefois, il

s’agissait d’un devoir de caste, mais aujourd’hui la performance est un métier que

l’on peut choisir d’exercer ou non. Nous avons vu qu’il y aurait des raisons de croire

que la condition financière des performeurs se soit récemment améliorée, et qu’un

phénomène de regain des activités soit en cours. Une amélioration de la condition des

performeurs serait sans doute nécessaire pour assurer une relève, ainsi que la

continuité des activités du culte, surtout dans un contexte de grande popularité du

rituel.

Il y a plus de trente ans que l’on déplore la situation des performeurs et qu’on

annonce le déclin du Teyyam. Pourtant, au fil des ans, il semble que des jeunes

hommes ont continué d’emprunter cette voie, malgré les difficultés et les dangers

encourus. Aujourd’hui, l’Inde se modernise et l’on mise de plus en plus sur

l’éducation pour espérer obtenir un bon emploi afin de faire partie de la classe

moyenne. Les jeunes hommes issus des familles de performeurs ont donc d’autres

options dans ce contexte. Quelles sont les aspirations des jeunes performeurs

aujourd’hui au Kerala, quels sont leurs projets de vie? À quelles conditions sont-ils

prêts à se consacrer à la performance?

1.4 L’idéal de la classe moyenne et les aspirations des jeunes

La classe moyenne commence à émerger en Inde au courant des années 90 dans la

foulée du développement d’emplois reliés aux technologies de l’information

(Baviskar et Ray 2011; Donner 2011). On associe la classe moyenne à un bon niveau

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d’éducation, des emplois de col blancs, de meilleurs revenus et une capacité de

consommation. La classe moyenne indienne réfère à un niveau de vie que l’on

pourrait comparer à certains standards internationaux, ce qui n’est pas, bien sûr, à la

portée de tous. Dans les faits, il y aurait en Inde des gens ayant des niveaux de vie

très différents qui s’en réclament. On dit que la classe moyenne indienne est associée

à un bon niveau d’éducation, mais il s’agit surtout dans bien des cas d’une éducation

en anglais (English medium school). Il faudrait ajouter qu’en plus de rechercher un

mode de vie plus élevé axé sur la consommation, il y aurait aussi chez les membres

de la classe moyenne indienne le désir de faire partie d’une culture globale (Donner et

De Neve 2011).

La mobilité sociale qui mène à la classe moyenne n’est donc pas à la portée de tous,

d’autant plus que l’on calcule encore que 93 % de la population indienne travaille

toujours dans le secteur du travail informel, souvent synonyme d’une grande

précarité. Patrick (2012), dans le cadre d’une enquête sur les travailleurs du secteur

informel dans le district d’Ernakulam au Kerala, a souligné leurs conditions de travail

très difficiles, notamment dans les secteurs de l’agriculture et du travail domestique.

Il mentionne également que la situation des femmes et des travailleurs migrants peut

s’avérer particulièrement précaire dans plusieurs contextes. Selon lui, il y aurait dans

bien des cas un manque de connaissance chez ces travailleurs de leurs droits, même

limités. Pour aider à améliorer cette situation, il encourage une réorientation de la

fonction d’organismes gouvernementaux chargés de ces questions; puis il prône la

continuité du travail des ONG et de leur action créative; enfin, il ajoute que le rôle

des syndicats doit évoluer de manière à aider ces travailleurs du secteur informel.

Même si ces mesures pourraient éventuellement contribuer à améliorer les choses, la

situation actuelle est loin d’être facile pour un bon nombre de travailleurs.

Cependant, il faut compter qu’au niveau de l’Inde des mesures de discriminations

positives ont été adoptées, notamment au niveau des emplois au gouvernement, et

dans les universités publiques, pour les groupes les plus défavorisés (scheduled

castes, scheduled tribes, et other backward classes). L’introduction de telles mesures

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a toutefois amené leur lot de résistance et de controverses. Au début des années 1980,

la commission Mandal, chargée d’étudier ces questions, offrit un rapport dans lequel

elle prônait l’augmentation des quotas de 27 % à 49.5 %, de manière à y inclure les

membres des other backward classes. Dix ans plus tard, on décida d’appliquer ces

mesures, ce qui entraînait de nombreuses protestations, entre autres parce qu’on

jugeait que cela remettait en question les valeurs de méritocratie, associées justement

à la classe moyenne. Toutefois, cet épisode eut pour effet de générer une mobilisation

de ces basses castes et de mettre en marche la formation de leur pouvoir politique

(Jaffrelot 2013).

Le Kerala présente des caractéristiques particulières, on a abondamment parlé d’un

modèle kéralais de développement caractérisé entre autres par d’excellents résultats

en ce qui trait au taux d’alphabétisation, à l’espérance de vie, et à la condition des

femmes. À tous ces chapitres le Kerala faisait mieux que d’autres États indiens ou

d’autres pays ayant un niveau de développement économique comparable. Le Kerala

a souvent été cité en exemple à cet effet. Toutefois on remarque que le modèle tant

vanté a commencé à rencontrer des difficultés face au nouveau contexte économique

des années 90 (Parayil 2000; Parayil 2003), suite à quoi des réformes furent mises de

l’avant pour tenter de le faire perdurer (Franke et Chassin 2000). Pourtant, en 2008,

M.A. Oommen continue de décrire les difficultés rencontrées par le « modèle

kéralais » et les défis à surmonter notamment pour y préserver le principe d’équité

qui lui est caractéristique. Malgré tout, encore aujourd’hui, le Kerala continue

d’exceller là où il avait l’habitude de le faire, par exemple son taux d’alphabétisation

en 2011 était estimé à 93.91 %, alors que la moyenne indienne était à 74.04 %. Il faut

ajouter que le taux d’alphabétisation chez les femmes était de 91.98 %, ce qui est

nettement plus élevé que la moyenne indienne à 65.46 %8.

La situation du Kerala est marquée par une autre particularité : l’émergence de la

classe moyenne n’a pas toujours passé nécessairement par l’éducation, car il y a eu le

8 www.censusindia.gov.in, consulté en août 2014

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phénomène des travailleurs migrants qui sont allés travailler dans les pays du Golfe

Persique. Selon Zachariah et Rajan (2012), sur une population d’environ 33,40

millions de Kéralais, il y en aurait 2,19 millions qui travailleraient à l’étranger, et

1.16 million qui seraient de retour après y avoir travaillé. En 2008, les envois

d’argents auraient représenté l’équivalant de 31 % du PIB du Kerala, ou 1.7 fois les

revenus de l’État. Cependant, comme le soulignaient Zachariah et Rajan (2012)

seulement 17.1 % des familles bénéficieraient de ces envois d’argent, ce qui serait

indicateur d’une grande disparité de richesse entre les familles.

Au Kerala, le réseau d’écoles publiques a été mis en place pour assurer l’accès à la

majorité, mais il a été souligné dernièrement que le développement d’établissements

d’enseignement privés avait pris de plus en plus d’importance en réponse à la

demande croissante des gens de la classe moyenne. À titre indicatif, Kumar et George

(2009) soulignent que plus de 80 % des collèges spécialisés dans la formation

d’ingénieurs, d’infirmières et de pharmaciens se retrouvaient maintenant dans le

secteur privé. Les auteurs voient dans ce récent virage une menace aux principes

d’égalité et d’accès à l’éducation pour tous qui ont été mis en valeur jusqu’à

maintenant dans la société du Kerala.

David Sancho (2012) a fait une enquête ethnographique au Kerala au cours de

laquelle il a comparé les expériences de groupes d’étudiants provenant d’écoles

différentes dans l’année de leur préparation pour les examens d’entrée des institutions

universitaires. Il a pu constater que les jeunes de familles mieux nanties, imprégnés

d’une culture de vie professionnelle transmise par leurs parents, présentaient de

meilleures chances de réussite au niveau scolaire, ce qui les favoriserait pour

l’obtention d’un bon emploi donnant accès à la classe moyenne. Dans tous les cas

cependant, Sancho observe qu’un bon nombre de ces jeunes provenant de tous les

milieux ont de grandes ambitions, projettent de longues études et espèrent un bon

emploi. Il remarque un grand enthousiasme chez eux, mais force lui est de constater

que la réalisation de leurs aspirations pourrait être plus difficile pour certains. En

effet, les jeunes sont de plus en plus éduqués, de mieux en mieux préparés pour des

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emplois professionnels. Par exemple, beaucoup souhaitent obtenir un emploi de col

blanc au gouvernement, mais il y aurait de moins en moins de nouveaux emplois

créés dans ce secteur. Il reste bien sûr la possibilité d’aller travailler dans les pays du

Golfe Persique, ce que font de nombreux Kéralais depuis plusieurs décennies, mais

dans plusieurs cas les conditions de travail y sont extrêmement difficiles, surtout pour

les emplois qui ne demandent pas de hautes qualifications.

Il y aurait toujours selon Sancho (2012) beaucoup de chômage, notamment chez les

jeunes éduqués, et l’on constate que plusieurs emplois demandent aujourd’hui un

degré universitaire de plus qu’autrefois. Cette situation fait écho à ce que décrit Craig

Jeffrey (2010, 2011), quand il relate la situation de jeunes hommes qui passent des

années à attendre que des opportunités emplois se présentent, et pour qui cette attente

devient un mode de vie permanent qui s’étire jusque dans la trentaine. De plus, dans

le contexte kéralais, Odengadan (2009) rapporte que ces jeunes éduqués sont de

moins en moins intéressés aux travaux difficiles et moins rémunérés, comme les

travaux agricoles, notamment à cause du bas statut que ces emplois confèrent. Dans

plusieurs cas, ces jeunes éduqués préfèrent ne pas travailler et vivre des montants

envoyés par les travailleurs migrants de la famille. Il y aurait donc chez ces jeunes de

grandes aspirations, mais de sérieux obstacles sur leur chemin. Malgré tout, Sancho

signale que les jeunes venant de milieux moins bien nantis, et dont les chances de

réaliser leurs aspirations sont moins grandes, demeurent optimistes, et que, d’une

façon créative, ils se définissent comme modernes et appartenant à un monde

globalisé. Ils s’identifient aussi aux valeurs du travail acharné requis lors de leurs

études, et ils considèrent qu’ils font partie de ceux qui ont de l’ambition et qui se

battent pour réussir.

Qu’en est-il dans ce contexte des jeunes qui font partie de familles associées à la

performance, qui sont éduqués, et qui auront à choisir s’ils veulent ou non devenir des

performeurs ? Komath (2003), il y a dix ans, comme nous l’avons mentionné plus tôt,

a étudié le phénomène de mobilité sociale auprès des gens de castes associées à la

performance, et il a affirmé que les membres de ces castes, comparés à d’autres

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membres de castes intouchables, ont eu plus de difficulté à tirer profit de l’accès au

système d’éducation pour réussir à obtenir des emplois mieux rémunérés, et il ajoute

que beaucoup en sont restés aux activités de la performance par manque d’autres

options. En référence à Bourdieu (1977), il indique que les gens de ces communautés

ont un habitus associé aux occupations de leurs castes, dont la performance, qui les

empêche de bien réussir à profiter des opportunités d’améliorer leur statut social et

obtenir des emplois mieux considérés. Cependant, Komath (2003) explique aussi que

ces gens ont un attachement et une fierté d’appartenance envers le Teyyam qui

contribue aussi à les maintenir dans ce champ d’activité. Qu’en est-il de la situation

des jeunes issus de familles associées à la performance dix ans plus tard? Si on a

évoqué les difficultés de la transmission, en évoquant le fait que des jeunes

préféraient aller vers d’autres emplois (Kurup 1986, Daugerthy 2000), Komath

(2003) y voyait plutôt la tendance de continuer de s’engager comme performeur,

faute de meilleures options. Toutefois, tel que nous l’avons mentionné

précédemment, et tel que nous le démontrerons dans le prochain chapitre, il y aurait,

malgré une variabilité des situations vécues, une amélioration des conditions.

Quelles sont aujourd’hui les aspirations des jeunes performeurs? Komath en (2006)

racontait qu’au niveau des rapports avec les patrons les relations étaient encore

extrêmement difficiles, qu’en est-il aujourd’hui? Quelle est la marge de manœuvre

des performeurs et jeunes performeurs pour négocier à leur avantage dans les

coulisses du Teyyam? Est-ce que les conditions sont meilleures qu’autrefois? Et si

c’était le cas, est-ce que la performance pourrait se comparer à d’autres emplois

courants au niveau de la rémunération? Est-ce que le sentiment d’appartenance à cette

tradition qu’ils admirent pourrait être un facteur pouvant les convaincre de choisir la

voie de la performance, en dépit du fait que la société actuelle du Kerala a d’autres

options à leur offrir pour gagner leur vie?

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1.5 Changement et préservation du Teyyam

Dans la présentation que nous avons faite du Teyyam, nous avons vu que ce rituel a

été, dans certains contextes, récupéré et adapté au profit de projets politiques,

idéologiques ou culturels, mais qu’il était toutefois demeuré extrêmement populaire

et pratiqué dans une forme que l’on définit comme traditionnelle et religieuse, dont

on dit qu’elle serait inchangée depuis des siècles; c’est cette forme du Teyyam qui

avait fait l’objet de notre recherche. Nous avons cherché à comprendre ce qui

soutenait le maintien de cette forme dite traditionnelle, alors que d’autres versions

avaient circulé et avaient fait l’objet d’une intense promotion. Il est important de

comprendre les raisons de ce maintien, puisque dans le contexte actuel de jeunes

performeurs pourraient souhaiter des accommodements à cette pratique rigoureuse.

Si certains spécialistes ont rapporté que les jeunes se désintéressaient de la pratique

du Teyyam, nous en avons toutefois rencontré plusieurs, lors de notre recherche, qui

avaient décidé d’emprunter cette voie et de poursuivre cette tradition. Cependant,

comme nous le démontrerons, ces jeunes performeurs, influencés par les valeurs

actuelles en circulation dans la société du Kerala, où l’on valorise notamment l’accès

à la classe moyenne, ont aussi d’autres aspirations. Ils sont prêts à s’engager dans

cette voie exigeante, mais ils veulent aussi bien gagner leur vie, et surtout éviter la

pauvreté qui fut le lot de leurs pères. Ils voudraient accomplir tout cela, mais sans

avoir à renoncer à la performance comme d’autres l’on fait dans le passé et

continuent de le faire aujourd’hui.

Ces nouvelles aspirations pourront engendrer une recherche d’accommodements ou

la mise sur pied de stratégies qui devront être négociés dans les coulisses du Teyyam,

où l’on retrouve, comme nous le verrons, malgré les règles et les droits héréditaires,

des rapports de force et des enjeux de compétition. Nos données ont permis de révéler

que cette attitude et cette approche différente de la pratique du Teyyam qui ont pu

être adoptées par certains jeunes ont suscité les critiques de performeurs plus âgés,

qui leur reprochent de ne pas faire les choses sérieusement et de prendre les dévots

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pour acquis, ce qui pourrait mettre en danger la continuité du Teyyam. Pour mieux

comprendre le sens de cette critique et ses conséquences, il nous a fallu en savoir plus

sur la nature de la relation que les dévots entretiennent avec le Teyyam, un rituel que

l’on dit inchangé depuis des siècles et que l’on cherche à conserver.

1.6 La réalité du rituel et de la société

Pour soutenir notre argumentation basée sur les données empiriques que nous avons

amassées, nous avons fait référence à des conceptions théoriques mises de l’avant par

de précédents chercheurs. Nous présenterons ces théories et nous expliquerons

comment elles nous ont permis d’emprunter des avenues de recherche pertinentes

pour soutenir l’analyse que nous avons développée tout au long de ce travail. Nous

commencerons par présenter l’approche novatrice adoptée par Dinesan Vadakkiniyil

(2009) pour l’étude du Teyyam.

Dans sa thèse, Vadakkiniyil (2009) s’est questionné au sujet du maintien, dans le

Teyyam, des distinctions de castes et des rapports hiérarchiques qui sont inscrits dans

le rituel et qui reflètent l’ordre des castes. Bien sûr, le Teyyam met encore en scène

une inversion rituelle, et les mythes de plusieurs dieux font la dénonciation de

l’inégalité du système des castes, un message qui pourra certainement trouver un

écho aujourd’hui, car malgré la réduction des inégalités il reste encore de la

discrimination entre les castes. Malgré tout, selon lui, cela ne pouvait expliquer

complètement la continuité et l’acceptation encore aujourd’hui de ces divisions de

castes dans le rituel. Surtout dans le contexte hautement politisé du Malabar et du

Kerala et des luttes sociales qu’on y a menées pour l’avènement d’une société plus

égalitaire.

Vadakkiniyil a étudié la tenue d’un perumkaliyattam, un festival de Teyyam qui s’est

étalé sur quatre jours, et qui n’avait pas été tenu depuis une douzaine d’années. Son

approche, basée sur l’étude des détails du rituel, lui a permis d’analyser la dynamique

interne des rituels faisant partie du festival. Dans une telle approche, le rituel ne sera

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pas considéré comme une représentation de la société, ou son miroir, selon la théorie

de Durkheim, ni comme un mécanisme de régulation sociale. On considérera plutôt

qu’un rituel a sa propre dynamique, ce qui n’empêchera pas le fait qu’il pourra

influencer la façon dont ceux qui y assistent agiront dans la société.

Plusieurs chercheurs lors de précédentes études ont proposé des théories pour

expliquer l’inversion rituelle dans le Teyyam et les représentations du système des

castes. Vadakkiniyil salue leur contribution, mais expose les limites de leurs

approches pour rendre compte de la persistance dans le rituel d’éléments datant de

l’époque médiévale et reflétant la situation des castes à cette époque. Vadakkiniyil

réfère toutefois à Turner (1969) pour préciser sa position théorique. Ce qu’il retient,

ce n’est pas son utilisation des concepts bien connus de liminalité et de communitas

qui sont pris en compte pour expliquer un processus rituel visant à rééquilibrer des

tensions de la société. Ce que retiendra Vadakkiniyil, c’est plutôt le principe selon

lequel au cours d’un rituel une transformation s’opère au niveau des relations entre

les individus, dans la réalité du rituel; et c’est ce type de processus dynamique qu’il

tente d’identifier pour le Teyyam, mais sans y chercher un mécanisme de régulation

sociale.

Vadakkiniyil s’est aussi appuyé sur l’approche d’Handelman (2005a, 2005b) qui a

insisté sur l’importance de considérer un rituel pour ce qu’il est en lui-même « in its

own right » (Handelman and Lindquist 2005), en analysant les détails du rituel, pour

en comprendre ses dynamiques propres. Cette approche a été complétée par

Vadakkiniyil avec celle de Kapferer (2006) selon qui le rituel génère sa propre

« virtualité », un concept qu’il emprunte à Deleuze. Kapferer a fait ainsi valoir que le

rituel met en scène sa propre réalité, avec ses règles et sa logique, à laquelle les

participants adhèrent.

C’est en référant à ces conceptions théoriques que Vadakkiniyil a pu concevoir que

les gens qui assistent aux rituels du Teyyam comprennent la réalité interne du rituel,

sa logique propre, et acceptent d’y jouer un rôle, tout en faisant la distinction entre la

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réalité du rituel et celle de la société. Selon lui, ils comprennent que les distinctions

de castes qui sont mises en évidence dans le rituel appartiennent à la réalité du rituel,

et que d’en respecter les règles n’implique pas leur acceptation dans la société. Le

Kerala est le lieu, encore aujourd’hui, de débats et de luttes sociales pour éliminer le

plus possible les inégalités, et c’est dans cette arène que les gens combattent le

système des castes. Le rituel du Teyyam, pour eux répond à autre chose, il permet une

forme d’identification, de conscientisation, qui pourra générer par la suite des actions

dans la société, y compris des actions politiques. Et c’est ce qui explique que l’on ne

sente pas le besoin d’adapter le rituel en fonction des changements sociaux survenus

dans la société.

Dans son analyse d’un perumkaliyattam, avec une attention particulière aux détails du

rituel, Vadakkiniyil fait voir, à travers ses descriptions, comment tous les espaces

physiques délimités par le rituel sont hiérarchisés, et que les dieux – qui sont associés

à des castes – évoluent dans les espaces qui leur sont attitrés, tout comme les gens de

l’assistance, qui sont regroupés par castes et respectent certaines distances. Cette

organisation et cette occupation de l’espace, de façon hiérarchisée, en fonction des

divisions de castes sont toujours mises en scène dans le rituel, bien qu’elles ne soient

plus en vigueur de façon aussi systématique dans la société.

Tout au long des quatre jours qu’a duré le perumkaliyattam étudié, les différents

dieux présents, selon leur caste associée et leur position dans l’espace, ont incarné,

selon Vadakkiniyil, les forces sociales en opposition qui risquent de perturber la

société. Le moment de la culmination du rituel sera marqué par l’arrivée en scène de

la déesse Muchilot Bhagavathi, à laquelle est dédié le sanctuaire, et Vadakkiniyil

décrira les étapes de son arrivée, jusqu’à son apothéose. Selon lui, la déesse engendre

une potentialité régénératrice, car, dans la réalité du rituel, par son entrée en scène,

elle stabilise de façon symbolique les forces qui menacent la société et elle crée un

équilibre des forces en présence. Il faut spécifier que le mythe de Muchilot Bhagavati

raconte l’histoire d’une jeune femme brahmane très instruite, qui s’attirera la jalousie

des hommes savants de sa caste. Ils mettront en doute sa chasteté, à la suite à quoi la

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jeune femme se suicidera. Le mythe au dénouement tragique évoque des discordes et

des affrontements au sujet de ce qui est attendu du rôle d’une personne dans la

société. Selon, Vadakkiniyil, la force régénératrice de la déesse incarnée permettrait

dans la réalité du rituel d’apaiser les forces conflictuelles qui menacent la société.

Pour Vadakkiniyil, le rituel de Muchilot Bhagavati permet une conscientisation des

gens de l’assistance par rapport aux thèmes abordés, ce qui pourra influencer par la

suite leurs actions dans la société. De plus, le rituel en soi, avec ce qu’il implique, ce

qu’il génère, les enjeux qu’il met en scène, peut donc rassembler des participants

autour d’un lien identitaire très fort. Les potentialités déclenchées par le rituel

dépassent la simple représentation de l’ordre de castes et son renversement rituel. Par

exemple, Vadakkiniyil rapporte que le lien identitaire des dévots envers le culte peut

même s’articuler, par exemple, autour du fait de fréquenter le même sanctuaire que

leurs ancêtres, au-delà de leur appartenance de caste. Nous pourrions ajouter que nous

avons discuté avec un jeune homme qui nous a parlé du mythe de Muchilot

Bhagavati, et que pour lui il s’agissait d’une illustration de l’imposition de valeurs

patriarcales dans la société, ce qu’il dénonçait ardemment. Sa relation avec le rituel et

le culte du Teyyam, auquel il s’identifiait, l’amenait à réfléchir sur les enjeux présents

dans les mythes et à poser un regard différent sur les valeurs qui sont débattues dans

sa société. Une telle approche permet de concevoir que le rituel, aujourd’hui, n’est

pas une représentation de la société, ou un mécanisme de régulation sociale – bien

qu’il ait pu l’être par le passé –, il a une dynamique propre qui génère de l’action

sociale aujourd’hui, à notre époque.

Pour la suite de notre réflexion, nous essaierons de comprendre quels pourraient être

les impacts sur la relation que les dévots entretiennent avec le culte si on apportait

certains changements au rituel. Nous ferons valoir que si Vadakkinyil avait donné

une explication pour expliquer le maintien du Teyyam dans une forme que l’on essaie

de préserver, avec le maintien de ses caractéristiques médiévales, d’autres facteurs

très importants doivent aussi être mentionnés : soit la croyance en l’efficacité du

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rituel pour résoudre les problèmes des dévots, et le fait que cette croyance repose un

respect et une préservation des caractéristiques traditionnelles du rituel.

Nous avons déjà mentionné qu’il y avait un débat sur la compétence des jeunes

performeurs, et que des performeurs plus âgés dénonçaient l’approche de certains

jeunes qui ne remplissaient pas, selon eux, leur rôle avec assez de sérieux et tenaient

la croyance des dévots pour acquise, laissant entendre que le lien de confiance avec

les dévots pouvait être compromis. Nous allons maintenant regarder de plus près

certaines dimensions associées à ce débat pour en comprendre toutes les implications.

1.7 Changements dans les rituels

Nous poursuivrons notre réflexion sur le changement et le maintien des

caractéristiques d’un rituel et des impacts possibles sur la continuité d’un culte. Tout

d’abord, il faut mentionner que nous considérons que le fait de maintenir certaines

caractéristiques d’un rituel, tout autant que le fait de vouloir y apporter des

changements, peut être le résultat d’une intention motivée. Nous explorerons

certaines théories destinées à rendre compte des changements qui surviennent dans

les rituels, puis nous réfléchirons sur le maintien des caractéristiques.

Pour commencer, nous regarderons certains points théoriques exposés par Kreinath

(2004) pour rendre compte de la variété des dynamiques de changements des rituels,

tel que présenté dans sa contribution au livre The Dynamics of Changing Rituals

(Kreinath, Hartung, et Deschner 2004). Tout d’abord, Kreinath affirme que malgré le

fait que les rituels changent continuellement au fil du temps, il pourra tout de même

arriver qu’on défende l’idée qu’un rituel soit demeuré inchangé de manière à

réaffirmer son autorité. Il y aurait lieu de croire que ce serait le cas pour le Teyyam, et

nous irons même un peu plus loin en disant qu’en plus d’en réaffirmer l’autorité, cela

permet également de justifier la croyance en son efficacité. Ainsi on pourrait soutenir

la croyance que l’énergie des dieux est présente lors des rituels, et qu’au moment de

la consultation les requêtes des dévots sont entendues par les dieux, qui pourront par

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la suite, en accord avec les conceptions soutenues par le culte, intervenir en faveur

des dévots pour les aider à surmonter leurs difficultés.

Kreinath fait la distinction entre ce qu’il identifie comme étant une modification et

une transformation. Dans le cas d’une modification, bien que certains changements

aient été apportés, le rituel conserve son identité aux yeux des participants qui

continueront de lui donner le même sens. Pour ce qui est de la transformation, les

changements apportés iront plus loin et feront en sorte que le rituel ne sera plus le

même aux yeux des gens concernés. Bien sûr, ces distinctions ne sont pas toujours

aussi nettes dans la réalité qu’en théorie, mais elles nous permettent de concevoir les

différents impacts que peuvent avoir des changements apportés à un rituel sur son

identité et au sens qui lui est donné par les dévots. Si nous référons à nos données,

nous pourrions affirmer que là où certains jeunes performeurs verraient de simples

modifications, des performeurs plus âgés seraient plutôt d’avis que les dévots

pourraient y voir des transformations qui risquerait de briser la confiance qu’ils ont

en l’efficacité de ce rituel.

Kreinath fait aussi une autre distinction importante pour notre analyse, il précise que

les changements peuvent survenir à propos de quatre aspects – fonction, forme, sens

et performance – et qu’un changement dans un rituel pourrait concerner un ou

plusieurs de ces aspects. Il serait aussi possible, par exemple, qu’un changement qui

surviendrait au niveau d’un de ces aspects puisse alors avoir un impact sur d’autres

aspects. Dans le cas qui nous intéresse, on pourrait formuler que des performeurs plus

âgés pourraient craindre que des changements survenus au niveau de la performance

n’aient des répercussions au niveau du sens qu’on donne au rituel.

Afin de poursuivre notre réflexion, nous allons nous pencher sur des exemples de

changements recensés pour des rituels situés dans des contextes très proches de ceux

que nous étudions, et nous regarderons comment cela peut nous renseigner sur le

maintien des caractéristiques du Teyyam.

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Osella et Osella (2003) ont rendu compte de changements survenus au sujet d’un

rituel, le kuthiyottam, qui est pratiqué au Kerala dans une région plus au sud que celle

où l’on retrouve le Teyyam. Pour interpréter les changements en question, ils ont

référé à Comaroff et Comaroff (1993) qui ont affirmé qu’en contexte postcolonial le

rituel pouvait devenir un lieu d’expérimentation permettant de répondre aux

contradictions apportées par des processus de transformations sociales autorisées par

la modernité.

C’est dans cette optique qu’Osella et Osella (2003) ont interprété les changements

survenus dans le kuthiyottam. Des gens de basses castes qui s’étaient enrichis en

travaillant dans les pays du Golfe Persique, ont décidé, une fois de retour au Kerala,

de prendre en charge l’organisation entière de rituels, comme seuls les gens de hautes

castes étaient appelés autrefois à le faire. Selon Osella et Osella, c’était pour eux

l’occasion d’augmenter leur statut au sein de leur communauté, mais les chercheurs

ajoutent que leur manque d’expérience a fait en sorte qu’ils introduisaient des

changements dans le rituel. Ils comptaient sur l’expérience des performeurs engagés

qui, eux, n’hésitaient pas à faire les choses autrement. Un des performeurs se justifiait

en disant que l’objectif était de plaire à la divinité et que cela pouvait se faire de

différentes manières. Par contre, d’autres gens de la communauté remettaient en

cause l’authenticité de ces rituels que l’on avait modifiés. On pourrait reconnaître ici

aussi l’existence d’un débat sur la nature des changements apportés à un rituel, à

savoir s’il s’agit de modifications ou de transformations pouvant changer l’identité du

rituel.

Il y aurait plusieurs parallèles à faire entre le kuthiyottam et le Teyyam, car pour le

Teyyam aussi on rapporte un investissement monétaire important généré par des gens

de basse caste ayant travaillé dans les pays du Golfe Persique, qui se sont investis

dans l’activité rituelle à la recherche, notamment, d’une augmentation de statut. Par

contre, le genre d’innovations très libres apportées par les performeurs dans le

kuthiyottam n’a pas son équivalent pour le Teyyam dans ses versions traditionnelles

et villageoises. Dans ces contextes, au contraire, les performeurs observent

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scrupuleusement la reproduction de tous les détails du rituel, des séquences dansées

jusqu’aux maquillages qui sont d’une grande complexité. Si pour d’autres rituels on a

pu se permettre des innovations, dans le cas du Teyyam, du moins dans sa version

villageoise et populaire, on travaille à conserver les choses, et il s’agit d’un acte

conscient et justifié. Le fait de travailler à la conservation du rituel doit donc répondre

à certaines attentes spécifiques envers le Teyyam, et qui seraient, selon nous, liées à

la croyance que la préservation du rituel en garantit l’efficacité.

Toutefois, s’il est vrai que notre enquête s’adresse au rituel dans sa forme que l’on

dit traditionnelle et que l’on tente de conserver, le Teyyam a donné lieu à beaucoup

d’expérimentations, dans le sens donné par Comaroff et Comaroff (1993), et qui ont

bien été décrites par Ashley (1993). Selon lui, le Teyyam serait donc devenu une

arène où l’on se dispute le sens à lui donner. Ce qui est surprenant, c’est de voir qu’à

côté de tant d’expérimentations, de tentatives d’insuffler un sens nouveau au rituel,

qui auraient pu faire évoluer la pratique générale du Teyyam, on ait continué à

organiser les rituels avec la volonté de conserver une forme dite traditionnelle, et que

c’est dans ce contexte que le Teyyam a connu son grand regain de popularité, et non

dans ses formes expérimentales qui auraient pu paraître mieux adaptées à la

modernité.

Il a aussi été dit par Tarabout (1997) que l’hindouisme était traversé par un courant

complexe d’uniformisation de ses pratiques, ainsi qu’une euphémisation, ou une

atténuation des pratiques jugées non orthodoxes comme la possession et le sacrifice

d’animaux que l’on retrouve dans le Teyyam. Un ensemble de facteurs peuvent

expliquer ces changements, comme l’implication de l’État dans l’administration des

temples, l’arrivée de nouveaux acteurs de la classe moyenne et de leur implication

dans les activités rituelles, ainsi que l’influence des médias. Tout cela fait dire à

Tarabout que cette tendance à l’uniformisation devrait se poursuivre, cependant, en

l’absence d’autorité englobante pour l’hindouisme, cette évolution risque d’être

diverse et même contradictoire. Si dans certains cas, on voudra réformer les activités

de certains sanctuaires selon une direction plus brahmanique, il mentionne aussi des

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contre-courants importants et la continuité de traditions où l’on retrouve des

sacrifices, et des rites plus empreints de violence associés à des traditions de basses

castes. On pourrait penser que la persistance des activités du Teyyam dans une forme

que l’on essaie de préserver pourrait constituer une forme de contre-courant. Par

contre, Tarabout ajoute que certains de ces facteurs ont aussi pu mener à une

augmentation des activités de culte, mais il y voit surtout des causes sociales, et il

indique qu’il ne faudrait pas y voir nécessairement un retour du religieux.

Toutefois, nous pourrions aussi évoquer le mouvement de Sai Baba qui connaît

beaucoup de succès et dans lequel on croit aux pouvoirs divins du gourou. D’ailleurs,

Babb (1983, 1986) avait affirmé que les dévots entretenaient une relation avec le

gourou basée en bonne partie sur la croyance en sa capacité à faire des miracles,

preuve de sa divinité. Fait à noter, ce mouvement religieux est très populaire auprès

de gens de la classe moyenne, des gens d’affaires et des professionnels. Ce qui veut

dire que même dans un contexte d’uniformisation et d’euphémisation de

l’hindouisme ou la possession serait en recul, il y a toujours place en Inde, chez des

gens éduqués, pour une relation avec un mouvement religieux basé sur la croyance en

un individu capable de manifester un pouvoir divin. Et nous postulons qu’il y a

quelque chose du même ordre dans le Teyyam, où l’on croit en la présence divine

dans le corps du performeur et à la possibilité de s’adresser aux dieux lors de la

consultation, pour que ceux-ci interviennent personnellement pour résoudre les

problèmes et répondre aux requêtes. Et nous soutenons l’idée que l’efficacité de cette

communication avec le divin est conçue par les dévots comme étant toujours possible

aujourd’hui, par le fait que le rituel aurait conservé sa forme ancestrale au fil des

siècles.

1.8 La croyance en l’efficacité du rituel

Plusieurs auteurs ont fait valoir différents facteurs pour expliquer la grande popularité

du Teyyam actuellement et le regain de ses activités. On a parlé de l’argent investi

par des travailleurs migrants de basses castes qui se sont enrichis à l’étranger et qui

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sont en quête de statut, on a aussi mentionné l’aspect identitaire, mais il y a un autre

aspect que l’on rapporte et qui est lié à la croyance en la capacité des dieux

d’intervenir favorablement auprès des dévots. En fait, plus précisément, on dit c’est le

fait d’avoir négligé les dieux qui expliquerait le malheur des gens, et que de reprendre

les activités de culte remédierait à la situation. Koga le mentionne dans son article en

2003:

« However, from the end of the 1990's, many taravatus which had long stopped teyyam restarted it. This was due to the fact that they felt they were experiencing dosam (misfortune) such as unexpected death and disease amongst taravatu members and even domestic animals. Hence they consulted an astrologist and were told that there was deva kopam (wrath of god) in the taravatu and thus were advised to restart the kaliyattam. » (pp. 71-72)

Périgaud (2008) rapporte le témoignage d’un performeur qui tient des propos

similaires :

« Il y a aujourd’hui plus d’engouement pour le Teyyam que dans le passé. Beaucoup de sanctuaires rouvrent, c’est un vrai progrès et je crois que ça va continuer. De plus en plus de familles organisent des Teyyams dans leur sanctuaire privé. Quand ils rencontrent des problèmes, ils consultent des astrologues qui leur disent que leurs Dieux ne sont pas assez honorés. Aussi, ils réorganisent des rituels et des offrandes dans leur sanctuaire. » (p.80, extrait du film La Danse des Dieux, vers la 37eminute du film)

Un performeur que nous avons interrogé parlait aussi dans le même sens :

« So their children also started going away from performance. Later on when the split families found that they were not progressing in life, then they also went to the astrologer and found that they have neglected their gods. So they come back to the family shrines and did the rituals. So also since the festivals were revived, the performers also could encourage their children for performing. »

Nous avons aussi fait une entrevue avec Krishnan, membre d’une famille Nayar

propriétaire d’un sanctuaire qui nous a rapporté des propos semblables. Plusieurs

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membres de sa famille vivaient de grandes difficultés, et lors d’une consultation avec

un astrologue, on leur a révélé qu’avant la redistribution des terres, ils avaient

possédé un sanctuaire qui était maintenant à l’abandon. Avec l’accord des nouveaux

propriétaires terriens, le sanctuaire fut reconstruit selon les directives de l’astrologue,

et aujourd’hui une dizaine de dieux y sont honorés lors d’un festival annuel. Krishnan

raconte que depuis la reprise des activités rituelles, les problèmes vécus par les

membres de sa famille ont été résolus, de même de ceux des nouveaux propriétaires

terriens.

Tout au long de notre enquête de terrain, on nous a répété ce genre d’explications,

autant de la part de dévots que de la part de performeurs. Un des performeurs

interrogés prétendait même que les dieux du Teyyam réglaient 60 % des problèmes et

que c’était un véritable service rendu à la communauté. Ce discours circule beaucoup

et il y a lieu de penser que les explications qu’il donne révèlent un des facteurs

responsables du regain actuel des activités du Teyyam.

Il y aurait donc lieu de penser que ce maintien du Teyyam dans une forme que l’on

considère inchangée depuis des siècles, non seulement contribue à réaffirmer

l’autorité du rituel, mais à garantir la croyance chez un bon nombre de dévots en

l’efficacité du rituel. Cependant, comme nous l’avons mentionné, il est ressorti des

entrevues que nous avons menées qu’il y avait un débat sur la compétence des jeunes

performeurs dans le Teyyam, et qu’il y aurait lieu de croire que des changements

apportés à la façon de pratiquer la performance pourraient avoir une répercussion sur

le sens que les dévots donnent au rituel, ce qui expliquerait l’inquiétude de certains

performeurs plus âgés envers la relève et la continuité du Teyyam. Lors des rituels,

les performeurs accomplissent des exploits physiques pour convaincre de leur

capacité à canaliser l’énergie divine et c’est la croyance en cette présence divine qui

fera croire en l’efficacité de la consultation, la possibilité de faire intervenir les dieux

en faveur des dévots.

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L’Inde se développe, se modernise, et l’on valorise plus que jamais la réussite sociale,

le fait d’avoir de bons revenus et de faire partie de la classe moyenne. C’est dans ce

contexte, exposés à ces valeurs, que des jeunes hommes ont décidé malgré tout de

devenir performeurs, mais leur rapport au culte n’est pas le même que ceux qui les

ont précédés, tout comme leurs aspirations. On pourrait même dire qu’aujourd’hui on

ne renonce pas aux mêmes choses qu’autrefois lorsqu’on décide de devenir

performeur. Certains sont à la recherche d’accommodements, d’autres voudraient

faire les choses autrement, ils mettront donc en place des stratégies, comme nous le

verrons dans la suite de notre analyse, mais ils devront négocier leurs conditions dans

les coulisses du Teyyam, et surtout il faudra qu’ils s’assurent de maintenir le lien de

confiance avec les dévots. Dans le prochain chapitre, nous aborderons l’ensemble de

ces enjeux en référant aux entrevues que nous avons faites avec des performeurs de

différentes générations.

1.9 Méthodologie

Dans le cadre de cette recherche, nous avons effectué une enquête de terrain d’une

durée de trois mois et demi, du 15 mai au 30 août 2013, dans la région du Malabar, au

nord du Kerala, et plus précisément dans les districts de Kannur et de Kasaragod, les

plus au nord, où la pratique du Teyyam est la plus importante. Nous avons assisté à

15 rituels à l’occasion desquels nous avons fait de l’observation participante, et où

nous avons eu l’occasion de nous entretenir de façon informelle avec des dévots

présents sur les lieux. Nous avons également réalisé 29 entrevues semi-dirigées, dont

25 avec des performeurs du Teyyam, en majorité de castes Vannan et Malayan.

Certaines entrevues ont été faites en anglais tandis que d’autres ont eu lieu en

malayalam et ont demandé la participation d’interprètes. Une bonne partie de notre

terrain s’est déroulé pendant la basse saison du Teyyam, ce qui nous a permis de

profiter d’une plus grande disponibilité des performeurs pour la participation aux

entrevues.

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Dès le début de notre terrain, nous avons eu l’occasion d’assister à un « événement

d’enseignement », qui réunissait plus de 40 performeurs de caste Vannan, Malayan et

Velan, de toutes générations, et provenant de diverses régions, au cours duquel les

plus jeunes eurent l’occasion d’apprendre à dessiner les maquillages très complexes

de certaines divinités sous la supervision de performeurs plus expérimentés9.

Autrefois, les jeunes performeurs apprenaient au contact des membres de leurs

familles, mais aujourd’hui on organise à l’occasion des séries d’ateliers (workshops)

auxquels participent de jeunes performeurs. L’événement d’enseignement auquel

nous avons assisté s’inscrivait dans cette tendance, mais il rassemblait un plus grand

nombre de performeurs que lors d’ateliers réguliers; ce fut aussi l’occasion d’une

remise de prix à des performeurs plus âgés pour souligner leur contribution à la

tradition du Teyyam.

Cet événement nous a permis de constater, dès le départ, que les enjeux de la

transmission pouvaient traverser les divisions des castes et des territoires, et que nous

n’avions pas à nous restreindre aux membres d’une seule caste, ou d’une seule

région. Les performeurs de chaque caste sont spécialistes de la performance des

rituels des dieux qui leurs sont associés, autrement dit l’enseignement et la

transmission devraient se faire en principe à l’intérieur des membres d’une même

caste, pourtant cet événement rassemblait des performeurs de castes différentes. Il

nous est alors apparu que les enjeux de la transmission devaient être en bonne partie

les mêmes pour tous, si bien que tout au long de notre terrain nous ne nous sommes

pas restreints aux performeurs d’une seule caste, nous avons plutôt essayé de saisir

les occasions quand elles se présentaient de faire des entrevues avec des performeurs

de toutes générations. C’est de fil en aiguille que nous en sommes venus à nous

concentrer un peu plus spécifiquement sur les performeurs de castes Vannan et

Malayan, qui sont aussi les groupes les plus nombreux et les plus répandus en ce qui

a trait à la pratique du Teyyam. Parmi les entrevues effectuées, cinq ont été faites

avec des performeurs ayant participé à cet événement d’enseignement auquel nous 9 Nous aimerions remercier le chercheur Dinesan Vadakkiniyil pour nous avoir introduits à cet événement.

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avons assisté dès le départ. Nous avons aussi conduit des entrevues avec deux

officiants, un velichappad et un musicien, ainsi qu’avec deux membres de comité de

temple, en plus d’avoir participé à de multiples discussions informelles avec un bon

nombre de dévots.

Les performeurs sont habituellement organisés en troupes de mêmes castes, et sont

assignés à des territoires. Nous ne nous sommes pas donné de restriction à ce niveau

non plus, et les performeurs interrogés proviennent de différents territoires des

districts de Kannur et Kasaragod, principalement dans les régions environnantes de

trois villes importantes de la région du Malabar : Kannur, Payyanur et Nileshwar, que

nous avons indiqué sur la carte du Kerala située en annexe 2.

Au cours de notre terrain, nous avons eu l’occasion d’observer 15 Teyyams dont

quelques-uns mettaient en scène les rituels de plusieurs dieux. Pour bien nous situer,

il faut tenir compte du fait que dans la région du Malabar, comme ailleurs au Kerala,

il y a différents types de temples. Tout d’abord, il y a les temples dédiés aux divinités

classiques de l’hindouisme, qui sont habituellement de structure plus imposante, et où

officient des prêtres Brahmanes. En général, si des Teyyams sont présentés à ce type

de temple, ils auront lieu à l’extérieur des murs, à proximité. Il faut cependant citer

l’exception du temple Parassinikadavu, fait d’une structure imposante, et qui est

entièrement dédiée au dieu Muthappan. Ensuite il y a les sanctuaires qui sont plus

spécifiquement dédiés à la pratique du Teyyam. Ils sont aussi nommés kavu, qui

signifie « bosquet », car autrefois plusieurs de ces sanctuaires étaient en fait des

bosquets sacrés près desquels on présentait les rituels. Aujourd’hui, il s’agit

généralement d’un espace délimité sur lequel on retrouve de petits temples ayant la

forme de maisonnettes à l’intérieur desquelles se trouvent les idoles des dieux du

Teyyam auxquels ils sont consacrés. Certains sanctuaires sont encore situés près

d’anciennes demeures traditionnelles Nayar, appelées taravads, terme qui désigne

aussi l’organisation familiale des Nayars. Aujourd’hui, on peut aussi organiser des

Teyyams dans les cours de demeures privées, à l’occasion de mariage, de

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l’inauguration d’une nouvelle maison, ou pour remercier un dieu d’une prière

exaucée.

Les 15 Teyyams auxquels nous avons assisté ont pris place dans un bon nombre de

ces contextes : temples (5), sanctuaires (4), sanctuaire associé à un taravad (1), cours

de maisons privées (5), pour en célébrer l’inauguration, ou pour remercier un dieu

d’une faveur rendue. Nous tenons à préciser que pour alléger le texte, dans certains

cas, nous utiliserons le terme « temple » de façon générique, comme le faisaient

d’ailleurs les répondants eux-mêmes pour désigner à la fois les temples et les

sanctuaires; en ce sens, l’expression « comité de temple » (temple committee) pourra

désigner à la fois les comités chargés de l’organisation des activités rituelles dans les

temples ou dans les sanctuaires.

Nous avons réalisé 29 entrevues, dont 25 avec des performeurs de toutes les

générations. À ce sujet, pour mieux nous situer par rapport aux enjeux de la

transmission, nous avons procédé à un classement de nos entrevues en trois groupes

reflétant des différences d’âges et de situations maritales. Nous avons établi ces

distinctions avant tout parce qu’elles étaient pertinentes pour notre analyse. Par

exemple, les jeunes hommes mariés de 27 à 30 ans avaient des responsabilités

familiales que n’avaient pas les plus jeunes, sans nécessairement avoir la stabilité

professionnelle des plus âgés. Nous avons également utilisé des pseudonymes pour

référer aux participants de la recherche afin d’assurer la confidentialité des propos

recueillis lors des entrevues10. Le tableau ci-dessous offre un aperçu de la distribution

des participants aux entrevues.

10 Nous avons obtenu un certificat d’éthique de l’Université de Montréal pour la conduite de cette recherche.

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Tableau 1. Distribution des participants aux entrevues

21 performeurs Vannans et Malayans

Catégorie d’âge

Rôle Nbre Caste

Jeunes hommes non-mariés (21 à 28 ans)

performeurs 6 3x Vannan 3x Malayan

Jeunes hommes mariés (27 à 30 ans)

performeurs 2 1x Vannan 1x Malayan

Adultes (35 ans et plus)

performeurs 13 6x Vannan 7x Malayan

4 performeurs adultes (castes diverses)

Catégorie d’âge

Rôle Nbre Caste

Adultes (35 ans et plus)

performeurs 4 1x Velan 1x Pulaya 1x Mavila 1x Kopalan

2 officiants du Teyyam Catégorie

d’âge Rôle Nbre Caste

Adultes (35 ans et plus)

Musicien 1 Malayan

Adultes (35 ans et plus)

Velichappad (oracle, prêtre)

1 Vannan

2 membres de comité de temples (sanctuaires)

Catégorie d’âge

Rôle Nbre Caste

Adultes (35 ans et plus)

Membre de comité de temple (sanctuaire)

1 Nayar

Adultes (35 ans et plus)

Membre de comité de temple (sanctuaire) ; membre de la famille propriétaire

1 Nayar

Comme nous l’avait fait entrevoir l’événement d’enseignement auquel nous avons pu

assister, et comme nous avons été en mesure de l’observer tout au long de notre

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recherche, les distinctions de caste, ou de région n’ont pas donné lieu à des

différences notables. Les points en commun ou les divergences observées dans les

témoignages émergeaient plutôt d’autres facteurs, comme des réalités spécifiques

relatives aux territoires auxquels sont attachés les performeurs, et des relations de

pouvoir qu’on y retrouve, soit au sein des troupes de performeurs ou dans les rapports

de négociation avec les patrons. Les différences pouvaient aussi s’observer en termes

générationnels, ou au niveau des aspirations ou des stratégies adoptées pour réaliser

un projet de vie. De plus, certaines données comme l’augmentation de la

rémunération ont été soulignées par la grande majorité des entrevues, peu importe, la

caste, la génération ou la région de provenance des performeurs interrogés.

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Figure 3 – Muthappan dans un sanctuaire en milieu urbain

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Figure 4. - Teyyam de la déesse Bhagavathi

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2 Les aspirations des jeunes performeurs

2.1 Les revenus et leur évolution

Pour comprendre les raisons et les motivations des jeunes performeurs à s’engager

dans cette pratique traditionnellement associée à leur caste et à s’y consacrer, alors

que l’Inde actuelle permet d’envisager d’autres possibilités, et bien que plusieurs

facteurs doivent être considérés, il faut d’abord établir si les conditions et la

rémunération associées à cette pratique se sont améliorées. Dans cette partie, à l’aide

des données que nous avons recueillies, et pour faire suite aux différents avis donnés

au sujet des conditions et de la rémunération, et de leur évolution, nous allons

démontrer que la rémunération, dans les cas que nous avons étudiés, s’est bel et bien

améliorée, au point de se comparer à d’autres métiers courants. Malgré tout, excepté

certains cas plus exceptionnels, il ne s’agit pas de revenus comparables à ceux des

emplois caractéristiques de la classe moyenne, et c’est ce qui fait que de jeunes

performeurs ayant décidé de poursuivre cette tradition sont néanmoins à la recherche

d’accommodements pour avoir de meilleures conditions de vie possible.

Il est aussi important de souligner que malgré l’amoindrissement du sens du devoir et

le fait que le Teyyam puisse être considéré comme un métier que l’on peut choisir,

cela ne le vide pas pour autant de son contenu religieux ou de la croyance en une

présence divine lors des rituels, et ce bien que la vision du Teyyam puisse varier d’un

performeur à l’autre. Toutefois, il nous apparaît qu’à partir du moment où la

performance devient un métier, la rémunération devient un facteur important à

considérer

2.1.1 La question de la rémunération

L’insuffisance de la rémunération et la grande pauvreté des performeurs ont souvent

été décrites et dénoncées par plusieurs chercheurs et performeurs qui ont appelé à

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l’amélioration de leurs conditions. Dans l’article qu’elle a publié en 2000, Daugherty

rend compte de la rémunération jugée insuffisante d’artistes provenant de trois

formes artistiques réputées du Kerala : le théâtre kathakali, le kuthiyottam et le

Teyyam, et dépeint les difficultés financières de ces artistes ainsi que le sous-

financement de leur art. Lors de son enquête, elle a voulu vérifier si les artistes et

performeurs avaient pu bénéficier du financement octroyé par le gouvernement pour

soutenir ces formes artistiques. Sa recherche démontre qu’une bonne partie de ces

fonds ont été absorbés par divers intervenants tout au long de la chaîne de gestion et

d’organisation d’évènements culturels, si bien qu’il en était peu resté pour les artistes

eux-mêmes. C’est aussi en référence à ce genre de situation que Dasan (2012)

dénonçait une appropriation du Teyyam par des gens de hautes castes, occupant

aujourd’hui des postes clés au niveau culturel ou dans les comités de temples, ce qui

laissait, selon lui, les performeurs de basses castes dépossédés de leur propre pratique

rituelle.

Pour nous donner une idée de la valeur de la rémunération et des revenus dont nous

discuterons dans cette section, nous devons garder en tête que 1000 roupies

(Rs. 1000) équivalent, en 2014, à environ 20$ canadiens. Par contre, il ne faut pas

perdre de vue que cette équivalence ne peut rendre compte du pouvoir d’achat que

cette somme constitue en Inde aujourd’hui, ni de la variation de sa valeur au cours

des 10 ou 15 dernières années.

Dans son article, Daugherty rapporte qu’à l’époque où elle a effectué sa recherche,

beaucoup de performeurs du Teyyam avaient dû quitter la performance faute de

revenus suffisants, où alors conjuguer la performance avec un autre emploi. Elle cite

aussi le cas d’un performeur de renom qui avait décidé d’arrêter d’enseigner la

performance à ses fils, souhaitant qu’ils se dirigent vers d’autres professions.

Daugherty donne des chiffres pour rendre compte de la situation d’insuffisance

qu’elle décrit pour le Teyyam. Elle mentionne par exemple qu’en 1993, une troupe

d’artistes aurait reçu la somme de Rs. 5000 pour la performance d’un Teyyam qui

avait duré 36 heures consécutives et où quatre divinités avaient été personnifiées. Un

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des performeurs avait expliqué à quel point ce montant donné à la troupe était

insuffisant compte tenu du nombre de participants devant se partager la somme, ainsi

que des coûts déboursés pour les costumes et le maquillage. Malgré ces conditions

jugées inacceptables et le fait que plusieurs performeurs avaient fait défection,

quelques années plus tard, en 2003, Koga rapportait pourtant un regain des activités

du Teyyam, ayant commencé dans les années 90, causé, notamment, par les sommes

importantes investies dans les rituels par des travailleurs migrants du Golfe Persique

ayant un attachement identitaire avec le rituel. Depuis l’indépendance, la

rémunération aurait progressivement augmenté, et elle mentionnait, à l’époque de sa

recherche, qu’un taravad pouvait payer Rs. 2000 par groupe de performeurs. Comme

le Teyyam était maintenant considéré comme un métier, elle ajoute que les

performeurs s’engageaient à l’occasion dans des négociations pour faire améliorer

leur rémunération.

Ces différents chiffres et niveaux d’appréciation donnés par ces deux chercheures

laissent entendre que l’amélioration de la rémunération a pu se faire de façon variable

et inégale. Nous pouvons cependant déjà souligner que plusieurs facteurs peuvent

venir relativiser la valeur des sommes données, par exemple le nombre de

performeurs et artistes concernés qui devront se partager le même montant donné par

le temple, ainsi que la durée des rituels, et nous pourrions ajouter le nombre de rituels

qui seront performés au cours d’une même saison. Nous tiendrons compte de ces

variables dans notre évaluation des revenus des performeurs.

2.1.2 Le calcul de la rémunération

Au cours de nos entrevues, nous avons reçu des informations sur la rémunération des

performeurs, il en est ressorti que la rémunération avait, dans plusieurs cas, atteint des

niveaux que les performeurs nous ont décrits comme suffisants, allant même jusqu’à

très bons. Ces données nous arrivent plusieurs années après celles de Daugherty

(2000) et Komath (2003), et il semble bien que la situation de regain des activités

rituelles décrite par Koga (2003) ait continué de se développer, permettant

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d’améliorer de façon significative les revenus des performeurs. Cette tendance devrait

concourir à changer la donne concernant l’intérêt des jeunes hommes de ces

communautés à s’engager dans cette voie. Ceci étant dit, le performeur Unnikrishnan

Peruvannan, sur le site du Parampara Project, continuait de dépeindre, en 2011, une

situation où les exigences du métier ainsi qu’une rémunération insuffisante

entraînaient un exode des jeunes vers d’autres métiers. Par contre, les performeurs

que nous avons rencontrés nous ont dépeint une situation plus nuancée, dans laquelle,

entre les risques et les améliorations, et non sans recherche d’accommodements, ils

nous ont expliqué pourquoi ils avaient choisi de prendre cette voie. Avant d’analyser

leurs témoignages, nous allons faire le point sur la situation des revenus des

performeurs d’aujourd’hui.

Il est important de ne pas oublier les conditions de travail extrêmement exigeantes

qui sont le lot de la performance dans le Teyyam. Si certains performeurs décrivent

leurs revenus comme modestes, mais acceptables, ils admettent néanmoins que leur

profession comporte de nombreux risques pour la santé, ce qui peut les pousser vers

des retraites prématurées et d’importantes difficultés financières. De plus, il s’agit

d’un travail saisonnier qui doit généralement être complété par un autre emploi en

basse saison, ce qui contribue à une certaine précarité.

Nous devons aussi signaler que les chiffres que nous allons analyser proviennent des

entrevues que nous avons effectuées et qu’il aurait fallu un échantillon plus large

pour établir un portrait plus précis de la situation financière de l’ensemble des

performeurs de la région du Malabar. Toutefois, il est important de mentionner que

les données récoltées convergent toutes vers une amélioration de la rémunération. Cet

examen de la situation financière des performeurs devrait nous permettre de mieux

comprendre le choix de certains jeunes de s’engager dans cette voie, malgré les

désavantages et les risques traditionnellement associés à cette profession.

Il est important de donner quelques précisions à propos de la composition et du mode

de partage de la rémunération et retenir que les revenus qui seront exposés plus bas

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sont des revenus bruts et ne tiennent pas compte des frais afférents à la pratique du

Teyyam soit, notamment, les frais de déplacement, ou le coût des costumes et des

maquillages.

Premièrement, un des facteurs les plus importants pour déterminer les revenus est le

nombre de performances effectuées par un performeur au cours de la haute saison qui

s’échelonne sur une période d’environ six mois. Nous avons noté de grandes

différences à ce niveau parmi les performeurs interrogés; certains parlent de 20

performances, d’autres de 50 ou 80, et d’autres encore, qui ont le privilège de

performer Muthappan sans interruption pour une année entière, peuvent aller jusqu’à

150, voire 250 performances dans le cas d’un certain performeur chevronné de grande

réputation que nous avons rencontré. Il va de soi que le nombre de performances peut

faire une différence énorme dans les revenus et pourrait expliquer certaines disparités

à ce niveau. En conséquence, la négociation des occasions de performer, malgré les

règles et les droits qui les régissent, demeure un enjeu considérable que nous verrons

plus en détail au troisième chapitre.

Ensuite, il faut distinguer le nombre de fois où le performeur sera le ritualiste

principal, incarnant la déité du Teyyam, et le nombre de fois où il agira comme

assistant ou musicien. En général, les performeurs chevronnés se voient confier le

rôle de ritualiste principal pour un bon nombre de performances, mais chez les plus

jeunes cela peut varier, et certains agissent le plus souvent comme assistant ou

musicien, ou alors ils performeront surtout des vellatam, soit des parties ritualisées

avec possession qui précèdent certains Teyyams. Les différents rôles tenus lors des

rituels peuvent avoir une incidence importante sur la rémunération en fonction du

mode de partage de la troupe. La rémunération provient de deux sources : il y a

d’abord un montant global donné par le temple à la troupe qui sera partagé entre ses

membres, puis il y a les donations faites directement au performeur, au moment de la

consultation dans la dernière partie du rituel. Le mode de partage diffère selon les

castes au sujet des donations. Chez les Malayans les donations sont conservées par le

performeur principal, tandis que pour les Vannans elles sont partagées en parts égales

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entre les membres de la troupe. Il en résulte que pour un Malayan le nombre de

performances où il s’exécutera comme performeur principal aura un impact beaucoup

plus important sur ses revenus, car lors de ces occasions il conservera la totalité des

donations.

Au sujet des donations, on nous a confirmé qu’elles avaient beaucoup augmenté dans

la dernière décennie. Il faut se rappeler qu’il s’agit de contributions volontaires faites

par les dévots aux performeurs lors de la consultation, à la différence des montants

donnés par les temples qui eux peuvent faire l’objet de rapports de force et de

négociations. Cela donne à penser qu’il y a vraiment chez les dévots une forme de

considération envers les performeurs. On peut aussi remarquer que cette

augmentation des donations est à l’image de l’augmentation générale des montants

investis par les dévots dans le Teyyam. Par exemple, pour organiser un festival

annuel, un comité de temple doit réussir à collecter sur une base volontaire, parmi les

gens de la communauté, une somme pouvant aller de Rs. 50 000 à Rs. 100 000. On

peut alors facilement concevoir que ces mêmes dévots soient prêts aussi à donner de

bons montants aux performeurs.

II y a un autre aspect à considérer et qui peut considérablement influencer les revenus

d’un performeur sur une base annuelle, c’est le travail d’appoint qui est fait en

complément pendant la basse saison. Dans le cas des performeurs engagés à temps

plein dans les activités du Teyyam pendant la haute saison, le travail en complément

est habituellement de nature assez modeste; mais dans d’autres cas, comme nous le

verrons plus loin, il y a des performeurs qui ont au départ un autre travail à temps

plein qui peut rapporter de bons revenus, et qu’ils complètent avec la performance à

temps partiel. Comme nous pouvons l’entrevoir, l’importance qui serait donnée en

termes de disponibilités pour des performances pourra aussi avoir un impact

important sur les revenus d’un performeur.

Dans le cas de plusieurs performeurs Vannan, il faut aussi tenir compte des

caractéristiques particulières du dieu Muthappan qui connaît une grande popularité.

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Les rituels de Muthappan sont plus courts, moins exigeants et peuvent être performés

à tout moment de l’année. À l’heure actuelle, beaucoup de gens organisent des rituels

de Muthappan lors d’inaugurations de nouvelles maisons ou lors de mariages, il y a

une grande demande pour ces rituels qui fournissent beaucoup de travail, mais

uniquement à la caste des Vannans à laquelle il est réservé. Grâce à Muthappan, des

performeurs peuvent performer à longueur d’année, et certains, comme nous l’avons

déjà mentionné, nous ont indiqué des chiffres allant de 150 jusqu’à 250 performances

par année. Cependant, dans ces cas, on était en présence de circonstances

exceptionnelles, par exemple le fait qu’un performeur détienne des droits héréditaires

donnant accès à un grand nombre de performances sur un territoire donné, ou alors

des droits de performer dans un temple prestigieux recevant un grand achalandage, le

tout conjugué à une grande réputation auprès des dévots et des comités. Il faut

toutefois ne pas perdre de vue qu’un grand nombre de performances demande

beaucoup d’efforts physiques, et peut engendrer épuisement, manque de sommeil, et

parfois à des problèmes de santé graves pouvant mener à la retraite prématurée d’un

performeur. Toutes ces considérations permettent d’identifier les facteurs qui feront

varier les revenus d’un performeur à l’autre, et doivent être pris en compte dans

l’analyse des chiffres que nous avons recueillis lors des entrevues que nous avons

menées

2.1.3 La rémunération des performeurs interrogés

Tout d’abord, il y a les données qualitatives que nous ont fournies les performeurs

que nous avons interrogés, soit les appréciations générales qu’ils nous ont transmises

sur le sujet. Nous en présenterons quelques extraits, par contre il faut garder en tête

qu’il s’agit de leur appréciation au niveau de leurs revenus, et non pas de leur

condition en général. En effet, si certains apprécient la rémunération qu’ils reçoivent,

ils ont cependant mentionné d’autres difficultés associées à leur métier qui fait

descendre leur niveau de satisfaction globale. Voici quelques courts extraits de nos

entrevues:

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Kamalesh: « Monetary benefits at present is not so bad. »

Samudra: « Now we get comparatively high wages… »

Vaayu: « Now there is a tendency for people other than the performing family to join performance because the income is attractive. »

Radheshyam: « The remuneration we get is also very good. »

Virochan: « It varies, some temples are relatively poor and also lack Hindus around them, such temples pay less. But since we are the one who are authorised to perform there, we do it as a sacrifice to the god and the temple. But more temples which are rich will pay us good wages. Muslims also donate. »

Comme ces extraits le démontrent bien, les performeurs que nous avons interrogés,

en général, décrivent leurs revenus comme étant acceptables, du moins ils ne

signalent pas de situations dramatiques. Nous avons aussi obtenu des données

quantitatives, mais comme nous l’avons déjà annoncé elles expriment une grande

variabilité entre les performeurs. Tout d’abord, il faut spécifier que si certains

performeurs ont été en mesure de nous donner des chiffres précis au sujet de leurs

revenus moyens, un bon nombre d’autres performeurs ont eu plus de difficulté à le

faire étant donné la variabilité de leurs revenus. Par contre, ces derniers ont pu nous

transmettre le nombre de performances qu’ils faisaient en moyenne par saison, ainsi

que les montants moyens qu’ils recevaient, en plus du mode de partage, ce qui nous a

permis de calculer leurs revenus. Dans tous les cas, au sujet de la rémunération, on

pouvait révéler beaucoup de variabilité d’un temple ou d’un sanctuaire à l’autre, et

même d’une année à l’autre.

Pour des performeurs à temps plein, de bonne réputation, mis à part les cas

exceptionnels, le nombre de performances en haute saison pouvait varier de 40 à 100.

Les jeunes performeurs quant à eux en faisaient moins, par exemple certains d’entre

eux, pouvaient en faire entre 20 et 50 performances par année. Cependant, certains de

ces jeunes agissaient la plupart du temps comme assistant, musicien, ou alors ils

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étaient en charge des vellatam, rituels plus courts avec possession précédant la tenue

des rituels principaux.

Pour un Teyyam, les montants remis par les temples varient selon leur richesse. Ces

sommes sont habituellement divisées à parts égales entre les membres d’une troupe

qui peut compter entre 6 et 10 ritualistes. En général, le montant donné à une troupe

par un temple se situe entre Rs. 5000 et Rs. 10 000, bien que les écarts puissent aller

de Rs. 2000 jusqu’à Rs. 20 000 dépendamment des occasions et de la richesse des

temples. Dans certains cas exceptionnels, comme lors de perumkaliyattam, des

festivals étalés sur plusieurs jours, les montants peuvent aller jusqu’à Rs. 50 000.

Pour ce qui est des donations, elles pouvaient varier en moyenne de Rs. 1000 à

Rs. 5000 par Teyyam, et dans certains cas pouvaient monter jusqu’à Rs. 10 000. Bien

sûr lors des grands festivals les donations seront aussi beaucoup plus élevées.

Pour avoir un aperçu de ce que pourrait gagner annuellement un performeur, nous

allons présenter le détail de la rémunération de trois performeurs Malayan, de

générations différentes, qui nous ont semblé assez représentatifs de la moyenne,

d’après les données que nous avons recueillies. Par contre, ces cas ne pourraient

rendre compte de la situation beaucoup plus précaire de jeunes performeurs qui

cherchent à s’établir, ou de celle de performeurs aux conditions exceptionnelles. De

plus, il ne faut pas perdre de vue qu’il peut y avoir beaucoup de variation d’un temple

ou d’un sanctuaire à l’autre, de même que d’une année à l’autre, les chiffres présentés

constituent donc des moyennes que nous ont fournies des performeurs.

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Tableau 2. Rémunération des performeurs

PERFORMEUR 1 Caste Malayan Âge 28 ans Nbre de performances Comme performeur principal

40 à 50

Nbre de performances Comme assistant ou musicien

40 à 50

Total des performances 80 à 100 Montant à remis à la troupe (en moyenne par Teyyam)

Rs.2000 à Rs.20 000; jusqu’à Rs.30 000

Donation au performeur principal : (en moyenne par Teyyam)

Rs.1000 à Rs.3000

Salaire mensuel estimé : Rs.15 000 à Rs.20 000 PERFORMEUR 2

Caste Malayan Âge 39 ans Nbre de performances estimé comme performeur principal

40

Nbre de performances estimé comme assistant ou musicien

30

Total des performances estimé 70 Montant à remis à la troupe (en moyenne par Teyyam)

Rs.5000 en moyenne; jusqu’à Rs.10 000

Donation au performeur principal : (en moyenne par Teyyam)

Rs.2000 en moyenne; jusqu’à Rs.10 000

Salaire mensuel estimé : Rs.20 000 PERFORMEUR 3

Caste Malayan Âge 65 ans Nbre de performances Comme performeur principal

40 À 50

Nbre de performances Comme assistant ou musicien

70 à 80

Total des performances 110 à 130 Montant à remis à la troupe (en moyenne par Teyyam)

jusqu’à Rs.20 000

Donation au performeur principal : (en moyenne par Teyyam)

Rs.1000 à Rs.10 000

Salaire mensuel estimé : Rs.25 000 à Rs.30 000

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Les trois exemples que nous venons de présenter donnent un bon aperçu des revenus

moyens des performeurs que nous avons interrogés, mais il faut tenir compte du fait

que les revenus mentionnés pour les performeurs ne concernent que la période du

Teyyam, donc 6 mois par année, et que dans bien des cas les revenus seront plus bas

pendant la saison morte.

À titre comparatif, nous présenterons des salaires mensuels estimés pour des emplois

courants dont quelques-uns sont associés à la classe moyenne. Ces estimations nous

ont été fournies par des informateurs : conducteur de rickshaw (Rs. 5 000 à

Rs. 6 000), travailleur de la construction (Rs. 6 000 à Rs. 12 000), policier

(Rs. 14 000) et enseignant (Rs. 10 000 à Rs. 20 000; jusqu’à Rs 30 000), chirurgien

(Rs. 30 000 à Rs. 45 000), ingénieur (Rs. 35 000 à Rs.50 000 et plus)

Nous pouvons donc voir que les revenus mensuels de performeurs interrogés

(Rs. 15 000 à Rs. 20 000; Rs. 20 000; Rs. 25 000 à Rs. 30 000) peuvent être

comparables ou même supérieurs à plusieurs emplois courants, et dans certains cas on

arrive très près d’emplois associés à la classe moyenne. Bien entendu, comme nous

venons de le mentionner, il faut tenir compte que les revenus de performeurs

comptent pour la moitié de l’année seulement, après quoi ils pourront compléter avec

des emplois moins bien rémunérés. Autrement dit, il faut penser que sur une base

annuelle les revenus des performeurs feront moins bonne figure. De plus, il faut

souligner que l’amélioration des revenus demeure récente et qu’une bonne part des

performeurs plus âgés n’a pu en bénéficier qu’au moment de leurs dernières années

de pratique. En effet, un bon nombre de performeurs nous ont confié que la

rémunération avait doublé dans les dix dernières années.

Nous pouvons affirmer, avec une certaine prudence, eut égard à l’ampleur de notre

échantillonnage, qu’un performeur doté d’une bonne réputation pourrait obtenir des

revenus comparables à ceux que l’on retrouve pour d’autres métiers courants. Si on

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peut concevoir qu’un jeune homme pourrait sans doute préférer, en termes de

revenus, un emploi associé à la classe moyenne qui soit bien rémunéré, comme

ingénieur, ou comme certains emplois administratifs au gouvernement, on se doit

d’ajouter que si un manque d’éducation ou d’opportunité ne permettait pas l’accès à

ces types d’emplois, comme c’est couramment le cas, la performance pourrait devenir

alors non seulement envisageable, mais acceptable, puisqu’elle assure des revenus

comparables à des métiers courants et ne mène plus nécessairement à une situation de

pauvreté comme c’était le cas autrefois. Comme nous l’avons vu dans certains cas

précédemment évoqués, il est possible que de très bons revenus puissent être

amassés, mais il s’agit tout de même de cas d’exception, de performeurs ayant une

très grande réputation, et des droits héréditaires extrêmement avantageux. Il faut donc

souligner que dans la majorité des cas si la performance peut assurer des revenus

acceptables, selon certains critères, ils peuvent être nettement insuffisants selon les

critères de la classe moyenne auxquels plusieurs aspirent.

Bien sûr, il ne faut pas oublier qu’avant d’atteindre les revenus décrits dans nos trois

exemples, un jeune performeur devra parfois devoir patienter jusqu’à l’âge de 25 ou

30 ans, et en attendant ce moment ses revenus pourraient être beaucoup plus bas que

ces cas que nous avons exposés. De plus, il ne faut pas perdre de vue qu’il s’agit d’un

métier très exigeant, où l’on rencontre aussi, comme partie intégrante à la condition

de performeur, des situations éprouvantes comme l’épuisement physique, le manque

de sommeil, les jeûnes, les restrictions, les blessures et divers problèmes de santé.

Ces éléments font que les revenus d’un performeur sont chèrement gagnés et peuvent

affecter la perception qu’ont les performeurs de leur condition et leur désir de

persister dans cette voie. Pour les jeunes, ceci constitue un ensemble de facteurs qui

pourra affecter leur décision de s’engager dans le métier de performeur.

2.2 La performance en priorité

Après avoir analysé les salaires des performeurs et avoir pu attester d’une

amélioration de la rémunération, nous présenterons des portraits de performeurs qui

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nous ont fait part, lors des entrevues que nous avons réalisées avec eux, de leurs

conditions de travail et des raisons pour lesquelles ils ont décidé de s’engager dans

cette voie. Dans un premier temps, nous verrons des performeurs à temps plein, dont

les âges vont de 35 à plus de 60 ans, et nous poursuivrons avec les cas de deux jeunes

performeurs décidés à emprunter la même voie qu’eux, celle donnant la priorité à la

performance, avec tous les avantages et les inconvénients que cela peut comporter.

Par la suite, nous étudierons les cas d’autres jeunes performeurs ayant adopté des

stratégies différentes, suivant leurs aspirations et leurs projets de vie.

2.2.1 Shrivaj : condition précaire et avertissement adressé à la

relève

Tout d’abord, nous commencerons par présenter le cas de Shrivaj, un performeur de

39 ans, de caste Malayan, qui, comme un grand nombre de performeurs, pour

améliorer ses revenus, combine la performance à temps plein en haute saison avec un

autre travail pour la deuxième moitié de l’année. L’exemple de Shrivaj permet aussi

de bien voir que malgré l’amélioration des revenus, les risques du métier demeurent

importants, notamment ceux reliés aux problèmes de santé. Et c’est pourquoi Shrivaj,

qui est lui-même aux prises avec de tels problèmes, envoie un avertissement aux

jeunes performeurs de la nouvelle génération, dans lequel il décrit les risques associés

à la performance. Nous ne pouvons que répéter l’importance d’analyser et de bien

comprendre la situation des performeurs accomplis comme Shrivaj, car les jeunes

performeurs ont devant eux ces exemples qu’ils évaluent avec leurs propres critères

de réussite, ce qui pourra certainement influencer leur choix de s’engager ou non dans

cette profession.

Shrivaj est un père de famille et un performeur accompli portant le titre honorifique

de panicker.11 Son père, qui était lui aussi performeur, est décédé alors que Shrivaj

n’avait que 6 ans, mais du plus loin qu’il se souvienne, Shrivaj a toujours voulu 11 Titre honorifique décerné aux performeurs Malayan par les comités de temple, et qui est requis pour la performance de certains Teyyams importants demandant la résistance à la chaleur du feu.

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devenir un performeur comme son père l’a été. Ce sont les frères de son père qui l’ont

entraîné et lui ont enseigné la profession. Shrivaj a deux filles, il n’a pas de fils, mais

il entraîne présentement le fils de sa sœur, âgé de onze ans, qui souhaite devenir

performeur. D’enseigner ainsi à son neveu déroge à la règle traditionnelle chez les

Malayans d’une transmission de père en fils, cependant ce genre d’exception semble

être une réalité acceptée aujourd’hui. Shrivaj nous a confié qu’il performait environ

70 Teyyams par année, dont 40 comme ritualiste principal, ce qui correspond, d’après

nos données, à la charge que prendra en général un performeur chevronné et reconnu.

En basse saison, pour compléter ses revenus, il travaille habituellement comme

chauffeur de rickshaw, un emploi que l’on peut faire à son propre compte selon ses

propres horaires, et qui réunit donc de bons avantages pour être pratiqué en

complément de la performance. Le groupe de performeurs dont il fait partie, avec

lesquels il partage un territoire, comprend 8 autres panicker, ainsi qu’une dizaine

d’assistants dont certains sont aussi performeurs. Son groupe fait partie d’un

ensemble de 14 groupes comme le sien, réunis sous l’autorité d’un seul performeur.

Selon lui, de nos jours – et cela fait écho à plusieurs témoignages que nous avons

recueillis – le Teyyam ne serait plus le théâtre de discriminations fondées sur les

castes comme c’était le cas dans le passé. Shrivaj rapporte qu’aujourd’hui des gens de

toutes castes participent et coopèrent dans le Teyyam, et qu’en règle générale les

performeurs sont bien considérés dans leur communauté, à condition cependant qu’ils

aient un comportement socialement acceptable en dehors de la performance.

Shrivaj nous a raconté avoir récemment commencé à développer des problèmes de

santé dus à sa profession, soit des maux de têtes et de sérieux maux de dos, à tel point

que son médecin, au moment où nous l’avons rencontré, l’avait mis au repos pour

trois mois. C’était alors le moment de la saison basse et Shrivaj se trouvait dans

l’incapacité de travailler comme chauffeur de rickshaw, comme il le faisait

habituellement, ce qui lui faisait perdre des revenus importants, en plus de soulever

des doutes sur la possibilité qu’il puisse reprendre la performance au début de la

prochaine saison. Il parlait de douleurs à des nerfs vertébraux irradiant jusque dans

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l’épaule, douleurs qui le faisaient souffrir pendant ses performances, ainsi que

lorsqu’il manœuvrait son rickshaw. À 39 ans, et père de deux petites filles, cette

situation avait de quoi l’inquiéter sérieusement, d’autant plus qu’il était bien

conscient des risques associés à sa profession. Selon lui, il était courant que des

performeurs chevronnés comme lui se retrouvent dans l’impossibilité de continuer ce

métier à cause de problèmes de santé. Cette situation chez les performeurs, vers l’âge

de 40 ou 45 ans n’était pas rare, et les maux de dos, de tête, et les problèmes de

circulation pouvaient les empêcher de poursuivre au même rythme qu’autrefois. Il

notait que dans ces cas les performeurs étaient facilement mis de côté pour de plus

jeunes. D’ailleurs, selon lui, les comités de temple préféraient de plus jeunes

performeurs de 20 ou 30 ans, très en forme, qui ne faisaient pas de compromis sur

leur performance à cause de restrictions physiques. D’autres performeurs nous ont

aussi parlé de cette situation difficile où des performeurs autrefois très respectés

n’étaient tout simplement plus engagés : ils étaient mis à l’écart, perdaient leurs

revenus et certains sombraient dans l’alcool. Toutefois, il faut mentionner que nous

avons aussi rencontré des performeurs dans la cinquantaine et dans la soixantaine qui

n’avaient pas été encore obligés de se retirer.

Cette situation de rejet et de mise à l’écart au moment de se retirer relatée par Shrivaj

est surprenante, surtout dans la mesure où plusieurs performeurs de cette génération

nous ont expliqué que la performance répondait à un devoir, à un sacrifice pour le

bien de la communauté, afin que celle-ci puisse avoir accès aux faveurs des dieux. Il

semble que malgré cette conception des choses, la reconnaissance et le statut que leur

confère la communauté alors qu’ils sont en position de performer leur soient retirés

au moment où ils ne sont plus en mesure de le faire, et qu’il n’y aurait pas d’égards

particuliers pour les services rendus. Bien entendu, les plus âgés qui n’ont plus la

forme nécessaire pour performer peuvent alors agir comme assistants, mais, comme

nous l’avons démontré, dans certains cas, cela peut entraîner de fortes baisses de

revenus. Il est clair que ces conséquences du métier sur la santé, et la situation de

précarité à laquelle cela peut mener, peuvent avoir des effets dissuasifs sur les jeunes

qui ont à choisir s’ils deviendront performeurs. On pourrait donc affirmer que ces

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inconvénients du métier liés aux problèmes de santé, et au fait qu’ils peuvent mener à

une retraite prématurée à un âge ou un homme est encore soutient de famille, sont des

facteurs décourageants dont les jeunes sont conscients, et qui pourront les influencer

dans leurs choix de s’engager, de poursuivre, voire de s’arrêter alors qu’ils auront

déjà commencé à performer. Nous avons d’ailleurs l’exemple d’un ancien performeur

qui a décidé d’arrêter la performance vers l’âge de 30 ans, au moment même où son

propre père, un performeur chevronné alors dans la cinquantaine, avait commencé à

avoir de sérieux problèmes de santé, avec des épisodes de paralysie sur une moitié du

corps. Il en ressort que si les revenus générés par la performance du Teyyam sont un

enjeu dans le choix de ce métier, les risques associés à la performance sont aussi un

facteur important dans cette prise de décision.

Quant à Shrivaj, bien que son médecin lui ait confirmé qu’un arrêt de quelques mois

serait suffisant pour le rétablir, et bien que Shrivaj insistât pour dire qu’il serait prêt

pour la prochaine saison du Teyyam, on peut toutefois sentir qu’une ombre

inquiétante plane sur sa situation. Si les problèmes de santé devaient ressurgir de

façon chronique, c’est non seulement la performance qui serait compromise, mais

aussi son deuxième emploi de chauffeur de rickshaw, ce qui le placerait dans une

situation très précaire, lui qui est toujours à 39 ans relativement jeune, soutien de

famille et père de deux enfants.

Cette situation inquiétante à laquelle il est confronté a amené Shrivaj à nous faire part

d’un avertissement qu’il lance aux jeunes performeurs de son entourage dont il

critique un manque de préoccupation face aux risques du métier. Selon lui, les jeunes

performeurs sont insouciants et ne se préparent pas suffisamment pour faire face aux

difficultés qu’ils pourraient rencontrer. Il croit qu’ils devraient mettre l’accent sur

leurs études pour obtenir de hautes qualifications et pouvoir profiter d’un meilleur

emploi en complément, ou pour leur garantir une solution de rechange respectable au

cas où ils devraient cesser la performance. Il ne veut pas les dissuader de suivre cette

voie, au contraire, car il entraîne présentement son neveu de onze ans, mais il croit

que la performance n’est pas incompatible avec le fait de faire avec de bonnes études,

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et d’avoir possiblement un deuxième emploi mieux rémunéré. Il est très critique de

l’attitude des jeunes performeurs qu’il observe dans son entourage, et qui, selon lui,

sont facilement impressionnés par l’argent qu’ils peuvent faire en un seul soir –

puisque la rémunération aurait augmenté depuis quelques années – et que cela les

pousse à la paresse, à ne pas s’investir dans leurs études, et même, dans certains cas, à

ne pas avoir un deuxième emploi en basse saison. Selon lui, ces jeunes ne réalisent

pas encore que les montants qu’ils gagnent présentement seront à peine suffisants le

jour où ils seront soutien de famille. Il considère que leur comportement témoigne

d’une grave insouciance et il tente de les mettre en garde.

Le témoignage de Shrivaj est fort intéressant pour notre analyse, et bien qu’il

confirme que les revenus ont augmenté pour les performeurs, de façon à garantir des

revenus modestes, mais acceptables, il montre bien qu’il s’agit d’une situation

précaire, car des problèmes de santé liés à la performance risquent de tout

compromettre, et pas seulement pour le Teyyam, mais aussi pour la pratique d’un

second métier en basse saison. De plus, ces problèmes de santé constituent déjà en soi

un aspect inquiétant du métier de performeur qui pourrait en dissuader plusieurs, sans

compter la condition de laissé pour compte dans laquelle se retrouvent certains

performeurs usés par le métier et forcés de se retirer ou carrément mis à l’écart.

Concernant l’aspect financier, il souligne que l’amélioration des revenus peut

constituer un leurre pour des jeunes impressionnés par l’argent qu’ils peuvent faire en

un seul soir, et qui ne réalisent peut-être pas encore que ces revenus seront tout juste

suffisants lorsqu’ils seront responsables d’une famille. Il leur reproche de ne pas

suffisamment s’investir dans leurs études, ce qui pourrait leur garantir des possibilités

de meilleurs revenus.

Le témoignage de Shiraj nous apprend que, malgré les incertitudes liées à l’aspect

financier, le métier de performeur – contrairement à ce que plusieurs chercheurs

avaient affirmé précédemment – ne serait plus nécessairement un lieu de grande

pauvreté comme autrefois. Il y aurait même des conditions pouvant attirer de jeunes

performeurs, en dépit du fait que ces derniers pourraient ne pas réaliser toutes les

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difficultés qui pourraient survenir dans l’exercice de ce métier. Cependant, il ne faut

pas perdre de vue qu’il y a beaucoup de jeunes sans emploi au Kerala, même parmi

ceux qui ont reçu une bonne éducation, ce qui pourrait expliquer cet attrait pour

l’argent qu’il est possible de gagner avec le Teyyam. De plus, avec le témoignage de

Shrivaj, nous sommes en mesure de voir à quel point le Teyyam, aujourd’hui, peut

présenter autant des facteurs incitatifs que dissuasifs qui pourront influencer le choix

des jeunes hommes qui auront à décider s’ils veulent aller vers la performance. Mais

cette situation influencera aussi le choix des parents qui auront à décider s’ils vont

diriger leurs fils dans cette profession, ce qui pourrait constituer éventuellement un

facteur décisif, car on sait que le Teyyam nécessite un long apprentissage et doit être

commencé à un très jeune âge.

De plus, Shrivaj semble signaler qu’il y aurait une forme de respect, et un bon statut

accordé à un performeur dans sa communauté, dans un climat où la discrimination

entre les castes aurait fortement baissé, ce qui contraste avec ce qu’on avait rapporté

par le passé, et pourrait constituer un facteur incitatif pour la performance.

Cependant, comme nous l’avons vu aussi, et tel que Shrivaj lui-même nous le

rapporte, cette reconnaissance et ce statut peuvent aussi prendre fin abruptement. Cela

met encore une fois en lumière qu’un jeune homme a devant lui un ensemble de

facteurs d’incitatifs et de dissuasifs pour l’influencer dans ses choix. Il semble que

déjà, et cela se précisera encore davantage à la lecture des prochains témoignages,

nous ne sommes plus exactement dans la même situation que Komath décrivait il y a

dix ans, où les performeurs choisissaient ce métier par défaut, faute de moyens pour

améliorer leur sort avec une meilleure éducation.

2.2.2 Performeurs de grande réputation, avec situations

avantageuses

Bien qu’un bon nombre de performeurs que nous avons interrogés aient, comme

Shrivaj, une situation empreinte d’une certaine précarité, nous avons aussi rencontré,

comme nous l’avons déjà mentionné, des performeurs ayant des situations beaucoup

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plus avantageuses. Il s’agit de cas beaucoup moins fréquents, mais tout de même

visibles, et qui peuvent inspirer certains jeunes.

Nous pourrions citer le cas de Padmesh, qui a hérité de droits lui permettant de

performer plusieurs fois par semaine dans un temple très prestigieux dédié au dieu

Muthappan. Normalement, un performeur est membre d’une troupe associée à un

territoire qui performera d’un temple à l’autre pendant la saison du Teyyam. Règle

générale, chacun de ces temples n’organisera qu’un seul un Teyyam d’envergure par

année, car il s’agit d’une activité très coûteuse qui requiert des levées de fonds

importantes auprès des gens de la région. Mais le temple où Padmesh détient ses

droits reçoit un grand nombre de dévots tous les jours, ce qui lui donnait

hebdomadairement plusieurs occasions de performer, et de ce fait d’obtenir

d’excellents revenus. De plus, sa réputation en tant que performeur faisait en sorte

qu’on lui demandait aussi de performer Muthappan lors de l’inauguration de

nouvelles maisons ou de mariages, ce qui ajoutait à ses revenus. Padmesh habite une

maison cossue et possède une voiture de luxe, ce qui est tout à fait exceptionnel pour

un performeur. Plus loin dans cette partie, nous verrons quelles sont les aspirations de

son fils Balagovind, et ce qu’il compte faire de ses droits héréditaires.

Il y a aussi le cas de Bijal, que nous verrons plus en détail au troisième chapitre, qui

est un performeur d’une très grande réputation et qui obtient pour cette raison un très

grand nombre de performances en haute saison, et qui peut même continuer à

performer en basse saison grâce à Muthappan. Dans le cas de Bijal, on peut ajouter

qu’il a hérité de son père non seulement d’un bon nombre d’occasions de performer,

mais aussi du titre de janmari, lui donnant autorité sur son territoire pour distribuer

les occasions de performer et pour négocier avec les comités de temples.

En effet, l’allocation des performances peut devenir l’objet de négociations serrées

avec les comités, ce qui fait qu’un performeur doté d’une bonne réputation sera en

meilleure position pour faire valoir ses demandes. Nous approfondirons cet aspect des

choses au troisième chapitre, mais pour l’instant nous retiendrons que des droits

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héréditaires et la réputation peuvent influencer de façon importante les revenus des

performeurs. De jeunes performeurs pourraient donc penser que s’ils acquéraient une

grande renommée, cela pourrait augmenter considérablement leurs revenus, même

s’ils sont conscients que ces cas sont exceptionnels.

2.2.3 Des jeunes prêts à poursuivre la tradition

Comme nous l’avons mentionné précédemment, pour les jeunes d’aujourd’hui,

devenir performeur est de plus en plus un de choix personnel et beaucoup de jeunes

hommes préfèrent ne pas s’engager dans cette voie. Cependant, nous avons rencontré

de jeunes hommes déterminés à devenir des performeurs avec tous les défis que cela

comporte. Certains, comme nous le verrons plus loin, voudront concilier le meilleur

des deux mondes et essaieront de combiner la performance à temps partiel avec un

autre emploi à temps plein afin d’avoir accès à un niveau de vie de la classe

moyenne, du moins c’est ce à quoi ils aspireront. Avant d’en arriver à ces cas, nous

commencerons par regarder les témoignages de deux jeunes performeurs, Abhimanyu

et Virochan, qui ont décidé de suivre la voie de leurs pères en donnant la priorité à la

performance, et en entreprenant le Teyyam comme travail à temps plein pendant la

saison du Teyyam, qu’ils complètent avec un autre emploi en basse saison. Si on peut

penser que plusieurs pourraient faire ce choix par défaut, faute d’alternative, ou à

cause d’un manque d’éducation, ces deux jeunes que nous avons interrogés ont choisi

cette direction en toute connaissance de cause parce que le Teyyam est important

pour eux et qu’ils veulent poursuivre cette tradition. Il faut aussi garder en tête que

ces jeunes connaissent les conditions dont nous venons de parler et que c’est en toute

connaissance de cause qu’ils ont décidé de s’engager dans cette voie. De plus nous

devons rappeler que si le Teyyam permet aux performeurs de gagner leur vie, et

qu’en ce sens il peut être considéré comme un métier, cela ne change pas le fait qu’il

s’agit également pour eux d’un rituel religieux de l’hindouisme qui demande

engagement et dévotion envers les dieux.

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2.2.4 Abhimanyu : sur les traces de son père

Nous commencerons avec le témoignage d’Abhimanyu qui est âgé de 21 ans et qui

fait partie de la caste Malayan. Son père, qui était performeur possédant le titre de

panicker, est décédé quelques mois seulement avant l’entrevue que nous avons faite

avec son fils. Abhimanyu a su très tôt qu’il voulait devenir performeur comme son

père et son grand-père avant lui, et ce même s’il réussissait très bien à l’école. C’est

son père qui l’a entraîné dès son plus jeune âge, comme le veut la tradition, et à

18 ans seulement Abhimanyu a reçu le titre de panicker, le consacrant comme

performeur accompli. Il obtient habituellement de 40 à 50 performances par année, et

complète avec le rickshaw en basse saison.

Un fait intéressant pour notre enquête, Abhimanyu fait partie du même groupe que

Shrivaj dont nous avons parlé précédemment, alors je lui ai demandé ce qu’il pensait

des critiques et des recommandations que son aîné avait promulguées concernant le

comportement insouciant de certains jeunes performeurs. D’une certaine manière, il

était d’accord avec le fait que certains jeunes ne misaient pas nécessairement sur les

hautes études et prenaient les choses de façon nonchalante, par contre, malgré le fait

qu’il n’ait pas personnellement entrepris de longues études, il se décrivait tout de

même comme un jeune homme sérieux et responsable qui avait fait tout ce qu’il

devait faire pour devenir un bon performeur. Il nous a toutefois confirmé qu’il était

au courant des risques du métier, réitérant les propos de Shrivaj concernant

notamment les dangers liés aux problèmes de santé. À ce sujet, il ajoute qu’on ne

peut connaître l’avenir, que ces problèmes n’arrivent pas nécessairement à tous les

performeurs, que beaucoup en sont épargnés, et que c’est pourquoi il préférait ne pas

trop y penser et aller de l’avant. Cependant, il a insisté pour dire qu’il mettait l’accent

sur les choses qui étaient en son contrôle pour conserver une bonne santé, comme

user de l’alcool avec modération.

Il a réitéré aussi ce que disait Shrivaj, à savoir que les comités de temples préfèrent

les performeurs plus jeunes, de 25 à 35 ans, et qu’après cela pouvait survenir un

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douloureux déclin au cours duquel le performeur disqualifié pouvait vivre

difficilement cette mise à l’écart progressive. Abhimanyu était donc au courant de

tous ces écueils, et pourtant cela ne lui faisait pas remettre en question son choix de

vie. Concernant la possibilité de donner préséance à un autre travail, il n’était pas

contre, mais il ajoutait que dans un cas semblable, selon lui, il faudrait donner une

grande importance aux deux emplois, et ne négliger ni l’un ni l’autre. Car si un

performeur n’était pas assez convainquant aux yeux des comités, il risquait d’être

négligé par eux, ce qui selon lui pouvait engendrer des situations très angoissantes.

On peut donc comprendre, à la lumière de ses propos, qu’un jeune performeur qui

donnerait la priorité aux études, puis à un autre travail, pourrait avoir moins de temps

à consacrer à son apprentissage de la performance, il aurait moins d’expérience, et

risquerait d’être mis à l’écart par les comités de temple. Cette remarque est capitale

parce qu’elle nous permet de concevoir un peu mieux le défi qu’auront à relever les

performeurs qui, à la différence d’Abhimanyu, préféreront prioriser un emploi bien

rémunéré tout en complétant avec la performance.

Abhimanyu a discuté avec nous de son succès précoce, et il nous a expliqué que cela

venait du fait qu’il avait déjà su acquérir, malgré son jeune âge, une excellente

réputation basée sur le fait qu’on lui reconnaissait de bonnes capacités pour

« résoudre les problèmes » des dévots. Il raconte par exemple que des femmes étaient

venues le consulter parce qu’elles désiraient un enfant, et que dans l’année suivante,

un enfant était né. Abhimanyu insistait d’ailleurs beaucoup sur cette bonne

réputation, sur ces grandes facultés qu’on lui prêtait de remédier aux problèmes des

gens, pour expliquer le succès qu’il avait auprès des comités de temples, et qui lui

valait l’octroi d’un bon nombre de performances. Car d’ailleurs, selon lui, ce serait

une priorité des comités de temple que d’aligner les meilleurs performeurs.

Cette déclaration fait écho à ce que nous ont confié plusieurs performeurs dont les

commentaires révèlent aussi cette volonté des comités d’aligner les meilleurs

performeurs. La sélection des performeurs fera ainsi l’objet de négociations entre les

performeurs responsables de leurs groupes et les membres de comités de temples, et

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l’on y débattra les droits de performer et la compétence des performeurs, dans des

contextes où les rapports de force pourront varier.

Nous pouvons dire d’Abhimanyu, qu’il est un jeune homme dédié et déterminé, dont

l’objectif était de devenir performeur et qu’il a tout mis en place pour y arriver. Il ne

s’agit pas d’une décision qu’il a prise par défaut, faute de meilleures options. On

pourrait souligner aussi qu’il veut suivre les traces de son père, qu’il est parfaitement

conscient des risques et des exigences du métier de performeur et qu’il est prêt à les

assumer. Il s’agit d’un choix individuel, d’une trajectoire personnelle, comme ce sera

le cas de plusieurs jeunes que nous avons interrogés. Il faut retenir aussi qu’il n’a pas

décidé de miser sur de hautes études, pour plus de sécurité ou de meilleurs revenus,

comme l’a suggéré son confrère plus âgé Shrivaj, car il semble bien que sa priorité

était avant tout de s’accomplir comme performeur.

Dans le cas d’Abhimanyu, comme dans celui d’un bon nombre de performeurs

interrogés, nous retrouvons le désir profond de poursuivre cette tradition du Teyyam,

non pas par devoir, ou par fatalité, ou à défaut d’avoir reçu une meilleure éducation,

mais parce qu’il veut faire partie d’une tradition qu’il admire et dont il est fier. Cela

rejoint les propos de Komath (2003) qui, il y a une dizaine d’années, évoquait aussi

une fierté d’appartenance à cette tradition. L’autre chose que nous retiendrons du

témoignage d’Abhimanyu, et de ceux que nous avons vus précédemment, c’est qu’il

y a des situations où les comités de temples veulent les meilleurs performeurs, et cela

met une pression supplémentaire sur les jeunes performeurs pour l’acquisition d’une

bonne réputation. Ces remarques sont capitales, car elles sont au cœur du défi qui

attend les jeunes qui chercheraient des accommodements avec des emplois plus

payants et à temps plein, comme nous le verrons dans la prochaine partie. Mais

auparavant nous regarderons la situation de Virochan que nous comparerons à celle

d’Abhimanyu.

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2.2.5 Virochan : engagé, mais préoccupé par les risques

Virochan est un jeune homme de 26 ans, de caste Vannan, qui, tout comme

Abhimanyu, a comme objectif de devenir un performeur à temps plein de bonne

réputation. Par contre, Virochan n’a pas eu la même progression qu’Abhimanyu, et à

26 ans il n’a pas autant d’occasions de performer par année, c’est d’ailleurs la raison

pour laquelle il participe sur une base régulière à des ateliers de formation, en

compagnie de quelques autres jeunes, pour continuer d’apprendre et de s’améliorer

sous la supervision de performeurs expérimentés. Il performe Muthappan, comme

c’est souvent le cas pour les jeunes Vannans, et certains autres Teyyams importants,

mais souvent il agit plutôt comme assistant, ou alors il performe des vellattam.

Comme pour plusieurs jeunes de son âge, la priorité a été donnée à l’apprentissage

scolaire, et c’est-ce qui explique qu’il n’est pas encore arrivé à maturité comme

performeur malgré ses 26 ans. Lorsque je l’ai rencontré, il avait un autre travail en

complément, mais il a indiqué qu’il allait bientôt devoir le quitter au moment de la

reprise de la saison du Teyyam, et c’est pourquoi il envisageait l’année prochaine de

commencer comme chauffeur de rickshaw pendant la saison morte.

Contrairement à Abhimanyu, Virochan a une certaine inquiétude par rapport à

l’argent, à la sécurité d’emploi, et au fait que des performeurs dans la quarantaine

doivent quitter la profession, à cause des problèmes de santé causés par la pratique du

Teyyam. Pour lui, ce sont en bonne partie ces risques et ces incertitudes qui

expliquent que plusieurs jeunes ne sont pas intéressés par la profession, ou alors que

leurs parents ne les dirigent pas dans cette direction, ce qui pourra compromettre leurs

chances de performer plus tard, car l’apprentissage est un long processus qui doit

commencer tôt. La précarité financière de Virochan est visiblement une conséquence

de son nombre peu élevé de performances, attribuable au fait qu’il ne se soit pas

encore établi comme un performeur expérimenté. Il semble que plusieurs jeunes

soient dans la même position que Virochan, ce qui implique que leurs revenus sont

pour l’instant beaucoup moins élevés que les salaires de performeurs plus âgés et plus

expérimentés que nous avons présentés. Virochan raconte que certains temples sont

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beaucoup moins riches, et que là-bas la rémunération est beaucoup moins élevée,

mais il accepte toujours d’y aller si on le lui demande, car il considère cela comme un

sacrifice de sa part pour les gens de sa communauté. Ici, Virochan reprend un

discours axé sur le sacrifice de soi que nous avons beaucoup entendu chez les plus

vieux, mais beaucoup plus rarement chez les plus jeunes. Virochan ajoute

qu’aujourd’hui les jeunes femmes sont éduquées et désirent un mari qui a de bons

revenus, et que cela l’inquiète, compte tenu de sa propre situation. D’ailleurs cela fait

écho à ce que disaient Osella et Osella (2000a, 2000b, 2006) au sujet de cette

valorisation chez les hommes au Kerala du fait d’avoir de l’argent, de pouvoir le

dépenser, et de remplir le rôle de l’homme pourvoyeur, soutien de famille. Malgré

tout, Virochan ajoute que si beaucoup de jeunes ne sont pas intéressés par la

performance, plusieurs familles de performeurs envoient tout de même un membre

vers la profession assurant ainsi que la tradition puisse se poursuivre. Il mentionne

que dans sa famille il y a un jeune de 14 ans qui a déjà commencé à confectionner des

costumes avec des feuilles de coco et à imiter les pas; selon Virochan, il deviendra un

sûrement un performeur plus tard, quand il aura terminé ses études. Virochan résume

bien les arguments qu’il y aurait à ne pas s’engager dans cette voie, mais en dépit de

cela, et en dépit du fait que sa situation soit moins confortable que celle

d’Abhimanyu, il persévère et tente d’améliorer sa situation, notamment en participant

aux activités d’un atelier de formation pour continuer d’apprendre. Il envisage aussi

de faire prochainement l’acquisition d’un rickshaw pour s’assurer des revenus

suffisants en basse saison.

La situation de Virochan semble être assez représentative de celles d’un bon nombre

de jeunes qui ont décidé de donner la priorité à la performance, mais dont la

progression a été ralentie, comme c’est le cas bien souvent de nos jours, par tout le

temps qu’ils ont dû investir dans leurs études. À 26 ans, Virochan est loin d’avoir une

situation stable et cela l’inquiète, car la réussite financière est de plus en plus

valorisée, et que cela ferait partie selon lui des critères des jeunes femmes. Par contre,

il est important de souligner que malgré ce constat d’une situation qui n’est pas facile,

Virochan n’a exprimé aucun défaitisme et il continue de persévérer pour devenir un

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jour un performeur accompli et reconnu, en mesure de bien gagner sa vie avec ce

métier. La situation de Virochan contraste avec celle d’Abhimanyu, qui déjà a réussi

à établir une bonne réputation auprès des dévots, ce qui semble être une des clés du

succès. On peut concevoir que la situation de plusieurs jeunes performeurs visant la

performance à temps plein en haute saison doit se situer quelque part entre celle

d’Abhimanyu et de Virochan, entre réussite précoce et progression plus difficile,

mais où il est question d’inquiétudes, de persévérance et de quête d’accomplissement.

Nous pourrions conclure cette section en disant que les jeunes qui décident de devenir

performeur le font probablement en toute connaissance de cause, et que les situations

que nous avons décrites concernant des performeurs plus âgés sont connues d’eux. Ils

ont donc devant eux des modèles de succès et des exemples de situations plus

difficiles, ils savent ce qui les attend, mais ils ont tout de même choisi cette voie

malgré les risques associés. Il semble qu’il y ait chez eux une forme de vocation ou

de désir de s’inscrire dans une tradition qu’ils admirent, qui fait qu’en dépit de tout ils

se sont donnés comme projet de vie de devenir des performeurs accomplis. Et cela

nous permet de noter au passage que dans les cas que nous étudions, les aspirations

de ces jeunes hommes ne peuvent être traduites uniquement en termes de désir de

mobilité sociale. Ce à quoi ces jeunes hommes aspirent, c’est aussi et surtout la

réalisation d’un projet de vie qu’ils ont élaboré en fonction de ce qu’ils veulent

devenir et accomplir.

2.3 Conjuguer carrière professionnelle et performance

2.3.1 Vers un nouvel idéal

Nous avons vu que par le passé, devant l’insuffisance de leurs revenus, certains

performeurs ont décidé de quitter la performance pour se chercher un autre travail

afin de mieux gagner leur vie et d’être en mesure de subvenir aux besoins de leur

famille (Daugherty 2000). Dans certains cas, ils ont continué à participer à des

Teyyams, mais à temps partiel, généralement comme musicien ou assistant, obtenant

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à l’occasion des permissions spéciales de leur travail régulier pour participer à

certains rituels. Dans ces cas, la priorité pouvait être donnée à ce travail à temps plein

qui devait assurer des revenus plus stables. Ces autres emplois étaient toutefois en

général peu rémunérés, car à l’époque les gens de basses castes n’avaient pas encore

réussi à investir autant le système d’éducation et à l’utiliser pour accéder à une forme

de mobilité sociale, comme Komath (2003) l’a très bien décrit.

Cependant, malgré les difficultés rencontrées par ces communautés pour accéder à

une forme de mobilité sociale, certains y sont parvenus grâce à une bonne éducation,

devenant ingénieurs, employés du gouvernement, ou en obtenant un emploi qualifié

dans les pays du Golfe Persique. Le paysage de l’emploi a beaucoup donc changé.

Périgaud (2008) relatait d’ailleurs qu’on lui avait présenté une troupe de Teyyam au

sein de laquelle plusieurs des officiants avaient reçu une bonne éducation et

occupaient des emplois comme ingénieur ou enseignant. Par contre, il y a moins

d’exemples de professionnels à temps plein, qui se voient aussi confier la tâche

d’incarner les dieux dans les rituels sur une base régulière. Il s’agit d’une position qui

comporte plus de restrictions et génère plus de fatigue, et il serait en effet difficile de

concevoir qu’un performeur qui s’exécuterait pendant une nuit entière, jusqu’à

l’aube, pourrait, dans un état d’exténuation complète, entrer au travail le matin même,

dans le cadre d’un emploi au gouvernement, ou de tout autre emploi requérant une

bonne concentration, et de poursuivre sur ce rythme pendant des mois.

Nous avons cependant entendu parler de cas de performeurs qui avaient déjà réussi à

combiner, par le passé, de même qu’aujourd’hui, le métier d’instituteur avec la

performance de Muthappan. Cela avait été possible par le fait que Muthappan,

comme nous avons déjà commencé à le voir, a des caractéristiques particulières

concernant la fréquence et la durée des performances qui rendent possible ce genre

d’accommodement, ce qui n’est pas le cas de la majorité des Teyyams. Cependant, il

ne faut pas oublier qu’on attend d’un performeur en général qu’il puisse performer

une grande diversité de Teyyams. De plus, les performances de Muthappan sont

réservées aux membres de la caste Vannan, elles ne sont donc pas accessibles à tous.

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Nous pouvons donc concevoir tout le défi d’un jeune homme qui voudrait combiner,

par exemple, le métier d’ingénieur et celui de performeur, avec toutes les exigences

qui requièrent ces deux professions.

Toutefois, nous avons rencontré des jeunes hommes qui avaient réussi à le faire, qui

avaient réussi à conjuguer le meilleur des deux mondes, en étant à la fois ingénieur et

performeur, tout en devant faire évidemment un certain nombre de compromis. Dans

la section qui suit, comme nous comparerons deux groupes de performeurs d’âge

distinct. Dans un premier temps, nous verrons deux exemples de « performeurs-

ingénieurs » âgés de 27 et 30 ans, Sadashiv et Kaushal, mariés tous les deux, qui

pourraient constituer individuellement, selon les critères de chacun, un exemple de

réussite et de réussite mitigée. Ensuite, nous verrons et nous comparerons les cas de

trois jeunes performeurs célibataires, âgés entre 21 et 26 ans : Sanjith, Priyaka et

Balagovind, qui aspirent eux aussi à performer tout en ayant un emploi à temps plein

bien rémunéré, mais qui n’ont pas encore réussi à mettre en place cet arrangement

professionnel.

2.3.2 Kaushal : un exemple de succès

Kaushal est un performeur de 30 ans, marié et père d’un jeune garçon, appartenant à

la caste des Malayans. Il est détenteur du titre honorifique de panicker, en plus d’être

ingénieur en construction. Habituellement, une profession comme celle d’ingénieur,

qui est très prisée en Inde et au Kerala, et qui incarne l’image même de la réussite

sociale, demandera une disponibilité à temps plein pour un travail exigeant, ce qui

laisse peu de temps et d’énergie pour la performance. Mais Kaushal a réussi à

remédier à la situation en mettant sur pied son propre bureau de consultant chargé de

faire des plans et des estimations pour des projets de construction. Kaushal travaille

avec un employé qui est en mesure de le remplacer quand il n’est pas disponible.

Ainsi, pendant la saison basse, Kaushal travaille à temps plein pour son entreprise,

puis quand vient le temps de la saison du Teyyam, il confie une bonne partie du

travail à son employé, ce qui lui assure d’être pleinement disponible pour performer

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dans des rituels du Teyyam. La situation de Kaushal qui lui permet de conjuguer le

métier d’ingénieur et la performance, en faisant relativement peu de compromis d’un

côté ou de l’autre, est exceptionnelle, mais est rendue possible grâce à son esprit

d’entreprise et sa détermination.

En effet, il s’agit d’une situation professionnelle qu’il n’est pas facile de mettre en

place. Tout d’abord, il faut commencer par être admis dans un programme d’études

en ingénierie, ce qui est loin d’être acquis, car seuls les meilleurs étudiants sont

retenus. Il faut donc travailler très fort pour réussir son admission, et ensuite il faut

continuer d’investir beaucoup de temps dans ces études qui sont extrêmement

exigeantes. Par la suite, il aura aussi fallu que Kaushal mette sur pied son entreprise,

installe ses bureaux dans une ville importante de la région et développe sa clientèle,

ce qui est en soi un défi de taille à relever, d’autant plus qu’il n’est disponible qu’une

partie de l’année pour prendre en charge le gros du travail. En parallèle à tout cela, il

aura dû consacrer du temps à son apprentissage pour devenir performeur, jusqu’à

réussir à obtenir le titre de panicker, titre qui confirme la confiance que ses pairs et

les comités ont en lui. L’autre aspect à considérer est que Kaushal est de caste

Malayan, c’est-à-dire que Muthappan et ses caractéristiques accommodantes ne sont

pas disponibles pour lui, et plusieurs des Teyyams qu’il aura à performer seront très

exigeants et demanderont une résistance à la chaleur du feu. On peut donc constater

que Kaushal a dû surmonter un bon nombre de difficultés pour mettre sur pied une

situation enviable et qui correspond aux aspirations exprimées par plusieurs jeunes

performeurs : vouloir donner une place importante à la performance tout en ayant des

revenus se rapprochant le plus possible de ceux de la classe moyenne.

Il faut mentionner toutefois que Kaushal, sur le territoire où il performe, a pu compter

sur un représentant de groupe qui aide ses jeunes protégés à avancer, et qui négocie

en leur faveur auprès des comités de temple. Kaushal n’a donc pas vu sa progression

ralentie par un manque d’occasions de performer, comme dans le cas de Sadashiv que

nous verrons par la suite. Kaushal exécute entre 20 et 50 performances par année, ce

qui n’est pas autant que certains performeurs chevronnés qui en font jusqu’à 80 ou

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même plus. La variation du nombre de performances s’explique par le fait que

certains temples ne font pas systématiquement de Teyyam chaque année à cause des

coûts élevés d’organisation. Ce nombre de performances moyennement élevé et

surtout inconstant pourrait s’avérer une source d’inquiétude pour un performeur ne

pouvant compter sur un bon travail en complément. Mais pour Kaushal, étant donné

sa situation, ce nombre de performances a été suffisant pour lui permettre de

progresser, tout en gagnant bien sa vie, et de mériter le titre honorifique de panicker.

Nous avons ici le cas d’un jeune homme qui a réussi à faire ce que beaucoup d’autres

jeunes voudraient accomplir : réunir le meilleur des deux mondes. Évidemment, le

salaire qu’il tire de son travail d’ingénieur n’est peut-être pas le même que celui d’un

ingénieur à temps plein qui travaillerait pour une compagnie privée, mais tout de

même il peut dire qu’il est ingénieur et recevoir toute la reconnaissance sociale qui

est associée à ce titre. Le statut social associé à des professions de prestige comme

ingénieur ou médecin est très recherché, car ces métiers représentent des modèles de

réussite sociale associés à la classe moyenne. Même si Kaushal n’a pas le même

pouvoir de consommation qu’un autre ingénieur aurait avec un emploi à temps plein

plus payant, il reçoit à tout le moins le prestige qui est associé à cette profession.

Il faut aussi souligner que Kaushal a su mettre en place une situation qui lui assure

une sécurité financière qui, d’une certaine manière, le protège des incertitudes et des

problèmes de santé qui peuvent être le lot d’un bon nombre de performeurs du

Teyyam. En fait, la situation de Kaushal correspond exactement à ce que Shrivaj

recommandait aux jeunes performeurs : faire de hautes études afin d’avoir un

meilleur travail en complément, et surtout pour avoir une alternative valable au cas où

ils devraient laisser la performance pour cause de problèmes de santé. Mais le chemin

emprunté par Kaushal n’est pas un chemin facile, car il a dû se consacrer, au cours

des mêmes années, à la fois à ses études et à l’apprentissage de la performance, les

deux projets demandant beaucoup de temps et d’énergie. Plusieurs jeunes ayant de

semblables visées ont commencé à prendre du retard d’un côté ou de l’autre, et ce

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retard pourrait s’avérer difficile à rattraper comme nous le verrons avec d’autres

jeunes performeurs

2.3.3 Sadashiv : un ingénieur en attente de performances

Sadashiv est un performeur de 27 ans, de caste Vannan, il est lui aussi marié, et

comme Kaushal il est performeur et ingénieur, mais sa situation est bien différente,

d’où l’importance de comparer les deux cas. Le projet de Sadashiv est de combiner

lui aussi performance et emploi bien rémunéré, par contre il n’a pas été en mesure de

mettre en place un système comme celui de Kaushal lui permettant de performer à

temps plein pendant la haute saison. Il est enseignant auprès de futurs ingénieurs, un

travail dont il est très fier, et il nous a confié qu’il réussissait à l’occasion à obtenir,

en cas de conflits d’horaire, des accommodements de la part de son institution afin de

participer à certains Teyyams. Ce type de situation où des arrangements sont accordés

par l’employeur n’est pas inhabituelle, en effet le Teyyam est considéré par plusieurs

comme une activité importante dans la société, et l’on entend souvent parler de

travailleurs, comme des policiers ou des soldats, dont les employeurs font montre de

souplesse afin de leur permettre de participer à des Teyyams. Sadashiv essaie donc de

performer le plus possible à côté de son travail, mais sa progression en est affectée

car il a peu d’occasions de performer. En général, il agit plutôt comme musicien ou

assistant. Alors que d’autres professionnels seraient satisfaits de cet accommodement,

Sadashiv souhaite davantage, il aimerait devenir un performeur accompli malgré ses

disponibilités limitées.

Comme nous l’avons décrit au sujet de la situation de Kaushal, il n’est pas facile pour

un jeune homme de basse caste de franchir toutes les étapes qui le mèneront vers un

emploi d’ingénieur, et le fait que Sadashiv y soit parvenu constitue déjà un bel

exemple de réussite. Le type d’accommodement qu’il recherche aurait pourtant dû

être plus facile à mettre en place dans son cas, puisqu’il est Vannan et qu’il aurait pu

avoir la possibilité de performer Muthappan et de bénéficier de ses horaires plus

souples, mais ce qui a joué en sa défaveur c’est le nombre insuffisant de

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performances disponibles sur son territoire. On y retrouve d’ailleurs plusieurs jeunes

hommes intéressés comme lui par la performance, mais à la demande des comités de

temple une grande partie des performances sont confiées à un seul performeur de très

grande réputation. C’est en référence à ce contexte que Sadashiv ajoutait qu’il était

important pour lui d’obtenir des accommodements avec l’institution où il enseigne,

afin de participer à des Teyyams ayant lieu les jours de semaine, car s’il n’utilise pas

ces occasions auxquelles il a droit, d’autres pourront s’en prévaloir, après quoi il lui

sera très difficile de les récupérer.

Sadashiv est donc devenu ingénieur et il a ainsi acquis une sécurité financière qui est

très importante pour lui et dont il est fier. Même s’il souhaite toujours devenir un

performeur accompli, Sadashiv n’est pas prêt à faire de compromis au niveau de la

sécurité financière. Il nous a expliqué à quel point il n’aurait voulu en aucun cas se

retrouver dans une situation de pauvreté. Il a vu autour de lui des gens dans des

positions très précaires et il fait tout ce qu’il peut pour se prémunir contre ce genre de

situation; c’est ce qui l’a motivé dans ses études, et c’est pourquoi il est aussi très fier

de cet accomplissement. La situation de Sadashiv pourrait convenir à d’autres, car il a

un emploi professionnel auquel beaucoup aspirent, mais pour lui la performance est

aussi très importante, et il essaie maintenant de progresser davantage à ce niveau

malgré le peu de marge de manœuvre qu’il a. Lors d’un atelier que nous avons

observé, Sadashiv était présent pour enseigner à des plus jeunes, mais aussi pour

poursuivre son propre apprentissage, c’est ainsi qu’il a travaillé ce jour-là à faire de

nouveaux maquillages qu’il ne connaissait pas.

On pourrait dire que l’intérêt qu’il prend pour le Teyyam n’est pas de l’ordre du

devoir, comme c’était le cas pour des performeurs plus âgés. On sent qu’il est fasciné

par le Teyyam et qu’il veut en faire partie. Lorsqu’il nous a présenté des captations

vidéo de Teyyam et qu’il nous en décrivait les différentes parties, nous avons pu voir

dans son regard et ses propos une grande admiration pour cette tradition. Il s’agissait

du même enthousiasme que nous avions vu chez des plus jeunes, animés de cette

même fierté d’appartenance au monde du Teyyam. On pourrait dire que pour un

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performeur comme Sadashiv, le fait d’avoir le privilège de faire partie d’une

communauté associée au Teyyam, un rituel qu’il admire, et de détenir des droits d’y

prendre part, avait fait naître en lui le désir d’être à la hauteur de cette tradition et de

participer à sa continuité.

Cependant, Sadashiv n’a pas vraiment beaucoup d’occasions de performer, il agit

habituellement en tant que musicien ou assistant, et comme il y a beaucoup de

compétition et bien peu de places disponibles sur son territoire, il est difficile de

penser que cette situation pourrait s’améliorer. Il n’a pas réussi à mettre en place,

comme Kaushal, un système qui lui permettrait de devenir un performeur accompli.

Le cas de Sadashiv met bien en lumière certaines difficultés que peuvent rencontrer

des jeunes qui, comme lui, voudraient combiner performance et emploi bien

rémunéré. Bien des jeunes ont devant eux des exemples comme Kaushal et Sadashiv

qui leur font voir les difficultés qu’ils pourraient rencontrer, les possibilités de

plafonnement, mais aussi les succès qui pourraient les attendre sur ce chemin.

Toutefois, une des grandes difficultés pour de jeunes hommes voulant suivre leurs

traces sera d’abord d’obtenir un emploi professionnel bien rémunéré, car il n’y a rien

d’acquis à ce niveau, et l’on parle déjà depuis un bon moment de chômage chez les

jeunes gens éduqués au Kerala (Odengadan 2009; Mathew 1995).

Certaines recherches enquêtent sur les aspirations des jeunes en Inde, comme celle de

De Souza, Kumar et Shastri (2009) et rapportent que les ambitions liées à la réussite

et à la mobilité sociale sont plus fortes chez les jeunes provenant des milieux mieux

nantis. Toutefois, ce que des cas comme celui de Sadashiv démontrent, c’est que de

provenir d’une famille moins bien nantie peut aussi être un grand facteur de

motivation pour dépasser la condition de précarité qui a été le lot de leurs parents.

Dans des cas comme ceux-là, cependant, la route risque d’être plus difficile, car

comme l’explique Sancho (2012), les jeunes de milieu plus modestes, malgré parfois

un vrai désir de réussir et un travail acharné, ne reçoivent pas de leurs parents ce que

l’on pourrait nommer, en référence à Bourdieu, un habitus des milieux

professionnels. Nous croyons que cette motivation à dépasser la condition précaire de

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leurs parents a certainement pu écarter certains jeunes de la performance, et que

d’autres, comme Sadashiv, voudront consolider une forme de sécurité financière en

priorité, pour ensuite s’investir dans la performance le plus possible, bien que ce

double chemin génère le risque d’obtenir un succès limité comme performeur.

2.3.4 Sanjith : un projet qu’il reste à accomplir

Le projet de Sanjith ressemble beaucoup à celui de Sadashiv, comme lui il a le désir

de s’accomplir autant dans un emploi professionnel que dans la performance, et il

souhaite lui aussi sécuriser un emploi professionnel bien rémunéré qui lui donnera

accès à la classe moyenne. Sanjith a 25 ans, il est de caste Vannan, et c’est un bon

ami de Virochan dont nous avons parlé plus haut. Bien que les deux amis n’aient pas

les mêmes stratégies, ils fréquentent les mêmes ateliers et font tout ce qu’ils peuvent

pour avancer leur apprentissage. Sanjith vient de terminer un B.Com (bachelor in

commerce), un programme d’étude très populaire au Kerala qui devrait normalement

lui ouvrir les portes d’un emploi au gouvernement, un type d’emploi très convoité,

mais de plus en plus difficile à décrocher par manque d’ouverture de nouveaux

postes. Nous avons même lu que, devant le nombre élevé de bons candidats, on exige

maintenant de plus en plus le M. Com (masters in commerce), pour le même genre

d’emploi (Sancho 2012).

Présentement, Sanjith est en démarche active de recherche d’emploi et il suit des

cours destinés à l’aider à cet effet. Lui aussi, comme bien des jeunes que nous avons

rencontrés, veut combiner performance et travail professionnel à temps plein bien

rémunéré, comme le font Sadashiv et Kaushal. Il ne veut pas faire de compromis sur

son travail principal pour des raisons de sécurité financière, et c’est pourquoi il met

beaucoup d’effort dans sa recherche d’emploi.

Pour l’instant, Sanjith performe surtout Muthappan, cependant il le fait dans un

nombre limité d’occasions. Comme il a mis surtout l’accent sur ses études, sa

progression comme performeur n’est pas aussi avancée que d’autres. Il nous a

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expliqué que, comme plusieurs jeunes de son âge, il était plutôt « spécialisé » dans

certains Teyyams, comme celui de Muthappan, et aussi dans certains vellatam. Lui

aussi a une grande fascination pour le Teyyam, c’est avec des yeux émerveillés qu’il

nous racontait que son oncle lui avait récemment annoncé qu’il participerait l’an

prochain à un Teyyam de Visnumurti – un dieu très populaire, associé à la critique du

système des castes – et cette perspective l’enthousiasmait au plus haut point; c’était

aussi une confirmation qu’il progressait et qu’on le reconnaissait.

Sanjith détient ses droits de son oncle et, comme son père était cultivateur, il n’a donc

pas grandi directement dans un univers marqué par la performance, et cela a

certainement pu être un facteur pour expliquer que sa progression a été plus lente.

Même s’il veut devenir performeur et qu’il a travaillé très fort pour progresser dans

son apprentissage, il estime qu’il est avant tout indispensable pour lui de trouver un

bon emploi. Comme il me l’a dit : « Nous voulons vivre dans ce monde et avoir de

l’argent, nous ne voulons plus être pauvres ». Dans son cas, à son âge, les deux défis

qu’il veut relever sont encore à accomplir : le premier – et le plus urgent pour le

moment – serait de décrocher un bon emploi, si possible au gouvernement; et le

second : devenir un performeur accompli. Pour l’instant, malgré sa détermination,

rien n’est encore acquis.

S’il parvient à décrocher un emploi bien rémunéré au gouvernement comme il le

souhaite, il sera alors confronté au même problème que celui de Sadashiv, c’est-à-dire

de réussir à s’établir comme performeur malgré ses disponibilités limitées. Mais au

moins, à la différence de Sadashiv, il semble que son oncle réussisse à lui obtenir de

nouvelles occasions de performer, au fur et à mesure qu’il progresse, ce qui pourrait

s’avérer un grand atout pour lui. Ceci étant dit, nous ne sommes pas au fait de tous les

enjeux qui sont présents sur son territoire.

Encore une fois, nous avons l’exemple d’un jeune homme de caste intouchable

déterminé qui aspire à la fois à la sécurité d’un bon emploi, afin d’accéder à la classe

moyenne à laquelle beaucoup de gens aspirent, et à devenir un performeur de Teyyam

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accompli. Tout comme Sadashiv, il n’a rien négligé pour dénicher en premier lieu cet

emploi professionnel. Malgré les défis qui l’attendent, ce jeune homme demeure

optimiste et confiant.

2.3.5 Priyaka : performeur à la recherche d’un emploi bien

rémunéré

Priyaka a 25 ans, il est de caste Malayan, et lui aussi a aussi comme projet de donner

la priorité à un bon emploi bien rémunéré qu’il souhaite combiner avec la

performance du Teyyam. Il a grandi dans un milieu où la performance était très

importante et sa progression comme performeur est bien avancée; en effet, il

performe déjà une trentaine de fois par année. De plus, il semble qu’il y ait sur son

territoire des occasions à distribuer à des jeunes qui progressent, contrairement, par

exemple, au cas de Sadashiv où les occasions étaient beaucoup plus rares.

La priorité actuelle de Priyaka est de décrocher un emploi au gouvernement,

cependant son niveau d’études est beaucoup moins élevé que celui de Sadashiv et de

Sanjith, ce qui pourrait compliquer les choses pour lui. Il dit beaucoup compter sur

l’intervention en sa faveur d’une personne de son entourage qui a de bons contacts et

qui essaie de lui trouver un emploi au gouvernement. C’est comme si son destin

n’était plus complètement entre ses mains, il est dans une position d’attente et cela le

rend anxieux. Il est à un stade où les choses sont en train de se jouer. On sent qu’il ne

voudrait pas devoir compter seulement sur la performance à temps plein, qu’il

aimerait comme Sanjith sécuriser avant tout un emploi bien rémunéré.

Questionné à savoir comment il ferait pour combiner un travail à temps plein et la

performance, il a indiqué qu’il pourrait certainement trouver le moyen de performer à

temps partiel les soirs et les fins de semaine. Cependant, bien que de tels

accommodements ne seront sûrement pas si faciles à négocier, car il s’agit d’horaires

convoités par d’autres qui sont dans la même position que lui, Priyaka insiste pour

dire que de tels accommodements sont possibles. Sa situation est très incertaine, mais

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s’il parvenait à décrocher cet emploi qu’il espère, avec l’expérience de performeur

qu’il a déjà accumulée, qui est sans doute supérieure à celle de Sadashiv, Sanjith, ou

même Virochan, il serait en position de pouvoir combiner emploi bien rémunéré et

performance de façon très intéressante. Mais pour l’instant rien n’est gagné, et l’on

sent que les prochaines années seront déterminantes, d’autant plus que les jeunes qui

convoitent le même type d’emploi que lui sont de plus en plus éduqués. Priyaka a

consacré beaucoup de temps et d’énergie dans sa progression comme performeur, car

cela faisait partie de ce qu’il voulait accomplir, par contre il n’a peut-être pas mis

toute l’emphase qu’il aurait pu sur ses études, et cela le met dans une position

vulnérable pour sécuriser un emploi bien rémunéré au sein du gouvernement.

Maintenant que la performance n’est plus un devoir de caste comme c’était le cas

autrefois, et donne lieu à aujourd’hui à un choix personnel, qu’il s’agit d’une

profession que l’on peut choisir parmi d’autres, on pourrait explorer dans quelle

mesure la notion de « vocation » pourrait être utilisée expliquer le choix des jeunes

hommes qui ont décidé de choisir le Teyyam. Ce choix semble répondre à un désir

intérieur tout puissant d’orienter sa vie dans une direction précise, malgré le fait qu’il

faudra surmonter un bon nombre d’épreuves et démontrer beaucoup de persévérance.

Mais, malgré la force de cet appel et le désir de s’engager dans cette voie, il y a aussi

chez ces jeunes hommes, comme l’exprimaient Sadashiv et Sanjith, un besoin

profond de dépasser une condition de précarité financière, et la volonté de faire partie

de ceux qui ont réussi socialement, de pouvoir accéder à la classe moyenne et profiter

des possibilités associées à la modernité. On pourrait dire qu’ils sont placés devant la

difficulté de réconcilier ces deux univers si différents, et que certains d’entre eux

auront sans doute des choix déchirants à faire, ou alors devront prendre des risques

qui pourraient les placer dans des positions désavantageuses et très précaires.

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2.3.6 Balagovind : l’importance de s’accomplir comme

professionnel, en plus de la performance

Balagovind a 21 ans, il est de la caste Vannan et étudie en informatique, il aimerait

lui aussi combiner la performance avec un emploi professionnel. Pour l’instant

Balagovind est formé par son père et n’a pas encore commencé à performer, mais il

devrait commencer dans quelques mois, et, comme il nous l’a exprimé, ce sera pour

lui une occasion de réaliser enfin son rêve. Il veut aussi travailler en informatique, le

domaine dans lequel il étudie. Il sait que ces deux métiers seront difficiles à

combiner, mais il a affirmé avec beaucoup de candeur et d’optimisme qu’il était

déterminé à réaliser cet objectif. Le témoignage de Balagovind est très intéressant en

ce sens que sa situation diffère beaucoup de celle de Sanjith et de Priyaka. Le père de

Balagovind, Padmesh, dont nous avons parlé au début de ce chapitre, est un

performeur renommé qui détient des droits dans un des temples les plus prestigieux

de toute la région, où l’on performe exclusivement Muthappan. Ce performeur

chevronné se retrouve donc dans une situation exceptionnelle qui lui permet d’obtenir

des revenus élevés et de faire partie de la classe moyenne, mais en se consacrant

uniquement à la performance. Il est dans une position très enviable que très peu de

performeurs ont la chance d’occuper. Son fils, Balagovind, héritera de ses droits et

pourrait donc, en principe, suivre les traces de son père et obtenir les mêmes

avantages, une situation très avantageuse qui aurait sans doute fait le bonheur de

plusieurs jeunes performeurs de son âge. Cependant malgré son très grand désir de

devenir performeur, Balagovind veut aussi ardemment devenir informaticien.

Cela nous fait dire que le désir d’avoir un bon emploi n’est pas seulement une

question d’aspect financier, il y a aussi une dimension de statut, ce que nous avons

déjà évoqué plus haut au sujet de Kaushal, un statut d’appartenance à une classe de

professionnels, symbole de la réussite sociale. Donc, même si indéniablement dans

les cas que nous avons vus, le désir de performer était le résultat d’un désir intérieur,

personnel, ancré dans un choix de vie, et non le résultat d’une fatalité associée à un

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devoir de caste, il nous apparaît que le besoin de certains d’avoir aussi un emploi

professionnel, et de s’accomplir dans un domaine lié à la modernité, dépassait le

simple fait d’avoir un bon revenu. Et l’on peut concevoir qu’il y ait une certaine fierté

pour jeunes de basses castes d’avoir accompli ce qui était autrefois impossible, c’est-

à-dire grimper dans l’échelle sociale. On reconnaît chez eux une fierté d’appartenance

à leur communauté. Bien sûr ils veulent s’émanciper, ils veulent un accès à la

mobilité sociale, mais ce n’est pas pour pouvoir dire qu’ils ne font plus partie d’une

communauté d’intouchables, associée à la pauvreté dont ils seraient aujourd’hui

dissociés, mais plutôt pour pouvoir affirmer, au contraire, qu’ils sont fiers

d’appartenir à un groupe associé au Teyyam, et, qu’en plus, ils sont parvenus, malgré

les difficultés, à grimper dans l’échelle sociale, et qu’ils sont en mesure aujourd’hui

de bien gagner leur vie. Il s’agit de faire honneur à leurs ancêtres et aux membres de

leurs familles, en accomplissant de grandes choses, mais sans jamais renier leur

mémoire.

Ceci dit, nous sommes conscients, et Virochan l’a bien expliqué, que plusieurs

choisissent de ne pas s’engager dans le Teyyam. Toutefois ce que notre recherche

permet d’établir, c’est qu’il y a aussi de jeunes hommes qui, pour des raisons

personnelles, sont déterminés à suivre la voie de leurs pères, soit en se consacrant en

priorité à la performance (Abhimanyu, Virochan), soit en essayant de réconcilier les

deux mondes (Kaushal, Sadashiv, Sanjith, Priyaka, Balagovind). Un projet qui, dans

tous les cas, demande beaucoup de détermination et n’offre parfois que peu de

garanties de réussite. En ce sens, leur situation pourrait être comparée à celle de bien

des jeunes dont parle Sancho (2012) qui démontrent, selon lui, beaucoup de

détermination et d’optimisme, même si dans les faits un regard objectif pourrait

déceler que leurs chances de réaliser leurs aspirations sont loin d’être garanties,

surtout s’ils proviennent d’un milieu plus modeste.

Maintenant, il restera à voir comment ces jeunes réussiront à négocier leurs occasions

de performer dans leurs groupes et avec les comités de temple. Car, bien qu’il y ait

des droits héréditaires, ces droits doivent tout de même être distribués, et il y a parfois

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plusieurs prétendants en compétition. Nous avons déjà établi à quel point les

occasions de performer représentaient des occasions de gagner de l’argent et

pouvaient faire la différence entre le fait de gagner sa vie de façon modeste, mais

acceptable, ou de se retrouver dans une forme de précarité, ou alors, plus rarement,

d’en vivre très bien. Nous savons que dans les groupes de performeurs, il y a des

performeurs en position d’autorité qui prennent les décisions, qui surtout négocient la

rémunération et les occasions de performer avec les comités de temples, et qui ont

beaucoup de pouvoir lors de ces négociations. Dans le prochain chapitre, nous allons

démontrer que les coulisses du Teyyam donnent lieu à une arène de luttes de pouvoir

où, à côté d’un système de droits et de privilèges, se profile un système de

compétition basé sur la renommée et la réputation, avec lesquels ces jeunes auront à

composer.

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Figure 5. - Les loges quelques heures avant le début d’un Teyyam

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Figure 6 – Consultation lors d’un Teyyam de Muthappan

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3 L’espace de négociation dans les coulisses du

Teyyam

Dans le chapitre précédent, nous avons présenté les aspirations de jeunes performeurs

du Teyyam, nous avons montré comment les changements socioéconomiques actuels

en Inde et la promotion de certaines valeurs de réussite influençaient leur façon

d’envisager la performance. Nous avons aussi discuté du fait que le désir de

poursuivre cette tradition ne pouvait pas être vu comme l’acceptation d’un devoir à

accomplir, comme ce fut le cas pour de précédentes générations, mais plutôt comme

s’inscrivant dans une perspective où l’on souhaitait pratiquer la performance, source

de fierté, tout en gagnant bien sa vie. Comme nous l’a confié Sanjith, les performeurs

d’aujourd’hui veulent « vivre dans ce monde », ils veulent avoir de l’argent et surtout,

ils ne veulent pas connaître la pauvreté que leurs parents ont connue par le passé.

Grâce au regain des activités du Teyyam qui a été observé au cours de la dernière

décennie, et notamment avec l’appui de la contribution financière de travailleurs

migrants du Malabar, partis travailler dans les pays du Golfe Persique, le Teyyam

connaît présentement une période de prospérité. C’est dans cette foulée que la

rémunération offerte aux performeurs s’est, elle aussi, accrue, comme notre propre

enquête l’a révélé.

Malgré cette amélioration de la rémunération, il ne reste pas moins qu’il s’agit d’un

métier exigeant, risqué, pouvant mener à des problèmes de santé graves, et sans

garantie de sécurité d’emploi, des facteurs ayant aussi contribué à éloigner de

nombreux jeunes de la performance. Toutefois, comme nos entretiens l’ont démontré,

l’amélioration de la rémunération pour les performeurs aura néanmoins participé à

convaincre des jeunes hommes d’emprunter cette voie, et nous avons vu comment ils

ont pu envisager la performance selon des stratégies différentes. Dans le cas de ceux

qui veulent devenir des performeurs accomplis et à temps plein, comme leurs pères, il

s’agira de convaincre de leurs compétences, de développer une bonne réputation et

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d’obtenir de nombreuses occasions de performer. Ils devront, comme Abhimanyu l’a

fait développer une bonne réputation auprès des dévots, des comités et de leurs pairs,

pour sécuriser des occasions de performer qui leur assureront un revenu satisfaisant.

D’autres préféreront privilégier l’obtention d’un emploi à temps plein bien rémunéré

dans un autre domaine, et ils voudront performer en complément, en fonction de leurs

horaires, mais ils n’en aspireront pas moins à devenir des performeurs accomplis et

reconnus. Ils devront, eux aussi, convaincre de leurs compétences, développer leur

savoir-faire et acquérir une bonne réputation, mais ils devront le faire en dépit du fait

qu’ils auront moins de temps à y consacrer. De plus, il leur faudra obtenir des

accommodements en fonctions de leurs disponibilités, au sein de leur propre groupe,

ce qui donnera lieu à des négociations serrées, car il arrivera que les performances

dont les horaires pourraient les accommoder puissent bien sûr en intéresser d’autres,

dont ceux qui sont dans la même situation qu’eux.

Dans tous les cas, il faudra tenir compte des droits héréditaires dont un performeur

dispose et qui sont censés lui garantir des occasions de performer annuellement dans

certains temples. Et nous pouvons ajouter le partage de toutes les nouvelles occasions

qui s’ajoutent, lorsque des dévots organisent des Teyyams à leur domicile, pour

solliciter l’intervention d’un dieu ou pour le remercier de faveurs accordées. Il y aura

donc inévitablement des moments où la situation de chacun fera l’objet de

discussions à l’intérieur de son propre groupe, et où le performeur en position

d’autorité sur un territoire, qui portera parfois le titre de janmari, devra décider pour

chacun, puis négocier ses décisions avec les comités de temples. Comment

s’organisent ces négociations dans les coulisses du Teyyam? Sur quoi reposent les

rapports de force qu’on y retrouve? Quelle est la marge de manœuvre dont dispose un

jeune performeur dans cet espace de négociation?

Nous devons analyser ces dynamiques à l’œuvre dans les coulisses du Teyyam afin

d’évaluer les chances des jeunes performeurs de réaliser les objectifs qu’ils se sont

donnés en accord avec leurs aspirations. Pour ce faire, nous allons regarder tout

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d’abord l’évolution des relations de patronage qui ont toujours été au cœur du

Teyyam, et qui ont, de tout temps, fait écho aux rapports de pouvoir qui ont traversé

cette société à différentes époques. Nous aurons donc une meilleure perspective pour

analyser les données que nous avons recueillies à ce sujet. Au cours de ce chapitre,

nous démontrerons qu’il existe dans les coulisses du Teyyam un espace de

négociation où se jouent des luttes pouvoir, et où, à côté d’un système de règles et de

droits héréditaires, se profile un espace de compétition basé sur la réputation et la

renommée.

3.1 Les coulisses du Teyyam : premières distinctions

3.1.1 Patrons, performeurs et relations internes

Avant d’entreprendre notre analyse des relations de pouvoir dans les coulisses du

Teyyam, nous ferons préalablement certaines distinctions. Tout d’abord, nous

référerons aux « coulisses » du Teyyam pour désigner un espace, en marge du rituel,

où se décide tout ce qui est relatif à l’organisation de ce rituel. Au fil du temps, les

relations entre différents intervenants ont pu varier, tout comme la composition des

groupes impliqués. C’est principalement dans ces coulisses que l’on retrouve les

relations de patronage entre les membres de l’autorité d’un temple ou d’un sanctuaire,

et les troupes d’officiants du Teyyam, composés de membres d’une caste spécifique,

rassemblant musiciens, performeurs, assistants, etc. Ces relations ont été bien décrites

par plusieurs chercheurs, et l’on a souvent fait valoir qu’elles s’inscrivaient dans le

prolongement des relations entre les castes en vigueur dans cette société.

En fait, trois types de relations peuvent être identifiées dans les coulisses du Teyyam :

(a) les relations de patronage entre patrons et performeurs; (b) les relations au sein

des troupes de performeurs; et (c) les relations entre les différents patrons. De ces

trois types de relations, les deux premières reteindront principalement notre attention

pour cette analyse. En général, on référera, dans la littérature scientifique, à la relation

de patronage qui s’exerce entre performeurs et patrons, car elle est liée à la

problématique des castes dans la société, et à toute la dynamique d’inversion rituelle

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dans le Teyyam, qui est extrêmement riche et qui a donné lieu à plusieurs études très

importantes. En plus d’examiner nous aussi ce type de relation, nous porterons une

attention particulière à tout ce qui pourra nous aider à rendre compte des relations de

pouvoir à l’intérieur même des groupes de performeurs. Ensuite, avec l’aide de nos

données, nous ferons le point sur la situation actuelle, et nous serons en mesure de

mieux comprendre les enjeux qui concernent les aspirations des jeunes performeurs

que nous avons préalablement identifiées.

Comme nous l’avons mentionné, nous avons décidé de ne pas porter spécifiquement

notre attention sur les relations qui pourraient s’articuler entre les différents groupes

de patrons, puisqu’elles concernent moins notre propos. Toutefois, nous sommes

conscients qu’on a pu y retrouver au fil du temps d’importantes luttes de pouvoir, et

que ce type de lutte pourrait se poursuivre de nos jours, avec la composition des

comités de temples qui peuvent rassembler des gens de toutes provenances

poursuivant des intérêts différents. On peut penser par exemple aux gens de basses

castes qui se sont enrichis et qui cherchent à occuper des postes de prestige, comme

Osella et Osella (2003) l’ont démontré pour d’autres contextes rituels au Kerala. Il

faudrait aussi mentionner le fait que différentes factions reliées au communisme, ou à

la promotion du nationalisme hindou, se disputent le contrôle du Teyyam, notamment

pour se faire valoir auprès des électeurs (Vohra 2011).

En terminant, il ne faudra pas perdre de vue que ces relations de pouvoir dans les

coulisses du Teyyam doivent toujours tenir compte des dévots. Car tout ce qui est

débattu, décidé ou imposé dans les coulisses sera sujet à l’appréciation des dévots

qui, aujourd’hui, par le biais des levées de fonds, financent la majeure partie des

activités du Teyyam. Les patrons, les membres de comité de temples, ainsi que les

performeurs savent ce que les dévots attendent d’un Teyyam et d’un performeur, et

c’est en fonction de leurs attentes qu’ils essaient d’organiser les choses pour recevoir

la meilleure approbation de leur part.

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3.1.2 Rémunération, sélection, condition

Avant de poursuivre, nous allons apporter quelques précisions concernant trois

aspects du métier de performeur : la rémunération, la sélection et la condition. La

rémunération, c’est bien entendu l’argent qui sera consenti au performeur ou à la

troupe d’officiants, et qui, selon les cas, pourra être négociée ou imposée. Par la

sélection, on réfère à un processus employé pour déterminer quel performeur sera

désigné pour incarner la divinité lors d’un Teyyam, mais il faut garder à l’esprit que

la sélection a aussi, dans bien des cas, un impact direct sur la rémunération, car plus

on a d’occasions de performer, plus les revenus cumulatifs seront élevés. Enfin, il y a

la condition, qui englobe plusieurs choses : tout d’abord, l’ensemble des conditions

de travail, les difficultés, les risques du métier; ensuite il y a bien entendu la

rémunération; et puis tout ce qui touche à la reconnaissance et à l’appréciation des

services rendus par les performeurs à la communauté. C’est ainsi que dans les travaux

sur le Teyyam, on pourra discuter de la condition générale des performeurs et de son

évolution à travers le temps. Il y a donc trois aspects à distinguer, car bien qu’on

puisse les retrouver amalgamés dans les enjeux généraux concernant les performeurs,

chacun de ces aspects pourra, en soi, constituer un enjeu particulier dans les coulisses

du Teyyam.

3.2 Le Teyyam, les rapports de castes et l’inversion rituelle

Les relations de patronage associées aux activités du Teyyam sont indissociables de

la question du système des castes, et de l’inversion rituelle que met en scène le

Teyyam, et dont nous avons parlé au premier chapitre, où les membres des castes les

plus basses de la société vont incarner les dieux et recevoir, de la part des

représentants des castes les plus hautes, les égards et la considération que l’on réserve

aux dieux. Le rituel du Teyyam, autant dans les mythes qu’il présente que dans

l’organisation de ses activités, s’est élaboré et mis en place à une époque de grandes

discriminations entre les castes, et toute sa structure en est imprégnée, de même que

ses relations de patronage. Plusieurs mythes du Teyyam racontent l’histoire

d’individus de basses castes morts de façon tragique dans des circonstances où le

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système des castes est à blâmer; et, lors des rituels, les discours portés par ces dieux

seront de l’ordre d’une critique de ce système, et seront entendus par l’ensemble de la

communauté rassemblée pour l’occasion.

Malgré une société si discriminatoire, des transformations radicales concernant le

système des castes ont eu lieu à compter des années 1930 sous l’impulsion du

mouvement communiste et se sont poursuivies après l’indépendance de l’Inde

(Menon 1992, 1994). Le Kerala a donc été traversé par des mouvements sociaux,

politiques, contestataires, réformistes, qui ont a mis à mal le système des castes et

l’ont pavé la voie à une société un peu plus égalitaire.

Le Teyyam a ceci de particulier que, malgré toutes ces transformations sociales qui

ont bouleversé la région du Malabar où il est pratiqué, il reproduit encore aujourd’hui

l’ordre des castes du Kerala médiéval dans sa distribution des rôles et des tâches

(Freeman 2003). Il a aussi su conserver, au fil du temps, la faveur et l’intérêt d’une

grande partie de la population locale, et ce, malgré le fait que le Teyyam ait été

fortement critiqué notamment par le Guru Narayana, qui a encouragé son abandon et

proposé une voie spirituelle centrée autour du principe « d’une caste, une religion, un

dieu ». Il faut dire que les mouvements de réformes qui ont transformé cette société

ne se sont pas déployés à partir du Teyyam, mais à partir de mouvements sociaux et

politiques complètement distincts et il y a lieu de penser que la volonté de conserver

intacts les rituels du Teyyam ait beaucoup à voir avec une ferveur religieuse

soucieuse d’en préserver l’efficacité, c’est-à-dire de permettre la continuité d’un canal

de communication avec les dieux afin de s’assurer qu’ils puissent continuer

d’intervenir en faveur des dévots, où alors pour s’assurer de ne pas causer leur

mécontentement ou leur colère.

C’est ce qui nous fait dire que les changements qui sont survenus pour le Teyyam, ne

sont pas tant de l’ordre de ce qui peut être mesuré à l’œil nu, pour un observateur qui

assisterait au rituel, mais qu’ils sont à trouver bien dans tout ce qui échappe au regard

et qui concerne à la fois les motivations et les aspirations des officiants, les croyances

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des dévots, les intérêts des patrons, et les nouveaux rapports de force dans les

coulisses du Teyyam.

Comme nous l’avons mentionné précédemment nous souscrivons donc à l’approche

de Vadakkiniyil (2009) selon qui il faut garder en tête que ce rituel a ses propres

particularités, et que le fait que sa logique demeure ancrée dans une vision médiévale

de la société, appartenant à un autre contexte, fait qu’il interfère avec la réalité

actuelle d’une manière particulière, complexe, et surprenante à bien des égards. Il

semble que les dévots ne sentent pas le besoin de reconstruire le Teyyam en le

purgeant de tout ce qui pourrait rappeler les rapports hiérarchiques impliqués par le

système des castes, mais qu’ils auraient plutôt compris que ces questions de justice

sociale sont maintenant débattues dans l’arène politique, là où l’on peut réellement

changer les choses. À tout le moins, on pourrait se battre dans les coulisses du

Teyyam pour faire valoir ses intérêts, et c’est ce que nous regarderons de plus près.

Pour comprendre des enjeux actuels qui sont débattus dans les coulisses du Teyyam,

il faut tenir compte à la fois de ce qui est hérité du passé et qui subsiste toujours, et

des nouveaux phénomènes qui traversent la société kéralaise.

3.3 Patronage et compétition dans le Teyyam

3.3.1 Manakkatan Gurukkal

On a postulé que le Teyyam, ou une de ses formes antérieures, a été pratiqué

originellement par des groupes tribaux, ou des groupes qu’on identifie aujourd’hui

aux castes intouchables, jusqu’à ce qu’il ait été partiellement intégré dans un

ensemble religieux brahmanique associée aux hautes castes. En fait, il y aurait bien

peu de repères pour reconstituer en détail la trajectoire historique du Teyyam, ce qui a

pu donner lieu à plusieurs interprétations, comme nous l’avons vu dans le premier

chapitre. Toutefois, l’histoire bien connue de Manakkatan Gurukkal, un célèbre

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performeur, donne de bonnes indications sur ce qui a pu être le début du Teyyam tel

qu’on a appris à le connaître, avec ses relations de patronage et son inversion rituelle.

Dans l’actuelle région du Malabar, il y a environ 500 ans, le roi de Chirakkal, issu de

la famille Kolattiri, régnait sur un territoire situé dans une région du Malabar appelée

autrefois le Kolattunatu. À la même époque aurait vécu Manakkatan Gurukkal, un

homme qui marqua l’histoire du Teyyam, et qui est encore vénéré chez les dévots,

quoiqu’il n’ait pas été divinisé, comme ce fut le cas pour d’autres héros anciens dont

les mythes sont encore chantés dans le Teyyam (Freeman 1991). Manakkatan

Gurukkal, était reconnu à l’époque pour être un homme de grand savoir, il avait

probablement appris à lire et écrire, et il maîtrisait le mantravadam, une forme de

sorcellerie associée à certaines castes intouchables. Il était lui-même de caste Vannan,

une caste intouchable, dont les individus en faisant partie ne pouvaient s’approcher à

plus de 36 pieds des hautes castes. Sa renommée était telle qu’il aurait même eu à son

service une garde de guerriers Nayars, ce qui était évidemment fort inhabituel pour un

intouchable. Le roi entendit parler de sa réputation et voulu en apprendre plus sur lui,

alors un jour il l’invita à sa cour. Manakkatan s’y présenta escorté de ses guerriers

Nayars, et là on l’aurait mis au défi de performer, à l’aide des rituels qu’il connaissait,

les 39 déités tutélaires du royaume. À ce moment, Manakkatan n’avait ni le matériel,

ni les assistants pour présenter les rituels comme il savait le faire, mais il s’exécuta

néanmoins, et sa prestation dura une nuit entière, au cours de laquelle il interpréta les

39 déités. On dit que le roi fut très impressionné et qu’il devint par la suite patron du

Teyyam, afin d’encourager le développement de cette façon impressionnante de

célébrer les dieux. C’est à ce moment que les castes Vannan et Malayan furent

désignées pour interpréter le Teyyam devant les membres des hautes castes, ce qui

aurait donné naissance au Teyyam tel qu’il nous est parvenu jusqu’à tout récemment,

avec sa dimension d’inversion rituelle et son patronage. Par contre, les Pulayas, de

caste intouchable jugée inférieure à celle des Vannan et Malayan, ne furent pas inclus

dans ce système et, encore aujourd’hui, en général, ils continuent à pratiquer le

Teyyam entre eux.

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3.3.2 Nayars et Thiyyas

Plus tard, les Nayars, furent identifiés comme les patrons les plus importants du

Teyyam, ils finançaient les rituels qui avaient lieu à proximité de leurs demeures

familiales. Les Nayars faisaient office de seigneurs, ils possédaient des terres sur

lesquelles vivaient et travaillaient des gens de basses castes. Les Thiyyas se

retrouvaient généralement dans le rôle de métayers de ces terres. Les Nayars avaient

un système d’organisation familiale de transmission matrilinéaire nommé taravad. La

demeure familiale et les territoires associés se transmettaient dans la lignée

maternelle, et les hommes de la lignée demeuraient à la maison familiale avec leurs

sœurs, séparés de leurs épouses et enfants qui, selon les règles du taravad,

appartenaient à un autre groupe familial. Les Nayars avaient beaucoup de pouvoir,

situation probablement amplifiée dans un premier temps au moment de la

colonisation britannique, car on rapporte que la perte de pouvoir des rois profita

indirectement aux seigneurs propriétaires terriens comme les Nayars (Ashley et

Holloman, 1983). Pendant longtemps les Nayars ont été les patrons principaux du

Teyyam, dont les rituels étaient présentés devant toute la communauté. Il mentionne

cependant que les Thiyyas, qui possédaient leurs propres regroupements culturels,

agissaient aussi comme patrons de sanctuaires et avaient l’habitude d’y diriger

certaines activités rituelles.

Avec l’émergence du mouvement communiste, et par la mise en place de politiques

de gauches par les différents gouvernements dans la foulée de la création de l’État du

Kerala, et surtout le projet de réforme visant la redistribution des terres, le pouvoir

des Nayars est devenu, au fil du temps, de plus en plus contesté, et leur implication

dans le patronage du Teyyam s’est mise à diminuer progressivement. On dit que dès

les années 60, les Nayars, anticipant l’application prochaine de réformes au sujet de

la propriété terrienne, commencèrent à cesser leurs activités de patronage, ce qui

porta un dur coup au Teyyam, et suite à quoi on rapporte qu’une bonne partie des

artisans et officiants durent trouver du travail ailleurs (Ashley et Holloman 1983).

Lorsque le Kerala Land Reforms Act entra officiellement en vigueur en 1972,

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certains Nayars, ceux qui n’avaient pas au préalable déjà vendu leurs terres, se

trouvèrent dépouillés du jour au lendemain.

Cette redistribution a surtout rapporté aux gens identifiés comme métayers sur les

terres et responsables de l’agriculture, soit les Thiyyas qui, dans un bon nombre de

cas, sont devenus propriétaires à la suite de ce processus. Si les Thiyyas étaient eux

aussi considérés comme des intouchables, ils étaient tout de même placés plus haut

dans la hiérarchie que d’autres castes d’intouchables comme celles associées à la

performance. De plus, il s’agit d’une caste très nombreuse qui sut se regrouper et

défendre ses intérêts au cours de cette période de réformes sociales (Ashley et

Holloman, 1983). À l’opposé, les castes associées à la performance, ou aux tâches

agricoles, n’ont pas bénéficié autant de ces transferts, et ne sont pas devenus

propriétaires des terres redistribuées. Par contre, les membres de ces castes

désavantagées eurent toutefois l’occasion d’acheter les maisons qu’ils occupaient sur

ces terres, mais pour ce faire ils durent contracter de lourdes dettes (Komath 2003).

Les Thiyyas sont ressortis de cette distribution relativement enrichis, et c’est à partir

de ce moment qu’ils ont commencé à s’investir encore plus dans l’organisation

d’activités rituelles, notamment en s’engageant dans les comités de temples. De

nombreuses familles Nayars, n’ayant plus les moyens de financer les rituels, firent

littéralement don de leurs sanctuaires à des comités élus, dont la charge fut de trouver

du financement pour continuer l’organisation des activités du Teyyam. Il est vrai

qu’au départ ce fut bien souvent des gens de hautes castes qui se faisaient élire pour

des postes auxquels ils auraient normalement accédé dans l’ancien système (Freeman

1991), mais, peu à peu, des gens de castes inférieures devinrent membres de ces

comités, notamment les Thiyyas qui, historiquement, avaient toujours eu leurs

propres sanctuaires et avaient déjà l’habitude d’organiser des rituels (Ashley et

Holloman, 1983).

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3.3.3 Réorganisation : vers un travail rémunéré

Cette réorganisation du patronage donna lieu à l’apparition des comités élus et la fin

de l’autorité exclusive des Nayars, modifiant ainsi de façon importante le rapport que

les communautés associées à la performance entretenaient avec le Teyyam. Alors

qu’autrefois leur participation à ces rituels relevait du devoir de caste, une tâche

qu’ils devaient accomplir de génération en génération pour le bien de la communauté,

du jour au lendemain, comme le mentionnent Ashley et Holloman (1983), le Teyyam

est devenu un travail rémunéré pour lequel il n’y a plus d’obligation de caste.

Cette nouvelle situation changea complètement la donne, et beaucoup de performeurs

et officiants quittèrent le Teyyam pour trouver du travail dans d’autres domaines,

tentant ainsi d’échapper à la pauvreté dans laquelle ils avaient été tenus jusque-là.

Certains vendirent même à d’autres leurs droits héréditaires associés à la performance

(Ashley et Holloman, 1983). Toutefois, comme le souligne Komath (2003), les

communautés associées à la performance, qui reçurent peu de la redistribution des

terres, ne réussirent pas autant que les Thiyyas, par exemple, à réaliser une certaine

mobilité sociale. Ceux qui quittèrent le Teyyam dans l’espoir de conditions

meilleures se retrouvèrent souvent à occuper des emplois très peu rémunérés, par

manque de qualification. C’est sans aucun doute un des facteurs qui, jumelé avec le

fait que ces communautés conservaient un grand attachement envers le Teyyam, et

une fierté du savoir-faire traditionnel dont elles étaient les dépositaires (Komath

2003), parvient à expliquer que, malgré certaines opportunités, beaucoup d’entre elles

continuèrent de s’associer à cette tradition.

3.3.4 Négociation de la rémunération

Autrefois, les performeurs et officiants recevaient certaines denrées en échange de

leurs services : riz, alcool, etc. Il n’y avait donc pas de place pour la négociation, on

faisait son devoir et l’on recevait ce qui était consenti par les patrons de castes

supérieures. Mais à partir du moment où la performance est devenue un emploi

rémunéré, des groupes de performeurs ont pu revendiquer une meilleure

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rémunération, ce qui était tout à fait concevable dans un contexte de réformes

alimentées par des idées communistes. Par contre, comme nous le verrons, ces

demandes rencontrèrent de la résistance, et l’on peut concevoir que, malgré les

changements apportés, un rapport hiérarchique continuait de s’exercer entre les

nouveaux patrons élus et les officiants du Teyyam, et que, même si un espace de

négociation fut créé à ce moment dans les coulisses, il mettait en place de nouveaux

rapports de forces dont on retrouve encore la trace aujourd’hui.

Ashley (1993) rapporte qu’il y eut des cas de revendications salariales qui

rencontrèrent beaucoup de résistance, et à l’issue desquelles certains temples ou

sanctuaires préférèrent cesser leurs activités rituelles plutôt que d’obtempérer aux

demandes des performeurs. En général, dans ces cas, on sollicitait l’interprétation

d’astrologues qui, après avoir consulté l’avis des dieux, à l’aide de leurs calculs,

concluaient qu’il n’était plus nécessaire d’organiser des Teyyams annuels, et que

d’autres rituels pourraient recevoir l’approbation des dieux. Dans un autre cas, à

l’inverse, ont rapporté que sont des Vannan qui refusèrent de performer le festival

annuel d’un sanctuaire, suite à un refus d’augmenter leur rémunération de la part des

patrons Thiyyas. Ce sont donc des membres de la communauté Vannan qui, cette

fois, consultèrent un astrologue afin de trouver un rituel de remplacement, mais

finalement une entente survint entre Vannan et Thiyyas pour résoudre le conflit

Holloman et Ashley 1983).

Dans d’autres cas, suite aux demandes de performeurs qui souhaitaient une meilleure

rémunération, les patrons ont tout simplement décidé de ne plus les engager, et de les

remplacer par des performeurs prêts à travailler pour moins cher (Dasan 2012). En

manœuvrant de cette manière, et en brandissant cette menace, les patrons pouvaient

ainsi alimenter et exploiter une forme de rivalité entre performeurs, afin de limiter

leurs revendications.

Le documentaire réalisé par De Maaker en 1998 permet aussi de constater que ces

négociations serrées entre patrons et performeurs concernant la rémunération avaient

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toujours lieu. Vers la fin du documentaire, on peut voir une scène où le performeur

principal se dispute avec les patrons au sujet de la rémunération qu’il recevra. En fait,

les parties ne parviennent pas à s’entendre sur ce qui avait été donné l’année

précédente et qui devrait être payé encore une fois cette année pour le Teyyam qui

vient d’avoir lieu. Toutes ces situations que nous venons d’évoquer rappellent que les

négociations avec les patrons ne sont pas faciles, et que les patrons n’ont pas cédé

facilement aux demandes d’augmentation de la rémunération.

3.3.4.1 Le dialogue de Pottan Teyyam rapporté par Freeman

Freeman (1991) rapporte une situation de négociation au sujet des donations offertes

aux performeurs qui eut lieu non pas en coulisse, mais dans l’espace même du rituel,

au moment où le performeur incarnait le dieu Pottan Teyyam. Pour notre propos, cet

exemple démontre, une fois de plus, la continuité d’un débat entre les performeurs et

les patrons. L’analyse de Freeman nous permet en plus de mieux comprendre toutes

les modalités de ces rapports de force, au cours desquels la croyance aux dieux et le

contrôle de leur parole par les performeurs sont mobilisés dans ces négociations.

Pottan Teyyam est l’un des dieux les plus populaires du Teyyam : nous l’avons

présenté au début du premier chapitre lorsque nous avons raconté une interaction que

nous avons eue avec un performeur qui l’avait incarné lors d’un rituel. Son mythe

raconte l’histoire d’une rencontre et d’un dialogue survenus entre Sankaracharya, un

sage versé dans les connaissances religieuses, et Pottan, un simple Pulaya, une des

castes les plus basses parmi les intouchables. Au cours du célèbre débat, Pottan fit la

démonstration du manque de fondement du système des castes, et le sage dû se rendre

à ses arguments.

Comme nous l’avons vu, Pottan s’allonge sur des braises lors des rituels, se comporte

comme un bouffon, amuse les enfants, et se permet de faire la leçon aux gens au sujet

du manque de vrais arguments pour justifier le système des castes, comme il le fait

dans son mythe. Nous avons vu que lors de rituels les dévots peuvent déposer des

dons qui iront au temple ou au sanctuaire, mais qu’ils peuvent aussi faire des dons

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directement aux performeurs qui sont conservés par ceux-ci ou partagés avec les

autres membres de la troupe. Dans la scène décrite par Freeman (1991), le patron

Nayar demande à Pottan Teyyam, interprété par un performeur, de lui remettre une

partie des dons qu’il reçoit, car les dévots négligent selon lui d’en donner au temple.

En réponse à son patron Nayar qui lui demande de lui remettre une partie des dons, le

performeur incarnant Pottan, continue de se montrer rieur et joueur, fidèle au

tempérament reconnu de ce dieu. Puis il rappelle aux patrons qu’il est le dieu Pottan

et que c’est à lui que les dons doivent revenir. Ce à quoi le Nayar répond que le

temple a besoin de cet argent pour conduire de prochains rituels; mais Pottan lui

rétorque que si son temple s’est enrichi au fil des ans, c’est qu’il a personnellement

veillé à sa prospérité, et qu’il est donc en droit de décider lui-même à qui iront les

dons. Lorsque le Nayar tente de répliquer, Pottan le met en garde de défier un dieu

comme lui, car cela pourrait avoir de graves conséquences. On sait d’ailleurs que les

dieux du Teyyam sont reconnus non seulement pour avoir la capacité de dissiper le

malheur, mais aussi pour être capables de l’engendrer. La scène se termine lorsqu’un

qu’un deuxième Nayar intervient pour faire en sorte que le performeur garde tout

l’argent, visiblement inquiet des menaces proférées par Pottan.

Dans l’analyse qu’il fait de cette scène, Freeman (1991) souligne qu’au cours de ce

dialogue qui eut lieu en plein rituel, le patron Nayar essaie d’amener la conversation à

un niveau où il pourrait s’adresser directement au performeur, alors que ce dernier

tente plutôt de maintenir la conversation au niveau du rituel où il y a clairement des

implications divines. Freeman ajoute que cette scène démontre bien qu’on ne peut

réduire les relations dans le Teyyam à de simples relations socio-économiques qui

auraient été de l’ordre de l’exploitation et de la résistance, comme on le retrouve dans

les approches marxistes de plusieurs commentateurs. Il ajoute qu’on ne peut non plus

le réduire à une simple forme artistique. Selon lui, il s’agit avant tout d’un rituel par

lequel on essaie de contacter des dieux anciens, mais toujours vivants et puissants. Le

Teyyam donne lieu à des rapports sociaux complexes, et à des constructions

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collectives où des valeurs en conflits peuvent être débattues par différents segments

de la société. Croire en ces dieux c’est aussi croire en leur pouvoir d’intervention.

Dans cette scène, on peut remarquer à quel point la rémunération fait l’objet d’un

débat corsé. On peut aussi constater à quel point l’espace du rituel peut devenir une

extension des coulisses où des enjeux relatifs à la condition des performeurs peuvent

être débattus, mais où, cette fois, le performeur peut mobiliser la parole divine pour

faire valoir son point de vue. Toutefois, comme nous l’avons déjà expliqué, les

performeurs n’ont pas le monopole de la parole divine, les astrologues peuvent aussi

être consultés par des patrons pour faire établir le point de vue de la déité.

3.3.4.2 Rapports de force entre patrons et performeurs

Une des choses que nous avons pu remarquer au sujet des débats survenus à diverses

époques concernant la rémunération, c’est qu’un des atouts des patrons du Teyyam

vient du fait qu’ils peuvent intervenir dans la sélection des performeurs, et que cela

peut contraindre ces derniers à être plus conciliants et moins revendicateurs. Bien

qu’il y ait un système de transmission et de partage des droits héréditaires associés à

des territoires bien définis, à partir du moment où plusieurs performeurs appartenant à

la même famille, ou associés au même territoire, peuvent revendiquer les mêmes

droits, les patrons ont une emprise sur laquelle ils peuvent miser pour orienter les

négociations en leur faveur. Si le contexte de la réorganisation du patronage dans les

coulisses du Teyyam a ouvert la porte à des revendications pour de meilleures

conditions et une meilleure rémunération, on peut constater à quel point les

négociations n’y étaient pas faciles, et que de nouveaux rapports de force

remplacèrent ceux d’autrefois.

3.3.5 La sélection

3.3.5.1 Droits héréditaires et pouvoir de négociation

Le système traditionnel d’organisation des activités du Teyyam prévoit premièrement

que chaque caste est attitrée à certains dieux en particulier, et que ses membres sont

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dépositaires des connaissances rituelles qui les concernent. Ensuite, les performeurs

d’une même caste sont assujettis à un territoire où leurs droits héréditaires doivent

leur donner accès à des opportunités de performer dans certains temples et

sanctuaires. Par contre, on rencontre des situations où plusieurs performeurs,

appartenant par exemple à la même famille, peuvent détenir des droits pour performer

dans un même sanctuaire, et dans ces cas il reste à décider lequel sera choisi, un choix

qui pourra revenir aux gens représentant l’autorité d’un temple ou d’un sanctuaire.

Il faut remarquer qu’autrefois on ne parlait pas beaucoup du rôle du janmari dans la

sélection. On pourrait concevoir que son rôle devait avant tout consister à gérer les

relations entre les performeurs d’une même caste sur un même territoire, mais que

cela ne lui donnait pas, du moins pas encore, un pouvoir de négociation avec les

comités pour négocier la rémunération et la sélection, au contraire de ce qui a été

rapporté par la suite, et en accord avec les données que nous avons récoltées à ce

sujet. Ce qui permet de penser qu’il y a eu, à tout le moins depuis cette époque, à la

fois variation dans les règles régissant les activités du Teyyam et évolution de ces

règles.

3.3.5.2 La sélection et le pouvoir des patrons

Le processus de sélection par lequel les patrons avaient le privilège de choisir les

performeurs en vue d’un Teyyam a très bien été décrit par Ashley (1979). Les

performeurs potentiels se tenaient alignés, et les patrons choisissaient celui d’entre

eux qui performerait dans les jours suivants. Il faut noter que dans bien des cas tous

ces candidats avaient dû, jusqu’à 40 jours à l’avance, observer des jeûnes, et des

restrictions, et faire les prières requises en prévision de la performance, même si un

seul d’entre eux serait finalement choisi pour incarner la divinité. Ashley (1979)

raconte qu’on pouvait choisir selon divers critères, comme le niveau de condition

physique, ou alors en fonction des performances antérieures qui avaient été réalisées

et qu’on avait pu apprécier. On pouvait prendre aussi en considération la qualité de la

transmission de la parole du dieu par le performeur qui devait être inspirante. Mais il

était aussi important que le performeur n’ait pas fait d’erreur dans le passé lorsqu’il

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devait nommer le nom des familles qui commanditaient le rituel. On peut remarquer à

quel point ce denier critère appelle au respect de la hiérarchie entre les castes.

Dasan (2012), rapporte que cette façon de choisir les performeurs, à la totale

discrétion des patrons, a toujours lieu de nos jours dans des sanctuaires associés à des

taravad de la région de Payyanur. Selon lui, c’est la preuve qu’encore aujourd’hui le

Teyyam demeure sous l’emprise des gens de hautes castes, selon un processus

d’appropriation. Pour lui, le Teyyam est un art qui appartient à ceux qui le

performent, développé et interprété par eux, mais les relations de patronage ont

toujours fait que ce soient les gens de plus hautes castes qui ont dirigé ses activités et

qui ont travaillé à redéfinir le sens et la portée du rituel et de ses mythes. Pour Dasan

(2012), ce processus d’appropriation continue aujourd’hui par les discours des

folkloristes, de même que le contrôle exercé par les agents culturels responsables de

la gestion des sommes allouées au Teyyam, ainsi que par les comités de temples, où

siègent bien peu d’intouchables issus de castes de performeurs. Dasan souligne aussi

le manque de conscientisation des performeurs au sujet de ces questions, et c’est ce

qui pourrait expliquer cette façon de sélectionner les performeurs, à l’avantage des

patrons, puisse encore être observée aujourd’hui. De plus, Dasan avance même que

lorsque des partons veulent éviter certains performeurs, ils peuvent faire des ententes

avec des astrologues à cet effet.

3.3.5.3 Sélection lors d’un perumkaliyattam

Vadakkiniyil (2009), dans sa thèse Teyyam. The Poiesis of Rite and God in Malabar,

présente une excellente description de la sélection d’un performeur à l’occasion d’un

perumkaliyattam, un type de festival de Teyyam de grande envergure, qui peut

s’étendre sur une semaine entière, et qu’un temple ou un sanctuaire n’est en mesure

d’organiser qu’une fois par 12 voire 25 ans. Il s’agit d’évènements majeurs, très

coûteux à financer, et qui peuvent attirer des dizaines de milliers de personnes.

Le perumkaliyattam étudié par Vadakkiniyil (2009) a eu lieu en 2006 et a duré quatre

jours, il s’agit d’un excellent exemple de festival où l’on s’efforce d’observer les

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règles les plus anciennes, dans l’esprit d’une tradition ancestrale inchangée, même si

bien entendu il est indéniable que les rituels du Teyyam ont tout de même évolué au

fil des siècles et des années. Dans son observation, Vadakkiniyil a remarqué que les

gens venus assister au rituel s’étaient regroupés dans l’espace selon leurs castes, et

que ces regroupements s’inscrivaient de façon à respecter la hiérarchie des dieux et de

leurs espaces réservés dans la configuration du sanctuaire, ce qui selon lui référait à

des « principes taravadiques ». Il ajoute que ce respect de ces règles par les gens de

l’assistance ne devait pas être lu comme un acquiescement au système des castes,

mais plutôt comme une façon de respecter la tradition d’un rituel jugé très important

qui porte en lui-même une critique des castes.

Pour la sélection du candidat qui aurait la tâche d’incarner la déesse principale du

temple, Muchilot Bhagavati, on avait fait appel à un astrologue réputé. Il commença

par procéder à certains calculs astrologiques au sujet de la déesse, puis il s’agissait

par la suite de procéder de la même manière pour les performeurs potentiels, afin de

connaître lequel d’entre eux, du point de vue d’une compatibilité astrologique,

conviendrait le mieux à la déesse. Comme l’indique bien Vadakkiniyil, il s’agit avant

tout, à travers le processus, de connaître la préférence de la déesse, et c’est à elle que

l’on attribuera le choix du performeur.

Vadakkiniyil décrit comment le processus s’est effectué pour le premier candidat.

Après avoir procédé à ses calculs, l’astrologue déclara que le candidat, selon la

déesse, ne pouvait être sélectionné, mais qu’il aurait pu l’être s’il s’était mieux

acquitté des tâches et devoirs qui lui incombaient ces dernières années, et que pour

cette négligence il ne serait pas retenu. Ce qui mérite d’être souligné, c’est qu’après

ces premiers commentaires, d’autres individus en marge du processus, des membres

officiels de sanctuaires environnants, de caste Thiyya, ont pu ajouter à ce qui avait

déjà été déclaré. On reprocha alors au performeur d’avoir performé surtout des rituels

de Muthappan, et pas suffisamment d’autres Teyyams importants; on ajouta qu’il

n’avait pas pratiqué certains rituels en marge du Teyyam, comme des rituels destinés

à chasser les mauvais esprits des maisons; et l’on alla même jusqu’à lui reprocher de

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ne pas avoir exécuté des tâches traditionnelles attribuées à sa caste Vannan, comme le

lavage de vêtements. On considérait donc que ce performeur ne pouvait être choisi

pour incarner la déesse, bien qu’il ait pourtant déjà été sélectionné pour le faire une

quinzaine d’années auparavant.

Ce qu’il faut souligner, c’est que malgré le fait qu’on prête à la déesse la décision qui

est rendue, et que les calculs astrologiques n’auraient fait que révéler, d’autres

intervenants ont la possibilité de faire valoir ce qu’ils en pensent et de faire entendre

leurs propres critiques au sujet d’un performeur mis de côté. Ce qu’on relève, c’est la

possibilité de dénigrer publiquement un performeur pour justifier de ne pas le choisir.

Nous voyons aussi, par cet exemple, tout le pouvoir qui réside dans la possibilité

d’exercer un contrôle sur le processus de sélection.

Finalement, après avoir évalué d’autres candidats, et les avoir rejetés de la même

manière, Vadakkiniyil rapporte que l’astrologue annonça enfin le choix de la déesse,

il s’agissait d’un jeune performeur de 24 ans qui fondit en larme en apprenant la

nouvelle. De plus, Vadakkiniyil rapporte que, pour ce perumkaliyattam, de façon

exceptionnelle, deux performeurs seraient choisis plutôt qu’un pour incarner la déesse

lors du rituel, il postule que cela pourrait avoir un lien avec l’histoire du temple. Mais

il ajoute que la sélection du deuxième performeur avait déjà eu lieu la veille, alors

que l’astrologue principal s’était rendu lui-même au domicile du performeur pour

procéder aux calculs astrologiques, ce qui semble déroger au processus de sélection

officiel que nous venons de décrire.

Vadakkiniyil insiste pour dire que pour ce procédé de sélection on considérait qu’il

s’agissait du choix de la déesse et que le rôle de l’astrologue se limitait à le calculer et

le découvrir. Cependant, les doutes que font planer certains auteurs sur la complicité

possible entre astrologues et membres de l’autorité d’un temple, et le fait que, dans le

processus de sélection, la possibilité d’attaquer publiquement la réputation d’un

performeur demeure, et que tout cela puisse avoir lieu en dépit de règles destinées à

encadrer la sélection, renforce l’idée qu’il existe dans les coulisses du Teyyam des

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luttes de pouvoirs entre patrons et officiants, où les occasions de performer peuvent

être parfois accordées en échange de bonne conduite, où selon d’autres critères à la

discrétion des patrons, ce qui pourrait avoir comme effet de limiter les possibilités des

performeurs de négocier pour l’amélioration de leur condition. On pourrait dire en

fait que dans les coulisses du Teyyam, on débat des règles qui organisent le Teyyam,

on négocie les procédures pour les changer, les adapter ou les interpréter à son

avantage.

3.3.6 Les règles de négociation dans les coulisses du Teyyam

Comme nous l’avons vu, depuis la réorganisation du patronage du Teyyam, survenue

au moment de la redistribution des terres et marquée par l’implantation de comités de

temples élus, le Teyyam est devenu un emploi rémunéré et a cessé d’être un devoir de

caste. Il s’est alors créé un espace de négociation où la rémunération et les conditions

de travail pouvaient être négociées dans les coulisses du Teyyam. Cependant nous

avons vu que de nouveaux rapports de force s’étaient développés pour débattre des

conditions du rituel, où des performeurs pouvaient même aller jusqu’à utiliser la

parole des dieux en leur faveur, comme ce fut le cas dans le dialogue rapporté par

Freeman (1991), et où, comme nous l’avons constaté, il y avait pour les représentants

de l’autorité d’un temple la possibilité de contrôler certains processus du rituel, afin

de s’assurer d’une certaine docilité des performeurs.

Il ne faut pas perdre de vue que l’organisation du Teyyam et les relations entre

patrons et performeurs sont régies par des règles, et qu’on ne peut les modifier

aisément. Cependant, certaines de ces règles prennent appui sur des principes

acceptés dans la société, et advenant le cas où ces principes pourraient être mis en

cause par la société elle-même, alors que de nouvelles valeurs pourraient être mises

de l’avant, les règles du Teyyam concernées par ces changements sociaux pourraient

devenir sujettes à réinterprétation. Il est important d’en prendre conscience, car ces

dynamiques ont joué un grand rôle lors de la réorganisation du patronage, alors que

cette société était en pleine mutation; et c’est ce qui fait penser que de nouvelles

adaptations de ces règles pourraient encore être débattues aujourd’hui, alors que le

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Kerala est toujours dans un contexte de transformation sociale. Pour mieux

comprendre ce phénomène, nous regarderons deux cas rapportés par Vicina (2011) où

il est question de contestation des règles du Teyyam sur fond de transformations

sociales

3.3.6.1 Règles et changements sociaux

Nous avons eu accès à un texte de Vicina (2011) 12 qui met en relation les épisodes de

vie d’un performeur avec les changements survenus dans la société du Kerala. Pour

les besoins de notre analyse, nous regarderons de plus près deux événements

rapportés par l’auteure. Dans le premier événement, il est question d’un conflit

villageois concernant la sélection d’un performeur sur fond d’abolition du système

matrilinéaire dans les années 70. On sait que chez les performeurs Vannan, la

transmission des droits liés à la performance obéit une règle matrilinéaire, et qu’ils

sont transférés d’oncle à neveu. Il y avait donc un père qui était performeur et qui

vivait dans un premier village, et son fils, un jeune performeur de très bonne

réputation, qui avait hérité ses droits d’un oncle et qui vivait dans un deuxième

village. Dans le premier village, celui du père, un comité de temple décida de confier

la performance d’un Teyyam au fils qui jouissait d’une très bonne réputation.

Cependant, par la suite, certaines personnes de hautes castes de ce comité voulurent

changer la décision, car les droits de performer au temple appartenaient au père et

celui-ci ne pouvait les transmettre à son fils, suivant la règle de matrilinéarité. On dit

que le père aussi se rangea derrière cet avis. Par contre, des habitants du deuxième

village où vivait le fils, contestèrent la décision en faisant valoir qu’étant donné

l’abolition de la règle de matrilinéarité dans la société, il n’avait plus lieu d’y référer

pour le Teyyam. L’auteure raconte que derrière ce conflit qui embrasa les deux

villages, deux groupes se livraient bataille : un groupe de hautes castes qui

souhaitaient conserver les règles anciennes, et un groupe de gens progressifs qui

tentaient de changer des règles qu’ils associaient au pouvoir des gens de hautes

castes. Cet événement rapporté et commenté par l’auteure, montre à quel point les

12 Nous tenons à remercier Dinesan Vadakkiniyil pour nous avoir fait connaître ce texte.

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règles du Teyyam peuvent être contestées lorsqu’on touche à des principes qui sont

au cœur de changements qui surviennent dans la société.

Un autre évènement est rapporté par Vicina dans son texte, il s’agit encore fois d’une

dispute au sujet des règles organisant les activités du Teyyam, mais cette fois les faits

ont lieu en 1994. Tout a commencé lorsqu’un performeur Vannan accepta d’aller

performer dans un sanctuaire appartenant à des Pulayas, une caste parmi les plus

basses chez les intouchables. Des Thiyyas, membres de comités de temples où ce

performeur avait l’habitude de performer, le lui interdirent en affirmant qu’il ne

devait pas performer pour des castes plus basses. Cela contrevenait à des règles très

anciennes remontant aux premiers moments des débuts du patronage du Teyyam. On

se souviendra que le roi de Chirakkal, issu de la famille Kolattiri, impressionné par la

performance de Manakkatan Gurukal, désigna les Malayans et les Vannan pour

performer les rituels du Teyyam. Nous avons aussi indiqué que les Pulayas, exclus de

l’entente avaient dû se résoudre à pratiquer le Teyyam entre eux seulement. C’est

cette règle ancienne que des Thiyyas, membres de comités de temple, reprochaient au

performeur d’avoir transgressée. Une dispute s’ensuivit, puis on décida de retirer au

performeur ses droits de performer dans les sanctuaires des Thiyyas. Finalement

l’affaire alla jusqu’en cours, où le juge, dans le jugement qu’il rendit, pris en compte

le fait que le performeur était aussi janmari et que cela lui donnait le droit de

performer dans les lieux qu’il souhaitait sans qu’on puisse s’y objecter. Les Thiyyas

durent se plier au jugement et réintégrer le performeur dans les rituels de leurs

sanctuaires. Cependant, le performeur décida de ne plus performer pour les Thiyyas à

l’avenir.

Dans ce deuxième événement rapporté par l’auteure, il est encore question de règles

anciennes toujours en vigueur qui font l’objet d’une contestation. Encore une fois on

réfère à un principe faisant l’objet d’un débat dans la société. Dans le premier cas, il

s’agissait de la matrilinéarité, et dans le second, du système des castes. Comme la

société du Kerala a fait beaucoup pour abolir les discriminations entre les castes, on

peut comprendre que le performeur ne considérait plus qu’il était justifié de refuser

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de performer pour des Pulayas. Toutefois, pour les Thiyyas, la transgression de cette

règle, et surtout le refus de s’y conformer après qu’on l’eût exigé, impliquait que le

performeur de caste inférieure se donnait le droit de contester la tradition, en décidant

d’interpréter les règles selon son propre jugement, ce qui constituait un défi à leur

autorité. Un autre point intéressant dans cette histoire est la confirmation en cour de

justice des droits associés au titre de janmari. Si avant le procès le titre de janmari ne

semblait pas conférer au performeur un aussi grand pouvoir de négociation avec les

comités de temples, du moins au sujet des règles concernées par le conflit, le

jugement de la cour a établi un précédent qui changeait la donne et dont on a

sûrement beaucoup parlé, et qui eut sans doute une résonnance importante dans les

coulisses du Teyyam.

3.3.7 Compétition interne

Nous avons vu qu’il y a bel et bien un espace de négociation dans les coulisses du

Teyyam, et qu’il s’agit d’un lieu où l’on peut débattre de l’interprétation des règles de

sa pratique, notamment celles qui régissent la rémunération et la sélection des

performeurs. Il ne faut pas oublier que lorsque la sélection est contrôlée par les

patrons, cela peut avoir comme effet de créer une compétition entre les performeurs

pour obtenir l’appréciation de ces comités. On pourrait dire que non seulement les

comités préféreront les meilleurs performeurs, mais aussi ceux qui respectent le plus

leur autorité. Lorsqu’un comité manœuvre pour changer un performeur, il y en aura

un autre qui sera sollicité pour prendre sa place. De plus, bien que des droits de

performer soient assignés à des performeurs, il y a toute la notion de la transmission

de ces droits qui peut être débattue. Si, par exemple, un performeur a deux fils, ou

plusieurs neveux, les droits devront être partagés et cela impliquera des décisions à

l’interne, Komath (2003) mentionne d’ailleurs des disputes entre frères à ce sujet.

Il faudrait aussi mentionner les Teyyams qui ont lieu au domicile des dévots, qui sont

organisés pour demander des faveurs aux dieux, ou pour les remercier des faveurs

obtenues. Ces cas nombreux de nouveaux Teyyams qui s’ajoutent annuellement

doivent être distribués, ce qui sera la tâche du janmari, mais on peut concevoir que

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cela pourrait engendrer des débats entre prétendants au sujet de l’attribution de ces

occasions de performer. La compétition à l’interne peut donc être alimentée par

différents facteurs, dont la gestion des patrons, leur façon de diriger le processus de

sélection selon leurs critères; la transmission des droits dans les familles de

performeurs; et la répartition des occasions de performer qui s’ajoutent. Toutefois, il

faut concevoir que cette compétition interne est restreinte aux performeurs de même

caste sur un même territoire, qu’elle n’impliquera pas des groupes de performeurs de

castes différentes qui ne performent pas les mêmes dieux. Si les règles peuvent

permettre d’éviter un grand nombre de conflits, on comprend qu’il y a toutefois des

circonstances qu’elles ne peuvent couvrir, et que cela pourra générer des

interprétations différentes de la part des parties impliquées aux intérêts parfois

divergents.

Qu’en est-il aujourd’hui du rapport de force dans les coulisses du Teyyam entre les

performeurs et les membres des comités de temples ? Bien que des indices laissent

croire que bien des choses ont dû changer, notamment à cause de la période de

prospérité que connaît le Teyyam et de l’argent qu’on y investit actuellement, quel est

l’impact de ces changements sur la condition des performeurs? Dans quelle mesure

les jeunes performeurs arrivent-ils à négocier en leur faveur, dans ces coulisses, au

sujet d’occasions de performer ou d’accommodements, pour la réussite de leurs

stratégies, et pour qu’ils puissent réaliser leurs aspirations?

3.4 Aujourd’hui dans les coulisses du Teyyam

Après avoir regardé la situation des relations de pouvoir dans les coulisses du

Teyyam, et comment elles se sont exprimées au fil du temps, nous allons maintenant

analyser la situation actuelle à partir des données que nous avons recueillies. Nous

présenterons et comparerons trois entrevues que nous avons faites et qui sont au cœur

de ces questions, tout d’abord celles de deux performeurs en charge de négocier pour

leur groupe, sur leur territoire, Bijal Peruvannan et Radheshyam Panicker, ensuite

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pour compléter nous regarderons le témoignage de Nilesh qui est membre d’un

comité de temple.

Tout d’abord il faut noter que dans ces trois cas, malgré les différences observées,

nous avons pu constater une amélioration de la situation générale des performeurs

dans leur pouvoir de négociation, même si, en dépit du fait que les règles établies sont

généralement respectées, les comités ont souvent l’avantage lors des négociations,

voire les moyens d’avoir le dernier mot. En plus de l’amélioration de la rémunération

dont nous avons déjà parlé, et selon les données recueillies lors de notre recherche,

nous avons remarqué que le janmari, ou le performeur responsable d’une troupe sur

un territoire, a un rôle important à jouer dans le processus de sélection. Enfin il

ressort, d’après l’examen de ces témoignages, qu’un meilleur statut soit accordé aux

performeurs de bonne réputation, du moins tant qu’ils sont actifs et sont en mesure de

répondre aux attentes.

Nous avons aussi récolté des données sur la condition des performeurs qui diffèrent

de ce qu’en ont rapporté plusieurs spécialistes et performeurs, encore récemment, à

l’effet que les conditions difficiles et la rémunération insuffisante éloignaient les

jeunes de cette tradition. Ces chercheurs ont décrit une très grande misère chez les

performeurs, alors que les témoignages que nous avons recueillis vont nettement dans

le sens d’une amélioration de leur condition, comme l’avait aussi mentionné

l’informateur principal de Périgaud en 2008. Comme nous l’avons déjà indiqué, nous

croyons que cet écart pourrait s’expliquer par le fait que le processus d’amélioration

des conditions soit inégal à la fois dans l’espace et le temps, et puisse ainsi donner

lieu à une variation au niveau de la condition des différents performeurs. Cependant,

nous pourrions encore nuancer en disant que les données que nous avons récoltées

nous laissent croire que, malgré de nombreux gains et une meilleure considération, il

y a encore dans les coulisses du Teyyam des rapports de forces qui ne sont pas

toujours à l’avantage des performeurs, et où l’esprit d’une ancienne hiérarchie entre

les castes s’exprime toujours dans les négociations entre patrons et performeurs. Il

faudrait aussi ajouter que ce n’est pas parce que les revenus des performeurs peuvent

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être comparés à ceux de métiers courants qu’ils doivent être considérés comme

suffisants, bien au contraire; par contre il faut considérer, comme nous l’avons

mentionné au chapitre précédent, que cette amélioration de la rémunération a pu aider

à convaincre des jeunes hommes de s’engager dans la voie de la performance.

3.4.1 Bijal Peruvannan

Dans un premier temps, nous regarderons le cas de Bijal Peruvannan. L’entrevue que

nous avons faite avec lui nous a permis de bien relever les responsabilités d’une

personne en autorité dans un groupe de performeurs, sur un territoire déterminé. Nous

verrons le rôle qu’il doit jouer auprès des jeunes et la marge de manœuvre qu’il aura

pour négocier en leur faveur lors des négociations avec les comités de temples. Selon

lui, arriver à se faire reconnaître une bonne réputation auprès de ces comités constitue

un des défis les plus importants pour les jeunes performeurs. Par la suite, nous

comparerons sa situation avec celle de Radheshyam, de caste Malayan, qui occupe un

rôle similaire sur son territoire, mais dont la situation offre des différences

importantes.

Bijal Peruvannan est un performeur de très grande réputation, il est aussi janmari, un

titre qu’il a hérité de son père, ce qui avait fait tout un tollé à l’époque, car le titre

aurait dû normalement être transmis à un neveu de son père. Comme nous l’avions vu

précédemment dans un événement rapporté par Vicina (2011), le principe de

matrilinéarité a été contesté dans les milieux du Teyyam. Cette fois, il s’agissait d’un

père voulant transmettre ses droits et son titre de janmari à son fils, ce qu’il réussit à

faire malgré l’opposition qu’il reçut.

De plus, chose assez inhabituelle à l’époque, le père de Bijal était instituteur, et

complétait avec la performance de Muthappan. Bijal, lui, a plutôt décidé de devenir

performeur à temps plein. Il effectue un grand nombre de Teyyams par année et grâce

à Muthappan il performe aussi pendant la basse saison. Bijal affirme qu’autrefois, le

fait d’être performeur n’était pas bien considéré, alors qu’aujourd’hui il s’agit d’une

position conférant un très bon statut, d’autant plus que selon lui les revenus sont

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désormais très bons. Toutefois, comme nous le verrons, Bijal doit s’acquitter d’un

grand nombre de performances pour obtenir ces revenus qu’il juge satisfaisants.

3.4.1.1 Janmari et performeur de grande réputation

La situation de Bijal est particulière et diffère de celle d’autres performeurs à qui

nous avons parlé. Habituellement, sur un territoire donné, qui pourrait englober

généralement quelques villages, les occasions de performer seront réparties entre

plusieurs performeurs. Par exemple, il pourrait y avoir six ou sept performeurs

importants qui se partageraient la majorité des occasions. Mais dans le cas de Bijal,

étant donné la grandeur du territoire et les occasions disponibles, et compte tenu de

son excellente réputation, les comités de temples, selon ce qu’il nous a confié, exigent

que ce soit lui qui soit le performeur principal dans la quasi-totalité des rituels. En

haute saison, il enchaîne donc les performances à un rythme effréné, ce qui ne lui

laisse parfois que très peu d’heures de sommeil par jour. En basse saison, même si le

rythme n’est pas le même, il peut toutefois continuer de performer grâce à

Muthappan.

Dans la troupe de Bijal, il y a sept performeurs principaux, incluant lui-même.

Habituellement, comme c’est lui qui incarnera la divinité, les autres agiront à titre

d’assistants ou de musiciens. En tant que janmari, c’est lui qui décide du rôle que

jouera chacun des autres membres de la troupe, qui sont pour la plupart des cousins

ou des proches parents. Parfois il arrive qu’un membre de la troupe puisse lui faire

une requête au sujet d’un rôle qu’il souhaiterait tenir dans un rituel, mais c’est Bijal

qui a le dernier mot; d’ailleurs, il veille à ce que les membres du groupe soient

spécialisés dans certains rôles et qu’ils excellent dans ce qu’ils font. Advenant le cas

où il y aurait deux Teyyams à faire en même temps, alors on divisera le groupe en

deux et l’on complétera avec d’autres officiants appartenant au territoire, mais qui

sont plus rarement sollicités. Dans le cas où il y aurait plus d’un Teyyam de

Muthappan à faire lors d’une même journée, Bijal se limitera à une seule

performance, ce qui permettra à d’autres membres de la troupe d’obtenir quelques

occasions d’incarner la divinité. Tous les officiants et les performeurs ont reçu des

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droits familiaux pour performer, ou participer à des performances sur ce territoire, et

ils doivent s’en prévaloir s’ils veulent les conserver, car s’ils ne le faisaient pas,

d’autres pourraient les obtenir à leur place.

Bijal se trouve donc en position de force, non seulement il est le janmari et il a

autorité sur l’attribution des rôles sur son territoire, mais en plus, grâce à la réputation

qu’il a d’être un excellent performeur, les comités exigent que ce soit lui qui

performe dans la grande majorité des cas, ce qu’il est en mesure d’accomplir compte

tenu du nombre d’occasions sur son territoire. Bijal, grâce à son titre de janmari, et

sans doute à sa grande réputation et ses qualités impressionnantes de performeur

obtient donc un quasi-monopole sur son territoire, restreignant les chances de tout

autre performeur de tenir le rôle de la divinité dans un nombre important de

performances. Concernant les négociations avec les comités de temple, Bijal raconte

que, sur son territoire, les choses sont claires et se passent bien, il semble qu’il soit

d’accord avec les demandes des comités.

3.4.1.2 La formation des jeunes performeurs

Bijal est très impliqué dans la formation des jeunes sur son territoire, d’ailleurs,

comme il nous l’a expliqué, il s’agit d’un devoir pour un performeur Vannan ayant

reçu le titre honorifique de peruvannan que de former la relève. Il ajoute que si un

jeune Vannan le sollicite, il ne peut refuser de l’aider dans son apprentissage. Pendant

la basse saison, une fois par semaine, des jeunes participent à des ateliers de

maquillage qu’il supervise avec d’autres membres de la troupe; parfois, il y a même

des jeunes qui proviennent d’autres territoires que le sien qui se joignent au groupe.

Pendant la haute saison, les jeunes viennent assister à ses performances afin

d’apprendre en le regardant, on dit d’ailleurs que l’observation des aînés est un des

modes privilégiés pour l’apprentissage du Teyyam. Bijal raconte qu’en haute saison il

y a jusqu’à 25 jeunes qui suivent ses activités régulièrement, certains presque tous les

soirs, d’autres à intervalles plus espacés.

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Alors que plusieurs performeurs chevronnés avec lesquels nous nous sommes

entretenus étaient plutôt critiques envers les jeunes de la nouvelle génération, comme

nous le verrons dans une prochaine partie, Bijal, au contraire, les trouve motivés à

apprendre et plutôt dédiés. Selon lui, le fait qu’ils aillent à l’école ne les empêche pas

d’avoir du temps pour apprendre, puisque beaucoup de Teyyams ont lieu en soirée.

Cependant, comme nous l’avons vu, s’ils veulent bien réussir au niveau académique,

il faut considérer qu’il leur restera tout de même moins de temps à consacrer à

l’apprentissage du Teyyam.

La situation de Bijal est assez particulière, car d’un côté il participe à la formation des

jeunes performeurs, et d’un autre côté il a très peu à leur offrir en termes d’occasions

de performer. Il est vrai que plusieurs jeunes qui suivent ses performances

appartiennent à d’autres territoires, mais, pour les autres qui appartiennent au même

territoire que lui, les occasions de performer et de progresser se font assez rares. En

fait, ces jeunes pourront, à l’occasion, participer à tire d’officiant, ou performer un

vellatam, mais les chances de progresser sont plutôt réduites, d’autant plus que Bijal

entraîne aussi son propre fils à qui il voudrait éventuellement céder ses droits. Parfois

Bijal pourra recommander certains de ces jeunes pour des Teyyams ayant lieu sur

d’autres territoires, où le nombre de performeurs est insuffisant, mais, dans ces cas, il

peut arriver que ces jeunes puissent être jugés sévèrement par les comités de temples.

Pour Bijal, répondre aux attentes des comités représente un des plus grands défis

auquel les jeunes sont confrontés, comme il l’explique dans cet extrait :

« They face challenges when they have to perform in some unknown area. If they perform, the people are expecting from them… they are expecting good performance. But if they are not reaching the same quality that is expected… So maybe they will… like you know… talk to them: “This is not what we are expecting, this performance was not good. What was your deed?” Something like this… that is the challenge. It’s the challenge. So, from my home, I call them: “I was expecting a good performance”. But the people who were not satisfied… maybe they didn’t like the performance, maybe they have seen other performances before that they judge better… This is a challenge for them. And sometimes, if they can’t do the steps

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according to the drums… and it’s not fitting… And about signing the thottam, if some people could not understand the meaning, this is also a challenge […] So the new performers, I have to direct them: “you have to do this”, and I have to do the supervision for the temple, because… if they get angry… this is part of my responsibility. »

On peut voir dans cet extrait que pour des jeunes qui commencent la pression peut

être grande de faire bonne impression auprès des comités, et c’est pourquoi Bijal

essaie de bien les former avant de leur donner des occasions de performer qui

risquent le plus souvent d’avoir lieu sur un autre territoire. C’est une responsabilité

importante aussi pour lui, car, en tant que janmari, il doit proposer des performeurs

qualifiés qui seront appréciés; d’un autre côté, il n’a pas beaucoup de marge de

manœuvre pour former ces jeunes, car les occasions sur son territoire sont limitées. Il

peut bien sûr proposer certains d’entre eux à l’occasion, mais si ça ne fait pas

l’affaire, il devra apporter des modifications. Bijal est un performeur qui a une

excellente réputation, et c’est pourquoi on insiste pour avoir ses services, s’il

proposait un autre performeur, il lui serait nécessairement comparé, et l’on pourrait

plus facilement juger que le remplaçant n’est pas à la hauteur. On peut donc bien voir

dans cet extrait que les attentes peuvent être élevées envers un jeune performeur, et

que de répondre à ces attentes peut constituer un défi important, voire capital s’il veut

devenir plus tard un performeur respecté et accompli.

3.4.1.3 Pouvoir de négociation, réputation et transmission

Le pouvoir de négociation de Bijal avec les comités de temples est difficile à évaluer.

Il semble être établi qu’il performera la grande majorité des Teyyams, et cela semble

convenir à Bijal qui est prêt à relever ce défi de performer jusqu’à 250 performances

par année et d’être à la hauteur de sa réputation. Dans le cas de Bijal, il n’est pas tant

question d’un rapport de forces avec les comités, mais bien plutôt, à notre avis, d’une

situation où, grâce à son grand talent et à un travail acharné, il a réussi à obtenir une

grande réputation qui lui assure la confiance des comités. Cela met bien en valeur à

quel point les comités veulent les meilleurs et qu’une bonne réputation est un atout

essentiel pour sécuriser un bon nombre d’occasions de performer. La situation est

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beaucoup plus délicate pour les autres performeurs de la troupe, et pour les jeunes qui

s’entraînent et qui détiennent des droits sur son territoire, qui constatent que leurs

occasions de performer sont très limitées, de même que leurs chances de s’établir un

jour comme des performeurs reconnus. Et ce d’autant plus que Bijal souhaite

transmettre éventuellement ses droits de performeur et de janmari à son fils, qui

devra, on s’en doute, égaler la réputation de son père s’il veut pouvoir jouir de la

même position sans être contesté.

3.4.2 Radheshyam Panicker

Radheshyam est un performeur de très grande réputation de caste Malayan qui

possède le titre de panicker, comme tous les performeurs accomplis de sa caste. Très

jeune, il a manifesté son intérêt pour la performance, et à l’âge de 13 ans seulement il

a performé Tee-Chamundy, un Teyyam très exigeant qui demande de résister à la

chaleur du feu. Comme Bijal, Radheshyam est responsable de la progression des plus

jeunes et de la distribution des rôles sur le territoire qu’il occupe, et doit lui aussi

négocier avec les comités de temples. Cependant, le territoire de Radheshyam est

aménagé d’une façon différente de celui de Bijal. En fait, il s’agit d’un territoire sur

lequel le frère de son père, qui porte le titre honorifique de perumalayan, a autorité,

mais qui a été divisé en quatre sections. Quatre panickers apparentés, dont

Radheshyam, sont responsables chacun d’une de ces sections et sont chargés des

négociations avec les comités de temples; en cas de conflit, le frère de son père devra

être consulté, car il est celui qui détient la plus haute autorité.

Sur son territoire, Radheshyam dirige une équipe composée de neuf panickers et de

30 autres performeurs et officiants, ce qui est beaucoup plus élevé que sur le territoire

de Bijal. Radheshyam a entre 75 et 100 occasions de performer par année durant la

haute saison, ce qui est conforme à ce qu’on voit habituellement pour des

performeurs chevronnés comme lui. Pendant la basse saison, comme plusieurs

performeurs de sa caste, il offre ses compétences en sorcellerie, ou mantravadam, et

des gens viennent le consulter à son domicile afin de trouver des solutions à leurs

problèmes. Il nous a confié, par exemple, avoir récemment aidé un musulman qui

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vivait des difficultés avec sa femme au point d’envisager le divorce. L’intervention

de Radheshyam a permis de résoudre la situation, en échange de laquelle l’homme lui

a offert de remplacer le plancher intérieur d’un sanctuaire dédié à Pottan Teyyam

situé tout juste à côté de sa maison.

3.4.2.1 La prospérité du Teyyam aujourd’hui

Selon Radheshyam, le Teyyam gagne en popularité de nos jours, il signale que de

nouveaux temples sont construits régulièrement et que même les communistes

s’engagent sur les comités. Il nous a répété ce que nous avions déjà entendu à l’effet

que ce succès s’expliquerait par le fait que les dieux du Teyyam régleraient les

problèmes des gens, à la suite de quoi on organiserait des rituels pour les remercier.

Selon lui, l’avenir du Teyyam est très prometteur, et il ajoute que les revenus

d’aujourd’hui sont vraiment supérieurs que ce qu’ils étaient dans le passé.

Radheshyam précise que la rémunération est déterminée en fonction de la richesse

des temples, et que ceux qui sont les plus riches peuvent se permettre de payer

davantage; tandis que ceux qui sont situés là où la population est moins importante

ont des moyens plus limités. Il nous a aussi confié que lorsque des familles qui ne

sont pas très riches souhaitent bénéficier du support des dieux en organisant un

Teyyam parce qu’ils ont beaucoup d’ennuis, il ne leur demande qu’une rémunération

minimale.

3.4.2.2 Négocier avec les comités

Radheshyam nous raconte qu’autrefois un performeur performait jusqu’à sa mort,

mais qu’aujourd’hui on prépare progressivement la relève. Convaincre des comités de

temple de faire confiance à de nouveaux performeurs constitue un défi important

selon lui, car en général ces comités préfèrent y aller avec des valeurs sûres. Parfois,

il peut arriver que des comités refusent ses recommandations, si, par exemple, on juge

qu’un jeune n’aurait pas l’expérience suffisante. Alors, dans ce genre de cas, on

conviendra plutôt de placer le jeune dans un rôle de soutien.

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Il ajoute que dans son groupe on travaille fort pour entraîner la nouvelle génération

afin de pouvoir proposer les jeunes le plus tôt possible aux comités. Cette situation

diffère de celle décrite par Bijal où on arrive difficilement à convaincre les comités de

faire une place à la relève. Il ne faut pas oublier que chez les Malayans le fait de

pouvoir performer et d’incarner la déité plutôt que d’agir dans un rôle de soutien peut

faire une bonne différence au niveau des revenus, puisque chez eux les donations sont

conservées par le performeur.

Toutefois, comme nous l’a confié Radheshyam, ce n’est pas tous les groupes de

Malayans de la région qui travaillent de façon aussi conciliante, au profit de tous. Il

nous a parlé de Ravinandan Panicker, un performeur associé à un territoire voisin, qui

négocie durement avec les comités pour que ses fils aient le plus de performances

possible. Il lui arrive même de faire du chantage et de refuser que son groupe

participe à certains rituels si, par exemple, un de ses fils n’obtenait pas certaines

occasions de performer. Dans ces cas, on en arrive bien souvent à devoir consulter un

astrologue pour trancher le litige, et c’est lui qui calculera quel performeur devra être

choisi.

Cependant, comme l’ajoute Radheshyam, les services d’un astrologue, pour procéder

au processus de sélection, peuvent s’avérer assez coûteux pour le sanctuaire, en plus

d’obliger plusieurs performeurs à se préparer pour le rituel au cas où ils seraient

choisis. Dans la préparation d’un performeur, beaucoup de temps doit être investi à

prier le dieu qui devra être incarné, sans compter les jeûnes et des restrictions.

Comme nous l’avions déjà mentionné, il s’agit d’une préparation exigeante, et,

lorsque les choses ne sont pas décidées à l’avance, plusieurs performeurs devront se

prêter aux mêmes préparatifs, même si le jour venu un seul d’entre eux sera choisi

pour incarner la déité. C’est pourquoi Radheshyam essaie toujours de négocier les

choses à l’avance, par exemple il raconte qu’un nouveau sanctuaire a été récemment

construit sur son territoire, et que déjà, plusieurs mois à l’avance, il a pu confirmer le

performeur qui sera désigné pour le Teyyam. Ce performeur a donc pu commencer à

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se préparer en sachant que ce serait lui qui performerait le jour venu, et le comité a du

même coup évité de payer pour la consultation d’un astrologue.

Concernant la possibilité que des jeunes puissent vouloir performer à temps partiel,

tout en ayant à côté un autre travail à temps plein, lui n’y voit pas d’inconvénient. Il

conçoit qu’il y a une marge de manœuvre qui peut être utilisée pour essayer de

concilier les différents horaires. Il mentionne, par exemple, le cas d’un collègue qui

est soldat et qui réussit aussi à performer en haute saison. Bien entendu, dans d’autres

cas, on préfère, comme certains de ses cousins, être disponible à temps plein pendant

la saison du Teyyam, puis, une fois la saison terminée, on retourne travailler, par

exemple, comme travailleurs de la construction ou chauffeur. Il ajoute même, au sujet

de son frère, qui travaille présentement dans les pays du Golfe, que s’il revenait au

pays il pourrait reprendre la performance s’il le désirait, car il n’aurait pas perdu ses

droits pendant son absence. Il semble que Radheshyam soit en mesure de négocier

avec les comités de manière à ce que tous puissent performer selon leurs

disponibilités, dans la mesure du possible, ce qui pourrait bien entendu bénéficier à

des jeunes qui seraient à la recherche de certains accommodements, en fonction par

exemple d’un emploi à temps plein.

3.4.2.3 Le sens du devoir

Radheshyam a beaucoup insisté dans son témoignage sur le sens du devoir pour

décrire son engagement comme performeur. Pour lui, le Teyyam n’est pas un travail,

c’est un devoir, transmis de génération en génération, et il critique tous ceux qui le

feraient seulement pour l’argent. Il considère que le Teyyam est un rituel religieux

permettant aux gens d’obtenir les faveurs des dieux. Ce sens du devoir a aussi des

implications dans sa relation avec les comités de temples. Comme nous l’avons vu,

Radheshyam parvient à négocier avec les comités en faveur de certains performeurs

sous sa responsabilité pour qu’ils puissent obtenir des occasions de performer, mais il

a ajouté que si un comité insistait pour que ce soit lui qui performe lors d’un Teyyam

en particulier, il devait le faire, à moins d’avoir un autre engagement simultanément.

Bref, il ne peut refuser de performer si le comité le demande lui personnellement. Ici,

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on peut reconnaître une similitude avec la situation de Bijal pour qui les comités font

des demandes semblables, mais de façon plus généralisée. Par contre, pour

Radheshyam, cela prend la forme d’un devoir qu’il ne peut refuser, on touche ici

probablement à quelque chose de l’ordre d’un ancien devoir de caste, même si on

évoque plutôt un devoir envers les comités.

Ce sens du devoir dont parle Radheshyam est très important pour lui, ainsi que pour

plusieurs performeurs de sa génération. Deux autres performeurs Malayans que nous

avons interrogés, âgés de plus 50 ans, nous ont raconté à quel point ils considéraient

que la performance des dieux du Teyyam constituait un sacrifice qu’ils faisaient au

bénéfice de la communauté. Ils développaient des problèmes de santé qui les faisaient

souffrir, mais, en fin de compte, ils permettaient aux membres de leur communauté

de contacter les dieux et de recevoir leurs faveurs. Selon eux, grâce à leurs sacrifices,

les dieux pouvaient se charger de résoudre les problèmes des gens, d’ordre financier,

matrimoniaux, ou alors des cas d’infertilité, ou de recherche d’emploi, etc. Toutefois

il faut noter que, dans le cas de ces deux frères, ce sens du devoir s’adresse aux

dévots et à la communauté, tandis que pour Radheshyam, le sens du devoir l’amène à

servir les comités de temples.

En ce qui a trait aux problèmes de santé physique liés à la performance, Radheshyam

raconte lui aussi à quel point performer est très exigeant pour le corps, et que toutes

sortes de douleurs et de problèmes de santé peuvent survenir, comme des problèmes

urinaires et de circulation sanguine, ainsi que d’autres malaises reliés à la

performance de Teyyams en lien avec le feu : douleurs aux oreilles, toux, douleurs à

la gorge, brûlures, etc. Parfois il doit réduire les performances quand il est trop

incommodé, mais il admet que si les comités le demandent, il ne peut refuser et devra

performer, surtout s’il est sollicité pour un Teyyam pour lequel il est reconnu comme

spécialiste.

Il nous a raconté qu’un jour un comité de temple lui a demandé de performer Tee-

Chamundy, à Tellicherry, sur un autre territoire. La performance de ce Teyyam

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demande une grande proximité avec des braises ardentes, mais le comité a insisté

pour qu’il le fasse sans certaines des protections habituelles qui devaient lui protéger

le torse. Il a demandé à son Perumalayan s’il devait accepter et ce dernier lui a donné

son accord. Radheshyam a alors performé le Teyyam comme on le lui avait demandé,

mais il a subi plusieurs brûlures sévères, suite à quoi il a décidé qu’il éviterait à

l’avenir de performer dans ce genre de conditions inhabituelles et dangereuses. Par

contre, pour des performances tenues dans le cadre régulier, il ne refusera jamais de

performer, à moins qu’il soit déjà engagé pour un autre Teyyam. On sent que

Radheshyam est animé par un grand sentiment de fierté d’être en mesure d’accomplir

des choses extrêmement difficiles pour le commun des mortels, et que cela peut sans

doute constituer une motivation supplémentaire à toujours en faire plus afin de

démontrer sa valeur.

3.4.3 La reconnaissance

On peut donc remarquer que malgré le prestige que l’on peut accorder aujourd’hui

aux performeurs, malgré le fait que ceux-ci peuvent concevoir qu’ils sacrifient leur

santé au service de la communauté ou des comités, en mettant de l’avant leur sens du

devoir, il s’avère que lorsqu’un performeur n’est plus en mesure de continuer –

comme nous l’ont confié Shrivaj et Abhimanyu – il ne reçoit pas d’hommage

particulier en reconnaissance des services rendus par le passé, et l’on l’ignore tout

simplement, ce que qui peut mener à des situations très difficiles psychologiquement,

où l’alcool prend parfois de plus en plus de place. En analysant l’attitude des comités

envers les performeurs, on peut constater que l’on respecte leur compétence, et que

l’on reconnaît les droits des janmari et des responsables des territoires, mais que ce

respect n’est accordé que tant qu’ils sont en mesure de performer, et qu’à partir du

moment où ils ne peuvent plus le faire, ils perdent complètement le statut qu’ils

avaient autrefois. Radheshyam a déjà commencé à avoir certains problèmes de santé

physique, il sait que cela n’ira pas en s’améliorant, il redoute ce moment où il devra

se retirer, mais tant qu’il pourra continuer, il continuera. On peut se demander si

l’insistance des performeurs sur l’importance des services qu’ils rendent à leur

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communauté n’a pas aussi pour but de sensibiliser les comités et les dévots à leur

condition et à ses risques, pour que le jour où ils devront se retirer on continue

d’avoir pour eux une forme de reconnaissance.

3.4.4 Négocier dans les coulisses du Teyyam

Nous sommes en mesure de constater, en comparant les témoignages de Bijal et

Radeshyam, comme la relation d’un performeur en position d’autorité, ou d’un

janmari, avec les membres des comités peut varier d’un territoire à l’autre. Si

Radeshyam a su créer, par une approche conciliante, une relation de négociation

profitable avec les comités sur son territoire, ce qui lui permet de faire valoir ses

jeunes protégés, Bijal, lui, compte tenu du nombre de performances disponibles sur

son territoire, et de sa grande réputation et du fait qu’il performe dans la majorité des

occasions, ne parvient pas comme Radheshyam à autant préparer la relève, malgré

son implication dans la formation des jeunes, et il signale la difficulté pour eux d’être

à la hauteur des attentes.

Il y aurait lieu de croire que la plus grande différence viendrait peut-être des

caractéristiques de leur territoire respectif, et du nombre de performances disponibles,

car autrement on peut remarquer plusieurs similitudes. Dans les deux cas, on

reconnaît et l’on respecte leur compétence et leur grande réputation, et l’on souhaitera

que ce soit eux qui performent dans un grand nombre de performances. Aussi, encore

une fois dans les deux cas, les comités ne se gênent pas pour faire valoir leur

désaccord s’ils doutent de la compétence d’un jeune, ou s’ils sont insatisfaits de son

rendement. Par contre, il semble que Radheshyam ait plus de pouvoir de négociation

que Bijal pour aider les jeunes à obtenir des occasions de performer, mais il y est vrai

qu’il y en a plus à distribuer sur son territoire. D’une certaine façon, pour les deux

performeurs, il y a acceptation du pouvoir de décision des comités; en effet,

Radheshyam accepte que, parfois, on soit en désaccord avec lui, mais ça ne

l’empêche pas de continuer à négocier et à obtenir des choses pour ses jeunes

protégés, tandis que Bijal, de son côté, accepte aussi les exigences des comités et

travaille à être à la hauteur de la grande confiance qu’ils placent en lui. Là où il

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semble y avoir une attitude vraiment différente, c’est dans le cas de Ravinandan, dont

nous a parlé Radeshyam, qui, lui, confronte les comités pour obtenir des

performances pour ses fils, et menace de ne pas participer avec son équipe aux rituels

si on ne l’accommode pas. Des situations qui se terminent bien souvent avec

l’arbitrage d’un astrologue. On voit que malgré une certaine variabilité observée d’un

performeur et d’un territoire à l’autre, on peut remarquer qu’il y a effectivement un

espace de négociation dans les coulisses du Teyyam, mais que les comités de temples

ont beaucoup de pouvoir pour déterminer l’issue des négociations. Dans certains cas,

du côté des performeurs, on pourra accepter leur verdict, dans d’autres on essaiera de

négocier diplomatiquement, ou alors on confrontera plus directement les décisions.

L’analyse des témoignages de Bijal et Radheshyam nous donne à penser à quel point

les coulisses du Teyyam donnent lieu à une arène de compétition où les comités

veulent les meilleurs performeurs, et où, bien qu’il y ait un espace de négociation

balisé par des règles, les comités réussissent souvent à avoir le dernier mot. Les

jeunes performeurs qui voudront devenir performeurs soit à temps plein ou à temps

partiel se retrouveront dans ce genre de situation, sur un territoire avec un performeur

en position d’autorité désigné pour gérer les négociations avec les comités. Il s’agit

d’une situation sur laquelle ils n’ont pas toujours beaucoup de contrôle, car en plus de

devoir répondre aux exigences des comités, ils doivent aussi être à la hauteur des

attentes de leurs responsables qui seront garants de leur compétence devant ces

mêmes comités.

Et il y a toujours aussi le transfert des droits de père en fils ou d’oncle à neveu qui

peut compliquer la donne au sein même de la troupe. Souvent un individu aura un

droit de performer à un temple chaque année, ce droit ne se changeant pas facilement,

et ce, même si un performeur en position d’autorité voulait changer la distribution.

Un jeune performeur ne contrôle pas toujours son destin dans cette arène de

négociation. Ce sur quoi il pourra travailler, c’est le développement de ses

compétences afin d’augmenter la valeur de sa réputation auprès des dévots, des

comités et de ses pairs. D’où l’importance que les performeurs responsables de leur

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formation ne les fassent pas graduer trop vite s’ils ne sont pas prêts, on pourrait alors

être insatisfait de leur performance et les refuser par la suite.

Les jeunes devront impressionner, et se faire valoir jusqu’à obtenir une bonne

réputation, comme c’est le cas d’Abhimanyu à qui l’on accordait de bonnes capacités

pour résoudre les problèmes des dévots. Cela nous amène à nous poser d’autres

questions, par exemple : qu’est-ce qu’un bon performeur? Comment un performeur

arrive-t-il à convaincre de ses compétences ou de ses capacités spéciales? Ces

questions fort importantes seront abordées au quatrième chapitre. Pour l’instant afin

de compléter les témoignages de Bijal et Radheshyam, nous analyserons celui de

Nilesh, membre d’un comité de sanctuaire.

3.4.5 Nilesh, membre d’un comité

Nilesh est membre d’un comité de temple de la région de Kannur, il s’agit d’un

sanctuaire dédié au Teyyam situé dans son voisinage. Nilesh avait l’habitude

d’assister chaque année au festival de Teyyam présenté par ce sanctuaire, et il a

décidé il y a cinq ans de joindre le comité organisateur. Il a 46 ans, il est marié avec

un enfant et travaille comme enseignant. Dans l’entrevue que nous avons faite avec

lui, Nilesh nous a donné beaucoup d’informations au sujet du fonctionnement du

comité de son sanctuaire et sur les procédures de négociation avec le janmari pour la

sélection des performeurs. Les informations qu’il nous a fournies nous offrent un

point de comparaison intéressant avec les témoignages précédents de Bijal et

Radheshyam. Nous utiliserons un nom fictif pour désigner le sanctuaire en question,

il s’agira du sanctuaire Pottan Devasthanam.

Selon Nilesh, le Teyyam est en pleine période de prospérité, de nouveaux temples

sont construits et les plus anciens sont rénovés. Selon lui, il y aurait aussi un grand

intérêt chez les jeunes dévots pour le Teyyam et ceux-ci seraient de plus en plus

impliqués dans ses activités. Il ajoute d’ailleurs qu’il y aurait eu une bonne

augmentation dans la participation des jeunes au pèlerinage initiatique annuel du

célèbre temple hindou Sabarimala Ayyappa. Il nous a affirmé que contrairement à ce

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que l’on observait dans le passé, il sent que les jeunes sont de plus en plus nombreux

à vouloir que la tradition du Teyyam se poursuive. Il croit aussi que la construction

prochaine d’un aéroport à Kannur aidera à augmenter encore plus les assistances lors

des Teyyams, en amenant davantage de touristes et de visiteurs.

3.4.5.1 Le sanctuaire Pottan Devasthanam

Nilesh nous a raconté l’histoire du sanctuaire Pottan Devasthanam, qui comme

beaucoup d’autres sanctuaires de la région est passé par des étapes de réorganisation

du patronage et de rénovation. Autrefois, il y a une vingtaine d’années, le sanctuaire

était très rudimentaire, il s’agissait d’une plaque de pierre tout près d’un arbre

Chempaka, que l’on considère comme sacré. Le sanctuaire appartenait à une famille

Brahmane, il était situé tout près de la demeure familiale. Les membres de la famille

et les proches parents finançaient annuellement la présentation de Teyyams. Bien que

les gens du voisinage n’y étaient pas formellement invités, certains d’entre eux

venaient tout de même y assister. Par la suite, confrontée à de graves difficultés

financières, la famille Brahmane n’a plus été en mesure de continuer à organiser des

Teyyams comme elle le faisait auparavant, à l’exception du rituel du dieu Pottan

Teyyam qu’elle continuait de présenter à chaque année. C’est à ce moment que l’on

décida de céder la gestion du sanctuaire à un comité élu et d’inviter les gens du

voisinage à s’y engager afin d’amasser de l’argent nécessaire aux activités du

sanctuaire.

Nilesh raconte que, dans un premier temps, le comité entreprit la rénovation des

espaces réservés aux dieux Pottan Teyyam et Raktheswari Teyyam. Ensuite, les

membres du comité engagèrent un célèbre astrologue qui leur révéla que, dans ce

sanctuaire, on avait jadis tenu les Teyyams de 39 dieux. Comme les membres du

comité n’étaient pas en mesure financièrement d’organiser la célébration des

Teyyams de tous ces dieux, l’astrologue leur dit qu’il était toutefois très important

qu’au cours des 6 prochaines années, on ait au moins performé une fois le Teyyam de

11 de ces dieux. De plus, il ajouta que d’ici 12 ans il faudrait que soit organisé un

Teyyam au cours duquel ces 11 mêmes dieux soient tous présents. Si le temple avait

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de meilleurs moyens financiers, il pourrait organiser un perumkaliyattam pour

célébrer les 39 déités à la fois, mais, comme nous le confiait Nilesh, il faudrait pour

cela que les finances du sanctuaire Pottan Devasthanam soient plus stables et que le

comité réussisse à amasser beaucoup d’argent. En attendant, ils continueront de

présenter annuellement les Teyyams des dieux principaux de ce sanctuaire : Pottan

Teyyam et Raktheswari Teyyam.

Le processus qui est décrit ci-dessus par Nilesh fait écho à ce qui avait déjà été

rapporté au sujet de la réorganisation du patronage du Teyyam, où les gens de hautes

castes, après la redistribution des terres, ne pouvant plus financer les Teyyams ont

cédé leurs temples ou sanctuaires à des comités chargés de rénover et de trouver du

financement pour les activités rituelles. Nous pouvons voir aussi le rôle majeur joué

par les astrologues dans le processus de rénovation, ceux-ci ont une grande crédibilité

et sont systématiquement consultés lors de la rénovation ou de la construction de

temples. De plus, nous pouvons voir par le fait même que leurs révélations et leurs

recommandations ont aussi pour effet d’augmenter les activités du Teyyam et en

invoquant la nécessité d’y investir encore plus d’argent pour organiser des

événements rituels de grande ampleur.

3.4.5.2 Le comité du sanctuaire Pottan Devasthanam

Pour le sanctuaire Pottan Devasthanam dont nous parle Nilesh, il y a deux comités, le

premier est le comité principal, composé d’une quinzaine de personnes, où l’on

retrouve des postes de président, secrétaire et trésorier. Ce comité se réunit tous les

mois, et il a pour tâche de gérer les activités du temple, et surtout l’organisation du

festival de Teyyam annuel, pour lequel il doit faire des levées d’argent. Le deuxième

comité est un comité provisoire qui se rassemblera à quelques reprises en prévision

d’un festival de Teyyam qui aura lieu prochainement. Ce deuxième comité réunit, en

plus des membres du premier, les principaux donateurs et d’autres gens du voisinage.

Il s’agit surtout d’une séance d’information où l’on fait part de la gestion de l’argent

amassé et des décisions prises pour l’organisation du festival. Les gens de ce

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deuxième comité auront alors l’occasion de faire entendre leurs commentaires,

critiquer certaines décisions s’il y a lieu, et faire des suggestions.

Comme on nous l’a signalé, faire partie des donateurs constitue une excellente

occasion pour des gens de basses castes qui se sont enrichis de se faire valoir auprès

de leur communauté en faisant de généreuses donations et en participant aux

discussions publiques sur l’administration de sommes amassées par la communauté.

Certains de ces donateurs, qui se sont enrichis à l’étranger, parlent de leurs donations

comme d’une opportunité de redonner à la communauté une partie de ce qu’ils ont

gagné à l’étranger. Cette situation correspond tout à fait à ce qu’avaient observé

Osella et Osella (2003), pour le rituel du kuthiyottam pratiqué un peu plus au sud du

Kerala.

3.4.5.3 Castes et comités

Dans le cas du sanctuaire Pottan Devasthanam, il s’agit d’un comité ouvert à toutes

les castes, mais Nilesh nous a confié que ce n’était pas toujours le cas pour tous les

temples et sanctuaires. Beaucoup de lieux de cultes sont encore associés à certaines

castes en particulier dont les membres assurent le bon fonctionnement. Selon Nilesh,

dans les temples que l’on pourrait associer à un hindouisme plus orthodoxe, où les

prêtres Brahmanes sont employés, ce sont presque exclusivement des gens de hautes

castes qui occupent les postes importants sur les comités. Il donne l’exemple d’un

temple près de chez lui qui, bien qu’il soit ouvert à tous, n’en demeure pas moins

entièrement géré par des Nayars.

Nilesh évoque aussi le cas d’un autre sanctuaire situé dans son voisinage qui est

principalement administré par des personnes de basses castes, mais où l’on retrouve

néanmoins un comité composé de gens de toutes castes. Lors des Teyyams auxquels

nous avons assisté, il nous est arrivé à plusieurs reprises que des gens des comités

nous fassent part avec beaucoup d’enthousiasme du fait que leur temple avait un

comité composé de castes différentes. On pouvait comprendre que cet empressement

à nous l’annoncer exprimait une forme de fierté de faire partie de ce type de comités

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inclusifs, ouvert à tous. Cela pouvait sans doute faire écho aussi pour eux aux gains

faits par les gens de basses castes, résultats des luttes sociales qui ont traversé le

Kerala. On pourrait donc retrouver aujourd’hui des comités ayant différentes

représentations au niveau des castes, ce qui pourrait avoir une incidence sur les

relations avec les performeurs, soit en accentuant les rapports hiérarchiques, soit en

les diminuant.

3.4.5.4 Les partis politiques dans les coulisses du Teyyam

Au sujet des organisations politiques concurrentes et de leur intérêt pour le Teyyam,

Nilesh nous a indiqué que dans les deux cas, RSS (nationalisme hindou) et CPI (M)

(parti communiste), on est très favorable au Teyyam. Les gens du RSS seraient très

impliqués dans la rénovation des temples, tandis que pour les communistes, selon

Nilesh, plusieurs membres seraient croyants en dépit de la position athéiste que l’on

reconnaît habituellement à ce parti. Il nous a confié que bon nombre de membres ou

sympathisants du parti communiste prient les dieux du Teyyam, assistent aux rituels,

et même, à l’occasion, financent un rituel du Teyyam à leur domicile. Selon Nilesh,

les deux partis politiques rivaux se doivent d’être conciliants avec le Teyyam s’ils ne

veulent pas perdre l’appui de la population

Et ce serait pour cette raison, comme on nous l’a expliqué, que beaucoup de

communistes s’impliquent maintenant dans les comités de temples ou de sanctuaires,

pour veiller à la bonne marche des choses, et non plus, comme ce fut le cas dans le

passé, pour tenter aussi de vider le Teyyam de son contenu religieux. Nilesh ajoute

que les choses se passent généralement bien, mais que la tension peut monter entre

les deux groupes dans certaines régions où l’un ou l’autre obtient le plus de

popularité. Cette description de la situation est très intéressante, parce que l’on

conçoit généralement le fait que d’un côté les communistes avaient comme objectif

de changer le Teyyam en lui enlevant sa dimension religieuse, notamment la

possession, et que de l’autre, le RSS voulait amener le Teyyam vers des formes plus

orthodoxes de l’hindouisme. Il se pourrait bien que le besoin des rivaux d’obtenir

l’appui de la population les ait amenés à être plus conciliants et à ne plus chercher

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autant qu’avant à « changer » le Teyyam. Ce qui pourrait être un facteur

supplémentaire pour expliquer la continuité de ce rituel que l’on tente de conserver

dans une forme la plus fidèle à la tradition possible

De plus, fait très intéressant, Nilesh nous a confié que des associations de castes de

performeurs auraient décidé de condamner les performances qui ont lieu à l’extérieur

de contextes rituels, comme à l’occasion de programmes culturels ou de divers

évènements à saveur politique, culturelle ou artistique, où l’on conçoit qu’il n’y a pas

de possession et de présence divine. Nous n’en savons pas tellement plus sur ces

organisations, car nous n’avons pas pu interroger leurs membres les plus importants,

mais il semble que cette situation contraste avec celle décrite par Dasan (2012), selon

lequel les performeurs avaient beaucoup de difficulté à se regrouper et à militer pour

leur cause.

3.4.5.5 La négociation

Nous aborderons maintenant l’aspect de la négociation entre performeurs et comités

pour le sanctuaire Pottan Devasthanam, et nous examinerons comment on en vient à

déterminer la rémunération et la sélection des performeurs. Nous avons vu

précédemment à quel point cela pouvait être un enjeu important, et que par son

pouvoir sur le processus, un comité de temple, ou un groupe de patrons, pouvait

influencer le cours des négociations en fonction de leurs intérêts. Par la suite, nous

avons appris, en référence au deuxième événement rapporté par Vicina (2011) que les

droits de janmari ainsi que son pouvoir décisionnel dans les discussions au niveau de

la performance, qui étaient contestés dans les coulisses du Teyyam, avaient été

reconnus en cour de justice. Enfin, nous avons pu constater, dans les cas de Bijal et

Radheshyam, que le janmari, ou le performeur responsable de l’autorité sur son

territoire, pouvait négocier et tenter de faire valoir ses propositions, mais qu’il n’avait

pas nécessairement le dernier mot. Le témoignage de Nilesh nous aidera à cerner

encore mieux les relations de patronages dans le Teyyam, et aussi à mieux

comprendre les chances qu’auront les jeunes performeurs d’obtenir occasions de

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performer, accommodements, ou salaire acceptable, afin qu’ils puissent réaliser leurs

aspirations.

3.4.5.6 Rémunération

Concernant la négociation de la rémunération, nous avons vu que par le passé il y

avait eu des luttes entre performeurs et comités qui avaient même mené à des

fermetures de temples. Nilesh confirme l’augmentation de la rémunération

aujourd’hui, mais au sujet du processus de négociation, il ne parle pas de conflits ou

de désaccord, il évoque plutôt une compréhension de la part du comité de

l’importance d’offrir une rémunération adéquate aux performeurs :

« Wages for Teyyam dancer is decided by the Teyyam community members and the temple committee. They demand an amount for a specific Teyyam and temple committee will discuss it and accept it. There is a gradual increase in their wages. […] Yes. Teyyam performer charges more nowadays. Main reason is that Teyyam costumes and other decorative items are costly nowadays. More over the labour charge for making all this dress material are more. So compared to previous years they collect more charges. More over if the income is less new generation will not enter in this field. […] The temple authorities also know that without their cooperation it is difficult to perform Teyyam in a temple. It is the duty of the temple authorities to make them content in a festival rather than making a conflict regarding the wages. »

Dans cet extrait, Nilesh explique bien ce qui a conduit à une amélioration progressive

de la rémunération. Toutefois, on ne mentionne pas que les performeurs aient dû

négocier farouchement pour obtenir des gains, on souligne plutôt le fait que les

comités n’ont eu d’autre choix que de prendre en considération que sans une

meilleure rémunération de nombreux jeunes performeurs pourraient choisir de ne pas

s’engager dans le Teyyam. Il semble donc y avoir la compréhension de l’importance

d’avoir une rémunération adéquate, qui soit acceptée par les performeurs. On ajoute

aussi que les membres du comité souhaitent avant tout que les choses se passent bien

et que le festival ne soit pas éclaboussé par des conflits. Nous avons là plusieurs

facteurs qui laissent entendre que la rémunération a pu s’améliorer avec le temps, ce

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qui appuie ce que nous avions déjà constaté avec l’analyse des revenus des

performeurs que nous avons interrogés. Nous pourrions aussi ajouter que, dans ce

contexte décrit par Nilesh, il s’agit d’un comité qui a fait une levée de fonds auprès

de la communauté, et qui dispose d’argent à dépenser, à administrer, et que l’argent

devra être utilisé d’une manière ou d’une autre. Il ne s’agit pas d’une situation où,

comme par le passé, une famille de haute caste propriétaire pourrait vouloir faire des

économies en dépensant moins pour la rémunération, ou alors pourrait avoir intérêt à

garder les gens de basses castes dans la pauvreté pour réaffirmer le système des

castes. Bien que la rémunération ait été ajustée avec le temps, il n’en demeure pas

moins, comme nous l’avons vu précédemment que le nombre d’occasions de

performer vient grandement jouer dans le calcul des revenus, et c’est pourquoi il faut

aussi regarder comment se négocie le processus de sélection.

3.4.5.7 Sélection

Au sujet de la sélection au sanctuaire Pottan Devasthanam, quelques semaines avant

un Teyyam, il y aura une rencontre entre le janmari et le comité de temple et c’est là

que les choses seront décidées. À cette occasion, un paiement appelé adayalam

kodukkal, sera remis au janmari, en échange de sa participation au processus de

sélection. Selon Nilesh il s’agit d’un droit et ce montant doit être versé. Il y a un autre

montant qui doit être remis au janmari, le janmari panam, advenant le cas où, dans

une situation particulière, par exemple un manque de performeurs disponibles, on

devra recourir aux services d’un performeur appartenant à un autre territoire. Nilesh

est assez clair au sujet des droits du janmari, ceux-ci semblent bien identifiés et

respectés. Par contre, comme il le mentionne également, les comités, une fois le

Teyyam terminé, peuvent adresser leurs plaintes et exiger un changement, et dans ces

cas, le janmari devra accommoder le comité. Voici comment Nilesh décrit le

processus de sélection:

« Selecting a performer is not our task and it is the entire option of the janmari. They will decide who they want to perform a particular Teyyam. We need Teyyam to be performed well without any criticism from the people and it should be done well. […] If a

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particular person’s performance is not up to the level, the committee will informed the matter to the janmari and through discussion the person can be changed next time. There are lot of cases in which the committee forced to called the janmari for the meeting and inform and convey the dissatisfaction. In such case he ought to change the performer. The committee cannot bring any performer here for any reason. It is the right of the janmari. »

On peut voir dans cet extrait à quel point les droits du janmari sont clairement

définis. Il peut proposer, et l’on se doit d’accepter ses propositions, mais si l’on n’est

pas satisfait, on peut demander un changement. Dans ce cas-ci, le comité ne peut

refuser d’emblée la proposition du janmari, ni ne peut exiger que ce soit un

performeur en particulier qui soit désigné. Cela diffère des cas précédents, où la

proposition d’un responsable pouvait être refusée après discussion, ou alors remise

entre les mains d’un astrologue, ou même contestée dans le cas de Ravinandan

Panicker. Toutefois, l’exigence d’un changement peut aussi être très mal reçue par un

janmari, surtout quand il est lui-même directement concerné.

3.4.5.8 Le changement de performeur

Nilesh nous a fait part d’un changement de performeur qui a été négocié et durement

accepté au sanctuaire Pottan Devasthanam. Un des dieux principaux du sanctuaire est

Raktheswari Teyyam qui, au dire de Nilesh, est un Teyyam très rare, et généralement

performé plus au nord dans le district de Kasaragod, où l’on retrouve les meilleurs

spécialistes. Il y a quelques années, il s’est avéré que c’est le janmari lui-même qui

s’est chargé de performer ce Teyyam. Comme les membres du comité n’ont pas été

satisfaits de son rendement, ils lui ont donc demandé un changement, ce qui n’avait

pas été très bien accepté par le janmari. Un performeur de la région de Kasaragod

avait donc été engagé pour l’année suivante, et le janmari reçut tout de même le

montant prévu pour le janmari panam en dédommagement. Toutefois, la performance

fut annulée pour cause de pluie, et le performeur de Kasaragod n’eût pas l’occasion

de démontrer son savoir-faire. Par la suite, en prévision de l’année suivante, on

rediscuta de cette question. Nilesh raconte qu’il proposa lui-même au comité de

redonner l’occasion de performer au janmari, étant donné le mécontentement que

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155

cela avait provoqué. Nilesh réussit à influencer la décision du comité et l’année

suivante c’est le janmari lui-même qui performa Raktheswari Teyyam, et cette fois sa

performance reçut l’approbation des membres du comité.

Dans cet exemple on peut bien voir que malgré le fait que les droits du janmari de

proposer les performeurs soient respectés, le comité de temple n’hésite pas du tout à

utiliser le pouvoir qu’il a de demander un changement, même si cela peut déchaîner

des conflits importants. On peut toutefois souligner que c’est l’intervention bien

intentionnée d’un membre, Nilesh, qui a permis d’apaiser la situation et de sauver

l’honneur du janmari. Encore une fois, on peut observer que la sélection des

performeurs demeure un enjeu qui fait l’objet de luttes de pouvoir dans les coulisses

du Teyyam

3.4.6 Rapports de force à l’œuvre dans les coulisses du Teyyam,

On peut voir à quel point, pour le sanctuaire Pottan Devasthanam, malgré les règles

établies pour baliser la négociation, le comité a du pouvoir et n’hésite pas à s’en

servir. Bien que le janmari, qui représente l’ensemble des performeurs de sa caste sur

son territoire, ait des droits, par exemple celui de proposer un performeur, le comité a

aussi le droit d’exiger un changement. Par contre, le comité ne peut pas désigner un

performeur en particulier, comme c’était le cas pour Bijal, où le comité, selon ce qu’il

nous a rapporté, exigeait que ce soit lui qui performe dans presque la totalité des

occasions, car il était, selon leur appréciation, le meilleur performeur. Le comité ne

peut pas non plus remettre en question les premières propositions du responsable, ce

qui contraste avec le témoignage de Radheshyam, où les comités, bien qu’ouverts à la

discussion, peuvent décider qu’un performeur n’a pas l’expérience suffisante et, sans

lui laisser la chance de se faire valoir, demander qu’il soit remplacé par un autre.

On peut aussi remarquer que, dans ce cas, ce qui était surtout respecté, ce sont les

droits reconnus du janmari conférés par son titre, mais il ne semblait pas y avoir

d’égards particuliers à son endroit en reconnaissance de sa contribution au Teyyam,

puisque l’on n’a pas hésité à lui enlever une occasion de performer, même si on savait

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que ce serait très mal perçu. Le comité veut des performances réussies, il prend donc

les moyens mis à sa disposition, et ce n’est que l’intervention de Nilesh, sensible au

mécontentement du janmari, qui a permis de rétablir la bonne entente, et de sauver le

janmari d’une situation plutôt humiliante. Il faut dire que le janmari avait su profiter

de l’occasion pour améliorer le niveau de sa performance. Cette attitude du comité

envers le janmari renvoie à ce que des performeurs comme Shrivaj nous ont raconté,

c’est-à-dire qu’au moment où un performeur commence à avoir des problèmes de

santé, ou ne répond pas aux attentes, on n’hésite pas à le changer pour un autre, sans

égard pour le performeur et les impacts sur sa situation personnelle.

Une chose est certaine, malgré les différentes variantes au niveau du pouvoir de

négociation accordé au janmari ou au responsable d’un territoire, nous pouvons

confirmer qu’il y a bel et bien un espace de négociation dans les coulisses du

Teyyam. Et nous pouvons ajouter qu’il donne lieu à des processus de sélections

différents de ce qu’on avait rapporté à l’effet que les performeurs se mettaient en

ligne et étaient à la merci d’un choix arbitraire par les patrons ou membres du comité,

dont c’était le privilège, selon des critères qui leur étaient propres.

Bien sûr, il est aussi rapporté que cela se fait toujours aujourd’hui (Dasan 2012) et

nous avons vu que c’était le cas pour la sélection du perumkaliyattam décrit par

Vadakkiniyil (2009), présidé par un astrologue. D’ailleurs, Radheshyam aussi

mentionne le recours aux astrologues lorsqu’on ne peut arriver à un consensus.

Toutefois, ce que l’on est en mesure de confirmer, c’est que le pouvoir des

performeurs, au niveau de la sélection, a pu être accru dans certains contextes. Nous

pourrions ajouter que cette tendance pourrait s’inscrire dans la lignée d’événements

rapportés par Vicina (2011), où, dans le premier événement rapporté, au sujet la

contestation de la transmission sur le mode matrilinéaire, on constatait que les règles

pouvaient être contestées à partir du moment où les principes qui les sous-tendent

sont aussi critiqués dans la société en général; et où dans le deuxième événement, au

sujet de la possibilité de performer dans des temples de basses castes non approuvés

par certains comités, on avait reconnu les droits du janmari en cours de justice.

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La société du Kerala, comme nous l’avons vu, est dans un processus de

transformation sociale, il est donc normal de constater que ces changements aient des

répercussions dans le Teyyam, du moins dans ses coulisses, puisque, pour des raisons

autres, on peut retrouver une certaine volonté de ne pas modifier le rituel dans sa

structure formelle.

Il y a indéniablement des rapports de force à l’œuvre dans les coulisses du Teyyam,

et l’on peut voir qu’il y a une pression sur les performeurs pour être à la hauteur des

attentes des comités, qui eux aussi doivent répondre aux exigences des dévots et des

donateurs. Et cela rejoint ce que des performeurs comme Abhimanyu ou Bijal nous

ont confié, à savoir qu’un des grands défis des jeunes performeurs était d’être à la

hauteur des attentes des comités. Il est justifié de s’interroger sur les capacités des

jeunes performeurs de se faire valoir dans cette situation, alors que certains n’ont pas

toujours mis la totalité de leurs efforts au niveau de l’apprentissage, ayant eu aussi à

se consacrer à leurs études.

Cependant, une des choses qui est ressortie au niveau de la rémunération pour le

sanctuaire Pottan Devasthanam, c’est que les membres de l’autorité du sanctuaire

auraient reconnu l’importance d’améliorer la rémunération afin de s’assurer que des

jeunes soient intéressés à s’engager dans la performance. Voilà un facteur qui pourra

certainement jouer en leur faveur lors de négociation à ce sujet.

Cette entrevue faite auprès d’un membre de comité de temple nous a permis de

valider ce qui nous avait été avancé par plusieurs performeurs au sujet des

négociations dans les coulisses du Teyyam. Nous pouvons conclure que, malgré la

réorganisation du patronage du Teyyam, malgré des comités multicaste jugés plus

conciliants, et malgré les règles qui encadrent les négociations, il y a dans les

coulisses du Teyyam des jeux de pouvoir entre patrons et performeurs, dont une des

conséquences est d’engendrer un esprit de compétition entre les performeurs, basé sur

la compétence, la réputation et la renommée.

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Figure 7. - Pottan Teyyam allongé sur des braises

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Figure 8. - Muthappan

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4 Réputation et nécessité de convaincre

Nous avons vu que les jeunes performeurs que nous avons interrogés envisageaient la

performance et avaient des aspirations quelque peu différentes de ceux de la

génération précédente. Ils veulent devenir des performeurs accomplis et respectés,

tout en gagnant bien leur vie. Cela correspond aussi aux valeurs qui ont cours dans la

société, où l’on valorise l’homme pourvoyeur, soutien de famille qui a de bons

revenus (Osella et Osella, 2000a, 2000b, 2006). Cela est rendu possible grâce à

l’augmentation des revenus des performeurs que nous avons confirmée au deuxième

chapitre. Si à une certaine époque on a quitté le Teyyam pour améliorer sa condition

et obtenir de meilleurs revenus, on essaie désormais d’y arriver, mais sans avoir à

renoncer à pour suivre cette tradition. Le Teyyam n’est plus un « devoir de caste »,

c’est un métier que l’on peut décider de choisir ou pas. Alors qu’à une certaine

époque les gens de castes associées à la performance avaient de la difficulté à se

penser à l’extérieur du Teyyam (Komath 2003), il semble qu’aujourd’hui on

remarque plutôt que plusieurs jeunes décident de choisir un autre métier, de ne pas

prendre cette voie, et c’est ce qui a fait dire à certains auteurs que la continuité du

Teyyam était en danger. Toutefois notre recherche permet de mettre en lumière que si

effectivement certains jeunes ont décidé de ne pas poursuivre cette tradition, d’autres,

comme ceux que nous avons rencontrés, étaient prêts à devenir performeurs malgré

toutes les difficultés associées à la performance du Teyyam. Les jeunes performeurs

qui ont choisi cette voie aspirent à devenir des performeurs accomplis et respectés

tout en gagnant bien leur vie. Notre objectif sera maintenant de définir les défis qu’ils

rencontreront et d’évaluer les chances qu’ils auront de les relever, ce qui nous

amènera à comprendre comment ils pourront négocier à leur avantage dans les

coulisses du Teyyam.

Comme nous l’avons vu au deuxième chapitre, nous avons identifié deux types de

stratégies utilisées par les performeurs pour tenter de bien gagner leur vie et devenir

éventuellement des performeurs accomplis : (1) performeur à temps plein, avec un

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emploi saisonnier en basse saison; (2) emploi professionnel bien rémunéré, avec la

performance en complément. Pour que ces deux stratégies réussissent, il faudra, dans

les deux cas, faire ses preuves et convaincre de sa compétence, obtenir des occasions

de performer, et bien sûr, pour ceux qui souhaitent des emplois à temps plein, il

faudra les obtenir en réalisant de bonnes études. La réussite des études et l’obtention

d’un emploi bien rémunéré doivent être considérés comme un deuxième projet en soi,

aussi exigeant et difficile que de s’établir comme performeur, ce qui peut engendrer

beaucoup d’incertitudes quant aux chances de réussite de cette stratégie.

Dans cette quête pour la réalisation de leurs projets de vie, selon la stratégie adoptée,

quels seront les obstacles rencontrés, quelles seront leurs chances de réaliser leurs

aspirations? Quels sont les aspects de leur profession ou des processus de négociation

sur lesquels ils pourront agir, et quels sont ceux qui demeureront hors de leur

contrôle? Quels sont les facteurs qui joueront pour ou contre eux dépendamment de la

stratégie qu’ils emploieront?

Nous avons déjà établi au troisième chapitre que les coulisses du Teyyam constituent

une arène de lutte de pouvoir où l’on négocie les conditions de la performance. Il y a

des règles héréditaires, mais elles ne couvrent pas tout, et en général les modalités

seront négociées entre les comités de temples et le responsable d’un groupe de

performeurs sur un territoire. Pour réaliser leurs aspirations, les jeunes performeurs

devront obtenir des occasions de performer en nombre suffisant, ou en fonction de

leurs contraintes d’horaires. Les droits héréditaires peuvent aider à garantir certaines

occasions de performer, et le responsable ou le janmari travaillera à prendre les

décisions avec l’accord des comités de temples. On pourra alors se retrouver face à un

processus dans lequel un jeune performeur aura peu de chance d’intervenir

directement dans les négociations le concernant.

Nous avons vu que la réputation d’un performeur était un facteur décisif, car à partir

du moment où un performeur est reconnu pour ses compétences cela augmente les

arguments en sa faveur lors des négociations dans les coulisses du Teyyam. Avoir la

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réputation d’être un bon performeur est donc manifestement un atout. Un jeune

performeur doit donc faire la démonstration de sa compétence auprès de ses pairs, du

responsable sur son territoire, des comités de temple et, bien entendu, des dévots. Il

devra donc devenir un bon performeur. Mais, qu’est-ce qu’un bon performeur? Quels

sont les critères qui permettent de le définir? Et est-ce que les dévots, performeurs et

comités accordent autant d’importance aux mêmes critères? Il est très important de

répondre à ces questions afin d’être en mesure de comprendre le débat sur la

compétence des jeunes qui est ressorti de nos entrevues et que nous aborderons au

cours de ce chapitre. En effet, si certains performeurs aguerris et responsables sont

très satisfaits de la progression des jeunes, d’autres sont très critiques à leur endroit et

cela n’est pas sans conséquence. Afin de mieux comprendre cet enjeu de la relève,

nous aborderons également la dimension de la croyance à l’efficacité du rituel du

Teyyam par les dévots, ainsi que de la possibilité de contester l’authenticité de la

possession. Toutes ces dimensions sont à considérer si l’on veut comprendre la

situation des jeunes performeurs et leurs chances de réaliser leurs aspirations, et toute

la part de risque qu’il y aurait à vouloir faire les choses d’une manière différente.

4.1 Qu’est-ce qu’un bon performeur?

Qu’est-ce qu’un bon performeur? Comment définit-on un performeur compétent? De

quelle façon un performeur acquiert-il une bonne réputation? Qu’est-ce qu’un

performeur qui répond aux attentes de ses pairs, des comités et, ultimement, des

dévots? Nous avons relevé six critères qui sont ressortis de nos entrevues et que nous

avons appuyés par des références à d’autres recherches. Comme nous le verrons,

certains de ces critères sont directement associés à la capacité reconnue par les dévots

de canaliser l’énergie divine lors du rituel, une dimension très importante liée à des

enjeux que nous approfondirons plus loin au cours de ce chapitre. Voici les six

critères que nous avons relevés et qui peuvent servir à évaluer la compétence d’un

performeur :

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1. Bon comportement et sens du devoir;

2. Maîtrise des rituels;

3. Qualités artistiques;

4. Qualités d’interaction liées à la parole;

5. Exploits physiques;

6. Capacité de se faire créditer la résolution des problèmes des dévots.

4.1.1 Bon comportement et sens du devoir

Tout d’abord, il y a le bon comportement et le sens du devoir. Même si, comme nous

l’avons dit, le sens du devoir d’aujourd’hui n’est plus le même qu’autrefois, et que les

attentes à cet égard ne sont pas les mêmes, il y a toutefois certaines choses qui sont

attendues d’un bon performeur. Tout d’abord, qu’il honore les dieux, qu’il soit un

dévot ardent, et qu’il respecte les périodes de jeûnes et les restrictions qui sont

prescrites. Comme on le signalait dans la description de la sélection rapportée par

Vadakkiniyil (2009), on s’attend à ce que le performeur s’occupe de tâches connexes

liées à ses responsabilités envers la communauté comme, par exemple, des

exorcismes, et l’on va même jusqu’à considérer, dans ce cas rapporté, certains

devoirs traditionnels de castes. Toutefois, il n’est pas certain que les attentes aillent

toujours aussi loin, surtout au niveau des devoirs traditionnels de castes, mais il

semble que cela puisse encore être évoqué aujourd’hui. Le bon comportement et le

sens du devoir réfèrent davantage à des prérequis qui ne requièrent pas

nécessairement qu’un performeur en fasse toujours plus pour démontrer sa valeur;

cela correspond plutôt à des attentes de base auxquelles un performeur se doit de

répondre et qui pourraient seulement poser problème s’il y avait négligence évidente.

4.1.2 Maîtrise des rituels

Au niveau des connaissances artistiques, il faudra qu’un performeur connaisse et

maîtrise ce que l’on pourrait appeler la « partition rituelle » du rituel de chaque dieu;

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à titre d’exemple, un performeur chevronné pourrait en connaître une trentaine, même

s’il sera plutôt spécialisé dans certaines d’entre elles. Il lui faudra donc connaître et

maîtriser les séquences rituelles dansées et chantées, ainsi que les maquillages très

précis qui sont uniques pour chacun des dieux. Dans certains cas des compétences en

arts martiaux pourront même être requises. Apprendre à maîtriser toutes ces

connaissances demande un long apprentissage qui commence habituellement en très

bas âge et qui se poursuit tout au long de l’adolescence. Cependant avec les exigences

scolaires d’aujourd’hui, les jeunes ne peuvent apprendre au même rythme et c’est ce

qui fait que plusieurs d’entre eux ne maîtrisent pas les performances d’un aussi grand

nombre de Teyyams, et commencent parfois à performer alors qu’ils ne sont

spécialisés que dans un nombre réduit d’entre eux. C’est ce facteur qui motivait la

critique de plusieurs performeurs plus âgés qui reprochaient, par exemple, à certains

performeurs de ne performer que le Teyyam de Muthappan et de délaisser

l’apprentissage des rituels d’autres dieux.

4.1.3 Qualités artistiques

Ensuite, il y a les qualités artistiques, c’est-à-dire, la qualité de la réalisation des

séquences de la partition rituelle. On pourrait évoquer tout ce que l’on identifie

généralement comme des qualités d’interprétation que l’on reconnaît aux danseurs,

chanteurs, et même acteurs. Tout ce qu’un artiste de scène doit démontrer, mettre en

valeur, pour être apprécié du public, des qualités qui peuvent être désignées par des

termes comme virtuosité, présence, talent ou même charisme. Dépendamment du

dieu incarné, on pourrait parler d’un talent pour la comédie, l’animation,

l’improvisation, le sens de la répartie, la précision du chant et de la danse, la vigueur

physique, athlétique, ou alors des qualités d’interprétation comme la faculté

d’incarner de façon crédible une certaine autorité divine et d’en donner une

représentation artistique convaincante. Bref, toutes les qualités qui sont attendues des

artistes de scène en général, et qui seront appréciées des dévots ainsi que par ceux qui

conçoivent le Teyyam avant tout comme une forme d’art que l’on peut placer, par

exemple, à côté du Théâtre Kathakali. En effet, il ne faut pas perdre de vue que même

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s’ils savent en apprécier les qualités artistiques, plusieurs dévots considèrent avant

tout le Teyyam comme une manifestation religieuse, un rituel religieux à part entière.

Ces derniers pourront concevoir qu’il s’agit à la fois d’un rituel artistique et religieux,

car les deux conceptions peuvent cohabiter sans conflit dans leur esprit. Il y aurait

lieu de penser, toutefois, que certains spectateurs qui assistent aux rituels privilégient

l’aspect artistique, et doutent de l’efficacité religieuse du rituel, ce que nous

explorerons un peu plus loin. Nous pourrions terminer en disant que ces qualités

attendues peuvent être développées par le travail et l’expérience tout en reposant sur

une part de talents propre à chaque individu.

4.1.4 Qualités d’interaction liées à la parole

Nous aborderons maintenant ce que nous avons identifié comme étant les qualités

d’interaction liées à la parole, qu’il faut distinguer des qualités artistiques

d’interprétation. Il s’agit, en fait de la capacité du performeur à écouter, conseiller,

motiver, réconforter, et même donner espoir aux dévots lors de la consultation.

Toutefois, bien sûr, comme le veut le culte, il faut concevoir que c’est la parole du

dieu qui se fait entendre lorsque le performeur parle, ou alors que cette parole est

d’inspiration divine, ce qui fait que certains dévots peuvent donc attribuer les qualités

dont il est question ci-dessus au dieu plutôt qu’à l’interprète. Malgré cela, elles sont

aussi attribuées au performeur, et c’est dans cet esprit qu’un performeur nous a

raconté que son père avait une grande capacité d’utilisation de la parole lors des

rituels, et que cette qualité lui avait valu une très grande réputation.

Un autre performeur nous a aussi révélé qu’il s’agissait d’une qualité primordiale, et

que cela faisait partie de ce qu’il tentait d’inculquer à son fils. Nous avons en effet pu

constater à quel point ce performeur avait pu captiver l’attention de bons nombres de

dévots, lors d’un rituel de Muthappan, en s’entretenant avec eux pendant de longues

heures. Nous avons vu plusieurs personnes à cette occasion, dont certains

professionnels de retour des pays du Golfe Persique, fondre en larmes au cours de la

conversation qu’ils avaient avec ce performeur extrêmement doué pour interagir avec

les dévots.

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En effet, ces qualités seront très importantes au moment de la consultation, et c’est

pourquoi un bon nombre de performeurs prendront beaucoup de temps avec chaque

dévot pour écouter ses problèmes, rassurer et suggérer des solutions, ou alors pour

garantir que l’on interviendra pour améliorer sa situation. D’autres performeurs

n’ayant pas ces capacités à écouter, rassurer et motiver, se contenteront d’utiliser des

formules laconiques qu’ils répètent d’un dévot à l’autre, par exemple : « Continue to

pray and I will take care of your problems. »

Cependant, il faut ici faire la distinction entre ces qualités d’interaction qui reposent

sur l’usage de la parole, et la capacité présumée ou reconnue à « résoudre les

problèmes » des dévots, qui est attribuée à certains performeurs, capacité qui est aussi

associée au moment de la consultation, mais qu’il faut néanmoins distinguer des

qualités d’interaction que nous venons de définir.

4.1.5 Exploits physiques

Les exploits physiques sont très importants dans le Teyyam, car on dit qu’ils servent

à rendre compte de la présence divine. On conçoit que les épreuves physiques

effectuées par les performeurs, comme la résistance à la chaleur du feu, ou le fait de

danser pendant de longues heures avec des costumes très lourds et encombrants, sont

tellement exigeantes que leur réussite n’est rendue possible que par la présence de

l’énergie du dieu dans le corps de performeur.

Habituellement, dans ce genre de situation rituelle, en Asie du Sud, lorsque l’on

retrouve ce type d’épreuves physiques, marches sur le feu ou mortifications, on

entend habituellement qu’il y a pas de souffrances, ce qui s’explique par l’action

divine (Tarabout 1986). On peut concevoir que pour les mêmes raisons il ne devrait

pas y avoir de séquelles physiques non plus, puisque l’on considère que c’est la

présence divine qui permet de résister à l’épreuve. Mais pour le Teyyam, les choses

sont un peu différentes, car, comme nous en avons déjà discuté au cours des

précédents chapitres, les performeurs peuvent développer des séquelles physiques

graves. Elles sont bien connues, peuvent forcer certains performeurs à la retraite

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prématurée, et pourront aussi éloigner certains jeunes de la performance, de crainte de

rencontrer ce type de problèmes. Certains performeurs, comme nous l’avons déjà

mentionné, conçoivent ces exploits physiques, et les séquelles potentielles ou subies,

comme un sacrifice pour la communauté.

Les exploits physiques donnent l’occasion d’établir de façon concrète la présence

divine aux yeux des dévots, il s’agit d’une action visible et discernable, car le

performeur est là, devant l’assistance, au moment où il s’exécute, par exemple

lorsqu’il s’allonge sur des braises ardentes. Il y a alors impossibilité de nier ce qui

vient de se produire, bien que d’un dévot ou d’un spectateur à l’autre on pourra tout

de même avoir une appréciation différente du niveau de difficulté, ou donner d’autres

explications pour rendre compte de ce qui rend possible l’exploit, comme nous le

verrons plus loin.

Nous avons relevé trois types d’exploit physiques : (1) la résistance à la chaleur du

feu ; (2) danser avec des costumes très lourds et très encombrants; et (3) performer

pendant de longues heures, ou des nuits entières, sans boire ni uriner. Généralement,

un Teyyam requerra un des deux premiers exploits physiques que nous venons

d’énoncer, et pourra être combiné avec le 3e type d’exploit basé sur l’endurance.

Toutefois, ce ne sont pas tous les Teyyams qui exigent ce type d’exploits, par

exemple le Teyyam de Muthappan n’en requiert aucun des trois.

4.1.5.1 La résistance à la chaleur du feu

Dans certains rituels, comme celui de Tee-Pottan, où il s’agit d’une version du rituel

de Pottan Teyyam où l’on intègre l’épreuve de la résistance à la chaleur du feu, le

performeur, bien que protégé par son costume, devra aller s’étendre sur un monticule

de braises ardentes. Il pourra rester étendu de cette manière pour une période de

temps allant d’une dizaine de secondes à quelques minutes, jusqu’à ce que des

assistants l’aident à se relever. Il pourra répéter cet exercice une centaine de fois

durant une même performance, et, dans le cas d’un performeur incarnant Pottan, ces

allers-retours vers le monticule de braise seront accompagnés de rires, de

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bouffonneries, de refus de collaborer avec les assistants et de commentaires ironiques

à l’effet que la chaleur ne l’incommode pas du tout. Dans le cadre d’une telle

performance, l’assemblée pourra juger du nombre de fois qu’il ira s’étendre sur les

braises et de la durée de chaque occasion. D’autres Teyyams mettront en scène

différentes variantes de cet exercice, où l’on pourra voir, par exemple, un performeur

sauter par-dessus un feu à de multiples reprises, ou dans d’autres cas, danser avec des

torches enflammées accrochées au costume.

Bien sûr, le costume sert de protection et même si le performeur subit des brûlures,

elles ne sont généralement pas majeures. Malgré tout, il nous a été confié que la

résistance à la chaleur est très exigeante, et peut entraîner des maux de gorge et des

douleurs aux oreilles générés par la température élevée et la fumée. On nous a

rapporté qu’il fallait, préalablement à ces rituels, avoir une forte préparation mentale,

et que le performeur devra réciter une série de mantras censés le protéger au cours du

rituel. Plusieurs performeurs nous ont confié que certains jeunes de la nouvelle

génération ne sont pas prêts à s’engager dans ce genre d’épreuves. À cet effet, on

nous a rapporté le cas d’un jeune performeur qui n’a tout simplement pas réussi à

répondre aux exigences de ce genre de rituel. Selon cet observateur, le jeune homme

semblait avoir peur du feu, avait tendance à s’en éloigner, puis, après s’y être allongé

à quelques reprises, il se laissa tomber sur le sol, incapable de poursuivre sa

performance. Ajoutons cependant que beaucoup de jeunes performeurs réussissent ce

type d’épreuve, tout comme leurs pères le faisaient.

4.1.5.2 Soutenir de très lourdes structures

D’autres Teyyams nécessiteront l’utilisation de costumes très encombrants et très

lourds à porter. Dans certains cas les performeurs devront danser pendant des heures

en portant des costumes faits de structures de bois qui montent dans les airs et

peuvent atteindre une dizaine de mètres de hauteur. On associe souvent ces types de

costumes aux Vannans, bien que les Malayans en fassent aussi usage pour certains

des dieux qui leur sont associés. Les performeurs doivent danser de longues heures

avec ces costumes lourds et imposants, ce qui pourra laisser des séquelles au fil des

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169

ans, puisque certains performeurs développent des maux de dos, ou des problèmes de

circulation, car les sangles qui sont attachées à leurs membres pour soutenir la

structure sont parfois tellement serrées que leur circulation sanguine en est affectée.

4.1.5.3 Danser pendant de très longues heures

Dans bien des cas, les Teyyams donnent lieu à des épreuves d’endurance physique;

en effet, habituellement ils durent une nuit entière ou une dizaine d’heures, au cours

desquelles les performeurs vont danser, interagir avec les dévots, et les rencontrer lors

de la consultation. À cela s’ajoutera, règle générale, l’une ou l’autre des deux

épreuves précédemment décrites, soit la résistance à la chaleur du feu ou le fait de

danser avec des costumes très lourds et très encombrants. De plus, les performeurs,

pendant toute la durée du rituel, ne pourront ni boire, ni uriner. Cela aura comme effet

de développer des problèmes de douleurs urinaires chez les performeurs. Arrivé

autour de la quarantaine, pour plusieurs d’entre eux, uriner est en effet très difficile et

très douloureux.

Comme nous l’avons vu, les épreuves physiques sont très exigeantes pour le corps, et

contrairement à d’autres cultes, elles peuvent laisser des séquelles physiques

importantes. Elles font cependant partie des rituels et ne peuvent être évitées. Il s’agit

de démonstrations concrètes, vérifiables à l’œil nu. Il faut ajouter que pour les

performeurs, il ne s’agit pas seulement de prérequis à accomplir, car il est toujours

possible, d’une certaine manière, d’en faire plus que les autres, de passer plus de

temps dans le feu, d’avoir un costume plus imposant et qui monte plus haut dans les

airs, de danser plus longtemps, etc., et certains performeurs seront effectivement

réputés pour en faire plus que d’autres à ce niveau. Ces épreuves physiques sont

considérées, dans les conceptions liées au culte, comme des preuves de la présence

divine, puisqu’on concevra qu’un être humain ne peut accomplir tout cela sans une

telle assistance.

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170

4.1.6 Capacité de se faire créditer la résolution des problèmes des

dévots

Ce critère d’évaluation, la capacité à résoudre les problèmes des dévots, et surtout la

capacité à s’en faire créditer, est un critère assez particulier pour déterminer la valeur

d’un performeur. Il s’agit d’une faculté que l’on accorderait à un performeur, plus

qu’à un autre, de pouvoir faire intervenir une divinité en faveur d’un dévot. Nous

pourrions référer au témoignage d’Abhimanyu qui nous a confié obtenir un bon

nombre d’occasions de performer de la part de comités de temples, malgré son jeune

âge, en bonne partie à cause du fait qu’on lui reconnaîtrait une meilleure capacité que

d’autres de résoudre les problèmes et exaucer les prières des dévots. Il faut dire

qu’habituellement on attribue plutôt aux dieux eux-mêmes le succès de leur propre

intervention, et c’est à eux que l’on offrira des récompenses en remerciement des

faveurs obtenues. Par exemple, un dévot pourra rendre un culte particulier à

Muthappan, parce qu’il considérera que Muthappan a exaucé certains de ses souhaits,

et c’est à lui qu’il attribue ce succès. En conséquence de quoi, même si d’une fois à

l’autre ce n’est pas le même performeur qui l’incarne, cela ne changera pas sa relation

avec Muthappan. Malgré tout, comme nous l’avons vu avec Abhimanyu, un

performeur aussi peut se voir attribuer ce type de réputation. Il s’agit d’une capacité

très complexe à évaluer, mais nous la regarderons de plus près par la suite, il est

important de le faire, car nous avons constaté qu’on peut la concevoir aussi comme

une capacité à incarner le divin, à recevoir la sakti, l’énergie divine.

4.1.7 Performeur de bonne réputation

Nous avons passé en revue les critères qui sont utilisés pour établir qu’un performeur

est un bon performeur, et qui contribuent à l’acquisition d’une bonne réputation.

Comme certains de ces critères peuvent être associés à la faculté de canaliser

l’énergie divine, nous devons donc considérer qu’un performeur, qui doit faire la

démonstration de ses compétences auprès des dévots, spectateurs, pairs et comités,

devra aussi, d’une certaine manière, convaincre de sa capacité à recevoir l’énergie de

la déité, afin que celle-ci intervienne en faveur des dévots.

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171

Pour comprendre toute la portée de cette capacité et de sa reconnaissance, nous

devons bien sûr prendre en considération que les conceptions culturelles et religieuses

qui soutiennent le culte admettent la possibilité de la présence divine. Malgré tout, il

y a lieu de croire qu’on ne peut tenir pour acquis que les conventions des rituels et les

croyances qui s’y rattachent vont garantir que les dévots vont croire à tout coup en

cette présence divine dans le corps du performeur, et cela même si des exploits

physiques sont réalisés. Est-il possible, dans ce système culturel et religieux, de

contester la présence divine lors d’un rituel, ou alors juger qu’un performeur ou un

ritualiste est moins compétent à la canaliser ou la rendre manifeste?

4.2 Convaincre de la présence divine

Nous avons relevé que les principales qualités d’un performeur pouvaient être

englobées par six critères, et nous avons vu que deux d’entre eux, les exploits

physiques et la capacité à résoudre les problèmes, sous-entendaient la capacité de

convaincre de la présence divine lors des rituels. Afin de mieux concevoir la nécessité

de convaincre de la possession dans le Teyyam, et l’importance que les dévots,

performeurs et comités y accordent, nous nous référerons à certains textes qui

approfondissent cette question dont celui de Gilles Tarabout, Corps possédés et

signatures territoriales au Kerala, publié en 1999. Dans ce texte, il est notamment

question du velichappad, un possédé institutionnel que Tarabout étudie dans des

contextes situés dans d’autres parties du Kerala situées plus au sud, mais qui est aussi

intégré aux rituels du Teyyam dans la région du Malabar. Tarabout relève, au sujet du

velichappad, que le culte admet non seulement la possibilité de ne pas reconnaître

l’authenticité de la possession au cours d’un rituel, mais aussi de contester les

capacités d’un ritualiste désigné à cet effet de s’acquitter convenablement de la

possession. Nous argumenterons que cette possibilité de contester l’authenticité de la

possession est aussi présente dans le Teyyam et fera augmenter chez un jeune

performeur la pression qu’il aura de convaincre de sa compétence, laquelle inclut

aussi la nécessité de convaincre de ses capacités à canaliser l’énergie divine.

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172

4.2.1 La possibilité de contester la présence divine dans la possession

institutionnelle

Tarabout (1999) démontre que dans certains cas de possession institutionnelle,

comme celui du velichappad qu’il a étudié, le fait que l’on puisse contester

l’authenticité de la possession, ou la capacité d’un spécialiste de la manifester, est

rendu possible par un « univers de discours » dans lequel s’articulent les conceptions

et les croyances qui soutiennent et régissent cette institution religieuse. Il ajoute que

ce genre de contestation n’intervient aucunement pour remettre en question

la possibilité d’une irruption divine dans le corps d’un possédé, mais pour indiquer

que, dans certains cas donnés, on pourrait déclarer qu’un spécialiste chargé de la

possession n’aurait pas les compétences nécessaires pour qu’elle se manifeste. Cette

possibilité d’une accusation portée aux compétences d’un ritualiste aura bien sûr des

implications importantes pour tout ce qui concerne la réputation d’un performeur

auprès des dévots et comités, ce que nous aborderons un peu plus loin dans ce

chapitre.

Avant d’en arriver à ces conclusions sur la possibilité d’une contestation de

l’authenticité de la présence divine, Tarabout identifie tout d’abord deux façons

différentes de concevoir la possession : la possession néfaste et la possession

institutionnelle, qu’il présente comme étant les deux pôles entre lesquels on pourrait

ranger la variété des cas de possessions généralement observés dans le contexte de

l’Asie du Sud. Nous allons donc revoir ces deux formes de possession analysées par

le chercheur, car c’est en y référant qu’il parvient à articuler une analyse mettant en

lumière la présence d’un univers de discours sur lequel s’appuient les conceptions et

les croyances qui soutiennent culturellement ces manifestations, dont une des

implications nous intéresse plus particulièrement, celle de la possibilité de la

contestation de la possession dans les cas de possession institutionnelle.

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4.2.1.1 La possession néfaste

Dans la possession dite néfaste, malgré une grande variété de cas, on peut retracer

une correspondance plus ou moins fidèle à un scénario type qui imprègne l’éventail

des situations rapportées de ce genre de possession. Dans ce type de cas, on ne réfère

pas à un phénomène de transe, mais plutôt à « l’absorption » d’un esprit néfaste par

une personne que l’on dira ensuite possédée.

On pourrait raconter, par exemple, que depuis le suicide d’un homme, son esprit erre

près d’un marais; quelque temps plus tard, une jeune femme passerait par là et,

profitant de cette présence, l’esprit néfaste de l’homme décédé pénétrerait en elle à

son insu, sans qu’elle n’ait conscience de rien. On concevra alors que cet esprit qui

possède la jeune femme influencera insidieusement ses actions, ses intentions et ses

pensées, afin de lui nuire, ou de la pousser à poser des gestes malheureux, ce qui

pourra causer sa perte ou sa ruine. C’est à ce moment qu’on commencera à suspecter

un cas de possession, à la suite duquel on devra avoir recours à un exorciste pour

remédier à la situation.

Jusque-là, la jeune femme ne sait pas encore ce qui s’est réellement passé. Elle sera

alors soumise à l’examen d’un exorciste, qui, en employant diverses méthodes,

comme l’hypnose dans les cas rapportés par Tarabout, travaillera à faire émerger une

trame narrative permettant d’expliquer les causes de cette possession néfaste. Cette

trame narrative sera constituée, d’une part, d’éléments de la vie présente de la

personne possédée, par exemple une certaine situation vécue difficilement la rendant

plus « vulnérable » à l’intervention d’un esprit défunt en particulier, ainsi qu’un

événement déclencheur, comme une promenade à proximité d’un marais ou un

accident, qui pourraient être le lieu et l’occasion de la rencontre ayant causé la

possession. Ensuite, on procédera à la reconstitution de l’histoire de cet esprit néfaste,

qui pourra être l’esprit d’une personne décédée dans des circonstances tragiques, puis

on établira les causes du décès qui serviront à expliquer les raisons derrière sa

manifestation.

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4.2.1.2 « Univers de discours » et « espace de jeu »

Ce que Tarabout soulève c’est à quel point la possession néfaste, dans ce genre de

cas, repose sur un ensemble de discours, sans cesse renouvelés, d’une occurrence à

l’autre, suivant les grandes lignes d’un scénario général, mais sans y souscrire

complètement et permettant une variabilité des cas racontés. Pour expliquer cette

variabilité dont il faut tenir compte, Tarabout réfère à J.-C. Schmidt (1994), qui avait

fait un constat allant dans le même sens concernant les cas de croyances aux

revenants au Moyen-Âge, remarquant qu’on ne pouvait résumer de façon précise la

façon de concevoir cette croyance, car elle variait d’un récit rapporté à l’autre. Il y

aurait donc, malgré de grandes lignes bien établies et reconnues, certaines variations

introduites par le discours des gens concernés.

Ce type de séance où un exorciste devra poser un diagnostic sur l’origine d’une

possession néfaste amène Tarabout à référer à Certeau (1975) et à sa notion

d’« espace de jeu », où il s’agit de nommer ce qui se manifeste lors de la possession.

Nous avons donc un « univers de discours » qui s’accompagne d’un « espace de jeu »

qui permettent de penser la possession.

Tarabout aborde ensuite la possession institutionnelle, pour laquelle il présente le cas

du velichappad, ritualiste chargé de la possession, qu’il a étudié au Kerala, dans les

régions plus au sud que celle où l’on pratique le Teyyam, bien que, comme nous

l’avons spécifié, le velichappad est aussi présent dans le Teyyam. Encore une fois, il

s’agit d’une présence étrangère faisant irruption dans un corps, mais cette fois-ci, on

parle d’un corps divin et victorieux, dans lequel se manifeste une déité identifiée,

reconnue, et associée à un temple ou un sanctuaire. Comme dans le cas de la

possession négative, la manifestation se produit dans un lieu et un contexte précis,

dans ce cas-ci celui du rituel.

Dans ce cas aussi Tarabout fait valoir que les principes qui soutiennent ce type de

possession s’inscrivent aussi dans un univers de discours, mais il ajoute qu’on admet

cependant la possibilité de critiquer l’authenticité de la possession, où la capacité

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d’un ritualiste de bien s’acquitter de sa tâche. Toutefois, Tarabout ajoute que dans ces

cas on ne remettra pas en question les principes selon lesquelles une telle présence

divine est néanmoins possible.

Si, dans le cas du velichappad, Tarabout démontre bien que cette possibilité de

douter, de critiquer l’authenticité de la possession semble intégrée au fonctionnement

de l’institution, nous ferons valoir que, dans le cas du Teyyam, bien que cela

n’apparaisse pas de façon aussi « flagrante » ou « intégrée », la possibilité de remettre

en question les compétences d’un ritualiste chargé de la possession serait présente,

notamment dans les coulisses du Teyyam. Nous verrons, comme nous avons déjà

commencé à le démontrer, que cela pourrait avoir des incidences importantes dans le

cas que nous étudions, celui des jeunes performeurs du Teyyam et la réalisation de

leurs aspirations.

4.2.1.3 Le velichappad

L’institution du velichappad est assez apparentée à celle du Teyyam, d’ailleurs dans

les rituels du Teyyam, il y a un velichappad attaché au temple où a lieu le rituel et, lui

aussi, tout autant que le performeur du Teyyam, sera possédé de l’énergie de la déité.

Les deux possédés interagiront et parfois danseront ensemble à plusieurs occasions au

cours d’un Teyyam. On peut donc penser que la possession institutionnelle décrite

par Tarabout, où le velichappad est le ritualiste principal, et celle du Teyyam, où deux

types de ritualistes chargés de la possession sont présents – mais où le performeur du

Teyyam sera l’intervenant principal, avec à son côté un velichappad – sont

suffisamment apparentées pour concevoir que les principes et les discours associés à

l’une pourraient être présents dans l’autre également.

Une des principales différences serait que, dans la possession institutionnelle décrite

par Tarabout, le velichappad est associé à un temple précis et à la divinité principale

de ce temple, en plus d’être nommé à vie. Dans le Teyyam, bien qu’il soit assigné à

un territoire, le performeur pourra incarner un grand nombre de dieux dans plusieurs

temples différents, il fait partie d’une troupe qui voyagera d’un temple à l’autre tout

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au long de la saison. Dans le cas du velichappad décrit par Tarabout tout autant que

pour les performeurs du Teyyam, la transmission se fait dans des familles désignées.

Par contre, alors que pour le Teyyam il s’agit d’un savoir-faire qui sera transmis dans

les familles associées au Teyyam, pour le velichappad on procède plutôt à une

nomination initiale, pour laquelle le prétendant devra faire la preuve par des exploits

ou des épreuves, qu’il est bien l’élu de la déesse. C’est à ce moment que

l’appréciation de ses qualités peut être débattue, et, déjà à cette étape, on observe la

possibilité de contester les compétences du prétendant à recevoir dans son corps

l’énergie divine. C’est pour cette raison que Tarabout parlera d’une tension entre

choix humain et choix divin. Par la suite, et même si son titre lui a été donné à vie, la

possibilité de critiquer sa compétence existe toujours, et c’est pour cela qu’il devra

continuellement faire la démonstration de sa valeur par des exploits physiques ou des

épreuves.

Pour le Teyyam, on conçoit plutôt qu’un jeune homme recevant l’entraînement des

membres de son groupe aura un jour la compétence nécessaire pour performer la

possession lors des rituels. Cependant, les négociations de coulisses qui sont faites

pour la sélection des performeurs en vue des Teyyams, ou après ceux-ci, en vue d’un

prochain Teyyam, donnent lieu à des évaluations critiques du travail des performeurs,

où leur compétence peut aussi être contestée, ce qui démontre bien que la capacité

d’incarner le divin n’est pas une chose considérée comme acquise dans le rituel du

Teyyam. Ceci nous amène à croire que cette négociation qui a lieu dans les coulisses

permettrait aussi la possibilité de critiquer les capacités d’un ritualiste d’incarner le

divin et de le rendre manifeste.

Bien sûr, nous avons vu que dans le Teyyam les tractations de coulisses pouvaient

répondre à des jeux politiques ou des rapports de forces entre membres de statuts ou

de castes différentes, et que cela faisait partie des luttes de pouvoir qui ont lieu dans

l’arène du Teyyam, mais que cela n’empêchait pas nécessairement la valeur accordée

à la compétence d’un performeur. D’ailleurs, au sujet de la nomination d’un

velichappad, des questions de jeux politiques peuvent aussi orienter des décisions,

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177

comme le mentionne Seth (1995) dans le récit qu’elle fait des événements entourant

la nomination d’un velichappad, et auquel réfère aussi Tarabout.

Dans les événements rapportés par Seth, un jeune homme avait été depuis longtemps

pressenti pour devenir le prochain velichappad associé à un temple, mais suite à des

tractations en coulisse, le moment venu, on avait plutôt décidé que ce serait son jeune

frère qui hériterait de la position, même si, dans le cas présenté, on raconte que c’était

le jeune homme qu’on avait écarté qui avait affiché les meilleures dispositions pour

devenir un velichappad accompli. Cette étape de la nomination est critique, car, dans

le cas des velichappad, comme l’on y est habituellement nommé à vie, il ne peut y

avoir de réajustements ultérieurs, comme on pourrait le faire dans le Teyyam, en

remplaçant un ritualiste principal par un autre pour l’année suivante. Mais, encore

une fois, on présente des tractations de coulisses sur fond d’appréciation de

compétences pour un ritualiste chargé de la possession, et l’auteure souligne que ce

sont de probables jeux politiques qui ont empêché la personne la plus compétente,

d’obtenir la position de velichappad. Toutes ces tractations et ces jeux de pouvoir

autour de la nomination d’un ritualiste rappellent celles que l’on rencontre dans les

coulisses du Teyyam au sujet de la sélection du performeur principal. Cela nous fait

dire que pour la sélection d’un performeur dans le Teyyam, tout comme pour la

nomination d’un velichappad, même si l’on peut retrouver des rapports de forces

reposant sur des jeux politiques extérieurs au domaine rituel proprement dit, cela

n’empêche pas l’importance donnée à la capacité reconnue de manifester l’énergie

d’une divinité.

En soutien à son propos, Tarabout réfère à une légende du Kerala, faisant partie d’un

recueil d’anthologie rassemblé et écrit par Sankunni (2011), où l’on raconte la

contestation d’un velichappad par un notable de sa communauté. Nous référerons

aussi à cette légende pour montrer la nature de la relation entre un dévot et la déesse

qu’il vénère et l’importance que prend alors à ses yeux la compétence d’un ritualiste

désigné pour l’incarner lors des rituels. Évidemment, il s’agit d’une histoire

apparaissant dans une anthologie de légendes, mais le fait qu’un tel récit ait été retenu

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au fil des ans laisse penser qu’il répondait à des conceptions acceptées et reconnues

concernant, dans ce cas-ci, le velichappad, son rapport aux dévots et l’importance du

lien entre les dévots et la déesse, affirmant du même coup l’importance du rôle joué

par le velichappad dans sa communauté.

Dans l’histoire qui est racontée, il y avait un velichappad qui ne faisait pas

l’unanimité, et dont on disait qu’il n’était pas sincère, que tout ce qu’il faisait était

feint et semblable à du théâtre. On racontait que le mécontentement gagnait de plus

en plus les dévots qui se faisaient de moins en moins nombreux au temple, devant

cette situation, un notable avait décidé de ne pas assister à un des rituels. Le

velichappad s’en aperçut et décida d’aller à sa rencontre et les deux se rencontrèrent

sur la route. Ils eurent une discussion au cours de laquelle le notable critiqua

vertement le velichappad, lui reprochant son manque d’authenticité et d’ainsi

contribuer à ruiner la réputation de la déesse qu’il devait incarner. Suite à cette

discussion animée, le velichappad annonça que la situation serait bientôt résolue, puis

il retourna au temple. Arrivé sur les lieux, il s’effondra au sol. On le ramena chez lui,

et l’on raconte que sept jours plus tard il mourut de la variole.

Une des choses que nous retenons dans cette histoire, c’est l’importance pour le

notable et pour les gens de la communauté de pouvoir compter sur un ritualiste

compétent chargé de la possession, qui ne feint pas la possession et qui assure une

bonne relation avec la déesse. Il ne s’agit pas de discuter de la véracité des faits

rapportés, mais de souligner que les conceptions entourant la possession, contenues

dans cette histoire étaient assez importantes pour avoir été transmises au fil des

générations par l’intermédiaire de cette légende. Encore une fois, nous pensons que

cette exigence des dévots, cette importance que revêt pour eux un médium de qualité

est aussi présente dans le Teyyam. Et, de plus, nous soutenons que c’est à ce type

d’exigences, qui se manifeste dans les coulisses, que seront confrontés les jeunes

performeurs du Teyyam.

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4.2.2 Parole divine et contestation

Bien que nous venions de faire un rapprochement entre deux institutions religieuses

et culturelles plutôt apparentées, il faut mentionner que cette disposition regardant la

possibilité de contester la possession a été relevée dans d’autres recherches sur la

possession. Dans un contexte himalayen de possession institutionnelle décrit par Berti

(1999, 2001), un possédé, qui incarnait la déesse d’un village, expliquait la sécheresse

s’abattant dans la région comme la conséquence d’un conflit villageois, et en

demandait la résolution, ce qui était contesté par les villages concernés. Cependant, le

ritualiste, qualifié par Berti de « maître-chanteur », avait manœuvré pour inclure

d’autres villages dans le processus jusqu’à ce que la parole de la déesse soit

finalement acceptée et qu’on acquiesce à ses demandes. Cet exemple permet de

constater que la critique de l’authenticité de la manifestation d’une divinité au cours

d’un rituel de possession institutionnel est donc un principe établi que l’on retrouve

dans plusieurs contextes. De plus, on peut voir dans la situation rapportée par Berti

que l’authenticité de la possession est contestée alors que le possédé, porté par

l’autorité de la déesse qu’il incarne, intervient directement dans un débat politique et

social. De la même manière, les performeurs du Teyyam pourront critiquer

ouvertement le système des castes lors des rituels, même devant leurs patrons de

hautes castes. Il n’est donc pas surprenant que la contestation de cette parole puisse

aussi être retrouvée dans le Teyyam, d’une façon indirecte, au moment de la

sélection. Si on n’a pas apprécié ce qui a été dit par un performeur au moment d’un

rituel, on pourrait manœuvrer pour qu’il ne soit pas choisi une prochaine fois. Et dans

un tel cas, c’est la capacité d’être un bon véhicule pour le dieu qui pourra être

invoqué comme argument. Autrement dit, il semble que le pouvoir accordé à cette

parole divine puisse faire l’objet d’une volonté de contrôle par certains acteurs de la

société, ce qui serait le cas pour le Teyyam.

4.2.3 L’importance de croire en la présence divine

Nous avons voulu appuyer, par ces références à d’autres cas de possession

institutionnelle, dans des contextes culturels très apparentés, l’importance accordée à

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l’authenticité de la possession pour les dévots, laquelle n’est pas nécessairement

garantie par les conventions du rituel, ce qui peut donner lieu à une appréciation

critique de la compétence d’un performeur à incarner le divin. Cela nous permet de

concevoir au sujet du Teyyam que lorsqu’on rapporte que les comités veulent les

meilleurs performeurs, ou qu’ils souhaitent des changements de performeur, il ne

s’agit pas seulement de critères artistiques généraux, ou le résultat de jeux politiques

entre gens de castes ou de statuts différents, comme cela existe aussi bien entendu,

mais que cela a aussi à voir avec les attentes que l’on attribue aux dévots de croire en

la présence divine lors des rituels, et de souhaiter sa manifestation. Mais est-ce que

tous les dévots partagent les mêmes croyances et les mêmes attentes au sujet de la

présence divine? C’est la question que nous allons aborder dans la prochaine partie.

4.3 Croyances et attentes des dévots du Teyyam

Nous avons vu que parmi les six critères que nous avons relevés pour évaluer un

performeur il y en avait qui étaient associés au fait de convaincre d’une capacité à

canaliser l’énergie des dieux, et nous venons de voir que cette faculté pouvait être

contestée. La croyance en la présence de cette énergie et la possibilité d’en contester

l’authenticité fait écho à la croyance des dévots, ce que nous allons regarder dans la

présente section. Nous voulons savoir ce qu’il en est pour le Teyyam, car cela

pourrait impliquer pour les performeurs une pression supplémentaire de convaincre

de leur capacité à manifester l’énergie d’une divinité. Dans un premier temps, nous

analyserons une recherche sociologique sur les croyances des habitants de la région

de Chirakkal, où l’on pratique le Teyyam, publiée par Ayrookuzhiel en 1983.

4.3.1 La recherche d’Ayrookuzhiel

4.3.1.1 Le contexte de la recherche

La recherche d’Ayrookuzhiel (1983) a été menée dans la région de Chirakkal où le

Teyyam est très implanté, mais où les hindouistes peuvent aussi fréquenter des

temples hindous plus orthodoxes, de tradition brahmanique, où la possession n’est

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181

pas présente. L’objectif de sa recherche était de comprendre comment les différents

habitants de cette région concevaient le « sacré ». Il s’interrogeait sur leurs

conceptions du sacré en référence à différentes croyances et traditions de

l’hindouisme, par exemple : croyance en un principe divin unique ou en une pluralité

de dieux, croyances aux arbres sacrés, aux rivières sacrées, etc. En ce sens, une partie

de sa recherche, sur laquelle nous nous pencherons, aborde la question de la croyance

en la possession lors des rituels du Teyyam.

Lors de son enquête, il a interrogé 263 personnes. De ce nombre, 26 se disaient non-

croyants, et 12 ne pouvaient se prononcer. Pour le reste, la majorité, 225 individus se

disaient hindouistes et affirmaient croire en des principes divins. D’ailleurs sur les

225 en question, les deux tiers disaient croire avant tout en un principe divin unique

auquel on pouvait référer au nom de sakti ou Isvaran, etc. Parmi eux, certains

expliquaient néanmoins la pluralité des dieux dans les traditions soit par la capacité

de cette sakti de se présenter sous diverses formes ou manifestations; ou soit par le

fait que les humains avaient développé diverses conceptions pour identifier ce

principe unique. Puis, il y avait un dernier tiers des individus interrogés qui

concevaient bel et bien l’existence de plusieurs dieux distincts.

Pour ce qui est de la partie de son enquête qui traite de la croyance en la possession,

187 individus sur les 225 hindouistes croyants ont pu être interrogés à ce sujet. Pour

être en mesure de bien comprendre la portée de ces résultats, nous regarderons la

composition de ce groupe de 187 pour savoir jusqu’à quel point et dans quelles

proportions les personnes interrogées pourraient être considérées comme dévots du

Teyyam.

Des individus appartenant à cinq castes présentes dans la région ont participé à la

recherche. Parmi les plus hautes castes, il y avait les Nayars, les Chaliyas et les

Vaniyas; pour les basses castes, on trouvait les Thiyyas, et les Pulayas, au niveau

intouchable. Bien qu’en général les hautes castes soient plus associées aux traditions

brahmaniques et les basses au Teyyam, il faut mentionner que les Vaniyas sont

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directement impliqués dans le Teyyam et possèdent leurs propres sanctuaires; et que

chez les Chaliyas il y a des sous-groupes qui sont très investis dans le culte du

Teyyam; tout comme chez les Nayars où l’on retrouve aussi des sanctuaires qui y

sont consacrés. En fait, Ayrookhuziel considère qu’à différents degrés les membres

de ces cinq castes sont impliqués dans les deux traditions. On peut donc penser que

parmi les 187 individus interrogés au sujet de leur croyance en la possession lors des

rituels du Teyyam, malgré qu’une bonne part d’entre eux soient familiers avec le

Teyyam et assistent aux rituels, que certains d’entre eux pourraient toutefois ne pas se

définir en priorité comme des dévots du Teyyam, parce qu’ils donneraient plutôt

préséance à la tradition brahmanique. Cela pourrait contribuer à expliquer, comme

nous le verrons, qu’une bonne part d’entre eux puisse ne pas croire à cet aspect du

culte du Teyyam qu’est la possession.

En effet, au regard des résultats qu’il a obtenus, Ayrookhuziel affirme qu’un tiers des

gens interrogés disaient croire en cette présence divine dans le corps du performeur,

alors que les deux autres tiers affirmaient ne pas y croire. Il signale que les croyants

se situaient surtout vers les basses castes qui sont aussi plus associées à ce culte.

Questionnés plus spécifiquement au sujet de la présence divine pour expliquer la

marche sur le feu des performeurs, 62 croyaient que cela était possible grâce à la

présence divine, mais ils soulignaient aussi l’importance des restrictions, jeûnes et

abstinences auxquels le performeur doit s’astreindre afin de recevoir la sakti dans son

corps. Ces remarques sont très importantes, surtout dans un contexte où des

performeurs pourraient vouloir aujourd’hui des accommodements face à ces

rigueurs. Ensuite, il y avait un autre groupe de 49 individus selon qui la marche sur le

feu était possible grâce à la bhakti, la dévotion des performeurs, sans que l’énergie

divine soit présente dans leur corps. Puis, il y avait un dernier groupe de 74 personnes

interrogées pour qui ces exploits s’expliquaient par le courage des performeurs, sans

relation avec le divin.

On peut donc constater que si 1/3 des répondants croient en la présence divine dans le

corps du performeur, 2/3 n’y croiraient pas. Par contre, on ne sait pas combien

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d’entre eux se considèrent prioritairement comme des dévots du Teyyam. De plus, si

certains disent ne pas croire en la présence divine dans le corps du Teyyam, on ne sait

pas combien parmi eux pourraient néanmoins croire en la possibilité de faire entendre

leurs vœux à la divinité lors d’un rituel, par l’intermédiaire du performeur, pour faire

en sorte qu’elle puisse répondre à leurs demandes.

Malgré tout, on peut compter sur le fait qu’autour du Teyyam graviteraient des

hindouistes pouvant croire ou non à la possession lors des rituels. Le fait que sur cinq

castes interrogées, trois étaient directement associées aux cultes du Teyyam, et que

certains sous-groupes des deux castes plus élevés donnaient aussi une grande

importance au Teyyam, donne à penser qu’un nombre important des gens interrogés

pourraient se dire dévots du Teyyam. Toutefois, le fait que 1/3 seulement des gens

interrogés disaient croire en la possession donne à penser qu’il y aurait des gens

donnant une grande importance au culte du Teyyam qui ne croiraient pas en la

possession. Mais il y aurait aussi un bon nombre de dévots qui y croiraient

complètement, et qui constituent sans doute une base importante à la continuité des

activités de ce culte.

On peut donc penser que non seulement cette croyance en la possession lors des

rituels n’est pas acquise, mais qu’en plus on puisse même douter de sa possibilité, un

principe pourtant au centre des conceptions de ce culte. De plus, on peut déduire aussi

que pour les dévots les plus importants du culte, et qui croient en la présence divine,

la démonstration d’exploits physiques peut tenir lieu de preuve pour confirmer cette

présence divine. On peut donc penser qu’il sera important qu’à leurs yeux les

performeurs réalisent ces exploits de façon convaincante.

Dans le cas du velichappad analysé par Tarabout, ce qui est développé c’est l’idée

que l’on puisse contester l’authenticité de la possession, mais sans remettre en

question son principe. Ici, à la lumière des données fournies par Ayrookuzhiel, c’est

la possibilité même de la présence divine faisant irruption dans le corps du possédé

qui pourrait être remise en cause par des dévots.

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Tarabout évoque le fait que la possession repose sur un univers de discours qui

engendre des variabilités dans la façon de concevoir les choses, ou de les raconter,

mais que ces discours, malgré les variantes qu’ils apportent, soutiendraient toutefois

les croyances générales en leur manifestation. Ce que l’étude d’Ayrookuzhiel peut

toutefois laisser sous-entendre, c’est que certains discours en circulation pourraient ne

pas admettre la croyance en la possession. On pourrait alors se demander quel serait

l’effet sur la continuité ou l’évolution de ce culte, si de tels discours appelant à ne pas

croire en la possession venaient à s’amplifier chez les dévots.

Nous pouvons donc concevoir qu’une bonne partie des dévots souscrivent

complètement à la possibilité de la présence divine lors de la possession, mais que

cette croyance ne serait pas entièrement acquise auprès de tous les dévots et pourrait

s’étioler au fil du temps sous l’effet de la circulation de certains discours critiques ou

au contact d’autres doctrines. Toutefois, il y aurait lieu de penser qu’il y aurait

toujours une bonne part de dévots très croyants et que ces gens-là – éléments sans

doute essentiels à la continuité du culte, du moins dans sa facture actuelle –

demandent à être convaincus de la possession, ce qui serait en partie à la charge des

performeurs, qui devraient y arriver en dépit de la présence des sceptiques et des

discours qu’ils peuvent faire circuler.

4.3.2 Croire en la présence divine en contexte de modernité

Si nous avons fait valoir, en référence à la recherche d’Ayrookuzhiel, que la croyance

en la possession peut être remise en cause par certains dévots dans un contexte où il y

a d’autres formes de croyances en concurrence, il y a lieu de se demander si le

contexte de modernité actuel ne pourrait pas participer à une tendance vers

l’élimination progressive de croyances telle que la croyance en la possession lors des

rituels. Comme nous le montrerons, bien qu’on ait pu observer aujourd’hui un certain

recul de ce genre de croyances basées sur la capacité d’un être humain d’incarner le

divin, il faut cependant souligner d’importantes exceptions telles que l’émergence,

par exemple, du guru Satya Sai Baba à qui ses dévots ont accordé le statut d’avatar et

la capacité de réaliser des miracles. Dans ce cas pourrait-on penser que des croyances

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basées sur la présence divine réelle pourraient subsister de façon importante dans le

Teyyam à notre époque, faisant en sorte que les performeurs auraient toujours la

charge d’en convaincre les dévots?

Tarabout (1997), comme nous l’avons évoqué au premier chapitre, a souligné que les

pratiques de l’hindouisme avaient commencé à suivre une tendance d’uniformisation

impliquant aussi l’adoucissement ou la suppression des éléments non orthodoxes

comme la possession ou le sacrifice d’animaux. Selon lui un processus complexe

serait en cours où joueraient plusieurs facteurs, comme l’implication de l’État dans la

gestion des temples; l’action de nouveaux riches à la recherche de « capital

symbolique » dans l’organisation des rituels; et l’effet des médias de masse. Pour lui,

ce mouvement est bien en marche, et il ajoute qu’en l’absence d’autorité centralisée

pour l’hindouisme, cette évolution risquait d’être inégale et générant même des effets

contradictoires, à contre-courants.

Dans un texte paru en 2005, Tarabout s’interroge sur l’évolution du sens donné au

Teyyam en contexte de globalisation, et fait valoir que ce rituel local aurait fait

l’objet de plusieurs projets de redéfinition le mettant en relation avec le global. À

propos de la possible évolution des croyances des dévots, il réfère à Freeman (1991)

qui affirmait avoir l’impression que certains jeunes hommes présents dans

l’assistance lors des Teyyams ne souscrivaient pas nécessairement entièrement au

système de croyances relatif au culte. Tarabout fait aussi référence à un article de

journal 13 où l’on reprenait une certaine définition du Teyyam en circulation qui

mettait de l’avant les qualités morales et artistiques du rituel ainsi que sa dimension

historique. Il développe l’idée que plusieurs personnes auraient pu avoir intériorisé

cette conception du Teyyam, et assisté aux rituels, sur les lieux de cultes, en accord

avec cette définition folklorique du Teyyam. Cela correspond aussi à ce que Périgaud

(2008) a rapporté d’une entrevue qu’elle a fait avec un folkloriste qui lui a confié ne

pas croire aux conceptions mises de l’avant par le culte, mais apprécier assister à des

13 Article écrit par K.K. Gopalalakrishnan dans le journal The Hindu, le 6 mars 1994

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Teyyams parce que ça lui rappelait sa jeunesse, et parce qu’il aimait cette occasion de

rassemblement collectif.

Afin d’expliquer l’importance donnée encore aujourd’hui au Teyyam, des chercheurs

évoquent, entre autres, des facteurs non reliés à la croyance religieuse. Freeman

(2003) fait valoir l’idée qu’en plus de considérations d’ordre religieuses l’intérêt pour

le Teyyam pourrait aussi provenir du fait que l’on chercherait à se situer face à une

culture occidentale de plus en plus intrusive dans un monde globalisé, le Teyyam

permettant de proposer une vision du monde alternative. Vadakkiniyil (2009, 2010),

pour sa part, évoque notamment la dimension identitaire comme facteur pour

expliquer le succès actuel du Teyyam, en référant à l’activité de Kéralais travaillant

dans le Golfe Persique sur des blogues consacrés au Teyyam, et par le fait que le

rituel et ses mythes permettraient de réfléchir aux inégalités qui traversent toujours

cette société.

Nous venons de voir qu’il y aurait plusieurs raisons de penser que la croyance en la

possession pourrait être en recul. Malgré tout, ce que la recherche d’Ayrookuzhiel

(1983) démontre, c’est que même si certaines personnes affirment ne pas croire en la

possession, d’autres dévots pouvaient encore y croire, comme ils croyaient toujours

au pouvoir d’intervention des dieux en leur faveur. Nous ajouterons, en référence au

succès du gourou Sai Baba, notamment auprès de dévots provenant en grande partie

de la classe moyenne, que la croyance dans les manifestations divines peut encore

avoir beaucoup d’écho dans l’Inde actuelle. Comme le mentionnait d’ailleurs

Tarabout (1997), le processus d’uniformisation de l’hindouisme, qui tendrait à faire

disparaître des manifestations comme celle de la possession, s’accompagne aussi de

mouvements à contre-courant.

Dans le cas de Sai Baba, bien qu’on réfère à des miracles, des épisodes de guérison et

de matérialisation, que l’on explique par le fait qu’il serait un avatar, et qu’il ne

s’agisse pas de possession à proprement parler, il s’agit tout de même d’un individu à

qui l’on confère la capacité de manifester un pouvoir divin. Cette dimension des

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croyances aux miracles de Sai Baba, même chez des gens éduqués, a été relevée par

Babb (1983, 1986) qui y voyait même les fondements de la relation que les dévots

entretenaient avec leur gourou. Il est vrai qu’il a aussi été évalué que le succès du

culte auprès de cette classe de la société pourrait s’expliquer par le fait que le culte ne

met pas l’emphase sur une forme d’ascétisme, mais plutôt sur le fait de donner au

prochain, ce qui est aussi compatible avec le fait d’avoir de bons revenus (Kent

2004). Néanmoins, la croyance aux miracles y est très forte dans ce mouvement,

comme nous avons d’ailleurs pu nous-mêmes le constater au cours d’une recherche

menée en 2012 14 dans un centre Sai Baba de la région de Montréal fréquenté par un

bon nombre d’immigrants éduqués en provenance de l’Asie du Sud.

Cela nous mène à affirmer que, bien que l’hindouisme évolue, que de nouveaux

mouvements religieux se forment et qu’on pourrait croire que des croyances, comme

la croyance en la possession, pourraient être en recul, certains mouvements religieux

fondent leur succès et attirent un grand nombre de fidèles aujourd’hui, avec l’idée

d’un individu capable de réaliser des miracles ou de manifester une énergie divine.

Ce qui veut dire que ce n’est pas parce que l’Inde, et de ce fait même le Kerala, se

modernise et l’hindouisme s’uniformise, qu’il faut nécessairement penser que la

croyance en la possession devrait reculer. En effet, des exemples comme celui de Sai

Baba, qui a connu un très grand succès jusqu’à son décès en 2011, montrent bien que

la croyance en la canalisation d’un pouvoir divin par un être humain peut trouver un

écho aujourd’hui en Inde auprès de gens éduqués et membres de la classe moyenne,

ce qui laisse penser que la croyance en la possession est encore présente. Il y aurait

donc lieu de penser, comme nous le proposons qu’il faille considérer la croyance des

dévots pour expliquer le maintien de la popularité du Teyyam, en compagnie

évidemment d’autres facteurs tout aussi essentiels, d’ordre social, économique et

identitaire que nous avons déjà présentés.

14 Il s’agit d’une enquête de terrain que nous avons réalisée en 2012 dans le cadre du projet de recherche Dimensions du pluralisme religieux québécois dirigé par Deirdre Meintel, professeur au département d’anthropologie de l’Université de Montréal.

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4.3.3 Démonstration de la présence divine chez le performeur

Nous venons de faire la démonstration que culturellement, à l’intérieur d’un système

religieux, on pouvait admettre la contestation de la présence divine dans le corps d’un

performeur lors de rituels de possession. Pour ce qui est du Teyyam, bien qu’il y ait

des épreuves physiques à cet effet, nous avons vu que la croyance en cette présence

divine n’est pas nécessairement acquise, puisqu’une partie des gens qui assistent aux

rituels pourraient ne pas y adhérer. Malgré ceci, il y aurait toujours une partie des

dévots qui y croit et s’attend à ce qu’un performeur puisse faire la démonstration de

cette présence divine. De plus, bon nombre de dévots placent beaucoup d’espoir dans

les requêtes qu’ils adressent aux dieux à l’occasion de la consultation, et plusieurs

d’entre eux organiseront même un Teyyam à leur domicile pour remercier les dieux

d’avoir répondu à leur appel. Donc nous en concluons que la croyance en la présence

divine dans le corps du performeur est attendue par une part importante des dévots

encore aujourd’hui. Maintenant, nous allons regarder comment un performeur peut

arriver à développer une bonne réputation, et voir ses compétences à cet effet être

reconnues.

4.4 La réputation d’un performeur

Maintenant nous regarderons de plus près comment se construit la réputation d’un

performeur. Nous avons vu que, pour être reconnu comme un bon performeur, il

fallait se faire reconnaître un ensemble de qualités que nous avons regroupées autour

de six critères. Ensuite, nous avons signalé que certains de ces critères relevaient de

l’aptitude, pour un performeur, à convaincre de sa capacité à canaliser l’énergie

divine. Ce qui était le cas de la capacité de résoudre les problèmes des dévots et de

s’en faire créditer, une croyance qui est aussi mentionnée pour expliquer la prospérité

du culte.

C’est donc premièrement à cette présumée capacité à résoudre les problèmes que

nous nous intéresserons, car nous avons appris que la reconnaissance de cette faculté

pouvait être importante pour la réputation d’un performeur, comme nous l’avait fait

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valoir Abhimanyu, un jeune performeur que nous avons interrogé. Abhimanyu, nous

a expliqué que si, à son jeune âge, 21 ans, il avait déjà obtenu le titre honorifique de

panicker, et donnait annuellement un bon nombre de performances, cela provenait en

bonne partie – en plus, bien sûr, de s’être consacré à son apprentissage avec beaucoup

de sérieux – du fait qu’il avait la réputation d’avoir une très bonne capacité à résoudre

les problèmes des dévots. Par exemple, il nous a mentionné le cas d’une jeune femme

désirant tomber enceinte, à laquelle il a annoncé que par son intervention son souhait

se réaliserait prochainement, ce qui a été confirmé l’année suivante lorsque la femme

s’est présentée avec un nouveau-né dans les bras. Abhimanyu a donc réussi à

développer une réputation selon laquelle, par son intermédiaire, les dieux répondent

aux demandes des gens et agissent pour remédier à leurs problèmes.

Une telle réputation basée sur le crédit que l’on accorde à un performeur pour ses

capacités à agir sur le destin des individus venus le consulter peut paraître inusitée,

car elle déroge aux conceptions habituelles où l’on crédite avant tout le dieu lui-

même pour les prières exaucées et les faveurs obtenues. Habituellement, on concevra

plutôt que le performeur est un véhicule pour le dieu, ou qu’en recevant son énergie il

remplit un rôle d’intermédiaire permettant une conversation entre le dieu et les

dévots, où des requêtes et des engagements pourront être formulés par son

intermédiaire. D’ailleurs Freeman (1991) expliquait qu’à l’occasion de faveurs

obtenues, le dévot reconnaissant devrait vouer un culte plus engagé envers le dieu qui

serait intervenu en sa faveur.

Dans ce genre de situation, le crédit est donc principalement accordé aux dieux, et,

dans le cas où les solutions demandées ne sont pas accordées, on conçoit qu’il s’agit

du résultat de la volonté du dieu qui a décidé de ne pas intervenir, pour des raisons

qui sont les siennes, et qui pourront être sujettes à interprétation. On ne conçoit donc

pas, de prime abord, que c’est le talent ou les capacités d’un performeur en particulier

qui sont en grande partie responsables du succès ou de l’échec. Ce qui est attendu

d’un performeur c’est surtout qu’il rende possible, via son talent et ses capacités, la

manifestation divine, afin de permettre au dévot, à l’occasion du Teyyam, au moment

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de la consultation, de communiquer au dieu des requêtes et d’assurer qu’elles soient

entendues. Une fois qu’elles ont été formulées au dieu, c’est ce dernier qui sera

responsable de répondre ou non aux demandes.

Le rôle du performeur est néanmoins essentiel à ce processus, et plusieurs des

qualités que l’on attend de lui pourront servir à convaincre de la présence divine lors

des performances. On peut donc concevoir que plus un performeur impressionne les

dévots par ses qualités générales et sa capacité à accomplir des exploits physiques

hors du commun, plus il aura de chance de convaincre qu’il est non seulement habité

par une présence divine, mais qu’il en est investi à un très haut niveau ce qui pourra

impliquer que la présence divine y soit supérieure et que les possibilités que le dieu

réponde aux demandes soient augmentées. Un crédit supplémentaire pourrait alors

être accordé au performeur qui réussit à convaincre d’un tel apport par sa prestation,

même si, ultimement, c’est au dieu lui-même qu’on attribuera la réalisation, ou non,

des demandes. Il semble que les comités soient conscients de cette confiance qui peut

être engendrée par un bon performeur auprès des dévots, et qu’une telle réputation

soit un gage de réussite et de respect pour un performeur.

4.4.1 Médiums, sorciers, possession et clientèle

Si nous nous référons à d’autres phénomènes de possession en Inde, nous pouvons

constater qu’il n’est pas inhabituel que l’on puisse accorder à un ritualiste en

particulier la capacité de faire intervenir le divin plus qu’un autre, et d’obtenir de

meilleurs résultats qu’un autre, mais dans ces cas de possession ou d’activité

médiumniques en dehors de contextes institutionnels, le ritualiste est habituellement

associé à un lieu fixe où il peut développer une clientèle basée sur une relation de

confiance.

Une chose est certaine, ce type de relation de confiance envers un intermédiaire, un

médium, ou un ritualiste, n’est pas du tout étrangère à la possession religieuse, au

contraire. Nous pouvons référer par exemple au cas rapporté par Trawick (1997), qui

a décrit les activités d’une femme qui, à son propre compte, incarnait une déesse, à

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Madras au Tamil Nadu, et qui recevait des gens qui souhaitaient une assistance divine

pour intervenir en leur faveur. Des années plus tard, de retour sur le terrain, Trawick

avait observé un niveau de vie beaucoup plus élevé chez cette femme. Cela

s’expliquait par le fait qu’elle avait connu beaucoup de succès avec ses consultations,

et que de plus en plus de gens avaient fait appel à ses services, notamment des gens

fortunés. Elle avait donc reçu des donations de plus en plus importantes entre autres

grâce à des épisodes rapportés de guérison suite à ses interventions. Un lien de

confiance s’était ainsi peu à peu créé entre elle et sa clientèle. On peut aussi très bien

concevoir que la circulation d’histoires d’interventions réussies peut contribuer à la

réputation d’un médium ou d’un spécialiste de la possession et à faire augmenter le

nombre d’appuis à son égard.

Un cas similaire est rapporté par Carrin (1999) au sujet des activités d’un médium

vivant au Karnataka, un état voisin du Kerala. Le médium avait avec lui des photos

de ses clients les plus prestigieux, dont un homme d’affaires de Bombay qui aurait

vécu une guérison et qui lui avait offert une automobile, laquelle avait ensuite été

vendue pour améliorer le temple. Carrin souligne que ce geste aurait d’ailleurs

« contribué à assurer sa réputation… ». Ce médium avait donc obtenu au fil des ans

du succès avec ses consultations, recevait des dons, mais il semble qu’il aurait été mal

vu qu’il fasse étalage d’une certaine prospérité financière. Néanmoins on peut

constater encore une fois la confiance conférée au médium spécialiste de la

possession par ses clients.

Il y a donc lieu de penser que ce type de relation de confiance envers un spécialiste

existe aussi dans le Teyyam, même si la relation entre le dieu et le dévot semble avoir

prédominance. Il est vrai que le performeur, dans le cas du Teyyam, à la différence

des exemples donnés ci-dessus, est dans une position de nomade, il va d’un temple à

l’autre et il pourra incarner jusqu’à 30 dieux différents. Il est donc moins facile de

savoir exactement où il performe, et il est moins reconnaissable et identifiable qu’un

médium disponible en tout temps dans un lieu précis. Mais il est toutefois associé à

un territoire et l’on peut penser que les dévots qui s’y trouvent auront l’habitude de le

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voir performer à plusieurs occasions au fil des ans. Mais cela n’empêche pas, comme

nos données le suggèrent, qu’une relation de confiance puisse s’établir entre un

performeur de Teyyam et un dévot, et que cela ait comme effet d’améliorer la

réputation d’un performeur.

D’ailleurs pour ajouter aux arguments déjà cités plus hauts, plusieurs performeurs

nous ont expliqué que les montants qui leur étaient remis lors des consultations, à la

fin des rituels, leur étaient remis personnellement afin de les remercier de leur donner

accès aux dieux. Ces contributions doivent être différenciées des donations, tout aussi

importantes, faites par les dévots et qui sont remises directement au temple, considéré

comme un des lieux de manifestation du dieu lui-même.

Ce type de relation de confiance envers un intervenant pour ses capacités

personnelles à répondre aux requêtes des dévots n’est pas non plus étrangère aux

conceptions culturelles qui gravitent autour du Teyyam, puisqu’un performeur de

grande réputation comme Radheshyam, que nous avons décrit au troisième chapitre,

gagne sa vie, pendant la saison basse, avec ses services de mantravadam, de

sorcellerie, avec lesquels il continue de faire ce qu’il fait dans le Teyyam, c’est-à-dire

d’aider les gens à résoudre leurs problèmes. Bien sûr, dans le cas de la sorcellerie, il

n’y aura pas de possession, mais on pourra solliciter l’intervention d’une divinité; et

c’est pourquoi, comme dans les cas de médiums dont nous avons discuté, une relation

de confiance pourra s’établir avec le sorcier. Comme le mantravadam est associé aux

Malayans et aux Pulayas, deux castes associées à la performance, on peut facilement

penser que les dévots du Teyyam puissent considérer que les performeurs ont aussi

des facultés personnelles leur permettant de solliciter les dieux, et que ces facultés

puissent être plus importantes chez un individu qu’un autre. D’ailleurs, chez les

astrologues, dont les activités peuvent être étroitement liées à celles du Teyyam, il est

question également de réputation, et la rémunération qui sera offerte à un astrologue

pour ses services sera déterminée en conséquence.

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4.4.2 Le pouvoir du performeur

Nous pouvons donc concevoir que la réputation de résoudre des problèmes, en plus

d’être créditée à des dieux ou à des temples, le soit aussi aux performeurs, ce qui peut

devenir un enjeu important pour la réputation de ceux-ci. En fait, on pourrait formuler

que le rôle principal des performeurs serait de convaincre d’une manifestation divine

permettant l’accès des dévots à une divinité, mais il y aurait, pour un performeur, la

possibilité de faire plus et de convaincre que l’on est soi-même un meilleur véhicule,

canalisant davantage d’énergie divine et améliorant les chances de succès des

requêtes des dévots faites auprès des dieux.

Au cours de nos entrevues, Sadashiv, un performeur qui est aussi ingénieur, dont

nous avons parlé au deuxième chapitre, nous a décrit tout le processus de la

consultation, des premiers moments de la possession jusqu’à la discussion avec le

dévot. Bien que ses propos n’évoquent pas la possibilité qu’un performeur ait de

meilleures aptitudes qu’un autre, il met tout de même de l’avant le rôle important du

performeur dans le processus ainsi que les pouvoirs particuliers qu’il acquiert au

moment de la possession, et qui font qu’il n’est pas un véhicule passif, une

marionnette entre les mains du dieu, contrairement à ce qu’un autre performeur nous

avait expliqué. Ce qu’il décrit laisse entrevoir qu’on peut, et c’est ce que nous

montrerons par la suite, concevoir que ces facultés particulières pourraient être plus

fortes chez un performeur ou un autre.

La description de Sadashiv, performeur de caste Vannan, ingénieur, professeur, du

processus de consultation est la suivante:

« When we perform the Teyyam, we have ornaments, we look at the mirror, and after that, we think we change from normal life to supernatural power. We think we made that thing instantly, but we change our surrounding, and we now behave like a god. When people come we look at their face, we will identify that they have some problems, we can say that. That’s the difference, when we perform the Teyyam, our mind level is changed to another level. It’s a supernatural power, we can’t explain it by word. Our mind is

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changed because of playing chandra and thottam. We change our mind to a dedicated level that is the Teyyam […]

When people have a problem, they approach the god. And tell all the problems to the teyyam. So the teyyam will consider all the points. And the teyyam will give the instructions, that what they have to do then they follow the teyyam […] Yes… go to the temple and do some prayers. Or otherwise, they will say… just to pray, don’t give anything else, just to pray hardly. That’s the best medicine. […]

But when the teyyam will say you will get that job, it will get practically. Similar to a blessing. Sometimes it is similar to a treatment of healing. Maybe you’ve heard that, similar to that…When we give the blessings, directly the blessing will go to them. What we say, it will come practically. »

Il faut souligner, dans cet extrait, l’emphase mise par Sadashiv sur les pouvoirs

surnaturels du performeur, ou la faculté de son esprit à atteindre de plus hauts

niveaux, ce qui contraste avec l’idée d’un performeur qui tiendrait le rôle passif d’un

véhicule au service de la déité; bien qu’il insiste aussi, dans la dernière partie de

l’extrait, sur l’action du teyyam, du dieu, pour intervenir en faveur du dévot. Même si

Sadashiv ne l’affirme pas directement, ses propos révèlent tout de même l’importance

qu’on peut accorder aux capacités particulières d’un performeur dans le processus de

réalisation des requêtes des dévots. Une telle conception ouvre la porte à l’idée que

certains performeurs puissent avoir de meilleures capacités que d’autres, d’où

l’importance pour eux de développer une bonne réputation auprès des dévots et des

comités.

4.4.3 La capacité de résoudre les problèmes des dévots

Nous allons donc continuer d’examiner cette capacité à résoudre les problèmes pour

essayer de comprendre ce qu’un performeur peut faire pour augmenter le crédit que

l’on pourrait lui accorder à ce sujet. Il s’agit d’un domaine difficile à analyser, sur

lequel nous devons toutefois réfléchir, non pas dans le but d’expliquer tout ce qui se

rapporte à ce phénomène, mais plutôt afin de cerner ce qui pourra nous aider à

comprendre comment on attribue le crédit et la reconnaissance concernant la

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résolution des problèmes rapportés et attendus par les dévots. À cet effet, nous allons

dès le départ distinguer deux aspects du phénomène étudié: le premier fait référence à

ce qui serait la faculté d’influer le cours des choses, des événements, une faculté dite

divine ou surnaturelle, pour le profit du dévot; et le deuxième concerne le fait pour un

performeur de se faire créditer de cette capacité.

Au sujet du premier aspect, la faculté présumée d’influencer le cours de choses, de

régler les problèmes, ou de réaliser les demandes des dévots, telle qu’elle est conçue

dans ce système de croyances, notre recherche ne pourra expliquer les causes qui sont

à l’origine des faits et événements que les dévots attribuent à une intervention divine

ou surnaturelle. Toutefois, certaines de nos données nous amènent à formuler

certaines hypothèses sur des facteurs pouvant contribuer à expliquer que des

interprétations soient formulées en accord avec des conceptions proposées par le culte

du Teyyam. Cependant, nous tenons à préciser que si nous abordons cet aspect du

phénomène étudié c’est avant tout en vue de mieux saisir le deuxième aspect

identifié.

4.4.4 Interpréter les concordances de faits

Tout d’abord, il y a ce que nous appellerons des « concordances de faits » qui

pourront faire l’objet d’interprétations. Pour commencer nous en donnerons quelques-

unes en exemple : (i) un individu demande un emploi au performeur qui incarne un

dieu du Teyyam, celui-ci lui assure qu’il en trouvera un bientôt, et quelques mois plus

tard, le dévot trouve effectivement du travail; (ii) une jeune femme fait le souhait de

tomber enceinte, le performeur incarnant le dieu lui promet que cela surviendra

bientôt, et dans les mois qui suivent, elle tombe finalement enceinte; ou (iii) un

homme d’affaires ayant des ennuis financiers demande au dieu que ses affaires se

rétablissent, on lui répond que sa situation va s’améliorer, et dans l’année qui suit,

comme on le lui avait prédit, il parvient à obtenir un gros contrat qui assure la

prospérité de sa compagnie.

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Devant ce genre de concordances de faits, il y aura différentes façons d’en interpréter

la cause, et nous en avons relevé ici trois qui seront pertinentes pour notre analyse :

1. La première façon d’interpréter est la croyance en une intervention divine,

comme le prévoient les conceptions qui sont à la base du culte du Teyyam.

Dans ce type d’interprétation, en général, on crédite le dieu pour le succès

obtenu, le fait que des problèmes aient été résolus, ou que des prédictions se

soient réalisées; mais comme nous l’avons vu on peut aussi reconnaître en

plus l’apport d’un temple ou celle d’un performeur.

2. La seconde est l’interprétation de la concordance des faits comme le fruit

d’une coïncidence, d’un hasard, ou alors tout simplement d’événements qui

surviennent dans la vie sans qu’une manifestation supérieure soit nécessaire

pour l’expliquer. Ce serait bien sûr la position de gens qui ne croiraient pas de

manière générale à ce genre d’intervention divine, ou alors de gens qui y

croiraient, mais pas pour tous les cas. Ils vont alors concevoir que les

événements rapportés correspondent à des situations normales de la vie, et le

fait qu’un homme obtienne un emploi, une femme tombe enceinte, ou qu’un

homme d’affaires décroche un contrat, ne nécessiteraient pas le recours à une

interprétation basée sur une intervention divine pour être expliquées.

3. La troisième interprétation en est une qui pourrait être celle d’un observateur

extérieur, d’un non-initié, de certains dévots, ou même – et c’est ce que nous

démontrerons par la suite – celle de certains performeurs. Cette fois, on pourra

concevoir qu’au moment de la consultation, le fait que le performeur incarnant

le dieu prenne le temps d’écouter, de rassurer, et d’affirmer qu’il se chargera

de régler les problèmes, ou de prédire leur résolution, occasionnerait un effet

bénéfique sur le dévot, en lui donnant confiance en ses moyens, et en

augmentant ses propres chances de faire arriver par lui-même ce qu’il désire.

Il est important de bien préciser que si cette interprétation pouvait être celle

d’un non-croyant, elle pourrait aussi être celle d’un dévot, ou d’un

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performeur, qui croit en l’action des dieux, mais qui pourrait concevoir que

l’intervention rassurante ou encourageante d’un performeur pourrait constituer

un facteur augmentant les chances de succès.

Nous venons d’identifier trois façons d’interpréter les concordances de faits, mais il

ne faut pas perdre de vue que si un individu peut recourir systématiquement à la

même façon d’interpréter, d’autres pourraient tout à fait varier la leur en fonction des

différents cas rapportés. Un dévot pourrait croire, dans un cas, à une intervention

divine; dans un autre, il pourrait voir une coïncidence; et dans troisième cas, il

pourrait considérer que c’est l’intervention bénéfique d’un performeur qui aura

permis de donner à un dévot le courage de changer lui-même sa condition.

Maintenant, nous allons vérifier comment, selon chacune de ces interprétations, il

sera possible de concevoir qu’un performeur puisse augmenter les chances que ces

concordances de faits se produisent suite à une de ses performances, ou alors pour

qu’il puisse augmenter les chances qu’on lui reconnaisse un certain crédit suite à des

résolutions de problèmes qu’on aurait identifiés.

Dans le cas d’interprétations qui proposent une intervention divine, on concevra que

c’est le dieu lui-même qui décide d’intervenir ou pas en faveur d’un dévot, et que le

rôle du performeur est de lui servir de véhicule. Toutefois, il est toujours possible que

l’on considère qu’un performeur soit un meilleur véhicule qu’un autre; et dans un tel

cas, oui, les qualités générales d’un performeur, ses exploits physiques, ses qualités

artistiques, son utilisation de la parole, pourront faire croire qu’il est un meilleur

véhicule, et lui permettre de recevoir une partie du crédit accordé au dieu lui-même,

mais une partie seulement.

Quand on applique l’interprétation qui conçoit les concordances de faits comme des

coïncidences, où des faits normaux pouvant survenir, il est clair dans ce cas qu’on ne

pourra créditer le performeur de quoi que ce soit en ce qui a trait à la résolution des

problèmes. Le performeur ne pourrait donc, en aucun cas, augmenter ses résultats

selon cette interprétation.

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Quant à la troisième interprétation, celle qui met de l’avant les qualités d’interaction

d’un performeur – et qui peut être couplée ou non à une croyance en la possibilité

d’une intervention divine –, elle est très intéressante parce qu’elle propose un

mécanisme pouvant intervenir concrètement pour augmenter les chances qu’une

concordance de faits puisse survenir, et que la situation d’un dévot s’améliore, tel que

prédit lors de la consultation, et suite aux conseils et aux encouragements du

performeur. Et c’est d’ailleurs ce qui est ressorti de certains témoignages de

performeurs que nous avons recueillis, comme celui de Bijal que nous verrons par la

suite. Selon cette interprétation, on concevra que les qualités d’interaction du

performeur peuvent contribuer, à divers degrés – et pas nécessairement dans tous les

cas – à faire en sorte que le niveau de concordance des faits puisse être plus élevé

pour un performeur qu’un autre, et ainsi engendrer une meilleure réputation à

résoudre les problèmes. Ce qui pourra donc faire en sorte qu’un performeur pourra

clairement se faire reconnaître de meilleurs résultats, une meilleure réputation, et d’en

être crédité personnellement. Cependant, bien que l’on puisse concevoir que

l’intervention d’un performeur puisse avoir un réel impact, il faudra, pour qu’il en

soit vraiment crédité, que les dévots et les membres des comités reconnaissent et

apprécie les qualités d’interaction du performeur et soient convaincus qu’elles ont

joué un rôle positif dans la résolution de problèmes, ce qui en soi n’est pas

nécessairement acquis.

4.4.4.1 Donner confiance et courage, enseigner à voir les choses autrement

Lors d’une entrevue, un performeur nous a dit que les gens étaient croyants, croyaient

au pouvoir des dieux, mais que de discuter avec eux de la résolution de leurs

problèmes contribuait à leur donner le courage et la confiance, ce qui les aiderait dans

la résolution de leurs problèmes. Ici, il n’est pas question des qualités que pourrait

avoir un performeur à cet effet, mais on évoque de mécanismes qui peuvent dans les

faits expliquer la résolution des problèmes sans évoquer nécessairement une

intervention divine. Bijal, dans son témoignage va un peu plus loin et explique

l’intervention du performeur qui va dans ce sens :

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Bijal (de caste Vannan, peruvannan et janmari) :

« Many many problems in people… They are speaking about many many problems… and questions […] Family problems… marriage problems… to get pregnant… son… job… variety of problems… love problem […] The Teyyam artist… teaches your mind. Many people are coming, and Teyyam artist teaches their mind. […] For example, someone come, and said: “My son is very sad”. The teyyam will speak to them: “Your problem will be solved”. This is what Teyyam does. You tell people: and then, people change their mind… »

Bijal met donc de l’avant, dans son témoignage, la possibilité pour un performeur de

changer l’attitude des dévots, ou leur façon de concevoir les choses, en les persuadant

que leur situation peut changer. On peut penser que lors d’une telle interaction, et

bien qu’ils croient tout de même au pouvoir du dieu, des dévots pourraient

reconnaître les capacités d’un performeur à intervenir auprès d’eux. De plus, comme

nous l’ont rapporté certains performeurs, cela pourrait amener ces dévots à agir par

eux-mêmes afin d’améliorer leur sort. Un performeur doté de ces qualités

d’interaction pourra certainement voir sa réputation grandir. D’ailleurs, il faut

souligner que lorsqu’on assiste à un Teyyam, cette qualité d’interaction est parfois

visible et palpable, et qu’on peut facilement remarquer que certains performeurs ont

plus de facilité à interagir et à communiquer avec les dévots que d’autres, en

s’engageant dans de longues conversations avec eux. Il nous est arrivé, par exemple,

de voir une scène au cours de laquelle une dame avait éclaté en sanglots en se

confiant à un teyyam, et le performeur avait passé avec elle plus d’une vingtaine de

minutes, en prenant le temps de l’écouter, et en lui parlant d’un ton rassurant; et

quelques minutes après la consultation, en compagnie de ses proches, la dame avait

retrouvé le sourire. En contraste, comme nous l’avons aussi observé, et de leurs

propres aveux, certains performeurs se contentent de donner des conseils très

laconiques aux dévots, par exemple ils leur disent simplement qu’ils vont se charger

de régler leurs problèmes, sans plus; ou alors, comme le rapportent certains auteurs,

on récitera des phrases médiévales et mystérieuses à l’attention des dévots.

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Nous avons eu l’occasion, lors de notre enquête de terrain, d’observer plusieurs

rituels de Muthappan performés par différents performeurs, et nous avons pu

effectivement noter une différence au niveau de la qualité d’interaction avec les

dévots d’un performeur à l’autre, malgré, il est vrai, les limites causées par notre peu

de compréhension de la langue utilisée. À l’une de ces occasions, lors d’un rituel

donné pour l’inauguration d’une maison, nous avons pu voir à l’œuvre Padmesh, un

performeur qui performe habituellement au fameux temple Parassinikadavu. Il a

commencé par performer le rituel comme on le voit habituellement, avec ses

séquences dansées et chantées bien connues, dans la cour de la maison. Les membres

de la famille concernée étaient présents et, comme cela se fait habituellement, les

gens du quartier étaient aussi invités, l’assistance était donc composée d’une bonne

centaine de personnes. Puis, est arrivée l’étape de la consultation où tous les gens

présents sur place ont pu faire la file pour s’entretenir avec le dieu. Par la suite, il y

eut une autre séance de consultation, mais offerte aux membres de la famille et aux

proches, qui s’est déroulée à l’intérieur de la maison et qui a duré près de deux

heures, pendant laquelle le performeur répondait à chacun des membres, et s’adressait

à eux personnellement. Les émotions vécues par les dévots étaient variées, certains

pleuraient, d’autres riaient, les adultes et les plus jeunes étaient captivés et écoutaient,

et la discussion était animée et soutenue; on pouvait sentir que l’on appréciait le

moment. Sans avoir pu comprendre tout ce qui s’est dit, nous avons pu remarquer que

la durée et la vigueur des échanges contrastaient avec d'autres performances de

Muthappan auxquelles nous avons assisté et qui n’avaient pas ce relief et cette

vitalité.

Il est donc probable que certains performeurs détiennent plus que d’autres ces

qualités d’interaction qui tiennent du conseil, de l’écoute, de l’empathie, de la

motivation, de la capacité d’insuffler de la confiance, du courage et de la

détermination chez les dévots. Et l’on pourrait se demander, dans le cas de temples

réputés, comme celui de Parassinikadavu, qui a connu un succès fulgurant basé

justement sur sa réputation à résoudre les problèmes, si des performeurs ayant de

grandes qualités d’interaction n’ont pas joué un rôle déterminant dans leur succès.

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4.4.5 Être à la hauteur des attentes des dévots

Comme nous l’avons dit, notre priorité était d’essayer de comprendre comment un

performeur pouvait améliorer ses chances d’augmenter sa notoriété en développant

une réputation lui conférant une bonne aptitude à résoudre les problèmes des dévots.

Nous avons ainsi pu identifier que certains performeurs peuvent améliorer non

seulement leur capacité à se faire créditer d’une intervention favorable, mais en plus

peuvent provoquer, par leurs qualités d’interaction, des améliorations dans la vie des

dévots en augmentant leur confiance et leur courage. L’ensemble de cette réflexion

était destiné à mieux comprendre le lien de confiance avec les dévots et la réputation

des performeurs.

Nous pouvons maintenant concevoir que si certains performeurs parviennent, grâce à

leurs qualités générales, à leurs capacités de convaincre de la présence divine, et

grâce aussi à leurs qualités d’interaction avec les dévots, à améliorer leur réputation,

on peut donc penser qu’il puisse y avoir une pression sur les performeurs à obtenir ce

type de notoriété. Cela peut constituer une lourde commande pour certains jeunes

performeurs, d’autant plus que les comités sont à la recherche des meilleurs

performeurs, ceux qui répondent le plus aux attentes des dévots. Bien que le dieu soit

généralement, et en priorité, crédité pour les problèmes réglés, on voit qu’un

performeur peut aussi recevoir une partie de ce crédit, et que cette appréciation peut

faire la différence au niveau de la réputation d’un performeur. Cette capacité d’être à

la hauteur des attentes est sûrement très importante, car comme nous le verrons dans

la prochaine section, il y a présentement un débat au sujet la compétence des jeunes

performeurs parmi les performeurs plus âgés, où certains estiment que plusieurs

jeunes manquent de rigueur et tiennent la confiance des dévots un peu trop pour

acquise.

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4.5 Débat sur la compétence des jeunes performeurs

4.5.1 Une divergence d'opinions

Les entrevues que nous avons faites au cours de notre enquête ont révélé qu’il y avait,

chez les performeurs de plus de quarante ans, un débat au sujet de la compétence des

jeunes performeurs. Comme nous l’avons démontré, les jeunes performeurs, pour

réaliser leurs aspirations, devront négocier dans les coulisses du Teyyam, et c’est

dans cette optique que le débat au sujet de leur compétence est à prendre en compte.

Nous avons donc observé qu’il y avait chez les performeurs d’expérience, plus âgés,

une grande divergence d’opinions au sujet de la compétence et du niveau

d’investissement des jeunes performeurs de la nouvelle génération. En effet, les avis

sont très polarisés : si une partie des performeurs plus âgés nous a communiqué de

très bons commentaires au sujet des jeunes, en affirmant qu’ils étaient prêts à

apprendre, dédiés, et qu’on les supportait dans leur apprentissage; une autre partie

d’entre eux nous a fait un constat très différent, dans lequel on insistait pour dire que

dans plusieurs cas les jeunes n’étaient pas prêts à performer, qu’ils n’étaient pas assez

investis dans ce qu’ils faisaient, et on leur reprochait de considérer le Teyyam comme

un travail rémunéré et non comme un rituel religieux au service de la communauté.

Comment expliquer ces opinions divergentes? Il est d’abord possible que l’approche

de ces jeunes performeurs puisse varier d’un individu à l’autre, d’un territoire à

l’autre, et que cela puisse expliquer les différences dans l’appréciation des jeunes

performeurs, mais il est possible aussi que les performeurs de plus de quarante ans

n’aient pas les mêmes critères, voire la même vision des choses, puisqu’ils peuvent

faire face à des enjeux différents sur leurs territoires respectifs. Toutefois, la

divergence très marquée entre les deux types de réponses nous a permis de constater

qu’il y avait un débat au sujet de la compétence des jeunes performeurs dans les

coulisses du Teyyam.

Comme nos entrevues ont été faites en majorité avec des performeurs, il nous est plus

difficile de savoir jusqu’à quel point ces deux façons d’apprécier les jeunes

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performeurs se retrouvaient aussi chez les dévots et chez les membres des comités de

temples. Toutefois, pour les dévots, à la mesure des discussions que nous avons eues

avec certains d’entre eux, nous pouvons dire que nous avons aussi reçu des avis très

partagés sur la question. Parfois on disait que les jeunes avaient une bonne

progression, et d’autres fois on affirmait que plusieurs d’entre eux n’étaient pas prêts

à performer des Teyyams d’envergure. Pour ce qui est des comités, si les deux

membres que nous avons interrogés se sont dits satisfaits du travail des jeunes,

d’autres entrevues réalisées avec des performeurs responsables des négociations ont

plutôt laissé sous-entendre que des comités leur avaient fait part de leur insatisfaction

concernant des performances données par des jeunes. Certains responsables nous ont

même dit qu’il s’agissait d’un des principaux défis des jeunes que d’être à la hauteur

des attentes de ces comités. Au niveau des performeurs, comme nous l’avons déjà dit,

il y avait des avis très partagés, et une partie des performeurs interrogés ont affirmé

être très inquiets de l’approche des jeunes par rapport au rituel du Teyyam. On leur

reproche de manquer de sérieux et de tenir les choses pour acquises. Il y a lieu de

penser que c’est la nécessité de convaincre de la possession lors des rituels et la

relation de confiance avec les dévots qui sont au cœur des préoccupations de certains

performeurs plus âgés, comme le démontrent les extraits d’entrevues suivants :

Chakradhar (48 ans, Vannan) est un performeur ayant le titre de peruvannan; il

performe aujourd’hui exclusivement Muthappan dans un temple où il détient des

droits :

« The young generation is not concentrating in Teyyam rituals completely. They think that the devotees will accept them even if they don’t perform wholeheartedly. […] Respect of people come of my good behaviour. »

Vaayu (47 ans, Pulaya) est un performeur de grande réputation, pour lui des dieux

comme Pottan Teyyam ont su inspirer la lutte pour l’égalité dans la société :

« To perform Teyyam in the correct sense, you have to learn it respectfully, you have to handle the ornaments and costumes with

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respect. The youngsters who are coming up don’t do it even if they are instructed to. They don’t know how to control their speech. At present the devotees respect Teyyam more than old times because people are losing their self-confidence. But the young performers are not taking it very seriously. Now it is a source of making money. […] Now there is a tendency for people other than the performing family to join performance because the income is attractive. »

Kartikeya (43 ans, Vannan) est un performeur de grande réputation ayant le titre de

peruvannan; il est reconnu pour performer pendant de très longues périodes sans

s’arrêter. En plus d’être très impliqué dans la formation de la relève, il est aussi le

responsable de son territoire et, selon ce qu’il nous a rapporté, il est celui qui décide

auprès des comités de la sélection des performeurs :

« The new generation of performers come to perform without learning and understanding the gods or goddesses they are representing. There is a tendency for the youngers to perform Muthappan point. Actually, they start learning to perform others Teyyams properly, and then only perform Muthappan. First they have to learn to perform thottam of Elladatow Bhagavaty who is the most important goddess of Vannan community. The young performers feel that performing acrobatics is what the devotees want, so it has become more a show than a ritual. […] Yes there is more Muthappan temple: it has become a business. Most of the performers don’t even follow the complete ritual. »

Les critiques sont assez sévères et assez explicites envers les jeunes

performeurs. Nous avons aussi recueilli des commentaires formulés à l’endroit des

jeunes qui avaient décidé de ne pas prendre cette voie, on nous a dit d’eux qu’ils

n’étaient pas prêts à faire quelque chose d’aussi dur et difficile, et qu’ils préféraient

viser des emplois de col blanc. Par contre, les critiques formulées dans les extraits

s’adressent bel et bien aux jeunes performeurs. Il nous a semblé que derrière ces

insatisfactions se profilait une réelle inquiétude pour la continuité du rituel. Si on a

souvent pointé les difficultés financières des performeurs pour dire que le Teyyam

était en danger, « a dying art », ici, pour certains performeurs interrogés, c’est

l’attitude des jeunes qui pourrait briser le lien de confiance entre dévots et

performeurs.

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Toutefois, il ne faut pas perdre de vue qu’un bon nombre d’autres performeurs que

nous avons interrogés ne sont pas d’accord avec ces critiques. On peut donc penser

que soit les critères ne sont pas les mêmes d’un performeur à l’autre, soit ce sont les

jeunes qui ont des approches et des degrés d’investissement très variables, mais dans

tous les cas il y a un discours inquiet et négatif qui circule chez certains

performeurs. Il y aurait lieu de penser que si ce discours se mettait à circuler de plus

en plus, notamment auprès des dévots, cela pourrait avoir certaines conséquences

négatives sur leur confiance envers le Teyyam, d’autant plus que, comme nous

l’avons vu en référence à Tarabout (1999), la possession repose sur un univers de

discours.

4.5.2 La réponse de Sanjith

Dans le deuxième chapitre, nous avons présenté plusieurs cas de jeunes performeurs,

parmi eux, il y avait Sanjith qui a fait des études universitaires et qui cherche

activement un emploi à temps plein, afin de bien gagner sa vie, mais qui souhaite

aussi devenir un performeur accompli, ce qui explique qu’il participe à des ateliers de

formation pour continuer son apprentissage. Nous avons vu que, contrairement à

d’autres jeunes son âge, Sanjith, à 25 ans, n’est pas en avance dans sa progression et

qu’il officie surtout comme assistant, ou dans des thottam ou vellatam. Quand nous

nous sommes entretenus avec lui, nous lui avons fait part de ces différents avis émis

par des performeurs plus âgés au sujet des plus jeunes, et bien que ces critiques ne lui

étaient pas adressées personnellement, il a paru affecté et déçu que ce genre de

commentaires puisse être émis, et il réagissait comme si on aurait pu les lui adresser.

Voici des extraits de son entrevue:

« The older performers, they have very deep knowledge. They know how to handle… they are very capable to handle all the situations… chandra, thottam... The new generation is more specialised, specialised in a couple of things, nowadays: specialisation. […] I always try to do better, to be a good student, to learn more things, from different persons, it helps to perform more and more. Dedication means using more time to learn more things, needs many years... In olden days, there was no workshop, only looking and

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hearing and after do the same. Today workshops helps the new generation to learn more. […] I am trying to learn more… learning never ends, we are student. To be dedicated is not the same for everybody. […] I am from Vannan community and we have some right to perform, and we are not ready to give that to other people… It is part of our culture, I am born in this family and I want to continue… »

On peut penser que ces critiques qui sont adressées aux jeunes performeurs

l’affectent, non seulement parce qu’elles proviennent de gens qu’il admire, mais

parce qu’il sent qu’on aurait peut-être pu les formuler à son endroit, ce qui lui

semblerait injuste, parce que personnellement les choses ne sont pas si faciles pour

lui, et qu’on ne peut lui reprocher un manque de bonne volonté et de ne pas faire

d’efforts. Il a dû travailler très fort pour réussir à se consacrer à la fois à ses études et

à son apprentissage de performeur. Il s’agit de deux projets très exigeants qui ne sont

pas faciles à mener de front. Pour bien réussir au niveau de ses études, il a dû investir

beaucoup de temps afin d’avoir de bons résultats, le seul moyen pour avoir du succès

et espérer par la suite décrocher un bon emploi. Il s’agit d’une situation qui n’est pas

facile, car beaucoup de jeunes aspirent à cette réussite et, comme le soulignait Sancho

(2012), plusieurs de ces jeunes, malgré leurs efforts, risquent de ne pas réussir à

atteindre leurs objectifs professionnels. Non seulement Sanjith a choisi de s’engager

dans cette course, mais, en plus, il y doit trouver le temps de se consacrer à son

apprentissage de performeur. Il nous est donc apparu déçu par ces commentaires,

parce qu’il considérait qu’il était entièrement dédié à ce qu’il tentait d’accomplir.

Pour lui, être dédié c’était de toujours continuer à apprendre, sans relâche, comme il

le fait, avec comme objectif de réaliser ce qu’il a entrepris : devenir un homme

respecté de la classe moyenne avec un bon travail, tout en devenant aussi un bon

performeur du Teyyam. Malgré tout, il faut souligner que le jeune homme demeure

très optimiste quant à ses chances de réaliser cette double carrière. Il a obtenu son B.

Com (baccalauréat en commerce) l’année précédente et il suit à l'heure actuelle une

formation destinée à l’aider à trouver un emploi. De plus, il est assez enthousiaste au

sujet des occasions de performer que son oncle lui a obtenues pour la saison

prochaine.

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Ce qui ressort de cette réponse de Sanjith, c’est la possibilité d’une certaine

différence de perception, entre les générations, où les défis rencontrés ne sont pas les

mêmes, ce qui ne signifie pas que ces défis sont moins exigeants et que le désir de

bien faire les choses n’est pas tout aussi important. Ceci étant dit, il y a réellement des

cas où certains jeunes ne sont tout simplement pas prêts à performer certains

Teyyams extrêmement difficiles comme ceux qui exigent la résistance au feu. Nous

avions évoqué précédemment l’échec d’un jeune performeur qui n’avait pu compléter

une telle performance, ce qui vient rappeler la grande difficulté de certains de ces

rituels et la nécessité d’une grande préparation, et d’un grand investissement.

4.5.3 Le sentiment d’appartenance

Nous avons pu constater, avec le témoignage de Sanjith, qu’il peut aussi y avoir une

différence de perception au niveau des générations. Justement, H.S. Pillai (2010),

dans le cadre de sa recherche, a mené une entrevue auprès d’un performeur et de son

fils au sujet de la performance. Il y décrit un grand contraste entre l’importance

donnée par le père à l’aspect religieux du rituel, et la conception du fils selon laquelle

le Teyyam était avant tout un art. Il est donc possible que malgré un grand

attachement au Teyyam il y ait des différences entre les générations pour convenir de

ce qu’est un bon performeur ou de ce que serait un performeur vraiment dédié, ou

même de ce que seraient les attentes des dévots.

C’est aussi ce genre de décalage intergénérationnel, non pas relatif à la façon de

performer, ou d’exécuter le rituel, mais dans la façon pour un performeur de

concevoir son rapport au Teyyam, les raisons pour lesquelles on a décidé de suivre

cette voie, que l’on retrouve dans les propos de Rajesh Komath, exprimés lors de son

entrevue avec Smriti Vohra (2011). Dans cette entrevue, Komath décrit que son père

donnait beaucoup d’importance au sens du devoir, démontrait une grande obéissance

envers les décisions des comités de temples, et acceptait la hiérarchie des rapports de

castes qu’on y retrouvait. Bien qu’il soit lui aussi devenu performeur, Komath est

beaucoup plus critique quant à ces rapports de castes qui imprègnent toujours le

Teyyam et n’hésite pas à les dénoncer.

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Komath, qui a le privilège et le mérite d’être à la fois performeur et chercheur, a

dénoncé plus d’une fois le fait que les inégalités de castes continuent de se reproduire

dans le Teyyam. Il a bien expliqué les raisons qui font que les membres des

communautés associées à la performance ont très peu bénéficié de la redistribution

des terres, et qu’ils n’ont pu compter sur de tels avantages pour accéder à une forme

de mobilité sociale. Il explique donc que les membres de ces communautés étaient

restés cantonnés aux métiers associés à la performance pour gagner leur vie,

notamment à cause de la persistance des divisions de castes dans la société et dans le

Teyyam, mais il ajoute qu’il y a également une certaine fierté d’appartenance envers

la tradition du Teyyam qui avait contribué à les maintenir dans ce champ d’activité

(Komath 2003). Malgré son niveau d’éducation et le fait qu’il soit chercheur et

professeur, et malgré les critiques qu’il a proférées contre le système des castes qui

prévaut encore dans le Teyyam, Komath est toujours performeur et, dans l’entrevue

qu’il donne à Vohra en 2011, il explique bien ce lien qui le lie au Teyyam. Les jeunes

que nous avons interrogés et qui nous ont communiqué leur désir de poursuivre cette

tradition malgré les difficultés encourues pourraient sans doute se reconnaître dans ce

témoignage offert par Komath en 2011. Cela donne à penser que si certains

performeurs voient le Teyyam d’une façon différente, cela n’empêche pas qu’ils

puissent le considérer avec autant de respect et y être autant attaché que leurs pères.

Voici un extrait de l’entrevue qu’il a accordé à Vohra en 2011 :

Rajesh Komath: « Our particular community life, which does not promise security or clear-cut notions of our future, takes us to an understanding of certain conditions of social life nearer to truth. Teyyam encompasses ourselves, fills our community awareness, our quest for art; it allows us to enter the complicated domains of healing, exorcism, sorcery, supplication. Performance allows us to forget our caste-inscribed social reality, allows us to die, in a sense… and perhaps allows us a vision of being reborn in a very different world, one of non-difference… »

Smriti Vohra: « Who/what would Rajesh be if he was compelled to give up Teyyam, or gave it up voluntarily? Can you imagine your life without Teyyam? »

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Rajesh Komath: « Teyyam is embedded and ingrained in me. It dwells in my consciousness as a living, dynamic, constant presence. It is reflected in my eyes, hands, mind, body, in my articulate language. Even if I decide to give up Teyyam, if I no longer take the form of God in the shrines, and no longer participate in any kind of rituals, I will not be able to escape Teyyam – it will always accompany me in the form of songs, dance steps, cadences of percussion, slow and fast… in other words, all the signifiers of performance itself. Whatever my condition, if you look at me closely you will find Teyyam reflected in my life… I can never be alienated from Teyyam, which has nourished my entire being from early childhood onwards. »

Komath admet ne pas avoir le même sens du devoir que son père qui se mettait au

service des comités de temples, et acceptait les relations de castes qui imprégnaient

ses rapports avec ses patrons. La vision de Komath n’est pas la même, pourtant dans

cet extrait on comprend que son attachement pour le Teyyam n’en est sans doute pas

moins grand.

4.5.4 Compétence et réputation

Nous avons vu qu’il y avait un débat sur la compétence des jeunes performeurs, et

que si certains performeurs étaient satisfaits de leur travail et de leur progression,

d’autres étaient beaucoup plus critiques. On a reproché aux jeunes de ne pas être

assez dédiés, de considérer le Teyyam comme un métier et de négliger sa dimension

religieuse, et on les a aussi accusés de ne pas prendre au sérieux la relation de

confiance que les dévots ont pour les Teyyams, de la prendre pour acquise. Nous

avons vu que cela pouvait rendre compte d’une diversité d’approche des jeunes par

rapport au Teyyam, et que si les jeunes faisaient les choses de façon différente, cela

ne voulait pas nécessairement dire qu’ils étaient moins dédiés, ou moins attachés au

rituel, mais plutôt que, ayant grandi à une autre époque, ils avaient d’autres

préoccupations, d’autres projets et une vision des choses différente qui les habitait.

Néanmoins, ce débat sur la compétence des jeunes, chez les performeurs plus âgés,

dans les coulisses du Teyyam, laisse entrevoir les inquiétudes de certains performeurs

sur l’avenir du rituel. Bien que les jeunes puissent avoir leur propre vision des choses,

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les dévots ont certaines attentes et un lien de confiance doit être maintenu avec eux.

De plus, pour la suite de notre réflexion, il ne faut pas oublier que ces performeurs

plus âgés, qui peuvent être critiques envers les jeunes, pourront aussi être de ceux qui

auront la responsabilité de les recommander auprès des comités, et de devoir se

justifier auprès de ces comités si certaines performances n’étaient pas appréciées.

Nous avons indiqué précédemment que certains jeunes étaient à la recherche

d’accommodements et que cela devrait être négocié dans les coulisses du Teyyam, où

il y avait des rapports de force en jeu; et nous avons mentionné également

l’importance d’avoir une bonne réputation afin d’être mieux considéré et améliorer

ses chances d’obtenir ce que l’on souhaite lors de ces négociations; mais il apparaît

maintenant que, dans ce contexte, il semble bien que cette réputation puisse être

menacée à l’interne, ce qui pourrait compliquer la tâche de certains jeunes

performeurs. Au cœur des attentes associées à la réputation, il y a aussi les notions de

devoir et de sacrifice de soi, articulées par certains performeurs chevronnés, qui

peuvent se retrouver en opposition avec des accommodements demandés par certains

jeunes; c’est cet aspect de la performance que nous regarderons dans la prochaine

partie.

4.6 Le sacrifice de soi

Nous avons vu, au cours du deuxième chapitre, que les jeunes que nous avons

interrogés voulaient réaliser leurs aspirations sans avoir à quitter le Teyyam, comme

ce fut le cas autrefois. Ils aspirent à devenir des performeurs accomplis, comme leurs

pères, tout en gagnant bien leur vie, du moins en évitant la pauvreté. Nous avons

identifié deux stratégies pour y arriver : premièrement, performer à temps plein

comme le veut la tradition; ou alors, prioriser un autre emploi bien rémunéré et

compléter avec la performance à temps partiel. Nous avons vu que, surtout pour la

deuxième stratégie, des accommodements pourront être nécessaires, notamment au

niveau des horaires, ce qui devra être négocié en coulisse, et où avoir une bonne

réputation sera certainement un atout. Nous avons vu que si les performeurs plus âgés

ont un sens du devoir très prononcé envers les dévots et les comités de temples, les

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jeunes semblent moins touchés par cette dimension tout en mettant de l’avant le désir

de poursuivre la tradition et leur admiration pour le Teyyam. Certains performeurs

ont même accusé ces jeunes de voir le Teyyam davantage comme un emploi que

comme un rituel religieux. Nous savons aussi que la performance peut entraîner de

sérieux problèmes de santé et de graves séquelles, et que les jeunes sont conscients de

ces dangers. Les plus âgés nous ont confié que cela constitue pour eux un sacrifice

qu’ils font pour le bien de la communauté, un service rendu pour que les membres de

la communauté puissent avoir accès à l’intervention des dieux, afin que leurs requêtes

soient entendues et leurs problèmes réglés.

D’un côté, il y a donc des jeunes dédiés, prêts à s’engager par attachement et

admiration pour cette tradition, plus que par devoir, comme ce fut le cas de leurs

pères; et d’un autre côté, il y a des problèmes de santé qui peuvent survenir, que l’on

peut considérer comme un sacrifice de soi, un sacrifice qui, comme nous l’avons

souligné, n’est pas nécessairement reconnu, car si un performeur n’est plus en mesure

de performer il sera généralement oublié et ne recevra pas d’égards particuliers pour

les services rendus par le passé. Comment les jeunes conçoivent-ils ce sacrifice? Il est

clair que les jeunes qui performeront à temps plein, compte tenu des exigences de

cette pratique, se retrouveront dans cette situation. Mais pour ceux qui pratiqueront

plutôt à temps partiel, ou alors qui se contenteront de Teyyams plus simples, mais

tout de même bien considérés, comme Muthappan, pourront-ils éviter de se retrouver

dans une situation où ils feraient le sacrifice de leur santé? Est-ce que cela peut avoir

des conséquences pour leur réputation? Les accommodements qu’ils demanderont

pour réaliser leurs aspirations peuvent-ils être perçus comme une façon d’éviter un

sacrifice qui est attendu par la communauté des dévots et des pairs? En effet, tout cela

aura certainement un impact sur la réputation du performeur, et influencera donc sa

capacité à obtenir les prochains accommodements dont il aura besoin pour concilier

travail et performance. Et même dans le cas des jeunes performeurs qui performeront

à temps plein, est-il possible qu’ils puissent souhaiter que les performances soient

moins exigeantes, en terme de durée, de lourdeur de costume, ou de temps

d’exposition à la chaleur?

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Il n’est pas facile de répondre à ces questions, on nous a cependant raconté que la

tendance, surtout au sud du Malabar, était de faire les feux et amoncellements de

braises encore plus haut, afin de donner un aspect plus spectaculaire au rituel, ce qui

ne va pas dans le sens des accommodements que les jeunes pourraient demander.

Mais en fait, ce que nous croyons avoir compris, c’est que les dévots ne semblent pas

avoir d’attentes ni de reconnaissance particulière pour ces sacrifices de la santé du

performeur. Au contraire, ces sacrifices seraient plutôt sans importance pour les

dévots, et c’est ce qui expliquerait que les performeurs soient ignorés lorsqu’ils ne

sont plus en mesure de performer. Pour contrer ce phénomène, les performeurs, de

leur côté, comme nous l’avons souligné précédemment, peuvent essayer de souligner

la valeur de leur engagement, de ce sacrifice qu’ils font pour leur communauté, ce qui

ne sera pas nécessairement toujours reconnu. En fait, la reconnaissance serait

meilleure aujourd’hui qu’elle ne l’a jamais été envers le performeur actif, mais une

fois qu’il a terminé ses années de service, comme nous l’avons souligné, il n’y a

toujours pas d’égards particuliers qui lui sont rendus. Ceci pourrait en partie

expliquer l’action de l’Académie de Folklore du Kerala et des associations de castes

de performeurs qui luttent auprès des gouvernements pour que des pensions soient

données aux performeurs retraités.

Dans l’analyse de cette situation, ce que nous avons mis à jour, c’est qu’il y aurait

l’affrontement de deux conceptions différentes concernant les notions de sacrifice de

soi et de protection divine lors des rituels, ce qui expliquerait la différence de point de

vue entre les dévots et les performeurs. Tout d’abord, dans le Teyyam, tout comme

dans d’autres rituels en Inde et au Kerala, lorsqu’il y a des exploits physiques à faire

pour expliquer ou prouver la présence d’une divinité, on ne s’attend pas à ce que le

performeur subisse des séquelles, au contraire, car on conçoit que c’est l’énergie

divine qui permet d’accomplir l’exploit (Tarabout 1986) et que le performeur est ainsi

protégé. Il en va de même lorsqu’on considère, pour les mêmes raisons, que la

douleur ne sera pas ressentie par les performeurs lors des rituels. Donc, d’après cette

conception des choses, l’énergie divine rend possibles les exploits physiques qui ne

devraient donc pas laisser de séquelles. Par contre, comme nous l’avons vu, les

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séquelles physiques font bel et bien partie du Teyyam, même si les conceptions qui

soutiennent le rituel ne le prévoient pas.

Les performeurs parlent de plus en plus de cette situation et font part de ces

problèmes, possiblement en partie pour attirer une sympathie ou une forme de

reconnaissance pour un sacrifice de soi qui aurait été fait pour le profit de la

communauté. Cependant, avec cette notion de sacrifice de soi, il semble qu’on réfère

à quelque chose de complètement différent, et qu’on invoque plutôt la notion du

sacrifice guerrier, présent dans le Kerala médiéval. Freeman (1991) y fait référence

dans son analyse du mythe du teyyam Kativanoor Veeran, mort sur le champ de

bataille. On retrouve donc, encore aujourd’hui, dans le mythe d’un teyyam très

populaire, cette idée du sacrifice de soi dans un contexte guerrier et militaire. Il y

aurait donc deux conceptions des choses qui s’affronteraient : tout d’abord l’idée que

la présence divine devrait protéger un performeur de toutes séquelles physiques; et de

l’autre la valorisation du sacrifice guerrier du Kerala médiéval toujours présent dans

les mythes du Teyyam.

Il y a donc d’un côté des dévots qui n’accordent peu ou pas de valeur aux séquelles

physiques encourues par les performeurs, parce qu’elles ne devraient pas survenir,

puisque le performeur devrait recevoir la protection de la dinivité qu’il incarne lors

des rituels; et de l’autre, des performeurs qui tentent de valoriser ces blessures et

séquelles, afin d’obtenir une certaine reconnaissance de la part des dévots pour le

coût physique payé dans l’exercice du Teyyam, puisqu’ils consdièrent qu’ils font le

sacrifice de leur santé physique pour le bien de la communauté, comme un guerrier

pourra se battre jusqu’à mourir au combat lui aussi pour protéger sa communauté.

Nous pouvons donc dire que le sacrifice de la santé physique, qui peut être interprété

comme un sacrifice de soi, bien qu’il ne soit pas reconnu directement par les dévots,

risque tout de même de se produire pour un bon nombre de performeurs qui devront

accomplir des exploits physiques pour faire la preuve de la présence divine lors du

rituel. Il faut bien comprendre cependant que s’ils demandent une reconnaissance en

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retour de ce qu’ils considèrent être un sacrifice de soi, cela ne pourra pas les

dispenser d’avoir à accomplir ces exploits physiques et d’encourir les risques d’en

garder des séquelles.

De plus, cette reconnaissance pour le sacrifice de soi ne sera probablement pas facile

à obtenir, car si certains performeurs mettent l’accent sur les problèmes physiques

développés au fil de leurs années de service, ce n’est pas le cas de tous. En effet, un

performeur dans la cinquantaine nous a déclaré qu’il n’avait pas personnellement

connu ce genre de problèmes, ce qu’il expliquait par le fait qu’il observait les

restrictions et honorait les dieux, qui en retour le protégeaient lors des rituels.

4.7 Du sacrifice de soi aux demandes d’accommodements

Si nous avons déjà parlé de certains accommodements relativement aux horaires des

performances, pour permettre à un jeune homme d’avoir un autre emploi à temps

plein bien rémunéré tout en continuant à performer à temps partiel, il pourrait aussi y

avoir des demandes d’accommodements en vue d’éviter les risques de blessures

engendrés par certains rituels, en les rendant plus faciles. Ou alors, on pourrait tenter

d’esquiver ces exploits physiques en se concentrant, par exemple, sur des

performances de Muthappan, ou d’autres Teyyams moins exigeants, une façon

indirecte de le faire. Le défi qui surviendrait, si l’on parvenait à obtenir ce genre

d’accommodement, ou si l’on parvenait à éviter les performances les plus

dangereuses, sera de réussir à garder la confiance des dévots et de maintenir une

bonne réputation.

On peut donc dire que pour de jeunes performeurs, comme nous en avons rencontré,

qui sont prêts à entreprendre ce métier, sans compromis, selon la tradition, comme

leurs pères le faisaient, il y aura certainement des problèmes de santé physique qui

apparaîtront au fil des ans. Et l’on peut penser qu’eux aussi seront à la recherche

d’une reconnaissance auprès de leur communauté pour le sacrifice de leur santé

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physique, non seulement au moment de se retirer, mais aussi pendant les années où ils

performeront.

Pour les performeurs à temps partiel, qui performeraient moins régulièrement, et qui

verraient leur corps moins exposé aux dangers des exploits physiques, il y aura

certainement une meilleure chance d’échapper aux problèmes de santé. Leur

réputation ne devrait toutefois pas être nécessairement revue à la baisse pour cette

raison, pourvu bien sûr qu’ils aient l’occasion de prouver leur valeur en

accomplissant ce type d’exploits lorsqu’ils performent, même s’ils le font moins

souvent. Mais on peut penser que le fait de performer moins souvent, dans certains

cas, pourrait rendre plus difficile le fait de développer une grande ou une très grande

réputation de performeur.

Par contre, pour ceux qui seraient à la recherche d’une réduction de difficulté des

épreuves, afin d’éviter encore mieux le risque de séquelles, qu’ils soient performeurs

à temps plein ou à temps partiel, il pourrait y avoir un risque de mauvaise

appréciation de leur compétence, car il est attendu qu’un bon performeur doit être

capable de réaliser ces exploits, une façon de démontrer sa capacité à canaliser

l’énergie divine, ce que les performeurs ont toujours été en mesure d’accomplir.

Sans changer toutefois la difficulté de certains rituels, et comme nous l’avons évoqué,

certains pourraient se réfugier dans la performance de Muthappan, qui ne comporte

pas d’épreuves physiques et donc pas de risques de blessures graves. Sans compter

que ce Teyyam offre en plus pour les performeurs à temps partiel de bonnes

possibilités d’accommodement au niveau des horaires. Par contre, ce pari comporte

une part de risque, car, même si le dieu est extrêmement populaire, il semble qu’on

soit conscient de la plus grande facilité de son rituel. C’est ce qui avait été évoqué

dans le rejet d’un performeur dans un processus de sélection rapporté par Vadakiniyil

(2009), où une des raisons avancées, pour supporter une décision attribuée à la

déesse, était que le performeur avait surtout performé des Teyyams de Muthappan au

cours des dernières années. Les performeurs qui voudraient atténuer les risques de

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certains rituels pourraient donc manœuvrer pour performer surtout Muthappan, ce qui

contribuerait à leur éviter des problèmes de santé, mais le fait qu’ils aient moins

d’occasions de prouver leur valeur en effectuant des exploits physiques pourrait

occasionner une moins bonne appréciation de leur compétence.

Ce que l’on peut dire c’est que malgré le fait que les dévots ne demandent pas ce

sacrifice de soi, indirectement, par leurs attentes, ils l’exigent des performeurs,

puisque le fait de réaliser des exploits physiques pour convaincre de la présence

divine, ou pour être fidèle à la tradition, entraîne des problèmes de santé. Si les

performeurs à temps partiel pouvaient malgré tout éviter ces problèmes, parce qu’en

performant moins souvent ils réduiraient le risque de dommages causés à leur corps,

il faut souligner que le fait de performer moins comporte toutefois d’autres

désavantages, comme de laisser moins de temps pour acquérir l’expérience nécessaire

à une bonne réputation. En effet, l’expérience s’acquiert beaucoup plus rapidement

pour un performeur à temps plein que pour celui qui n’œuvre qu’à temps partiel. Le

performeur à temps plein saura sans aucun doute beaucoup plus rapidement faire la

démonstration de sa compétence en fonction des critères que nous avons mentionnés

en début de chapitre. On se rend compte que, dans tous les cas, ce qui est en jeu,

lorsqu’on discute de sacrifice de soi et d’accommodements, c’est la réputation d’être

un bon performeur, un performeur compétent, et la nécessité de convaincre de la

présence divine.

4.7.1 Accommodements et préservation de l’efficacité du rituel

Il faut aussi ajouter que les demandes d’accommodement que nous venons de

mentionner, si elles amènent des changements visibles aux rituels, par exemple par

une atténuation des exploits physiques pour moins de risques de blessures, pourraient

être mal vues par les dévots, les comités et certains pairs, puisque l’on considère que

l’efficacité des rituels vient aussi du fait que ces rituels sont demeurés inchangés

depuis des siècles.

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Comme nous l’avons mentionné, les performeurs essaient de garder le rituel le plus

intact possible, et de transmettre la tradition à la génération suivante sans que rien ne

se perde, ce qui aurait à voir avec la croyance que l’on a de l’efficacité des rituels.

C’est parce que l’on est persuadé que l’on refait exactement ce qui a été fait il y a des

centaines d’années que l’on croit que les mêmes dieux pourront continuer de se

manifester comme ils le faisaient autrefois. Même pour ceux qui auraient une vision

folklorique ou artistique du Teyyam, il y aurait encore une fois une volonté de

préservation du rituel auquel on accorderait une valeur morale et historique.

Et c’est ce qui fait que l’on pourrait dire que les plus grands changements qui sont

survenus dans le Teyyam sont plutôt de l’ordre de l’intangible, de ce qui ne peut être

observé à l’œil nu. On peut à ce sujet évoquer les motivations et les aspirations des

ritualistes, l’évolution des rapports de force dans les coulisses du Teyyam et la

transformation du sens donné au rituel par les dévots, au niveau identitaire ou au

niveau des possibilités qu’il leur offre d’augmenter leur statut par leurs contributions

financières. Dans le contexte de modernité, le rapport que les gens entretiennent avec

le rituel pourra s’être modifié et répondre à d’autres nécessités, bien que la dimension

religieuse semble être demeurée capitale. Malgré ces changements, la structure du

rituel, son aspect visuel et ses composantes artistiques sont restés en grandes parties

les mêmes, autant au niveau des mythes que des pas de danse, des chants, des

séquences rituelles. Il en va de même pour la représentation de l’ordre des castes dans

la mise en scène du rituel.

Comités et dévots pouront avoir des attentes à l’effet que l’on préserve le rituel d’un

point de vue formel, même si bien entendu des changemens se produisent au fil du

temps; et par ailleurs les performeurs sont aussi fiers d’être les détenteurs de ce savoir

plus que centenaire et les dépositaires de cette très ancienne tradition qu’ils

contribuent à faire perdurer. Nous pouvons dire qu’avec une telle vision des choses, il

y a peu d’espace pour rendre le rituel plus moins exigeant, plus facile. Les demandes

d’accommodements des jeunes performeurs doivent donc être faites prudemment, car

la perception que les dévots auront de leur compétence pourrait en être affectée; en

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effet, c’est avant tout de la nécessité de convaincre dont il s’agit, soit l’outil principal

dont se sert le performeur pour établir une relation de confiance avec les dévots. Et

c’est ce qui est reproché aux jeunes performeurs par certains performeurs chevronnés

pour qui la relation de confiance entre les dévots et les performeurs est tenue un peu

trop pour acquise par certains jeunes. Dans la prochaine partie, nous dresserons donc

un bilan des défis qui attendent les jeunes performeurs de la nouvelle génération.

4.8 Les défis des jeunes performeurs

Nous allons maintenant procéder au bilan que l’on peut faire des défis qui attendent

les jeunes performeurs de la nouvelle génération qui aspirent à devenir des

performeurs accomplis tout en gagnant bien leur vie. Tout d’abord, nous avons

identifié deux stratégies : performeur à temps plein, avec emploi à temps partiel en

basse saison; et performeur à temps partiel conjugué à un emploi bien rémunéré à

temps plein. En fait, on peut dire que les défis du performeur à temps plein sont aussi

ceux de celui à temps partiel, mais que pour ce dernier, il y en aura d’autres qui

s’ajouteront. Après avoir présenté ces défis, nous discuterons des impondérables et

d’autres facteurs additionnels propres à la situation du Teyyam, qui nous aideront à

mieux mieux comprendre certains enjeux au cœur de ces défis.

Pour les jeunes performeurs à temps plein, il y a tout d’abord, comme nous en avons

discuté, l’importance de développer une bonne réputation et d’être considéré comme

un bon performeur selon six critères que nous avons identifiés et présenté en début de

chapitre : bon comportement et sens du devoir, maîtrise des rituels, qualités

artistiques. Il y a aussi les qualités d’interaction liées à la parole, qui selon certains

performeurs pourraient aider les dévots à régler leurs problèmes, et donc à contribuer

à convaincre d’une capacité à canaliser l’énergie divine. Ensuite, il faut mentionner

les exploits physiques tels la résistance à la chaleur du feu et le fait de pouvoir danser

avec des costumes très lourds sur de longues périodes, des dizaines d’heures, des

nuits entières, jour après jour, pendant la saison des festivals. Ces exploits physiques

sont très importants, car ils répondent d’une façon prévue aux conceptions qui

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soutiennent le rituel et attestent de la présence divine. Une fois la présence divine

assurée, on peut alors concevoir que les requêtes pourront être entendues par les

dieux lors de l’étape de la consultation. Puis il y a la capacité de se faire créditer la

résolution des problèmes par les dévots, et de s’en faire créditer. Ce qui correspond

d’ailleurs à la raison donnée par beaucoup d’interlocuteurs pour expliquer la

prospérité du Teyyam aujourd’hui. Nous avons vu que cette capacité est difficile à

saisir, à défnir, mais qu’elle est néanmoins considérée, et qu’elle permet de donner

lieu à une relation de confiance entre dévots et performeurs, ce qui aide à promouvoir

la réputation de ces derniers. Il est important de spécifier que bien que généralement

on crédite plutôt les dieux de la résolution des problèmes, les performeurs peuvent

aussi en être crédités de par leurs capacités à rendre possible la communication avec

eux. Toutefois, cela n’empêche pas qu’un performeur puisse aussi acquérir

personnellement, grâce à ses qualités d’interaction, cette réputation de résoudre les

problèmes auprès des dévots, ce qui constituerait un gage de réussite.

Les jeunes performeurs devront donc veiller à développer une bonne réputation,

démonter qu’ils sont de bons performeurs et qu’ils excellent dans les six critères que

nous venons d’exposer. Comme nous l’avons relevé, certains de ces critères

impliquent aussi pour un performeur de convaincre de sa capacité à canaliser

l’énergie divine, à la rendre manifeste. Il sera à la charge du performeur de

convaincre les dévots qu’il possède cette faculté à un très haut niveau, ce que nous

avons appelé la nécessité de convaincre.

Un autre défi qu’un jeune performeur rencontrera sera bien sûr d’obtenir un nombre

suffisant de performances, et cela pourra nécessiter des négociations avec les comités

de temples, négociations qui pourront être menées par un intermédiaire, le janmari,

ou un responsable désigné sur son territoire. Il pourra avoir des droits qui lui

confèrent des opportunités de performer, mais il y aura une part de négociation où ses

compétences seront évaluées et discutées. Il devra sans doute compléter avec un autre

emploi pendant la saison basse, et il aura, au bout du compte, des revenus modestes,

mais probablement comparables à ceux d’autres métiers courants, comme celui de

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travailleur de la construction. Par contre, son travail de performeur sera très exigeant

physiquement, et il restera toujours une part d’incertitude, d’insécurité, notamment à

cause de l’aspect saisonnier du travail et des risques de problèmes de santé. Comme

l’a suggéré un performeur que nous avons interrogé, lorsqu’un jeune performeur

deviendra soutien de famille, il réalisera que ses revenus sont beaucoup plus

modestes que ce qu’il aurait pu estimer au départ, ce qui lui laissera peu de marge de

manœuvre.

Pour les travailleurs à temps partiel, tous ces défis que nous venons d’exposer : la

nécessité de convaincre, la réputation, l’obtention d’occasions de performer et les

revenus, s’appliqueront bien sûr à leur situation, mais en plus ils devront faire face à

des défis supplémentaires. Tout d’abord, il faudra considérer qu’ils auront

probablement moins de temps à consacrer à leur apprentissage, ce qui peut rendre les

choses plus difficiles au niveau de leur capacité de convaincre, de leurs compétences

auprès des dévots, pairs et comités, et rendre plus difficile la négociation de leurs

occasions de performer en fonction de leurs horaires, car les performances, comme

celles de Muthappan, qui pourraient les accommoder, vont très certainement

intéresser d’autres performeurs pour les mêmes raisons.

Mais un des défis les plus importants pour eux sera sans doute de décrocher cet

emploi bien rémunéré auquel ils aspirent. Ils auront travaillé très fort au niveau de

leurs études, ils seront allés à l’université, et auront obtenu un diplôme bien

considéré, comme c’est le cas de Sanjith, détenteur d’un B. Com, mais il leur faudra

tout de même décrocher cet emploi recherché, porte d’entrée pour la classe moyenne,

et ils seront en compétition avec beaucoup de jeunes de leur âge. Certains quotas

d’embauche sont réservés à leur caste et ils tenteront d’en profiter, mais la

compétition est très forte et rien n’est garanti.

On dit que les emplois de cols blancs au gouvernement seraient très recherchés, mais

que très peu de nouveaux emplois seraient créés de nos jours, et que les jeunes qui

tentent de les décrocher sont de plus en plus qualifiés. Alors qu’autrefois, pour

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obtenir un certain travail un B. Com aurait été un gage de réussite, aujourd’hui la

surenchère fait que les candidats retenus sont maintenant titulaires d’une maîtrise

universitaire (Sancho, 2012). Et si le jeune homme ne décroche pas cet emploi dans

les années qui suivent l’obtention de son diplôme, plus le temps passe et plus ce sera

difficile, car il sera constamment en compétition avec de nouveaux diplômés, comme

l’appréhendait un des jeunes performeurs que nous avons interrogés. De plus, pour

les performeurs à temps partiel, comme pour les performeurs à plein temps, il y aura

les mêmes impondérables qui pourront influencer leur situation, à savoir les droits de

performer dont ils hériteront, le nombre de performances disponibles sur leur

territoire, et les dispositions du responsable de leur territoire à leur égard.

Si certains obstacles se dressent devant eux et augmentent la difficulté des défis qu’ils

auront à relever, ils pourront tout de même compter sur plusieurs circonstances

favorables engendrées par la popularité actuelle du Teyyam. Cette popularité fait que

l’on a besoin d’une relève chez les performeurs, et que pour l’instant, en général, il

semble même y avoir un certain équilibre entre le nombre de performeurs disponibles

et les besoins des comités. Même si beaucoup de jeunes décident de ne pas s’engager

dans cette voie, l’amélioration des conditions aura réussi à en attirer un nombre

suffisant pour que les activités rituelles puissent continuer. Comme le disait Nilesh,

membre d’un comité de temple, les comités se doivent maintenant d’offrir une bonne

rémunération, car on sait qu’autrement les jeunes ne seront pas attirés par cette

profession, ce qui semble être une forme d’assurance qu’une rémunération acceptable

devrait continuer d’être offerte à l’avenir. Le fait qu’il n’y ait pas de surplus de

performeurs disponibles donne à penser que cela pourra permettre une situation

favorable à la négociation d’accommodements voulus par certains. Cependant, si

dans les prochaines années les meilleures conditions des performeurs contribuaient à

attirer davantage de jeunes – qui, par exemple, pourraient avoir de la difficulté à se

trouver du travail dans un autre domaine – il pourrait commencer à y avoir un

déséquilibre entre l’offre et la demande, ce qui pourrait changer le rapport de force au

sujet des demandes d’accommodements, et augmenter le niveau de compétition entre

les performeurs. Mais pour l’instant on peut dire que cette prospérité actuelle du

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Teyyam a engendré une situation favorable qui pourra aider les jeunes performeurs à

relever les défis qui se présentent à eux.

Cependant, comme nous en avons déjà discuté, il ne faut pas perdre de vue qu’un des

facteurs très importants pour la continuité du Teyyam, sa popularité et sa prospérité,

c’est la qualité de la relation de confiance entre dévots et performeurs, et que certains

performeurs plus âgés ont manifesté leur inquiétude face à la situation actuelle. En

effet, ils considèrent que certains jeunes performeurs manquent de sérieux et ne

s’investissent pas assez dans ce qu’ils font, ce qui pourrait éventuellement mettre en

péril la qualité de la relation de confiance avec les dévots. Bien sûr, nous avons vu

que d’autres performeurs ne partagent pas cette opinion, et considèrent que les jeunes

sont dédiés, intéressés à apprendre, et progressent bien, ce qui nous a amenés à la

conclusion qu’il y a bel et bien un débat sur la compétence des jeunes performeurs

dans les coulisses du Teyyam.

Ce qui est mis en lumière par le premier groupe de performeurs plus âgés et leurs

critiques, c’est que les choses ne doivent pas être prises pour acquises et que ce lien

de confiance peut se fragiliser, ce qui nous permet de dire qu’un des plus grands défis

des jeunes performeurs est un défi collectif, qui s’adresse à chacun d’entre eux, soit

de continuer à répondre aux attentes des dévots du Teyyam, et de continuer à les

convaincre que, grâce à leur capacité à canaliser l’énergie divine, ils rendent possible

une communication avec les dieux qui pourront intervenir en faveur des dévots. En

fait, ils devront continuer de convaincre les dévots que le Teyyam, mieux que

d’autres formes de l’hindouisme, mieux que d’autres façons d’honorer et de solliciter

les dieux, pourra continuer de répondre à leurs attentes et à faire entendre leurs

requêtes auprès des dieux.

Et si les performeurs de la nouvelle génération souhaitent des accommodements et

des changements au rituel, en accord avec leurs aspirations, il faudra sans doute qu’ils

manœuvrent avec prudence et de façon graduelle pour ne pas bousculer une croyance

selon laquelle une grande partie de l’efficacité du Teyyam provient du fait que des

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spécialistes dédiés ont su conserver ce rituel de façon intacte au fil des siècles. Bien

sûr, il y a d’autres facteurs qui expliquent la prospérité actuelle du Teyyam, comme

l’opportunité d’investir dans les rituels pour obtenir une hausse de statut dans la

communauté, la dimension identitaire, la croyance en la résolution des problèmes par

les dieux, puis l’appréciation d’un spectacle folklorique aux qualités morales, mais il

est primordial de concevoir selon nous que les performeurs devront maintenir ces

liens de confiance avec les dévots, d’autant plus que ces derniers sont prêts

actuellement à investir des sommes importantes dans le Teyyam pour solliciter et

remercier les dieux.

4.9 Muthappan et la continuité du Teyyam

Comme nous venons de le voir, certains accommodements à la pratique du Teyyam

pourraient aller à l’encontre des attentes des dévots. Toutefois, à plusieurs reprises au

cours de ce texte nous avons eu l’occasion de constater que le culte du dieu

Muthappan avec ses caractéristiques particulières et la très grande popularité dont il

jouit a pu changer la donne pour certains performeurs en leur permettant certains

accommodements d’horaire et de durée que d’autres Teyyams ne pouvaient leur

apporter.

Comme l’a très justement souligné Vadakkiniyil (2009, 2010), le mythe de

Muthappan contient déjà les caractéristiques qui ont permis au culte de ce dieu de

connaître l’expansion et le succès qu’il a connu dans le contexte d’aujourd’hui. Le

mythe présente Muthappan comme un être nomade qui fait fi des rapports de caste, et

c’est ce qui lui permet, selon Vadakkiniyil, encore aujourd’hui, de franchir les

barrières, autant physiques que sociales : il a donc une mobilité que les autres dieux

n’ont pas. On raconte qu’il a été élevé dans une famille Brahmane, mais qu’il décida

un jour de quitter son village pour aller vivre dans la forêt à la manière des gens de

basses castes. Cela met l’emphase sur le fait que Muthappan ne s’arrête pas aux

distinctions de castes, et cela le rend très populaire auprès de tous ceux qui critiquent

ce système, dont les gens de basses castes eux-mêmes.

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L’aspect nomade de Muthappan a permis de concevoir que le rituel du dieu pouvait

être présenté en dehors de l’enceinte des sanctuaires, et c’est ce qui explique sans

doute le fait qu’on puisse organiser ses rituels en divers lieux, à diverses occasions,

par exemple lors de mariages ou de l’inauguration de nouvelles maisons

(Vadakkiniyil 2009, 2010). Cette grande mobilité est aussi rendue possible par

d’autres caractéristiques de son rituel : il demande moins d’espace, il est moins

coûteux et il est plus court, à la différence d’autres rituels qui durent des nuits entières

et exigent des coûts élevés en matériel; de plus, il peut être performé à tout moment

dans l’année, y compris pendant la basse saison.

Ce sont sans doute ces caractéristiques qui ont permis au fameux temple de

Parassinikadavu de présenter des Teyyams de Muthappan tous les jours, tout au long

de l’année. La renommée de ce temple est très grande, on considère que la présence

de Muthappan y est très élevée, et c’est ce qui expliquerait que selon les dévots un

grand nombre de problèmes soient résolus suite aux consultations qu’ils y font.

Mais ce qui est très important pour notre propos, c’est que le rituel de Muthappan a

tout ce qu’il faut pour répondre au désir d’accommodement des jeunes

performeurs. Premièrement, il peut être performé à tous les moments de l’année,

même en saison basse, ce qui fait qu’un performeur qui aurait suffisamment

d’occasions pourrait ne pas avoir besoin de recourir à un autre travail pour compléter

ses revenus. Ensuite, au niveau des horaires, il est clair qu’il peut convenir aux

performeurs à temps partiel à la recherche d’accommodement. Son rituel n’est pas

obligatoirement pratiqué à date fixe, ou à des dates décidées par des astrologues, il

peut avoir lieu à tout moment de l’année ou de la journée, notamment les soirs et les

fins de semaine.

Et comme il y a une très grande demande pour ses rituels à l’extérieur des sanctuaires

qui lui sont consacrés, cela lui permet de fournir beaucoup de travail à un grand

nombre de performeurs. De plus, étant donné qu’il est plus court et moins exigeant, le

rituel de Muthappan risque moins d’engendrer des problèmes de santé ce qui pourra

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certainement convenir à plusieurs. Le rituel de Muthappan a donc clairement des

spécificités pouvant accommoder un grand nombre de performeurs, et d’ailleurs

plusieurs d’entre eux profitent déjà des possibilités qu’il permet. Mais il est important

de souligner que les traits distinctifs de son rituel ne sont pas le résultat d’une

adaptation à la modernité, pour satisfaire un besoin d’accommodement, elles

proviennent des caractéristiques originelles du dieu et de son rituel. Le Teyyam de

Muthappan est donc unique en son genre, toutefois il est réservé exclusivement à une

seule caste de performeurs : les Vannans, qui eux seuls, donc, peuvent bénéficier de

ses privilèges.

On pourrait se demander si à l’avenir certains performeurs ne seront pas tentés de

modifier les rituels d’autres dieux du Teyyam pour les rapprocher du modèle de

Muthappan, afin de bénéficier de ses avantages et de ses possibilités

d’accommodement. Cela risquerait de provoquer des résistances de la part de dévots

et des performeurs, car, comme nous l’avons expliqué, on accorde beaucoup

d’importance à l’idée que les rituels soient demeurés inchangés depuis des siècles.

Malgré tout, il y aurait lieu de croire qu’un tel processus soit bel et bien en marche de

façon discrète, et nous pourrions référer à un astrologue qui nous avait confié que

dans un sanctuaire près de chez lui il avait remarqué que des séquences des rituels

étaient parfois escamotées par les performeurs.

Cependant, comme nous l’avons dit, les performeurs devront se montrer prudents, car

il semble bien qu’on ait conscience de cette plus grande facilité du rituel de

Muthappan. C’est d’ailleurs une des choses qui était ressortie des commentaires

adressés à un performeur pour soutenir l’interprétation d’un astrologue qui avait

annoncé le refus d’une déesse de le sélectionner (Vadakkiniyil 2009). On lui avait

reproché notamment d’avoir surtout performé Muthappan au cours des dernières

années, et d’avoir négligé d’autres Teyyams importants. D’ailleurs c’était aussi dans

cet esprit que le performeur Kartikeya avait déploré le fait que de jeunes performeurs

prenaient l’habitude de ne performer que Muthappan, et ne développaient pas

l’expertise des autres Teyyams. Le rituel de Muthappan est moins exigeant et ne

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donne pas lieu à des exploits physiques, par contre le dieu jouit à l’heure actuelle

d’une réputation exceptionnelle pour résoudre les problèmes des dévots. On peut

penser que si on veut amoindrir la difficulté représentée par les exploits physiques

dans d’autres rituels du Teyyam, il faudra faire en sorte que les dévots conservent la

même confiance en l’efficacité du rituel, et qu’ils continuent de croire à la présence

de l’énergie divine du dieu et à la possibilité de solliciter son intervention, même si

les rituels ont été modifiés, et même si on diminuait la difficulté des exploits

physiques.

La tradition veut que les Malayans n’aient pas le droit de performer de Teyyam, dans

les alentours du temple Subramanyam la région de Payyanur, ce qui explique que les

Vannans peuvent y performer les dieux qui sont normalement réservés aux Malayans,

notamment Visnumurti (Freeman 1991). Il y a donc des précédents où il est accepté

que des performeurs puissent performer dans certaines circonstances des Teyyams

réservés à d’autres castes. Un performeur Vannan, nous a confié que les Malayans

avaient commencé à performer Muthappan, entre eux seulement, mais que selon lui le

résultat n’était pas tellement réussi. D’ailleurs, Freeman en 1991 avait déjà mentionné

que les Malayans performaient Muthappan dans ces circonstances. Serait-il possible

que nous puissions voir éventuellement une tentative des Malayans de performer

Muthappan, de façon officielle, afin de bénéficier de ses nombreux avantages? Pour

l’instant, nous n’avons pas de preuve qu’une telle chose se prépare, mais si une telle

initiative était tentée on peut facilement penser qu’il pourrait y avoir beaucoup de

résistance.

La société du Kerala change, le Teyyam aussi, mais comme nous l’avons fait valoir,

et selon l’avis de plusieurs performeurs, un lien de confiance doit être préservé avec

les dévots, basé entre autres sur la nécessité de convaincre de la présence divine, et

c’est cette confiance envers les capacités des performeurs qui pourrait être mis en jeu

à partir du moment où l’on voudrait modifier le rituel. Comme nous l’avons dit, les

plus grandes transformations qui ont eu lieu pour le Teyyam ne concernent pas sa

forme et sa structure rituelle qu’on a cherché à conserver, elles sont plutôt de l’ordre

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du sens qu’on lui donne, des motivations que l’on a d’y investir des sommes d’argent

importantes, des rapports de force dans les coulisses, des conflits autour de

l’interprétation de ses règles, et aussi, comme nous l’avons fait valoir, des

changements au niveau des aspirations des performeurs de la nouvelle génération.

Nous verrons bien si, dans le futur, les performeurs de la nouvelle génération

essaieront d’adapter la pratique du Teyyam à leurs aspirations et jusqu’où ils pourront

aller sans compromettre le pacte de confiance avec les dévots. Une chose est certaine,

on ne devient plus performeur par devoir comme autrefois, car malgré l’attachement

profond de ces jeunes hommes à une tradition et une pratique qui a marqué leur

enfance et qui suscite encore aujourd’hui leur admiration et leur désir de poursuivre

cette tradition en se retrouvant eux-mêmes au cœur du rituel, il n’en demeure pas

moins qu’il s’agit aussi pour eux d’un métier, d’un métier qu’ils choisiront parmi

d’autres, et que ce métier devra répondre à leurs aspirations pour qu’ils décident de le

choisir.

La société a changé, les valeurs de réussite ne sont plus les mêmes, et les jeunes

hommes souhaitent bien gagner sa vie et surtout éviter la pauvreté. C’est bien sûr

aussi le cas des jeunes performeurs qui toutefois souhaiteraient y arriver sans avoir à

quitter le Teyyam, comme d’autres avant eux ont dû le faire dans le passé. Il faudra

que les jeunes aient des conditions suffisamment bonnes pour qu’ils aient envie de

faire ce métier, car, malgré tous les facteurs pour expliquer la continuité du rituel, il

ne peut y avoir de rituel sans performeurs, et nous ajouterons que la réalisation des

aspirations des jeunes performeurs de la nouvelle génération doit être identifiée

comme une dimension incontournable pour toute réflexion sur la continuité du

Teyyam.

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Conclusion

Cette recherche visait à comprendre les enjeux relatifs à la dimension de la

transmission de la pratique de la possession dans les rituels du Teyyam, dans un

contexte de transformations sociales où sont mises de l’avant de nouvelles normes de

réussite, et où de jeunes hommes éduqués appartenant aux familles associées à la

performance ont à choisir s’ils veulent ou non poursuivre cette tradition, alors qu’ils

ont désormais d’autres options et peuvent choisir d’exercer d’autres métiers.

Pour ce faire, nous avons cherché tout d’abord à comprendre les aspirations des

jeunes performeurs, les raisons qui les ont incités à entreprendre cette voie exigeante

qu’est la performance du Teyyam, alors que d’autres jeunes, devant le même choix,

ont préféré de ne pas s’y engager. Nous avons aussi voulu connaître l’état de la

rémunération, car de meilleurs revenus auraient pu constituer un incitatif à s’engager

dans cette pratique. Ensuite, nous avons voulu comprendre les dynamiques à l’œuvre

dans les coulisses du Teyyam. Nous savions que par le passé les rapports de forces

n’avaient pas toujours été en faveur des performeurs et nous voulions savoir dans

quelle mesure les jeunes performeurs pouvaient y négocier leurs aspirations, leur

désir de faire les choses en fonction de leurs projets de vie. Puis, nous avons voulu en

savoir davantage au sujet du débat sur la compétence des jeunes, un enjeu qui a

émergé très tôt sur le terrain, dès les premiers témoignages que nous avons recueillis.

Nous voulions comprendre et expliquer cette inquiétude exprimée par certains

performeurs chevronnés qui nous ont confié que selon eux les jeunes tenaient les

choses trop pour acquises et que cela leur faisait craindre une rupture éventuelle dans

la relation de confiance entre dévots et performeurs.

Les données que nous avons recueillies nous sont provenues en grande partie des

entrevues que nous avons menées avec des performeurs de toutes générations, en

majorité de castes Vannan et Malayan, venant de diverses régions du Malabar. Cela

faisait écho au fait que très tôt dans notre recherche nous avons eu l’occasion

d’assister à un événement d’enseignement qui avait justement rassemblé des

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performeurs de castes, de régions, et de générations différentes. Les données récoltées

auprès des personnes interrogées n’ont pas indiqué d’enjeux particuliers qui

s’appliqueraient directement à des distinctions de castes ou de régions de provenance.

Par contre, des points importants concernant la dimension intergénérationnelle, les

enjeux de la relève, ou les aspirations des jeunes performeurs se retrouvaient dans la

majorité des entrevues que nous avons faites, indépendamment des distinctions de

caste ou de régions. Par exemple, le débat sur la compétence des jeunes est

fréquemment ressorti et a donné lieu à des avis opposés indépendamment des castes

ou des régions concernées. Nous pouvons ajouter que les répondants ont été à peu de

choses près unanimes dans leurs constats en ce qui a trait à l’amélioration de la

rémunération et à une baisse remarquée de la discrimination entre les castes. Du

moins on affirmait que la situation actuelle n’avait rien de comparable avec celle des

périodes antérieures, même si tout n’était pas parfait. Du côté des aspirations des

jeunes, malgré certaines différences au niveau des projets de vie, on cherchait tout de

même à combiner la performance avec le fait de bien gagner sa vie, et les deux

stratégies types que nous avons identifiées ont été mise de l’avant par des

performeurs de différentes castes et provenant de diverses régions du Malabar. On

peut donc affirmer que les enjeux les plus importants rejoignaient la majorité des

performeurs interrogés, et les positions des uns et des autres différaient avant tout en

fonction des générations, des projets de vies, ou des impondérables comme les

disponibilités des occasions de performer sur un territoire donné.

Un des changements importants que nous avons pu établir avec nos données, c’est

l’augmentation de la rémunération, qui a été confirmée dans la quasi-totalité des

entrevues. Cette amélioration peut trouver une partie de son explication dans

l’entrevue que nous avons faite avec un membre d’un comité de temple, selon qui on

essaie maintenant de donner une rémunération intéressante aux performeurs pour

s’assurer que des jeunes soient prêts à s’engager dans cette voie. Ce qui aura bien sûr

été possible par le fait que le Teyyam connaisse actuellement une période de

prospérité et que beaucoup d’argent y soit investi. À l’aide de nos données, nous

avons pu établir que les revenus des performeurs pouvaient maintenant être comparés

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à ceux d’autres emplois courants, et plusieurs ont affirmé que la rémunération avait

même doublé au cours des dix dernières années. Malgré tout, cela ne veut pas dire

que ces revenus soient considérés comme suffisants, surtout si on les compare avec

des emplois mieux rémunérés identifiés à la classe moyenne. D’ailleurs, plusieurs

jeunes avaient comme projet de combiner la performance avec un travail

professionnel bien rémunéré offrant une sécurité d’emploi. Toutefois, malgré

certaines améliorations, il ne faut pas perdre de vue que les performeurs demeurent

soumis à des exigences physiques importantes : restrictions alimentaires, épuisement

physique, manque de sommeil, et problèmes de santé physique graves pouvant

engendrer des séquelles à long terme. Si l’amélioration de la rémunération a

certainement pu faire en sorte d’encourager certains jeunes à devenir performeur, il y

a certainement lieu de penser que les difficultés et les exigences du métier ont pu en

dissuader plusieurs.

Il y a une dizaine d’années, Komath (2003) avait signalé que beaucoup

d’intouchables associés à la performance avaient continué de pratiquer le Teyyam,

faute de meilleures options, car ils avaient moins reçu de la redistribution des terres,

et n’avaient pu s’engager aussi bien que d’autres dans un processus de mobilité

sociale. Toutefois, il signalait que ces gens éprouvaient un fort sentiment de fierté

d’être associés à la tradition du Teyyam, qu’ils en avaient un grand attachement, et

que cela contribuait aussi à expliquer qu’ils aient continué les activités liées à la

performance. Si nous n’avons pas rencontré de jeunes exprimant avoir choisi le

Teyyam par défaut, en revanche l’élément de fierté dont parlait Komath est beaucoup

revenu dans les témoignages des performeurs que nous avons interrogés. Ils

exprimaient le désir de poursuivre cette tradition, ce qui était considéré par eux

comme un privilège hérité de leurs ancêtres dont ils souhaitaient se prévaloir. Il faut

aussi considérerle fait que le statut des performeurs dans la société se soit beaucoup

amélioré selon ce que nous avons appris los des entrevues. On pourrait même dire

que, d’après les témoignages recueillis, l’appartenance à une caste intouchable n’était

pas quelque chose que l’on était prêt à renier. Certes on voulait améliorer son sort,

réussir socialement, on souhaitait la fin de toute discrimination, mais cela ne

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s’accompagnait pas d’un rejet de ses origines, de ses ancêtres. Dans certains cas, on

voulait plutôt souligner tout le mérite qu’il y avait de réussir alors que l’on provenait

d’un milieu modeste, en quelque sorte on souhaitait prouver qu’un membre d’une

caste intouchable pouvait réussir.

Comme nous l’avons vu au cours du deuxième chapitre, les jeunes hommes que nous

avons interrogés ont mis en place des stratégies différentes, mais ils tentaient tous, à

leur manière, de réaliser ce qui pourrait être identifié comme un idéal recherché :

devenir des performeurs accomplis, continuer une tradition ancestrale bien considérée

dans la société, tout en gagnant bien leur vie. Nous avons identifié deux types de

stratégie : tout d’abord, la performance à temps plein en haute saison, complétée par

un emploi à temps partiel en basse saison; où alors un emploi à temps plein bien

rémunéré, complété avec la performance à temps partiel. Dans les deux cas, des

difficultés importantes peuvent survenir : pour les performeurs à temps plein il faudra

arriver à s’établir en développant une bonne réputation, ce qui peut comporter un bon

nombre de défis; et pour ceux qui voudront combiner un emploi bien rémunéré à

temps plein et la performance à temps partiel, ils devront diviser leur temps et leurs

énergies entre ces deux domaines où l’on retrouve beaucoup de compétition, ce qui

risque de ralentir leur progression, et même dans certain cas de compromettre leurs

chances de réussir. Il faut dire qu’il n’est pas facile de décrocher actuellement un

emploi à temps plein bien rémunéré, car il y a de nombreux jeunes éduqués qui sont

intéressés par ces emplois dans un contexte où l’on retrouve beaucoup de chômage

parmi eux. Si on note habituellement que les ambitions sont plus élevées pour les

jeunes qui proviennent de milieux plus aisés, il semble qu’il y ait néanmoins des

jeunes de castes intouchables qui aspirent à grimper dans l’échelle sociale et à réaliser

des projets de vie exigeants, et qu’ils soient prêts à travailler très fort pour y arriver.

À propos des aspirations des jeunes que nous avons interrogés, il y a beaucoup de

parallèles à faire avec les jeunes que Sancho (2012) avait rencontrés lors de sa

recherche comparative entre deux écoles de milieux différent dans le district

d’Ernakulam au Kerala. Pour les jeunes de milieux moins favorisés, tout autant que

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pour ceux provenant de familles mieux nanties, Sancho avait rapporté qu’il y avait

beaucoup d’enthousiasme, des projets ambitieux, exigeants, malgré le fait que, dans

plusieurs cas, les chances de succès étaient loin d’être garanties. L’effort et le travail

étaient valorisés et l’on considérait que l’on faisait partie de ceux qui un but

important à poursuivre. Comme Sancho l’avait remarqué, ces jeunes démontraient

une façon créative de se définir en s’appuyant sur les défis rencontrés en milieu

scolaire, qui leur demandaient de la détermination et de l’engagement, pour réaliser

leurs rêves, et qui faisait en sorte qu’ils se sentaient modernes, qu’ils avaient le

sentiment de faire partie du monde globalisé et de pouvoir y réussir. Il nous a semblé

que cet état d’âme était aussi présent dans les témoignages que nous avons recueillis,

nous y avons retrouvé en règle générale ce même enthousiasme, cette même

confiance, chez plusieurs jeunes performeurs que nous avons interrogés, même si rien

n’était assuré au niveau des chances de réussites du projet qu’ils envisageaient.

Cette recherche nous a également permis de mieux saisir les dynamiques de pouvoir

qui sont en place dans les coulisses du Teyyam. Tout d’abord, nous avons souligné

que, malgré le fait qu’il y ait des droits héréditaires réservés pour des performeurs sur

un territoire donné, ces droits ne sont pas toujours exclusifs, et dans certains cas ils

peuvent être distribués à d’autres performeurs de la même troupe; par exemple un

père pourrait devoir donner lui-même de ses propres occasions de performer à ses fils

afin que ceux-ci puissent en obtenir. De plus, ce qui est ressorti de plusieurs

entrevues, c’est que les comités de temples veulent les meilleurs performeurs, ce qui

pourra générer de la compétition entre eux, et favoriser ceux qui se démarquent le

plus au détriment des autres. Dans certains cas, le performeur responsable de négocier

avec les comités fera la première proposition du choix du performeur principal, mais,

par la suite, le comité pourra exiger un changement s’il n’est pas satisfait; dans

d’autres cas, c’était les membres du comité qui décidaient et le performeur

responsable pouvait n’avoir que très peu de marge de manœuvre. Il y a donc un

espace de négociation, mais où des rapports de force peuvent devenir assez corsés, et

cela malgré les règles traditionnelles destinées à encadrer le rôle de chacun. Aussi,

nous avons pu voir que ce ne sont pas les jeunes qui négocient pour eux-mêmes, mais

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un responsable en position d’autorité pour un groupe dont ils font partie. Le jeune

performeur n’a donc pas complètement sa destinée entre ses mains, mais il peut

travailler à devenir un bon performeur afin d’obtenir une bonne réputation. Nous en

avons donné les principaux critères au début du quatrième chapitre : bon

comportement et sens du devoir, maîtrise des rituels, qualités artistiques, qualités

d’interaction liées à la parole, exploits physiques, et capacité à se faire créditer la

résolution des problèmes des dévots. Surtout, il faut mentionner la capacité à

convaincre de la présence divine, qui peut être capitale au niveau des attentes de

certains dévots, qu’on associera aux exploits physiques et à la réputation de résoudre

les problèmes. Pour les jeunes performeurs, c’est dans les coulisses du Teyyam, et en

vue de leur réputation, que seront négociés les accommodements où les occasions de

performer nécessaires à la réalisation de leurs aspirations. On peut donc affirmer que

dans les coulisses du Teyyam, derrière un système fait de règles traditionnelles et de

droits héréditaires, se profile une arène de lutte basée sur la compétition et la

renommée, où les conditions de la performance seront négociées entre performeurs

responsables et patrons en position d’autorité.

Nous avons déclaré d’entrée de jeu que dès les premiers moments de notre terrain,

nous avons vu qu’il y avait un débat sur la compétence des jeunes performeurs dans

les coulisses du Teyyam. Si d’un côté certains performeurs étaient très satisfaits de la

progression des jeunes, d’autres étaient très sévères à leur endroit, on les accusait de

manquer de sérieux, d’adapter les rituels ou de prendre les dévots pour acquis. Nous

avons ensuite fait valoir que pour le culte du Teyyam un des facteurs expliquant la

recrudescence de ses activités était la croyance des dévots à l’effet que les dieux

pouvaient intervenir en leur faveur et les aider à résoudre leurs problèmes. Cela

implique aussi que l’on croit que les performeurs aient la capacité de canaliser

l’énergie divine lors des rituels, de rendre possible la présence du dieu, et de faire en

sorte qu’on puisse lui communiquer des requêtes. Nous avons fait voir que cette

croyance en l’efficacité des rituels s’appuyait aussi sur le fait qu’on les considère

inchangés depuis des siècles, et que les inquiétudes de certains performeurs référaient

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à une crainte de voir un lien de confiance brisé entre dévots et performeurs, à partir

du moment où l’on se mettait à vouloir faire les choses de façons différentes.

Pourtant, les jeunes que nous avons vus en entrevue étaient très engagés dans leur

apprentissage et prenaient tous le Teyyam très au sérieux, mais il est vrai que certains

avaient été ralentis dans leur progression par le fait qu’ils avaient consacré beaucoup

de temps à leurs études. Une des choses à ce sujet qui est ressortie des entrevues que

nous avons menées avec eux, c’est la possibilité qu’il puisse y avoir des perceptions

et des conceptions des choses différentes d’une génération à l’autre. Pour un des

jeunes hommes interrogés, le fait d’être dédié pouvait prendre une signification

différente d’une personne à l’autre. Pour lui cela voulait dire de toujours continuer à

apprendre, de continuer à travailler très fort pour réussir à obtenir un emploi à temps

plein bien rémunéré et de pouvoir compléter avec la performance des rituels du

Teyyam, un projet difficile à réaliser et rempli d’incertitudes. Nous avons donc

rencontré des jeunes hommes qui essayaient de faire les choses du mieux qu’ils

pouvaient et qui éprouvaient du respect pour les performeurs plus âgés. Si certains

performeurs étaient très satisfaits de la progression de leurs protégés, d’autres étaient

très critiques à leur endroit, confirmant qu’il y avait un débat à l’interne sur la

compétence des jeunes performeurs. Ce qui ressort de cette situation c’est la pression

sur ces jeunes pour la faire la démonstration de leur compétence et pour convaincre

de leurs capacités, car les attentes des dévots et des comités de temples peuvent être

très élevées, et les performeurs plus expérimentés sont bien placés pour en témoigner.

À ce sujet, on pourrait réfléchir au rôle que pourrait jouer Mutthapan dans de

possibles transformations des attentes des dévots, car il jouit une grande réputation et

son rituel n’est pas basé sur les exploits physiques exigeants, de plus il connaît une

très grande popularité. Le dieu Muthappan, comme l’a fait valoir Vadakkiniyil (2009,

2010) présente des caractéristiques provenant de son mythe le décrivant comme un

être ayant la capacité de transgresser les barrières physiques et sociales, ce qui fait en

sorte que son rituel peut être présenté en tout lieu et en tout temps, notamment dans

des endroits urbains, ce pourquoi il est aussi plus court, moins coûteux et moins

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exigeant physiquement. Ce que nous avons pu démontrer c’est que les

caractéristiques de son rituel pouvaient permettre d’accommoder plusieurs

performeurs de caste Vannans de toutes générations.

Néanmoins, nous avons vu qu’on avait reproché à de jeunes performeurs de surtout se

concentrer sur les performances du Muthappan, et de négliger de développer

l’expérience de la performance d’autres dieux du panthéon du Teyyam. De plus, nous

avons bien établi l’importance de préserver la tradition et de respecter les règles

rituelles de chaque dieu du Teyyam, bien qu’on ait parfois observé un certain

relâchement. Alors, on pourrait se demander si, malgré l’importance accordée au

respect de la tradition, et malgré certaines attentes envers les performeurs, il ne

pourrait pas se développer une tendance à l’effet de modifier d’autres rituels pour les

rapprocher de celui de Muthappan, d’autant plus qu’il connaît un grand succès auprès

des dévots, et qu’il possède des caractéristiques d’accommodements très recherchées.

Le Teyyam de Muthappan est moins exigeant, car il ne comporte pas d’exploits

physiques, mais tout cela est compensé par une très grande confiance que l’on

confère au dieu lui-même en sa capacité à résoudre les problèmes. On pourrait se

demander si un performeur devenant spécialiste de Muthappan, n’aurait pas intérêt à

développer encore plus ce que nous avons décrit comme étant les qualités

d’interaction avec la parole, incluant la capacité d’écouter, de réconforter, de motiver

et de donner confiance. Comme l’avait expliqué un des performeurs interrogés :

« The Teyyam artist teaches your mind ». Pour les performeurs à la recherche de

certains accommodements, ce type de qualité pourrait certainement les aider à

développer une bonne réputation.

Nous avons beaucoup parlé des attentes des dévots, mais il serait intéressant d’en

savoir plus sur les attentes des jeunes dévots qu’on dit très impliqués dans les

activités du Teyyam. À quelques reprises, on nous a dit que les jeunes dévots étaient

très croyants, et craignaient les dieux, mais d’une manière différente. Avant, nous a-t-

on dit, les gens croyaient spontanément, sans douter, on leur montrait une pierre et on

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leur disait qu’elle était habitée par un dieu et les gens y croyaient sans douter. On

nous a dit qu’aujourd’hui les jeunes avaient besoin de preuves pour croire aux dieux

et à leur pouvoir d’intervention. Quelles seront les attentes de la prochaine génération

de dévots envers le Teyyam et envers les performeurs? De quoi sera faite leur relation

avec le rituel? Sera-t-elle avant tout identitaire, religieuse, culturelle, ou inspiratrice

de luttes sociales ? Du moins le Teyyam leur permettra sûrement de continuer à

réfléchir sur les inégalités qui ont traversé leur société.

Les rituels changent toujours, même si on peut essayer de les conserver dans une

forme que l’on croit fidèle à une tradition ancestrale, pour en préserver l’autorité ou la

croyance en leur efficacité. Pour le Teyyam qui est pratiqué en contexte villageois et

populaire, les changements qui s’opèrent ne sont pas nécessairement de l’ordre de

ceux que l’on pourrait voir à l’œil nu. Ils concernent les croyances, les intérêts et

l’attachement identitaire de ceux qui le pratiquent, y assistent, le financent ou

l’organisent. Il y a des rapports de forces dans les coulisses du Teyyam et ce qu’on y

négocie traite d’enjeux bien réels, ancrés dans la société, en réponse aux nouvelles

normes et aux aspirations que font naître les possibilités actuelles.

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i

Annexe 1 – Carte de l’Inde15

15

http://www.worldmapfinder.com/Map_Detail.php?MAP=63104&FN=map_of_india50.jpg&MW=846&MH=890&FS=198&FT=jpg&WO=0&CE=2&CO=3&CI=0&IT=0&LC=1&PG=1&CS=utf-8&FU=http %3A %2F %2Fwww.nationsonline.org %2Fbilder %2Fmap_of_india50.jpg&SU=http %3A %2F %2Fwww.nationsonline.org %2Foneworld %2Findia_map.html

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ii

Annexe 2 – Carte du Kerala

Les trois régions autour

desquelles nous avons

colligé nos données