29
AU CINEMA L’ETOILE DIMANCHE 24 OCTOBRE à 16h CINE-CLUB DE L’ETOILE

AU CINEMA L’ETOILE - Site officiel ville de La Courneuve · fait aussi la connaissance de Champion avec qui elle a une liaison et qui lui fait prendre conscience du danger que courent

  • Upload
    ngodiep

  • View
    215

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

AU CINEMA L’ETOILE

DIMANCHE 24 OCTOBRE à 16h CINE-CLUB DE L’ETOILE

L’HISTOIRE

1 : En 1870 au collège de Harvard, deux étudiants, James Averill et Billy Irvine, se joignent aux festivités couronnant la remise solennelle des diplômes. Ils envisagent un avenir radieux consacré à l'amélioration du monde. Averill est amoureux d'une jeune et jolie fille.

2 : 1890. Des milliers d'émigrants venus d'Ukraine et d'Europe de l'est débarquent dans le Wyoming avec l'espoir d'y trouver du travail. Leur arrivée n'est guère appréciée par les éleveurs de la région et notamment par Frank Canton qui est persuadé que ce sont eux les voleurs de bétail qui déciment leur troupeau. Canton a loué les services d'un tireur d'élite, Nate Champion, pour supprimer ceux qui le gênent. Il a, par ailleurs, dressé une liste d'émigrants qui devront payer de leur vie leurs crimes répétés.

James Averill, marshall de la contrée et adversaire de la violence, s'éprend de Ella, une prostituée. Ella fait aussi la connaissance de Champion avec qui elle a une liaison et qui lui fait prendre conscience du danger que courent les émigrants. James Averill, avec l'aide de Ella, organise une résistance victorieuse jusqu'à l'arrivée de la garde nationale

3 : 1903 : Sur son bateau, Averill évoque amèrement les évènements passés. Auprès de lui, vit la jeune femme du début, devenue la caricature de ses rêves déçus.

Kris Kristofferson

• LA PORTE DU PARADIS • Titre original : Heaven's Gate/The Johnson County War • Réalisation : Michael Cimino • Scénario : Michael Cimino • Production : Partisan Productions, United Artists • Musique : David Mansfield • Image : Vilmos Zsigmond • Photographie : Vilmos Zsigmond • Montage : Lisa Fruchtman, Gerald Greenberg, William Reynolds et Tom Rolf • Type : Fresque Epique • Durée : 143 minutes (version studio exploitée) - 220 minutes (version originale réalisateur)

Distribution

• Kris Kristofferson: James Averill • Christopher Walken : Nathan D. Champion • Isabelle Huppert : Ella Watson • John Hurt : Billy/William C. Irvine • Brad Dourif : M. Eggleston • Joseph Cotten : le révérend Gordon Sutton • Jeff Bridges : John L. Bridges

Isabelle Huppert et Kris Kristofferson

Photos © Carlotta Films

MASTER CLASS MICHAEL CIMINO SUR The Heaven’s gate.

Michael Cimino Veuillez m'excuser j'ai perdu ma voix. Mais je suis très excité de voir ce qu'ils ont fait parce que personne ne m'a dit que c'est une version restaurée de La porte du paradis qui sera projetée ce soir. C'est une grande surprise pour moi. Vous verrez cette nouvelle version avant moi, j'espère que le son sera bien pour vous, que la copie soit bonne et plus tard vous pourrez me dire ce que vous en pensez. Je n'arrive pas à croire que tant de personnes viennent voir un film qui a été fait il y a très longtemps. Pour moi c'est comme si nous l'avions fait hier. Je ne suis pas un maître, je suis un élève comme beaucoup d'entre vous et j'ai oublié tout ce que j'ai appris. Aujourd'hui je réalise tout ce qu'il me reste encore à apprendre. Alors s'il vous plait, nous somme tous du même monde. Je suis simplement à une place différente. Mais nous cherchons tous la même chose, même ceux qui sont assis au balcon.

Michel Ciment : Je crois que j'ai lu ou entendu quelque part qu'avant de commencer à faire des films, vous rêviez de faire une comédie musicale à Hollywood. Est ce que la première séquence de danse de La Porte du paradis réalise votre rêve ? J'adore la musique et la danse, pour moi être sur un plateau avec des danseurs,

de la musique et une caméra qui tourne autour, c'est un véritable bonheur. John Ford disait que les trois sujets à filmer pour faire un bon film étaient : un cheval au galop, une grande montagne et un couple qui danse. Et je suis tout à fait d'accord avec ça. Vous retrouverez ces trois éléments dans le film. J'espère seulement que John Ford regardera aussi le film ce soir et qu'il donnera sa bénédiction.

Vous avez commencé par étudier l'art à Yale, comment cela a t'il influencé votre travail par la suite ? Je n'en ai aucune idée, comment je suis devenu réalisateur a toujours été un mystère pour moi. C'est le pire des jobs parce que sur un plateau l'on travail 24 heures sur 24, 7 jours sur 7 et si en plus, vous écrivez le scénario, cela prend deux ans de plus. Le réalisateur travaille plus que les autres. Les acteurs viennent pour quatre semaines de répétitions et six semaines de tournages avant de partir sur un autre plateau. Et vous restez tout seul avec votre pellicule et vous passez une autre année à monter le film. J'ai une formation de peintre et de designer, je n'avais aucune intention de faire de films. Les grands peintres me passionnaient et m'ont influencé, les grands architectes aussi. C'étaient mes héros. Je n'ai pas grandi en voyant des films tous les jours, comme de nombreux cinéastes d'aujourd'hui. Pour moi, cela a été une transition inhabituelle, étrange et mystérieuse. La meilleure façon pour moi de vous l'expliquer est de prendre cet écran blanc derrière nous qui est une surface bidimensionnelle, comme un tableau. Et on regarde un tableau comme on regarde un écran. Pour faire l'expérience de l'architecture, il faut se déplacer dans l'espace pour voir les jeux de lumière et d'ombres, l'essence de l'architecture est dans le mouvement dans un lieu. On aime la beauté d'un tableau en deux dimensions mais on sait que la compréhension véritable d'un espace ne peut être saisi que si l'on bouge à l'intérieur. Mon ennemi est devenu cet espace bidimensionnel. Ce que je voulais en faisant du cinéma, c'était d'aller au-delà du mur, de le détruire, de vous prendre par les yeux et vous emmener au-delà du mur pour vous faire oublier ces deux dimensions et vous immerger. Dans le film Sunchaser, il y a une réplique d'un gangster métisse en prison : « que la beauté soit devant moi, que la beauté soit derrière moi, qu'elle soit à côté de moi, qu'elle soit au dessus de ma tête, qu'elle soit sous mes pieds et que la beauté soit tout autour de moi ». Ceci exprime mieux que je ne le peux l'idée que je me fais du cinéma.

Je suppose que beaucoup d'entre vous ont déjà vu un spectacle de ballet. Sur la scène, il y a ce joli tableau de danse, de couleurs, de mouvements faits sans aucun effort. Même si c'est un ballet et que c'est très beau, la vision reste bidimensionnelle. Mais si vous bougez de 90° sur un côté et que vous regardez depuis ce nouvel angle, l'expérience change radicalement. Soudain on voit l'effort physique de la danse, on comprend à quel point c'est athlétique, on entend le souffle des danseurs et les bruits des pas, c'est comme des chevaux qui suent, qui soufflent. Si on se replace à l'avant, le spectacle est à nouveau très beau, sans effort. Je ne peux vous l'expliquer mieux que cela.

Parlons des compositions picturales, il semble que vous appréciez particulièrement le ratio 2.35 cinémascope.

J'aime le grand écran, l'Ouest de l'Amérique regorge de grands espaces et ils exigent presque un écran large. Si l'on diminue le ratio, on se limite. C'est pour cela qu'un film vu à la télévision est un film différent.

Vous avez aussi eu une formation d'acteur. Vous avez étudié avec Lee Strasberg de l'Actor's Studio, nous avons la chance d'avoir Isabelle Huppert ici, qui a travaillé avec vous. Qu'avez-vous appris de Strasberg, comment cela a influencé votre manière de travailler avec les acteurs dans votre future carrière de réalisateur ? Je pense que j'ai suivi cette formation à cause de ma naïveté et mon manque de connaissance par rapport au cinéma. Je ne connaissais rien sur l'art de diriger les acteurs. À cette époque là je n'arrivais même pas à rentrer sur un plateau de cinéma. Mais je savais que si je devais travailler avec des acteurs, je devais apprendre comment eux fonctionnaient. La meilleure manière de comprendre était donc d'étudier moi aussi l'art d'être acteur. Je suis allé à l'Actor's Studio une fois par semaine, j'ai pris des cours privés, j'ai répété le soir comme tous les autres acteurs, j'ai étudié la danse et j'ai fait tout ce que j'ai pu pour apprendre quelque chose. Parce que si vous demandez à un acteur de faire quelque chose en l'obligeant de surcroît à changer sa façon de le faire, vous devez savoir comment demander au mieux l'ajustement. Un acteur ne peut faire confiance à un réalisateur s'il n'a pas la même vision du film, ils doivent croire que ce vous voyez est vrai, réel, honnête, droit et que lorsque vous demandez un changement, c'est pour le mieux. C'est une confiance qu'ils doivent avoir dès la première lecture du script.

La mise en scène ce n'est pas une dictature pour moi. C'est comme être un entraîneur d'une équipe, il faut pousser les joueurs à faire ce qu'ils n'ont jamais fait auparavant, d'être meilleur que ce qu'ils ont été. La chose la plus importante est d'inspirer les acteurs et l'équipe entière. Si elle est en confiance, les acteurs sentiront leur énergie parce que l'équipe est très sensible et ressent tout. Elle sait quand le réalisateur est faible, indécis, quand il a peur ou quand il contrôle son film. C'est comme un organisme vivant qui réagit immédiatement. Quand vous montrez que vous êtes confiant ou quand vous affirmez une idée claire, vous avez la possibilité (jamais de certitudes) alors d'obtenir un moment transcendant. C'est ce que l'on veut toujours et pas seulement dans un film, un moment où l'on se dépasse, où nos pieds quittent le sol, où les heures paraissent des minutes, des minutes des secondes. C'est pour cela que l'on continue de faire des films, pour essayer de retrouver cette sensation. On sait que la perfection existe, on sait aussi que l'on n'y arrivera jamais, la perfection est pour Dieu et pas pour nous. On sait que la chose la plus importante c'est d'essayer d'atteindre cette perfection. C'est très important de garder le cœur vivant. Isabelle Huppert était parfaite.

Isabelle Huppert, on sait que chaque metteur en scène a une façon différente de travailler avec les comédiens. Tu ne travaillais en France que depuis une petite dizaine d'années, comment as-tu vécu cette expérience sur une énorme production américaine, comme La Porte du paradis et en particulier avec Michael Cimino ? D'abord Michael a dit que les acteurs répétaient 4 semaines puis tournaient 5 ou 6 semaines, il faut savoir que le tournage La Porte du paradis a duré 7 mois, pour le plaisir de chacun. [Michael Cimino : vous pouvez le croire ça ? non elle exagère] C'était une aventure exceptionnelle par sa longueur déjà (sans ironie) et j'ai

revu le film avant-hier. Je me suis dit la même chose que lorsque je l'avais vu la première fois. C'est vrai que dans un film comme cela, lié à des composantes que sont intrinsèquement et essentiellement la culture américaine, à savoir comme le dit Michael, le sens de l'espace, la lumière, ce sont des choses que l'on ne trouve pas en Europe. Elles influent directement sur la manière dont on voit une actrice ou

un acteur évoluer dans cet espace et cette lumière donnés qui appartiennent à l'Amérique, qui sont l'Amérique et par qui le cinéma américain est fondé. Dès lors que l'on se trouve dans cet environnement, on est différent, indépendamment même du regard que Michael pouvait avoir sur moi et sur mon personnage.

Il y a quelque chose de solaire, il y a une énergie que je n'aurai pas trouvée en Europe. Ce qui est intéressant dans Les portes du paradis, ce sont toutes ces composantes positives qui sont le contraire de l'ambiguïté, du clair/obscur, toutes ces choses que l'on retrouve plus dans un film européen ou français, en même temps elles sont au service dans ce film d'une incroyable ambiguïté dans les relations entre les personnages, une espèce de flou, quelque chose qui n'est jamais nommée. C'est la combinaison des deux qui est tout à fait passionnant ici. Le film renferme un secret et c'est très rare dans le cinéma américain où ces choses là sont dites avec brillance certes mais elles sont juste dites. La grande beauté de La Porte du paradis c'est ce secret sur lequel le film nous laisse. Michael disait qu'on demandait aux acteurs des choses qu'ils n'ont jamais fait. En l'occurrence c'est vrai, moi ce que j'ai fait dans ce film, il y a peu de chances pour que je le refasse ailleurs et surtout pas dans un film français. Il y a des situations qui n'appartiennent qu'à ce genre de film.

Michael Cimino Quand on demande à une grande actrice de faire quelque chose d'impossible, elle le fait.

Isabelle Huppert Mais c'est très très dur de refuser quelque chose à Michael (rire généralisé dans la salle). Je ne le referai jamais, je ne sais pas comment j'ai fais. J'ai peur des chevaux, je n'aime pas cela, je ne sais pas très bien danser, je ne sais rien faire de ce que je fais dans le film.

Michael Cimino C'est très simple, il suffit de trouver la meilleure actrice possible et vous lui demandez de faire quelque chose d'impossible. Au sujet d'Isabelle, je voudrais dire que je suis allée vers elle grâce à mon intuition, je l'ai choisie vraiment sur un coup de cœur, ce n'était pas intellectuel, c'était intuitif, je ne savais pas qui elle était. Je n'avais vu aucun de ses films mis à part dix minutes de La dentellière. J'ai rencontré quelqu'un qui n'est pas seulement une bonne actrice, mais aussi quelqu'un de très intelligent, je crois que c'est un génie.

Isabelle Huppert J'ai toujours cru que tu m'avais vu dans Violette Nozière.

Michael Cimino Je n'ai pas vu le film. En fait, je faisais une pause durant le casting car ma tête allait exploser à force de voir tant de comédiennes, nous étions à New York avec Joan Carelli (productrice de La Porte du paradis, Ndlr). Toutes les comédiennes du monde voulaient jouer ce rôle, la pression était trop grande. J'ai dit à Joan que j'allais me promener dehors. Je me suis retrouvé au croisement de Madison Avenue et de la 59e rue, où il y avait un petit cinéma. J'ai vu ce nom d'Isabelle Huppert sur l'affiche et je suis entré. Je me suis assis juste pour essayer de me détendre. Et là, elle est apparue à l'écran et ce fut le coup de foudre.

Dès ses premiers moments sur le plateau, elle avait amené un sac de livres et elle lisait tout le temps. Cela n'arrivait jamais avec les actrices, elles ne lisent jamais, même dans un scénario elles ne lisent que leurs répliques. Isabelle me conseillait en livres et je me disais que c'était incroyable. Je lui ai demandé de faire des choses bizarres, avant le film comme elle jouait une prostituée, je lui ai demandé de vivre dans un bordel pendant quelques jours, dans une petite ville où l'on travaillait. C'était le seul endroit dans l'État de l'Idaho où la prostitution était légalisée. J'ai passé un contrat avec Lee, la « meilleure dame » de la ville en lui expliquant que je voulais qu'Isabelle et les autres actrices fassent l'expérience de l'ennuie de leur vie entièrement consacrée à l'attente. La vie d'une prostituée dans l'Ouest ne se limite pas à danser sur une estrade dans une belle robe. Ce bordel est ce que l'on appelle une « place fermée », les filles devaient y rester un mois, coupées du monde, ensuite elles pouvaient sortir en groupe pour faire des courses. Les actrices du film étaient toutes assez nerveuses à leur arrivée, la première chose que Lee leur a dit est : « pas d'alcool, pas de drogues, pas de petits amis » et que si l'une d'elles était choisie par un client dans le couloir après la sonnerie, elles devaient aller avec lui. Isabelle a accepté cette proposition. Je ne sais pas si c'était Lee et

ses prostituées qui étaient le plus excitées ou si c'était Isabelle et les autres actrices. Combien de fois une femme, actrice ou non, sait à quoi ressemble la vie d'une prostituée ? Comme j'étais un directeur naïf à l'époque, qui ne savait rien et à qui personne n'avait dit si cela se faisait ou non, je l'ai fait. Je ne savais pas que c'était incroyable, pour moi cela semblait logique.

L'écriture de scénarii a été votre premier travail dans le cinéma. Comment voyez vous cela : est ce que vous pensez qu'écriture et réalisation sont intimement liées ou, comme de nombreux réalisateurs le pensent, que l'écriture de scénarii n'est qu'une plate-forme ? Vous savez que vous me posez une question dangereuse. Le diable me tente avec cette question, Michel sait mieux que quiconque que si j'essaie vraiment de répondre à cette question, juste pour y apporter une réponse aussi complète que sa question, nous sommes là jusqu'à minuit. Je pense que les personnes au balcon ont hâte de voir le film et si je réponds ils ne verront jamais le film. On peut

passer une heure et demie à parler de l'écriture de scénarii.

Vous pouvez nous parler du tournage de la première séquence, comment avez-vous préparé le montage ? Cela a demandé beaucoup de préparation et de travail dans l'exécution et dans le montage. C'était une séquence très difficile à filmer mais cela a aussi été un grand bonheur. Le montage est un moment très amusant dans la préparation d'un film. J'ai choisi ce morceau de musique, Le Danube bleu, pour plusieurs raisons. D'abord, elle était la première musique, dans les années 1870, à être qualifiée de sexy, la première où les danseurs pouvaient se toucher. Avant les danses étaient très militaires. C'était donc une danse révolutionnaire à l'époque et je la trouvais très appropriée à ce moment de l'histoire des États-Unis, car la guerre de sécession venait de se finir. Tout changeait dans le pays tout autant que Le Danube bleu était révolutionnaire. Elle était considérée comme une danse diabolique. La version dans le film est jouée par l'Orchestre Philharmonique de New York mais avec un tempo très rapide sur lequel on ne peut pas danser. Mais j'aimais cette rapidité, la séquence a été filmée en Angleterre avec des danseurs professionnels et ils n'arrivaient pas à suivre le tempo avec les costumes d'époque et l'herbe. Au bout d'une minute et demie, ils étaient à bout de

souffle. Cette séquence dure exactement trois minutes et elle est divisée en deux parties d'une minute et demie et je l'ai filmé avec six caméras. Si je n'en avais eu qu'une, j'aurai tué les danseurs, ils seraient morts devant mes yeux.

Ensuite, on a planifié des cercles autour de l'arbre parce que la danse à Harvard se faisait autour d'un arbre. Autour de lui, il y avait un énorme cercle de fleurs, les nouveaux diplômés dansaient autour et à la fin de la cérémonie, les garçons se battaient pour attraper le premier bouquet. L'arbre et l'endroit choisi appelaient des mouvements circulaires. Les cercles tournaient dans des sens contraires. Quand les caméras filment ce genre de mouvement, l'impression de rapidité est très grande. Il y a une grande énergie, c'est ce que je voulais et c'est ce que l'on a obtenu.

Comment avez-vous choisi les acteurs masculins principaux ? Au moment de choisir le rôle de Christopher Walken pour Voyage au bout de l'enfer, on a vu un millier d'acteurs à New York, et j'ai encore eu très mal à la tête. Joan Carelli m'a fait passer un bout de papier avec écrit « Chris est Nick ». Je ne l'ai pas lu tout de suite, je l'avais glissé dans ma poche. A la fin de la journée, j'avais une double migraine, c'était très dur. Je disais à Joan « qui va jouer le rôle de Nick avec Robert de Niro ? » elle m'a dit d'ouvrir le morceau de papier et j'ai lu. C'était son premier film et j'ai dis ok. Si cela ne s'était pas fait, Chris n'aurait pas été dans La Porte du paradis. C'était

presque aussi étrange que le casting pour Isabelle Huppert. Il n'y a pas de sciences pour un casting, cela doit venir du cœur, votre intuition, et une substance mystérieuse dans l'air.

Comment le fabuleux acteur Joseph Cotten de Citizen Kane s'est-il retrouvé au générique de La Porte du paradis et comment avez-vous fait pour filmer aussi bien les scènes de roulette russe dans Voyage au bout de l'enfer ?

Je l'ai « casté » parce que j'avais adoré sa façon de jouer dans Citizen Kane et encore plus dans La Splendeur des Amberson. J'étais un grand admirateur de son jeu. J'ai donc demandé s'il était encore en vie et où est ce qu'il était. Je suis allé le voir à Los Angeles, j'ai dîné avec lui et je lui ai demandé s'il acceptait de jouer dans le film et il a dit oui. Aucun autre acteur n'a été pris en considération. C'est aussi simple. Pour Voyage au bout de l'enfer, dans les camps de prisonniers, on a simplement filmé la réalité. Toutes les claques et les coups sont vrais. Cela a été très dur. À part les personnages principaux qui étaient interprétés par des acteurs, les figurants étaient des gens de la rue, certains aux États-Unis, d'autres en Thaïlande. Ils étaient très bons pour frapper les acteurs, ils les frappaient assez forts. Je me souviens avoir vu des larmes dans les yeux de Christopher Walken, ses joues étaient très rouges. Mais en Thaïlande, le visage est sacré donc il ne faut jamais le frapper. Donc, à chaque fois que l'un d'eux tapait sur le visage d'un des acteurs, il faisait une prière. À chaque coup que vous voyiez, il y avait une prière. Des prières et de la violence.

Pouvez-vous nous parler des différentes versions de La Porte du paradis, et si la version que nous allons voir ce soir est la Director's cut ou une des autres versions. (NDLR/ on parle ici de la version qui sort en salles ce mercredi 13 juillet 2005) Il y a eu plusieurs versions, toutes horribles. Ce soir c'est la version originale que vous allez voir. 25 ans après que le film ait été fait, il est surprenant d'être à Paris pour la voir. C'est difficile à croire. Nous étions des enfants quand nous l'avions fait. Nous étions dans ce magnifique jardin du Montana, nous étions les vrais enfants du paradis.

Vos films donnent une vision crue de la société américaine et de ses fondements historiques. Je trouve que cela se rapproche du travail de Sam Peckinpah, que pensez vous de son travail ? Pourquoi ne pas avoir retravaillé avec Clint Eastwood ? Sam et Clint, ils auraient du travaillé ensemble. Je vais vous raconter une anecdote. Quand nous étions dans l'Idaho, en plein tournage de scènes de rues, qui imaginez vous qui débarque au milieu des centaines figurants, de la locomotive, des chevaux, des armes à feu ? (des noms fusent dans la salle, Ndlr). Oui Sam Peckinpah. Il était là, dans toute sa gloire, simplement lui. Il était blanc comme un linge, il revenait de l'hôpital où on lui avait mis un pace maker, il avait l'air d'un mort vivant. Il m'a dit « Michael, donne moi une caméra », je lui ai dis qu'il devait être à l'hôpital, je lui ai dis que je ne pouvais lui donner une caméra mais je lui ai laissé mon pick-up et mon chauffeur. À l'arrière, il y avait beaucoup de bouteilles de grands vins, de bières, toutes sortes de boissons. Sam s'est cru au paradis, il a passé trois jours avec mon camion au bordel avant de rentrer chez lui. Quand j'ai retrouvé mon pick-up, j'ai voulu boire un verre de vin, mais mon chauffeur m'a dit qu'il ne restait rien alors qu'il y avait de quoi boire pendant six mois.

Propos recueillis et retranscrits par Shamia Amirali. Pour ECRAN LARGE

ANALYSE 1 UNE ÉPOPÉE DU DÉSENCHANTEMENT : notes éparses sur Heaven's Gate (La Porte du Paradis, 1980) de Michael Cimino

Bernard JURIEUX

1) Heaven's Gate s'inspire d'un épisode historique relativement méconnu, que le film a partiellement contribué à mettre en lumière, la Johnson County War [1]. En 1889, la Stock Growers Association, réunissant d'importants éleveurs du Wyoming, des cattle barons, forma une milice de mercenaires, dont la mission était de poursuivre, voire d'abattre, les voleurs de bétail - l'accusation de vol ou d'anarchie n'étant parfois qu'un prétexte pour réaffirmer le contrôle des grands éleveurs sur un espace que les nouveaux immigrants pouvaient chercher à leur disputer. En 1892, soit deux ans après l'entrée du Wyoming dans l'Union et la déclaration par le Bureau du Recensement de la fermeture de la Frontière, l'Association établit une liste d'une centaine de personnes soupçonnées de vol et, à ce titre, condamnées à mort par les cattle barons ; l'Association fit envahir le comté de Johnson par une cinquantaine de mercenaires, avec l'accord tacite des autorités - y compris du président républicain Benjamin Harrison. Mais les fermiers immigrés prirent les armes, et la cavalerie fut obligée de s'interposer pour éviter un bain de sang. Si des poursuites furent, semble-t-il, engagées contre certains des membres de l'Association, aucun d'eux ne fut effectivement traduit en justice. Si Michael Cimino est globalement fidèle à cette trame, il opère quelques changements significatifs en ce qui concerne les principaux protagonistes de la Johnson County War que l'on retrouve dans Heaven's Gate : James Averill, le personnage central de l'œuvre incarné par Kris Kristofferson, est chez Cimino un grand bourgeois que l'on voit finir ses études à Harvard en 1870 dans le prologue du film, et qui devient le marshal du comté de Johnson - alors qu'il n'était en réalité que propriétaire d'un saloon, et d'assez modeste extraction ; Ella Watson, la maîtresse d'Averill, une prostituée à laquelle l'Association reproche d'accepter en échange de ses charmes du bétail volé, est relativement proche de son modèle historique (même si le réalisateur va jusqu'à en faire la tenancière d'un bordel, et la transforme, du fait de l'interprétation d'Isabelle Huppert, en immigrée d'origine française). Le changement le plus substantiel apporté par Cimino aux personnages de Jim et d'Ella réside en fait dans leur participation effective à la Johnson County War : bien qu'opposants à l'Association (Jim Averill écrivait aux journaux pour dénoncer les agissements des mercenaires de celle-ci), ils ne prirent pas part au soulèvement des fermiers immigrés, pour la simple raison qu'ils furent lynchés et pendus par les hommes de main des grands éleveurs en 1889, et devinrent ainsi des espèces de martyrs. Dans Heaven's Gate, Ella meurt peu de temps après l'affrontement des fermiers avec les mercenaires, abattue par les tueurs de l'Association ; Jim Averill, lui, reprend sa place dans la haute société, comme l'atteste le bref épilogue du film, situé en 1903, qui le montre, vieilli et mélancolique, sur un yacht mouillant prés des côtes de Rhode Island. Des personnages principaux du film, Nate Champion, que campe Christopher Walken, homme de main de l'Association, ami de Jim et lui aussi amant d'Ella, est peut-être le plus proche de la vérité historique - bien que ses rapports avec Averill et sa maîtresse soient purement fictifs. En particulier, les circonstances de sa mort, que certains critiques ont parfois jugées excessives, sont conformes à la réalité : il fut effectivement assassiné par ses employeurs - non pas bien sûr parce qu'il leur reprochait de vouloir tuer Ella, mais parce qu'il aurait lui-même été un occasionnel voleur de bétail - en 1892, les hommes de l'Association ayant mis le feu à sa maison pour l'obliger à fuir et pouvoir l'abattre à découvert. L'élément apparemment le plus invraisemblable de cette séquence - Nate notant ses dernières impressions dans la cabane en flammes sur un papier qu'il glisse dans sa poche avant d'être tué - est également authentique, le souci du détail de Cimino l'amenant même à reproduire certaines des phrases exactes du vrai billet. Tout ceci montre que Cimino entretient un rapport beaucoup plus complexe qu'on ne l'a généralement dit avec la réalité historique dont il s'inspire - les libertés prises avec les faits n'étant souvent pas celles que l'on soupçonne à la vision du film. Ainsi, la modification la plus importante apportée par le cinéaste au déroulement de la Johnson County War réside en fait dans l'affrontement entre fermiers et mercenaires, qui n'eut en réalité pas lieu : devant la disproportion des forces en présence, les mercenaires prirent la fuite et se barricadèrent dans un ranch pendant trois jours, jusqu'à ce que la cavalerie vienne les sauver - la Johnson County War en elle-même ne fit ainsi que deux morts (Nate Champion et l'un de ses amis, tué avec lui), là où Michael Cimino montre une bataille d'une violence extrême dans laquelle périt la plus grande partie des fermiers et des mercenaires. Il serait facile de conclure que le metteur en scène a de la sorte trahi la vérité historique - trahison assez considérable, surtout si on la compare au respect de l'authenticité du détail parfois infime professé ailleurs dans l'œuvre - pour obtenir un grand final spectaculaire vers lequel tout le film semble tendre ; il faut bien voir cependant que cette modification n'enlève rien au caractère profondément déceptif de

la conclusion de la Johnson County War : elle en amplifie même l'amertume, puisque l'intervention de la cavalerie prive in fine les immigrés de leur victoire, et que cette privation a valeur de métonymie quant à l'absence de conséquences judiciaires des actes de l'Association.

2) Le désir de Michael Cimino de porter à l'écran l'histoire de la Johnson County War remontait en fait à 1971 - le projet, difficile à monter, ne fut accepté par une major, United Artists, qu'après le succès critique et commercial de The Deer Hunter (Voyage au bout de l'Enfer, 1978) qui valut notamment à Cimino l'Oscar du meilleur réalisateur et le fit apparaître comme le nouveau prodige du cinéma américain. Paradoxalement, le cinéaste était pourtant loin d'être le premier à vouloir adapter au cinéma l'épisode de la Johnson County War : déjà, en 1959, Alan Ladd, l'interprète notamment de Shane (L'Homme des vallées perdues, 1953) de George Stevens, voulait produire un film précisément intitulé The Johnson County War ; en 1972, Michael Winner, réalisateur anglais qui a fait l'essentiel de sa carrière aux États-Unis en signant quelques-uns des plus grands succès de Charles Bronson (The Mechanic, Death Wish), voulait réaliser un film à partir du même sujet historique - le projet suscita même l'intérêt de Steve Mc Queen, un moment envisagé par Cimino pour tenir le rôle principal de ce qui allait devenir Heaven's Gate. Mieux encore, en 1976 fut tourné un téléfilm, The Invasion of Johnson County, réalisé par Jerry Jameson avec Bill Bixby - téléfilm à la réputation assez médiocre et quasi invisible aujourd'hui, alors qu'il serait sans doute intéressant de le comparer au film de Cimino. Plus encore pourtant qu'à cet obscur téléfilm, c'est peut-être aux illustrations détournées de la Johnson Country War qu'il faut comparer Heaven's Gate. À défaut d'être eux-mêmes portés à l'écran, les faits historiques ont effectivement inspiré certains réalisateurs de westerns classiques : ainsi, George Stevens avec Shane s'inspire vraisemblablement de la Johnson County War, à laquelle il emprunte sa localisation, le Wyoming, pour mettre en scène l'opposition violente entre un cattle baron et de petits fermiers désireux de conserver leurs terres. Mais l'approche de Stevens, mélange d'un souci de réalisme et d'un désir de caractérisation mythique, l'amène à réduire l'affrontement à celui de deux gunfighters, l'angélique Alan Ladd protecteur des modestes exploitants et le sadique Jack Palance. Surtout, l'auteur d'Une place au soleil délaisse presque complètement la dimension sociale d'un tel affrontement : rien ne distingue profondément le cattle baron de Shane des fermiers contre lesquels il lutte, leur opposition est morale, peut-être historique, elle n'est jamais donnée à voir comme celle de deux classes antagonistes. À ce titre, il n'est pas faux de dire qu'avec Heaven's Gate, Cimino réalise l'anti-Shane.

3) La singularité d'Heaven's Gate est effectivement de ne pas réduire la figure du cattle baron au rôle d'opposant individualisé et à la valeur de dévoiement ponctuel du capitalisme et de la puissance financière - comme le faisait par exemple John Sturges dans The Last Train from Gun Hill (Le Dernier Train de Gun Hill, 1959), où le personnage incarné par Anthony Quinn s'efforçait de soustraire son fils meurtrier à la justice. Si l'on a pu dire du film de Michael Cimino qu'il était un western d'inspiration marxiste, c'est bien parce qu'il donne à voir l'opposition entre les grands éleveurs et les petits fermiers comme une authentique lutte de classes - à tel point que lorsque certains des immigrés, le maire et les commerçants, s'affirment prêts à livrer aux mercenaires les hommes dont les noms sont sur la liste noire, ils ne se contentent pas de trahir leur classe d'origine, ils manifestent la naissance d'une nouvelle classe intermédiaire, la petite bourgeoisie, prête pour conserver la jouissance de ses biens à sacrifier ceux qui appartiennent au " prolétariat " de l'Ouest, les plus désargentés. La Johnson County War ne serait dès lors qu'un de ces moments d'exception où, selon l'approche exposée par Marx et Engels dans le Manifeste du parti communiste, l'incessante lutte sous-jacente apparaît au grand jour - ce qu'est du reste cet épisode au regard de l'histoire de l'Ouest : une amplification, une systématisation et une mise en évidence d'une pratique, celle des grands éleveurs se faisant justice en assassinant les fermiers qui les volent, assez largement répandue à l'époque. L'accent prépondérant mis sur la distinction sociale ne doit pas cacher qu'existe aussi une opposition des communautés, non pas sur le plan racial (comme l'a souligné Cimino dans différents entretiens, la particularité d'Heaven's Gate est de montrer " des Blancs massacrant d'autres Blancs ") mais sur le plan de l'origine nationale : les grands bourgeois, tout en étant des immigrés de date sans doute assez ancienne, sont des représentants d'un univers purement anglo-saxon (le choix pour jouer le rôle de Billy Irvine, le condisciple d'Averill à Harvard, de John Hurt, acteur anglais, n'est à ce titre pas anodin) ; les fermiers, immigrés seulement installés de manière récente aux États-Unis, sont issus d'Europe de l'Est. C'est au plan de la langue et de l'usage qu'on en fait que l'écart entre les communautés se révèle manifeste : à l'anglais " naturel ", fluide, de la haute bourgeoisie, qui s'illustre idéalement dans le discours que fait Billy Irvine à Harvard au nom de sa classe - dans les deux sens du terme -, discours spirituel où la langue se fait jeu quitte à se révéler creuse, s'oppose l'anglais incertain des immigrés, encore marqué par l'accent qui les singularise, où les mots viennent à manquer et où, comme dans la réunion au " Heaven's Gate " (la salle de réunion qui donne au film son titre) avant l'affrontement final, on s'adresse en russe au conjoint pour demander l'équivalent anglais d'un terme. Si la langue est bien un fort marqueur de l'appartenance à une communauté et par-delà à une classe, on ne s'étonnera pas que Jim Averill, soucieux d'échapper à la grande bourgeoisie caractérisée par

l'usage virtuose mais gratuit de la langue, se révèle un personnage taciturne, comme si rompre avec sa classe avait eu pour lui comme corollaire de s'amputer de la parole.

4) On a souvent noté la place importante qu'occupe le motif du cercle dans Heaven's Gate, et peut-être au-delà dans l'esthétique toute entière de Michael Cimino. Le cercle a bien sûr valeur de symbole de la communauté, d'espace qu'occupe la classe, au sein duquel elle s'organise - dimension symbolique qui peut devenir très littérale, comme lorsque Jim Averill surgissant au sein du club des grands éleveurs s'entend dire : " Vous êtes exclu de ce cercle depuis longtemps ! " Le cercle est aussi un principe d'organisation dynamique, et à ce titre il est par excellence le motif d'ordonnancement des rituels de chaque communauté. Ainsi, lors des festivités qui viennent conclure la cérémonie de fin d'année à Harvard, dans le prologue, des couples valsent-ils au son du Beau Danube bleu sur la pelouse de l'université, tournoyant sur eux-mêmes tout en se répartissant en différents cercles dont le centre unique est un arbre ; plus loin dans la même scène, au cours de ce qui semble être une espèce de rite d'initiation, des garçons forment un cercle autour de ce même arbre, pour empêcher d'autres étudiants d'accéder à un bouquet accroché au tronc. Bien plus tard, selon un principe de rimes internes à l'œuvre tout au long du film, le motif du cercle réapparaît au cours d'un rituel communautaire recourant également à la danse : les immigrés, chaussés de patins à roulette, arpentent ainsi de manière circulaire la salle de réunion " Heaven's Gate " ; quelques instants après, Ella et Jim dansent seuls dans la salle déserte, faisant le tour de la pièce tout en tournoyant sur eux-mêmes, tandis que la caméra redouble leur mouvement en accomplissant autour d'eux un certain nombre de travellings circulaires. Une autre apparition de ce motif circulaire lie à nouveau les deux communautés, non plus par un effet de rimes internes et d'échos d'une scène à l'autre, mais par la confrontation des deux groupes au sein d'une même scène, confrontation qui se traduit naturellement au plan géométrique par l'opposition de deux cercles : il s'agit de la séquence au cours de laquelle les fermiers ayant pris les armes encerclent les mercenaires de l'Association. Cimino retravaille bien sûr en l'espèce l'une des scènes archétypales du western classique, celle au cours de laquelle une tribu indienne attaque et encercle un convoi de pionniers, qui à son tour se dispose en cercle pour pouvoir se défendre. L'identification des immigrés aux Indiens est d'ailleurs explicitée par le dialogue, Billy Irvine s'exclamant au milieu de la bataille : " Ils sont trop nombreux. Ce n'est pas comme les Indiens, vous ne pouvez pas tous les tuer. " On a de la sorte pu dire que les immigrants d'Heaven's Gate occupaient tout du long du film la place traditionnellement dévolue dans le western aux Indiens, celle d'un peuple victime d'un quasi-génocide - à plusieurs reprises dans le dialogue, un personnage remarque que les 125 noms de la liste noire représentent la quasi-totalité de la population masculine du comté. Ce qui a pu choquer dans cette vision de Cimino, ce n'est pas seulement que la caractérisation raciale des victimes du massacre soit remplacée pour l'essentiel par une caractérisation sociale ; c'est aussi que, si l'on replace Heaven's Gate dans la continuité de l'œuvre du metteur en scène, on se rend bien compte que ces immigrés d'Europe de l'Est victimes d'une véritable tentative d'extermination ne sont rien d'autre que les ancêtres des ouvriers de la communauté orthodoxe de The Deer Hunter, ceux-là même dont Cimino avait fait deux ans auparavant l'incarnation de l'être américain.

5) Les trois figures centrales du film, Jim, Ella et Nate, composent ce que l'on a souvent dépeint comme une forme de triangle amoureux - expression que Jean-Pierre Coursodon récuse au motif que " Cimino évite à peu près toutes les possibilités dramatiques conventionnelles de la situation " [2] ; en la circonstance, la référence géométrique présente pourtant l'intérêt d'opposer assez justement le triangle formé par les trois protagonistes aux cercles que représentent les deux communautés. Par ailleurs, si les rapports triangulaires - maintenons l'expression - des personnages ne donnent effectivement pas lieu aux scènes vaudevillesques ou au contraire tragiques attendues par le spectateur, c'est que le réalisateur ne joue pas la carte de la translucidité de la psychologie des personnages, leurs émotions et leurs motivations restant la plupart du temps opaques ou énigmatiques. Il est ainsi difficile de dire quelle est l'exacte nature des sentiments et des intentions de Jim à l'égard d'Ella. Au contraire de Nate, qui propose à celle-ci de l'épouser, Jim ne s'engage pas vis-à-vis de sa maîtresse - le cadeau qu'il lui fait, une petite voiture à cheval, luxueuse aux yeux de la jeune femme, n'a bien sûr pas grande valeur pour lui en raison de son origine sociale, et la signification qu'il faut accorder à un tel présent est bien limitée. À plusieurs reprises, Ella avoue à son amant qu'elle ne le comprend pas - et Nate fera à un moment à Jim le même aveu d'incompréhension. Personnage taciturne, muet dans de très nombreux plans, Jim n'oppose de la sorte que le silence à la question que lui pose Ella lors du pique-nique qu'ils font au bord de la rivière - question pourtant banale, puisqu'elle se contente de lui demander s'il la trouve jolie. L'absence de réponse de son amant lui fait alors remarquer : " Tu ne dis rien dès que c'est personnel ", notation assez emblématique du refus du personnage d'extérioriser, ou simplement de laisser paraître, ses sentiments. L'amitié entre Jim et Nate est encore plus énigmatique. Elle est attestée à deux reprises par le dialogue : lorsque Nate ramène Jim, ivre, à son hôtel, John Bridges (Jeff Bridges) lui dit : " Mr Averill

a de la chance d'avoir un ami comme vous. " Peu après, lors du passage où Nate rend visite à Jim pendant que celui-ci prend son petit déjeuner, le marshal déclare au mercenaire : " Tu es un ami, Nate ". Cimino ne donne par ailleurs aucune explication à cette amitié, rien dans le film à part les deux dialogues susmentionnés ne venant à proprement parler " prouver " celle-ci - au contraire, d'une certaine façon, puisqu'au moment où Ella annonce la mort de Nate à Jim, celui-ci demeure parfaitement impassible (même si chez un personnage aussi peu démonstratif que James Averill, l'impassibilité ne doit pas forcément être interprétée comme une absence de tout chagrin). Ce refus d'expliquer ou de caractériser une amitié peut certes apparaître comme la conséquence de la situation des deux personnages qui, dès le début de la seconde partie, se trouvent de par leur fonction dans des camps opposés, ce qui ne facilite guère l'expression de marques d'amitié. Mais un tel refus est surtout révélateur de la pratique de Cimino et de son goût de l'énigme, qui le conduit à privilégier l'opacité des sentiments des protagonistes et l'ellipse. C'est ainsi dans l'ellipse entre le prologue et la partie centrale que l'amitié de Jim et de Nate, l'amour de l'un et de l'autre pour Ella, trouvent leur origine et sans doute leur justification. En faisant l'économie de cette partie intermédiaire, en refusant surtout d'expliciter les rapports qui en résultent dans la seconde partie (au nom d'un principe de réalisme selon lequel le fictionnel n'a pas à être plus lisible ou plus intelligible que ne l'est le réel lui-même), Cimino laisse à dessein une part de son film, sinon dans l'ombre, au moins à la libre spéculation des spectateurs - ainsi, de l'évolution de Jim entre les trois parties de l'œuvre : rien ne dit expressément pourquoi un grand bourgeois comme lui est devenu un simple marshal dans l'Ouest, ni pourquoi il a finalement réintégré sa classe ; sur ces points, pour le moins importants, le spectateur en est réduit à formuler des hypothèses. Du reste, si Jim apparaît de manière évidente durant la majeure partie du film comme un déclassé, on pourrait en dire tout autant d'Ella et de Nate, et voir en eux un authentique trio de déclassés volontaires, absolument singuliers au regard des autres personnages du film, tous fermement attachés à la classe dont ils sont issus. Si le déclassement d'Ella et de Nate est indiscutable au plan moral - l'opprobre étant tout autant jeté par les bonnes âmes sur la prostituée que sur le tueur à gages - le sens de leur évolution sur l'échelle de la hiérarchie sociale est sans doute moins net : l'un et l'autre recherchent manifestement une amélioration de leurs conditions d'existence, mais celle-ci n'est pas forcément perceptible dans le film (surtout pour Nate, dont les murs de la cabane exiguë sont pauvrement recouverts de papier journal en guise de tapisserie). À tout le moins, ils se sont mis à l'écart de leur classe d'origine : l'activité d'Ella, la prostitution, l'amène à avoir tout à la fois pour clients des fermiers et des mercenaires de l'Association - c'est pourquoi le bordel est le seul lieu de tout le film commun aux membres des deux parties, le seul espace où ils peuvent brièvement se croiser sans s'affronter. Cet éloignement d'Ella de la classe des fermiers pauvres - qui se manifeste au plan spatial par la situation du bordel à l'écart de la ville - n'est d'ailleurs pas vécu par ceux-ci sans ressentiment. Lorsque Jim lit le nom d'Ella sur la liste noire de l'Association au " Heaven's Gate ", les fermiers insultent la jeune femme et lui font porter la responsabilité de l'existence de la liste. De la même façon, le fait que Nate soit devenu un mercenaire à la solde de l'Association est perçu comme une trahison à l'encontre de sa classe. " T'as l'air d'être des nôtres. Et tu travailles pour eux ? " s'étonne d'un ton méprisant un adolescent que Nate a surpris en train de voler du bétail. La décision de Nate, qu'il revendique en expliquant à Jim qu'il souhaite devenir comme ce dernier, procède d'un désir manifeste de s'élever socialement. Deux plans assez courts - brièveté significative de la pratique de Cimino, qui ne glisse que furtivement des détails permettant au spectateur d'entrevoir les motivations des personnages - sont à cet égard révélateurs : dans le premier, alors que Jim est endormi, Nate, ayant pris le chapeau de son ami, s'en coiffe, s'observe dans un miroir et finit par concéder : " Il faut le reconnaître, Jim, tu as de la classe. ". Dans le second, un simple insert d'un calepin, on le voit recopier scrupuleusement mais d'une écriture malhabile des notices de dictionnaire consacrées à de grands écrivains américains. Les deux plans sont à la fois symptomatiques de l'ambition qu'a Nate d'échapper à sa condition, et des limites de son entreprise : il ne fait jamais que singer l'allure bourgeoise, son élégance, sa culture. Comme il le reconnaît en complimentant Jim, il ne suffit pas d'endosser l'uniforme du bourgeois pour en devenir un. En ce qui le concerne, Averill est certes le personnage qui a le plus explicitement voulu rompre avec sa classe - lorsque le président de l'Association lui reproche d'aller contre les intérêts de sa propre classe, Jim lui rétorque " Vous n'êtes pas de ma classe. Vous ne le serez jamais " ; mais son déclassement se révèle progressivement au cours du film au mieux temporaire, sinon tout à fait illusoire : au milieu des fermiers pauvres, il reste un grand bourgeois, occupant à lui seul un wagon désert tandis que les immigrants sont installés sur le toit du train, disposant d'une chambre à part, certes modeste mais qui lui est propre, dans l'hôtel miséreux dont les clients s'entassent les uns sur les autres ; il est également incapable de comprendre la valeur qu'ont certains objets aux yeux de ces gens de peu - il ne perçoit sans doute pas l'importance du cadeau qu'il fait à Ella, s'emporte devant le refus de sa maîtresse de quitter le Wyoming en raison de l'attachement qu'elle porte à ses biens, qui ne sont pour lui que bagatelles aisément remplaçables. Au-delà de la question matérielle, il demeure, de par sa culture, son éducation, un bourgeois : il a ainsi l'idée de faire construire des sortes de chars à l'imitation de ceux des Romains pour donner l'assaut aux mercenaires ; voyant la chose, le

commandant de ces derniers identifie non seulement immédiatement la référence historique, mais aussi l'auteur de cette trouvaille, qui ne peut être que le fait d'un homme ayant accompli des études alors réservées à la seule bourgeoisie. Si l'épilogue du film montre Jim Averill ayant réintégré sa classe d'origine, il n'est sans doute pas faux de dire que, quelles qu'aient été au cours de son existence ses velléités d'émancipation, il ne put jamais la quitter tout à fait.

6) Le rapport d'Heaven's Gate au western en tant que genre est assez complexe. D'une part, le film s'inscrit indiscutablement au sein d'une évolution du genre, et sa place est historiquement assez nette : on peut voir dans l'œuvre de Cimino un western " critique ", dans la lignée de ces films apparus essentiellement à partir des années soixante, et désireux de relire l'histoire de l'Ouest de façon plus réaliste, en rectifiant une vérité historique occultée ou maquillée par le cinéma classique ; à ce titre, on pourrait effectivement dire que, sur un mode radicalement différent, Michael Cimino accomplit avec Heaven's Gate au sujet des rapports sociaux dans l'Ouest ce qu'Arthur Penn faisait avec Little Big Man (1970) quant à la question des guerres indiennes ; mieux encore, l'approche de Cimino, avec sa dénonciation de la violence d'un capitalisme tout-puissant, rappelle celle de Robert Altman dans John Mc Cabe (1971), avec les mêmes figures de mercenaires, à la solde non plus des grands éleveurs, mais d'une compagnie minière. D'autre part, la volonté de réalisme de Cimino, son attention à la poussière, à la boue, sa désignation sans fard du bordel, " d'introduction tardive en tant que tel dans le genre " comme le note Jean-Louis Leutrat dans Les Cartes de l'Ouest [3], son éventuelle crudité comme dans le passage du viol dont est victime Ella, qui n'est ni suggéré ni laissé hors-champ, la violence de sa bataille finale qui n'a guère d'équivalent dans le western américain, si ce n'est certaines scènes de Peckinpah, tous ces éléments désignent explicitement Heaven's Gate comme un western " post-classique ", venant non seulement après les films des grands maîtres hollywoodiens, mais aussi et peut-être surtout après les westerns-spaghetti et les films de Peckinpah et de ses épigones, comme Walter Hill (The Long Riders). Pourtant, il est déjà singulier que le film de Cimino ne puisse en rien être qualifié de maniériste ou de post-moderne, de référentiel ou d'ironique. C'est que le réalisateur, tout en prenant en compte l'évolution propre au genre, ne cherche guère à prolonger celui-ci, et encore moins à le refonder ou à lui mettre un terme - s'il est une histoire que Cimino ambitionne de relire, c'est bien plutôt celle de l'Ouest lui-même, en tant que celle-ci est fondatrice de l'identité américaine, que celle du western comme genre cinématographique institué. Heaven's Gate excède à ce titre le strict cadre westernien, comme en témoigne sa construction en trois volets, avec son prologue et son épilogue situés sur la côte Est des États-Unis (Harvard et Rhode Island), qui, dans les décors, l'action, les personnages qu'ils mettent en scène, n'ont plus rien à voir avec le western . Cette construction en polyptyque rappelle bien évidemment celle de The Deer Hunter, qui excédait de la même façon le cadre du film de guerre, non par rejet ou mépris du genre, mais par désir de l'inclure dans un même projet plus vaste, une interrogation sur l'identité américaine. Cimino ne situe pas sans raison le prologue de son film en 1870, au lendemain de la guerre de Sécession, et l'épilogue en 1903, à l'aube du vingtième siècle ; Heaven's Gate se déroule durant un laps de temps où, selon les mots du cinéaste, " les Américains deviennent effectivement américains ". À ce titre, et malgré les apparences, Heaven's Gate opère moins comme un " sur-western " traditionnel, qui introduit dans le genre des préoccupations qui l'excèdent, que comme une tentative d'inclusion du genre dans un cadre plus vaste, conférant aux éléments propres au western une autre résonance. L'inscription de la seconde partie westernienne dans ce cadre historique fait alors de la Johnson County War un symbole de la façon dont s'est constituée selon Cimino la nation américaine, s'éloignant de l'idéal démocratique prêché par le révérend incarné par Joseph Cotten dans le prologue pour réintroduire et légitimer par la loi la lutte des classes. Heaven's Gate n'est dès lors rien d'autre que l'épopée d'un désenchantement, celui d'un personnage, James Averill, et à travers lui celui de toute une nation, qui assoit sa puissance en sacrifiant dans le sang ses idéaux de jeunesse.

----------------------------------------

1 La plupart des informations qui suivent concernant la Johnson County War sont extraites de l'ouvrage de Steven Bach, Final Cut : Art, Money and Ego in the making of Heaven's Gate, the film that sank United Artists, New York, Newmarket Press, 1999.

2 Dans l'un des meilleurs articles parus sur Heaven's Gate après la présentation, en novembre 1980, de la version longue (alors la seule existante) du film : " Heaven's Gate, requiem pour un poème mort-né ", Cinéma 81, n° 266, février, p. 7-23.

3 Les Cartes de l'Ouest, Armand Colin, 1990, p. 40.

ANALYSE 2

Même si le film prend des libertés avec la réalité historique, il raconte une histoire vraie : le massacre de paysans polonais immigrants dans le Wyoming par des tueurs à la solde de propriétaires fonciers, avec le feu vert des plus hautes autorités fédérales, à commencer par le Président des Etats-Unis lui-même. Les personnages ont réellement existé : James Averill , shérif du comté de Johnson (où vivent les immigrants), Nathan Champion, tueurs à gage à la solde de l'association de propriétaires fonciers, mais qui se rendra compte peu à peu de l'ignominie de la cause qu'il défend, enfin Ella Watson, tenancière de bordel.

Le film commence par un prologue, les cérémonies de fin d'année universitaire à Harvard en 1870. Les membres de la classe 70 feront des choix opposés lors du conflit entre propriétaires fonciers et immigrants (James Averill "trahissant" sa classe en défendant ses administrés polonais tandis que ses condisciples resteront fidèles à leur origine aristocratique et programmeront le génocide de la "racaille" immigrée).

Ce prologue est aussi une "ouverture" au sens musical. Le thème de la danse y est introduit : à la séquence de valse des cérémonies de fin d'année à Harvard répondront les danses folkloriques polonaises du centre du film. D'autre part y sont aussi introduits des motifs visuels récurrents comme les mouvements de caméra circulaires ou semi-circulaires : jeunes couples du début suivis par une caméra virevoltante, calèche décrivant un arc de cercle auxquels feront échos les évolutions en cercle des patineurs, l'encerclement par les immigrants de l'armée des mercenaires, puis la chevauchée en cercle de la cavalerie autour des survivants.

Beaucoup de critiques ont remis en cause la vraisemblance de la scène de danse de "La Porte du Paradis", s'étonnant de voir ces immigrés, qu'on nous présente par ailleurs comme pauvres et faméliques, se trouver comme par enchantement munis de patin à roulette et évoluant sur la piste de danse avec une gracieuse insouciance. Cimino a rétorqué violemment à ses détracteurs que cette scène est conforme à la réalité historique :

" c'est inimaginable, il y a des gens pour croire que cette scène avait été faite à cause de la mode du patinage ! Ils ont refusé d'accepter le fait que cette activité existait, à cette période, et que souvent les conducteurs de bestiaux sortaient de la piste, se saoulaient, et se mettaient à patiner(....). C'était une activité très populaire. Ils ne comprennent pas : "si ces gens étaient si pauvres et si opprimés, pourquoi se permettaient-ils de danser ?" Mais qu'est-ce que ces gens peuvent faire d'autre : Ils n'ont pas l'argent nécessaire pour d'autres distractions. C'est vrai encore aujourd'hui, dans le monde entier. Dans les Favelas de Rio, à la Bocca de Buenos Aires, que font les pauvres le week-end ? Ils dansent bon dieu, c'est de là que viennent ces danses, et pas des classes supérieures. J'ai été absolument stupéfait, atterré, de voir que ce genre de critique pouvait exister. Vous leur montrez des paysans du Nouveau Monde : ils demandent à les voir ramper, et non de s'amuser. Vous leur montrez une classe opprimée : ils demandent à voir des gens qu'on opprime à chaque seconde du film. C'est consternant".

L'argument pourrait laisser penser qu'il s'agit d'un film politique : en fait, d'après l'aveu du réalisateur lui-même,

"Je ne le crois pas comme un film politique (...) Je n'aime pas spécialement la politique. Ce ne sont pas des histoires concernant la politique, mais des histoires sur des gens pris dans des événements quelles qu'en soit les raisons" .

Ce que Bertrand Tavernier et Jean-Baptiste Coursodon disent à leur manière :

"si le film à des prétentions à la fresque sociales et même au commentaire politique, la vocation lyrique et romantique de Cimino est trop prépondérante pour qu'il puisse s'astreindre à une analyse rigoureuse des données sociales qu'il utilise".

Ce qui a aussi dérouté les critiques est le refus, par Cimino, de toute psychologie facile. Le film suit un trio amoureux, Averill, Ella et Nathan, sans que la nature exacte des sentiments ou de l'amitié que ces personnages éprouvent l'un envers l'autre soit explicitée. "On ne comprend pas qui aime qui", se plaignait Pauline Kael dans sa critique.

Au bout du compte, derrière l'immense fresque sociale, on se demande si le vrai sujet du film n'est pas la peur de vieillir et le temps qui passe. A preuve le slogan qu'avait choisi Cimino pour le film : "ce qu'on aime dans la vie, ce sont les choses qui s'effacent". Cimino, commentant le court épilogue du film (on y voit un Averril vieilli et ayant fait retour dans sa classe d'origine, dans un yatch, donner du feu à une aristocrate qui tends sa cigarette avec une lenteur catatonique), déclare :

"oui, c'est un film sur le temps qui passe, et sur un homme qui reflechit sur le temps qui passe, sur son voyage, son passé. Souvent, il nous semble à peine possible d'avoir vécu tant de choses, et d'être encore en vie, d'avoir survécu. Comment ai-je pu traverser autant de remous, tant d'événement, rencontrer tant de gens, tant de choses, qui se pressent dans un pan du temps qui me parait si court ? Comment en suis-je arrivé là, comment suis-je parvenu là où je suis, comment et pourquoi ai-je survécu ? Qu'est-ce qui est vrai dans tout ça, et en quoi est-ce que je brode ? Quel est la part de réel dans les rapports avec les autres, étaient-ils plus ou moins imaginaires ? Est-ce que ma vie s'est vraiment déroulée comme dans mon souvenir ; si elle a été différente, quelle était-elle ? C'est le genre de question qu'on se pose, quand on pense à son passé. C'est presque comme si tout le film consistait en flash-back à partir de sa méditation de la fin, sur le bateau. C'est quelqu'un qui s'est senti poussé à faire ce qu'il croyait juste ; au début de sa vie, il se sent obligé de faire ce que le Révérend Gordon (Joseph Cotten) lui propose : agir de façon responsable, bien travailler, avoir une vie utile, se conduire selon les règles, donner à son pays son cœur et sa tête. A la fin, il n'est pas sûr de ce qu'il a fait, il se pose beaucoup de questions sur ce qu'il a vécu ; il est de nouveau attiré vers ce qui lui est familier, il retourne vers sa classe d'origine ; comme le dit Fitzgerald, il opère un repli sur son argent (...).Il lui paraît tout à fait impossible, à ce moment là, sur le bateau, que tout cela ait pu arriver : plus il y pense, plus le mystère grandit à ses yeux. Tous ces gens sont littéralement partis, en fait, ce n'est pas comme s'ils étaient encore en vie ; ils sont partis, tous ; et cela amplifie l'impression d'irréalité de ce moment là : il est impossible de revenir, de les voir, de leur parler, de leur poser des questions...."

Là encore, Tavernier et Coursodon ont très bien vu la dualité du film, qui est à la fois :

"une épopée immense et, cachée dans ses replis, une méditation intimiste et contemplative sur les ambiguïtés du sentiment, la difficulté d'être, le passage du temps. Jouant ses deux projets l'un contre l'autre, Cimino fait d'une épopée sur la naissance d'une nation un discours sur la mort, le regret et le deuil".

Serge Maury pour le cineclub de Caen.

Sources : 15 ans de cinéma américain : 1979-1994 (interviews de Cimino par des journalistes des "Cahiers du Cinéma" en 1982 et 1985) 50 ans de cinéma américain ; Bertrand Tavernier, Jean-Baptiste Coursodon (notice sur Michael Cimino).

ANALYSE 3 CADRAGE.NET

Malgré la brièveté de son œuvre (seulement 7 films en 25 ans) Michael Cimino a toujours revendiqué une violente révolte envers l'establishment, une volonté systématique d'anti-conformisme féroce, déjà présente dans son premier film: Thunderbold and Lighfoot (1974). Des êtres brisés et nostalgiques à la psychologie tout aussi brumeuse, des cavalcades éperdues dans des régions montagneuses remplies de lacs et de glaciers. Dès son deuxième film, c'est la révélation mondiale avec le magistral Deer Hunter (1978). La construction en trois parties, de cette fresque historique de trois heures, rappelle les conceptions des plus grands opéras wagnériens et fédère immédiatement les admirateurs. Le cinéaste parvient à organiser sa mise en scène autour d'ellipses audacieuses, de scènes gagnant une ampleur par l'absence d'intérêt dramatique (cf. séquence du mariage). Pendant 25 minutes, le cinéaste tissera de la plus subtile des façons les liens complexes s'établissant entre les six personnages principaux. La façon dont Cimino découpe l'espace rappelle la puissance lyrique de John Ford, Anthony Mann et autre King Vidor. À ce titre, le début du film est une référence explicite à The Big Parade (1925) de King Vidor. Ampleur, lyrisme: Un grand cinéaste épique vient de naître. Les critiques se lèvent, le public suit : C’est le succès mondial avec 5 oscars à la clé, dont celui du meilleur film et du meilleur réalisateur. Après un tel triomphe Cimino, à 35 ans, peut tout se permettre. Et donc, il se permet...

A l’aube…

En novembre 1978 le contrat de 11,5 millions de dollars est signé avec la United Artists pour la réalisation de The Johnson County War. Récupérant un scénario écrit par lui même de 1974 à 1975, le film devrait raconter un épisode peu glorieux (mais véridique) de l'histoire de l'Ouest. En 1889, dans le Wyoming, de très riches éleveurs lèvent une bande de mercenaires afin d'exterminer les petits fermiers qui empêchent leur expansion en volant du bétail. Le tournage débute en avril 1979 et s'achèvera un an plus tard. Budget faramineux (au départ de 11,5 et la fin arrivant à 48 millions de dollars), délire obsessionnel de la perfection, milliers de kilomètres de pellicule impressionnés, des champs entiers repeints... Très vite, le petit Western sans star se transforme en monstre incontrôlable. L'histoire de cette épopée, que constitue à lui seul le tournage du film, a été d’ailleurs racontée brillamment par Steven Bach dans le fameux « Final cut, dreams and disasters in the making of Heaven’s Gate ».

Un crépuscule matinal flamboyant, une église et une silhouette qui court vers sa destinée. La caméra contemplative se fait fluide et colle à la course du jeune homme en mouvement. Très vite, il regagne une fanfare qui rassemble les retardataires... Cimino s'offre un début magistralement Aldrichien (cf. Attack (1956) de Robert Aldrich). Le prologue que toutes les critiques trouvèrent gratuit et incompréhensible est grandiose, mais en apparence touffu et sans véritable sens... En fait, tout dans cette séquence est parfaitement cohérent et intelligent. Qu'un film sur l'histoire de l'Ouest débute dans une grande université de l'Est, n'est gratuit qu'en apparence.

Cimino s'est toujours intéressé aux phénomènes sociaux et historiques, aux rapports passionnels unissant les civilisations de l'Est et de l'Ouest. (Cf.: L'intégration des asiatiques dans Year of the Dragon, 1985). L'Est, pour l'Amérique, n'est pas seulement la Nouvelle Angleterre mais est aussi, en Outre Atlantique, la mère colonisatrice dont l'influence culturelle demeure. C'est aussi l'Europe continentale, celle des ouvriers sidérurgiques de Deer Hunter, symbolisée par les immigrants juifs, polonais, russes omniprésents dans la suite du film et qui vont à leur tour coloniser le pays des États-Unis, terre de tous les espoirs... Les intentions du cinéaste se précisent dans le discours de Joseph Cotten / Reverend Doctor Gordan (Hommage de Cimino au King Vidor de Duel In the Sun, 1946). Celui-ci proclame: « S'il est vrai que votre pays est aujourd'hui hostile à toute forme de réflexion, votre idéal doit être l'éducation d'une nation ! » Un discours totalement raillé par W.C. Irvine qui, moqueur et facétieux, proclame une profession de foi totalement antinomique, revendiquant un immobilisme politique et social. L'étudiant tranche et proclame : « Nous démentons formellement toute intention de changement... » Vingt ans plus tard pourtant, Irvine (devenu une pitoyable épave éthylique) appartiendra à la fameuse association des éleveurs.

Le prologue

L’atmosphère des scènes du prologue annonce le film dans son ensemble, par le mélange de splendeur visuelle, d'euphorie de mouvements de caméra, de foule et d’un malaise croissant engendré par l’agitation dérisoire et la violence des affrontements estudiantins (autour de l'arbre de mai). Ces

passages superbement photographiés par Vilmos Zsigmond rappellent, dans un tout autre style, les scènes de foules du Il Gattopardo (1963) de Luchino Visconti. Ces morceaux de bravoure sont somptueux : grand bal vu en plongée, valse aristocratique esthétiquement impressionniste et tumultes des étudiants filmés à la caméra épaule. La scène s’étend et finit par se perdre dans les ténèbres nocturnes. Ce prologue ne met pas seulement en place les thèmes de tout le film, mais il le résume en totalité. En effet, à la splendide aurore du jour, succédera les ténèbres de la nuit qui clôtureront le prologue et d’une certaine manière le film...

La figure du cercle (essentielle à l'évolution de l'épopée) sera représentée par la suite dans : le combat sauvage de deux poules au sein d'un cercle d'immigrants, la valse des patins à roulettes et enfin l'encerclement des mercenaires par les paysans. L'affrontement des étudiants est déjà, en somme, un sombre prémisse du massacre final. Ce motif visuel (magnifiquement rendu) peu symboliser bon nombre de choses : figure allégorique du processus cinématographique ou (plus violemment que chez John Ford dans My Darling Clementine, 1946) la représentation d'un monde cloisonné et sans véritable espoir. Toute la mise en scène est inspirée du motif circulaire. Spirales, volutes. Dans Heaven’s Gate, on ne cesse, de mensonges en félonies, de tourner en rond dans une sorte de « désharmonie. » Il n'y a pas d'issue dans cette société cloisonnée. Les individus sont prisonniers à la fois de l'histoire, de l'univers social et enfin du passé qui se referme sur eux. Plus tard, Cimino donnera cette piste intéressante : « Je tiens beaucoup à l'image de la ronde. La vie me semble un cercle infernal qui donne le vertige, au point de ne plus savoir où l'on est. Voyez la scène de la bataille finale. En fait, on tourne toujours autour du même obstacle sans avancer... »

Grâce à l'assemblage de tous ces éléments, le prologue, donc, s'il n'est nullement une ouverture au sens traditionnel du terme, constitue une exposition au sens musical. Prélude aux thèmes (par exemple : « Le beau Danube Bleu »), à l'action et même au véritable sujet de l'œuvre, l'Acte I détient le souffle épique et romanesque des plus grandes épopées. On sait qu'il fut beaucoup reproché à Cimino l'aspect superficiel de certaines scènes : Valse sur des gazons aux sons d'un orchestre invisible, immigrants faméliques plus proches d'opérette de Sigmund Romberg que d'un quelconque réalisme social etc. Même si ces remarques ne sont pas totalement fausses, elles méconnaissent trop fortement la vocation romantique et lyrique de Cimino. Par exemple, le cinéaste traite l'ensemble des émigrés comme une sorte de gigantesque chœur antique et non comme une communauté socialement crédible. (Cf.: La danse des patins à roulettes). Ses excès lyriques auraient put être pardonnés à Cimino s'il avait donné à son public une intrigue solide, des personnages psychologiquement bien campés et une progression dramatique cohérente…

Un film hollywoodien ?

Malgré les critiques iniques et excessives formulées par la presse lors de la sortie du film, certaines remarques soulèvent une problématique essentielle dans Heaven’s Gate. En effet, le cinéaste frustre l'attente de son audience avec une provocation indéniable et un manque de clarté dans la construction qui peuvent devenir un gros handicap. Les quelques personnages principaux sont d'une complexité peu commune dans l'univers hollywoodien. Ainsi, James Averill reste d'un bout à l'autre de cette œuvre : une énigme. Pourquoi un homme si puissamment riche décide de devenir simple shérif dans une bourgade misérable ? Et son ami du nouveau monde, ce Nathan Campion, Pourquoi a-t-il trahi sa classe pour devenir un des plus redoutables tueurs de l'association ?... Rien ne sera dit sur les relations s'établissant entre les personnages, sur leurs motivations et même sur leurs sentiments. Cimino ne faisant que les suggérer, sans jamais apporter le moindre indice et laissant délibérément beaucoup d'éléments dans l'ombre (trop sans doute en ce qui concerne l'amitié de Averill pour Nathan et le triangle amoureux formé par Averill, Champion et la jeune immigrante Ella Watson). Pauline Kael dit assez justement : « On ne sait pas qui aime qui... » Et en effet, il est très difficile de comprendre les réactions des personnages tant ils sont impénétrables et secrets.

En bref, à force de se méfier de la psychologie conventionnelle et des dialogues explicatifs, Cimino crée non plus des personnages identifiables mais des abstractions à la fois schématiques et opaques. Le réalisateur et scénariste justifia parfaitement son étonnant parti pris en déclarant lors de la sortie de son film: « Je ne crois pas aux mots, aux dialogues. Ils sont toujours parachutés et vite dérisoires. On n'approche bien des êtres qu'en prenant le temps de les regarder vivre ». Même si les motivations restent incompréhensibles, l'auteur traite un des thèmes récurrents de toute son œuvre : l'amitié puissante entre les hommes comme seul bastion contre la violence de l'existence.

Thème incroyablement présent dans Heaven’s Gate d'autant plus qu'il est d'une certaine manière démultiplié à outrance. Les personnages semblent devenir des relais dans l'évolution de J. Averill : Jeune, il s'attache à l'un de ses semblables, soit W.C Irvine, le brillant et cynique dandy, et plus tard il

choisira le personnage de John Bridges après la rixe l'opposant à N. Champion. Tous les films du cinéaste (sans exception) sont imprégnés de cette même amitié Hawksienne. Ce sera le jeune Navajo et le toubib californien (Sunchaser, 1996), les deux frères siciliens (The Sicilian, 1987) ou bien les deux loosers du Thunderbold. Tous des frères de sang luttant avec force dans un monde inhumain. Mais comme chez Hawks, l'humanité est un univers d'homme ou seules les femmes ont la clé. Le même triangle amoureux est d'ailleurs présent dans trois de ses films, formant une passionnante triptyque : Deer Hunter, Heaven’s Gate et Year of the Dragon. Comme dans les films tardifs de Ford (Cheyenne Atumn, 1964 et Seven Women, 1966) les êtres sont des romantiques et des désespérés. Mais le cinéaste introduit une autre figure encore plus fascinante et qui va influencer bon nombre des « sur-western » à venir: le spectre.

Le spectre

Le spectre est toujours présent dans les films funèbres, et Heaven’s Gate est un film à dominante mélancolique, voire macabre... Dans cette épopée de l'échec et de la mort, les personnages sont tous des morts en sursis incapables d'échapper à la tragédie qui se prépare. Êtres entre deux mondes, ils sont le symbole de l'instabilité. Averill appartient aux grands fortunés d'Angleterre mais « joue à être pauvre... » selon l'un des personnages du film. Champion semble flotter entre les remords de la faute commise et le refus de conscience... (Cf.: sa première apparition). Une scène du film est à ce titre édifiante. Après l'arrivée des mercenaires, Irvine (le personnage le plus Shakespearien du film) lève son verre et proclame: « Si l'épée fait le chevalier, le sceptre le roi... Qui sommes nous? » En quelques secondes, la fumée grise du train enveloppe le personnage et à peine s'est elle dissipée que William Irvine a totalement disparu. Paysages vides et fondus au noir. Matériellement, il n'existe plus. Le temps efface tout, fait tout disparaître... Tous les personnages sont conscients de ce dramatique état de fait. L'aspect inexorable d'un destin impitoyablement en marche, la mélancolie finale de l'antihéros, les images en sépia proches des photos d'époque... Tous sont des êtres de passage condamnés à disparaître dans l'invisible. Plan final et terrible de l'Acte II. Sur les centaines de corps disloqués, brisés, gisant dans la poussière: le vent balaye les restes de la bataille dans une prairie souillée...

Une sensibilité russe

Dans ce film hors norme, d'une richesse importante, apparaît une caractéristique qui à ma connaissance demeure encore totalement unique dans la production hollywoodienne. Ce qui devait être un western américain est devenu un film russe dans l'âme – les critiques toujours spirituelles dénonçant d'ailleurs le cinéaste comme un épouvantable marxiste ! Pas de cow-boy, ni de saloon ou autres vilains indiens mais une fresque historique à la Tolstoï, grouillante de figures bouleversées par des passions, des révoltes et des nostalgies... Fresque dans lequel le télescopage de toutes ces destinées est le hangar « Heaven's Gate », lieu d'euphorie et antichambre du paradis. Faisant sienne l'une des principales théories de Tolstoï (« Guerre et Paix »), Cimino démontre bien que l'histoire se construit bien plus à partir de motivations anonymes et d'agissements personnels qu'à partir des grands événements collectifs et publics suscités par les gouvernements. Comme dans Deer Hunter, l'espace gigantesque des États-Unis est rempli de chants russes. (Cf.: Ceux se dégageant du Lupanar d'Ella Watson). Au chœur polonais accompagnant Michael Vronsky dans son ascension des sommets mystiques (Deer Hunter) répondent les plaintes des immigrants Slaves, Russes, Polonais et la voix stridente de la veuve de Michael Kovach.

Le cinéaste revendique cette appartenance Russe jusque dans les tenues vestimentaires et les décors: Franck Canton, le terrifiant méchant, est toujours coiffé d'un chapka et les maisons ressemblent à des isbas. D'ailleurs, on parle autant Russe qu'Américain dans cet anti-western. Les personnages de Heaven’s Gate sont tout comme chez Tchekov, des idéalistes qu'une lucidité progressive sur eux-mêmes pare (au fur et à mesure des années) d'une intarissable mélancolie. Remarque s'appliquant parfaitement aux personnages de James Averill et William Irvine.

La violence

Comme les cinéastes de sa génération (Scorsese, Coppola...), Cimino s'est fait très vite le spécialiste de la manifestation brutale et convulsive de la violence au cinéma. De Thunderbold à Sunchaser, toute son œuvre est traversée par d'étourdissantes flambées de violence aux accents typiquement fullerien. (The Steel Hemet de Samuel Fuller). Rappelons nous de la fusillade frénétique et hallucinante du Shanghai Palace dans Year of the Dragon. Notons l'insistance avec laquelle Cimino nous montre l'aspect brouillon, absurde et convulsif de ce règlement de compte.

Dans Heaven’s Gate la puissance du cinéaste à exprimer la violence trouve un terrain parfaitement propice. La scène ou Averill abat les violeurs dans le bordel, la sortie suicidaire de Champion... Autant de paroxysmes brutaux et hallucinants sans racolage d’aucune sorte. Le « génocide » final est à ce titre d'une violence difficilement égalée dans l'histoire du cinéma. Il y a toujours un aspect spectaculaire et absurde dans les films parlant de la guerre au cinéma, mais tous ont en commun une certaine rapidité dans la représentation des scènes d'horreurs. Ici, rien de semblable. Étirant l'horreur sur une durée insupportable (presque un quart d'heure) cette gigantesque guerre en pleine prairie est d'une intensité effroyable et réellement poignante. Avec toujours ce refus systématique des conventions hollywoodiennes et des normes en vigueur depuis un siècle de cinéma, le cinéaste va jusqu'au bout et enfonce le clou. Pas de musique « tire larmes » et autres actes héroïques.

La confusion, la précipitation et l'absurde. Irvine, après avoir sauvé la vie d'Ella (Isabelle Huppert), à son insu, sera abattu par cette dernière alors qu'elle faisait feu dans la confusion. Toutes les images nous proposent des remises en question et des réflexions sur le meurtre, l'enfer de la violence et le crime contre l'humanité. Une sorte de méditation sur la folie meurtrière des hommes. Car dans ce film (comme pendant la Seconde guerre mondiale) on tue des êtres humains sous prétexte qu'ils sont nés. Crânes perforés, chairs déchirées, os brisés, fillettes criblées de balles : difficile de rester insensible à ce genre d'horreur. Comme Robert Aldrich, le réalisateur agit par coups de poing pour nous mener à la réflexion. Dans Heaven’s Gate, ce sont les ancêtres du Deer Hunter qu'on assassine. D'ailleurs les deux films nous racontent la même histoire : la fête, la guerre et le retour difficile des guerriers...

Après trois heures trente d'une incroyable épopée funèbre, le film se clôt sur une petite scène de trois minutes. Encore une fois jugée incompréhensible et inutile, elle sera détruite au montage pour paraître plus simple, plus normale, plus édulcorée. Dans sa version originale, c'est un instant sublime, d'une incroyable beauté. À Rhode Island, au large de Newport, un yacht superbe vogue en cette année 1903. À son bord James Averill, silencieux et vieilli, marchant sur le pont. Regagnant sa cabine-boudoir, donne une cigarette à une femme superbe et lascive... C'est sur ce détail infime, énorme anti-climax, que se clôt cette œuvre monumentale. La femme (totalement effacée dans la version écourtée) est celle qui dansait avec Averill dans le prologue. La boucle est bouclée : Retour à l'est. Cette apparition, aussi belle soit elle, est la caricature de l'échec du héros. Symbole de la classe riche, oisive. Aucune parole n'est prononcée, seuls quelques soupirs de la femme allongée accentuent le malaise. Demandant cependant une cigarette au vieil aristocrate, elle est incapable d'étendre le bras suffisamment et force Averill à se rapprocher d'elle comme si elle souhaitait se convaincre de l'emprise qu'elle a sur lui.

L’épilogue

Pour signifier plus profondément l'échec du personnage, le réalisateur y introduit quelques repères visuels fascinants. Le portrait, véritable Rosebud, qui suit Averill tout le long du film. Détails dignes d'intérêt: quelques plans du film ont disparu de la version intégrale de 1989 mais étaient présents dans la version de 1981. Un plan, éliminé lors de la restauration, montrait Averill plongeant son regard dans un miroir sombre ou son visage, meurtri par les années, demeure dramatiquement inexpressif. N'ayant pu sauver les êtres qu'il aimait (oxymore fordienne total), Averill est redevenu l'un des puissants riches qu'il a toujours détesté. Résigné à lutter, sa nostalgie ne disparaîtra que dans la mort.

Cet épilogue en tant que métaphore récente pourrait signifier la disparition totale des illusions, de l'esprit utopique de Mai 68. Comme dans 2001 de Stanley Kubrick, le personnage se retrouve hors du temps, dans une errance s'acheminant vers l'infini. Les valses du Space Opera au son du « Beau Danube Bleu » faisant place aux valses d'Harvard, et l'odyssée d'Averill à celle de l'humanité. Néanmoins, pour apprécier cette ultime scène, il n'est point besoin de comprendre les multiples interprétations ou symboles car on ne peut être que touché par l'atmosphère nostalgique qui s'en dégage. Comme le proclamait le slogan publicitaire du film: « Ce qu'on aime dans la vie, ce sont les choses qui s'effacent. »

Mort d’une nation

Heaven’s Gate n'est finalement pas un film commun ou un simple western, on l'aura compris. Il s'agit en fait d'une sorte de fable expliquant comment les Américains se sont forgés leur caractère et leur attitude face aux étrangers, face à l'argent... Ce film scandaleux pour les Américains n'est pas un film progressiste et ce qui aurait dû être un film sur la naissance d'une nation, devient finalement une réflexion sur la fuite du temps, sur la disparition des êtres dans l'évolution inexorable de l'histoire. Ce n'est plus la naissance d'une nation, c'est sa mort...

Que dit clairement le film, politiquement parlant ? Lors de son avant-première on entendit: « Trop long » ; « Incompréhensible »... Mais ces arguments ne tiennent pas et furent d'une mauvaise foi révélatrice... Rappelons-nous de la remarque édifiante de Pauline Kael affirmant clairement que ce film fût « un affront » à la face des Etats-Unis ! Pour tenter de comprendre le pourquoi d'une telle cabale, il faut se remettre à la place des spectateurs du 18 novembre 1980. En bref, que symbolisa pour tous ces (bons) Américains la vision d'une milice privée massacrant (dans l'un des génocides les plus traumatisants de l'histoire du cinéma) de misérables immigrés, Polonais, Lituaniens, Hongrois, Juifs rescapés des ghettos d'Europe Centrale ? Même si elle ne fut jamais évoquée directement, la raison du scandale fût claire pour tout le monde, à savoir : La remise en question du fameux melting-pot absolu, étranger au racisme. Un traître à la patrie exhume une plaie plus profonde que le génocide indien ! Celle d'un insensé et barbare fratricide entre blancs, l'extermination des pauvres par les riches, d'une majorité misérable et crevant de faim par une minorité aisée et toute puissante qui construit, elle: Les États-Unis d'Amérique.

A ma connaissance, aucun film américain n'a jamais seulement mis en doute la démocratie. Seul un inconscient du nom de Michael Cimino a osé rappeler aux Américains que la « terre promise » était dès le début, pour beaucoup, une terre de mort. La naissance d'une nation dans la boue, le meurtre et l'injustice. Une phrase du film est la clé du scandale. William Irvine au cœur du déluge de fer, de feu et de sang remarque dans cette extermination de masse: « Ils sont trop nombreux. Ce n'est pas comme les Indiens, vous ne pourrez pas les tuer tous... ». Et c'est précisément cette incroyable provocation que les Américains n'ont pu supporter. L'Amérique qui venait de traverser une ère de malaise, de mythe déchu (Kennedy) et d'une guerre perdue (Le Viet-Nâm) se rassurait à peine sous la bannière étoilée et resplendissante de Ronald Reagan. Elle retrouvait sa puissance et sa foi en l'American Dream grâce aux muscles du puissant Rocky.

L’Amérique K.O.

Mais Cimino met K.O cette Amérique-là en lui brandissant le souvenir refoulé d'une faute originelle, d'un péché mortel. Le « mauvais Américain » dira pour sa défense: « Alors qu'ils viennent de porter au pouvoir Reagan, uniquement pour croire à un pays propre et sain, doré et fort, hollywoodien, les Américains n'ont pas supporté que je leur montre le fratricide originel. Comment ils se sont entre-déchirés pour forger leur fameuse hégémonie. Ils se pardonnent volontiers le génocide des Indiens selon eux, c'était une autre race... Mais qu'ils se soient massacrés entre blancs, voilà la faute inexpiable. Ils refusent de s'en souvenir; comme ils n'arrivent toujours pas à digérer la guerre de sécession ! ».

Et en effet voir des blancs massacrer efficacement des Indiens ne gêne personne dans le pays du merveilleux Oncle Sam. Mais en détruisant la frontière ethnique séparant le spectateur des victimes de l'histoire de l'Ouest, on hurle au sacrilège révisionniste. Qu'on se souvienne seulement de l'attaque du convoi des pionniers proprets par de vilains Indiens qu'on abat à coups de winchester dans l'un des grands film des années 40 : Red River (1948) de Howard Hawks.

C'est en somme ici que Michael Cimino se suicide artistiquement et professionnellement. Cet idéaliste choisit le genre cinématographique inventé par et pour l'Amérique : Le Western. Le Western, pour les États-Unis, c'est l'arme absolue. Le plus sûr moyen de (re)créer son histoire et ses héros... Tout en dynamitant les règles, le cinéaste impose sa vision et plaide pour les oubliés de l'histoire. Scandale ? Pire: Exécution ! L'épisode historique (la tuerie des pauvres par les riches) ne servira pas de prétexte à une simple analyse de la lutte des classes mais permettra à l'auteur de poser la question qui l'obsède : et d'y répondre, non sans provocation, en bafouant le droit et en méprisant la morale. « Tout au long de leur histoire, les Américains ne cesseront de connaître ce dilemme: avoir pour soi le droit, mais pas la morale. Il ont toujours tenté d'oublier cette invivable contradiction à coup de puissance et d'argent. Ils n'ont pas toléré que je leur expose clairement. »

La condition humaine

Malgré son effroyable échec, Cimino ne cessera d'enfoncer le clou dans une Amérique amnésique. The Year of the Dragon sera l'enquête d'un flic polonais qui découvre le rôle énorme des Asiatiques dans l'édification du pays. La scène ou Stanley White pérore sur le rôle des Chinois qui, construisant le premier chemin de fer, ont été systématiquement éliminés et oubliés dans l'histoire de l'Ouest est une preuve évidente de son opiniâtreté. Son discours ne souffre d'aucune ambiguïté: Nous sommes tous des métèques !

Heaven’s Gate est une œuvre unique, une épopée prodigieuse où tous les moyens matériels ont été mis en œuvre. Un film emporté par un rythme épique, assimilant, transcendant l'apport qu'on avait cru perdu d'un King Vidor (Cf.: le baroque et flamboyant Duel in the Sun). Pour aimer ce film, il faut se laisser porter sans résistance et accepter très vite qu'une œuvre garde ses secrets, que les dialogues ne soient pas explicatifs...il y a, en somme, deux films dans Heaven’s Gate : Une épopée historique immense et, enfoui dans ses replis, une méditation intimiste et contemplative sur l'ambiguïté des sentiments, l'incroyable difficulté d'être, la fuite funèbre du temps... Dans cette deuxième œuvre, tout n'est qu'hésitation, flottement, mélancolie... Bon nombre de films récents s'en sont inspirés sans toutefois attendre son côté démesuré, son incomparable puissance lyrique...

Derrière cette montagne de sons et d’images, derrière cette folie gigantesque que fût Heaven’s Gate, il se dissimule peut-être encore aujourd’hui toute la tragédie de la condition humaine.

Sébastien Miguel, Cadrage mai/juin 2003

Christopher Walken, acteur fétiche de Cimino.

DANS LA PRESSE CRITIKAT.COM

Réalisé quelques années après Voyage au bout de l’enfer, le chef-d’œuvre unanimement reconnu de Cimino, La Porte du Paradis, est un film maudit à l’odeur de soufre. Perfectionniste à la limite de la folie, le cinéaste s’est plongé dans une aventure incroyable, qui a brisé sa carrière et s’est révélée un gouffre financier pour le studio United Artists (prévu pour deux millions de dollars, le film en a coûté quarante). S’inspirant d’un fait divers (le meurtre organisé d’une centaine d’immigrants par une association de grands propriétaires dans le comté de Johnson en 1890), Cimino continue son exploration grandiloquente d’une Amérique cruelle et sanglante, loin des standards du western classique.

La Porte du Paradis, anti-western par excellence. Sur le fond, c’est une évidence : l’idéal américain n’a jamais autant souffert que dans ce film dévastateur. Le mythe de l’Ouest ? Ce n’est qu’un flot de bonnes paroles inconsistantes, érigées en idéaux chez les élites dorées de Harvard, puis oubliées sitôt les portes de la prestigieuse université franchies. La dure, la vraie loi de l’Ouest a été rédigée par ces mêmes élites pour lutter contre les vagues d’immigrants déferlant sur le Nouveau Monde à la recherche du rêve américain. C’est une loi légitime, qui défend la propriété privée contre les assauts répétés des miséreux, n’ayant plus d’autre choix que de voler pour vivre. Mais ce n’est pas une loi juste. Voilà ce que raconte La Porte du paradis : le combat du bon droit contre la justice. Le gouvernement des États-Unis et sa cavalerie, tant prisés dans le western classique, défendent le bon droit et font régner l’injustice. Ils permettent qu’une association de grands éleveurs inscrive sur une liste noire 125 noms d’immigrants "voleurs et anarchistes" pour les supprimer sans autre forme de procès. Ils permettent le règne de la terreur, où l’homme est un loup pour l’homme, où l’on organise des chasses terrifiantes à cinquante contre un.

L’Amérique de Cimino est un cauchemar duquel on ne se réveille pas. La misère est partout : les immigrants s’entassent sur les toits des trains, ou dans des baraquements ; les gosses mendient quand on ne les oblige pas à trimer aux champs ; les hommes tirent eux-mêmes la charrue, faute de pouvoir se payer des bœufs. Puis, ils partent se saouler devant des combats de coqs sinistres, histoire d’oublier que dehors, ils sont attendus : pour être pendus, ou lynchés. Ou pire, massacrés comme des bêtes sauvages qu’on regarde souffrir avec délectation. « Ça devient dangereux d’être pauvre dans ce pays. » Les immigrants n’ont aucune chance. Même pas celle d’être sauvés par le héros, alcoolique désabusé qui « joue à être pauvre », et doit renoncer à se faire entendre, puisqu’il est incapable de sauver celle qu’il aime. La conquête de l’Ouest ? En 1890 dans le Wyoming, elle devrait être finie depuis longtemps. Mais c’est toujours la même histoire : les conquérants ne veulent pas céder la place, les nouveaux venus n’ont pas d’autre choix que de reproduire les gestes de leurs aînés, et de se précipiter tête baissée, foule hurlante, dans le brasier. Hélas, ce ne sont pas les Indiens qui les y attendent. La lutte sera bien plus féroce et sanglante. Sans pitié. La bataille finale, qui dure presque le temps d’un film ordinaire, n’est ni épique, ni exaltante. Cimino filme un massacre : pas question de l’embellir.

Mais c’est peut-être dans la forme que Cimino pourfend le mieux le western. Aux règles et codes du genre cinématographique, il répond par un style totalement déréglé et imprévisible. Le bal de promotion de Yale est une scène maîtrisée de bout en bout, chorégraphiée comme un ballet et divinement filmée ? Qu’à cela ne tienne ! La bagarre qui s’ensuit n’en sera que plus confuse, et la caméra enregistra tout et n’importe quoi ; surtout n’importe quoi. L’arrivée, vingt ans plus tard, du héros dans le Comté de Johnson, est sinistre et désespérante ? Pas de panique ! Il sera bientôt plongé dans l’atmosphère bucolique d’une ferme, où l’attend sa dulcinée, petite femme naïve et enjouée (étonnante Isabelle Huppert). Cimino joue sur ces ruptures de ton incessantes, anarchiques, presque provocatrices. Il étire le temps comme on prend son élan, pour sauter dans le vide : une fois annoncée la liste de 125 candidats à la mort, il faut attendre près d’une heure et demie pour que le premier meurtre intervienne.

Cimino sait qu’il a réalisé un film insoutenable. Les scènes intimistes et amoureuses, les ballets tournoyants n’ont aucune valeur narrative. Ils sont une respiration, une pause contemplative nécessaire pour reprendre son souffle, supporter le reste. Lors de la joyeuse fête organisée par les

immigrants, le temps semble suspendu et les musiciens rechignent à s’arrêter de jouer, comme pour refuser l’inéluctable. Le trio amoureux James/Nate/Ella, lui aussi, sert à détourner l’attention du spectateur vers une intrigue secondaire : le dilemme d’Ella, qui n’a aucune importance. Ce qui se prépare est bien plus grave. Car une fois le combat final enclenché, plus rien ne pourra l’arrêter : le film vire dans une violence absolue, crue, à laquelle personne n’échappe. Pourtant, Cimino continue à surprendre : il offre à Nate (magnifique Christopher Walken), celui-là même qui signe le premier meurtre du film, une mort de héros martyr, quand James le Juste ne peut empêcher que la robe de mariée d’Ella ne soit tachée de sang.

Avec La Porte du Paradis, fini le temps du western en noir et blanc ou en Technicolor. La beauté éclatante des gigantesques décors est souillée d’une fumée persistante, venue des trains, des cheminées, comme annonciatrice d’un gigantesque incendie à venir. La teinte jaunâtre des images, la forte luminosité de certaines scènes renforce une profonde impression d’irréalité. Le paradis que cherchent en vain les personnages de ce film profondément pessimiste les environne, et reste pourtant inaccessible. De toutes les portes, de toutes les fenêtres, émane une lumière très vive, mais les individus, eux, demeurent dans la pénombre. Fumée, poussière, lumière éclatante : derrière les portes du paradis, ce sont les flammes de l’enfer qui attendent les hommes.

Ophélie Wiel

LES INROCKS Cimino met en scène sa version masochiste de Naissance d'une nation. Une nation bâtie sur des ethnocides.

En 1978, fort du succès de Voyage au bout de l'enfer, Michael Cimino peut enfin tourner sa propre version de la naissance des Etats-Unis, bâtis non seulement sur le génocide des peuples indiens mais aussi sur les persécutions infligées à la seconde génération d'émigrés pauvres venus d'Europe Centrale. Cimino s'inspire de la guerre civile qui éclata en 1890 dans le comté de Johnson, Wyoming, et qui aboutit au massacre de populations civiles par des milices payées par les capitalistes et les gros propriétaires de la région. A la tête d'un budget colossal, à la hauteur de ses ambitions d'artiste mégalomane, Cimino aborde un sujet brûlant et ne renonce ni à ses audaces narratives ni à son lyrisme, entre Ford et Visconti. Il radicalise la construction de son précédent chef-d'œuvre, et met en scène une fresque composée en trois parties inégales, blocs de temps qui confèrent à son film un rythme musical, une structure proche de l'opéra. La longueur du film est légitimée par sa densité romanesque et historique, mais aussi par sa structure qui étire les scènes de groupe le bal de la remise des diplômes d'Harvard en 1870, et, vingt ans plus tard, les fermiers qui font du patin à roulettes. Cimino ne livre aucune explication psychologique. Il laisse volontairement planer une certaine ambiguïté sur le comportement et les sentiments contradictoires de ses personnages principaux, un trio amoureux formé par un riche intellectuel prenant le parti des émigrés, une prostituée française et un tueur. Ce film sur la fin de l'idéalisme marqua aussi la fin du cinéma d'auteur américain à grand spectacle.

CRITIQUE

Billy Irvine: James, do you remember the good gone days? James Averill: Clearer and better, every day I get old.

Dialogues entre James Averill (Kris Kristofferson) et Billy Irvine (John Hurt) dans La Porte du Paradis.

Boys, I feel pretty lonesome just now. I wish there was someone here with me so we could watch all sides at once. Well, they have just got through shelling the house like hail. I heard them splitting wood. I guess they are going to fire the house tonight. I think I will make a break when night comes, if alive. Shooting again. It’s not night yet. The house is all fired. Goodbye, boys, if I never see you again.

Extraits de la lettre que Nate Champion rédigea alors que son ranch était attaqué par des mercenaires. Ce fait historique survenu peu de temps avant la guerre du Comté de Johnson fait l’objet d’une scène grandiose dans La Porte du Paradis.

Avec La Porte du Paradis, Michael Cimino réalisait un western épique sur une page sombre de l’histoire de l’Amérique, la guerre du Comté de Johnson. Par sa perfection visuelle et scénaristique, cette oeuvre nostalgique, mélancolique et cruelle sur le drame d’une nation et le drame d’un homme, s’impose comme l’un des plus grands films jamais tournés.

Critique

La Porte du Paradis : un chef d’œuvre maudit

Sorti en 1980, La Porte du Paradis, western épique d’une durée de 3h40 et au budget de 40 millions de dollars, reçut un accueil tellement glacial du public que les producteurs exigèrent le remontage du film. Michael Cimino s’exécuta et proposa une version de 2h20, incohérente et très inférieure à l’originale, qui est aujourd’hui la seule disponible en DVD zone 2. Le film ne remporta pas davantage de succès, et l’ampleur de son échec commercial causa la faillite des studios United Artists, créés par Chaplin, une pénurie de westerns dans les années 80 – le genre n’étant plus considéré comme rentable – et pour ainsi dire la fin de la carrière de Cimino, même si le réalisateur put rebondir avec L’Année du Dragon. Clairement, cet immense génie du 7ème art ne parvint plus jamais à financer ses projets, et il semble, aujourd’hui encore, avoir toutes les peines du monde à réunir les fonds nécessaires à l’adaptation cinématographique de La condition humaine de Malraux.

Pourtant, La Porte du Paradis est clairement le genre de films pour lesquels l’expression chef d’œuvre prend tout son sens. Incontestablement, sa splendeur visuelle et sa richesse scénaristique en font l’un des plus grands films de l’histoire du cinéma, de ceux qu’on n’espère même plus voir aujourd’hui. Alors quels éléments expliquent un tel fiasco commercial ?

D’abord, même si il s’agit d’un western en ce sens que La Porte du Paradis se déroule dans l’ouest américain à la fin du 19ème siècle, il ne reprend aucun code du genre et comporte, proportionnellement à la durée du film, assez peu de scènes d’actions – bien que celles-ci soient parmi les plus fulgurantes jamais tournées.

Mais surtout, La Porte du Paradis est le récit d’une page très sombre de l’histoire des Etats-Unis. Et bien que les américains soient habitués à l’autocritique au cinéma – quoiqu’on en dise, bien plus que les français – tout ce qui se rattache au mythe de l’Ouest suscite probablement une sensibilité particulière. En montrant sa vision de la Johnson County War, où le président des Etats-Unis lui-même cautionna une série d’exécutions commises sans preuves et sans procès, Michael Cimino filmait une Amérique qui reniait ses propres valeurs et écrivait sa jeune histoire avec du sang d’innocents. Une réalité historique difficile à accepter, là où les westerns, même si ceux des années 70 adoptaient déjà une vision sombre et non idéaliste (La Horde Sauvage, Pat Garrett and Billy The Kid, The Missouri Breaks), dépeignaient souvent une image de l’ouest qui, même cruelle, n’étaient pas sans flatter certaines valeurs américaines essentielles. Requiem du rêve américain, La Porte du Paradis a été très vite enterré à son tour par le public et les critiques, avant de renaître, dans sa version longue

initiale, par le biais de nouvelles projections au cinéma et de diffusions télévisuelles, provoquant aussitôt une pluie de louanges largement justifiées.

La guerre du Comté de Johnson

En 1892, dans le Wyoming, de très riches propriétaires fondèrent The Wyoming Stock Growers Association. Bénéficiant du soutien des personnalités politiques locales, et du président des Etats-Unis lui-même, les membres de ce syndicat avaient pour objectif de globaliser l’industrie du bétail – c’est-à-dire de favoriser les grandes exploitations. Pour se faire, ils créèrent notamment une loi consistant à déclarer, et à faire valider, la moindre exploitation de bétail. Mais la procédure d’enregistrement était volontairement chère, pour mieux la rendre inaccessible aux fermiers les plus modestes ; et surtout, du fait de son influence, l’association pouvait aisément rejeter arbitrairement une demande.

La Wyoming Stock Growers Association finit par dresser une liste de 120 et quelques noms, ceux de petits fermiers locaux dont une majorité d’immigrants, argumentant sur le fait qu’il s’agissait de voleurs de bétail (ce qui n’était pas vrai pour beaucoup d’entre eux, et surtout, n’excusait en rien le principe d’exécution sommaire), et engagea une bande de « régulateurs », des mercenaires, chargés d’abattre chacune des personnes incluses dans la liste.

Après plusieurs exécutions brutales, les fermiers victimes de la WSGA se révoltèrent et la guerre du Comté de Johnson éclata.

Les personnages historiques les plus célèbres liés à ce conflit, tous présents dans La Porte du Paradis, sont Ella Watson (interprétée par Isabelle Huppert), modeste exploitante également tenancière d’une maison close (en réalité il semblerait qu’elle était bien prostituée mais ne tenait pas d’établissement), son amant James Averill (Kris Kristofferson), homme d’affaires (dans le film, il est également marshall mais ce statut relève de la fiction), Nate Champion (Christopher Walken), propriétaire d’une exploitation qui après avoir oeuvré comme homme de main du syndicat, se rangea du côté de ses opposants, et Franck Canton, le shérif qui fut chargé du commandement de la horde de régulateurs, et dirigea l’attaque du ranch de Nate Champion.

La Porte du Paradis est donc un film dont les véritables héros sont des pauvres où des individus plus riches mais isolés (comme James Averill), opposés aux puissants – pour ainsi dire, à l’Etat américain. La bataille du Comté de Johnson est un fait historique majeur, car il témoigne d’une transition dans l’histoire de l’ouest, où le destin de l’Amérique bascula clairement du côté des cyniques, et où les lois n’étaient destinées qu’à servir les intérêts des riches propriétaires. The Missouri Breaks, d’Arthur Penn, traitait déjà de cette thématique, puisqu’on y voyait Marlon Brando en régulateur psychopathe chargé par un propriétaire terrien d’éliminer sommairement des voleurs de bétail. Pat Garrett and Billy The Kid, de Peckinpah, comporte également de nombreuses références à l’« ordre injuste » qui succéda à l’American Old West et à sa relative anarchie. Mais La Porte du Paradis, en racontant une tragédie historique avérée avec précision – même si Cimino prend des libertés avec les personnages et les relations qui les lient – va beaucoup plus loin et le résultat ne pouvait qu’être plus dérangeant pour les américains.

Une œuvre sublime et poignante sur le drame d’une nation et le drame d’un homme

Après avoir visionné La Porte du Paradis, on peut songer à cette règle que John Huston avait appris du producteur Henry Blanke : Réalisez chaque scène comme si elle était la plus importante du film. De toute évidence, Cimino a filmé la moindre scène d’un film de 3h40 comme si c’était la plus importante – précisément parce que chaque scène est fondamentale. C’est par le soin qu’il prend à décrire la vie d’une communauté, et la vie intime de ses personnages, que le réalisateur parvient à rendre compte à la fois du drame d’une nation et d’un drame personnel – une double dimension qui donne au film un souffle et une profondeur absolument incomparables.

Comme dans son précédent film Voyage au bout de l’enfer, qui débute par un long prélude sur la vie d’une communauté et d’un cercle d’amis la veille de leur départ au Vietnam – pour mieux nous montrer ensuite l’impact de la guerre sur les groupes et les individus – Cimino donne au drame historique conté dans La Porte du Paradis une justesse et une profondeur inouïes en prenant le temps de filmer – génialement – la vie quotidienne des acteurs de ce drame, et l’intimité des trois personnages historiques principaux que sont Nate Champion (Christopher Walken), James Averill (Kris Kristofferson) et Ella Watson (Isabelle Huppert).

On retrouve ainsi la passion de Cimino pour les rituels ; dans Voyage au bout de l’enfer il s’agissait d’un mariage, dans La Porte du Paradis les scènes de danse sont d’une importance capitale. La première, une longue valse à laquelle Cimino, en alternant les plans larges avec une grande profondeur de champ, et les plans serrés, parvient à donner une énergie et une vitalité extraordinaires, se déroule à l’occasion de la cérémonie de fin d’études donnée à Harvard. Elle représente l’espoir d’une nation, à travers la jeunesse, l’insouciance, l’idéalisme de ses élites, dont James Averill, un personnage clé de la guerre du Comté de Johnson, fait partie. Une seconde scène montre une danse plus populaire, exécutée par des individus plus modestes ; la musique et la chorégraphie diffèrent, mais l’énergie est la même, à ceci près que la scène se ponctue par un tête à tête entre James Averill et sa maîtresse Ella Waston ; il lui demande de partir, informé du massacre qui est sur le point d’avoir lieu. L’espoir n’est plus au goût du jour.

La vitalité que Cimino insuffle à ces séquences est époustouflante (combien de metteurs en scène peuvent faire de simples scènes de danse des moments aussi précieux ?). Le procédé contribue grandement à nous immerger dans la vie des hommes et des femmes filmés par le réalisateur, et à nous impliquer dans la tragédie latente.

Et quand après avoir dépeint l’effervescence collective, Michael Cimino rapproche son objectif des sentiments individuels, des relations qui se nouent entre les personnages principaux, le trio amoureux composé de James Averill, Ella Watson et Nate Champion, il témoigne de la même virtuosité. La simplicité, la profondeur, la pudeur dont il fait preuve dans sa manière de filmer les relations humaines sont la marque d’un auteur de génie, d’un artiste perfectionniste qui met son immense technique au service de l’émotion, là où tant de réalisateurs contemporains étalent leur maîtrise de la caméra sur du vide.

Par exemple, la scène où Nate Champion, fermier aux fins de mois difficiles, tente d’impressionner Ella Watson avec le papier journal dont il a tapissé les murs de son ranch, est sublime, et c’est probablement l’une des choses les plus difficiles, au cinéma comme en littérature, que de parvenir à émouvoir le spectateur par le biais de scènes simples et justes sur les sentiments humains, sans jamais côtoyer la mièvrerie, le pathos.

Nate Champion (Christopher Walken) accueille Ella Watson (Isabelle Huppert) chez lui.

Les scènes entre James Averill et Ella Watson, notamment celle tournée au bord d’une rivière, sont également d’une grande beauté, et le sentiment nostalgique qui en émane est saisissant – avec ce plan sur le passage des nuages qui évoque l’écoulement du temps, ce temps que James Averill ne parviendra jamais à saisir, pour terminer sa vie à bord d’un luxueux bateau en compagnie d’une figure froide, désincarnée, symbole glacial de sa jeunesse perdue.

Mais La Porte de Paradis comporte également des scènes d’action absolument grandioses.

La bataille finale, et également l’attaque du ranch de Nate Champion, sont des séquences ahurissantes, épiques, sublimes et poignantes, où Cimino filme la beauté et la tristesse d’une lutte – collective dans la scène de la bataille, individuelle dans celle de l’attaque de la maison de Champion – légitime mais perdue d’avance.

Christopher Walken

Œuvre crépusculaire sur un homme qui a raté sa vie (James Averill) et sur une nation qui a raté l’occasion d’écrire son histoire dans le respect de ses propres valeurs (l’Amérique n’est-elle pas une terre d’immigrants par excellence?), La Porte du Paradis est un film dont la splendeur formelle n’a d’égale que la tristesse, la mélancolie et la nostalgie infinies de son propos.

En franchissant les portes d’une salle de cinéma aujourd’hui, même pour y voir un grand film, on ne peut guère s’attendre à un tel niveau de perfection et de beauté. Les génies sont rares, et les occasions qu’ils ont de pouvoir mener à bien leurs projets les plus ambitieux le sont davantage encore. Deux facteurs qui limitent sérieusement les possibilités, mais ne donnent que plus de valeur, encore, aux monuments de l’art cinématographique tels que La Porte du Paradis.

Michael Cimino Repères LIBERATION.FR

AZOURY Philippe

Il est possible qu'entre 1974 et 1979 tout le monde à Hollywood a rêvé d'être Michael Cimino. Il est à peu près certain que depuis 1979 tout le monde à Hollywood préfère encore sa propre vie à celle de Cimino. Jeune blanc-bec trentenaire ayant signé le scénario du deuxième volet de l'inspecteur Harry, Magnum Force, cet Italo-Américain natif de New York convainc la star Eastwood d'interpréter son premier script personnel et de lui laisser la réalisation. Le joli succès du Canardeur (Thunderbolt Lightfoot) lui permet d'imposer au studio en guise de deuxième film une plongée dans le Vietnam encore sulfaté : Voyage au bout de l'enfer, pour lequel, à 39 ans, Cimino reçoit l'oscar du meilleur réalisateur en 1978. Il se bat alors pour obtenir de la United Artist (la compagnie créée par Chaplin et Griffith) le contrôle total de son deuxième film, la Porte du paradis, sorti en 1980.

Ce sera les mannes de l'enfer : le film est un fiasco commercial qui entraîne la ruine du studio (racheté depuis par Tom Cruise et Paul Wagner) et qui, symboliquement, ferme pour deux décades au moins les portes de toute ambition à Hollywood. Cimino, qui avait pourtant signé un film sidérant de liberté, paiera pour tout le monde : dernier-né de la génération des baby-boomeurs, arrivé en queue de comète des Coppola, Scorsese, Spielberg... il sera le premier à connaître la chute, devant attendre cinq années avant de se retourner avec un polar nerveux au milieu de triades chinoises emmené par Mickey Rourke : l'Année dudragon, tube sulfureux de l'année 1985.

Sa réinterprétation, en 1987, du Salvatore Giuliano de Francesco Rosi, sous le titre du Sicilien, essaye de rivaliser avec le style précis d'un Visconti, son maître révéré. C'est de nouveau l'échec, qui l'efface de la scène hollywoodienne. Depuis ces vingt dernières années, ce personnage excentrique, mystérieux, que l'on dit paranoïaque, brisé, taiseux (mais on dit beaucoup de choses : une rumeur folle selon laquelle Cimino aurait changé de sexe a même couru il y a cinq ou six ans !), a réalisé deux films (un remake de la Maison des otages de William Wyler Desperate Hours et The Sunchaser) et écrit un roman, Big Jane (Gallimard Noire). Nous, depuis, on attend.

Isabelle Huppert et Kris Kristofferson

Isabelle Huppert