AsynesthésieTarasti

  • Upload
    song

  • View
    216

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

  • 7/23/2019 AsynesthsieTarasti

    1/10

    1

    SYNESTHESIE ET SEMIOTIQUE FONDAMENTALE

    JACQUES FONTANILLEUniversit de Limoges

    Institut Universitaire de France

    INTRODUCTION

    Eero Tarasti, en tant que chercheur et artiste interprte, a rencontr de nombreusesreprises la question du dialogue entre les arts , attest dans toute la traditionhermneutique et esthtique occidentale, qui implique des changes entre des pratiquesartistiques utilisant des canaux sensoriels et des systmes smiotiques diffrents ; pour ce quiconcerne Eero Tarasti, ce dialogue concerne principalement les arts du son et ceux du livre etde limage. Mais il a aussi touch aussi une autre question, plus dlicate et plus rsistante,celle de la collaboration entre les modes sensoriels lintrieurdes arts du son eux-mmes, etla difficult traiter est toute diffrente, car il sagit alors de rendre compte des esthsies

    associatives. La notion la plus courante qui correspond, en premire approche, de telsphnomnes, est celle de synesthsie ; elle nest pas, telle quelle, parfaitement adapte, etnous nous proposons ici, en forme de contribution aux proccupations scientifiques dEeroTarasti, den baucher une nouvelle dfinition.

    La synesthsie est traditionnellement traite comme un cas particulier de notrerelation sensible avec le monde : le positivisme ambiant invite en effet considrer que ladistinction entre les ordres sensoriels est premire, parce que son fondement serait de nature

    biologique, et que leur association par la synesthsie est un phnomne second, voireaccidentel ou superficiel, parce quelle relverait soit de situations sensorielles spcifiques,soit de procds rhtoriques propres aux productions smiotiques qui en dcoulent. Cest

    pourquoi la synesthsie, dans cette perspective traditionnelle, devient un accident superficielde la dimension rhtorique des discours.

    Du point de vue biologique mme, cette position est aujourdhui fortement remise en

    cause, dans la mesure o il est dsormais admis que les zones neuronales du traitementsensoriel ne sont pas aussi nettement spares quon la cru nagure, et mme que certaines

    sont entirement ddies au traitement polysensoriel1. Du point de vue smiotique, en outre,si lon postuleque le processus smiosique comporte quelque fracture indispensable la prisedautonomie des univers de sens par rapport aux substrats physiques et biologiques , alors,tout au contraire, la synesthsie se prsente comme une opration fondamentale, quilconviendrait de situer la frontire entre le physico-biologique et le smiotique, comme unlment de cette rupture.

    Et cette opration fondamentale serait notamment celle qui engendre la syntaxefigurative sur les deux plans (expression et contenu) des langages, partir du noyau fusionneldes associations sensorielles et perceptives ; loin dtre un accident superficiel codifi parlarhtorique, la synesthsie est alors le moment inaugural o linformation sensorielle se

    1J.-P. Changeux, par ailleurs, fait remarquer que le haut niveau dentrecroisement des informations sensorielles quonobserve chez lhomme, ne se rencontre pas chez les autres espces animal es, car il est justement fonction du dveloppementdes couches corticales, qui syncrtisent les informations sensorielles (Jean-Pierre CHANGEUX,L'Homme neuronal, Fayard,Paris, 1983).

  • 7/23/2019 AsynesthsieTarasti

    2/10

    2

    convertit en signification sensible. Lhypothse nest pas neuve : elle apparat dj chezAristote, elle court en filigrane dans la plupart des thories psychologiques et mta-

    psychologiques du XIXme et du XXme sicles, elle est dveloppe de manire centrale enphnomnologie, et elle est enfin reprise avec force par ce quon pourrait appeler le courantexprientialiste des sciences cognitives.

    LAUTONOMIE DE LA SYNTAXE FIGURATIVE

    Canal sensoriel de rception vssyntaxe sensorielle du discoursLa rflexion sur la synesthsie suppose une distinction pralable, entre linformation

    sensorielleet la signification sensible: la premire considre la sensation comme le vecteurdun ensemble de stimuli et de non-signes (ce quon pourrait appeler la suite deHjelmslev des figures monoplanes ), alors que la seconde considre la sensation comme la

    substance partir de laquelle sont articules des significations, et donc des signes (ou descorrelationsbiplanes, dotes dun plan de lexpression et dun plan du contenu).

    Une approche raisonne du problme pos implique donc une distinction entre lasubstance du plan de lexpression, qui dtermine le canal sensoriel par lequel sont prlevesles informations sensorielles, dune part, etla contribution de la sensorialit la significationsensible du plan du contenu, cest--dire la syntaxe discursive (et notamment la syntaxefigurative), dautre part. La premire approche induit, dans des dveloppements

    principalement de nature paradigmatique, des classifications smiotiques peu opratoires, carelles sont fondes justement sur des figures monoplanes, sans considration de la fonctionsmiotique qui unit les deux plans dun langage. En revanche, la seconde, le rle desensorialit dans la syntaxe discursive du plus du contenu, est par dfinition polysensorielle etsynesthsique, et elle induit des dveloppements analytiques qui sont, au contraire, plutt denature syntagmatique.

    En dautres termes, ds quon dpasse le dcoupage et le fondement exclusivement

    biologique des ordres sensoriels, on est conduit remettre en cause la typologie des modessmiotiques du sensible : il ne sagit donc pas de savoir quel est lorgane sensoriel vue,oue, etc. qui donne accs linformation contenue dans le message , mais decomprendre en quoi les modes sensibles participent la signification du discours.

    Par exemple, ce quon appelle la smiotique visuelle obit des logiques sensibles

    bien diffrentes selon quon a affaire la peinture, au dessin, au cinma, ou la danse : parmitous ces messages qui sont saisis par la vue , on distinguera ainsi (i) une catgoriemanuelle-visuelle(graphisme, criture, etc.), une kinsico-visuelle(cinma, danse, etc.), luneet lautre faisant galement appel la sensori-motricit. Les logiques sensibles participentalors directement la caractrisation des diffrents modes smiotiques, considrs du pointde vue de leur mode de signifier, et non de leur canal de communication.

    On parviendrait au mme genre de rsultat avec lensemble des modes smiotiques

    qui exploitent le canal auditif. Il est vrai que nul na song proposer une smiotiqueauditive , mais le parallle nen est pas moins exemplaire: le langage oral, les bruits de lavie quotidienne, la musique empruntent tous, du point de vue de linformation sensorielle, lecanal de loue. Mais, ds quon prend en considration la syntaxe discursive et figurative de

  • 7/23/2019 AsynesthsieTarasti

    3/10

    3

    chacun de ces modes smiotiques, ce sont dautres types sensibles qui sont sollicits, en

    fonction des situations sensorielles qui sont spcifiquement mobilises ou invoques soit partelle chane orale, soit par le bruit propre une scne donne, soit par une pice musicale.

    Le point de vue anthropologiqueAu cours du processus de lhominisation, la capacit des hommes signifier et

    symboliser est corrle la mise en place de blocs sensori-moteurs. Leroi-Gourhan aconsacr cette question, dans Le geste et la parole, une dmonstration particulirementsaisissante. Il montre2 que tout au long de lhominisation, les fonctions de contact avec lemonde extrieur subissent de profonds ramnagements, et que, notamment, on assiste desdsassociations et rassociations entre organes et fonctions.

    Globalement, ce processus aboutit, selon Leroi-Gourhan, au dgagement de deuxgrands ensembles fonctionnels qui interagissent : lensemble main-outil dun ct, etlensembleface-langagede lautre. De la collaboration entre ces deux ensembles, naissent la

    plupart des activits smiotiques lmentaires : la gestualit, la mimogestualit, la phonation,le graphisme, lcriture. Ces deux blocs fonctionnels sont lvidence structurs par un

    principe de relation sensori-motrice avec le monde ; manipulation et gesticulation dun ct,mastication, dgustation et articulation vocale de lautre.Leroi-Gourhan identifie donc pourcommencer une premire rupture, la fonctionnalisation des sens : spars du simple point devue biologique, les ordres sensoriels sont rassocis pour devenir fonctionnels.

    Mais il signale ensuite une deuxime rupture, celle qui permet de comprendrecomment se constitue la capacit humaine signifier. La fonction symbolique, et tout

    particulirement la signification sensible, mergent, selon Leroi-Gourhan, de la collaborationtroite entre deux blocs sensori-moteurs o les ordres sensoriels sont dj confondus, et cesdeux blocs entrent eux-mmes en interaction au moment et au bnfice de la smiose. Lasynesthsie nestdonc pas une complication supplmentaire, ou une laboration ultrieure,mais la condition mme de lapparition de la fonction symbolique chez lhomme, et une

    consquence du dveloppement neuronal qui laccompagne.Globalement, ce long cheminement conduit donc lautonomie de la fonction

    smiotique, et plus prcisment lautonomie de sa dimension figurative. Dun point de vuesmiotique, le syncrtisme polysensoriel peut donc tre considr comme premier, en ce quil

    assure lautonomie de la dimension figurative.3

    Le point de vue de lexprienceet le noyau sensori-moteurLes recherches neuro-cognitives les plus rcentes saccordent pour reconnatre une

    trs forte intgration du traitement crbral des informations sensorielles : lexploitation des

    stimuli sensoriels dans les couches et rseaux de neurones est demble pluri -/multi-

    2Notamment dans : Andr LEROI-GOURHAN,Le geste et la parole, 1, Technique et langage, Paris, Albin Michel, 1964.

    3Ce qui ne saurait manquer de faire problme pour la smiotique peircienne, pour qui le premier est une qualit sensiblepure (la primit). Lanthropologie nous apprend quen phylognse, on ne rencontre pas dabord une qualit smiotiquepure, et que le premier de toute fonction smiotique est complexe, syncrtique, de fait impur, et par nature, relationnel,voire rticulaire. En revanche, ce syncrtisme fondamental est une des hypothses de lasmiotique tensive, qui postule nonla simplicit, mais la complexit des structures smiotiques lmentaires.

  • 7/23/2019 AsynesthsieTarasti

    4/10

    4

    sensorielle4.Il en est de mme des recherches en smantique cognitive, notamment pour le courant

    dit exprientialiste . G. Lakoff a clairement montr5 que, dans la perspective dunesmantique cognitive, lensemble des mtaphores qui structurent nos expriences

    quotidiennes, et notamment les mtaphores dites structurelles (cf. le hautet le basstructurantles descriptions des alas de lhumeur), reposent sur des schmes sensori-moteurs. Cest

    parce que nous prouvons dans notre chair et notre corps propre des variations de tonicitmusculaire, des mouvements viscraux et des changements de posture associs par exempleaux changements dhumeur, que nous pouvons btir, comprendre et dployer de telles

    mtaphores en toute cohrence.Cet argument est repris dans les travaux plus rcents de Varela, Thompson et Rosch6.

    Les auteurs insistent sur le fait quil ny a pas de perception sans exprience plus globale, et,

    notamment, que ce sont des schmes sensori-moteurs qui, engags dans laction, lui confrentsa signification sous forme de structures cognitives.Cette conception repose sur le concept

    dnaction, dfini ainsi : action incarne, action suivant laquelle le monde pour soi et lesoi mergent ensemble7. Le principe de lenaction repose donc pour lessentiel sur lasolidarit entre la sensation, la perception, lexprience et laction, solidarit partir delaquelle peuvent merger des schmes cognitifs. En outre, cette conception, fortementinspire de la phnomnologie de Merleau-Ponty, drive lintentionnalit, une intentionnalitincarne, de lenactionelle-mme. L aussi, la signification dans sa dimension intentionnelleet incarne ne peut tre pense que sur le fond dune synesthsie fondamentale, grce uncouplage sensori-moteur.

    ESTHESIES ET SYNESTHESIES

    Kinesthsie et cnesthsieLesthsie est un vnement particulier de la relation avec le monde sensible : au

    minimum, on peut la dfinir comme unesensation intentionnelle(ou comme lintentionnalitde la sensation). Il y a esthsie, en effet, ds le moment o le sujet, retrouvant le contact avecle monde, au-del des apparences et des conventions perceptives, souvre un univers desens.

    Si, par ailleurs, on postule que les univers de sens mergent obligatoirement dun

    complexe polysensoriel, alors les vnements esthsiques seront des vnementspolysensoriels. Un rapide parcours de la littrature portant sur ces questions, depuis Aristotejusqu la psychologie contemporaine, nous convainc aisment que la synesthsie connat

    4Voir, notamment, titre dexemple concret, Oliver SACKS& Robert WASSERMANN, The case of the colorblind painter,New York Review of Books, 19 nov.1987, pp. 24-34.

    5Dans Georges LAKOFF,Les mtaphores de la vie quotidienne, Paris, Minuit, 1980.

    6Francisco VARELA, Evan THOMPSON, Eleanor ROSCH,Linscription corporelle de lesprit, Sciences cognitives etexprience humaine, Paris, Seuil, 1993.

    7Op. Cit., p. 23.

  • 7/23/2019 AsynesthsieTarasti

    5/10

    5

    deux formes principales : la kinesthsieet la cnesthsie.Ces deux grandes dimensions traditionnelles de lapolysensorialit, la kinesthsieet la

    cnesthsie renvoient respectivement (i) la sensori-motricit (aussi bien la sensation desmouvements des organes sensoriels de contact que celle procure par les contractions etdilatations de la chair), et (ii) lensemble des stimulations procures par les sensations decontact (proche ou lointain), runies en un seul rseau sensoriel.

    Le montage smiotique de la polysensorialit aurait donc choisir entre ces deuxgrandes figures directrices de lasynesthsie, ce qui permet en somme de poser par hypothseque les esthsies associatives obissent un petit nombre de formes schmatiques, dont latradition a mis en vidence les deux principales. La kinesthsie impliquerait un schmeassociatif qui consiste rassembler indistinctement toutes les sensations et perceptionsautour dune seule (ou plusieurs) esthsie (s) sensori-motrice (s). La cnesthsie, drivedAristote (laesthesis koin), reprise par la philosophie mdivale (le sensorium commune),

    puis par la psychologie de la fin du XIXme sicle, est une notion moins stable, dont le

    schme associatif, justement, a vari dans lhistoire de la pense, mme si son nom est restle mme ; selon Th. Ribot, par exemple, la cnesthsie se dfinit comme le chaos nondbrouill des sensations qui, de tous les points du corps, sont sans cesse transmises au

    sensorium.8Dans ce cas, le schme associatif serait celui dune convergence vers un centresensoriel ; nous sommes loin du moi-peau de Didier Anzieu (cf. infra).

    Une des faiblesses de la notion de cnesthsie, dans sa version moderne, est donc desupposer ce quil faudrait dmontrer, savoir un centre de traitement global de la sen sation(le sensorium), o toutes les sensations afflueraient pour pouvoir ensuite tre redistribuesselon les ordres sensoriels. Il semble prfrable aujourdhui de supposer un autre schmeassociatif, en loccurrenceune capacit et une dynamique dassociation rticulaire entre cessensations, sans ajouter un quelconque centre de traitement : on imagine alors une

    permanente distribution-connexion de tous les points de stimulation, distribution qui confre la cnesthsie la forme dun rseau-enveloppe : le corps, envelopp de ses propressensations, fait alors lexprience de ses propres frontires.

    Ces deux formes de la synesthsie impliquent donc une distinction entre deuxconfigurations, deux fonctionnements complmentaires de la syntaxe figurative : laconnexion par le mouvement, et la connexion par lenveloppe. Dans une perspectivemrologique, le premier type de connexion est un faisceau sensoriel, un ensemble desensations runies par la part de sensori-motricit quelles ont toutes en commun, et qui est la

    proprit kinsique de toute attention sensorielle, de toute vise sensible ; en revanche, lesecond type de connexion est un rseau sensoriel, un ensemble de sensations runies par leslments ou points de contact quelles ont en commun au moins deux deux, et qui a quelque

    parent avec ce quon appelle en smantique un air de famille. En somme, dun ct une

    connexion par concentration sur un foyer de vise, un trait commun unique, et de lautre, une

    connexion par diffusion de traits partags

    Le faisceau-mouvement et le rseau-enveloppe

    Le corps des psychanalystes est la source et le sige mme des nergies (les pulsions)

    8 Thodule RIBOT,Les maladies de la personnalit, 1885.

  • 7/23/2019 AsynesthsieTarasti

    6/10

    6

    dont les instances psychiques nourrissent leurs reprsentations. Chez Freud, toute lconomiedu psychisme est reprsente en termes dnergie et de forces orientes qui rencontrent des

    barrires, qui sont libres ou refoules, etc. Loin dtre de simples mtaphores thoriques et

    abstraites, ces notions renvoient une reprsentation du corps, en tant que sige et lieu deprojection des vnements psychiques, qui semble composer des forces et des frontires, toutcomme dans un processus narratif faiblement thmatis. Elles permettent en outre deconjuguer lintrieur dun mme processus (sur la dimension syntagmatique) lesconnexions par faisceau-mouvement (du ct des forces), et les connexions par rseau-enveloppe (du ct des barrires et des frontires).

    Plus rcemment, la psychanalyse a complt cette conception quasi-narrative du corpsdune dimension figurative ; il sagit de la thorie du moi-peauqui, chez D. Anzieu9combineles proprits du corps propre, proche de celui de la phnomnologie (un entier, une formeglobale) et de la topologie nergtique de la psychanalyse. Il sagit alors de lexprience

    spcifique du corps propre en tant quenveloppe sensorielle et psychique, en tant que

    pellicule, frontire et membrane qui spare et met en communication le moi et le monde pourmoi. Les fonctions diverses quAnzieu lui attribue : maintenance, contenant, pare-excitation,filtre qualitatif, connecteur intersensoriel, rcepteur du plaisir et de la douleur, barrire derecharge et de dcharge nergtique, surface dinscription des traces signifiantes extrieures,

    font des avatars de ce corps imaginaire, mais parfaitement opratoire, le vritable creuset dela fonction smiotique, et la manifestation concrte de la constitution dialectique du Moi etdu Soi.

    Par ailleurs, la notion mme de schma corporel, dans la tradition psychologique, sousles mmes dnominations, recouvre deux types de configurations. Quil sagisse du schmacorporel, de limage spatiale du corps, du schma postural ou de limage de soi, en effet,toutes ces notions se partagent en deux grandes tendances : dun ct, celles qui supposentune apprhension de la position du corps en mouvement, de lautre, cellesqui renvoient uneapprhension des frontires corporelles, considres de lintrieur ou delextrieur.

    Le corps est de fait lobjet de deux reprsentations diffrentes : une selon lemouvement, une autre selon lenveloppe, qui combinent des perceptions de forces et des

    perceptions deformes. La premire, le mouvement, est commune aussi bien la gesticulationcommunicative qu lnergie libidinale, aussi bien au flux perceptif qu la sensori-motricitqui lui fait cho. La seconde, lenveloppe, est surtout reprsente dans les smiotiquesdveloppes par la psychanalyse, mais elle concerne aussi la gesticulation communicative, en

    ce sens quelle prend pour rfrent un volume organis et orient, un schma corporel quidoit autant aux postures (dont le principe est celui du mouvement et de la sensori-motricit)quaux surfaces (dont le principe est de celui des frontires et de lenveloppe). Enfin, la

    distinction phnomnologique entre chairet corpsfait elle aussi cho, indirectement et unniveau plus fondamental, la mme distinction figurative : en effet, lunit de la chair et duMoi repose sur une synthse kinesthsique, alors que celle du corps, comme identit du Soien devenir, repose sur une synthse cnesthsique et holistique.

    9Didier ANZIEU,Le Moi-Peau, Paris, Dunod, 1985.

  • 7/23/2019 AsynesthsieTarasti

    7/10

    7

    LHOMOGENEITE DE LEXISTENCE SEMIOTIQUE

    Deux types de synesthsies : deux grands modes dhomognisationLa proprioception tant pose comme le principe qui prside lhomognisation de

    lexistence smiotique, il faut maintenant comprendre comment le corps-chair ralise cettehomognisation, par les deux voies du mouvement et de lenveloppe.En termes corporels, et non plus seulement formels et abstraits, lhomognisation

    implique au pralable la constitution polysensorielle de la syntaxe figurative. La formationdes figures du contenu et de lexpression prsuppose la synesthsie, ou , plus gnralement,des esthsies associatives. La polysensorialit, en tant que vecteur corporel delintentionnalit, peut emprunter deux voies diffrentes qui se dclinent sur quatre niveaux de

    pertinence:1- en termes dimpressions esthsiques: la kinesthsie et la cnesthsie ;2- en termes depratiques corporelles, la sensori-motricit et les sensations de contact et

    de relation ;3- en termes de configurations dynamiques, le mouvement et lenveloppe ;4- en termes de types actantiels, le Moi et le Soi.

    La mme distinction, entre deux voies complmentaires, peut donc tre saisie plusieursniveaux de pertinence diffrents : esthsique, pratique, figuratif et actantiel. De fait, larsonance entre les diffrents niveaux de pertinence permet dentrer dans la problmatique

    chacun des niveaux sparment, et daccder par conversion aux autres niveaux. A cet gard,

    les figures du mouvement et de lenveloppe peuvent apparatre par exemple comme deuxicones actantielles diffrentes et complmentaires : le mouvement manifeste le Moi-chair,lenveloppe manifeste le Soi-corps. Reste caractriser plus prcisment ces deux voies de la

    polysensorialit.Dun ct, celui de la sensori-motricit, linstance est celle du Moi-chair, instance

    dictique, point de repre de toutes les oprations qui vont suivre. Son modus operandi estprincipalement lasaisie analogique, qui consiste, par cho, par empathie, ou par ajustement, faire lexprience proprioceptive, dans les mouvements de la chair, lquivalent desinteractions entre matire et nergie qui produisent les figures sensibles du monde naturel.Cette laboration smiotique est essentiellement de type hypoiconique. Du point de vue duMoi-chair, la diffrence et les systmes de valeurs reposent toujours sur des systmesdquivalences et leur produit formel et discrtis aura lallure, par exemple, de systmes

    semi-symboliques.De lautre ct, celui du rseau-enveloppe, linstance est celle du Soi-corps, instance

    rflexive et projective, dont le statut est celui dune identit en devenir, qui la fois se rfreau Moi-chair (embrayage), et se dtache (dbrayage) de lui. Le modus operandi delenveloppe proprioceptive est la connexionlargement distribue, une saisie rticulairequi,de contigut en contigut, convertit une multitude de points dexcitation et de sollicitationen un continuum homogne. Du point de vue du Soi-corps, la signification est doncindexicale, mtonymique et rsulte dun rseau de contiguts et de connexions.

    En un sens, on pourrait dire que la chair mouvante en qute dquivalences et

    danalogie construit la cohrence dun univers smiotique, alors que lenveloppeproprioceptive en qute de zones de superposition et de contiguts entre des parties, en

  • 7/23/2019 AsynesthsieTarasti

    8/10

    8

    construit la cohsion. Relation entre des quivalences et des diffrences dun ct, relationentre des chevauchements et contiguts de lautre : ce sont donc bien deux modalitscomplmentaires de lhomognisation smiotique. Globalement, la collaboration entre cesdeux modalits fournit lessentiel des proprits de la syntaxe figurative: dune part lesquilibres et les quivalences entre matires et nergie, prenant la forme ventuelle desystmes semi-symboliques, et dautre part, les processus diconisation figurative desformes ; les deux, on la dj vu, empruntent leur logique mrologique deux versions

    proches mais distinctes de lagglomrationfigurative, lune parfaisceaulautre par rseau.Pour ce qui concerne les types actantiels, ils se distinguent encore dune autre

    manire.Du ct du Moi-chair, on a affaire un actant en dplacement et en dformation, dont

    le statut smio-narratif dominant est celui du sujet de faire, mais dun sujet de faire qui faitlexprience intime de sa propre oprativit : sa vise narrative est en effet celle de latransformation, et des oprations de conjonction et de disjonction. On notera en particulier

    que le prototype du sujet de faire procde par quivalences, analogie, et ajustementisotopique, ce qui permet de donner un contenu figuratif et non formel laffirmationgreimassienne selon laquelle le sujet de faire est smantis par lobjet de valeur quil vise,grce son investissement dans la relation dobjet10. Mais, par ailleurs, si le sujet de fairea pour prototype corporel le Moi-chair, il est du mme coup situ, ancr dans une deixis: eneffet, le nouage du faisceau sensoriel dcoule par principe de la rsonance entre lesdiffrentes kinsies qui procurent et manifestent la fois lattention sensible; en dautrestermes, le Moi-chair naffirme son identit de sujet de faire qu loccasion dunecoordination sensorielle situe, circonstancie, ancre dans son propre hic et nunc.

    Du ct du Soi-corps, on a affaire un actant de contact, dont le statut smio-narratifdominant est celui dusujet dtat, dun sujet dtat qui ferait lexprience intime de son tresensible : sa vise narrative est en effet, travers laesthsis koin, ltat de conjonction ou dedisjonction ; il est engag comme sujet dtat dans des noncs dappropriation ou de

    dpossession, et dans lchange en gnral. En tant que substrat transformer, il est aussisitu, mais pas de manire circonstantielle et dictique, car sa situation est toujours celle ducontact avec dautres actants-corps : la problmatique de la frontire, on le sait, est celledune identit relationnelle et solidaire, dont les transformations dpendent destransformations de tous les autres termes de la relation.

    CONCLUSION

    La synesthsie ainsi conue est lvidence tout autre chose quun accident

    superficiel de lassociation entre les canaux sensoriels. Elle est non seulement au cur de la

    smiose, mais aussi et surtout au principe mme de lengendrement des couches successivesdu parcours gnratif de la signification. Et il convient dajouter, pour en situer prcisment

    la porte, quelle contribue plus spcifiquement lorganisation syntagmatique de cesdiffrentes couches : entre autres, lorganisation des syntagmes lmentaires, lorganisation des syntagmes actantiels et narratifs, lorganisation des syntagmes figuratifs.

    10Algirdas Julien GREIMAS, Smantique structurale, Paris, Seuil, 1966. Rdition, Paris, PUF, 1986, pp. 180-182.

  • 7/23/2019 AsynesthsieTarasti

    9/10

    9

    Le tableau suivant rcapitule la constitution des deux voies de la synesthsie.

    Esthsie associative KINESTHESIE CNESTHESIE

    Dynamique figurative ANALOGIE ETAJUSTEMENT C

    ONTIGUTE ETSUPERPOSITION

    Type dagglomration FAISCEAU RESEAU

    Type prdicatif FOYER DE VISEE SAISIE DISTRIBUEE

    Configuration MOUVEMENT ENVELOPPE

    Rfrence HYPOICONIQUE INDICIELLE

    Proprioception SENSORI-MOTRICITE CONTACT

    Instance actantielle MOI-CHAIR SOI-CORPS

    Valences tensives MATIERES ET FORCES PARTIES,TOUT ETFORMES

    Type narratif ENONCE DE FAIRE ENONCE DETAT

    Cette rpartition entre deux voies distinctes ne doit pas occulter le fait, simplement suggrdans les limites de cette prsentation, que les deux modes de la synesthsie interagissent en

    permanence, et quils sont dfinis de manire complmentaire et solidaire, en particulier si onprend en considration les valences qui les sous-tendent : les interactions entre matires etforces donnent lieu des stabilisations et dstabilisations de formes et de frontires. Il en

    rsulte qu chacun des niveaux de pertinence, leur articulation et leur collaboration estessentielle au fonctionnement syntagmatique.

    Si lon prend le parti de cette solidarit dialectique entre les deux configurations, on

    entrevoit alors la possibilit dune typologie raisonne des schmes associatifs quigouvernent les configurations esthsiques. Cette typologie repose principalement sur lesinteractions entre forces et matires, qui, selon la dominante, donnent lieu la dynamique dumouvement (faisceau kinesthsique) ou la stabilisation de formes (rseau cnesthsique).Mais la structure tensive qui dcoule de cette hypothse permet de dfinir bien dautres

    configurations, selon les quilibres atteints entre les deux dimensions de lintensit des forces

    et de ltendue des formes.Les deux configurations retenues jusqualors ne reprsentent que deux positions

    extrmes dans le systme ainsi dfini : dun ct, lintensit maximale des forces produit uneconcentration de ltendue des formes (le faisceau esthsique) ; de lautre, laffaiblissementmaximal des forces (ou la neutralisation entre forces contraires) fait place une extensionmaximale des formes (le rseau esthtique). Il reste par consquent deux positions extrmesdisponibles, lune ou laffaiblissement ou la neutralisation des forces se conjugue avec uneextension minimale des formes (le centre esthsique), et lautre ou lintensit des forcesdevient dispersive, et provoque ainsi une diffusion maximale des formes ambiantes (le nuageesthsique).

    Voici pour finir le modle des schmes associatifs qui articulent les esthsies danslexprience smiotique:

  • 7/23/2019 AsynesthsieTarasti

    10/10

    10

    (+) FAISCEAU-Mouvement NUAGE-Ambiance(kinesthsie) (esthsie dispersive)

    Forces

    (intensit)

    POINT-centre RESEAU-enveloppe

    (-) (esthsie dictique) (cnesthsie)

    (-) Formes (tendue) (+)