Autour de l'Autochtonie - Jean-Noël Retière

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  • 7/25/2019 Autour de l'Autochtonie - Jean-Nol Retire

    1/25

    Politix

    Autour de l'autochtonie. Rflexions sur la notion de capital socialpopulaireJean-Nol Retire

    Citer ce document Cite this document :

    Retire Jean-Nol. Autour de l'autochtonie. Rflexions sur la notion de capital social populaire. In: Politix, vol. 16, n63,

    Troisime trimestre 2003. pp. 121-143.

    doi : 10.3406/polix.2003.1295

    http://www.persee.fr/doc/polix_0295-2319_2003_num_16_63_1295

    Document gnr le 17/10/2015

    http://www.persee.fr/collection/polixhttp://www.persee.fr/doc/polix_0295-2319_2003_num_16_63_1295http://www.persee.fr/doc/polix_0295-2319_2003_num_16_63_1295http://www.persee.fr/author/auteur_polix_62http://dx.doi.org/10.3406/polix.2003.1295http://www.persee.fr/doc/polix_0295-2319_2003_num_16_63_1295http://www.persee.fr/doc/polix_0295-2319_2003_num_16_63_1295http://dx.doi.org/10.3406/polix.2003.1295http://www.persee.fr/author/auteur_polix_62http://www.persee.fr/doc/polix_0295-2319_2003_num_16_63_1295http://www.persee.fr/doc/polix_0295-2319_2003_num_16_63_1295http://www.persee.fr/collection/polixhttp://www.persee.fr/
  • 7/25/2019 Autour de l'Autochtonie - Jean-Nol Retire

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    Abstract

    Around Autochtony. Reflections on a Kind of Popular Social Capital

    Jean-Nol Retire

    The author calls into question the central role which plays, for the popular classes, the fact and/or

    the feeling of local rooting in the participation to public life, in the sense of commitment to and the

    minimal interest expressed for the public thing. He tries to grasp out, from this fact and the

    tributary feeling of the intrication of social bonds that are most prized according to the local scale

    of values, what he calls resources of autochtony. These latter, in given situations, operate as a

    true capital of autochtony which is slated, nowadays, by processes of disaffiliation affecting in

    priority the most vulnerable classes of society. Considered that these are an indispensable

    resource for these popular classes if they are to take part to social life, how many chances to take

    part to civic life and to sociable life the latter do manage to preserve when the capital of

    autochtony is struck by obsolescence? Lessons drawn from two research projects devoted

    respectively to the system of sociability in a historical working class stronghold (Lanester) and to

    voluntary service in the firemen squad make it possible to give preliminary answers to these

    questions.

    Rsum

    Autour de l'autochtonie. Rflexions autour d'un capital social populaire

    Jean-Nol Retire

    L'auteur interroge la place centrale que revtent, pour les classes populaires, le fait et/ou le

    sentiment de l'enracinement local dans la participation la vie publique, au double sens de

    l'engagement et de l'intrt a minima manifest pour la chose publique. Il tente de dgager de ce

    fait et de ce sentiment, tributaires de l'intrication de liens sociaux qui comptent dans l'chelle de

    valeurs locales, ce qu'il appelle des ressources d'autochtonie . Ces dernires, en certaines

    situations, fonctionnent comme un vrai capital d'autochtonie que malmnent aujourd'hui les

    processus de dsaffiliation affectant en priorit les classes les plus vulnrables de la socit. Ce

    capital d'autochtonie peut tre considr comme une ressource dont ne peuvent se dispenser les

    classes populaires pour participer la vie sociale. Quelles chances ces classes possdent-elles

    de poursuivre une telle participation (civique et sociable) quand ce capital est frapp

    d'obsolescence ? Des enseignements tirs de deux recherches consacres respectivement au

    systme de sociabilit dans un fief ouvrier historique (Lanester) et au volontariat chez les

    pompiers permettent d'esquisser des rponses ces questions.

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    Autour de l autochtonie

    Rflexions sur la notion de capital social populaire

    Jean-Nol

    RETIRE

    e hauvinisme

    n'inspire

    gure la

    sympathie.

    Souvenons-nous de

    Georges

    Brassens raillant les gens qui sont ns quelque part... .

    L'autochtonie,

    il

    est vrai,

    sort

    rarement

    indemne

    de

    l'image

    que

    renvoient

    ses formes

    les plus

    dcries :

    celles, bouffonnes, de

    la veine

    cocardire

    ou

    encore

    celles

    de quelques autonomismes rgionaux, parfois

    xnophobes

    et violemment spectaculaires1. On

    ne

    saurait

    pour

    autant

    rduire

    le phnomne

    ces

    manifestations, qui en font

    un

    objet de

    sarcasme,

    suspect et

    discrdit. La

    notion,

    pour ne pas dire

    le

    concept, de capital

    d'autochtonie

    a

    t,

    ma connaissance, utilise

    pour

    la premire

    fois

    dans

    un article

    particulirement

    suggestif

    de

    Jean-Claude Chamboredon et

    Michel

    Bozon

    un

    moment

    (aujourd'hui

    rvolu ?)

    o

    l'objet local bnficiait,

    nous

    y

    reviendrons,

    d'une

    certaine faveur

    auprs des

    chercheurs.

    Il

    s'agissait, pour

    ces

    deux

    sociologues,

    de nommer la

    ressource

    symbolique

    que reprsentait, pour des

    migrants

    des

    classes populaires

    ayant quitt

    la

    campagne

    pour

    la ville, leur statut

    d'originaire

    du

    pays

    dans

    la

    concurrence

    pour l'accs aux

    rserves de chasse2.

    1. Sur

    ce sujet,

    on (re)lira

    avec

    intrt le

    pamphlet

    dj

    ancien mais non

    dmod de Sanguinetti

    (G.),

    Du

    terrorisme et de

    l Etat. La thorie

    et

    la

    pratique

    du

    terrorisme divulgues

    pour la premire fois,

    Paris, Le Fin

    Mot

    de l'Histoire, 1970.

    2.

    Bozon (M.), Chamboredon

    (J.-C..),

    L'organisation

    sociale

    de

    la

    chasse

    en France

    et

    la

    signification de la pratique , Ethnologie franaise, 1, 1980.

    Politix.

    Volume

    16 -

    n 63/2003, pages 121

    143

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    122

    Politix n 63

    Mais c'est,

    pour ma part, la

    recherche dj

    ancienne effectue

    dans

    le cadre

    de ma thse3

    qui

    m'avait incit

    rflchir autour

    de cette

    notion

    me

    paraissant

    receler de

    fcondes

    perspectives pour saisir la

    ralit

    de

    mon

    terrain. Ensuite,

    une

    partie de

    mes

    travaux

    ultrieurs, loin de me dtourner

    de

    cette

    question, m'ont

    amen

    interroger

    de

    nouveau

    la

    place

    centrale

    que

    revtent,

    pour les classes populaires, le

    fait et/ ou le sentiment

    d'appartenir

    l'espace local dans la participation la

    vie

    publique, au double sens de

    l'engagement

    et

    de l'intrt a

    minima

    manifest

    pour

    la

    chose

    publique. Le

    prsent article n'a

    nanmoins

    pas vocation

    devenir

    un bilan. Il se veut, au

    contraire, une occasion d'ouvrir une piste de

    rflexion sur

    le

    thme gnral

    de ce numro,

    savoir les

    sociabilits (militantes).

    En premier

    lieu,

    je

    dcrirai comment

    j'ai

    progressivement, en

    menant

    mes

    investigations,

    ressenti

    ce poids

    de

    l'enracinement.

    J'en viendrai

    ensuite

    une tentative de

    dfinition de

    la

    notion

    de capital

    d'autochtonie,

    et

    enfin

    j'en terminerai, une

    fois

    n'est

    pas

    coutume,

    par

    les

    enjeux

    scientifiques

    et

    sociaux que

    pose,

    selon

    moi,

    la question de l'autochtonie

    :

    d'une part, comme

    objet lgitime

    penser

    et,

    de

    l'autre,

    comme

    fait en

    butte aujourd'hui

    au dni

    et

    la

    disqualification.

    Enracinement et

    sociabilit populaire

    Quand l'objet local

    tait

    sociologiquement pris.

    En

    guise

    de

    prambule,

    il

    importe

    de

    prciser

    le

    contexte

    scientifique dont

    mon approche tait

    largement

    tributaire. De nombreux

    travaux

    parus au

    dbut des annes 1980

    avaient

    insist sur la prgnance des liens au territoire

    dans les actes

    et

    les visions du

    monde censs

    tre constitutifs de la culture

    ouvrire4.

    C'est ainsi

    que

    parmi les principes qui formaient,

    selon

    lui, les

    rgulateurs de vie

    autant

    que les analyseurs

    d'expriences

    de la

    classe

    ouvrire,

    Michel Verret devait retenir le

    principe

    de proximit reposant sur

    le localisme et le

    familialisme5.

    Dans

    un

    article

    court

    mais

    lumineux,

    Guy

    Barbichon allait

    confirmer

    cette apprciation

    en

    recentrant autour de trois

    registres de comportements

    et

    de

    valeurs

    ce qui

    lui

    paraissait

    fondamentalement

    caractriser

    la

    culture

    des

    classes populaires

    le

    3. Retire Q.-N.),

    Identits ouvrires. Histoire sociale d un fief

    ouvrier en

    Bretagne.

    1909-1990,

    Paris,

    L'Harmattan, 1994.

    4.

    Dans

    la

    foule du

    texte

    pionnier d'H. Coing (Rnovation

    urbaine

    et

    changement

    social. L lot n 4

    (Paris

    XIIIe), Paris, Les Editions

    ouvrires, 1966), citons Bozon (M.), Vie quotidienne

    et

    rapports

    sociaux dans une petite ville de province

    :

    la mise en scne des diffrences, Lyon,

    Presses universitaires

    de

    Lyon,

    1984.

    Du

    mme auteur, on lira

    avec

    intrt le compte rendu

    critique

    Trois

    images de

    la culture ouvrire dans

    la

    Revue franaise de sociologie,

    30

    (2), 1989 ; Segalen (M.),

    Nanterriens,

    familles

    dans la

    ville, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 1990.

    5.

    Verret

    (M.), L'espace ouvrier,

    Paris,

    Armand Colin, 1979 et,

    du

    mme auteur, La culture ouvrire,

    Saint-Sbastien

    s

    /Loire,

    ACL,

    1986.

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    Autour

    de l'autochtonie 123

    localisme, le

    familialisme

    et la

    sociabilit

    directe6.

    La

    rflexion

    propose ici

    doit videmment beaucoup, dans son

    inspiration,

    ces

    deux auteurs

    dont

    les uvres peuvent servir baliser les

    champs

    de la

    recherche

    de

    l'poque

    :

    le premier

    sur

    le

    monde

    ouvrier, le second sur la

    sociabilit.

    Pour complter

    le

    tableau,

    il

    importe

    de rappeler

    l'ensemble

    des

    tudes menes

    entre

    1977

    et

    1981 dans le

    cadre

    du vaste

    programme

    de

    TOCS (Observatoire

    du

    changement social)

    plac

    sous

    l'gide

    du CNRS7. Au moment du bilan de

    cette

    opration, l'enjeu

    scientifique y

    tait

    pos en ces

    termes : Pour le

    sociologue

    [...],

    la question reste

    pendante

    : la localit peut-elle tre un objet

    scientifique suffisamment

    abstrait des

    ralits diverses pour

    qu'on

    puisse en

    esquisser

    une

    thorie

    ?

    Ces diverses

    tudes

    induisent

    rpondre oui.

    Elles

    s'accordent pour

    donner

    une

    dfinition nouvelle

    de

    la

    localit,

    non

    plus

    en

    termes

    de ralit

    visible borne

    par

    des

    frontires, mais

    en termes

    de

    systmes

    d'action

    .

    Bon

    nombre de ces

    tudes

    montraient en quoi

    et

    comment

    les

    formes

    de sociabilit

    et

    de socialite

    trs

    diverses tudies sur

    ces

    divers terrains

    ne pouvaient

    se

    dispenser d'une problmatique

    de

    la

    localit

    et

    d'une

    saisie

    des modes d'inscription des pratiques

    et

    des

    symboliques dans

    l'espace

    habit, en fonction des ambitions sociales et

    des

    atouts

    professionnels et culturels

    des acteurs y

    rsidant8. On peut d'ailleurs

    regretter qu'un tel

    programme soit tomb

    dans l'oubli et

    n'ait

    pas t, par

    exemple,

    exhum par

    les chercheurs

    mobiliss en

    2000

    et

    2001

    (commmoration de la loi de 1901

    obligeait

    ) par plusieurs appels d'offre (

    l'initiative,

    entre

    autre, de la

    Mire

    et

    du

    Plan

    urbain) consacrs aux formes

    de l'engagement

    et

    de l'associationnisme. Des tudes prenant aujourd'hui

    pour

    objet

    les

    faits

    de sociabilit

    et

    d'identit

    pourraient, me semble-t-il,

    tirer

    le

    plus

    grand profit, des fins de

    comparaison diachronique,

    de cette

    photographie de la

    France

    du dbut des annes 1980 - sans compter, dans la

    perspective d'une histoire des sciences sociales, l'intrt

    que

    prsente

    une

    telle somme

    susceptible

    d'clairer tout

    la fois

    les

    choix

    de terrain,

    les

    problmatiques et

    les postures sociologiques de l'heure.

    Pour

    terminer,

    il

    me faut aussi mentionner quelques-unes de ces thses

    pionnires

    d'histoire

    ou de

    sciences politiques, qui

    apparaissaient

    l'poque

    relativement dcales par

    rapport

    une approche classique

    en

    raison de

    6. Barbichon

    (G.),

    Culture de l'immdiat et cultures populaires , dans Philographies. Mlanges

    offerts

    Michel Verret,

    Saint-Sbastien

    s/Loire, ACL, 1987.

    7.

    Pour une

    prsentation condense

    de ce

    programme qui aura

    port

    sur

    soixante

    localits

    comme

    terrains

    d'enqute, mobilis

    prs de deux

    cents chercheurs

    de

    disciplines diffrentes et

    donn lieu

    la publication

    de

    dix-huit volumes

    (cf. Archives

    de

    l'OCS,

    Paris, CNRS,

    1979-1980,

    4

    volumes

    et Cahiers

    de

    l Observation du changement

    social,

    Paris, CNRS,

    1982,

    18 volumes),

    on

    se

    reportera :

    Programme

    Observation

    du changement social,

    L esprit des lieux. Localits

    et

    changement social

    en

    France, Paris,

    Editions

    du CNRS, 1986.

    8.

    Cf. notamment

    Benoit-Guilbaud

    (O.), Quartiers dortoirs,

    quartiers

    villages

    :

    constitution

    d'images

    et

    enjeux

    de

    stratgies

    localises

    ,

    in

    Programme

    Observation du

    changement social,

    L esprit des lieux ..., op. cit.

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    124

    Politix n

    63

    l'accent

    mis sur la

    morphologie

    (au sens maussien) de socits

    communales

    ayant servi de creuset au socialisme

    et

    au communisme

    et

    de la

    place

    qu'elles accordaient,

    pour

    en

    saisir

    les hgmonies, aux faits locaux de

    sociabilit

    au sens large9.

    Mais

    venons-en maintenant ma propre

    recherche.

    L'autochtonie vidente, trop vidente.

    Lanester, cit

    morbihannaise

    situe

    dans l'agglomration lorientaise

    (12

    000

    habitants

    en

    1954,

    23

    000 aujourd'hui,

    ce qui la

    place

    au troisime

    rang

    des

    villes du dpartement) prsentait tous les traits de ce que l'on

    appelle communment un fief . Soit

    une

    commune originellement

    colonise par

    une population ouvrire fortement identifie

    une industrie

    d'Etat (un

    arsenal

    qui n'accueillait

    pas

    moins

    de

    trois

    actifs

    sur

    quatre

    avant

    la seconde guerre

    mondiale et

    n'en

    accueille plus

    que 15 %

    aujourd'hui),

    devenue

    emblmatique parce que marque

    du sceau d'une triple autonomie.

    Une

    autonomie

    administrative

    rsultant d'un droit de

    cit arrach

    en

    reconnaissance de cette

    dominance

    ouvrire puisque la ville

    accde, aprs

    bien des

    vicissitudes, son

    indpendance

    en

    1909

    ;

    une autonomie

    politique

    proclame

    par des municipalits socialiste (1909-1940)

    puis

    communiste

    (1945-2001)

    ;

    et une autonomie

    culturelle

    que

    rendaient clatante les

    formes

    de sociabilits

    dployes.

    Pour toutes ces raisons, Lanester

    aura

    reprsent,

    proprement parler, l'idal type du territoire ouvrier.

    Partiellement affranchie des logiques de positionnement

    et de

    reconnaissance induites par la seule

    dtention des

    capitaux conomique,

    culturel

    et social

    tel que Pierre

    Bourdieu

    les avaient dfinis, cette scne

    lanestrienne

    aura

    rserv durant prs d'un sicle

    ses

    rsidents des

    modalits d'accs

    particulires

    aux champs politique et sociable. Mais

    pour

    tre singulire, cette

    mme

    scne

    ne

    m'en

    paraissait

    pas moins trop l'troit

    dans ce que l'auteur

    de Ce

    que parler veut

    dire nommait

    un march franc10

    .

    Car,

    loin d'tre

    assimilable

    une enclave compltement

    marginale

    et

    soustraite

    aux

    logiques en question, l'espace social communal scrtait des

    hirarchies

    entre

    les

    habitants qui n'taient pas

    sans

    faire

    penser

    aux

    formes

    qu'elles

    revtaient

    et aux critres

    qui les fondaient ailleurs qu' Lanester,

    9.

    Brunet (J.-P.)/

    Saint-Denis la

    ville rouge. 1890-1939.

    Socialisme

    et communisme

    en

    banlieue

    ouvrire,

    Paris, Hachette, 1980

    ; Hastings

    (M.),

    Halluin

    la rouge,

    Lille, Presses

    universitaires de Lille, 1991

    ;

    Fourcaut

    (A.), Bobigny,

    banlieue

    rouge,

    Paris, Presses

    de la

    FNSP-Editions

    ouvrires, 1986

    ;

    Molinari (J.-P.)/ Les ouvriers communistes, Thonon,

    L'Albaron-Prsence du

    livre, 1990.

    On

    lira

    galement, pour se

    replonger

    dans l'atmosphre

    intellectuelle

    du moment, l'article-plaidoyer de

    Sawicki (F.), Questions de

    recherches. Pour

    une analyse locale des partis politiques

    ,

    Politix,

    2, 1988, et Briquet (J.-L.), Sawicki (F.), L'analyse localise du politique. Lieux de

    recherche

    ou

    recherche de

    lieux

    ?

    , Politix,

    7-8,

    1989.

    10 .

    Bourdieu

    (P.), Ce

    que parler

    veut

    dire,

    Paris, Fayard, 1982.

  • 7/25/2019 Autour de l'Autochtonie - Jean-Nol Retire

    7/25

    Autour de l'autochtonie 125

    dans

    la

    socit franaise.

    Pour

    rsoudre ce dilemme,

    l'allusion

    l'autonomie

    relative

    desdits champs

    vient immdiatement l'esprit,

    comme une

    sorte de

    joker

    supplant bien souvent

    l'analyse

    de ce qui se joue rellement sur

    de tels territoires. Donner

    du sens cette

    autonomie

    relative , fournir les

    raisons

    de

    sa

    conqute

    et

    de

    sa

    permanence

    devenait une

    ncessit.

    En

    dfinitive, la double

    nigme

    de la prsence

    d'ouvriers

    dans les

    instances

    de

    reprsentation

    et de

    dcision,

    d'une part, et

    de

    la

    considration

    publique du

    style populaire, en politique

    comme pour

    les expriences les

    plus

    quotidiennes, de

    l'autre,

    rclamait

    une

    analyse que la notion de capital

    d'autochtonie allait contribuer

    tayer.

    Quelques

    mots

    d'explication quant

    la manire

    dont

    mes

    premiers pas sur

    ce terrain furent accueillis peuvent aider faire comprendre comment

    j'ai

    ressenti, au sens propre, le

    poids

    en mme

    temps que

    les ambiguts de

    l'autochtonie

    .

    Je

    venais

    d'effectuer

    des

    entretiens

    (dans

    le

    cadre

    d'une

    recherche intgre au programme de l'OCS

    auquel il

    a t fait

    allusion)

    Lorient au cours desquels mes enqutes (rencontrs au porte

    porte)

    n'avaient cess

    de dplorer

    ou l'inverse de louer le

    fait

    qu' ici, a n'est pas

    comme

    Lanester... . Alors

    que

    j'tais

    inscrit depuis

    plusieurs mois

    en

    thse

    avec un

    sujet consacr aux ouvriers du Choletais (autrement dit plutt

    catholiques, lecteurs de droite, pris dans des

    rapports

    de type

    paternaliste),

    l'ide me

    vint trs vite

    de

    troquer

    mes ouvriers des

    Mauges,

    de

    la chaussure

    et

    du meuble,

    pour ces

    Lanestriens la rputation d'irrductibles

    gaulois

    dont

    rien

    auparavant ne

    m'avait

    fait

    souponner

    l'existence. Ce

    fut

    donc

    par

    l entre

    de

    cette

    rputation

    clame

    et

    proclame,

    fantasme,

    stigmatise

    par

    les gens

    de l'extrieur

    que

    j'ai

    apprhend mon (nouveau)

    terrain

    et redfini

    mon sujet de thse

    :

    comment se manifeste

    et s'labore

    l'identit ouvrire

    ?

    Je n'tais alors pas conscient - mais

    j'y

    reviendrai la fin

    de cet

    article

    que

    j'tais

    victime du pire

    pige

    de la monographie : savoir

    que mon

    lieu

    d'investigation induisait

    ma problmatique (ce

    que l'on

    nonce

    communment

    par la formule le

    terrain

    cr l'objet

    ).

    Mais

    au

    fil de

    mes sjours l-bas (durant

    cinq annes, j'ai

    particip

    toutes

    les

    ftes publiques,

    beaucoup de

    ftes

    fermes,

    aux rituels

    en tous genres,

    etc.), je

    me suis vite rendu compte

    que je

    croisais toujours les mmes

    personnes durant

    ces

    vnements.

    Ralisant

    mes

    entretiens,

    j'ai

    galement

    trs vite pris conscience que

    j'tais,

    presque

    malgr

    moi, condamn

    fonctionner par grappes

    ,

    comme l'on dit

    (j'honorais

    mes

    visites moins

    vite

    que

    je n'emplissais

    mon

    carnet

    d'adresses), en

    tant incessamment

    recommand et

    introduit de proche en proche

    auprs

    de gens

    et

    de familles

    dont les connivences procdaient indniablement d'une trajectoire et

    d'expriences

    sociales, politiques,

    historiques

    assez

    semblables. Je

    me

    retrouvais

    chez

    les mmes,

    je

    circulais dans

    les

    mmes

    cercles, je suscitais

    chez eux la

    joie

    de

    raconter,

    de se

    raconter...

    Mais ds que je m'extrayais

    des

    quartiers

    o

    rsidaient ces familles

    ouvrires propritaires de

    leur

  • 7/25/2019 Autour de l'Autochtonie - Jean-Nol Retire

    8/25

    126

    Politix n

    63

    maison,

    ds que

    je m'cartais du feu de camp central (pour reprendre

    l'image de Halbwachs11) caractrisant ainsi la vie sociale des classes

    les

    mieux

    intgres,

    et que je

    me

    risquais

    au porte porte

    pour rencontrer

    les

    habitants trangers

    cette incandescente

    convivialit,

    j'tais pris de frisson.

    Pour

    tre

    aussi

    franc

    que

    Malinowski avouant

    tre

    reint

    par ses

    Trobriandais, je

    dois reconnatre que ces

    rencontres

    me pesaient.

    J'apprhendais ces

    visites

    domicile o l'on

    me faisait sentir que

    mon

    incursion n'tait pas

    vraiment

    bienvenue et o, source majeure de

    dsarroi,

    je devais bien

    souvent

    arracher les mots

    des

    enqutes dsappoints par ma

    grille

    d entretien. Tout se passait, en

    dfinitive, comme si la parole dlie

    des

    mmorialistes que

    j'avais dcid

    de dlaisser momentanment couvrait leur

    voix

    et

    leur

    imposait

    le silence sur l'histoire et les choses de la cit.

    C'est

    alors que l'inconfort

    de

    recherche

    eut pour vertu

    de

    m'amener

    repenser

    passablement ma problmatique

    originelle. Le

    contraste

    tait grand entre

    ceux

    qui

    me

    servaient,

    chaque

    rencontre,

    un vritable

    rcit

    fondateur

    (comme

    disent les anthropologues

    et

    les historiens qui s'intressent

    aux

    mythes)

    et

    ceux qui mconnaissaient

    cette

    pope communale nourrie de

    lignes

    militantes,

    de

    figures,

    de faits d'armes (la

    Rsistance, les grves, les

    crations

    associatives,

    les luttes politiques, etc.)

    et

    de hauts lieux

    locaux

    En dfinitive, j'avais

    commenc

    une thse

    sur la culture

    ouvrire

    et

    sur la

    tradition et je me

    retrouvais

    confront

    un

    processus d'appropriation

    symbolique

    de l'identit locale par des

    capitalistes

    de la mmoire12

    ,

    ceux-

    l

    mmes

    qui nageaient

    comme

    des

    poissons

    dans l'eau dans les

    arcanes

    municipales

    et

    associatives. Mon

    regard

    sur

    l'enracinement

    s'en

    trouvait

    alors

    passablement brouill : je ne pouvais plus le

    percevoir

    comme un

    simple support d'une identit

    sociale

    collective

    localement

    constitue (les

    Lanestriens, tous les

    Lanestriens,

    vus de

    /par

    l'extrieur) ds lors

    que

    l'autochtonie tait comme

    revendique,

    capitalise par

    une

    fraction

    seulement de la population

    qui,

    de plus, ne

    se

    gnait gure pour la dnier

    aux

    autres. Aussi devenait-il

    vident que l'autochtonie

    devait tre pense

    comme

    un rapport social s'tant construit

    avec

    le temps, ayant requis

    des

    dispositifs,

    s'tant

    forg et

    consolid

    par

    des

    discours

    mais

    qui,

    en aucun

    cas,

    ne devait

    se rduire

    la qualit objective

    de l'anciennet rsidentielle ou

    encore

    au

    fait

    d'tre

    natif

    du

    lieu.

    Dlaissant

    une

    vision

    par

    trop

    culturaliste

    qui porte toujours le

    risque

    de la synecdoque,

    j'allais

    me soucier

    des

    frontires,

    des

    partages et dcouvrir en

    quoi l'autochtonie est un enjeu de

    luttes entre

    les

    groupes rsidents,

    fussent-ils

    socialement

    proches.

    11 .

    Halbwachs (M.),

    La

    classe

    ouvrire

    et

    les

    niveaux

    de vie, Paris, Gordon et Breach, 1970

    [1913].

    12 .

    Lequin

    (Y.),

    Metral

    (J.),

    A

    la

    recherche

    d'une

    mmoire collective

    ,

    Annales

    ESC,

    1,

    1980.

  • 7/25/2019 Autour de l'Autochtonie - Jean-Nol Retire

    9/25

    Autour

    de l'autochtonie

    127

    L'autochtonie comme

    ressource

    de la sociabilit populaire

    A l'instar de maints territoires

    ouvriers

    (le fait est

    maintenant

    bien connu),

    Lanester

    vit clore dans les annes

    1930 un dispositif associatif

    largi,

    irrductible

    aux

    anciens

    encadrements

    ecclsial

    et

    laque

    institus

    dans

    le

    but d'assurer

    la

    jeunesse

    une formation agonistique

    (prparation militaire,

    fanfare, gymnastique)

    la veille de la guerre de

    1914-1918.

    Comment

    caractriser cette

    sociabilit qui s'clt

    trois

    ou

    quatre annes seulement

    avant

    le Front

    populaire et

    qu'est-ce qui la

    spcifie

    en tant que

    sociabilit

    ouvrire ? C'est

    le modle durkheimien de la

    solidarit

    mcanique,

    celui de

    la communaut assimilable

    un

    feuillet des cadres

    de vie

    et

    une trame

    d'expriences sociales

    o

    familles,

    compagnonnages de

    travail,

    interdpendances

    de voisinage,

    dcouvrent

    des ramifications inextricables

    qui vient

    l'esprit. Le

    foyer de cette communaut est constitu par

    des

    familles

    rsidentes

    formant

    une

    aristocratie

    ouvrire.

    Pourquoi dsigner

    ainsi

    ces familles

    ? Sans renvoyer

    l'acception

    lniniste,

    l'emprunt

    de ce terme

    se

    justifie plus prosaquement,

    me semble-t-il,

    pour

    mettre

    en exergue les traits particuliers cette microsocit. D'abord, ces

    familles

    ont

    ou

    ont eu, parmi leurs membres, des travailleurs bnficiant

    d'un

    statut,

    celui d'ouvrier

    d'Etat;

    ensuite, elles sont hritires d'une

    tradition locale

    ayant dpendu de

    la prsence

    drive

    hgmonique de ceux

    de

    l'arsenal

    dans les lieux de reprsentation, de dcision

    et

    de

    sociabilit

    fort rayonnement (nombre de participants, visibilit

    rendue

    manifeste au

    cours

    d'vnements

    relevant

    du

    calendrier

    des

    rjouissances

    locales,

    etc.).

    Le

    statut d'ouvrier

    d'Etat revt des implications sociales et juridiques,

    renvoie

    l'acquisition

    de droits

    et

    la

    croyance,

    plus ou

    moins fonde, en

    la conqute

    (syndicale) de ces

    droits,

    bref l'affirmation d'une identit consubstantielle

    la conscience de former

    une

    lite dans le

    monde

    ouvrier.

    Quant

    l'hgmonie, elle

    relve

    concrtement

    de

    la

    nature

    des mobilisations :

    mobilisation dans l'espace de

    production (collectif

    de

    travail

    de grande

    taille, syndicalisation prcoce, massive et active,

    fabrication

    d'uvres

    monumentales requrant qualification

    et secret), mobilisation

    dans l'espace

    rsidentiel

    (la

    rsidence ouvrire y est frquemment proprit jusqu'aux

    annes

    198013,

    les

    lieux publics s'imprgnent longtemps

    d'une

    esthtique

    ordinaire pour reprendre

    le

    terme de

    M. Verret et

    trahissent les

    modes de

    consommation populaires avec

    une dominance

    marque

    des

    commerces de

    13. Dans

    les quartiers

    anciennement

    populaires

    qui

    ont conserv ces dcors

    qui

    charment tant

    les

    classes moyennes, le march immobilier entrave depuis

    quelques

    annes

    la perptuation

    du

    groupe

    social

    local en interdisant l'accs

    la

    proprit,

    voire

    la

    location,

    des gnrations

    populaires

    d'aujourd'hui. Alors que

    l'accs au logement passait

    nagure frquemment

    par la

    cooptation

    (capital

    d'autochtonie) et obissait aux logiques de

    l'interconnaissance,

    le

    prix

    du

    march a eu

    pour effet

    de

    monopoliser

    entre les mains

    des

    agences

    immobilires

    et des notaires

    la tractation

    qui,

    il

    y a

    peu de

    temps

    encore,

    pouvait

    chapper

    l'anonymat du

    rapport

    d'argent.

    Ceci

    est

    une illustration

    de plus

    du

    processus

    d'obsolescence

    du

    capital

    d'autochtonie.

  • 7/25/2019 Autour de l'Autochtonie - Jean-Nol Retire

    10/25

    128

    Politix

    n

    63

    ncessit)

    et

    mobilisation dans les

    instances

    de pouvoir et d'animation du

    temps

    de

    loisirs.

    Au

    milieu

    d'un bassin de Lorient

    form

    d'une

    constellation

    de

    communes

    ayant

    accueilli

    depuis toujours de nombreux travailleurs de

    l'arsenal, Lanester se distingue par sa configuration historique o ces

    derniers,

    en

    raison

    de

    leur nombre,

    y

    ont

    adopt

    tendanciellement

    des

    pratiques de caste en instaurant un

    partage

    entre eux et nous . A ce

    partage, concourront jusque dans les annes 1970 le contrle informel de

    l'entre

    l'cole d'apprentissage de l'arsenal,

    les

    stratgies

    matrimoniales

    et

    l'accs

    coopt aux

    positions lectives dans

    les conseils

    municipaux, dans les

    conseils d'administration des

    associations,

    etc14.

    Durant

    les annes de jeunesse

    des

    anciens rencontrs pendant l'enqute,

    il

    rgnait sur l'unique

    stade de football, sur le

    seul terrain

    de basket et dans

    les

    locaux du foyer laque ainsi que dans les lieux publics,

    une

    confusion

    des

    motifs

    d'tre

    ensemble

    que

    nous

    avons

    nomme

    la

    raison

    brouille

    .

    Ce

    qu'illustre le propos qui suit :

    Du

    ct

    catholique, ils ne faisaient pas de bals... Ils faisaient de belles ftes

    mais...

    dans leur

    parc.

    Ils avaient leur cinma, leur foyer,

    ils

    faisaient leurs

    ftes o quand

    on

    tait

    jeunes

    c'tait interdit de

    danser.

    Nous

    autres,

    nous

    avions

    le

    Celtic

    cinma..., une

    grande salle..., a nous gnait pas de faire des

    bals...,

    alors

    nous les

    faisions

    ici dans le quartier des

    chantiers,

    dans

    une

    grande baraque..., la baraque de la

    cooprative..., alors, nous,

    le

    foyer

    laque

    et

    les

    boulistes aussi,

    ils

    faisaient leurs bals l, l'association

    de

    foot,

    ils le

    faisaient l et

    puis,

    chaque

    fois tout

    le monde

    se retrouvait ensemble...

    Non,

    mais

    c'est

    amusant

    quand

    j'y

    pense

    Au

    parti

    socialiste.

    ou

    sympathisant

    quoi..., la

    plupart...,

    ils mariaient mme leurs

    enfants...

    Bon, y avait les gens

    qui

    allaient l'glise

    qui s'taient

    volontairement retirs

    du

    circuit,

    ce

    qui

    n'empche pas

    qu'il y

    avait

    un responsable

    des boulistes,

    Job Corroller, qui

    venait pas

    au bal mais

    qui venait

    boire un

    petit

    coup avec

    nous

    quelquefois. .,

    a dpendait aussi

    des

    endroits o qu'on s'trouvait, ...par

    exemple,

    les

    footballeurs, les boulistes, ils s'trouvaient au caf aussi...

    Ajoutons,

    pour

    spcifier

    cette

    sociabilit dploye

    partir de

    ces annes

    1930

    jusqu'aux annes 1970, la

    revendication

    et

    l'affirmation fortes

    de

    l'entre-soi.

    Pour

    ne

    retenir

    qu'une illustration parmi

    d'autres de cette qute

    d'autonomie, on

    notera

    la propension

    des

    Lanestriens

    bouder

    l'Union

    sportive arsenal

    marine (l'USAM), dont la gestion

    et

    les activits

    s'inscrivaient

    dans

    l'entreprise,

    pour

    investir l'union

    sportive ouvrire

    lanestrienne (l'USOL) cre, gre par

    des

    Lanestriens et

    subventionne

    par la mairie.

    14. Pour tous les

    indicateurs

    que nous

    avons reprs et tudis dans le

    but

    de rendre

    compte

    des modes de production de la

    clture

    de cette microsocit sur elle-mme,

    ainsi

    que sur sa

    colonisation des lieux de reprsentation et de dcision, on se

    permet

    de renvoyer aux

    dveloppements de

    notre

    ouvrage

    dj

    cit.

  • 7/25/2019 Autour de l'Autochtonie - Jean-Nol Retire

    11/25

    Autour

    de

    l'autoch

    torde

    129

    Quelles furent les consquences de l'entre-soi

    et

    de cette imbrication

    des

    sphres de vie

    ?

    Au niveau social,

    une puissance

    intgratrice indniablement

    trs

    forte pour les

    familles arsenalises

    et, au

    niveau

    politique, une

    relative

    atonie

    militante

    : point

    besoin

    de proslytisme

    lorsque

    le sens du vote (auquel,

    notons-le,

    se rduisait

    l'engagement

    politique

    de

    la

    majorit)

    devient

    comme

    une

    respiration.

    Cet aspect du comportement politique mrite ici d'tre

    soulign

    tant

    pour

    sa reconnaissance

    en elle-mme que pour son

    ludation

    trop

    frquente

    dans

    une

    sociologie politique ouvrire

    longtemps

    complaisante

    l'ide de dfinir des bastions roses

    ou

    rouges comme

    des fourmilires

    de

    militants investis

    corps

    et

    mes

    et

    temps complet

    dans l'activit partisane15.

    A

    Lanester, il n'en

    fut rien. Les

    ressorts

    de

    la

    participation

    la sociabilit

    fortement

    municipalise et

    de

    l'adhsion aux programmes prns par

    les

    gauches, socialiste

    d'abord

    (jusqu'en

    1940)

    puis

    communiste ensuite

    (de 1945

    2001), malmnent passablement la typologie webrienne de l'activit

    sociale

    quelquefois

    sollicite

    pour

    penser

    les

    engagements

    (rappelons

    que

    l'auteur

    d'Economie et

    Socit distingue quatre idaux-types

    : affectuelle, traditionnelle,

    rationnelle en valeur, rationnelle en finalit). Ces ressorts de l'adhsion

    socialiste

    puis

    communiste

    procdaient

    largement

    de la proximit

    sociale

    avec

    le

    noyau

    de militants

    associatifs

    et politiques

    gratifis, en raison de

    cette

    proximit

    incessamment

    rvle, active,

    dmontre durant les

    interactions

    les

    plus

    quotidiennes, d'un charisme certain. Les multiples trajectoires de

    conseillers

    municipaux

    que nous

    avons

    reconstitues

    montrent

    clairement que

    la plupart avaient fait leurs premires armes dans

    des

    associations sportives

    ou

    but d'entraide avant d'tre sollicits

    par le

    maire

    ou

    d'autres conseillers

    et,

    ainsi,

    de

    se

    dcouvrir

    des

    dispositions

    la

    gestion

    municipale

    et

    la

    politique. Leur dvouement

    une

    cause -

    des

    causes devrions-nous

    dire

    plus

    justement

    tant

    ces hommes

    ne

    se contentaient que

    rarement d'une seule

    activit

    (mutualisme, sport, politique, club des jeunes,

    etc.) - constituaient

    les

    plus

    srs gages d'une confiance

    que

    venait

    souvent redoubler

    leur

    double

    qualit

    de

    travailleur de

    l'arsenal (ou d'apparent

    des salaris de l'arsenal) et

    de Lanestrien de souche.

    Il

    en

    est rsult pour ces candidats

    l'lection comme pour ces lus

    une

    capacit convaincre

    et

    mobiliser

    qui

    les

    dispensait formellement d'agir par

    la

    propagande

    politique.

    De

    ces

    hommes

    dvous,

    on

    retenait

    surtout

    (nos

    entretiens le confirment) qu'ils

    s'occupaient

    (bnvolement,

    cela

    doit

    s entendre sans tre prcis) du

    foot (entranement

    des

    jeunes),

    de la mutuelle

    (gestion

    des formalits

    administratives

    et des

    remboursements

    des frais de

    maladie oprs l'poque domicile), du thtre, de la boule, etc. On

    retenait

    15. La stigmatisation et

    la

    rputation quelquefois autoproclame des

    municipalits

    socialistes et

    communistes o

    une

    minorit d'acteurs seulement pouvaient tre engags intensment dans

    l'action militante locale ont pu

    participer de l'illusion que

    l'ensemble

    de

    la classe ouvrire

    rsidente

    ralisait son rle historique

    en manifestant

    sa conscience

    de

    classe et

    la

    vigueur

    de

    son

    engagement.

    Mes

    visites

    dans

    les

    maisons

    de retraite de Douarnenez et de Lanester m'ont assez

    vite

    fait

    douter

    de

    cette

    militance

    gnralise.

  • 7/25/2019 Autour de l'Autochtonie - Jean-Nol Retire

    12/25

    130

    Politix n

    63

    galement que

    certains,

    en raison de leurs

    comptences

    professionnelles (ce

    fut

    le cas

    notamment d'un dessinateur particulirement actif, socialiste

    dans

    sa

    jeunesse

    et

    qui fit plusieurs mandats

    en

    tant

    qu'adjoint

    Jean

    Maurice, maire

    communiste

    entre

    1953 et 1996),

    assuraient

    et

    avaient

    assur, toujours

    titre

    gratuit,

    la

    prparation

    au

    concours

    d entre

    l'arsenal

    laquelle j'ai dj

    fait

    allusion. Bref, c'est

    plus sous le signe

    du don

    de soi

    qu'en raison

    d'une

    ventuelle force de conviction

    et

    de persuasion idologique que ces hommes

    devinrent

    des guides et des

    porte-parole.

    Il

    devient impossible, dans ces

    conditions, de sparer,

    sinon abstraitement,

    les expriences

    qui

    ressortissent

    au

    domaine

    proprement

    politique de toutes

    celles qui

    relvent

    de

    la

    vie sociale

    en gnral. Nous n'en finirions pas de

    citer

    les exemples de personnalits (des

    hommes

    surtout, mais

    auxquels

    les conversations ne tardent jamais

    associer

    leurs pouses) qui avaient

    assum des

    responsabilits

    politiques

    l'issue

    d'un

    vrai

    parcours de

    la meritocratic locale16. Mais il

    est galement impossible

    de

    dissocier

    la

    vitalit

    des

    sociabilits

    de

    cette

    morphologie

    singulire

    se

    prtant

    la non-sparation des champs de pratique

    : lorsque

    le collgue de chantier

    a

    quelque

    chance d'tre en mme temps un voisin,

    un

    ancien

    copain

    du

    foyer

    laque,

    un parent loign ou un adjoint

    au

    maire, comment s'tonner que le

    vote prenne un sens particulier? Qu'une minorit

    assez

    large de

    figures

    connues puisse incarner un tel scnario d'interconnaissance et de confusion

    des

    statuts n'est

    d'ailleurs srement

    pas tranger

    l'ide

    que

    la

    communaut

    de

    rfrence est

    une

    grande famille17.

    Mais

    reste voir comment ce

    systme

    sociable reposant sur

    ses

    trois piliers qu'taient le collectif de travail, la

    famille et le territoire et tmoignant d'un trs fort

    degr

    de

    communautarisation des

    pratiques

    sociales

    (une

    communautarisation

    nullement

    exclusive,

    d'ailleurs, d'expriences

    prives) a

    volu.

    L'autochtonie

    :

    une

    ressource en

    voie d'

    bsolescence ?

    A

    partir

    des annes

    1970,

    la dmographie

    communale

    s'est solde

    par une

    diversification

    sociale rendue sensible par

    une double

    tendance : d'une part,

    l'implantation, longtemps

    timide,

    de

    catgories

    sociales

    chappant

    au

    travail

    16 . L'intrt de la sociohistoire,

    on

    le sait tient aux

    processus

    sociaux qu'elle

    nous

    permet de

    saisir dans

    la

    diachronie. La comparaison, du

    point de

    vue

    de la

    reconnaissance du mrite, entre

    cette scne lanestrienne et la

    configuration qu'a

    si finement analyse

    rcemment

    O. Masclet est

    trs

    clairante.

    Celui-ci montre prcisment que les

    investissements

    dans des

    activits

    d'encadrement

    sportif et socioculturel dont des jeunes maghrbins issus de l'immigration ont

    pu

    faire preuve dans

    les

    cits o ils rsident ne leur dlivrent aucun

    titre

    de

    lgitimit

    de

    la part

    des autorits

    politiques

    (Masclet (O.), La gauche

    et

    les cits. Enqute sur un rendez-vous manqu,

    Paris, La Dispute, 2003).

    17 .

    Comme il est assez malvenu,

    surtout dans

    la mme revue, de

    bgayer,

    je me permets,

    concernant ce lien entre la sociabilit locale et

    la

    sphre politique, de renvoyer le lecteur aux

    donnes

    ethnographiques

    qui

    maillent un article

    dj

    ancien : Retire (J.-N.), La sociabilit

    communautaire, sanctuaire

    de

    l'identit communiste

    Lanester

    ,

    Politix,

    13,

    1991.

  • 7/25/2019 Autour de l'Autochtonie - Jean-Nol Retire

    13/25

    Autour de l'autochtonie

    131

    ouvrier

    ou

    employ, de

    l'autre,

    une

    segmentation nettement

    plus

    affirme

    des classes

    populaires. En

    ce

    qui

    concerne

    ces

    dernires, la sparation entre

    l'aristocratie

    ouvrire

    locale

    compose des

    fractions historiques,

    propritaires,

    endocratiques18,

    tablies et

    respectables

    auraient dit

    Norbert

    Elias

    ou

    Richard Hoggart,

    et

    les

    catgories

    plus

    ou

    moins stabilises

    dans l'emploi, plus

    fragilises socialement

    et conomiquement, prend

    un

    clat

    nouveau avec l'accueil massif dans

    les

    cits d'HLM. Sous

    l'effet

    de

    cette

    mtamorphose

    de la population

    communale

    dont

    une

    partie est

    affecte par

    les

    processus

    de vulnrabilisation

    (pour

    reprendre

    une expression

    de

    Robert Castel),

    on aura

    vu trs

    clairement

    le

    systme

    sociable

    se

    scinder en

    deux composantes :

    -Une

    sociabilit

    non

    localiste, affranchie

    des rseaux

    prexistants,

    indpendante compltement de l'anciennet

    rsidentielle. Rcente,

    lie au

    dsir de

    pratiquer

    des

    loisirs

    nouvellement

    offerts,

    elle

    attire

    prfrentiellement les

    habitants

    caractriss

    par

    une certaine aisance

    financire

    et

    des dispositions culturelles, scolairement acquises, en phase

    avec l'offre

    culturelle

    la

    plus

    lgitime. Ces

    catgories

    ressortissent souvent

    ces univers professionnels qui se

    sont

    pleinement dvelopps depuis

    deux

    voire trois dcennies, savoir la sant, le

    travail

    social, l'enseignement,

    l'administration des

    entreprises,

    etc. Aucune autre

    ressource

    que

    celle

    prdisposant

    aux investissements culturels

    n'est requise pour la

    frquentation des lieux

    relevant

    de cette

    sociabilit-l. Dans

    ce cas,

    l'indpendance des sphres de pratiques o se ralise l'tre-ensemble

    (sociabilits

    des

    sphres

    prives

    et

    publiques, donc

    familiales,

    professionnelles, locales, associatives, etc.) se trouve tendanciellement

    ralise

    : on

    accomplit

    une activit de loisir sans

    pour autant y

    retrouver

    voisins,

    collgues,

    parents proches

    ou

    loigns, vieilles

    connaissances

    . La

    sociabilit,

    qu'elle soit

    vocation sportive ou culturelle, ne devient ni un

    prtexte ni

    une

    occasion pour ractiver

    ce qui se joue dans les autres sphres

    d'existence. Mais si

    on

    la qualifie de non-localiste,

    on

    l'aura compris, c'est

    que

    celle-ci, apparemment,

    ne

    requiert

    aucunement

    d'tre

    ici, de

    connatre

    beaucoup

    de

    gens

    d'ici et de

    se rclamer d'ici.

    Que des

    personnes

    enracines

    s'y retrouvent n'implique

    pas

    que l'enracinement soit une condition

    rdhibitoire

    leur prsence. Ainsi

    s'explique

    la

    place qu'y occupe

    la

    population

    lanestrienne de rcente implantation. A cet gard, la diffrence

    est grande avec le type suivant.

    -Une sociabilit de l'ancrage

    qui requiert

    ncessairement

    de

    l'anciennet

    rsidentielle

    et plus

    prcisment ce que l'on appelle le capital d'autochtonie

    soit,

    pour

    parler

    comme Bourdieu, un capital

    social

    dont la valeur

    deviendrait

    obsolte l'extrieur

    du march franc

    que constitue

    la

    18.

    Selon

    le

    mot

    de

    Bonnet (S.),

    Sociologie politique

    et

    religieuse

    de

    la

    Lorraine,

    Paris,

    Armand

    Colin,

    1972.

  • 7/25/2019 Autour de l'Autochtonie - Jean-Nol Retire

    14/25

    132

    Politix n 63

    commune de Lanester.

    Ce

    capital

    d'autochtonie

    dpend,

    on

    y a insist, de

    l'appartenance

    ou

    de la ramification au monde de l'arsenal et

    agit

    comme

    un

    ssame

    des rseaux

    de

    sociabilit

    o

    le style

    populaire

    peut

    s'panouir sans

    tre ddaign.

    Ce

    capital,

    n'chappant

    nullement ce

    qui,

    selon

    Marx,

    distingue

    un

    capital

    d'une

    ressource,

    fonctionne

    comme

    un

    vritable

    rapport

    social

    au sens o il concourt

    la diffrenciation des classes populaires

    rsidentes. En

    effet, cette

    sociabilit

    de

    l'ancrage

    ne

    peut tre qualifie de

    populaire

    qu'

    la condition de prciser

    qu'elle ne

    rserve pas d'gales

    chances d'accs

    tous ceux

    que

    l'on serait spontanment tent de ranger

    parmi ses

    publics

    de

    prdilection,

    savoir

    les catgories sociales les

    plus

    modestes. A titre

    d'illustration, les

    amicales

    de

    classes d'ge ou encore la

    Boule lanestrienne

    qui peuvent

    faire

    figure d'idaux

    types de

    l'association-souche et

    qui, apparemment, offrent

    une activit et une

    convivialit

    censes

    tre prises par des

    publics populaires,

    ne recrutent et

    ne

    rayonnent

    qu'au

    sein

    de

    la

    microsocit

    communale

    dont

    les

    huissiers,

    pourrait-on dire, appartiennent l'aristocratie locale.

    Ouvertes

    voire

    colonises par

    cette dernire,

    consacres par le pouvoir

    municipal,

    ces

    associations restent

    partiellement dsertes

    par ces

    autres Lanestriens

    aussi

    distants

    des

    sphres de dcision que

    des rseaux

    enracins.

    A ce stade du constat,

    et pour

    apprcier

    le

    lien

    entre pratiques sociables

    et

    identit sociale, il convient de dfinir ce

    que l'on

    entend par

    rseau

    souche

    ou

    famille lanestrienne

    .

    En

    effet, on ne dit pas de tout le

    monde : Untel, c'est

    une

    vieille

    famille

    lanestrienne Cette

    expression

    rcurrente

    trahit

    le

    souci

    de

    nommer

    l'estime dont

    jouit

    toute

    personne

    repre

    par sa ligne. Mais cette manire de dfinir quelqu'un, en

    l'anoblissant

    en

    quelque sorte,

    l'adresse d'un tranger, oblige

    se

    dfier

    d'un

    objectivisme

    naf

    qui laisserait dduire de la

    seule

    anciennet

    rsidentielle

    la possession

    d'un

    tel

    titre

    de dignit localement consacre : de

    fait,

    on a

    pu constater souvent

    que

    de trs nombreux Lanestriens, rsidents

    depuis

    plusieurs

    gnrations

    mais

    souffrant

    de ne

    connatre aucun aeul

    dans la navale d'Etat,

    avaient

    de fortes

    chances

    de

    ne

    point se voir ainsi

    (re)connus. Pour reprendre

    une

    formulation

    savante devenue un poncif en

    sciences sociales, on dira que le

    Lanestrien,

    ainsi,

    s'invente . Cela

    signifie,

    d'une

    part,

    qu'il

    (ou

    que

    sa

    famille)

    marque

    sa

    contribution

    au

    procs de civilisation (locale), en ayant particip

    des

    engagements

    valoriss (en tant

    que

    rsistant, lu, etc.), en

    dtenant les

    ressources

    (largement tributaires de son appartenance individuelle ou

    familiale

    l'arsenal) propices

    l'expression

    de tel style de vie (normes domestiques,

    proprit,

    etc.) et,

    d'autre part, qu'il

    se

    voit dsign

    symboliquement

    comme

    Lanestrien, autrement dit qu'il se voit reconnu le droit

    d'tre

    et de se dire

    Lanestrien par la seule

    attestation de son

    intgration dans

    les

    rseaux

    que

    frquentent

    tous ceux

    qui

    auront fini par

    former

    la communaut de

    rfrence

    locale.

    La

    sociabilit,

    sous cet angle, est

    indissociable

    des modes

    de

    production

    identitaire.

  • 7/25/2019 Autour de l'Autochtonie - Jean-Nol Retire

    15/25

    Autour de

    l'autochtonie 133

    Dans

    cette

    mesure,

    il

    faut

    bien

    comprendre que si la possession du

    capital

    d'autochtonie

    agit

    comme un tremplin qui favorise l'entre dans

    des

    sphres

    de sociabilit

    voire

    propulse

    l'intrieur

    de

    ces dernires -, son

    manque

    constitue

    un frein

    en

    touffant

    la volont

    d'y

    pntrer. Les

    rituels publics

    (inauguration, expositions,

    pots

    d'honneur

    de

    toute nature tels

    que

    dpart en retraite d'un(e)

    employ(e)

    communal, commmoration, etc.) au

    cours desquels s'exhibent

    les

    stigmates de

    l'appartenance

    l'endocratie

    sont

    de ce point de vue des moments cruciaux o

    s'exprime,

    par

    l'aisance

    ou la

    complicit avec

    les diles,

    le droit

    tre

    invit

    et o s'impriment

    les normes

    et

    les

    qualits

    requises pour

    faire

    partie

    du

    srail. Les

    observations

    directes

    ou participantes19

    de trs

    nombreux vnements

    de

    cette nature nous ont

    ainsi fait

    dcouvrir l'ingale propension

    relier entre

    elles

    les

    sociabilits

    domestiques (famille,

    amis,

    collgues de travail,

    etc.)

    et

    publiques (rituels

    municipaux, associations, etc.) ingale propension

    qui permet

    de

    distinguer prcisment l'endocratie

    des

    autres

    groupes

    rsidents.

    Quiconque

    est tranger celle-ci

    ne

    jouit

    pas

    de la

    facult

    de se transporter aisment

    seul(e),

    en

    couple

    ou en famille d'un

    univers

    de convivialit vers

    un

    autre.

    Si

    j'oppose

    la sociabilit

    non

    indigne des classes plutt

    moyennes

    celle de

    l'ancrage

    rserve la

    population

    (populaire) de souche, c'est

    pour

    insister

    sur le fait que le

    capital d'autochtonie

    est la ressource essentielle que

    doivent

    possder

    les

    classes populaires voulant tisser des liens sociaux ailleurs

    que

    dans leur espace

    priv,

    tandis que les autres catgories

    sociales peuvent

    s'appuyer

    sur quelques signes de russite

    sociale et /ou

    de comptence

    culturelle pour s'en dispenser. A dfaut de

    penser

    en ces termes l'accs la

    sociabilit

    publique,

    on

    ne

    comprendrait

    pas

    que

    les

    populations

    les

    plus

    loignes du

    monde

    lanestrien

    de

    l'arsenal

    soient

    restes

    aux portes d'un

    champ sociable

    qui

    n'accueille plus

    que les

    retraits

    de

    la

    construction

    navale

    et les

    classes moyennes, les

    uns et

    les autres se mlant le cas

    chant

    mais pouvant

    aussi

    et surtout se retrouver

    spars

    dans leurs clubs de

    prdilection.

    Les

    observations

    que

    nous avons menes lors de la journe d'inauguration

    de la (nouvelle)

    mairie en

    1992, et

    qui

    montrent, s'il

    en

    tait

    besoin,

    la

    ncessit sociologique de

    tenir

    ensemble la sociographie des acteurs, la

    pratique

    elle-mme

    mais aussi

    le

    sens

    de

    la

    pratique, aident

    comprendre

    pourquoi nous rsistons tant l'ide d'un dcoupage

    des

    formes sociables

    qui,

    s'il

    permet

    de concevoir la sparation

    que

    vivent les Lanestriens

    19. Une

    observation

    dite participante consista rpondre l'invitation qui m'avait t faite de

    collaborer

    l'laboration

    d'une exposition

    accompagnant

    les

    festivits commmorant la

    cration

    de la

    ville

    (75e anniversaire).

    Cette

    opration fut, pour moi, une

    occasion

    inespre de

    comprendre la manire dont se concevait et se fabriquait

    l'historiographie

    locale

    (hrosation

    de

    rsistants et d'lus

    de

    la commune

    comme

    peuvent l tre

    les personnalits

    qui, accdant au

    panthon lanestrien, ont donn

    leur

    nom

    la toponymie),

    l'(auto)slection trs contrle des

    promoteurs

    et des producteurs de l'opration ainsi

    que

    le

    choix

    des registres (quels acteurs

    ?

    quels

    vnements

    ?...)

    de

    la

    mise en

    scne

    du pass

    communal.

  • 7/25/2019 Autour de l'Autochtonie - Jean-Nol Retire

    16/25

    134

    Politix

    n

    63

    extrieurs

    l'endocratie, rend aveugle

    ce qui fonde l'appartenance

    cette

    dernire

    : le pouvoir de jouer de ses

    multiples

    alliances.

    Dans

    son droulement formel, le programme de la

    journe

    tait

    le

    suivant :

    9

    h-12

    h

    :

    oprations

    portes

    ouvertes

    15

    h

    :

    inauguration

    officielle

    ;

    17

    h-19

    h

    portes ouvertes

    ;

    20 h-22 h :

    animation

    (thtre, rock,

    chorale)

    sur l'esplanade

    de l'htel de

    ville; 20

    h:

    les

    quartiers

    en

    fanfare

    (trois quartiers de

    cits

    d'HLM)

    avec

    dambulation prvue vers le centre-ville la nuit tombante pour

    assister

    un spectacle

    au laser ; 23

    h

    : bal

    populaire

    la

    salle des ftes.

    Ce

    programme correspondait parfaitement

    l esprit

    de fte et de

    rassemblement

    souhait, en

    conformit avec l'invitation formule sur des panneaux

    publicitaires urbains

    :

    Tous l'inauguration de notre htel de

    ville

    Le

    droulement concret de la journe allait montrer tout le ct fantasmatique de

    cette incantation

    trs citoyenne. A l'incitation de quelques jeunes employs

    par

    les

    services

    municipaux

    d'animation

    chargs,

    vers

    20

    heures,

    d'ameuter

    la

    population

    des cits populaires, des

    groupes forms en farandole devaient se

    diriger vers

    l'htel

    de ville. A la

    faveur

    de ces

    parcours (sur

    le modle de la

    cavalcade organise

    par

    les

    coles laques de la ville),

    les dfils

    taient

    censs

    se

    dissoudre et

    se mler la foule

    prsente

    sur la vaste esplanade de verdure

    entourant l'htel de ville (l'esplanade

    Nelson

    Mandela).

    En

    rattachant

    ainsi

    les

    espaces

    habits

    et localement

    stigmatiss au centre ville

    et surtout

    au

    sanctuaire municipal, les lus escomptaient

    bien,

    le temps de l'inauguration,

    suspendre les processus d'exclusion

    sociale

    incessamment avivs par la

    rputation des quartiers

    et le sentiment de

    relgation

    des habitants. Ainsi

    s'ingniait-on

    raliser

    la

    fiction

    d'un

    corps

    civique municipal.

    Ce

    fut

    en

    vain,

    car

    le

    tmoignage

    vivant de la citoyennet

    auquel

    on avait pu rver

    allait

    achopper sur la rsistance ou

    l'indiffrence

    de la

    population

    vise. Les doutes

    exprims

    par Maurice Agulhon,

    inquiet du faible enracinement

    des

    valeurs

    rpublicaines

    dans

    l'esprit des simples gens,

    se trouvaient ainsi

    confirms

    :

    Parce

    que les principes du civisme rpublicain,

    crit-il, ne

    sont

    plus

    gure

    contests, la pdagogie de ce civisme s'est relche, sous prtexte qu'elle tait

    moins

    ncessaire.

    Menace par l'anomie

    plutt que

    par la dictature, notre

    Rpublique contemporaine

    est certainement plus fragile

    qu'on ne le dit

    usuellement20.

    A notre

    avis,

    loin

    de n'tre

    imputable

    qu'

    une dfaillance

    pdagogique

    dans

    la

    transmission

    des

    valeurs,

    les

    dfils

    et

    les

    animations

    de

    quartiers furent un chec

    retentissant.

    A contrario, les oprations portes ouvertes attirrent beaucoup de monde.

    Mais

    srement pas

    tout

    le monde.

    En milieu d'aprs-midi,

    trois

    discours

    furent prononcs : le premier par l'architecte, le deuxime

    par

    le

    maire

    et

    le

    troisime

    par le sous-prfet. On

    parla beaucoup

    de l'identit de la ville ,

    de concepts

    architecturaux ,

    de

    service

    public et d'usager

    ,

    de

    modernisme

    et

    d'horizon 2000 . Le spectacle son

    et

    lumire

    ne

    fut rien

    20.

    Agulhon

    (M.),

    Histoire

    de

    France,

    t.

    5

    :

    La

    Rpublique,

    1880-1995,

    Paris,

    Hachette,

    1998.

  • 7/25/2019 Autour de l'Autochtonie - Jean-Nol Retire

    17/25

    Autour de

    l'autochtonie 135

    d'autre

    qu'un

    hymne la localit le mot Lanester ,

    scand

    au

    laser,

    alterna

    avec le

    logo

    de la ville. Relatant le chemin parcouru

    depuis

    la

    cration,

    une

    voix off

    introduisit par

    ces mots

    l'vocation

    La mairie est un

    btiment

    charg de symboles de la

    citoyennet et

    de la Rvolution

    franaise qui

    a t

    l'origine

    des

    communes, symbole[s]

    de

    la Rpublique,

    symbole[s]

    du

    peuple

    qui en

    est

    le propritaire et lit

    parmi les

    siens ceux qui

    sigent au

    conseil

    municipal.

    Une exposition

    de

    photographies (une

    trentaine,

    trs grand

    format),

    ralise

    par le photographe du bulletin

    municipal,

    marqua

    galement

    l'vnement

    en

    inaugurant

    l'espace

    affect l'intrieur du

    nouvel

    htel de

    ville

    l'accueil de semblables manifestations culturelles. Intitule

    gens

    d'ici ,

    cette expo

    replaait

    symboliquement le nouvel difice dans

    l'paisseur de la vie quotidienne en donnant

    voir des

    Lanestriens

    anonymes.

    Mais

    l'instar

    de ces

    portraits,

    pouvait-on

    qualifier

    d'anonyme

    la

    foule

    qui

    se

    pressa

    au

    rendez-vous

    de

    l'opration

    portes

    ouvertes

    ?

    La

    rponse

    est

    partiellement ngative. Car taient prsents tous ceux et

    celles

    pour qui la

    dmocratie revt

    du

    sens en

    renvoyant

    une

    ralit vcue localement au

    quotidien. La

    plus

    belle des

    inaugurations

    en 39 ans

    d'exercice

    , lcha le

    maire

    (lu

    depuis

    1953 ) dans son discours prononc la gorge serre. Bien

    qu'adress l'assemble tout entire,

    un

    tel aveu fut entendu

    avec une

    motion mal dissimule (sourires et mmes larmes...) par les

    habitus

    de la

    sociabilit-souche, courumiers

    des

    vins

    d'honneur et surtout

    partageant entre

    eux

    et avec

    leur maire de communs souvenirs remontant assez

    souvent

    la

    jeunesse. Les

    quelques

    centaines

    de

    couples,

    de

    veufs

    et

    d'isols

    composant

    l'endocratie

    taient

    tous

    l,

    se

    congratuler,

    changer

    leurs

    commrages

    et

    leurs avis sur

    leur

    nouvel htel de

    ville,

    se

    souvenir

    des annes 1950 et

    1960, o la mairie

    comptait

    si peu d'employs

    que

    chacun

    y tait surnomm

    ou appel par

    son

    prnom...

    Quelques figures

    connues suscitrent

    les

    rires

    de

    l'assistance en s installant

    tour de rle au bureau du

    maire

    pour singer

    affectueusement

    celui

    dont

    ils

    connaissaient tous les tics gestuels

    (remonter

    son

    pantalon

    soutenu par de

    larges bretelles,

    par

    exemple) et

    langagiers. Bon

    nombre de commentaires

    entendus

    de la bouche de ces personnes tranchaient

    avec les propos tenus

    par

    les

    autres visiteurs.

    Les

    c'est la

    maison

    de

    Jean

    ,

    c'est

    sa

    conscration

    ,

    il

    termine

    en

    beaut

    ,

    il

    a

    bien

    mrit

    a,

    notre

    maire ,

    etc., fusaient

    d'un ton entendu pour marquer

    la

    solennit de

    l'vnement

    et

    signifier l'estime due ce maire btisseur21.

    Lieu

    polysmique

    21. En 1996, J Maurice choisit de laisser

    sa

    place de maire pour redevenir un

    simple

    conseiller

    municipal.

    La presse

    rgionale ainsi que

    de nombreuses personnalits

    du champ

    politique

    dpartemental, de droite

    comme

    de gauche,

    rendirent un

    hommage unanime

    ce

    maire

    btisseur,

    cet homme intgre, honnte et loyal dans la

    lutte

    politique comme

    la direction

    des

    affaires.

    Son

    successeur,

    un professeur en retraite, choisi par

    les

    instances fdrales du PCF plus

    que

    port par

    les

    rseaux de

    souche,

    ne parvint jamais

    se faire admettre comme un Lanestrien

    part

    entire.

    Citadin

    d'adoption,

    il

    parle avec

    des

    mots (nous confiera

    la veuve d'un

    ancien conseiller

    municipal)

    quand

    Jean

    Maurice,

    lui,

    parle

    avec son

    cur

    .

    Devenu

    maire

    en

    1996

    sans

    lection,

    il

  • 7/25/2019 Autour de l'Autochtonie - Jean-Nol Retire

    18/25

    136

    Politix n

    63

    par

    excellence,

    la nouvelle

    mairie

    suscitait chez eux

    des apprciations

    charges

    d'allusions

    au

    nous

    .

    Ces

    remarques

    ne rencontraient aucun

    cho

    chez

    les

    autres visiteurs, les anonymes

    qui,

    d'implantation

    plus

    ou moins rcente

    avaient manifestement

    saisi l'occasion

    de

    s'approprier

    mieux leur ville en

    effectuant cette

    visite.

    Ces

    derniers

    donnaient

    d'ailleurs l'impression

    de

    n'tre

    inspirs

    que

    par les qualits esthtiques du btiment et du

    mobilier22.

    En

    interrogeant, dans

    les

    semaines qui

    ont suivi

    cette

    inauguration,

    des

    Lanestriens qui rsidaient dans

    les

    HLM de la ville,

    nous

    avons

    pu prouver

    le

    foss

    qui

    les sparait des

    participants

    cette

    journe.

    Non

    seulement

    ils

    avaient t absents de l'opration portes

    ouvertes et

    avaient dsert le

    buffet

    offert

    tous

    pour

    l'occasion,

    mais

    la

    plupart

    d'entre eux nous

    avourent

    encore toujours

    ngliger

    la

    lecture du

    bulletin municipal,

    mconnatre nommment leurs lus

    et

    avoir ignor l'invitation

    lance

    pourtant avec force publicit sur les murs de la ville. Le btiment-mairie

    figurait

    leurs

    yeux

    ce

    lieu

    administratif

    que

    l'on

    frquente

    par

    ncessit

    ou

    bien

    encore ce lieu de

    pouvoir

    dont on se sent

    distant

    mais nullement un lieu

    charg d'histoire,

    d'expriences et

    de valeurs positives partages

    -

    ce

    qu'il

    est

    aux

    yeux de l'aristocratie

    populaire

    autochtone.

    Ressources d'autochtonie ou

    capital d'autochtonie

    ?

    Dans

    un petit livre o Marc

    Auge

    poursuit

    ses

    rflexions sur les

    volutions

    de

    notre

    socit

    postmoderne et

    sur l'ethnologie contemporaine,

    il

    dfinit ce

    qu'il

    appelle

    un

    lieu anthropologique

    dans

    les

    termes

    suivants

    :

    Si

    un

    sera

    dboulonn,

    et le

    PCF

    avec lui, aux

    lections

    de 2001 par

    son concurrent,

    tte d'une

    liste se

    prsentant

    comme

    l'manation de la socit civile locale et rassemblant des

    socialistes,

    des

    associatifs et

    des transfuges

    du

    PCF.

    Cette lection ne

    signe

    pas

    une

    rupture totale.

    Fils

    d'ouvrier

    de l'arsenal,

    technicien

    retrait de l'arsenal, le nouveau maire avait t pressenti par J Maurice

    lui-

    mme pour lui

    succder, avec l'assentiment bienveillant

    de

    la

    communaut

    de

    rfrence,

    alors

    mme qu'il

    commenait

    prendre quelque

    distance avec

    l'orthodoxie.

    Il allait mener

    sa

    campagne

    soutenu

    par un petit cercle de

    Lanestriens cr entre

    autres

    l'initiative

    de la

    fille

    d'un

    ancien

    conseiller socialiste

    de J

    Maurice, des

    communistes dus

    et des

    gens

    venus d'horizons

    divers de

    la gauche.

    Tout

    s'est pass

    comme

    si,

    contre

    le diktat

    des

    instances

    fdrales,

    les autochtones,

    d'une

    certaine

    faon,

    reprenaient

    leurs droits...

    Ce

    changement

    de

    municipalit ne

    se

    rduit

    bien

    videmment pas un conflit

    entre une

    liste

    du

    cru et

    une

    liste mene par un allogne. Nanmoins,

    la

    victoire de

    cet ancien

    communiste,

    ancien conseiller, ancien technicien

    l'arsenal et issu

    de trois

    gnrations

    de

    Lanestriens n'a

    tonn

    personne.

    22. Sans

    doute s'agissait-il-l

    d'une

    des manifestations les plus fortes de l'habitus de classe

    des

    catgories sociales les plus

    loignes

    de l'endocratie, qui traduisaient

    ainsi

    leurs dispositions

    fournir un

    jugement esthtique sans

    lien

    aucun,

    et

    pour

    cause, avec la signification profonde

    qu'avait

    aux yeux

    de

    cette

    dernire

    la

    construction de la mairie en

    tant

    qu'aboutissement de

    plusieurs mandatures, conscration du

    maire

    et

    sorte

    de baroud d'honneur de

    leur

    communaut. Songeons

    R. Hoggart se souvenant,

    alors

    qu'il tait

    jeune

    tudiant, n'avoir

    jamais pens qu'il tait

    possible d'avoir

    des opinions

    sur l'architecture

    et encore

    moins

    des

    opinions

    critiques. Les btiments

    [lui] apparaissaient tout simplement... (Hoggart (R.), 33

    Neivport

    Street,

    Paris,

    Hautes

    Etudes-Gallimard-Le

    Seuil,

    1991).

  • 7/25/2019 Autour de l'Autochtonie - Jean-Nol Retire

    19/25

    Autour de l'autochtonie 137

    lieu

    peut

    se

    dfinir comme identitaire,

    relationnel

    et

    historique,

    un

    espace

    qui

    ne peut

    se dfinir ni

    comme identitaire,

    ni

    comme

    relationnel, ni

    comme

    historique dfinira un non-lieu. L'hypothse ici dfendue est

    que

    la

    surmodernit est

    productrice

    de non-lieux, c'est dire

    d'espaces

    qui

    ne sont

    pas

    eux-mmes

    des

    lieux

    anthropologiques

    et

    qui,

    contrairement

    la

    modernit baudelairienne, n'intgrent pas les lieux anciens : ceux-ci,

    rpertoris, classs et promus

    lieux de

    mmoire , y occupent une place

    circonscrite

    et

    spcifique23.

    Si

    on

    cherche

    appliquer

    cette

    dfinition au

    Lanester

    que nous

    venons

    de dcrire,

    on

    prouve

    trs vite un

    embarras

    qui

    tient

    la pluralit des

    modes d'habiter existant

    dans

    cette

    commune.

    Car,

    lieu anthropologique pour les endocrates hritiers de la tradition,

    cette cit

    ne confine-t-elle

    pas de plus

    en plus

    un non-lieu

    pour

    les catgories

    rsidentes

    exclues

    symboliquement

    de la

    geste

    communale et s'auto-

    excluant concrtement de la sociabilit publique

    ?

    Quoi qu'il en soit, la

    mise

    en

    vidence des

    facteurs

    qui

    gnrent

    chez

    les

    endocrates lanestriens ce

    sentiment de vivre dans

    un

    lieu

    et non

    dans un non-lieu

    donne raison

    M.

    Auge

    quand il

    retient le relationnel, l'identitaire

    et l'historique.

    Mais la

    question se

    pose

    cependant de savoir ce qu'il en est dans

    des

    lieux qui

    chappent

    ce qu'Olivier Schwartz appelle

    le noyau

    dur

    et historiquement

    dpass

    des

    univers sociaux des classes

    populaires

    et

    qui correspondent

    ces mondes o la famille

    et

    le quartier sont au centre du

    rseau social

    et o

    les

    formes de sociabilit locale tiennent

    une

    place dcisive

    dans

    la

    vie

    quotidienne, [o] les esprances

    d'chapper

    la condition

    commune par

    l'accs

    d'autres statuts sont faibles [et pour lesquels] le

    monde

    extrieur

    [...]

    apparat

    hors

    de

    porte

    et

    est

    peru comme opaque, impntrable

    ou

    hostile24. Les enseignements tirs d'une tude mene sur le volontariat

    dans le champ de la protection civile vont nous

    permettre

    de quitter le

    noyau

    dur lanestrien, mais

    pour mieux reposer la question

    des

    enjeux de

    l'autochtonie

    en

    tant

    que ressource

    incontournable dont disposent les classes

    populaires pour

    favoriser certaines mobilisations25.

    Dans

    le cas des pompiers, les constats

    tablis

    partir des

    sociographies

    de

    corps

    nous conduisent

    rendre la

    vocation trs

    fortement

    redevable pendant

    le dernier

    demi-sicle coul de l'enracinement (anciennet rsidentielle)

    et

    d'un

    ethos

    hrit

    (grande

    probabilit

    d'avoir

    ou

    d'avoir eu

    -

    un

    parent

    pompier). Point n tait

    besoin

    un

    jeune

    nourrissant l'ambition de

    s'engager

    de possder d'autres qualits

    faire valoir. Aussi rpondaient

    l'appel

    majoritairement

    des ouvriers de

    bouche et

    du btiment,

    des

    ouvriers

    d'industrie, des

    agriculteurs

    et des

    artisans, tandis que les

    classes moyennes

    23 .

    Auge

    (M.),

    Non-lieux.

    Introduction une anthropologie de la surmodernit, Paris, Le

    Seuil,

    1992.

    24 .

    Schwartz (O.), La notion

    de

    classes populaires, Mmoire

    prsent

    en

    vue de

    l'habilitation

    diriger des recherches, Universit

    de

    Saint Quentin-en-Yvelines, 1998.

    25 . Nous nous permettons

    de renvoyer pour de

    plus

    amples prcisions

    notre article :

    Retire

    (J.-N.), Etre

    sapeur-pompier

    volontaire.

    Du

    dvouement

    la

    comptence

    , Genses, 16,

    1994.

  • 7/25/2019 Autour de l'Autochtonie - Jean-Nol Retire

    20/25

    138

    Politix n

    63

    dsertaient les casernes. Mais, depuis deux

    dcennies

    environ, se

    dessinent

    progressivement des mutations dans les profils du recrutement. Beaucoup

    de

    ces

    salaris

    et indpendants

    qui

    formaient

    le gros des troupes sont en

    train de

    s'effacer

    au profit d'autres

    catgories

    professionnelles sans

    que

    la

    diminution

    de

    leur

    poids dans

    la

    structure

    sociale

    puisse,

    l'exception

    des

    agriculteurs,

    servir

    en

    expliquer le

    retrait.

    L'volution sociale montre

    ainsi

    qu'il vaut

    mieux, si l'on est

    dsireux

    d'entrer

    chez

    les pompiers, tre agent

    municipal

    que

    maon et

    cuisinier, ouvrier

    de type industriel qu'ouvrier du

    btiment, appartenir

    au secteur public

    qu'au

    secteur

    priv, tre salari

    qu'artisan...

    Alors

    que

    tous taient nagure

    des enracins,

    ceux

    qui

    le

    demeurent encore

    (natifs

    de la commune ou d'une commune

    limitrophe

    avec

    des parents ou des

    beaux-parents indignes) sont

    les artisans

    et

    les

    ouvriers,

    l'exception des agents

    de l'Etat les

    moins

    enracins

    tant

    les

    cadres, les professions librales (quelques mdecins

    et

    pharmaciens) et

    intermdiaires.

    Condition

    ncessaire

    l'engagement des

    premiers,

    l'enracinement ne serait

    plus

    qu'une qualit

    superftatoire

    l'engagement

    des

    seconds. On s'aperoit

    ainsi

    que ceux

    qui

    pousent

    les

    profils

    socioprofessionnels

    des

    catgories hier majoritaires dans les casernes

    et

    qui

    le

    capital

    d'autochtonie ferait dfaut n'ont

    plus

    aucune

    chance d'endosser

    l'uniforme

    :

    une

    forte

    anciennet familiale sur

    le territoire

    communal,

    dans

    le cas des

    artisans

    et

    des ouvriers,

    reste leur plus

    sr moyen de contourner

    les

    obstacles

    leur engagement, alors qu'une

    telle

    anciennet, rduite ou

    inexistante,

    n'est

    plus

    requise pour celui des agents de l'Etat,

    des

    cadres ou

    d'une partie

    des

    scolaires.

    Ce

    changement

    procde de plusieurs facteurs d'ordres divers. On

    peut

    voquer l'obsession de la

    comptence,

    induite et

    entretenue

    par

    une

    fdration

    nationale dans laquelle les

    techniciens (ingnieurs

    du

    Conservatoire national des Arts

    et

    Mtiers notamment)

    occupent

    de hautes

    positions. La pression qui est mise sur la formation n'est videmment pas

    neutre

    et

    participe de la disqualification des anciens savoir-protger . Ce

    n'est pas un

    hasard

    si

    les

    profils

    les

    plus

    enracins

    correspondent aux moins

    brevets

    et aux plus prouvs, psychologiquement

    fragiliss

    par

    cette course

    la spcialisation et

    la

    qualification. Eux dont les motivations

    de

    l'engagement

    puisaient,

    comme

    celles de leurs pres, largement

    dans

    les

    gratifications

    nes de l'engagement civique et du don de soi

    la

    communaut, ils se retrouvent justifier

    une

    activit

    selon

    des critres qu'ils

    n'avaient pas imagins,

    savoir

    la

    disposition

    se

    former

    plus, toujours

    plus...

    comme si leur brevet de secourisme et leur

    savoir-faire ne

    pouvaient

    dsormais plus

    suffire. Mais

    cette

    volution n'est

    pas

    abstraire

    d'une volution des contextes de ralisation

    du don. Pour

    le

    dire

    brivement, les victimes, essentiellement des

    accidents

    de la route,

    ne

    sont

    plus des

    gens connus et susceptibles d'exprimer quotidiennement

    leur

    gratitude. De ce

    fait, le pompier a, d'une

    certaine

    manire, perdu

    de son

    rle

    auprs des

    seuls autochtones

    et

    se

    retrouve

    ainsi

    priv, contrairement

    aux

  • 7/25/2019 Autour de l'Autochtonie - Jean-Nol Retire

    21/25

    Autour de l'autochtonie 139

    gnrations antrieures,

    de la

    source d'estime.

    Ceux

    qui pensent leur

    engagement

    sur le

    mode

    traditionnel ptissent

    videmment

    beaucoup

    plus

    de

    cette

    mutation

    des

    types de sinistre et des profils

    des victimes que

    les

    volontaires

    qui

    le justifient de faon rationnelle

    en

    ne dissimulant

    pas que

    cela procde

    d'une

    stratgie

    professionnalisante.

    Enfin,

    il

    y

    a

    la

    plus

    ou

    moins grande

    disponibilit

    qu'offre

    la situation professionnelle

    pour

    les

    interventions (et

    mme

    la formation).

    Mais

    parler

    de disponibilit

    oblige signaler

    les

    entraves

    de

    plus

    en

    plus

    frquentes que

    rencontrent des

    pompiers harcels

    par leur patron, sans

    parler

    des jeunes

    dissuads

    de

    s'engager.

    Les raisons diverses qui expliquent

    cette attitude

    des

    employeurs touchent leur

    soumission aux logiques

    gestionnaires

    au

    dtriment de considrations de civisme

    ou

    de solidarit.

    Nous

    avons

    en

    effet

    remarqu

    que

    le comportement

    des

    employeurs tait

    largement

    dtermin

    par

    leur

    degr

    d'intressement

    aux

    affaires

    communales publiques

    et

    d'intgration dans les cercles de sociabilit

    et/

    ou

    de dcision

    politique.

    Selon

    leur position cet

    gard, ils

    concdaient une

    plus ou moins grande lgitimit au statut de

    volontaire

    de

    leur

    salari. Dans

    une commune o

    les lieux de reprsentation

    politique et

    les lieux

    de

    sociabilit sont

    imbriqus et

    investis

    par un

    employeur, sa marge de

    manuvre s'en

    trouve ncessairement

    rduite : un employeur occupant

    une

    fonction politique ou

    ayant

    des responsabilits en

    vue

    sur la commune, un

    employeur

    dirigeant de club de football

    par

    exemple,

    aura quelque scrupule

    rprouver l'engagement d'un de

    ses

    ouvriers de crainte de s'exposer des

    critiques

    relatives

    sa

    faible

    considration

    pour

    le

    bien

    public.

    Comme on

    le

    voit

    l,

    l'enracinement

    et l'hritage

    que

    l'on pouvait nagure

    considrer

    comme des ressources n'ont de chances de

    devenir

    capital

    d'autochtonie confrant une puissance

    (