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Cet article est disponible en ligne à l’adresse : http://www.cairn.info/article.php?ID_REVUE=ARSS&ID_NUMPUBLIE=ARSS_139&ID_ARTICLE=ARSS_139_0066 Au-delà de l’«identité» par Rogers BRUBAKER | Le Seuil | Actes de la recherche en sciences sociales 2001/3 - 139 ISSN 0335-5322 | ISBN 2-02-051117-7 | pages 66 à 85 Pour citer cet article : — Brubaker R., Au-delà de l’«identité», Actes de la recherche en sciences sociales 2001/3, 139, p. 66-85. Distribution électronique Cairn pour Le Seuil. © Le Seuil. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.

Au-delà de l'«identité» · Gleason attribue cette popularisation initiale au prestige et à l’autorité cognitive des sciences sociales au milieu du siècle. 10 – Erik Erikson

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Page 1: Au-delà de l'«identité» · Gleason attribue cette popularisation initiale au prestige et à l’autorité cognitive des sciences sociales au milieu du siècle. 10 – Erik Erikson

Cet article est disponible en ligne à l’adresse :http://www.cairn.info/article.php?ID_REVUE=ARSS&ID_NUMPUBLIE=ARSS_139&ID_ARTICLE=ARSS_139_0066

Au-delà de l’«identité»

par Rogers BRUBAKER

| Le Seuil | Actes de la recherche en sciences sociales2001/3 - 139ISSN 0335-5322 | ISBN 2-02-051117-7 | pages 66 à 85

Pour citer cet article : — Brubaker R., Au-delà de l’«identité», Actes de la recherche en sciences sociales 2001/3, 139, p. 66-85.

Distribution électronique Cairn pour Le Seuil.© Le Seuil. Tous droits réservés pour tous pays.La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.

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«La pire chose qu’on puisse faire avec lesmots », écrivait George Orwell il y a undemi-siècle, « c’est de capituler devant

eux. » Si la langue doit être « un instrument pourexprimer, et non pour dissimuler ou faire obstacle à lapensée », poursuivait-il, « [on doit] laisser le senschoisir le mot, et non l’inverse »1. L’objet de cet articleest de dire que les sciences sociales et humaines ontcapitulé devant le mot « identité » ; que cela a un coût,à la fois intellectuel et politique ; et que nous pouvonsmieux faire. Le terme « identité », pensons-nous, atendance à signifier trop (quand on l’entend au sensfort), trop peu (quand on l’entend au sens faible), ouà ne rien signifier du tout (à cause de son ambiguïtéintrinsèque). Nous ferons le point sur le travailconceptuel et théorique que le mot « identité » estcensé accomplir, et suggérerons que d’autres termes,moins ambigus, et désencombrés des connotationsréifiantes que comporte le terme « identité » seraientmieux à même de remplir cette tâche.Nous soutenons que l’approche constructiviste del’identité qui prévaut actuellement – la tentatived’« adoucir » le terme et de lever l’accusationd’« essentialisme » qui pèse sur lui en stipulant que lesidentités sont construites, fluides, et multiples – nejustifie plus que l’on parle d’« identités » et nous privedes outils nécessaires à l’examen de la dynamique« dure » et des revendications essentialistes des poli-tiques identitaires contemporaines. Le constructi-visme « doux » autorise une prolifération des « identi-tés ». Mais tandis qu’elles prolifèrent, le terme perdses facultés analytiques. Si l’identité est partout, ellen’est nulle part. Si elle est fluide, comment expliquerla manière dont les autocompréhensions peuvent sedurcir, se solidifier et se cristalliser ? Si elle estconstruite, comment expliquer que les identificationsexternes puissent exercer quelquefois une tellecontrainte ? Si elle est multiple, comment expliquer laterrible singularité qui est si souvent recherchée – etparfois obtenue – par les politiciens qui essaient detransformer de simples catégories en groupes uni-

taires et exclusifs ? Comment expliquer le pouvoir etle pathos de la politique identitaire ?« Identité » est un mot clé dans le vernaculaire de lapolitique contemporaine et l’analyse sociale doit entenir compte. Mais cela ne veut pas dire qu’il failleutiliser l’« identité » comme catégorie d’analyse oufaire de l’« identité » un concept renvoyant à quelquechose que les gens ont, recherchent, construisent etnégocient. Ranger sous le concept d’« identité » touttype d’affinité et d’affiliation, toute forme d’apparte-nance, tout sentiment de communauté, de lien ou de cohésion, toute forme d’autocompréhension etd’auto-identification, c’est s’engluer dans une termi-nologie émoussée, plate et indifférenciée.Notre but n’est pas ici d’apporter notre contributionau débat en cours sur les politiques identitaires2.Nous nous concentrons plutôt sur l’identité commecatégorie analytique. Il ne s’agit pas d’une question« purement sémantique » ou terminologique. L’usageet l’abus du terme « identité » affectent, selon nous,non seulement le langage de l’analyse sociale, maisaussi – inséparablement – sa substance. L’analysesociale – y compris l’analyse de la politique identitaire– exige des catégories analytiques relativementdépourvues d’ambiguïté. Or, aussi suggestif, aussiindispensable qu’il soit dans certains contextes pra-tiques, le terme d’« identité » est trop ambigu, tropécartelé entre son acception « dure » et son acception« faible », entre ses connotations essentialistes et sesnuances constructivistes, pour satisfaire aux exigencesde l’analyse sociale.

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Rogers Brubaker

Au-delà de l’«identité»

1 – Citation tirée de « Politics and the English Language », GeorgeOrwell, A Collection of Essays, New York, Harcourt Brace, 1953,p. 169-170.2 – Pour une critique modérée des politiques identitaires, voir ToddGitlin, The Twilight of Common Dreams : Why America Is Wracked byCulture Wars, New York, Henry Holt, 1995 et, pour une défensesophistiquée, Robin D. G. Kelley, Yo’Mama’s Disfunktional ! : Fightingthe Culture Wars in Urban America, Boston, Beacon, 1997.

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La crise de l’« identité » dans les sciences sociales

Le mot « identité » et ses équivalents dans les autreslangues ont derrière eux une longue histoire determes techniques de la philosophie occidentale, desGrecs anciens jusqu’à la philosophie analytiquecontemporaine. Ils ont servi à traiter des questionsphilosophiques éternelles : celle de la permanencedans le changement manifeste, celle de l’unité dans ladiversité manifeste3. Toutefois, la large utilisation ver-naculaire et socio-analytique du terme « identité » etdes termes apparentés est d’origine beaucoup plusrécente et de provenance plus localisée.C’est aux États-Unis, dans les années 1960, que leterme d’« identité » a été introduit dans l’analysesociale et qu’il a commencé à se diffuser dans lessciences sociales et le discours public (quelquessignes avant-coureurs sont déjà repérables dans laseconde moitié des années 1950)4. La trajectoire laplus importante et la mieux connue est celle qui estpassée par l’appropriation et la popularisation du tra-vail d’Erik Erikson (à qui l’on doit, entre autreschoses, l’expression « crise d’identité »)5. Cependant,comme l’a montré Philip Gleason6, il a égalementexisté d’autres voies de diffusion. La notion d’identifi-cation fut extraite de son contexte originel, spécifi-quement psychanalytique (le terme avait initialementété introduit par Freud), et elle se trouva associée,d’un côté, à l’ethnicité (par l’entremise de l’ouvrageinfluent que Gordon Allport publia en 1954, TheNature of Prejudice), de l’autre, à la théorie sociolo-gique des rôles et à la théorie du groupe de référence(avec des figures telles que Nelson Foote ou Robert

Merton). La sociologie des interactions symboliques,d’emblée préoccupée par la question du « moi », envint à évoquer de plus en plus souvent « l’identité »,en partie sous l’influence d’Anselm Strauss7. Deuxauteurs contribuèrent cependant davantage encore àpopulariser la notion d’identité : Erving Goffman,dont le travail se situe à la périphérie de la traditionde l’interaction symbolique, et Peter Berger, dont letravail se rattache aux traditions socioconstructivisteet phénoménologique8.Pour toute une série de raisons, le terme d’« identité »rencontra un écho formidable dans les années 19609 :il connut une diffusion rapide qui transcendait lesfrontières disciplinaires et nationales, s’imposa dans levocabulaire journalistique aussi bien qu’académiqueet s’introduisit dans le langage de la pratique socialeet politique aussi bien que dans celui de l’analysesociale et politique. Le caractère éminemment indivi-dualiste de l’ethos et de l’idiome américains conféraaux questions d’« identité » un relief et une résonancetout particuliers, notamment avec la thématisation,dans les années 1950, du problème de la « société demasse » et avec la révolte générationnelle des années1960. Par la suite, à partir de la fin des années 1960,avec la naissance du mouvement des Black Pantherset, dans son sillage, d’autres mouvements ethniquesauxquels il servait de modèle, il ne fut pas difficile detransposer à l’échelle du groupe – non sans complai-sance – les problématiques de l’identité individuelle,déjà rattachées par Erik Erikson à la « culture com-munautaire »10. La prolifération des revendicationsidentitaires fut facilitée par la relative faiblesse institu-tionnelle des partis de gauche aux États-Unis et par lafaiblesse concomitante de l’analyse sociale et politique

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3 – Avrum Stroll, « Identity », Encyclopedia of Philosophy, New York,MacMillan, 1967, vol. IV, p. 121-124. Pour une approche philoso-phique contemporaine, voir Bartholomaeus Boehm, Identität undIdentifikation : Zur Persistenz physikalischer Gegenstände, Francfort-sur-le-Main, Peter Lang, 1989. Sur l’histoire et les vicissitudes du terme« identité » et des termes apparentés, voir W. J. M. Mackenzie, Politi-cal Identity, New York, St. Martin’s, 1978, p. 19-27, et John D. Ely,« Community and the Politics of Identity : Toward the Genealogy of aNation-State Concept », Stanford Humanities Review, 5/2, 1997, p. 76et suiv.4 – Voir Philip Gleason, « Identifying Identity : A Semantic History »,Journal of American History, 69/4, mars 1983, p. 910-931. Dans lesannées 1930, l’Encyclopedia of the Social Sciences (New York,MacMillan, 1930-1935) ne comportait pas d’entrée « identité », maisune entrée « identification » – l’article s’intéressant essentiellement aurelevé des empreintes digitales et autres modes de marquage judiciairedes individus (Thorstein Sellin, vol. VII, p. 573-575). L’InternationalEncyclopedia of the Social Sciences de 1968 (New York, MacMillan)contient un article sur l’« identification politique » signé par WilliamBuchanan (vol. VII, p. 57-61), qui s’intéresse à « l’identification d’unepersonne à un groupe » – incluant classe sociale, parti politique etgroupe religieux – et un autre sur l’« identité psychosociale » d’ErikErikson (ibid., p. 61-65), qui traite de « l’intégration fonctionnelle del’individu dans son groupe ».5 – Philip Gleason, « Identifying Identity », art. cit., p. 914 et suiv. ;

pour l’appropriation du travail d’Erikson en science politique, voirW. J. M. Mackenzie, Political Identity, op. cit.6 – Philip Gleason, « Identifying Identity », art. cit., p. 915-918.7 – Anselm Strauss, Mirrors and Masks : The Search for an Identity,Glencoe, Ill., Free Press, 1959.8 – Erving Goffman, Stigma : Notes on the Management of SpoiledIdentity, Englewood Cliffs, N. J., Prentice-Hall, 1963 ; Peter Berger etThomas Luckmann, The Social Construction of Reality, Garden City,NY, Doubleday, 1966 ; Peter Berger, Brigitte Berger et HansfriedKellner, The Homeless Mind : Modernization and Consciousness, NewYork, Random House, 1973 ; Peter Berger, « Modern Identity : Crisisand Continuity », Wilton S. Dillon (sous la dir. de), The CulturalDrama : Modern Identities and Social Ferment, Washington,Smithsonian Institution Press, 1974.9 – Comme l’a remarqué Philip Gleason, la popularisation du termecommença bien avant les turbulences de la moitié et de la fin desannées 1960. Gleason attribue cette popularisation initiale au prestigeet à l’autorité cognitive des sciences sociales au milieu du siècle.10 – Erik Erikson a caractérisé l’identité comme un « processuslocalisé au cœur de l’individu, mais aussi au cœur de sa culturecommunautaire, un processus qui établit l’identité de ces deuxidentités » (Identity : Youth and Crisis, New York, Norton, 1968, p. 22,italiques dans l’original). Bien qu’il s’agisse là d’une formulationrelativement tardive, cette ligne était déjà en place dans les écritsqu’Erikson publia dans l’immédiat après-guerre.

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en termes de classe. Comme de nombreux analystesl’ont observé, la classe peut elle-même être interprétéecomme une identité11. Notre propos ici est simple-ment de constater que la faiblesse de la politique declasses aux États-Unis (par rapport à l’Europe del’Ouest) a constitué un terrain particulièrement pro-pice et laissé le champ libre à la multiplication desrevendications identitaires.Au milieu des années 1970, déjà, W. J. M. Mackenziepouvait parler de l’identité comme d’un mot « atteintde folie à force d’avoir été utilisé » et Robert Colespouvait remarquer que les notions d’identité et decrise d’identité étaient devenues « de purs clichés »12.Mais on n’avait encore rien vu. Lorsque, dans lesannées 1980, on éleva la race, la classe et la divisiondes sexes au rang de « sainte Trinité » de la critiquelittéraire et des cultural studies13, les scienceshumaines descendirent en force dans l’arène. Et le« discours identitaire » – que ce soit à l’intérieur ou àl’extérieur du monde académique – continue à proli-férer aujourd’hui14. La crise de « l’identité » – quiimplique une inflation et, conséquemment, une déva-luation du sens – ne manifeste aucun signe d’affaiblis-sement15. Les indicateurs qualitatifs aussi bien que

quantitatifs signalent la position centrale, pour ne pasdire « incontournable », du topos de l’« identité ». Cesdernières années, deux nouvelles revues interdiscipli-naires sur « l’identité », dont les comités de rédactioncomprennent un certain nombre de « stars », ont vu lejour16. Au-delà même de la présence envahissante dela question de « l’identité » dans les gender studies, lestravaux sur la sexualité, la race, la religion, l’apparte-nance ethnique, le nationalisme, l’immigration, lesnouveaux mouvements sociaux, la culture et la « poli-tique identitaire », même ceux dont, à l’origine, le tra-vail n’avait rien à voir avec ces objets, se sont sentistenus de traiter la question de l’identité. On peutdresser une liste non exhaustive des figures majeuresde la théorie sociale ou des sciences sociales dont les principaux travaux se situent en dehors des territoires traditionnels de la théorie de l’identité,mais qui n’en ont pas moins écrit explicitement surl’« identité » ces dernières années : Zygmunt Bauman,Pierre Bourdieu, Fernand Braudel, Craig Calhoun, S. N. Eisenstadt, Anthony Giddens, Bernhard Giesen,Jürgen Habermas, David Laitin, Claude Lévi-Strauss,Paul Ricœur, Amartya Sen, Margaret Somers, CharlesTaylor, Charles Tilly et Harrison White17.

11 – Voir par exemple Craig Calhoun, « New Social Movements ofthe Early Nineteenth Century », Social Science History, 17/3, 1993,p. 385-427.12 – W. J. M. Mackenzie, Political Identity, op. cit., p. 11 (d’après letexte d’un séminaire de 1974) ; Robert Coles est cité dans PhilipGleason, « Identifying Identity », art. cit., p. 913. Gleason note que leproblème avait même été formulé plus tôt : « À la fin des années1960, la situation terminologique était déjà complètement brouillée »(ibid., p. 915). Erik Erikson lui-même déplorait l’usage « indiffé-rencié » des notions d’« identité » et de « crise de l’identité » dansIdentity : Youth and Crisis, op. cit., p. 16.13 – Kwame Anthony Appiah et Henry Louis Gates Jr., Editors’Introduction : Multiplying Identities, K. A. Appiah et H. L. Gates(sous la dir. de), Identities, Chicago, University of Chicago Press,1995, p. 1.14 – Pour la seule période qui va de 1990 à 1997, par exemple, lenombre d’articles de journaux recensés dans la base de donnéesCurrent Contents dont le titre comprend les termes « identité » ou« identités » a plus que doublé, alors que le nombre total d’articlesn’a augmenté que d’environ vingt pour cent. James Fearon a observéune semblable inflation dans le nombre de résumés de thèsescomprenant le terme d’« identité », y compris après vérification de laprogression du nombre total de thèses (voir « What Is Identity [AsWe Now Use the Word] »), manuscrit inédit, Department of PoliticalScience, Stanford University, p. 1.15 – On peut donc parler d’une « crise de la “ crise de l’identité ” ».Forgée et popularisée par Erik Erikson et appliquée aux collectivitéssociales et politiques par Lucien Pye et d’autres, la notion de « crise del’identité » a connu une large diffusion dans les années 1960. (Lesréflexions rétrospectives d’Erikson sur les origines et les vicissitudesde cette expression sont exposées dans le prologue d’Identity : Youthand Crisis, op. cit., p. 16 et suiv.). Les crises sont devenues chroniques(c’est un oxymore) et les prétendues crises de l’identité ont proliféréau point de détruire la signification que le concept avait pu avoir. En1968, déjà, Erikson pouvait déplorer que l’expression fût devenue à lamode et eût pris un tour « rituel » (ibid., p. 16). Un relevébibliographique récent révèle que les « crises de l’identité » n’étaientpas seulement associées aux suspects les plus communs – les identités

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ethniques, raciales, nationales, les identités de genre et de sexe,notamment –, mais aussi à des sujets aussi hétéroclites que la Gauledu Ve siècle, les professions forestières, les histologues, le corpsmédical français pendant la Première Guerre mondiale, l’Internet, leKacharis de Sonowal, les formations techniques en Inde, l’éducationde la prime enfance, les infirmières françaises, les puéricultrices, latélévision, la sociologie, les groupes de consommateurs au Japon,l’Agence spatiale européenne, le MITI japonais, la National Associationof Broadcasting, la Cathay Pacific Airways, les presbytériens, la CIA,les universités, le Clorox, la Chevrolet, les juristes, la San FranciscoRedevelopment Agency, la théologie noire, la littérature écossaise duXVIIIe siècle, et, notre préféré, les fossiles dermoptères.16 – Identities : Global Studies in Culture and Power, paru en 1994,« explore la relation entre les identités raciales, ethniques etnationales et les hiérarchies de pouvoir au sein d’aires nationales etmondiales. […] Il répond au paradoxe de notre temps : la croissanced’une économie mondiale et les mouvements de populationtransnationaux produisent ou perpétuent des pratiques culturellesdistinctives et des identités différenciées » (exposé des « buts et de laperspective » imprimé sur la deuxième de couverture). SocialIdentities : Journal for the Study of the Race, Nation and Culture, dont lepremier numéro est paru en 1995, s’intéresse aux « formationsd’identités socialement significatives et à leurs transformations, auxformes d’exclusion et de pouvoir matériel qui leur sont associées,ainsi qu’aux possibilités politiques et culturelles ouvertes par cesidentifications » (déclaration figurant sur la deuxième decouverture).17 – Zygmunt Bauman, « Soil, Blood, and Identity », SociologicalReview, 40, 1992, p. 675-701 ; Pierre Bourdieu, « L’identité et lareprésentation : éléments pour une réflexion critique sur l’idée derégion », Actes de la recherche en sciences sociales, 35, 1980, p. 63-72 ;Fernand Braudel, L’Identité de la France, trad. anglaise, The Identityof France, trad. par Sian Reynolds, New York, Harper & Row, 1988-1990 ; Craig Calhoun, « Social Theory and the Politics of Identity »,Craig Calhoun (sous la dir. de), Social Theory and the Politics of Identity, Oxford (UK)-Cambridge (Mass.), Blackwell, 1994 ; S. N. Eisenstadt et Bernhard Giesen, « The Construction ofCollective Identity », Archives européennes de sociologie, 36, n° 1,

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Catégories de pratique et catégories d’analyse

Dans les sciences sociales interprétatives et en histoire,de nombreux mots clés – « race », « nation », « ethni-cité», «citoyenneté», «démocratie», «classe», «com-munauté» et « tradition», par exemple – constituent àla fois des catégories de pratique sociale et politique etdes catégories d’analyse sociale et politique. Par « caté-gories de pratique», nous entendons, en suivant PierreBourdieu, quelque chose d’apparenté à ce que d’autresont appelé des catégories « indigènes », « populaires »ou « profanes ». Il s’agit des catégories de l’expériencesociale quotidienne, développées et déployées par lesacteurs sociaux ordinaires, en tant qu’elles se distin-guent des catégories utilisées par les socio-analystes,qui se construisent à distance de l’expérience18. Sinous préférons l’expression « catégorie de pratique »aux autres, qui impliquent une distinction relative-ment nette entre les catégories « indigènes », « popu-laires » ou « profanes » d’un côté et les catégories« scientifiques » de l’autre, c’est que des concepts telsque la « race », le « groupe ethnique » ou la « nation »voient leurs emplois pratiques et analytiques se recou-per et s’influencer mutuellement19.L’« identité » est à la fois une catégorie de pratique etune catégorie d’analyse. En tant que catégorie de pra-tique, elle est utilisée par les acteurs « profanes » danscertaines situations quotidiennes (pas dans toutes !)pour rendre compte d’eux-mêmes, de leurs activités,de ce qu’ils ont en commun avec les autres et de ce enquoi ils en diffèrent. Elle est aussi utilisée par les lea-ders politiques pour persuader les gens de se com-prendre, eux, leurs intérêts et leurs difficultés, d’unecertaine manière, pour persuader (en vue de certaines

fins) certaines personnes qu’elles sont « identiques »entre elles en même temps que différentes d’autrespersonnes, et pour canaliser, tout en la justifiant, l’ac-tion collective dans une certaine direction20. De cettemanière, le terme « identité » se trouve impliqué à lafois dans la vie quotidienne et dans la «politique iden-titaire » sous ses diverses formes.Le « discours identitaire » quotidien et la « politiqueidentitaire» sont des phénomènes réels et importants.Mais la prégnance de l’usage qui est fait de nos joursde l’« identité » comme catégorie de pratique n’im-plique pas qu’on doive en faire usage comme catégoried’analyse. Prenons une comparaison. La «nation» estune catégorie de pratique sociale et politique largementutilisée. Les appels et revendications lancés au nom de«nations» putatives – par exemple, les revendicationsen faveur de l’autodétermination – ont joué un rôleessentiel en politique durant un siècle et demi. Néan-moins, il n’est pas nécessaire d’avoir recours à la« nation » comme catégorie analytique pour com-prendre et analyser ce genre d’appels et de revendica-tions. Il n’est pas nécessaire d’adopter une catégorieinhérente à la pratique du nationalisme – la conceptionréaliste, réifiante des nations comme communautésréelles – pour en faire une catégorie centrale de la théo-rie du nationalisme21. De même, il n’est pas nécessaired’avoir recours à la « race» comme catégorie d’analyse– sous peine de considérer comme allant de soi qu’ilexiste des « races» – pour comprendre et analyser lespratiques sociales et politiques déterminées par l’idéede l’existence présumée de « races» putatives22. De lamême manière qu’on peut analyser le «discours natio-naliste» et la politique nationaliste sans poser en prin-cipe l’existence de «nations», et étudier le «discours

1995, p. 72-102 ; Anthony Giddens, Modernity and Self-Identity : Selfand Society in the Late Modern Age, Cambridge, Polity Press-Oxford,Blackwell, 1991 ; Jürgen Habermas, Staatsbürgerschaft und nationaleIdentität : Überlegungen zur europäischen Zukunft, Saint-Gall, Erker,1991 ; David Laitin, Identity in Formation, Ithaca, Cornell UniversityPress, 1998 ; Claude Lévi-Strauss (sous la dir. de), L’Identité : séminaireinterdisciplinaire, Paris, PUF, 1977 ; Paul Ricœur, Soi-même comme unautre, Paris, Le Seuil, 1990 ; Amartya Sen, « Goals, Commitment andIdentity », Journal of Law, Economics and Organization, 2, 1985, p. 341-355 ; Margaret Somers, « The Narrative Constitution of Identity : aRelational and Network Approach », Theory and Society, 23, 1994,p. 605-649 ; Charles Taylor, « The Politics of Recognition »,Multiculturalism and « The Politics of Recognition : An Essay », Princeton,Princeton University Press, 1992, p. 25-74 ; Charles Tilly,« Citizenship, Identity and Social History », Charles Tilly (sous la dir.de), Citizenship, Identity and Social History, Cambridge-New York,Cambridge University Press, 1996 ; Harrison White, Identity andControl : A Structural Theory of Social Action, Princeton, N. J., PrincetonUniversity Press, 1992.18 – Sur les concepts proches de l’expérience et les conceptsconstruits à distance de l’expérience – les termes sont empruntés à Heinz Kohut –, voir Clifford Geertz, « From the Native’s Point of View », Local Knowledge, New York, Basic Books, 1983, p. 57.L’opposition fondamentale remonte en fin de compte aux Règles de laméthode sociologique, d’Émile Durkheim, qui critiquaient l’usage

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sociologique des « prénotions » ou l’emprunt de concepts « créés parl’expérience et pour elle ».19 – Comme Loïc Wacquant le note à propos de la race, « les échangescontinuels entre les notions populaires et les notions analytiques, lemélange incontrôlé des acceptions sociales et sociologiques de la race »sont « des caractéristiques intrinsèques de cette catégorie. Dès ledébut, la fiction collective qui a reçu le label de race […] a toujoursmélangé la science et le sens commun et a exploité la complicité del’une et de l’autre » (« For an Analytic of Racial Domination », PoliticalPower and Social Theory, 11, 1997, p. 222-223).20 – Sur les « entrepreneurs d’identité ethnique », voir Barbara Lal,« Ethnic Identity Entrepreneurs : Their Role in Transracial andIntercounty Adoptions », Asian Pacific Migration Journal, 6, 1997, p. 385-413.21 – Cet argument est développé dans Rogers Brubaker, NationalismReframed, Cambridge, Cambridge University Press, 1996, chap.I.22 – Mara Loveman, « Is “ race ” essential ? A comment on Bonilla-Silva », American Sociological Review, novembre 1999. Voir aussi LoïcWacquant, « For an Analytic of Racial Domination », art. cit. ; RupertTaylor, « Racial Terminology and the Question of “ Race ” in SouthAfrica », manuscrit, p. 7 ; Max Weber, Economy and Society, GünterRoth et Claus Wittich (sous la dir. de), New York, Bedminster Press,1968, t. I, p. 385 et suiv., où l’on peut lire une argumentation d’unefrappante modernité, qui met en question l’utilité analytique desnotions de « race », de « groupe ethnique » et de « nation ».

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raciste » et la politique raciste sans poser en principel’existence de « races», de même, on peut analyser le« discours identitaire » et la politique identitaire sanssupposer, en tant qu’analystes, l’existence d’« identi-tés».La réification n’est pas seulement une pratique intel-lectuelle, mais aussi un processus social. En tant quetelle, elle occupe une place centrale dans les poli-tiques de l’« ethnicité », de la « race », de la « nation »et autres « identités » putatives. Ceux qui analysent cegenre de politiques devraient chercher à « rendrecompte » de ce processus de réification. Il faudraittenter d’expliquer les processus et les mécanismes parle biais desquels ce que l’on a appelé la « fiction poli-tique » de la « nation » – ou du « groupe ethnique », dela « race » ou d’une autre « identité » putative – peutse cristalliser, à certains moments, en une réalité puis-sante et irrésistible23. Mais il faut se garder de repro-duire ou de conforter involontairement une telle réifi-cation en adoptant, sans esprit critique, des catégoriesde pratique comme catégories d’analyse.Le seul emploi d’un terme comme catégorie de pra-tique ne suffit pas, bien entendu, à en disqualifierl’emploi comme catégorie d’analyse24. Si tel était lecas, le vocabulaire de l’analyse sociale serait incompa-rablement plus pauvre et plus artificiel qu’il ne l’est.Ce qui est problématique, ce n’est pas le fait qu’unterme particulier soit employé, mais la manière dontil est employé. Comme Loïc Wacquant l’a remarqué

en ce qui concerne le terme de « race », le problèmeréside dans la « confluence incontrôlée des acceptionssociales et sociologiques… [ou] populaires et analy-tiques »25. Le problème est que, en tant que catégoriesanalytiques, les termes de « nation », de « race » etd’« identité » sont bien souvent employés d’unemanière qui ne se distingue quasiment pas de celledont ils sont employés dans le domaine pratique : unemanière implicitement ou explicitement réifiante, quisous-entend ou affirme que des « nations », des« races » et des « identités » « existent » et que les gens« ont » une « nationalité », une « race », une « iden-tité ».On pourrait objecter que ce qui vient d’être dit netient guère compte des récents efforts qui ont été faitspour éviter de réifier l’« identité » et pour élaborerune théorie des identités considérées comme mul-tiples, fragmentées et fluides26. L’« essentialisme » a,de fait, été vigoureusement critiqué et la plupart desdiscussions sur l’« identité » impliquent aujourd’huil’adoption d’une pose constructiviste27. Cependant,on a souvent affaire à un amalgame instable de lan-gage constructiviste et d’argumentation essentia-liste28. Il ne s’agit pas là de paresse intellectuelle.Cela reflète bien plutôt la double orientation debeaucoup d’identitariens académiques qui sont à lafois des analystes et des protagonistes des politiquesidentitaires. Cela reflète la tension entre le langageconstructiviste réclamé par la bienséance académique

23 – Sur la « nation » comme « fiction politique », voir Louis Pinto,« Une fiction politique : la nation », Actes de la recherche en sciencessociales, 64, septembre 1986, p. 45-50 (une critique bourdieusiennedes études sur le nationalisme publiées par l’éminent historien hon-grois Jeno Szucs). Sur la race comme « fiction collective », voir LoïcWacquant, « For an Analytic of Racial Domination », art. cit., p. 222-223. Le texte clé de Bourdieu sur cette question est « L’identité et lareprésentation : éléments pour une réflexion critique sur l’idée derégion », art. cit.24 – Émile Durkheim lui-même, dans son manifeste sociologiqued’un objectivisme sans concession, refuse cette position extrême. VoirLes Règles de la méthode sociologique, chap. II.25 – Loïc Wacquant, « For an Analytic of Racial Domination », art.cit., p. 222. Voir aussi sa critique du concept d’underclass :« L’underclass urbaine dans l’imaginaire social et scientifiqueaméricain », Serge Paugam (sous la dir. de), L’Exclusion : l’état dessavoirs, Paris, La Découverte, 1996, p. 248-262.26 – Un exemple influent est fourni par Judith Butler, GenderTrouble : Feminism and the Subversion of Identity, New York-Londres,Routledge, 1990.27 – Pour une synthèse récente, voir Craig Calhoun, Social Theoryand the Politics of Identity, op. cit., p. 9-36.28 – Eduardo Bonilla-Silva, par exemple, s’appuie sur unecaractérisation constructiviste impeccable des « systèmes sociauxracialisés » comme « sociétés […] en partie structurées parl’assignation des acteurs à des catégories raciales » pour revendiquer,dans un glissement significatif, que cette assignation « produise desrelations sociales définies entre les races », dans lesquelles cesdernières soient « caractérisées comme des groupes sociaux réels auxintérêts objectifs différents » (« Rethinking Racism : Toward aStructural Interpretation », American Sociological Review, 62, 1996,

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p. 469-470). Dans un ouvrage influent, Racial Formation in the UnitedStates (2e éd., New York, Routledge, 1994), Michael Olmi et HowardWinant tentent d’exposer un point de vue constructiviste plusconséquent. Toutefois ils ne parviennent pas davantage à conserverleur définition constructiviste de la « race » comme un « complexeinstable et décentré de significations sociales constamment transformépar l’évolution politique […] [et comme un] concept qui signifie etsymbolise les conflits et les intérêts sociaux en les référant à différentstypes de corps humains » (p. 55, souligné par les auteurs). Lesexpériences historiques des immigrés « européens blancs », affirment-ils, ont été et restent fondamentalement différentes de celles des« minorités raciales » (dans lesquelles ils incluent aussi bien lesLatinos et les Asian Americans que les African Americans et les NativeAmericans) ; le « paradigme de l’ethnicité » est applicable auxpremiers, mais non aux seconds – parce qu’il « néglige la race en soi »(p. 14-23). Cette distinction tranchée entre des groupes « ethniques »et des groupes « raciaux » ne tient pas compte du fait – à présent bienétabli dans la recherche historique – que la « blancheur » de beaucoupde groupes d’immigrés européens a été « accomplie » au terme d’une période initiale au cours de laquelle ils étaient souventcaractérisés comme non-Blancs, en termes raciaux ou semi-raciaux ;les auteurs oublient aussi ce qu’on pourrait appeler les processus de « déracialisation » dans certains groupes qu’ils considèrentfondamentalement comme des groupes « raciaux ». Sur les premiers,voir James R. Barrett et David Roediger, « Inbetween Peoples : Race,Nationality and the “ New Immigrant ” Working Class », Journal ofAmerican Ethnic History, 16, 1997, p. 3-44 ; sur les seconds, voir JoelPerlman et Roger Waldinger, « Second Generation Decline ? Childrenof Immigrants, Past and Present – a Reconsideration », InternationalMigration Review, 31/4, hiver 1997, p. 893-922, notamment p. 903 et suiv.

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et le message fondamentaliste ou essentialiste qui estnécessaire si l’on veut que les appels à l’« identité »aient un effet dans la pratique29. Mais la solution neréside pas non plus dans un constructivisme plusconséquent : en effet, on ne voit pas clairement pour-quoi ce qui est ordinairement décrit comme multiple,fragmenté et fluide devrait être conceptualisé commeune « identité ».

Les emplois du terme « identité »

Qu’entendent les universitaires lorsqu’ils parlent del’« identité »30 ? Quel travail conceptuel et explicatif ceterme est-il supposé accomplir ? Cela dépend ducontexte dans lequel il est employé et de la traditionthéorique à laquelle se rattache l’emploi en question.Le terme est grandement – ou plutôt, pour unconcept analytique, désespérément – ambigu. Maisun petit nombre d’emplois clés sont identifiables :1. Entendue comme un motif ou un fondement del’action sociale ou politique, l’« identité » est fré-quemment opposée à l’« intérêt » dans un effort pourmettre en lumière et conceptualiser les modes noninstrumentaux de l’action sociale et politique31. Avecun léger déplacement de l’accent analytique, on l’uti-lise pour souligner de quelle manière l’action – indi-viduelle ou collective – peut être gouvernée par des« autocompréhensions particularistes » plutôt que parun intérêt personnel supposé universel32. C’est là pro-bablement l’emploi le plus général du terme ; on lerencontre fréquemment combiné à d’autres emplois.Il implique que l’on conceptualise et explique l’ac-tion au moyen de trois oppositions, connexes mais

distinctes. La première oppose l’autocompréhensionet l’intérêt individuel (entendu dans un sens étroit)33.La deuxième oppose la particularité et l’universalité(supposée). La troisième oppose deux manières deconcevoir la localisation sociale. De nombreusesbranches (pas toutes) de la théorie identitaire consi-dèrent que l’action sociale et politique est fortementinformée par la position occupée dans l’espacesocial34. Elles rejoignent en cela de nombreusesbranches (pas toutes) de la théorie universaliste etinstrumentaliste. Cependant la « localisation sociale »ne renvoie pas à la même chose dans les deux cas.Pour la théorie identitarienne, elle renvoie à la posi-tion occupée dans un espace multidimensionneldéfini par des attributs catégoriels particularistes (larace, le groupe ethnique, le sexe, l’orientationsexuelle). Pour la théorie instrumentaliste, elle ren-voie à la position occupée au sein d’une structuresociale conçue comme universelle (par exemple, la posi-tion occupée dans le marché, dans la structure pro-fessionnelle ou dans le mode de production)35.2. Entendue comme un phénomène spécifiquementcollectif, l’« identité » dénote une similitude fondamen-tale et conséquente entre les membres d’un groupe oud’une catégorie. Celle-ci peut être entendue objective-ment (comme une similitude « en soi ») ou subjecti-vement (comme une similitude éprouvée, ressentie ou perçue). Cette similitude est censée se manifesterdans la solidarité, dans des inclinations ou uneconscience communes ou dans l’action collective. Cetemploi du terme se rencontre tout particulièrementdans la littérature sur les mouvements sociaux36, surla division des sexes37 et sur la race, l’appartenance

29 – Walter Benn Michaels a observé que les notions ouvertementculturalistes de l’identité culturelle, lorsqu’elles sont présentées – etelles le sont souvent dans la pratique, en lien avec la race, l’ethnicitéet la nationalité, notamment – comme des raisons de défendre ou devaloriser une série de croyances ou de pratiques ne peuvent éviter dese référer, sur un mode essentialiste, à ce que nous « sommes ». « Iln’existe pas de notions non essentialistes de l’identité […]. L’essen-tialisme n’est pas inhérent à la description de l’identité mais au projetde faire dériver les pratiques de l’identité – nous faisons ceci parceque nous sommes cela. Par suite, l’anti-essentialisme ne peut consisterà produire des notions d’identité plus sophistiquées (qui ne sont quedes essentialismes plus sophistiqués), mais implique que l’on cessed’expliquer ce que les gens font ou devraient faire en se référant à cequ’ils sont et/ou à la culture à laquelle ils appartiennent » (« Race intoCulture : A Critical Genealogy of Cultural Identity », K. A. Appiah etH. L. Gates [sous la dir. de], Identities, p. 61). On peut noter, audemeurant, l’élision cruciale qui est opérée à la fin du passage citéentre « font » et « devraient faire ». L’essentialisme réside moins, quoiqu’en dise Michaels, dans le « projet de faire dériver la pratique del’identité » (sous la forme d’une explication) que dans celui de« décrire » les pratiques sur la base d’une identité « assignée » : tu« devrais faire » ceci parce que tu « es » cela.30 – Pour une approche différente de cette question, voir James Fea-ron, « What is Identity (As We Now Use the Word) ? », art. cit.31 – Voir par exemple Jean L. Cohen, « Strategy or Identity : New

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Theoretical Paradigms and Contemporary Social Movements », SocialResearch, 52/4, hiver 1985, p. 663-716.32 – Margaret Somers, «The Narrative Constitution of Identity», art. cit.33 – Cette opposition est tributaire d’une conception étroite de « l’in-térêt », ramené à des intérêts censés pouvoir être directement dérivésde la structure sociale (voir par exemple ibid., p. 624). Si l’intérêt estconsidéré comme un intérêt culturellement ou discursivementconstitué, tributaire de l’« identification » discursive d’intérêts et(plus fondamentalement) d’unités porteuses d’intérêts, « constitué etreconstitué dans le temps et au-dessus du temps », comme les identi-tés narratives dans l’acception de Margaret Somers, alors l’oppositionperd beaucoup de sa force.34 – Certains courants de la théorie identitaire soulignent l’autono-mie relative de l’autocompréhension vis-à-vis de la position sociale.Cette tendance est surtout prégnante dans ce qui correspond au qua-trième et au cinquième des usages énumérés ci-dessus.35 – L’approche contemporaine de l’identité comme démarquée de lastructure sociale est étrangère à la plupart des configurations socialesprémodernes, dans lesquelles les identifications de soi et des autressont généralement considérées comme une conséquence directe de lastructure sociale. Voir par exemple Peter Berger, « On the Obsoles-cence of the Concept of Honor », p. 172-181, Revisions : ChangingPerspectives in Moral Philosophy, Stanley Hauerwas et Alasdair MacIn-tyre (sous la dir. de), Notre Dame, University of Notre Dame Press,1983.

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ethnique et le nationalisme38. Dans cet emploi, lafrontière entre l’« identité » comme catégorie d’analyseet l’« identité » comme catégorie pratique est souventbrouillée.3. Entendue comme un aspect central de l’« individua-lité » (particulière ou collective) ou comme une condi-tion fondamentale de l’être social, l’« identité » estinvoquée pour désigner quelque chose de supposé-ment profond, fondamental, constant ou fondateur . Ellese distingue d’aspects ou attributs du « moi » plussuperficiels, accidentels, passagers ou contingents etest entendue comme une chose à valoriser, cultiver,encourager, reconnaître et préserver39. Cet emploi estcaractéristique de certaines branches de la littératurepsychologique (ou psychologisante), particulièrementde celles qui ont été influencées par Erik Erikson40,mais on le rencontre également dans la littérature surles races, l’appartenance ethnique et le nationalisme.Ici aussi, les emplois pratiques et analytiques du terme« identité » sont souvent confondus.4. Entendue comme un produit de l’action sociale oupolitique, l’« identité » est invoquée pour souligner ledéveloppement progressif et interactif d’un certaintype d’autocompréhension collective, d’une solidaritéou d’un « sentiment de groupe » qui rend possiblel’action collective. Dans cet emploi, que l’on ren-contre dans certaines branches de la littérature du« nouveau mouvement social », l’« identité » est enten-due à la fois comme un « produit contingent » de l’ac-tion sociale ou politique et comme un motif ou unebase pour une action plus poussée41.5. Entendue comme le produit évanescent de discoursmultiples et concurrents, l’« identité » est invoquéepour souligner la nature instable, multiple, fluctuante etfragmentée du « moi » contemporain. Cet emploi serencontre tout particulièrement dans la littératureinfluencée par Michel Foucault, dans le poststructura-lisme et le postmodernisme42. On le rencontre égale-ment, sous une forme quelque peu différente,dépourvue des fioritures poststructuralistes, dans cer-taines branches de la littérature consacrée à l’apparte-nance ethnique – notamment dans les travaux « situa-tionnalistes » ou « contextualistes » sur l’appartenanceethnique43.On le voit, le terme « identité» est appelé à remplir ungrand nombre de fonctions. On l’emploie pour souli-gner les modes d’action non instrumentaux ; pour fixerl’attention sur l’autocompréhension plutôt que sur l’in-térêt individuel ; pour désigner la similitude entre lespersonnes ou la similitude à travers le temps ; pour sai-sir les aspects prétendument essentiels et fondamen-taux du «moi» ; pour nier que de tels aspects essentielset fondamentaux existent ; pour souligner le dévelop-pement progressif et interactif de la solidarité et de

l’autocompréhension collective ; et pour souligner lecaractère fragmentaire de l’expérience contemporainedu « moi », un « moi » constitué de l’assemblageinstable de tessons discursifs et « activé » de façoncontingente dans des contextes différents.Ces emplois ne sont pas seulement hétérogènes ; ilsindiquent chacun des directions profondément diffé-rentes. Bien entendu, il existe des affinités entre cer-tains d’entre eux, notamment entre le deuxième et letroisième, et entre le quatrième et le cinquième. Et lepremier emploi est suffisamment général pour êtrecompatible avec tous les autres. Mais il existe aussi defortes tensions. Le deuxième et le troisième emploissoulignent tous les deux une « similitude fondamen-tale » – similitude entre les personnes et similitude àtravers le temps – tandis que le quatrième et le cin-quième rejettent tous deux les notions de similitudefondamentale ou constante.L’« identité », par conséquent, supporte une chargethéorique polyvalente, voire contradictoire. Avons-nous réellement besoin d’un terme si lourdementchargé, si profondément ambigu ? La pression irrésis-tible de l’opinion académique suggère que oui44.Même les théoriciens les plus subtils, qui admettentpourtant sans difficulté la nature insaisissable et pro-blématique du terme d’« identité », affirment qu’on nesaurait s’en passer. Par suite, le débat critique autour

36 – Alberto Melucci, « The Process of Collective Identity », SocialMovements and Culture, Hank Johnston et Bert Klandermans (sous ladir. de), Minneapolis, University of Minnesota Press, 1995.37 – Beaucoup de travaux récents sur le gender ont critiqué comme« essentialiste » l’idée que les femmes présentent une similitude fon-damentale. Certaines tendances récentes associent cependant cettesimilitude à un « groupe » défini par l’« intersection » du gender etd’autres attributs catégoriels (race, ethnie, classe, orientationsexuelle). Voir par exemple Patricia Hill Collins, Black FeministThought : Knowledge, Consciousness and the Politics of Empowerment,Boston, Unwin Hyman, 1990.38 – Voir entre autres Harold R. Isaacs, Idols of the Tribe : Group Iden-tity and Political Change, New York, Harper and Row, 1975 ; WalterConnor, Ethnonationalism. The Quest for Understanding, Princeton,Princeton University Press, 1994, p. 195-209.39 – Pour une approche historique et philosophique sophistiquée,voir Charles Taylor, Sources of the Self : The Making of Modern Identity,Cambridge, Harvard University Press, 1989.40 – Pour un exposé essentiel d’Erik Erikson lui-même, voir Identity :Youth and Crisis, op. cit., p. 22.41 – Voir par exemple Craig Calhoun, « The Problem of Identity inCollective Action », art. cit. ; Alberto Melucci, « The Process of Col-lective Identity », art. cit. ; Roger Gould, Insurgent Identities : Class,Community and Protest in Paris from 1848 to the Commune, Chicago,University of Chicago Press, 1995.42 – Voir par exemple Stuart Hall, « Introduction : Who Needs “ Iden-tity ” ? » Questions of Cultural Identity, Stuart Hall et Paul du Gay (sousla dir. de), Londres, Sage, 1996.43 – Voir par exemple Richard Werbner, « Multiple Identities, PluralArenas », Richard Werbner et Terence Ranger (sous la dir. de), Postco-lonial Identities in Africa, Londres, Zed, 1996, p. 1-26.44 – Deux exceptions notables, quoique partielles, méritent d’êtrementionnées. Walter Benn Michaels a formulé une critique brillanteet provocatrice du concept d’« identité culturelle » dans son texte

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de l’« identité » n’a pas eu pour objet de se débarrasserdu terme, mais, bien au contraire, de le sauver en lereformulant de manière à l’immuniser contre cer-taines objections, en particulier contre l’accusationtant redoutée d’« essentialisme ». C’est ainsi que StuartHall définit l’« identité » comme « une idée que l’on nepeut plus penser à la manière ancienne, mais sanslaquelle certaines questions essentielles ne peuventpas être pensées du tout »45. La nature de ces ques-tions essentielles et les raisons pour lesquelles on nepeut les traiter sans le concept d’« identité » demeu-rent obscures dans l’argumentation sophistiquée, maisabstruse de Hall46. Les propos de ce dernier font échoà une formule antérieure de Claude Lévi-Strauss, quidéfinissait l’identité comme « une sorte de foyer vir-tuel auquel on doit se référer pour expliquer certaineschoses, mais qui n’a pas d’existence réelle »47.Lawrence Grossberg, dont le travail porte sur les rela-tions de plus en plus étroites entre les cultural studieset la « théorie et la politique identitaires », n’en assurepas moins à plusieurs reprises qu’il n’entend « pasrejeter le concept d’identité ou son importance poli-tique dans certaines luttes » et que son « projet n’estpas d’éviter le discours identitaire, mais de le relocali-ser, de le réarticuler »48. Alberto Menucci, une desfigures de proue de l’analyse des mouvements sociauxaxée sur les questions d’identité, admet que « le motidentité… est sémantiquement inséparable de l’idée depermanence » et qu’il est « peut-être, pour cette raisonmême, mal adapté à l’analyse processuelle pourlaquelle [il] plaide »49. Mal adapté ou non, le conceptd’« identité » n’en occupe pas moins une place cen-trale dans l’ouvrage de Melucci.Nous ne croyons pas que le terme « identité » soitindispensable. Nous esquissons plus loin une liste determes analytiques alternatifs qui, tout en remplissantles fonctions conceptuelles nécessaires, évitent defaire naître les mêmes confusions. Pour l’instant,disons simplement que si l’on veut soutenir que lesautocompréhensions particularistes informent l’actionsociale et politique d’une manière non instrumentale,on peut se contenter d’une telle formulation. Si l’onveut déterminer le processus qui conduit les per-sonnes qui ont en commun certains attributs catégo-riels à partager une même définition de leurs difficul-tés, une même compréhension de leurs intérêts et unemême volonté d’entreprendre une action collective, ilvaut mieux le faire d’une manière qui mette enlumière les relations contingentes et variables quiexistent entre les simples catégories de personnes etles groupes soudés, solidaires. Si l’on veut examinerla signification et l’importance que les gens donnent àdes constructions telles que la « race », le « groupeethnique » et la « nationalité », on doit commencer par

se frayer un chemin à travers des fourrés conceptuels,et l’on voit mal quel intérêt il y a à agréger ces der-niers sous la rubrique nivelante de l’identité. Enfin,s’il s’agit de traduire le sens moderne et tardif d’un« moi » qui se construit et se reconstruit perpétuelle-ment à partir d’une variété de discours différents – etdemeure fragile, fluctuant et fragmenté –, le mot« identité » n’est visiblement pas le mieux à mêmed’exprimer la signification recherchée.

Acceptions « fortes » et acceptions « faibles »du terme « identité »

Nous avons laissé entendre, au début de cet article,que l’« identité » tendait à signifier ou bien trop oubien trop peu. Nous pouvons à présent revenir sur cepoint. Notre inventaire des emplois du terme « iden-tité » a révélé non seulement une grande hétérogé-néité, mais aussi une forte opposition entre des posi-

« Race into Culture ». Mais cet essai se concentre moins sur les usagesanalytiques de la notion d’« identité » que sur la difficulté à spécifierce qui fait que « notre » culture ou « notre » passé sont considéréscomme étant « à nous » – lorsque l’on ne fait pas référence à sespratiques culturelles « véritables » ou à son « véritable » passépersonnel, mais à la culture ou au passé d’un groupe putatif – sansfaire appel implicitement à la notion de « race ». Il conclut que « notresens de la culture est censé, de façon caractéristique, évincer la race,mais… la culture s’est avérée être un moyen de perpétuer la penséeraciale plutôt que de la congédier. C’est seulement en en appelant à larace que… l’on peut concevoir des notions comme la perte de notreculture, sa préservation… [ou] la restitution de sa culture à unpeuple… de son pathos » (p. 61-62). Richard Handler soutient que« nous devrions nous méfier de l’identité comme nous avons appris ànous méfier de la culture, de la tradition, de la nation, du groupeethnique » (p. 27), mais sa critique en reste là. Sa thèse principale –que la saillance de l’« identité » dans la société occidentale, etparticulièrement dans la société américaine, « ne signifie pas que leconcept puisse être appliqué sans réfléchir à d’autres régions etd’autres époques » (p. 27) – est à coup sûr vraie, mais elle impliqueque le concept peut être appliqué avec profit dans le cadre del’Occident contemporain, idée que d’autres passages du même articleet que son propre travail sur le nationalisme québécois tendent àmettre en doute. Voir « Is “ Identity ” a Useful Cross-CulturalConcept ? », John Gillis (sous la dir. de), Commemorations : The Politicsof National Identity, Princeton, Princeton University Press, 1994 ; lescitations sont tirées de la page 27. Voir aussi Richard Handler,Nationalism and the Politics of Culture in Quebec, Madison,University of Wisconsin Press, 1988.45 – Stuart Hall, « Who Needs “ Identity ” ? », op. cit., p. 2.46 – « J’utilise le terme identité pour désigner le point de jonction, lepoint de suture, entre d’un côté les discours et les pratiques qui ten-tent de nous interpeller, de nous parler pour nous rappeler à notreplace de sujets sociaux de discours particuliers, et, de l’autre côté,les processus producteurs de subjectivité, qui nous construisent entant que sujets pouvant être parlés. Les identités sont ainsi les pointsd’attachement temporaire aux positions de sujets que les pratiquesdiscursives construisent pour nous » (ibid., p. 5-6).47 – Claude Lévi-Strauss (sous la dir. de), L’Identité, op. cit., conclu-sion de Lévi-Strauss, p. 332.48 – Lawrence Grossberg, « Identity and Cultural Studies : Is That AllThere Is », Stuart Hall et Paul du Gay (sous la dir. de), Questions ofCultural Identity, op. cit., p. 87-88.49 – Alberto Melucci, « The Process of Collective Identity », art. cit.,p. 46.

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tions qui veulent mettre en lumière l’existence d’unesimilitude fondamentale ou permanente et d’autresqui rejettent expressément la notion d’une similitudefondamentale. Les premières peuvent être désignéescomme des conceptions fortes ou « dures » de l’iden-tité, les secondes comme des conceptions faibles ou« molles ».Les conceptions fortes de l’« identité » conservent lasignification courante du terme – l’insistance sur lasimilitude à travers le temps ou entre les personnes.Et elles s’accordent bien avec la manière dont le termeest employé dans la plupart des formes de politiqueidentitaire. Or, précisément parce qu’elles adoptent àdes fins analytiques une catégorie de l’expériencequotidienne et de la pratique politique, elles impli-quent toute une série de présupposés profondémentproblématiques :1. L’identité est quelque chose que tout le monde a,ou devrait avoir, ou recherche.2. L’identité est quelque chose que tous les groupes(en tout cas les groupes d’un certain type – parexemple, ethniques, raciaux ou nationaux) ont oudevraient avoir.3. L’identité est quelque chose que les gens (et lesgroupes) peuvent avoir sans en être conscients. Danscette perspective, l’identité est une chose à découvriret au sujet de laquelle on peut se tromper. La concep-tion forte de l’identité reproduit ainsi l’épistémologiemarxienne de la classe.4. La conception forte de l’identité collectiveimplique une conception forte des liens qui relientles membres d’un groupe entre eux et de l’homogé-néité du groupe. Elle implique l’existence d’un hautdegré de « groupalité », d’une « identité » ou d’unesimilitude entre les membres du groupe, en mêmetemps que d’une distinction nette à l’égard des non-membres et d’une frontière clairement marquée entrel’intérieur et l’extérieur50.Étant donné les nombreuses et puissantes contesta-tions que suscitent les conceptions substantialistes dugroupe et les conceptions essentialistes de l’identité, onpourrait penser que nous avons dépeint ici un «épou-vantail ». Les conceptions fortes de l’« identité » n’encontinuent pas moins d’informer d’importantesbranches de la littérature sur les sexes, la race, l’appartenance ethnique et le nationalisme51.Les conceptions faibles de l’« identité », à l’inverse,rompent délibérément avec la signification courantedu terme. Ce sont de telles conceptions, faibles ou« molles », qui ont fait florès dans les débats théo-riques sur l’« identité » de ces dernières années, lesthéoriciens étant devenus de plus en plus conscientsdes implications fortes, ou « dures », que comporte lasignification courante du mot « identité », et ne les

assumant plus. Cependant, ce nouveau « sens com-mun » théorique ne va pas sans poser lui aussiquelques difficultés. En voici trois :1. La première est ce que nous appelons le « clichéconstructiviste ». Les conceptions faibles ou molles del’identité sont couramment accompagnées de qualifi-catifs indiquant que l’identité est multiple, instable,fluente, contingente, fragmentée, construite, négociée,etc. Ces qualificatifs sont devenus si familiers – pourne pas dire obligatoires – ces dernières années queleur lecture (et leur écriture) relève pratiquement del’automatisme. Ils risquent fort de devenir de simplessimulacres, des sémaphores signalant une positionplutôt que des mots porteurs d’une signification.2. On voit mal en quoi ces conceptions faibles del’« identité » sont encore des conceptions de l’identité.Le sens courant d’« identité » évoque fortement aumoins l’idée d’une sorte de « similitude » à travers letemps, d’une persistance, de quelque chose quidemeure identique, semblable, tandis que d’autreschoses changent. À quoi bon utiliser le termed’« identité » si cette signification fondamentale estexpressément rejetée ?3. C’est là le plus important, les conceptions faiblesde l’identité pourraient bien être « trop » faibles pourremplir une fonction théorique utile. Dans leurvolonté de laver le terme de ses connotations« dures », honteuses sur le plan théorique, dans leurinsistance à dire que les identités sont multiples, mal-léables, fluides, etc., les partisans d’une conception« douce » de l’« identité » nous livrent un terme siindéfiniment élastique qu’il en devient inapte àaccomplir un travail analytique sérieux.Nous ne prétendons pas que les interprétations forteset faibles exposées ci-dessus suffisent à elles seules àépuiser l’ensemble des significations et des emploispossibles du terme « identité ». Nous ne prétendonspas non plus nier l’intérêt et l’importance du travailaccompli par les théoriciens constructivistes qui ontrecours à des conceptions « douces » de l’identité.Nous soutenons, toutefois, que ce qui fait l’intérêt etl’importance de ce travail repose rarement sur l’em-ploi de l’« identité » comme catégorie analytique.

50 – C’est ici que le brouillage entre catégories d’analyse et catégoriesde pratique est particulièrement frappant. Comme Richard Handlerl’a souligné, les conceptions académiques de la « nation » et del’« identité nationale » ont tendu à reproduire les traits fondamentauxde l’idéologie nationaliste, notamment la conception axiomatique dela fermeture et de l’homogénéité des « nations » putatives (Nationa-lism and the Politics of Culture in Quebec, op. cit.). La même remarquepourrait être faite à propos de la « race » ou du « groupe ethnique ».51 – Voir, entre autres, H. R. Isaacs, Idols of the Tribe ; W. Connor,« Beyond Reason : The Nature of the Ethnonational Bond », Ethnona-tionalism, op. cit.

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En d’autres termes

Quels autres termes seraient susceptibles de prendrela place de l’« identité » et de remplir la fonction théo-rique que l’« identité » est censée exercer, sans induirece type de confusion et de connotations contradic-toires ? Étant donné le large éventail et la grande hété-rogénéité des fonctions remplies par l’« identité », ilserait inutile de chercher à lui substituer un termeunique, car un tel terme serait aussi surchargé quel’« identité » elle-même. Notre approche a plutôtconstitué à démêler le nœud inextricable des signifi-cations qui se sont accumulées autour du termed’« identité » et à répartir le travail conceptuel effec-tué par le terme entre un certain nombre de motsmoins « chargés ». Nous proposons ici trois groupesterminologiques.

Identification et catégorisationEn tant que terme impliquant un processus et uneactivité, le mot « identification » paraît dépourvu desconnotations réifiantes du terme « identité »52. Ilnous invite à spécifier quels sont les agents qui pro-cèdent à l’identification. Et il ne présuppose pasqu’une telle identification (même si elle est effectuéepar des agents revêtus d’un certain pouvoir, tels quel’État) aura pour conséquence nécessaire la similitudeinterne, la distinction, la « groupalité » soudée que lesleaders politiques cherchent à créer. L’identification– de soi-même et des autres – est intrinsèque à la viesociale ; l’« identité », dans son acception forte, nel’est pas.On peut être appelé à s’identifier soi-même – à secaractériser, à se localiser vis-à-vis d’autres personnesconnues, à se situer dans un récit, à se ranger dansune catégorie – dans un certain nombre de contextesdifférents. Dans les configurations modernes, qui mul-tiplient les interactions avec des personnes inconnues,de telles occasions d’identification sont particulière-ment nombreuses. Elles se présentent dans un trèsgrand nombre de situations de la vie quotidienne aussibien que dans des contextes plus formels et officiels.La manière dont une personne s’identifie – et dont elleest identifiée par d’autres – est sujette à de nom-breuses variations en fonction du contexte ; l’auto-identification et l’identification de l’autre sont fonda-mentalement des actes situationnels et contextuels.Une distinction fondamentale doit être faite entre lesmodes d’identification relationnels et catégoriels. Onpeut s’identifier (ou identifier une autre personne) enfonction de sa position dans un réseau relationnel (unréseau de parenté, par exemple, ou un réseau d’ami-tiés, des liens patron-client ou des relations profes-seur-élève). D’un autre côté, on peut s’identifier (ou

identifier une autre personne) en fonction de sonappartenance à une classe de personnes partageant unattribut catégoriel (comme la race, l’appartenance eth-nique, la langue, la nationalité, la citoyenneté, le sexe,l’orientation sexuelle, etc.). Craig Calhoun a soutenuque, alors que les modes d’identification relationnelsdemeurent aujourd’hui encore importants dans denombreux contextes, l’identification catégorielle aacquis une importance encore plus grande dans lesconfigurations modernes53.Une autre distinction fondamentale doit être faiteentre l’auto-identification, et l’identification et la caté-gorisation de soi par autrui54. L’auto-identification sesitue dans une interaction dialectique avec l’identifi-cation externe, et l’une et l’autre ne doivent pasnécessairement se rejoindre55. L’identification externeest elle-même un processus varié. Dans le flux et lereflux ordinaires de la vie sociale, les gens identifientet catégorisent d’autres gens, de la même manièrequ’ils s’identifient et se catégorisent eux-mêmes. Maisil existe aussi un autre type fondamental d’identifica-tion externe qui ne trouve pas de contrepartie dans ledomaine de l’auto-identification : il s’agit des systèmesde catégorisation formalisés, codifiés et objectivisés,développés par les institutions détentrices de l’auto-rité et du pouvoir.Dans ce dernier sens, l’État moderne a été l’un desagents d’identification et de catégorisation les plusimportants. Pour les prolongements culturalistes de lasociologie wébérienne de l’État, notamment ceux quisont influencés par Pierre Bourdieu et Michel Fou-cault, l’État détient le monopole, ou cherche à détenirle monopole, non seulement de la violence physiquelégitime, mais aussi de la violence symbolique légi-time, pour reprendre les termes de Bourdieu. Celle-cicomprend le pouvoir de nommer, d’identifier, de

52 – Sur les mérites du terme « identification », voir Stuart Hall,« Who Needs “ Identity ” ? », op. cit. Bien que la conception del’« identification » de Hall soit une conception foucaldienne/postfreu-dienne, s’appuyant sur le « répertoire discursif et psychanalytique »,et diffère considérablement de celle que nous proposons ici, il lanceun utile avertissement en rappelant que l’identification est, « quoiquepréférable, presque aussi fourbe que l’identité elle-même » et qu’elle« ne nous garantit certainement pas contre les difficultés concep-tuelles dont la seconde est assaillie » (p. 2). Voir aussi Andreas Glae-ser, « Divided in Unity : The Hermeneutics of Self and Other in thePostunification Berlin Police » (Ph.D. Dissertation, Harvard Univer-sity, 1997), spécialement chap.I.53 – Craig Calhoun, Nationalism, Minneapolis, University of Minne-sota Press, 1997, p. 36 et suiv.54 – Pour une perspective anthropologique, prolongeant utilement lemodèle barthien, voir Richard Jenkins, « Rethinking Ethnicity ; Iden-tity, Categorization and Power », Ethnic and Racial Studies, 17/2,avril 1994, p. 197-223, et R. Jenkins, Social Identity, Londres-NewYork, Routledge, 1996.55 – Peter Berger, « Modern Identity… », op. cit., p. 163-164, fait uneremarque similaire, parlant de son côté d’une dialectique – et d’unconflit possible – entre identité subjective et identité objective.

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catégoriser et d’énoncer quoi est quoi et qui est qui.Toute une littérature sociologique et historique por-tant sur ce type de sujets est en train d’éclore. Cer-tains chercheurs ont considéré la question de l’identi-fication de manière tout à fait littérale : en tantqu’apposition de marqueurs définitifs sur un indi-vidu, par l’intermédiaire du passeport, des empreintesdigitales, de la photographie et de la signature, etaccumulation de documents d’identification de cetype dans les répertoires de l’État. Déterminer quand,pourquoi et dans quelles limites de tels systèmes sesont développés, c’est là un problème qui est loind’être simple56. D’autres universitaires soulignent lesefforts que fait l’État moderne pour insérer ses sujetsdans une grille classificatoire : pour identifier et caté-goriser les gens en fonction du sexe, de la religion, del’accès à la propriété, de l’appartenance ethnique, dudegré d’alphabétisation, de la criminalité ou de lasanté mentale. Les recensements répartissent les gensentre ces catégories, et les institutions – des écolesaux prisons – classent les individus en fonction decelles-ci. Pour les foucaldiens, en particulier, cesmodes individualisants et totalisants d’identificationet de classification sont au cœur de ce qui définit la« gouvernementalité » dans un État moderne57.L’État est ainsi un « identifieur » puissant, non parcequ’il serait capable de créer des « identités » au sensfort du terme – en général, il en est incapable –, maisparce qu’il dispose des ressources matérielles et sym-boliques qui lui permettent d’imposer les catégories,les schémas classificatoires et les modes de comptageet de comptabilité sociale avec lesquels les fonction-naires, juges, professeurs et médecins doivent tra-vailler et auxquels les acteurs non étatiques doiventse référer58. Toutefois l’État n’est pas le seul « identi-fieur » important. Comme Charles Tilly l’a montré, lacatégorisation remplit une « fonction organisation-nelle » cruciale dans tous les types de contexte social :familles, entreprises, écoles, mouvements sociaux etadministrations de toutes sortes59. Même l’État le pluspuissant n’a pas le monopole de la production et de ladiffusion des identifications et des catégories ; et cellesqu’il produit sont susceptibles d’être contestées. Lalittérature portant sur les mouvements sociaux – les« anciens » comme les « nouveaux » – fournit destémoignages abondants sur la manière dont les lea-ders de ces mouvements contestent les identificationsofficielles et leur en substituent d’autres60. Elle sou-ligne les efforts que font ces leaders pour amener lesmembres de communautés putatives à s’identifierd’une certaine manière, à se considérer – pour un cer-tain type d’objectifs – comme « identiques » entre eux,à s’identifier affectivement aussi bien que cognitive-ment les uns avec les autres61.

La littérature sur les mouvements sociaux a accompliun travail précieux en mettant l’accent sur les proces-sus interactifs et les médiations discursives grâce aux-quels les solidarités et les autocompréhensions collec-tives se développent. Lorsqu’elle passe de l’étude dutravail d’identification – les efforts fournis pourconstruire une autocompréhension collective – à l’af-firmation que l’« identité » serait le résultat nécessairede ces efforts, elle peut cependant susciter desréserves. Rien n’empêche, quand on considère lesmodes d’identification propres à l’autorité et à l’insti-tution en même temps que les modes alternatifs misen œuvre dans les pratiques de la vie quotidienne etles projets des mouvements sociaux, de faire valoir ledur travail et les longues luttes pour l’identificationtout en soulignant le caractère incertain des résultatsde telles luttes. En revanche, si l’on présume systéma-tiquement que le résultat de ces luttes est une « iden-tité » – malgré tout provisoire, fragmentaire, multiple,contestée et fluide –, on perd la possibilité de fairedes distinctions essentielles.Le terme « identification », comme nous l’avons notéplus haut, appelle une spécification des agents procé-dant à l’identification. Toutefois, l’identification ne« nécessite » pas un « identifieur » spécifiable ; ellepeut s’insinuer et exercer son influence sans êtreaccomplie par des personnes ou des institutions

56 – Gérard Noiriel, La Tyrannie du national, Paris, Calmann-Lévy,1991, p. 155-180 ; id., « L’identification des citoyens : Naissance del’état civil républicain », Genèses, 13, 1993, p. 3-28 ; id., « Surveillerdes déplacements ou identifier les personnes ? Contribution à l’his-toire du passeport en France de la Première à la Troisième Répu-blique », Genèses, 30, 1998, p. 77-100 ; Béatrice Fraenkel, La Signa-ture : genèse d’un signe, Paris, Gallimard, 1992. Plusieurs chercheurs,parmi lesquels Jane Caplan, historienne au Bryn Mawr College, etJohn Torpey, sociologue à l’université de Californie, Irvine, sontactuellement engagés dans des projets sur les passeports et autresdocuments servant à l’identification.57 – Michel Foucault, « Governmentality », Graham Burchell et al.(sous la dir. de), The Foucault Effect : Studies in Governmentality, Chi-cago, University of Chicago Press, 1991, p. 87-104. Des conceptionssimilaires ont été appliquées aux sociétés coloniales, particulièrementen ce qui concerne la manière dont les schèmes de classification et dedénombrement des colonisateurs informent et, de fait, constituent lesphénomènes (tels que la « tribu » ou la « caste » en Inde) qu’ils classi-fient. Voir, en particulier, Bernard Cohn, Colonialism and Its Forms ofKnowledge : The British in India, Princeton, Princeton University Press,1996.58 – Sur les dilemmes, les difficultés et les ironies qu’implique « l’ad-ministration de l’identité », l’assignation autoritaire de chacun à unecatégorie dans l’application de la race-conscious law, voir ChristopherA. Ford, « Administering Identity : The Determination of « Race » inRace-Conscious Law », California Law Review, 82, 1994, p. 1231-1285.59 – Charles Tilly, Durable Inequality, Berkeley, University of Califor-nia Press, 1998.60 – Melissa Nobles, « “ Responding with Good Sense ” : The Politicsof Race and Censuses in Contemporary Brazil », Ph.D. Dissertation,Yale University, 1995.61 – Voir, entre autres, Alberto Melucci, « The Process of CollectiveIdentity », art. cit. ; Martin, « The Choices of Identity ».

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déterminées et spécifiques. Elle peut s’opérer demanière plus ou moins anonyme par l’intermédiairede discours ou de récits publics62. On pourrait, dansune analyse détaillée de ces types de discours ourécits, se concentrer sur leurs « instantiations » (leursoccurrences) dans les énoncés discursifs ou narratifsparticuliers ; il se peut toutefois que leur force reposemoins sur des instantiations particulières que sur lamanière anonyme et inaperçue dont ils pénètrent nosmanières de penser, de parler et de comprendre lemonde social.Il y a encore une signification possible du terme« identification », à laquelle nous avons fait briève-ment allusion plus haut et qui est largement indépen-dante des significations cognitives, caractérisantes etclassificatoires évoquées jusqu’ici. Il s’agit de sa signi-fication psychodynamique, héritée de Freud63. Alorsque les significations classificatoires impliquent quel’on s’identifie (ou que l’on identifie quelqu’und’autre) en tant que personne correspondant à unecertaine description ou appartenant à une certainecatégorie, le sens psychodynamique implique que l’ons’identifie affectivement avec une autre personne,catégorie ou collectivité. Ici encore, l’« identification »appelle l’attention sur des processus complexes (etsouvent ambivalents), alors que le mot « identité »,qui désigne un état plutôt qu’un processus, supposeune correspondance trop simple entre l’individuel etle social.

Autocompréhension et localisation sociale« Identification » et « catégorisation » sont des termesimpliquant une activité et un processus, qui dériventde verbes et évoquent des actes particuliers d’identifi-cation et de catégorisation accomplis par des « identi-fieurs » et des « catégoriseurs » particuliers. Mais nousavons besoin d’autres types de mots pour réaliser letravail conceptuel varié que réalise le terme« identité ». Rappelons que l’un des emplois princi-paux du terme « identité » consiste à conceptualiser etexpliquer l’action d’une manière non instrumentale,non mécanique. Dans ce sens-là, le mot laisse suppo-ser qu’il existe des manières de mener une actionindividuelle et collective gouvernées par des compré-hensions particularistes du « moi » et de sa loca-lisation sociale plutôt que par des intérêts supposésuniversels et structurellement déterminés. « Autocom-préhension » est donc le deuxième terme que nousproposerions de substituer à « identité ». Il s’agit d’unterme « dispositionnel » qui désigne ce que l’on pour-rait appeler une « subjectivité située » : la conceptionque l’on a de qui l’on est, de sa localisation dans l’es-pace social et de la manière (en fonction des deuxpremières) dont on est préparé à l’action. En tant que

terme « dispositionnel », il se rattache au domaine dece que Pierre Bourdieu a appelé le « sens pratique »,la représentation – à la fois cognitive et affective – queles gens ont d’eux-mêmes et du monde social danslequel ils évoluent64.Le mot « autocompréhension », il est important de lesouligner, n’implique pas une conception du moicomme entité homogène, limitée et unitaire, propreau monde moderne ou occidental. La perceptionqu’on a de soi peut prendre de nombreuses formes.Les processus sociaux par lesquels les personnes secomprennent et se localisent peuvent dans certainscas nécessiter le divan du psychanalyste et, dansd’autres, la participation à des cultes de possessionspirituelle65. Selon les configurations, la compréhen-sion et l’expérience que les gens auront d’eux-mêmespasseront soit par une grille de catégories intersec-tées, soit par un réseau de connections de proximitéet d’intensité différentielles. D’où la nécessité deconsidérer l’autocompréhension et la localisationsociale en relation l’une avec l’autre, et de soulignerque le « moi » limité et le groupe fermé sont des spéci-ficités culturelles plutôt que des formes universelles.Comme le terme « identification », « autocompréhen-sion » est dépourvu des connotations réifiantesd’« identité ». Toutefois, il ne s’applique pas exclusive-ment aux situations de flux et d’instabilité. Les auto-compréhensions peuvent varier avec le temps et lespersonnes, mais elles peuvent également être stables.Sur un plan sémantique, l’« identité » implique unesimilitude dans le temps ou entre les personnes ; c’estpourquoi il est maladroit de continuer à parlerd’« identité » si l’on rejette la notion de similitude quele terme implique. Le mot « autocompréhension », lui,n’entretient pas plus de relations sémantiques privilé-

62 – Stuart Hall, « Introduction : Who Needs “ Identity ? ”», op. cit. ;Margaret Somers, « The Narrative Constitution of Identity », art cit.63 – Voir Stuart Hall, « Introduction », op. cit., p. 2 et suiv. et AlanFinlayson, « Psychology, Psychoanalysis and Theories ofNationalism », Nations and Nationalism, 4/2, 1998, p. 157 et suiv.64 – Pierre Bourdieu, Le Sens pratique, Paris, Minuit, 1980, p. 135-165 (« La logique de la pratique »).65 – Une vaste littérature anthropologique consacrée, entre autres, àla société africaine décrit des cultes de guérison, des cultes de pos-session spirituelle, des mouvements d’éradication de la sorcellerie etautres phénomènes collectifs qui contribuent à la constitution deformes particulières d’autocompréhension, de manières particulièrespour les individus de se situer socialement. Voir les études classiquesde Victor Turner, Schism and Continuity in an African Society : A Studyof Ndembu Village Life, Manchester, Manchester University Press,1957, et I. M. Lewis, Ecstatic Religion : An Anthropological Study of Spi-rit Possession and Shamanism, Harmondsworth, UK, Penguin, 1971, etles ouvrages plus récents de Paul Stoller, Fusion of the Worlds : An Eth-nography of Possession among the Songhay of Niger, Chicago, Univer-sity of Chicago Press, 1989, et Janice Boddy, Wombs and Alien Spirits :Women, Men and The Zar Cult in Northern Sudan, Madison, Universityof Wisconsin Press, 1989.

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giées avec la notion de similitude qu’avec celle de dif-férence.Deux termes lui sont étroitement apparentés : l’« auto-représentation » et l’« auto-identification ». Commenous avons déjà discuté de l’« identification » plushaut, nous nous contenterons de remarquer que, bienque la différence entre ces termes demeure ténue, les« autocompréhensions » peuvent être tacites ; mêmelorsqu’elles sont constituées, comme c’est le cas d’ordinaire, dans et par les discours dominants, ellesgardent la possibilité d’exister et d’informer l’actionsans être elles-mêmes articulées discursivement.L’« autoreprésentation » et l’« auto-identification », enrevanche, suggèrent au moins un certain degré d’arti-culation discursive symbolique.L’« autocompréhension » ne peut pas, bien entendu,accomplir tout le travail conceptuel qu’accomplitl’« identité ». Nous notons ici trois limitations duterme. D’abord, il s’agit d’un terme subjectif, autoréfé-rentiel. En tant que tel, il renvoie à la compréhensionque chacun a de soi-même. Il ne peut exprimer lacompréhension des autres, même si les catégorisa-tions, identifications et représentations externes peu-vent jouer un rôle décisif dans la manière dont quel-qu’un est considéré et traité par les autres, autrementdit, dans la formation de sa propre compréhension desoi. À la limite, certaines catégorisations externesextrêmement contraignantes peuvent l’emporter surles autocompréhensions66.Deuxièmement, le substantif « autocompréhension »pourrait donner l’impression de privilégier laconscience cognitive. Il pourrait donc sembler ne pasrendre compte – ou, en tout cas, ne pas les mettresuffisamment en valeur – des processus affectifs oucathectiques que suggèrent certains emplois d’« iden-tité ». L’« autocompréhension » cependant n’est jamaispurement cognitive ; elle a toujours une teinte ou unecharge affective, et le terme peut certainement assu-mer cette dimension affective. Toutefois, il est vraique la dynamique émotive est mieux rendue par leterme « identification » (dans son sens psychodyna-mique).Enfin, en tant que terme soulignant la subjectivitésituationnelle, « autocompréhension » ne rend pascompte de l’objectivité revendiquée par les compré-hensions fortes de l’identité. Les conceptions fortes,objectivistes, de l’identité permettent de distinguer la« véritable » identité (définie comme profonde, per-manente et objective) de la « pure » autocompréhen-sion (superficielle, fluctuante et subjective). Si l’iden-tité est une chose que l’on doit découvrir, et surlaquelle on est susceptible de se tromper, alors, l’auto-compréhension momentanée de quelqu’un peut nepas correspondre à son identité permanente, sous-

jacente. Quelque problématiques que soient, sur leplan analytique, ces notions de profondeur, de per-manence et d’objectivité, elles donnent au moins uneraison d’employer le langage de l’identité plutôt quecelui de l’autocompréhension.Les conceptions faibles de l’identité ne font rien detel. La littérature constructiviste permet de voir claire-ment pourquoi les compréhensions faibles de l’iden-tité sont faibles, mais non pourquoi elles sont desconceptions de l’identité. Cette littérature met l’accentet s’attarde sur les divers prédicats « mous » de l’iden-tité – son caractère construit, sa contingence, soninstabilité, sa multiplicité, sa fluidité –, tandis que ceà quoi ces prédicats sont appliqués – l’identité elle-même – est considéré comme allant de soi et fait rare-ment l’objet d’une explication. Lorsque l’identité elle-même est élucidée, elle est souvent représentéecomme quelque chose – une perception de « qui l’onest »67, une conception de soi68 – qui peut être rame-née directement à l’expression d’« autocompréhen-sion ». Ce terme n’a pas l’allure, le chic ni les préten-tions théoriques du mot « identité », mais cela devraitêtre mis à son actif plutôt qu’à son passif.

« Communalité », « connexité » et « groupalité »Une forme spécifique d’autocompréhension chargéeaffectivement que l’on désigne souvent par « identité »– en particulier dans les études sur la race, la religion,l’appartenance ethnique, le nationalisme, les sexes, lasexualité, les mouvements sociaux et autres phéno-mènes conceptualisés comme impliquant des identi-tés collectives – mérite un traitement à part. Il s’agit dusentiment d’appartenir à un groupe spécifique etlimité, impliquant à la fois que l’on éprouve une soli-darité et un accord total avec les compagnons qui font partie du groupe et que l’on se sent différent,voire que l’on nourrit une antipathie à l’égard des per-sonnes extérieures.Le problème, c’est que le terme « identité » estemployé pour désigner à la fois ce type d’autocompré-hension groupale, exclusive et affectivement chargéeet des formes d’autocompréhension beaucoup pluslâches et ouvertes, qui impliquent un certain senti-ment d’affinité ou d’affiliation, de communauté ou de

66 – Pour un exemple poignant, voir la description que fait SlavenkaDrakulic du sentiment d’être « écrasé par la nationalité » provoquépar la guerre en ex-Yougoslavie, dans Balkan Express : Fragments fromthe Other Side of the War, trad. de Maja Soljan, New York, W.W. Nor-ton, 1993, p. 50-52.67 – Voir, entre autres, Peter Berger, « Modern Identity… », art. cit.,p. 162.68 – Voir, par exemple, Craig Calhoun caractérisant l’« identité ordi-naire » dans « The Problem of Identity in Collective Action », art. cit.,p. 68.

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lien avec d’autres personnes particulières, mais sontdépourvues du sentiment d’accord total éprouvé àl’égard d’un « autre » constitutif69. Ces deux typesd’autocompréhension (sentiment d’appartenanceexclusive à un groupe fermé ou sentiment plus lâched’affinité) – ainsi que les formes intermédiaires entreces deux pôles – sont importants au même titre, maisinforment l’expérience personnelle et conditionnentl’action sociale et politique de manière nettement dis-tincte.Plutôt que de mélanger toutes les formes d’autocom-préhension à fondement racial, religieux, ethnique,etc. dans la grande marmite conceptuelle de l’« iden-tité », nous ferions mieux d’employer un langage ana-lytique plus différencié. Des termes comme « commu-nalité » (commonality), « connexité » (connectedness) et« groupalité » (groupness) pourraient être utilementsubstitués ici au couteau suisse de l’« identité ». C’estle troisième groupe terminologique que nous propo-sons. « Communalité » dénote le partage d’un attributcommun, « connexité » les attaches relationnelles quilient les gens entre eux. Ni la communalité ni laconnexité prises séparément ne suffisent à engendrerla « groupalité » – ce sentiment d’appartenir à ungroupe particulier, limité, solidaire. Mais la conjugai-son de la communalité avec la connexité est, de fait,susceptible de le faire. C’est là l’idée qu’a avancéeCharles Tilly il y a quelque temps, en s’appuyant surle concept de « catnet » (category-network = catégorieréseau NdT), créé par Harrison White, qui désigne unensemble de personnes formant à la fois une « catégo-rie », du fait que ces personnes ont en commun cer-tains attributs, et un « réseau »70. Tilly suggère que lagroupalité est le résultat de la conjugaison de la « cat-ness » et de la « netness » – de la communalité catégo-rielle et de la connexité relationnelle. L’idée est sug-gestive, mais nous voudrions lui apporter deuxrectifications.D’abord, il convient d’ajouter à la communalité caté-gorielle et à la connexité relationnelle un troisièmeélément, ce que Max Weber appelle un Zusammen-gehörigkeitsgefühl, un sentiment d’appartenance com-mune. De fait, un tel sentiment peut dépendre enpartie des degrés et des formes de communalité et deconnexité, mais il dépend également d’autres facteurstels que les événements particuliers, leur encodagedans les récits publics dominants, les schèmes dis-cursifs en cours, et ainsi de suite. Deuxièmement, laconnexité relationnelle, ou ce que Tilly appelle la« netness », qui joue un rôle crucial dans la contribu-tion au développement du type d’action collectiveétudié par Tilly, n’est cependant pas systématique-ment nécessaire pour créer le sentiment de « groupa-lité ». Un sentiment puissant de groupalité peut repo-

ser sur une communalité catégorielle associée à unsentiment d’appartenance commune, et devoir fortpeu, voire rien du tout, à la connexité relationnelle.Un cas typique est celui des communautés à grandeéchelle comme les « nations » : lorsque l’autocompré-hension, qui consiste dans le sentiment diffus d’ap-partenir à une nation particulière, se cristallise en unsentiment puissant d’appartenance à un groupefermé, il est probable que cela ne dépend pas d’uneconnexité relationnelle, mais bien plutôt d’une communalité imaginée avec force et ressentie avecintensité71.Il ne s’agit pas, comme certains partisans de la théo-rie du réseau l’ont suggéré, de délaisser la communa-lité pour se tourner vers la connexité, de délaisser lescatégories pour les réseaux, les attributs partagéspour les relations sociales72. Il ne s’agit pas non plusd’exalter la fluidité et l’hybridité en fustigeant l’appartenance et la solidarité. En proposant ce der-nier groupe terminologique, notre intention est plu-tôt de développer une terminologie analytique sensible aux multiples formes et degrés de la com-munalité et de la connexité, ainsi qu’à la grandevariété des manières dont les acteurs (et les idiomesculturels, les récits publics et les discours dominantssur lesquels ils s’appuient) leur attribuent sens etportée. Cela nous permettra de distinguer les cas oùexiste un sentiment puissant et contraignant de grou-palité et ceux où l’affinité et l’affiliation prennent desformes plus lâchement structurées et plus faiblementcontraignantes.

L’« identité » et ses substituts en situation

À présent que nous avons passé en revue les fonc-tions remplies par l’« identité », pointé certaineslimites et insuffisances du terme et suggéré une sériede termes de substitution, nous voudrions illustrer

69 – Pour un bon exemple de ce deuxième type d’autocompréhen-sion, voir l’analyse que fait Mary Water des « identités » ethniquesoptionnelles exceptionnellement non contraignantes – ou de ce queHerbert Gans a appelé l’« ethnicité symbolique » – des descendantsde la troisième et quatrième génération des immigrants catholiqueseuropéens aux États-Unis dans Ethnic Options : Choosing Identities inAmerica, Berkeley, University of California Press, 1990.70 – Charles Tilly, From Mobilization to Revolution, Reading, Mass.,Addison-Wesley, 1978, p. 62 et suiv.71 – Sur le rôle fondamental de la communalité catégorielle dans lenationalisme moderne, voir Richard Handler, Nationalism and thePolitics of Culture in Quebec, op. cit., et Craig Calhoun, Nationalism,op. cit., chap. II.72 – Voir, par exemple, la discussion de l’« impératif anti-catégorique » chez Mustafa Emirbayer et Jeff Goodwin, « NetworkAnalysis, Culture, and the Problem of Agency », American Journal ofSociology, 99/6, mai 1994, p. 1414.

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notre propos – à la fois les critiques que nous avonsexprimées contre l’« identité » et les suggestionsconstructives que nous avons émises relativement àune terminologie de substitution.

Revendications identitaires et persistance des dilemmes sur la « race » aux États-Unis

Le discours identitaire s’est avéré particulièrementprégnant aux États-Unis au cours des dernièresdécennies. Il a joué un rôle déterminant à la fois entant qu’idiome analytique dans les sciences sociales etles sciences humaines et en tant que terme servant àarticuler l’expérience, à mobiliser la loyauté et à for-muler des revendications symboliques et matériellesdans la pratique sociale et politique quotidienne.Le pathos et la résonance des revendications identi-taires actuelles aux États-Unis ont de nombreuses ori-gines, mais l’une des plus profondes est ce problèmecentral dans l’histoire américaine : l’importation d’es-claves africains, la persistance de l’oppression racialeet les diverses réactions qu’elle suscite chez les Afro-Américains. L’expérience qu’ont faite les Afro-Améri-cains de la « race » comme catégorisation imposée enmême temps que comme auto-identification a étédéterminante non seulement à l’intérieur de sespropres limites, mais aussi en tant que modèle pourles revendications identitaires de toutes sortes, decelles qui concernent le sexe ou l’orientation sexuelleà celles qui sont fondées sur l’« appartenance eth-nique » ou la « race »73.L’avalanche de revendications identitaires des troisdernières décennies a entraîné des modifications dansle discours public, l’argumentaire politique et lechamp du savoir universitaire pour la quasi-totalitédes disciplines en sciences sociales et scienceshumaines. Cette évolution est à bien des égards favo-rable. Grâce à elle, les manuels d’histoire et les récitspublics dominants nous racontent une histoire bienplus riche et plus compréhensive que celle de la géné-ration précédente. Des formes spécieuses d’universa-lisme – la catégorie marxiste du « travailleur » quiapparaît toujours sous les traits d’un homme, la caté-gorie libérale du « citoyen » qui s’avère toujours êtreun Blanc – ont été dénoncées avec succès. Même lesrevendications identitaires « de la première généra-tion » – et la production scientifique qui en était tri-butaire – ont été critiquées pour leur aveuglementface aux particularités transversales : les mouvementsafro-américains se sont vu reprocher d’agir comme siles femmes afro-américaines n’avaient pas, au sein dela communauté, des intérêts spécifiques liés à leursexe, et les mouvements féministes de ne s’intéresserqu’aux femmes blanches issues des classes moyennes.

Les théories constructivistes ont exercé une influencetoute particulière dans les milieux américanistes,autorisant les chercheurs à souligner l’importancequ’ont aujourd’hui les identifications imposées et lesformes d’autocompréhension qui ont évolué en rela-tion dialectique avec elles, tout en faisant valoir queces « groupes » auto-identifiés ou identifiés par autruin’ont rien d’originel, mais sont des produits de l’his-toire. Le traitement de la race dans l’historiographiedes États-Unis est, à ce titre, exemplaire74. Avantmême que la « construction sociale » ne devienne unterme à la mode, des chercheurs montraient que, loind’être un donné du passé américain, la race, entenduecomme catégorie politique, avait fait son apparitionen même temps que les mouvements républicains etpopulistes américains. Edmund Morgan a avancé que,dans la Virginie du début du XVIIIe siècle, la positionsubordonnée que partageaient les serviteurs blancscontractuels et les esclaves noirs n’était pas clairementdifférenciée ; des actions communes voyaient parfoisle jour. Ce n’est que lorsque les élites des planteurs deVirginie commencèrent à se mobiliser contre lesAnglais qu’elles ressentirent le besoin de tracer unefrontière nette entre ceux qu’il fallait inclure dans leuraction politique et ceux qui en étaient exclus ; le faitque les esclaves noirs formaient une main-d’œuvreplus nombreuse et remplaçable, tout en se présentantcomme des partisans politiques moins convaincants,conduisit à un marquage distinctif, que les Blancspauvres purent à leur tour utiliser pour formuler leursrevendications75. En partant de ce moment fondateur,les historiens ont pointé plusieurs moments clés de laredéfinition des frontières raciales aux États-Unis – etplusieurs moments où d’autres sortes de liens ontmontré la possibilité de donner naissance à d’autrestypes d’affiliation politique. Le fait d’être « blanc » etcelui d’être « noir » sont tous deux des catégories his-toriquement créées et historiquement variables. Leshistoriens comparatistes, de leur côté, ont montré quela construction de la race pouvait s’opérer sous des

73 – Todd. Gitlin, Twilight, op. cit., p. 134.74 – L’une des meilleures introductions à l’application de l’analyseconstructiviste à l’histoire américaine est l’article d’Earl Lewis,« Race », Stanley Kutler (sous la dir. de), Encyclopedia of the UnitedStates in the Twentieth Century, New York, Scribners, 1996, p. 129-160. Voir aussi Barbara Fields, « Slavery, Race and Ideology in theUnited States of America », New Left Review, 181, mai-juin 1990,p. 95-118.75 – Edmund Morgan, American Slavery, American Freedom : TheOrdeal of Colonial Virginia, New York, Norton, 1975. Parmi les tra-vaux plus récents sur cette période de formation, on trouve unnuméro spécial de William and Mary Quarterly, 3e série, 54/1, 1997,« Constructing Race : Differentiating Peoples in the Early ModernWorld » et Ira Berlin, Many Thousands Gone : The First Two Centuries ofSlavery in Northern America, Cambridge, Harvard University Press,1998.

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formes toujours plus variées, en observant que beau-coup de gens qui étaient « noirs » d’après les systèmesde classification nord-américains auraient été autrechose dans d’autres régions des Amériques76.L’histoire américaine révèle ainsi le pouvoir des iden-tifications imposées, mais elle révèle aussi la com-plexité des formes d’autocompréhension de gens défi-nis par des circonstances qui échappent à leurcontrôle. Dans les formes d’autodéfinition collectiveantérieures à la guerre civile, les Noirs américains sesituaient dans une relation spécifique à l’égard del’Afrique – considérant souvent qu’une origine afri-caine (ou « éthiopienne ») les rapprochait des centresde la civilisation chrétienne. Pourtant, les premiersmouvements du « retour en Afrique » (back-to-Africa)voyaient souvent l’Afrique comme une tabula rasaculturelle ou une civilisation déchue dont le salutdevait être assuré par les chrétiens afro-américains77.Se proclamer un « peuple » diasporique n’impliquaitpas nécessairement que l’on revendiquât une commu-nauté de culture – les deux concepts continuent àentretenir des relations conflictuelles. On peut écrirel’histoire de l’autocompréhension afro-américainecomme celle de la « naissance » progressive d’unenationalité noire ou l’on peut explorer l’interaction dece sentiment de collectivité avec les efforts des acti-vistes afro-américains pour articuler différents typesd’idéologies politiques et développer des liens avecd’autres mouvements radicaux. Ce qui compte leplus, c’est de considérer toute la série des possibilitéset le sérieux avec lequel elles ont été débattues.Ce n’est pas l’analyse historique de la constructionsociale en tant que telle qui est problématique, maisles suppositions que l’on fait sur la nature de ce quiest construit. C’est « le fait d’être blanc » ou la « race »qui sont pris comme objets de construction typiques,et non d’autres formes plus lâches d’affinité et decommunalité. Le projet d’écrire sur les formesd’« identification » en tant qu’elles émergent, se cris-tallisent et s’effacent dans des circonstances sociales etpolitiques spécifiques a des chances d’inspirer unetout autre histoire que celui d’écrire sur une « iden-tité » qui rassemble passé, présent et futur dans unseul vocable.On a reproché aux interprétations cosmopolites del’histoire américaine de ne pas prendre en compte ladouleur qui a pu accompagner, sous diverses formes,l’expérience de cette histoire : par-dessus tout, la dou-leur de l’esclavage et de la discrimination, et celle dela lutte contre l’esclavage et la discrimination, expé-rience de l’histoire spécifique aux Afro-Américains, etque ne partagent pas les Américains blancs78. Voilà uncas où les appels à la compréhension de la particula-rité de l’expérience résonnent avec force, mais un cas

également où le risque est grand de niveler ces his-toires en une « identité » statique et singulière. On aautant à perdre qu’à gagner à un tel nivellement,comme l’ont bien montré ceux qui sont intervenus demanière réfléchie dans les débats sur la politiqueraciale79. Mais aller jusqu’à subsumer sous la catégo-rie générique de l’« identité » le vécu historique et les« cultures » prétendument communes d’autres« groupes » aussi disparates que les femmes et les per-sonnes âgées, les Indiens d’Amérique et les gays, lespauvres et les handicapés n’est, de toute évidence, pasplus respectueux de la douleur des histoires particu-lières que ne le sont les rhétoriques universalistes dela justice ou des droits de l’homme. Et le fait d’assi-gner les individus à de telles « identités » enferme ungrand nombre de personnes – qui ont vécu les trajec-toires accidentées de la filiation et ont connu lavariété des innovations et des adaptations qui consti-tuent la culture – dans l’alternative d’une identité« dure » qui leur va mal et d’une rhétorique molle del’hybridité, de la multiplicité et de la fluidité qui nepeut leur offrir ni compréhension ni réconfort80. Laquestion demeure de savoir si nous pouvons aborderla complexité de l’histoire – y compris les diversesmanières dont les catégorisations externes ont stigma-

76 – Les différentes manières dont la race a été configurée sur lecontinent américain fait partie des sujets qui ont consacré la nais-sance de l’histoire comparative, notamment grâce au livre de FranckTannenbaum, Slave and Citizen : The Negro in the Americas, New York,Knopf, 1946. Voir le court mais influent chapitre de Charles Wagley,« On the Concept of Social Race in the Americas », p. 531-545, D.B. Heath et R. N. Adams (sous la dir. de), Contemporary Cultures andSocieties in Latin America, New York, Random House, 1965. Pour unexemple plus récent d’argumentation constructiviste sur la spécificitéhistorique de l’idée d’être « blanc », voir David Roediger, The Wages ofWhiteness : Race and the Making of the American Working Class,Londres, Verso, 1991.77 – L’un des textes fondateurs de ce que l’on appelle parfois lenationalisme noir, le récit par Martin Delany de son voyage enAfrique, est remarquable par le manque d’intérêt que celui-ci y mani-feste pour les pratiques culturelles des Africains qu’il a rencontrés.Ce qui lui importait, c’était de montrer que le destin d’un chrétiend’origine africaine devrait être de se libérer de l’oppression qu’ilsubissait aux États-Unis et d’amener la civilisation chrétienne enAfrique. Voir Martin R. Delany et Robert Campbell, Howard H. Bell(sous la dir. de), Search for a Place : Black Separatism and Africa 1860,Ann Arbor, University of Michigan Press, 1969. Pour un ouvragerécent et éclairant sur les relations entre Afro-Américains et Africains– et les diverses manières adoptées pour créer des liens tout en souli-gnant les distinctions culturelles –, voir James Campbell, Songs ofZion : The African Methodist Episcopal Church in the United States andSouth Africa, New York, Oxford University Press, 1995.78 – Eric Lott, « The New Cosmopolitanism : Whose America ? »,Transition, 72, hiver 1996, p. 108-135.79 – Pour une contribution de cet ordre, voir K. A. Appiah, In MyFather’s House : Africa in the Philosophy of Culture, New York, OxfordUniversity Press, 1992.80 – C’est ce que souligne Walter Benn Michaels (« Race intoCulture », art cit.) : l’assignation des individus à des identitésculturelles est encore plus problématique que la définition de cesidentités.

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tisé et humilié des gens et, en même temps, ont faitnaître en eux un sentiment d’individualité collectivequi leur donnait le pouvoir et la légitimité d’agir –dans un langage plus souple et plus différencié. Si lavraie contribution de l’analyse sociale constructiviste– l’idée que les affinités, les catégories et les subjecti-vités se développent et se modifient dans le temps –doit être prise au sérieux et ne se réduit pas à uneexplication généralisante et téléologique de laconstruction des « groupes » qui existent actuelle-ment, la groupalité doit être comprise comme unepropriété contingente, émergente, et non comme undonné axiomatique.La représentation de la société américaine contempo-raine pose un problème semblable – il s’agit d’éviterla représentation plate et réductrice du monde socialcomme une mosaïque multicolore de groupes d’iden-tités monochromes. Cette sociologie identitaire,conceptuellement appauvrie, dans laquelle l’« inter-section » de la race, de la classe, du sexe, de l’orienta-tion sexuelle, et peut-être encore d’une ou deuxautres catégories, génère un assortiment de boîtes àtout faire conceptuelles, est devenue dominante ausein du champ académique américain dans les années1990 – non seulement dans les sciences sociales, lescultural studies et les ethnic studies, mais aussi dans lalittérature et la philosophie politique. Dans la fin decette partie, nous modifions notre angle d’approchepour considérer les implications de l’usage de cettesociologie identitaire dans le domaine de la philoso-phie politique.« Une philosophie morale, écrivait Alisdair MacIntyre,présuppose une sociologie »81 ; la même affirmationvaut a fortiori pour la théorie politique. Le problèmeque pose une grande partie de la théorie politiquecontemporaine réside dans le fait qu’elle s’appuie surune sociologie contestable – précisément, en fait, surla représentation du monde social centrée sur le« groupe » que nous venons d’évoquer. Nous ne pre-nons pas ici le parti de l’« universalité » contre la« particularité ». Nous suggérons plutôt que le langageidentitarien et l’ontologie sociale du groupe qui infor-ment une grande part de la théorie politique contem-poraine occultent la nature problématique de la« groupalité » elle-même et en viennent à forclored’autres manières de conceptualiser les affiliations etles affinités particulières.Il existe aujourd’hui une abondante littérature dontl’objet est de critiquer l’idée de citoyenneté univer-selle. Iris Marion Young, l’une des figures les plusinfluentes parmi ces critiques, propose de lui substi-tuer l’idéal d’une citoyenneté fondée sur une différen-ciation par groupes, bâtie sur une représentation desgroupes et des droits des groupes. L’idée d’une « per-

spective générale impartiale, soutient-elle, est unmythe ». Des groupes sociaux différents ont desbesoins, une culture, une histoire, un vécu et uneperception des relations sociales différents. Lacitoyenneté ne devrait pas chercher à transcender detelles différences, mais les reconnaître et en accepterle caractère « irréductible »82.Quels types de différences devraient être ratifiées parune représentation et des droits spécifiques ? Les dif-férences en question sont celles qui sont associées aux« groupes sociaux », qui se définissent comme des« identités globales et des modes de vie », et se distin-guent d’un côté des simples agrégats – classificationsarbitraires de personnes en fonction de certains attri-buts – et des associations volontaires de l’autre. Droitset représentation spécifiques seraient accordés nonpas à tous les groupes sociaux, mais seulement à ceux qui souffrent d’au moins une de cinq formesd’oppression. À savoir, dans l’Amérique contempo-raine, « les femmes, les Noirs, les Indiens, les Chica-nos, les Portoricains et autres hispanophones améri-cains, les Asiatiques, les gays, les lesbiennes, la classeouvrière, le troisième âge et les handicapés mentauxet physiques »83.Qu’est-ce qui constitue la « groupalité » de ces« groupes » ? Qu’est-ce qui en fait des groupes plutôtque des catégories autour desquelles les auto-identi-fications et les identifications externes peuvent secristalliser, mais ne le font en aucun cas de manièrenécessaire ni systématique ? Iris Young n’aborde pasla question. Elle suppose qu’une histoire, un vécu etune localisation sociale spécifiques dotent ces« groupes » de « capacités, de besoins, d’une cultureet de styles cognitifs » différents, ainsi que de« conceptions spécifiques de tous les aspects de lasociété et d’un point de vue singulier sur les ques-tions sociales »84. L’hétérogénéité sociale et culturelleest interprétée ici comme une juxtaposition de blocsintérieurement homogènes et extérieurement bornés.Les « principes d’unité » qu’Iris Young répudie quandils se situent au niveau de l’État considéré comme untout – parce qu’ils « dissimulent la différence » – sontréintroduits et continuent de dissimuler la différence,au niveau des « groupes » qui le constituent.

81 – Alysdair MacIntyre, After Virtue, Notre Dame, Indiana, Uni-versity of Notre Dame Press, 1981, p. 22.82 – Iris Marion Young, « Polity and Group Difference : A Critique ofthe Ideal of Universal Citizenship », Ethics, 99, janvier 1989, p. 257-258. Voir aussi, du même auteur, Justice and the Politics of Difference,Princeton, Princeton University Press, 1990.83 – Iris Marion Young, « Polity and Group Difference… », p. 261,267.84 – Ibid., p. 267-268.

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Ces considérations sur une citoyenneté « de groupe »ou « multiculturelle » mettent en jeu des questionsimportantes qui ont été longuement débattues à l’ex-térieur comme à l’intérieur du monde académique etqui ont toutes à voir, de près ou de loin, avec le poidset les mérites respectifs des revendications universa-listes et particularistes85. L’analyse sociale ne peut pas– et ne devrait pas – chercher à trancher cet épineuxdébat, mais elle peut chercher à étayer ses fonde-ments sociologiques souvent branlants. Elle peutoffrir un vocabulaire plus riche pour conceptualiserl’hétérogénéité et la particularité sociales et cultu-relles. Ce n’est qu’en dépassant le langage identitarienque l’on pourra spécifier d’autres types de connexité,d’autres idiomes d’identification, d’autres stylesd’autocompréhension, d’autres manières d’évaluer lalocalisation sociale. Pour paraphraser ce que disaitautrefois Adam Przeworsky des classes, la lutte cultu-relle est une lutte au sujet de la culture avant d’êtreune lutte entre les cultures86. Les activistes de la poli-tique identitaire utilisent le langage de la groupaliténon pas parce qu’il reflète la réalité sociale, mais pré-cisément parce que la groupalité est ambiguë etcontestée. Leur rhétorique « de groupe » a une dimen-sion performative, constitutive, qui contribue, quandelle est couronnée de succès, à la création des groupesqu’elle invoque87.Un fossé sépare ici les arguments normatifs et lesidiomes activistes qui considèrent la groupalitécomme axiomatique, et les analyses historiques etsociologiques qui en soulignent la contingence, lafluidité et la variabilité. À un certain niveau, on aaffaire à un dilemme de la « vraie vie » : la préserva-tion de la spécificité culturelle repose au moins enpartie sur le maintien de la groupalité et, par consé-quent, sur le contrôle policier des « choix de départ »,et les accusations de « passer à l’ennemi » ou de trahirses racines jouent le rôle de modèles disciplinaires88.Ceux qui critiquent ce contrôle policier avanceronttoutefois qu’un régime libéral devrait protéger lesindividus de l’oppression des groupes sociaux aumême titre que de celle de l’État. Au niveau de l’ana-lyse sociale, cependant, le dilemme ne s’impose pas.Nous ne sommes pas sommés de choisir entre unidiome analytique universaliste et individualiste, etun idiome de l’identité et du groupe. Penser leschoses de cette manière nous ferait passer à côté de lavariété des formes que l’affinité, la communalité et laconnexité peuvent prendre (en dehors des groupesfermés) – d’où notre insistance sur la nécessité d’unvocabulaire plus souple. Nous ne plaidons pas enfaveur de telle ou telle position particulière en matièrede politique de distinction culturelle et de choix indi-viduel, mais plutôt pour un vocabulaire de l’analyse

sociale qui nous aide à élargir et éclairer la gamme deschoix possibles. Par exemple, la politique de la « coa-lition » de groupe dont Iris Young et d’autres chantentles louanges a certainement sa place, mais la sociolo-gie du groupe qui sous-tend cette forme particulièrede politique de coalition – et qui veut que les groupesfermés soient les pierres fondatrices des alliances poli-tiques – étouffe l’imagination politique89.Rien de tout cela ne dément l’importance des débatsactuels sur les conceptions « universalistes » et « parti-cularistes » de la justice sociale. Ce que nous voulonsdire, c’est que la focalisation identitarienne sur lagroupalité n’aide pas à poser ces questions ; le débatest, à certains égards, fondé sur des malentendus depart et d’autre. En réalité, nous n’avons pas à choisirentre une histoire américaine nivelée dans les expé-riences et les « cultures » de groupes fermés, et unehistoire nivelée en une histoire « nationale » unique.En réduisant l’hétérogénéité de la société américaine etde son histoire à une mosaïque multicolore de groupesidentitaires monochromes, on entrave bien plus qu’onne le favorise le travail de compréhension du passé etde recherche de la justice sociale pour le présent.

La particularité et la politique de l’« identité »

Nous n’avons pas fait un exposé sur la politiqueidentitaire. Il n’en reste pas moins que l’objet denotre exposé a des implications politiques aussibien qu’intellectuelles. Dans certains milieux, onconsidérera que ces implications sont régressives etsapent les bases sur lesquelles se fondent les reven-

85 – Voir en particulier les ouvrages lumineux et influents de WillKymlicka, Liberalism, Community, and Culture, Oxford, ClarendonPress, 1991, et Multicultural Citizenship : A Liberal Theory of MinorityRights, Oxford, Clarendon Press, 1995.86 – Adam Przeworski, « Proletariat into a Class : The Process ofClass Formation from Karl Kautsy’s « The Class Struggle » to RecentControversies », Politics and Society, 7, 1977, p. 372.87 – Pierre Bourdieu, « L’identité et la représentation : éléments pourune réflexion critique sur l’idée de région », art. cit., p. 63-72.88 – David Laitin, « Marginality : A Microperspective », Rationalityand Society, 7/1, janvier 1995, p. 31-57.89 – Dans un débat avec Iris Young, la philosophe Nancy Fraser amis côte à côte une politique de « reconnaissance » et une politiquede « redistribution », en soutenant que les deux étaient nécessaires,dans la mesure où certains groupes sont exploités tout autant questigmatisés ou non reconnus. Il est frappant de constater que, dans ledébat, les deux parties considèrent les frontières de groupe commeclairement délimitées et estiment pour cette raison qu’une politiqueprogressiste implique des coalitions intergroupes. Les deux négligentd’autres formes d’action politique qui ne présupposent pas de com-munauté ou de « groupalité ». Voir Nancy Fraser, « From Redistribu-tion to Recognition ? Dilemmas of Justice in a “ Post-Socialist ” Age »,New Left Review, 212, 1995, p. 68-93 ; Iris Marion Young, « “ UnrulyCategories ”, A Critique of Nancy Fraser’s Dual System Theory », NewLeft Review, 222, 1997, p. 147-160.

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dications particularistes. Cela n’est pas notre inten-tion, et rien dans ce que nous avons écrit ne sauraitjustifier une telle conclusion.Convaincre les gens qu’ils ne font qu’un ; qu’ilsconstituent un groupe fermé, spécifique etsolidaire ; que leurs différences intestines ne comp-tent pas, en tout cas en vue des fins à atteindre àl’instant où l’on parle, c’est là une partie normale etnécessaire de la politique, et pas seulement de ceque l’on appelle d’ordinaire la « politique identi-taire ». Mais ce n’est pas toute la politique ; et noussommes, de fait, réservés devant la manière dont lerecours routinier à la formulation identitaire risquede forclore d’autres modes tout aussi importants deformulation des revendications politiques. Néan-moins, nous ne cherchons pas à priver quiconquede l’outil politique que constitue l’« identité » ou àsaper la légitimité des appels politiques formulés entermes identitaires.L’objet de notre exposé était l’emploi du terme« identité » comme concept analytique . Tout au longde notre article, nous nous sommes demandé queltravail conceptuel ce mot est censé accomplir, etcomment il s’en tire. Nous avons affirmé que leconcept avait à assumer un grand nombre de tâchesanalytiques – en général, légitimes et importantes.Il est néanmoins mal adapté pour accomplir ce travail, car il est chargé d’ambiguïté, écartelé entredes significations contradictoires et encombré deconnotations réifiantes. On peut bien lui accolertout un chapelet d’adjectifs – et spécifier que l’iden-tité est multiple, fluide, constamment renégociée,etc. –, cela ne résout pas le problème orwellien dumot piège dans lequel on tombe, et l’on n’obtientguère plus qu’un oxymore suggestif – une singula-rité multiple, une cristallisation fluide. Une ques-tion, en revanche, continue à se poser : pourquoidevrait-on employer le même terme pour désignertant de choses différentes ? D’autres idiomes analy-tiques, avons-nous avancé, peuvent accomplir letravail conceptuel nécessaire sans créer la confusionqu’entraîne l’emploi du mot « identité ».Il n’est pas question ici de la légitimité ou de l’im-portance des revendications particularistes, mais dela meilleure manière de les conceptualiser. Partoutet toujours les gens ont des attaches, des autocom-préhensions, des histoires, des trajectoires, une his-toire et des difficultés particulières. Et ce sont ellesqui informent le type de revendications qu’ils for-mulent. Néanmoins, subsumer cette particularité sidiffuse sous la rubrique plate et indifférenciée del’« identité » fait pratiquement autant violence à sesformes indociles et disparates que le ferait la tenta-tive de la subsumer sous des catégories « universa-

listes » telles que l’« intérêt ».En outre, interpréter la particularité en termes iden-titaires limite tout autant l’imagination politiqueque l’imagination analytique et empêche de voirtoute une série de possibilités d’action politiqueautres que celles qui s’enracinent dans une identitésupposément partagée – et pas seulement celles quel’on encense ou éreinte sous l’appellation d’« univer-salistes ». Les partisans de la politique identitaire,par exemple, conçoivent la coopération politiquecomme la construction de coalitions entre groupesidentitaires fermés. C’est là un mode de coopérationpolitique, mais ce n’est pas le seul.Kathryn Sikkink et Margaret Keck, par exemple, ontattiré l’attention sur l’importance des « réseaux pro-testataires transnationaux » (« transnational issue net-works »), depuis le mouvement anti-esclavagiste dudébut du XIXe siècle jusqu’aux campagnes interna-tionales menées autour des droits de l’homme, del’écologie et des droits des femmes au cours de cesdernières années. De tels réseaux transcendentnécessairement les frontières culturelles et natio-nales et relient des régions particulières ou desrevendications particularistes à des préoccupationsplus vastes. Pour ne prendre qu’un exemple, lemouvement anti-apartheid vit le rassemblement desorganisations politiques sud-africaines qui étaientelles-mêmes loin d’être unies – certaines parta-geaient une idéologie « universaliste », d’autres s’ap-pelaient elles-mêmes « africanistes », d’autres encorerevendiquaient une « identité » locale et culturelle-ment délimitée – avec des groupements ecclésias-tiques internationaux, des syndicats ouvriers, desmouvements panafricains prônant la solidaritéraciale, des associations de défense des droits del’homme, etc. On vit des groupes particuliersrejoindre ou quitter des arrangements coopératifsau sein d’un réseau global ; les conflits entre oppo-sants à l’apartheid furent parfois âpres, certainsmême mortels. Les modifications que les déplace-ments des acteurs faisaient subir au réseau entraî-naient la reformulation des enjeux. À certainsmoments, par exemple, les questions qui relevaientde la mobilisation internationale furent mises enavant, tandis que d’autres – d’une grande impor-tance pour certains participants potentiels – étaientmarginalisées90.

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90 – Margaret E. Keck et Kathryn Sikkink, Activists Beyond Borders :Advocacy Networks in International Politics, Ithaca, Cornell UniversityPress, 1998 ; Audie Klotz, Norms in International Relations : TheStruggle Against Apartheid, Ithaca, Cornell University Press, 1995.Voir aussi l’étude classique de Jeremy Boissevain, Friends of Friends :Networks, Manipulators and Coalitions, Oxford, Blackwell, 1974.

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Notre intention n’est pas de mettre ces réseaux au-dessus des mouvements sociaux plus exclusivementidentitaires ou des revendications de groupes. Lesréseaux ne sont pas plus intrinsèquement vertueuxque les mouvements identitaires et les groupes sontintrinsèquement suspects. La politique – en Afriquedu Sud ou ailleurs – ne peut guère être ramenée à uneconfrontation opposant de « bons » universalistes oude « bons » réseaux à de « méchants » tribalistes. Degrands ravages ont été causés par des réseaux souplesfondés sur le clientélisme et ayant pour principalesoccupations le pillage et la contrebande ; de telsréseaux ont parfois été liés à des organisations poli-tiques « à principes » ; et on les a souvent vus tra-vailler en association avec des trafiquants d’armes oude marchandises illégales en Europe, en Asie et enAmérique du Nord. Des particularités disparates sonten jeu, et il est nécessaire de dissocier les situationsoù elles se cristallisent autour de symboles culturelsparticuliers et celles où elles se montrent souples,pragmatiques et aisément extensibles. Le fait d’em-ployer un même mot pour désigner les deux extrêmes

de la réification et de la fluidité, ainsi que tout ce quise situe entre ces deux pôles, ne saurait contribuer àla précision de l’analyse.Critiquer l’usage que l’analyse sociale fait de l’« iden-tité » ne veut pas dire s’aveugler sur la particularité,mais plutôt chercher à concevoir d’une manière plusdifférenciée les revendications et les possibilités quinaissent des affinités et des affiliations particulières,des formes de communauté et de relations particu-lières, des histoires et des autocompréhensions parti-culières, des problèmes et des difficultés particuliers.L’analyse sociale a été sensibilisée massivement etdurablement à la particularité au cours des dernièresdécennies, et la production scientifique sur l’identitéa grandement contribué à cette entreprise. Il esttemps maintenant d’aller au-delà de l’« identité » –non pas au nom d’un universalisme imaginaire, maisau nom de la clarté conceptuelle que requièrent l’ana-lyse sociale et l’intelligence politique.

Traduit de l’anglais par Frédéric Junqua.

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