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Collection dirigée par Laurent FELS Cahiers De Poésie I ISBN : 2-916090-33-9 Exemplaire Numérique Éditions Joseph Ouaknine http://www.ouaknine.fr/ [email protected]

Avec des contributions de

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Page 1: Avec des contributions de

Collection dirigeacutee par Laurent FELS

Cahiers De Poeacutesie I ISBN 2-916090-33-9

Exemplaire Numeacuterique Eacuteditions Joseph Ouaknine

httpwwwouakninefr mdash jouakninewanadoofr

Livre Ier

2

copy Les auteurs des Cahiers de Poeacutesie

Avril 2005

CAHIERS DE POESIE

3

Avec les contributions de

Eacutelisa Huttin Charles Legros

Nadine Baulesch Chakib Hammada

Geneviegraveve Deplatiegravere Eric Dubois

Roselyne Marty Franccediloise-Jeannin-Kazeroonie-Dezellus

Jenny Marty Claude Hiblot

Marie-Claude Marty Mary-Jo Andrich

Christophe Durand-Le Menn Laurent Fels

Les auteurs sont eux-mecircmes responsables du contenu de leurs textes

CAHIERS DE POESIE

4

TABLE DES MATIEgraveRES

Avant-propos 8

Premiegravere partie Œuvres poeacutetiques 9 Eacutelisa HUTTIN 10

Depuis 11 Nuit et jour 12 laquo Tanka raquo tresseacutes dans le deacutesert 13 De lrsquoautre cocircteacute 16 Parle-nous 17 Le pot aux recircves 18 Ici mais ailleurs 19 Reboisement 20 Un baromegravetre en porte-cleacutes 21 Siregravene siregravene 22 Streap-tease 23

Charles LEGROS 24 Ferme les yeux 25 La blessure 27

Nadine BAULESCH 28 Poeacutetrie 29

Chakib HAMMADA 30 Espeacuterances ravineacutees 31 Fahima 32 Lrsquoamour de demain 33 Les recircnes briseacutees 35 Nous eacutetions deux 36 Teacutenegravebres 37 Soleil-Matiegravere 40 Lrsquoatome coaguleacute 41

CAHIERS DE POESIE

5

Geneviegraveve DEPLATIEgraveRE 42 Les enfants courent accrocheacutes agrave leurs cerfs-volants 43 Toute une vie pour ressembler 44

Eacuteric DUBOIS 45 Hivernage 46 Silhouette 47 Lrsquoacircne sur la colline 48 Soir drsquohiver 49 Corpus de la nouvelle anneacutee 51

Roselyne MARTY 53 Pourquoi 54 Agrave mes parents 55

Franccediloise JEANNIN-KAZEROONIE-DEZELLUS 56 Nazak 57 Chanson en hommage agrave Ahmad Shah Massoud 59 Tant qui par agrave pour agrave 61 De lrsquoautre cocircteacute de la porte 62 Le hasard nrsquoexiste pas 63 La poeacutesie disparue 64 Sommeil sur la terre 65

Jenny MARTY 66 Lrsquounionhellip 67 Quand un ecirctre vous manque 69 Les acircmes esseuleacutees 70 Lrsquoamour 72 Lrsquoivresse de la vie 74 Poeacutesie agrave lrsquoinfini 75 Les roses de lrsquoamour 77 Psaume drsquoamourhellip Mais 79 Ton amitieacute eacuteternellehellip 81 Un deacutesert en pleurshellip 83 Une entente planeacutetaire 85 Crsquoest bientocirct Noeumll 86 De gracircce 88

Livre Ier

6

ESSEhellip 90 Sacrificehellip 91 Ta plume 93

Claude HIBLOT 95 Ougrave es-tu 96 Eacuteclisses 97 Cafards drsquoautomne 98 Tango 100 Tes larmes noires 102 Alors poegravete ougrave es-tu 104 La carpe est agrave lrsquoeau 105 La chanson de Chloeacute 109 Sage comme une image 112

Marie-Claude MARTY 114 Amour 115

Laurent FELS 116 Sans paroles 117 La Bibliothegraveque 118 Lrsquoattente 120 Degraves que 122 Flocons de neige 123

Deuxiegraveme partie Eacutetudes lectures et analyses 125 Mary-Jo ANDRICH 126

Soleil de la conscience 127 laquo LrsquoAlbatros raquo 135

Nadine BAULESCH 145 laquo Tableau raquo 146

Christophe DURAND ndash LE MENN 151 laquo Imitation du Cavalier Marin raquo 152

Laurent FELS 157 Saint-John Perse 158 Extrait du Chant X drsquoAnabase de Saint-John Perse 178

CAHIERS DE POESIE

7

Saint-John Perse laquo Le Mur raquo 194 Charles Sorel Polygraphe et poegravete de romans comiques201 Baudelaire laquo LrsquoHomme et la mer raquo 210

Livre Ier

8

Avant-propos

Le preacutesent livre constitue la premiegravere publication des Cahiers de Poeacutesie dont le but est de favoriser avant tout la creacuteation litteacuteraire La liste de diffusion1 est ouverte aux contributions des poegravetes peintres critiques litteacuteraires et chercheurs en litteacuterature

La livraison que voici est diviseacutee en deux parties la premiegravere

contient des poegravemes drsquoEacutelisa Huttin de Charles Legros de Nadine Baulesch de Chakib Hammada de Geneviegraveve Deplatiegravere drsquoEacuteric Dubois de Roselyne Marty de Franccediloise-Jeannin-Kazeroonie-Dezellus de Jenny Marty de Claude Hiblot de Marie-Claude Marty et de Laurent Fels Les auteurs proposent des textes sur diffeacuterents sujets qui constituent souvent des thegravemes drsquoactualiteacute

Quant agrave la deuxiegraveme partie elle regroupe principalement des

eacutetudes Mary-Jo Andrich ouvre ce volet par une analyse de Soleil de la conscience drsquoEacutedouard Glissant et par un commentaire sur laquo LrsquoAlbatros raquo de Baudelaire Nadine Baulesch enchaicircne avec une lecture de laquo Tableau raquo de Suzon Heacutedo Christophe Durand-Le Menn preacutesente une inter-preacutetation du poegraveme laquo Imitation du Cavalier Marin raquo de Malleville Les cinq textes de Laurent Fels ndash drsquoabord une bio-bibliographie de Saint-John Perse puis un commentaire sur un extrait du Chant X drsquoAnabase une lecture de laquo Le Mur raquo de Saint-John Perse un parcours de la vie et des œuvres de Charles Sorel et finalement une eacutetude sur laquo LrsquoHomme et la mer raquo de Baudelaire ndash clocircturent ce premier fascicule

LF

1 httpwwwcahiersdepoesieeurost

CAHIERS DE POESIE

9

Premiegravere partie

Œuvres poeacutetiques

CAHIERS DE POESIE

10

Eacutelisa HUTTIN

(France)

CAHIERS DE POESIE

11

Depuis

Lrsquooceacutean srsquoest tu srsquoest retireacute sous les galets Le bout de lrsquoicircle nrsquoest plus qursquoun vieux caillou mouilleacute Au creux drsquoune vague Lrsquoodeur des eacuteteacutes calcineacutes srsquoest endormie sous les brumes Leacutegegraveres comme les petits papillons bleus eacutepheacutemegraveres La vie mrsquoapprendhellip La chaleur rouge qui fait chanter le bois mort Le froid bleu qui glace lrsquoherbe verte qui dort Le frais transparent qui perle de roseacutee le deacutecor Le temps mrsquoapprendhellip Les matins deacutemaquilleacutes aux legravevres pacircles Les soirs nus aux apparences deacuteshabilleacutees Lrsquoattente du jour pour une nuit sans escale Lrsquoamour mrsquoapprendhellip Lrsquoimmensiteacute du si petit espace entre deux mains Ougrave plus que lrsquooceacutean lrsquounivers entier se retient Au creux sans vague Les doux parfums de la peau tiegravede qui srsquoeacuteveille Indescriptibles comme les ailes du vent invisibles

Livre Ier

12

Nuit et jour

Ombres leacutegegraveres doux voilage du soir La nuit se nourrit en ogre affameacute De toutes les deacuteclinaisons du noir Le sombre De tes ongles endeuilleacutes qui arrachent la terre Le profond De la nuit quand tombent les eacutetoiles eacutegareacutees Lrsquoeacutetouffant De lrsquoacirctre fermeacute qui brucircle en larmes de sang Brumes aeacuteriennes tulle frais du matin Lrsquoaurore srsquoabreuve agrave petites gorgeacutees De toutes les nuances de soie et du satin La clarteacute De ta peau eacuteveilleacutee qui caresse le soleil La leacutegegravereteacute Des nuages qui retiennent le bleu du ciel La fraicirccheur De lrsquoeau ougrave tant de mains cueillent la vie

CAHIERS DE POESIE

13

laquo Tanka raquo tresseacutes dans le deacutesert

Souvenir drsquooasis Les empreintes craqueleacutees Point drsquoeau asseacutecheacute Tournent en ronde les ombres Dans le soleil les vautours Courent les dunes Poussiegravere et vent de sable Lrsquoattente et le theacute Sous la tente srsquoeacuteteint le temps Goucirct de menthe et amitieacute Voix jaillie des pierres Tambourins et luths berbegraveres Chœurs en sarabande Battements rythmeacutes de khocircl Un regard pose et srsquoenvole Miroirs au soleil Flaques drsquoeau sans nuages Transparents mirages Rubans bleus glissent dans lrsquoombre Deacutevoilent chevelures sombres

Livre Ier

14

Passe le conteur Des enfants courent en riant Commence lrsquohistoire

Mots murmureacutes agrave lrsquooreille Sourire poseacute sur la bouche Fumet de tagine Paniers de figues et dattes Oranges sanguines Legravevres humides srsquoeacutevaporent Leur offrande est accepteacutee Or creacutepusculaire De lrsquohorizon flamboyant Mouvance du ciel Deacutenude le bleu et le bronze Vecirct chemise de baisers Tissus marchandeacutes Tapis brodeacutes partageacutes Accueille la nuit Voiles Touaregs sous la lune Lueurs de corps endiableacutes

CAHIERS DE POESIE

15

La course du vent La nuit souffle les areg1 Change les chemins

Sous la tente srsquoeacutetreint le temps La source est rose des vents Caresses drsquoalizeacute Sur le sable coulent les pas Srsquoestompent les traces

Nomade emporte sa toile Les yeux au ciel suit lrsquoeacutetoile

Eacutelisa et Olivier HUTTIN

1 laquo Reg raquo ou laquo areg raquo (mot invariable) deacutesert de pierres

Livre Ier

16

De lrsquoautre cocircteacute

Les bruits de pas se font familiers Les mains qui cognent les tours de cleacutes De lrsquoautre cocircteacute Ces bruits de pas qui trsquoeacutetaient familiers Ces mains qui cognaient et ces tours de cleacute De notre cocircteacute De part et drsquoautre les portes Srsquoimpregravegnent de lumiegravere du jour et des neacuteons Mais que lrsquoon entre ou que lrsquoon sorte Il est une face qui ne connaicirct que lrsquoombre et les deacutemons Tes bruits de pas se font familiers Tes mains qui cognent nos tours de cleacutes De notre cocircteacute Nos bruits de pas se font familiers Tes mains qui cognent nos tours de cleacutes De ton cocircteacute De lrsquoœil ouvert de cette porte Nos yeux srsquoapprochent de tes yeux fermeacutes Qui srsquoouvrent enfin de part et drsquoautre Et qui ne voient clair que drsquoun seul cocircteacute Nos bruits de pas te deviennent familiers Mecircme nos voix nos tours de cleacutes De lrsquoautre cocircteacute

CAHIERS DE POESIE

17

Parle-nous

Souviens-nous de nos ballades entre Mars et la Lune Quand tu me racontais les valses de dunes Mes parcelles de peau cherchaient agrave avoir chaud Sous lrsquoeacutetrange soleil Revois-nous dans le fond des riviegraveres Quand pour la premiegravere fois jrsquoai plongeacute dans le froid Mon enveloppe eacutetait bleue et cherchait la lumiegravere Dans le pur transparent Refais-nous notre dernier voyage Quand nous nrsquoeacutetions encore que des enfants drsquoeacutetoile Mon espoir eacutetait aussi clair que lrsquoair frais de la terre Sous la pluie et le vent Reacuteveille-nous

Livre Ier

18

Le pot aux recircves

Jrsquoai verseacute le pot aux recircves de mon imaginaire Dans la coupe de tes mains relieacutees Jrsquoai jeteacute le pot aux roses dans les airs Et laisseacute les peacutetales srsquoeacuteparpiller Le hasard aura fait le reste Rien ne srsquoest perdu tout srsquoest retrouveacute Le pot aux recircves a recueilli les peacutetales Dans des airs de chansons oublieacutees Le pot aux roses a suivi une rafale Et srsquoest poseacute dans tes mains affoleacutees Le hasard aura refait le reste Rien nrsquoa disparu tout srsquoest reacuteinventeacute

CAHIERS DE POESIE

19

Ici mais ailleurs

Perdue sous les eacutecailles du temps Dans le sens de lrsquoeau et du vent Perdue Dans tout ce qui se ressemble Une main une feuille qui tremble Tout est inconnu Un goucirct se souvient sur la langue Seul Un regard accrocheur se suspend Et reste seul Inconnu Les chemins se deacuteroulent agrave lrsquoinverse Sous les pas eacutegareacutes qui se pressent Pour nulle part Rien ne srsquoeacutevade par aucune porte Mecircme le vent nrsquoemporte rien Seul le miroir muet rapporte La peur dans les yeux Le regard oublieux

Livre Ier

20

Reboisement

Troncs jaunes en rangs drsquooignons Repeuplent le regard des hommes Effacent lentement les moignons Calcineacutes drsquoune forecirct monotone Sous mes paupiegraveres Loin des yeux du monde Une petite fille danse dans mes nuits Elle ne sait rien des cimes tombeacutees en poussiegravere De la suie de la cendre de la boue des orniegraveres Sous les bras verts pleins de vent elle rit Elle apprend des airs de ronde Crsquoeacutetait hierhellip Mais aujourdrsquohui Arbres drsquoailleurs grandiront ici Pour graver la meacutemoire des enfants Cacher les premiers amours interdits Et faire pleurer les vieux amants

CAHIERS DE POESIE

21

Un baromegravetre en porte-cleacutes

La cleacute de lrsquoavenir ouvre une rue sur lrsquoinconnu Une eacutetendue de sable bleu eacutechappeacute drsquoun sablier Qui se moque du temps qui passe La cleacute drsquoun souvenir ouvre la rue noire de monde Ougrave le temps reste au beau fixe pour le reste de lrsquoanneacutee Peut-ecirctre mecircme pour lrsquoeacuteterniteacute Deux cleacutes suspendues agrave un porte-bonheur Un baromegravetre en porte-cleacutes La meacutemoire se fixe sur les murs gris et les paveacutes Recompte les pas perdus pour te chercher agrave la ronde Et ne jamais te trouver Il nrsquoest pas de tristesse juste un regret sur le tard Drsquoavoir perdu en laissant carte blanche au hasard Les traces de tes pas Rien nrsquoest perdu elle a un porte-bonheur Un baromegravetre en porte-cleacutes Le temps et les horloges vident toujours les sabliers Le sien est presque vide encore quelques grains Jusqursquoau deacutepart drsquoun dernier train Qursquoimporte Elle nrsquoaura qursquoagrave fermer les yeux pour reacuteouvrir les souvenirs Mecircler la meacutemoire au recircve et pour le temps drsquoune histoire Venir srsquoasseoir agrave ta table Juste en serrant tregraves fort son porte-bonheur Un baromegravetre en porte-cleacutes

Livre Ier

22

Siregravene siregravene

Il a fait naufrage ce soir au large de son acircme lagrave-bas Bu les lames de fond briseacute les vagues casseacute le macirct

Un point sur la ligne drsquohorizon sous la ligne de flottaison Couleacute Les yeux ouverts les bras en croix toucheacute le fond

Les rayons de pleine lune percent le plafond en surface Elle entre dans la lueur elle ondule danse avec gracircce Elle un jour rejeteacutee sur le sable fin entre les varechs

Qursquoil avait sauveacute poseacute sur les vagues et son amour avec

Chaque soir de pleine lune elle revenait chanter sa brune Brisant son cœur fragile de sa voix cristalline des lagunes

Elle sa reine siregravene si frecircle entre les algues si femme Avait envoucircteacute de fragrances oceacuteanes et nocturnes son acircme

Il a largueacute les amarres ce soir deacutesancreacute lrsquoancre agrave jamais

Laceacutereacute en lambeaux ses voiles laisseacute deacuteriveacute le voilier Creveacute la coque du bateau en larges sourires de voies drsquoeau Sombreacute jusqursquoagrave son tombeau Une siregravene en son chacircteau

CAHIERS DE POESIE

23

Streap-tease

Pour toi mon Amour je soulegraveverai lentement mon voile diaphane Car il reste encore entre nous de larges prairies ombrageacutees Des contre-jours des paravents des brumes bleues oceacuteanes Que le soleil se plaicirct un peu plus chaque jour agrave dissiper Quand lrsquoair nous donnera la plus grande et pure des transparences Je quitterai sous tes yeux le dernier voile opaque qui mrsquohabille Sur de douces notes de musique je trsquooffrirai quelques pas de danse Et glisseront sur mes hanches mes vecirctements jusqursquoaux chevilles

CAHIERS DE POESIE

24

Charles LEGROS

(France)

CAHIERS DE POESIE

25

Ferme les yeux

Ferme les yeux petit(e) Ferme les yeux et imagine Dis tu vois la neige tomber

Et lagrave tu vois ce beau chapiteau Avance maintenant

En face de toi que des clowns Des nez rouges

Nrsquoouvre pas les yeux Continue imagine

Tiens un veacutelo des animaux Crsquoest quoi ce paradis

Tu es dans ton univers Regarde la lumiegravere

Celle que tu ne vois pas avec les yeux ouverts Continue imagine

Fais ton film Tiens me voilagrave

Lagrave juste en face de toi Je te tends la main

Prends-la prends-la Non nrsquoouvre pas tes yeux tu vas tout effacer

Regarde je te souris tu me vois Accroche-toi regarde la lumiegravere

Et lagrave ougrave es-tu Je ne te vois plus

Jrsquoai beau fermer mes yeux je ne te vois plus fais-moi un signe

Regarde jrsquoai mis mon nez rouge Je trsquoentends rire au loin

Livre Ier

26

Tu ris de joie Tu changes tu ris

Continues oublies ris Ris vie

attention jrsquoouvre les yeux et je suis en face de notre reacutealiteacute

Tu es lagrave assis sur ton lit Et moi je passe et je ne te regarde mecircme pas

Je continue avec mes petits tracas Et jrsquooublie mecircme qursquoil suffit de fermer les yeux pour changer de

vie

CAHIERS DE POESIE

27

La blessure

Et oui je suis une blessure Une blessure drsquoamour

Une vraie blessure Celle qui ne cicatrise pas rapidement

Et qui te colle agrave la peau Une blessure drsquoamour

blessure par balle Tireacutee par le cœur

Et non par un fusil Comment imaginer qursquoun cœur peut blesser ou tuer Pourquoi un mot si joli qursquoamour peut faire du mal

Mal jrsquoai mal Laissez tomber les urgences

Cette blessure lagrave reste agrave jamais Cette blessure reste tout simplement ouverte pour la vie

CAHIERS DE POESIE

28

Nadine BAULESCH

(Luxembourg)

CAHIERS DE POESIE

29

Poeacutetrie

Le chant des fers et lrsquoacircme des vers voilagrave ce qui mrsquoest cher

Quand le ciel devient rouge

et le cœur se reacutejouit au-dessus de ma ville

en dessous de mes yeux

Le chant des fers et lrsquoacircme des vers me montrent lrsquoinfini

Enfin

Lrsquoamour survit et deacutepasse la nuit

CAHIERS DE POESIE

30

Chakib HAMMADA

(Algeacuterie)

CAHIERS DE POESIE

31

Espeacuterances ravineacutees1

tes cris rejaillissent de mes espeacuterances ravineacutees ascension vertigineuse

drsquoun Nous amputeacute tu caresses impassible mes instincts neacutecrophiles

pour poser sur mes legravevres sensuelle et nue

la rengaine misogyne drsquoune harmonie briseacutee

1 Extrait de Triangle ouvert sur Fahima poegravemes preacutesentation de Kamel Bencheikh Editions Le Manuscrit (75011-Paris)

Livre Ier

32

Fahima1

mirage de tendresse ocirc soleil des amants maicirctresse de mes entrailles

toi mon cycle agrave mille temps sur les berges de tes legravevres pareil au moucheron je demeure suspendu

au frou-frou de ta voix

1 Extrait de Triangle ouvert sur Fahima poegravemes preacutesentation de Kamel Bencheikh Editions Le Manuscrit (75011-Paris)

CAHIERS DE POESIE

33

Lrsquoamour de demain1

Pour Souacircd

et la moisson vint souffler lrsquoorage et lrsquoeacuteteacute srsquoancra au cœur de ces vers humides et je trsquoaime mon amour au preacutesent de ton absence et mes rires transis souffreteux lancinants eacutetreignent le galbe de tes yeux miroitants et je trsquoaime mon amour au preacutesent de ton absence tu es lagrave et ta voix fraicircche sereine vibre dans mes yeux alourdis par la peine

1 Extrait de Triangle ouvert sur Fahima poegravemes preacutesentation de Kamel Bencheikh Editions Le Manuscrit (75011-Paris)

Livre Ier

34

et je trsquoaime mon amour au preacutesent de ton absence

et tes cris et mes cris belle farandole embrasent les racines de cette morne solitude et je trsquoaime mon amour au preacutesent de ton absence et demain mon amour et demain et toujours nos yeux confondus se conteront mille refrains et nous nous rirons des noirs chemins ougrave lrsquoangoisse megravere de tous les vices conjugue la peine et les amours qui se deacutefont et nous vivrons mon amour et nous vivrons dans toute sa pleacutenitude la vie notre vie confondus comme un

CAHIERS DE POESIE

35

Les recircnes briseacutees1

jrsquoai senti dans mon ventre un matin bleu-opaque tes legravevres-souvenirs

hurler dans mes yeux helliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphellip

Fahima-tendresse kholkhal de mon acircme

ton absence brise en moi les recircnes de lrsquoespoir

1 Extrait de Triangle ouvert sur Fahima poegravemes preacutesentation de Kamel Bencheikh Editions Le Manuscrit (75011-Paris)

Livre Ier

36

Nous eacutetions deux1

nos amours en eacutetiage se mirent sur les rivages de nos serments rideacutes

par les affres de ce recircve brutal ougrave se perd

lrsquoestheacutetique sauvage drsquoun poegraveme-matiegravere

souffles aphasiques qui ne chantent plus ce Nous eacutecheveleacute

qursquoenchaicircnent les tripes obscures drsquoun preacutesent inaccessible

miroir creux

ougrave se deacutebat la fureur drsquoune charge passionnelle

hier encore nous eacutetions deux

1 Extrait de Triangle ouvert sur Fahima poegravemes Preacutesentations de Kamel Bencheikh Editions Le Manuscrit (75002-Paris)

CAHIERS DE POESIE

37

Teacutenegravebres1

encore longtemps je me souviendrai de la brume relative agrave ce ruisseau de larmes

qui coule serpent sans joie au pied de ce Mur que

le vent du malheur dressa entre-Nous

je nrsquoirai plus conter ma peine agrave

lrsquooceacutean chant nonchalant que

Fahima coud aux rires muets du hasard qui peuple mes silences et deacutechire mes ardeurs

lrsquoadieu revit

sens oblique drsquoun amour lateacuteral

au souffle creux Brasero

1 Extrait de Triangle ouvert sur Fahima poegravemes Preacutesentation de Kamel Bencheikh Editions Le Manuscrit (75002-Paris)

Livre Ier

38

aux mille eacutetoiles qursquoune larme eacuteteint

Graine sereine sans Toi je ne suis plus

tiens reprends ce cœur drsquoalcools poussif teacuteneacutebreux vaseux

useacute par tes caprices bourgeois tes recircves

drsquoalios

je ne recircve plus je caresserai sans plus recircver

le souvenir du giron qui me dorlota veilla anima

megravere megravere Fahima vient de partir

pourquoi pourquoi

ce regard voileacute ces yeux baisseacutes cet air qui pue lrsquohumiliation ces

larmes eacutepineuses qui eacutecorchent lrsquoespoir

pourquoi srsquoaimer pour se haiumlr lutter joies contre peines

sans Toi je ne suis plus

CAHIERS DE POESIE

39

viens donc Fahima aube sereine

mrsquoaider agrave vivre ces joies non veacutecues

Livre Ier

40

Soleil-Matiegravere1

viens pareille agrave la mer un soir drsquoeacuteteacute caresser les rivages de mes entrailles avides sur les flancs de tes vagues il fait si bon recircver jrsquoaime agrave voir tes yeux se deacuterider ces soleils-matiegraveres qui dansent dans ta voix Sur ton front large et pur il fait si bon aimer viens sur le souffle drsquoune espeacuterance agrave la premiegravere lueur drsquoun sou- rire franc eacutechancrer mes recircves en deuil sous la foudre de tes yeux il fait si bon souffrir

1 Extrait de Triangle ouvert sur Fahima poegravemes Preacutesentation de Kamel Bencheikh Editions Le Manuscrit (75002-Paris)

CAHIERS DE POESIE

41

Lrsquoatome coaguleacute1

je nrsquoai plus agrave recircver sur un atome coaguleacute ou sur lrsquooreille maladroite drsquoun chaton sevreacute Retrouverai-je la seacutereacuteniteacute de cette aube enivrante ougrave jrsquoai vu mon cœur palpiter dans tes yeux jrsquoai encore dans la pacircleur de mes veines le souvenir hal- lucinant du jardin de ton corps ougrave dansent admirables ces bouquets de roses Blanches sur tes bras tes chevilles et ton cou lagrave jrsquoai inscrit sur le vide de mon acircme en lettres de roc sur une page-feu ton nom ta voix la douceur de tes yeux sans toi atome mon atome coaguleacute que serait la vie au cœur drsquoun clair poegraveme

1 Extrait de Triangle ouvert sur Fahima p24 Editions Le Manuscrit (75002-Paris) 4egraveme trimestre 2004

CAHIERS DE POESIE

42

Geneviegraveve DEPLATIEgraveRE

(France)

CAHIERS DE POESIE

43

Les enfants courent accrocheacutes agrave leurs cerfs-volants

Les enfants courent accrocheacutes agrave leurs cerfs-volants La blessure de ton autrefois srsquoenlumine au tiers-point de ton envol le balancier de tes souvenirs a frocircleacute le vertige Mais jamais un geste jamais un mot ne trsquoont trahi Les ombres bleues restent en eacutequilibre sur les flancs de la montagne Toi qui mrsquoexplores tu oses le miracle de la priegravere la gloire de tes legravevres de tes mains de ton ventre Je me mets agrave la merci des lois naturelles Blanche eacutemeute des mots Un quasar veille

Livre Ier

44

Toute une vie pour ressembler

Toute une vie pour ressembler agrave lrsquointerstice ougrave lrsquoon eacutecoute le sommeil Ton souffle hors du noir poussera tout alentour et eacuteclatera dans le vent Architectes frimas nous danserons aux bras de la voie lacteacutee

CAHIERS DE POESIE

45

Eacuteric DUBOIS

(France)

CAHIERS DE POESIE

46

Hivernage

Mon recircve a brucircleacute les terres geleacutees de lrsquohiver Crsquoest agrave lrsquoinstant ougrave jrsquoai mis les mains dans les poches

Tu vendais des journaux aux portes cochegraveres Je ne sais plus quand ni comment je trsquoai parleacute Sous la couette jrsquoai connu de longs hivernages

Degraves que possible jrsquoatteindrai les derniegraveres cimes Jrsquoai promis agrave lrsquoaube des mots les premiers Tu viendras mrsquoeacutecouter happeacutee par la rue

Dire mon souffle entrecoupeacute de rires Aux inconnus que nulle porte nrsquoarrecircte

CAHIERS DE POESIE

47

Silhouette

Encore un signe De toi

Consommeacute dans lrsquo Urgence

Vu qursquoune

Silhouette srsquoanimer Dans lrsquoair

Je ne trsquoai pas reconnue

Au milieu des contingences Jrsquoai penseacute un moment disparaicirctre

Le souvenir de toi Mrsquoa retenu

Jrsquoai laisseacute mes penseacutees lagrave

Elles bruissent sans Moi

Tu nrsquoes Plus qursquoune silhouette

Sans visage Maintenant le souvenir a creuseacute un

Sillon eacutetroit Comme une ride qui srsquoajoute

Au nombre des Jours

Livre Ier

48

Lrsquoacircne sur la colline

Demain jrsquoouvrirai les yeux Et ce sera un matin calme

Comme un chant eacutemouvant A entendre

Tu disais je fuis les jours

Jrsquoaimerais emporter avec moi Tous ces noms que jrsquoai appris agrave

Comprendre agrave aimer

La poeacutesie gagne agrave ecirctre connue Disais-tu parfois quand le temps

Se faisait plus menaccedilant Et qursquoon menait lrsquoacircne sur la colline

Pour y mourir

Jrsquoose espeacuterer disais-tu Jrsquoose

Que ceux qui viendront apregraves nous Se tiendront droits Les recircves on les fait Comme des enfants

Ils sont un peu de nous On les aime pour ccedila

Un peu plus humains chaque jour

CAHIERS DE POESIE

49

Soir drsquohiver

amp le soir vient tu tries des papiers importants

tu ranges des dossiers tu te rappelles les soirs drsquohiver

identiques

il y a bien longtemps deacutejagrave crsquoest toujours la mecircme appreacutehension

quand le soir drsquohiver tombe crsquoest la fin de lrsquoanneacutee

il faut faire vite

par la lucarne il y a les marronniers de la Voucircte

comme des signatures deacutecharneacutees sur le papier glaceacute blanc

de lrsquohiver

il y a bien longtemps deacutejagrave entre le Canal et la Marne tu es planteacute lagrave

agrave faire fleurir des souvenirs des cendres de quelques regrets

tu te rappelles tu courais les magasins sur les Grands Boulevards

Livre Ier

50

crsquoest toujours la mecircme appreacutehension mettre de lrsquoordre dans tout ccedila

agrave quoi bon agrave qui ccedila servira tu aimes te souvenir

crsquoest deacutejagrave ccedila mecircme si crsquoest incomplet inexact

les soirs drsquohiver identiques

CAHIERS DE POESIE

51

Corpus de la nouvelle anneacutee

Une nouvelle anneacutee Et tout mon ecirctre

Se libegravere Mes membres engourdis Appellent le vent le soleil Dans quelques mois

Une nouvelle anneacutee Et tout mon corps

Se deacutetache

Des liens terrestres De la matiegravere Et prend le pouls Du temps

Les questions laisseacutees sans Reacuteponse

Ne se posent plus

Car mon corps Eacutepouse les flancs De la colline

Jrsquoattends un ecirctre

Libeacuterateur Jrsquoattends

Livre Ier

52

Les mots Les premiers

Eacutenoncer la veacuteriteacute Ultime Transmise depuis Longtemps

La veacuteriteacute cacheacutee Oublieacutee

A partager A meacutediter

CAHIERS DE POESIE

53

Roselyne MARTY

(France)

CAHIERS DE POESIE

54

Pourquoi

Pourquoi toi Pour quelle raison cet acharnement de la vie

Pourquoi cette maudite nouvelle en ce jour de janvier Qui tel un nuage est venue assombrir un ciel si bleu

Pourquoi a-t-il fallu que cela trsquoarrive agrave toi Pourquoi la vie et le destin srsquoacharnent-ils contre toi

Moi-mecircme ne trsquoai pas eacutepargneacute et ajouteacute agrave ta souffrance Jour apregraves jour ton combat sera dur et difficile agrave supporter

Mais telle une ombre je veillerai sur toi au-delagrave de la Parce que tu es mon ami pour toujours [souffrance

Et ce depuis le premier instant de notre rencontre En ce jour ougrave le ciel eacutetait bleu

Au moment ougrave cet orage nous a paru si fantastique Pourquoi toi

Je ne le saurai jamais Mais je serai lagravehellip

CAHIERS DE POESIE

55

Agrave mes parents

Vous qui avez fait de moi un ecirctre courageux Et dont nous avons toujours partageacute lrsquoessentiel

Moi petite je vous voyais vous deacutebattre Dans les soucis et jrsquoavais mal au fond de mon cœur

Je me suis toujours ndash et encore ndash sentie rejeteacutee par mes fregraveres

Mais cela nrsquoavait pas drsquoimportance vous eacutetiez lagrave Quand jrsquoavais peur le soir maman tu me gardais pregraves de toi pour dormir

Adulte tu mrsquoas toujours aideacutee jamais je ne me suis sentie seule

Nous eacutetions les trois mousquetaires mais nous ne sommes plus que deux Et crsquoest lourd agrave porter la vie nrsquoefface pas les blessures au contraire

Jrsquoai besoin de toi maman pour continuer agrave ecirctre forte et digne

Je me sens si deacutesempareacutee cette anneacutee et plein drsquoamertume Envers ma fille que lrsquoon croyait avec nous

Jrsquoai des regrets pour la premiegravere fois de ma vie Six anneacutees gacirccheacutees par sa faute ses mensonges

Je dois maintenant reacuteapprendre agrave vivre avec ce regret

Mais je sais que je peux mrsquoappuyer sur ton eacutepaule Toi maman qui a toujours eacuteteacute lagrave

Pour votre gueacutepiot

Livre Ier

56

Franccediloise JEANNIN-KAZEROONIE-DEZELLUS

(France)

CAHIERS DE POESIE

57

Nazak

Il eacutetait une foi Dans lrsquoacircme drsquoun pays lointain

Une petite princesse Son pegravere eacutetait vilain

Sa megravere eacutetait tregraves belle Elle grandit dans un palais

Elle apprit en pension Elle eacutetudia loin de son pays

Dans un autre continent America

Pendant ce temps-lagrave Lrsquohistoire se fit

Elle srsquoappelait reacutevolution islamique Coupeacutee de sa terre natale

La princesse devenue grande se mit agrave voyager Se mit agrave photographier

Un jour arriva Je la rencontrai Crsquoeacutetait agrave Paris

Loin de son pays Dans une boutique

Elle se preacutesenta Elle y travailla

Et elle continua Drsquoerrer

De photographier De suivre sa destineacutee Celle drsquoune reacutefugieacutee

La sœur du Shah eacutetait lagrave

Livre Ier

58

La princesse survivra Mais un jour de froid

Un jour drsquohiver Celui de son fregravere

Nazak Pahlavi srsquoendormit Assise en tailleur Pour aller ailleurs Treize ans deacutejagrave

Lrsquoannonce fut faite Officielle

Par son cousin Reza Shah On lrsquoenterra

Pourtant Nazak eacutetait encore lagrave Dans mon esprit

Dans ma Vie Un jour arriva

Que sa cousine Leiumlla Alla la retrouver

laquo Un jour des teacutenegravebres jaillira la lumiegravere raquo dira Farah Ce jour arriva

La valise oublieacutee

Fut retrouveacutee Tel un treacutesor Non partageacute Jrsquoai deacutecideacute

De deacutevoilerhellip

CAHIERS DE POESIE

59

Chanson en hommage agrave Ahmad Shah Massoud

Pregraves de chez moi Je ne le savais pas

Il venait lagrave

Pregraves drsquoun jardin Avenue Raphaeumll

Elles eacutetaient (b)elles

Quelques poegravemes Gisaient sur le trottoir

Il faisait noir

Le lendemain Elles se sont eacutecrouleacutees

A la teacuteleacute

Pregraves de chez moi Je ne le savais pas

Il venait lagrave

Un mois plus tard Ils sont partis lagrave-bas

Pour la burka

Deux mois plus tard Chasseacutes drsquoAfghanistan

Les Talibans

Livre Ier

60

Dans le Pandjshir

Le Lion srsquoest endormi Toute une Vie

Pregraves de chez moi Je ne le savais pas

Il venait lagrave

Et toujours pas De belles stegraveles Avenue Raphaeumll

Et toujours pas

Deux belles stegraveles Avenue Raphaeumll

CAHIERS DE POESIE

61

Tant qui par agrave pour agrave

Demain jrsquoouvrirai les yeux Ils seront gonfleacutes de larmes

Comme une outre trop pleine Tant de peine

Demain jrsquoouvrirai les yeux Ils seront pleins drsquoamour Comme cet enfant recircveur

qui nrsquoa plus peur

Demain jrsquoouvrirai les yeux Ils seront pleins de haine Comme ce soldat fatigueacute

par la destineacutee

Demain jrsquoouvrirai les yeux Ils seront pleins de bleus Comme ce corps meurtri

agrave lrsquoinfini

Demain jrsquoouvrirai les yeux Ils seront pleins drsquoespoir

Comme cette femme aimeacutee pour lrsquoeacuteterniteacute

Ce soir je fermerai les yeux

Ils seront pleins de noir Comme cette nuit passeacutee

agrave espeacutererhellip

Livre Ier

62

De lrsquoautre cocircteacute de la porte

De lrsquoautre cocircteacute de la porte Il y a une sorte Drsquoanimal Deacutemon de mes nuits Diable de ma vie De lrsquoautre cocircteacute de la porte Il y a une espegravece De macircle Homme de ma vie Ombre de mes nuits De lrsquoautre cocircteacute de la porte Il y a une lumiegravere Tunnel de la mort Ou celle de la vie De lrsquoautre cocircteacute de la porte Il y a un bruit Courrier de mes ennuis Pas de mes amis De lrsquoautre cocircteacute de la porte Il y a une sonnette Celle que lrsquoon sonne Et je mrsquoabandonne Avec lui LrsquoAnimalhellip

CAHIERS DE POESIE

63

Le hasard nrsquoexiste pas

Le hasard nrsquoexiste pas Tout est preacutevu ici-bas

Une enfance Reacutesurgence

Le hasard nrsquoexiste pas Tout est attendu de lagrave

Pressenti Infini

Le hasard nrsquoexiste pas

Tout est en hibernation Ocirc sommeil Le reacuteveil

Le hasard nrsquoexiste pas

Tout est en congeacutelation Engourdi Par la Vie

Le hasard nrsquoexiste pas

Tout est une programmation Deacutesigner

Veacuteriteacute

Le hasard nrsquoexiste pas Il est en toi

Livre Ier

64

La poeacutesie disparue Faim drsquoanneacutee 20041

En cette fin drsquoanneacutee la poeacutetesse pleure lrsquoAsie du Sud-Est Et vous les poegravetes agrave vous drsquoobserver auriez-vous oublieacute Eacutevaporeacutees vos qualiteacutes Futiliteacutes Et votre cœur Et votre acircme A jamais endormis dans lrsquooubli de votre vie Laissez vos petites blessures de lrsquoautre cocircteacute de la porte Ocirc Marie Eacutecoute ma priegravere Inchallah Asie de lrsquoeau delagrave

1 Jeu de mots

CAHIERS DE POESIE

65

Sommeil sur la terre

Sommeil sur la terre Sommeil sous la terre Sur la terre sous la terre des corps eacutetendus Neacuteant partout Deacutesert du neacuteant Des hommes arrivent Drsquoautres srsquoen vont1

Omar Khayyacircm (1048-1131)

1 Le poegraveme est citeacute par Franccediloise-Jeannin-Kazeroonie-Dezellus

CAHIERS DE POESIE

66

Jenny MARTY

(France)

CAHIERS DE POESIE

67

Lrsquounionhellip

Doucement je te prends contre moi En caressant timidement de mes doigts Toute la surface qui eacutemane de ton ecirctre

Blanc immaculeacute qui ne demande qursquoagrave renaicirctre

Je vais griffonner quelques quatrains poeacutetiques Sur toi qui sont en attente des mots symphoniques

Afin de cacher ta nuditeacute pourtant si jolie Quand on la regarde tourneacutee vers lrsquoinfini

Ma plume boit ton eacutelixir couleur marine

Pour mieux griffonner sur le papier de Chine Quelques balbutiements envies et deacutesirs eacutepars

Qui peu agrave peu prendront leur envoleacutee vers lrsquoespace

Tu envelopperas mon corps devenu feacutebrile De tes pages remplies de mon encre indeacuteleacutebile

Et nous danserons en ne faisant plus qursquoun Sous une merveilleuse pluie discontinue drsquoembrun

Nous joindrons lrsquoosmose agrave cette chose agreacuteable

Qursquoest lrsquounion drsquoune feuille et drsquoune plume irremplaccedilable Pour le seul plaisir de nos regards tourneacutes vers lrsquohorizon

Dans un tendre va-et-vient nous serons au diapason

Laisse-moi eacutepouser les formes de ton ecirctre Au greacute du temps et de lrsquoespace

Et nous ferons renaicirctre Les seins de glace

Livre Ier

68

Sur le chemin Sans fin

CAHIERS DE POESIE

69

Quand un ecirctre vous manque

Tout est deacutepeupleacute autour de nous comme si Un agrave un les gens srsquoeacuteloignaient loin dici

En vous laissant seules et deacutesempareacutees Ainsi Quand un ecirctre vous manque crsquoest pour lrsquoinfini

Les journeacutees agrandissent les nuits aussi Tout devient inaccessible crsquoest une folie Le besoin drsquoaimer et de se sentir aimeacutees

Crsquoest une chose dont on ne peut pas se passer

Quand un ecirctre vous manque la vie est sans valeur Puisque seules nous sommes prostreacutees dans notre malheur

Aupregraves de la solitude agrave jamais pour toujours Faire un voyage vers le mal de vivre sans lrsquoonce drsquoun retour

Une destineacutee qui peu agrave peu au fil du temps blesse

Pour atteindre sans lrsquoombre drsquoun deacutetour nos faiblesses Un ecirctre nous manque et tout devient noir de jour en jour

Avec comme seule compagnie nos larmes face agrave ce deacutesamour

Avancer tout en souriant et croire encore en lrsquoamour Mais comment est-ce possible quand un ecirctre nous manque

Il ne nous reste qursquoun cercueil comme derniegravere planque A moins qursquoadvienne le baiser tant attendu drsquoun troubadour

Il est parfois bon de recircver mais seule face agrave la reacutealiteacute

La vie est autrement puisqursquoelle est agrave nos yeux deacutepeupleacutee De cette immense chose qursquoest le besoin drsquoecirctre aimeacutees Car quand un ecirctre nous manque crsquoest pour leacuteterniteacute

Livre Ier

70

Les acircmes esseuleacutees

Une rose est lagrave poseacutee pregraves drsquoun album agrave photos Quelques peacutetales sont tombeacutes sur le recueil des mots La piegravece sentait lrsquoencens et lrsquoespoirhellip Doucement la nuit tombe agrave pas de velours Le silence devient drsquoor agrave chaque carrefourhellip Sur un banc il y a un homme aux yeux hagards Precirct agrave passer une nuit de plus seul face agrave certains mauvais

[ regards (hellip) Une femme aux pas presseacutes srsquoarrecircte devant lui En lui donnant quelques sous et sa baguette de painhellip Elle lui glisse quelques phrases en cette nuit Froide et insensiblehellip Il est lagrave agrave regarder la gracircce et la beauteacute De cette apparition qui est agrave ses yeux Un don de Dieu Naturellement il accepte cette main (hellip) Peu agrave peu il reprendra en main son destin En croyant un peu plus agrave la viehellip La vie et ses secretshellip La vie et ses chagrinshellip La vie une fidegravele amiehellip Elle nrsquoest que mystegravere et infiniteacutehellip La femme nrsquoest qursquoune simple poeacutetesse Et crsquoest de par ses mots Qursquoelle taira les mauxhellip Elle reprend la rose qursquoelle caresse De ses doigts tout en recommenccedilant agrave eacutecrire de lrsquoautre Que peut-elle faire sinon devenir lrsquoapocirctre

CAHIERS DE POESIE

71

De toutes les acircmes esseuleacutees Sa tacircche est si simple ici sur terre Qursquoelle nrsquoest pas precircte de faire de sa vie un monastegraverehellip Bien au contraire Car jamais elle ne pourra se taire (hellip)

Livre Ier

72

Lrsquoamour

Pas un ecirctre humain ne peut se passer drsquoamour Mais combien sur la terre vive un deacutesamour

Lrsquoamour commence degraves le premier instant de vie Pour lrsquoenfant que lrsquoon met au monde mais aussi

Quand lrsquoamour reacuteunit deux personnes en srsquoaimant sans deacutetour Dans un partage et une confiance pour toujours

On ne peut pas aimer sans lrsquoonce de brin drsquoamour

On ne peut pas faire lrsquoamour sans lrsquoombre drsquoun sentiment Pour celui ou celle avec qui on veut chaque jour

Aimer deacutesirer afin de ne faire plus qursquoun Sur le mecircme chemin jusqursquoagrave lrsquoinfini main dans la main

En se frayant un passage vers une destineacutee remplie drsquoamour

Lrsquoamour de son prochain lrsquoamour des becirctes et de la nature Lrsquoamour nrsquoa aucune limite car notre cœur est assez grand Pour aimer se diviser se multiplier jusqursquoau deacutecuplement

Mais face agrave lrsquohomme ou la femme de sa vie ce que lrsquoon ressent Est diffeacuterenthellip Lrsquoamour doit ecirctre agrave lrsquoinfini le ciment du couple

Sans amour tout srsquoeacutecroule comme un chacircteau de cartes

Lrsquoamour brille dans nos cœurs et tant que nous verrons lrsquoeacutetoile Lagrave-haut dans le ciel se pavaner avec gracircce

Lrsquoamour que nous donnons sans rien attendre en retour Se perdurera sur lrsquoimmensiteacute de la terre et de toute sa surface

En laissant comme une couleacutee drsquoembrun sur les toiles

Faire ce don crsquoest un heacuteritage que nous laisserons pour toujours

CAHIERS DE POESIE

73

Lrsquoamourhellip

Livre Ier

74

Lrsquoivresse de la vie

Ouvre tes bras afin que vienne jusqursquoagrave toi Lrsquoivresse de la vie qui te mettra en eacutemoi Porte ton regard sur notre nouvel avenir

Et ramegravene sur tes legravevres ton sourire

Eacuteclate-toi jusqursquoagrave lrsquoinfini des temps En surfant entre les mers et les oceacuteans

Nrsquoaie pas peur drsquoaller vers tes lendemains Arpenter ce monde qui est ton destin

Ouvre grand ton cœur agrave ton prochain En lui offrant une envoleacutee en son sein

Le partage nrsquoen sera que meilleur tu sais Et puis en acqueacuterant lrsquoosmose tu seraishellip

Tu serais aux anges alors crois en lrsquoamour

En fonccedilant vers les portes des toujours Lrsquoivresse de la vie te tend sa main

Prends-la et ose Va vers ton chemin

Ne fais pas de ta vie un champ de bataille Mais un havre de paix sans lrsquoonce drsquoune faille

Donne-toi en partage en abaissant les barriegraveres Pour au fil du temps atteindre la lumiegravere

Abreuve-toi des plaisirs sans en devenir ivre Tout en gardant toujours cette joie de vivre

Accueil agrave bras ouvert lrsquoivresse de la vie Que tu cheacuteriras jusqursquoagrave lrsquoinfini

CAHIERS DE POESIE

75

Poeacutesie agrave lrsquoinfini

Belle Eacuteternelle Jolie Angeacutelique Poeacutetique Symphoniquehellip Poeacutesie De toi Jrsquoen reste inassouvie A lrsquoinfinihellip Quelquefois Je suis en eacutemoi Devant tes mots Qui sont agrave mes yeux Merveilleux Si beauxhellip Poeacutesie agrave lrsquoinfini Jrsquote tire mon chapeau Pour tes vers Deacuteposeacutes agrave pas de velours Sur notre terre En ce nouveau Milleacutenairehellip En toi Il y a des syllabes amp des voyelles Des ratures Le tout eacutecrit avec amour Dans de tendres murmureshellip Tu es tendresse

Livre Ier

76

Passion Finesse Bonheur Mais quelquefois Tu hurles agrave chaque carrefour Tes maux Douleurs Rancœurs Face agrave la socieacuteteacute (hellip) Poeacutesie agrave lrsquoinfini Tu es lrsquoamie La confidente De lrsquoeacutecrivain Qui ne peut rester en attente Drsquoeacutecrire encore et encore Sur ton laquo corps raquo Immaculeacutehellip Je deacutesire dans mon cercueil satin Un parchemin Entre mes mains Et poseacute avec tendresse Entre mes seins Ma poeacutesie pour lrsquoinfini (hellip)

CAHIERS DE POESIE

77

Les roses de lrsquoamour Une rose eacutetoileacutee Pour toi belle dulcineacutee Belle de jour Pour toujours Jrsquotrsquoaime mon amourhellip Une deuxiegraveme ma bellissima Pour trsquooffrir en partage Un sourire sur ton ravissant visage Laissant entrevoir des yeux Couleur bleuehellip Une troisiegraveme que je deacutepose Au creux de ta main Avec une bague Une prose Un bisou Puis tous nagerons dans la vague Formeacutee de perles de roseacuteeshellip Une quatriegraveme Pour te dire simplement laquo je trsquoaime raquo La cinquiegraveme au pourtour Oranger Pour ton corps de prsquotite feacutee Doucement je la glisse entre tes seinshellip La sixiegraveme est sur les draps satin Couleur eacuteternelle Celle de lrsquoamour Celle drsquoun jour Celle de toujourshellip La septiegraveme repreacutesente lrsquoeacutetincelle

Livre Ier

78

De ton regard amoureux de la vie Alors reste ainsi La huitiegraveme se pavane sur ton bureau Endroit magique ougrave tu eacutecris tes mots Face agrave une bougie Dansant au rythme de ta respirationhellip La neuviegraveme pour te dire laquo ti amo raquo Tout ce qui eacutemane de toi est si beau Que mon deacutesir est de trsquoemporter Vers un sublime destin Qui sera le nocirctrehellip Donne-moi ta main Offre-moi ton cœur Et je te couvrirais de fleurs Pour lrsquoinfinihellip Une deux trois (hellip) Roses Peu importe puisque que se sont les roses de lrsquoamour Des roses pour celle qui sera mienne un jour Des roses pour toi Alors laisse pour une fois Eacuteclater ta joie dans une de tes compositions Une prose Qui me mettra en eacutemoihellip Une rose eacutetoileacutee A jamais se perdure vers lrsquoeacuteterniteacute (hellip)

CAHIERS DE POESIE

79

Psaume drsquoamourhellip Mais encore

Aimerhellip Trsquoaimerhellip Je trsquoaimerais si fort

Jusqursquoagrave lrsquoinfini des tempshellip Mais encore

Je serais la femme maicirctresse Une douce caresse

Qui viendra la nuit dormir contre toi Et dans un eacutelan de tendresse

Tu mrsquoenlaceras au milieu des draps de soie Tu mrsquoemporteras jusqursquoau Mont-Royal

Jrsquoserais ton petit reacutegal Mais encore

Je te coucherais des psaumes drsquoamour A chaque carrefour

Et sans deacutetour Tu les attraperas au volhellip

Je deviendrais une parabole Afin que tu me captes lagrave ougrave je suishellip Je serais ton Aphrodite de tes nuits Et dans un tendre corps agrave corps

Nous irons en partance en gondole A Capri nous fondre dans les grotteshellip

Mais encore Je trsquooffrirais des matins cacirclins

En devenant une succulente papillote Que tu parcourras avec deacutelicatesse

De ta langue assoiffeacutee de mon laquo moi raquohellip Je te nommerais roi

Tu seras mon roi et je serais ta reine

Livre Ier

80

Et agrave tes pieds je deacuteposerais des psaumes drsquoamour Pour te conter mon ivresse

De toihellip Mais encore

Mais encore Mais encore

Sans tabous je serais tienne Mes mots seront douceur

Ma peau chaleur Mes legravevres assoiffeacutees Mon deacutesir reacutealiteacutehellip Mais encore

Des psaumes drsquoamour Pour toi mon bohegraveme

Des regards chaque jour Afin de me noyer dans tes yeuxhellip

Des laquo je trsquoaime raquo

De beaux poegravemes Un destin le nocirctrehellip Nrsquoest-ce pas merveilleux

CAHIERS DE POESIE

81

Ton amitieacute eacuteternellehellip

Que serais-je sans toi si tu me rejetais Au loinhellip Comme si tu me pieacutetinaishellip Jrsquone serais rien crois-moi Car mecircme si tu es marieacute(e) Jrsquoaurais toujours besoin de ton amitieacute Comment croire qursquoentre nous tout est fini Comme si rien nrsquoavait existeacutehellip Comment veux-tu que je trsquooublie toi mon ami(e) Puisque nous sommes lieacute(e)s Et que tu sembles encore mrsquoaimer Je caressais lrsquoespoir de te charmer Mais comment pourrais-tu te donner agrave moi Puisqursquoagrave nous deux nous pourrions tout briser Et taire agrave tout jamais cet amour que nous avons lrsquoun pour lrsquoautre (hellip) Soyons ami(e)s les meilleurs ami(e)s du monde Toujours lagrave pour toihellip Toujours lagrave pour moihellip Des larmes inondent Mon triste visage Mais crsquoest tout ce que je demande Ton Amitieacute Eacuteternellehellip Qursquoest-ce lrsquoamitieacute dans une vie Crsquoest beaucouphellip Crsquoest des Milliers de Nuageshellip Des Millions drsquoEacutetoileshellip LrsquoImmensiteacute Reacuteelle De deux ecirctres srsquoaimant pour lrsquoinfini Comme toi et moi Moi et toi En tant qursquoami(e)s

Livre Ier

82

Permets-moi drsquoecirctre un instant ton apocirctrehellip Celle qui sera lagrave Celle qui trsquoouvrira les bras Pour te consoler quand tout ira mal ici-bashellip Je ne veux qursquoune chose Ton Amitieacute Eacuteternelle Qursquoelle puisse grandir agrave petites doses Pour toujours agrave tout jamais se perdurer dans le tempshellip Sourire agrave chaque renouvellement de printemps Et passer les frontiegraveres en allant jusqursquoau firmamenthellip Je trsquoaime mon ami(e) Je trsquoaime tout simplement

CAHIERS DE POESIE

83

Un deacutesert en pleurshellip Cindy Eacutecoute ce hurlementhellip Il vient de mes entrailleshellip Crsquoest un cri de deacutesespoir et de ragehellip Je patauge dans un mareacutecage Depuis des mois et des mois A ne plus savoir quoi fairehellip Ocirc Je ne puis me taire Face agrave cette douleur amegraverehellip Jrsquoai beau lutter je ne trouve point la faillehellip Ma vie est plongeacutee dans un total deacutesarroi Un fosseacute grandit entre toi et moi Oui Entre nous il y a cet abicircmehellip Petite fille tu es agrave mes yeux sublime Une perle beacutenite des dieuxhellip Je trsquoai enfanteacutee dans la joie Je trsquoai donneacute la viehellip Un cadeau merveilleuxhellip Mais tu me manques tellementhellip Ton absence est un malheur Un deacutesert en pleurs Une oasis sans fleurshellip Cindy Jrsquoessaie de tatteindre sans le pouvoirhellip Des grains de sables nous seacuteparent Le vent du Sahara se deacutechaicircne chaque soir Un mot de ta part Un simple regard Mais rien ne se passe depuis ton deacuteparthellip Ocirc Mon Dieu POURQUOI Elle est mienne

Livre Ier

84

Et je veux qursquoelle me revienne Avant qursquoil ne soit trop tardhellip Une megravere qui se meurt Sans son enfanthellip Elle srsquoenfonce dans les profondeurs Nauseacuteabondes du neacuteanthellip Cindy Ton absence est un malheur Un deacutesert en pleurs Un oasis sans fleurshellip

CAHIERS DE POESIE

85

Une entente planeacutetaire

Les yeux larmoyants je fuis sans lrsquoonce drsquoun discours Ce monde qui malheureusement se perdure sans deacutetour Mais tenaces elles srsquoaccrochent les sangsues agrave ma chair

Pour me voir finir en lambeaux dans les entrailles de la terre

Ocirc Mer Deacutelivre-moi de cet enfer qui peu agrave peu mrsquoemporte Vers le neacuteanthellip Crsquoest un monde reacutepugnant qui me deacutegoutte

Un monde ougrave je nrsquoai pas ma place pour atteindre la porte Celle qui srsquoouvre sur ma destineacutee en partant de la troisiegraveme voucircte

Toi le ciel je veux voir ta colegravere entre tes eacuteclairs eacuteparses

Oui Crache ton venin sur ces ecirctres immondes et malfaisants Embrase la terre de tes larmes amegraveres sur toute sa surface

En eacutepargnant je trsquoen supplie les honnecirctes gens et les enfants

Amis volcans deacutechaicircnez-vous comme le feraient toutes les megraveres Unissons nos forces pour aneacuteantir la vermine du troisiegraveme Milleacutenaire

Et toi le tremblement de terre aspire-les au creux de tes viscegraveres Ensemble faisons leur face comme si lrsquoon reacutepondait agrave leur guerre

Pourquoi srsquoeacutecharnent-ils ainsi sans se soucier des conseacutequences A savoir qursquoils srsquoen mordront les doigts ici-bas ou dans lrsquoau-delagrave

Je fuis en courant ces malotrus vers un lieu sucircr avant que ne sonne le glas Comme tout un chacun je veux la seacutereacuteniteacute la paix la gueacuterison et lrsquoespeacuterance

Filez Des pestes vous ecircteshellip Pire que tout vous serez les oublieacutes de la terre Les deacutemons assoiffeacutes de chairs humaines ne feront qursquoune boucheacutee de vous

De vous agrave moi Eacuteloignez-vous vite vite de moi avant que le peuple devienne fou Car je nrsquoaspire qursquoagrave une chose dans la vie une entente planeacutetaire

Livre Ier

86

Crsquoest bientocirct Noeumll

Les rayons de magasins peu agrave peu se remplissent Les vitrines quant agrave elles srsquoembellissent Et derriegraverehellip Il y a des regards drsquoenfants envieux Chaque anneacutee crsquoest la mecircme chose Alors pourquoi pourquoi mon Dieu Pourquoi ne pas se battre pour une bonne cause Ces enfants sont notre avenir Ils ne sont pas ici sur terre pour souffrir Encore moins pour pleurer en ce jour Ils sont lagrave devant une triste nouvelle Car crsquoest bientocirct Noeumll Mais ougrave est donc cet amour Je parle de lrsquoamour maternel amp paternel Celui qui est eacuteternel Dans le cœur drsquoun enfant Je ne sais que faire Pour leur venir tous en aide alorshellip Alors je queacutemande Au peuple de la terre De leur tendre leur main De taire leur chagrin De leur offrir Un sourire En offrande Crsquoest bientocirct Noeumll Et oui Combien auront froid et faim Pendant que drsquoautres se rempliront lrsquoestomac Mon Dieu que la deacutecheacuteance humaine est tombeacutee bien bas Plus les anneacutees passent Plus il y a des douleurs horribles en surface

CAHIERS DE POESIE

87

Et les premiers toucheacutes sont nos petites tecirctes blondes Rejeteacutees abuseacutees violenteacutees par des ecirctres immondes Vous les malotrus passez votre chemin Crsquoest bientocirct Noeumll et soyez certains Que la becirctise se paiera un jour ou lrsquoautre Lrsquoenfant il est de toutes les races et de toutes les cultures Lrsquoenfant que lrsquoon vend lrsquoenfant que lrsquoon tuehellip Cet enfant-lagrave crsquoest le fils ou la fille de lrsquohumaniteacute Et nous en sommes responsables Soyez-en sucircrs Ma lutte continue Car agrave mes yeux il mrsquoest deacutesagreacuteable De voir un enfant blesseacute Qursquoil soit le mien le leur ou le vocirctre Drsquoavancehellip Un joyeux Noeumll

Livre Ier

88

De gracircce

De gracircce messieurs ne laissez pas le peuple en attente Mais offrez-leur je vous en supplie un avenir qui chante Personne nrsquoa le droit de deacutetruire un recircve comme la vie Qui aux yeux de tout un chacun agrave des valeurs infinies Si lrsquoon venait srsquoen prendre aux vocirctres afin qursquoils subissent Les mecircmes horreurs pour finir ensuite dans les abysses Je ne pense pas que vous approuviez une seconde Encore moins lrsquoideacutee de voir nos gestes immondes Il est important quelquefois de savoir inverser les rocircles Et de vous montrer que de tuer ce nrsquoest pas drocircle Ocirc Non messieurs vous causez tellement de malheur Que vous naissez avec une pierre agrave la place du cœur De gracircce quand aurez-vous compris que sur la terre Nous devons tendre la main aux terriens nos fregraveres Votre et notre devenir en serait agrave ce jour meilleur Le racisme est horrible et inconcevable agrave mes yeux Vous tenez entre vos doigts une bombe humaine La pire des choses ici-bashellip Messieurs crsquoqui me gegravene Crsquoest la souffrance que je vois au travers de lrsquounivers Et tout cela gracircce agrave vos horribles guerres De gracircce messieurs abaissez vos armes Afin que ne soient plus verseacutees les larmes Soyez pour le peuple des troubadours Apportant un message de paix et drsquoamour

CAHIERS DE POESIE

89

Ocirc De gracircce messieurs Cela serait merveilleux Si vous nous offriez Votre amitieacute

Livre Ier

90

ESSEhellip

Altesse Duchesse Princesse Deacuteesse Belles ivresses De nos jeunesses Prenez en partage la caresse Que je vous laissehellip Tout en finesse Sans aucune maladresse Je resterais la poeacutetesse Divine maicirctresse De mes mots nommeacutes deacutetresseshellip Crsquoest une promesse Figeacutee dans votre carnet drsquoadresses Au loin la paresse Plus de petitesse Par politesse A vos piedshellip Je mrsquoabaisse Pour vous deacuteposer mille tendresseshellip Drsquoune prosehellip Je resterais la diablesse Inassouvie drsquoun monde poeacutetique devenue enchanteressehellip Donnez-moi en plus car en douce poeacutetesse Je veux mourir drsquoivresse Au beau milieu des mots intituleacutes laquo caresseshellip raquo

CAHIERS DE POESIE

91

Sacrificehellip

Les yeux dans les yeux ils dansent comme si Crsquoeacutetait le dernier dernier jour de leur viehellip La valse semble eacuteternellehellip Elle si belle

Qursquoil ne peut deacutetacher son regard sur celle Qui a eacuteteacute son unique bonheur pour lrsquoinfini

Depuis leur rencontre elle lutte contre la maladie

En la faisant tournoyer il pense agrave sa bien aimeacutee Qursquoune larme coule sur son visage amaigri et rideacute

Mais que faire pour lui ocircter ses maux pour toujours Que faire pour ramener agrave moi ce microbe qui la tue

Ocirc mon Dieu Aidez-moi agrave sauver ma belle inconnue Si belle que pour elle je lui donnerais ma vie par amour

A genoux il embrasse la main de celle qui fut sienne

Depuis qursquoils se sont dit laquo OUI raquo le jour de leur mariage Puis il semble srsquoeacutevader un court instant comme sihellip

Comme si son deacutesir allait ecirctre exauceacute en lui donnant sa vie Et pourtanthellip Aux pieds de la belle une rose rouge saignait Comme si elle avait pris sur elle toutes ses douleurs et plaies

A son tour elle srsquoagenouille pour laquo le raquo regarder en caressant

Une par une ses peacutetales denteleacutes engorgeacutes de sang Puis elle se sent reconnaicirctre face agrave laquo cette fleur raquo qursquoelle a tant aimeacutee Car pour elle il a tout deacutelaisseacute pour ecirctre pour toujours agrave ses cocircteacutes

Dans la joie et les pleurs dans le bien ecirctre ou la souffrance Par amour pour sa belle il a fait don de sa vie sur une derniegravere danse

Eux deux si compliceshellip Quel beau sacrifice

A la plus belle des ambassadrices Qursquoil eut aimeacutee avec passion et deacutelice

Seule elle veillera sur cette rose couleur rouge sang

Livre Ier

92

Afin qursquoensemble ils puissent partir jusqursquoagrave lrsquooreacutee du temps

CAHIERS DE POESIE

93

Ta plume

Elle est lagrave sautillant Dansant Sur le papier blanc En y laissant sa trace En surface Au fil des pages Sans oublier la preacuteface Belle donzelle Que de mains trsquoont tenue Telle une sangsue Tu jouis encore de leurs preacutesences Pour jouer de ta prestance En y laissant quelques empreintes eacuteparseshellip Dans le temps jadis Tu eacutetais lrsquoamie fidegravele des eacutecoliers Qui fiegraverement te trempaient dans leur encrier Pour eacutecrire sur leurs cahiers Et que dire sur nos poegravetes disparus Ne posseacutedant qursquoune bougie comme eacuteclairage Ils vivaient de leur plume En admirant la brume Et les saisons volageshellip Prsquotite plume Trsquoassume Depuis la nuit des temps Des eacutecrits agrave nrsquoen plus finir Des livres messages Recueils contes bibles parchemins A lire

Livre Ier

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Et agrave relirehellip Hop Un plongeon dans lrsquoencre bleuteacutee Pour y deacuteposer Avec ta plume agile Des mots indeacuteleacutebiles

CAHIERS DE POESIE

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Claude HIBLOT

(France)

CAHIERS DE POESIE

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Ougrave es-tu

Ocirc ma fauve eacutegeacuterie Ma vipegravere ougrave es-tu Mors moi venin furie Je trsquoattends ougrave es-tu Malheureux badinage Tu ne mrsquoaimes plus Crsquoest un carambolage Je trsquoattends ougrave es-tu Jrsquoaurais recircveacute sans frein Ton corps tes reins nus Et mes mains sur tes seins Je trsquoattends ougrave es-tu Jrsquoaurais recircveacute en vain Et je trsquoaurais perdue Pour un oui pour un rien Je trsquoattends ougrave es-tu

CAHIERS DE POESIE

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Eacuteclisses

Ce nrsquoest que lrsquoeacutetincelle Et crsquoest deacutejagrave la braise Deacutejagrave lrsquoeacuteclisse sucreacutee Les eacutepices enfieacutevreacutees La reacuteglisse et la fraise Et ses legravevres cannelle Crsquoest encore la lisiegravere Et deacutejagrave la douce glisse Deacutejagrave la volute la caresse La soyeuse tendresse La fontaine aux deacutelices Enchacircsseacutee de lumiegraveres Bat mon cœur bat Chamade ou breloque Bat son plein bonheur Roule tambour pleure Danse chante moque Bat mon cœur aime-la

Livre Ier

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Cafards drsquoautomne

Rampants cadaveacutereux Les brouillards givrants Interdisent au soleil Drsquoeacutecarquiller les yeux Cafards drsquoautomne Pureteacutes taries Au bas du village creux Le ruisseau murmurant En un demi-sommeil Fuit son lit tortueux Cafards drsquoautomne Chœurs engourdis Depuis les toits honteux Srsquoeacutelegravevent peacuteniblement Sans savoir vers quel ciel Des moutons charbonneux Cafards drsquoautomne Ardeurs fleacutetries De son clocher anxieux Lrsquoeacuteglise obstineacutement Donne lrsquoheure artificielle Au pays besogneux

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Cafards drsquoautomne Meacutelancolie

Livre Ier

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Tango

Il est si beau le tango bleu Celui qui danse avec le feu Il est si fort le tango noir Celui qui danse le deacutesespoir La cumparsita si La paloma ya Plus fou plus langoureux Le tango rouge et noir Plus doux plus amoureux Le tango bleu drsquoun soir La cumparsita si La paloma ya Viens rouler dans mes bras Viens danser dans mes yeux Viens partager mes pas Viens chanter dans mon jeu La cumparsita si La paloma ya Allons danser veux-tu Chantons dansons sans cesse Allons chanter veux-tu Dansons chantons lrsquoivresse

CAHIERS DE POESIE

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La cumparsita si La paloma ya

Livre Ier

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Tes larmes noires

Jrsquoai lu tes larmes noires A tiacute Maria del mar Marie Marie-Mar A tiacute Marie Maria del Mar Maravillosa y feminina Corazoacuten y razoacuten de hermosura Claramente acata la ley divina De la clausura viva de la vida Jrsquoai vu tes inquieacutetudes et tes sourires heureux Jrsquoai lu tes moues joyeuses tes sentiments anxieux Jrsquoai reccedilu les souffrances les espoirs fougueux Ougrave tu puises ta force et ton rire contagieux A tiacute Maria del Mar poetica Caacutercel feliz de la belleza Aureo rostro celeste mirada Misteriosa fontana de alegriacutea Y de sabiduriacutea traviesa Jrsquoai lu les pleurs noirs dans tes yeux drsquoAndalouse Jrsquoai vu le deacutechirement le bourdon et le blues Jrsquoai bu les larmes chaudes dansant le flamenco Enflammant la torpeur de doux recircves indigo A tiacute Marie Maria del Mar Mar de los suentildeos infantiles Flor de las flores azules

CAHIERS DE POESIE

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Luces de la luce ardiente Tu canto es la rima caliente Effaccedilant la teacutenegravebre drue la jalouse la morose Lrsquoeacutetoile mysteacuterieuse illumine tes yeux de jais Et toi gracieuse tu passes raffineacutee virtuose Rose forte et deacutetermineacutee maicirctresse du palais Marie Maria del Mar Gouttelette de mer Deacutelicat eacuteclat de joie Tu vois le tintamarre Que ton sourire ibegravere Fais reacutesonner en moi

Livre Ier

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Alors poegravete ougrave es-tu

Alors poegravete futile nrsquoas-tu rien agrave pleurer Sauf ton petit cœur abandonneacute qui trisse Et qui migre rien rien de plus agrave proteacuteger Si ta plume agrave lisser aux reflets de Narcisse Alors eacutecrivaillon rien drsquoautre agrave meacutenager Que ton petit miroir petit toi preacutetentieux Et tes tristes amours et tes chagrins pisseux Tu dis que ccedila nrsquova pas trsquoas rien agrave ajouter Ah elle est belle ta plume jolie parure de paon Dans sa deacutemonstration de roue verte aux yeux noirs Ta deacutemarche de dindon lui fait rendre raison De mecircme ta poeacutesie et tes chansons agrave boire

Ta plume ne disais-tu pas ta Durandale Tu devais la porter si haut et pourfendre Les feacutelons et quoi hellip quoi cet appendice caudal Plumitif faceacutetieux rigolard et trop tendre A qui veux-tu faire peur et qui va srsquoy meacuteprendre Regarde ce clochard et ce chien bien en face Et dis-leur qui tu es dis-leur srsquoils veulent entendre Le deacutedain le meacutepris lrsquoindiffeacuterence ccedila trsquoagace Et pourtant elle est ougrave elle est ougrave ta hargneuse Envie de justice il est ougrave ton combat ougrave Sur le mur de ta chambre lrsquoaffiche racoleuse Le portrait du Che Et Mao et crsquoest tout

CAHIERS DE POESIE

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La carpe est agrave lrsquoeau

Crsquoeacutetait un soir Ou une nuit Un beau canard Bourreacute drsquoennui Cherchait des vers Solides en our Des rimes en lrsquoair Pour faire lrsquoamour Il en a marre Des gros tecirctards Canard bizarre Soixante balais Murs aux cerises Fada jobard Ouf et dadais Ado en crise Il en a marre Des gros tecirctards Bah ougrave est-elle Sa jolie canne La belle colombe Toute en dentelle Sa poule faisane Douce palombe

Livre Ier

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Il en a marre Des gros tecirctards Ougrave est lrsquoappeau Appel appeau Bah ougrave est-elle Dans sa dentelle Fille ingeacutenue Tombant des nues Il en a marre Des gros tecirctards Appeau Appeau Et alors Plaf Un vole de carpe Qui tombe agrave lrsquoeau Bah eh fais gaffe Ou je trsquoeacutecharpe Gros dindonneau Il en a marre Des gros tecirctards laquo ― Ah non pas dinde Je suis la carpe raquo Elle dit la dingue laquo ― Je suis si belle Jrsquoarrive drsquoInde Avec ma harpe En caravelle raquo Il en a marre Des gros tecirctards

CAHIERS DE POESIE

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laquo ― Tu trsquoappelles raquo laquo ― Marie Theacuteregravese La carpe qui rit Quand on la braise raquo laquo ― Tu sens la fraise Trsquoes tregraves jolie Trsquoes javanaise Trsquoes demoiselle raquo Il en a marre Des gros tecirctards laquo ― On fait lrsquoamour raquo laquo ― Cochon canard raquo laquo ― Trsquoes si jolie Jrsquoai tregraves envie Drsquoun gros panard Baisse lrsquoabat-jour raquo Il en a marre Des gros tecirctards laquo ― Cours toujours Zappe mes appas Tiens vrsquolagrave mon mac Un beau brochet De vingt balais Je lrsquoaime drsquoamour raquo Il en a marre Des gros tecirctards laquo ― Ah le tango Lrsquoa dans la peau Le flamenco

Livre Ier

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Et les toros Crsquoest son boulot A mon jojo raquo Il en a marre Des gros tecirctards Tu nrsquoauras pas Theacuteregravese Petit canard laqueacute Elle nrsquoest pas Antibaise Mais elle srsquoest deacutebineacutee Moraliteacute Y en a pas Des appas Y en a pas Non plus Zut ccedila ne rime plus

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La chanson de Chloeacute preacute-poeacutesie ado

Chloeacute ma belle Mon roudoudou Regard rebelle Petit bijou Tu lrsquoas eacutecrite Ta belle chanson Une reacuteussite Pleine drsquoeacutemotion Chloeacute ma belle Mon roudoudou Regard rebelle Petit matou Crsquoest une peacutepite Pour la moisson Des marguerites De la passion Chloeacute ma belle Mon roudoudou Regard rebelle Gentil tatou Viens dans la ronde Danse les vers fous Et lance agrave lrsquoonde Ton beau caillou

Livre Ier

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Chloeacute ma belle Mon roudoudou Regard rebelle Petit chouchou Fracasse la chaicircne Des mots jaloux De toi la reine Aux yeux cachou Chloeacute ma belle Mon roudoudou Regard rebelle Petit loulou Ouvre la cage Casse le verrou Peins le plumage Drsquoun beau vers doux Chloeacute ma belle Mon roudoudou Regard rebelle Joli coucou Libegravere la graine Et legraveve lrsquoeacutecrou De la rengaine Au cœur zazou Un gros bijou Comme un caillou Tombe dans les choux Pregraves drsquoun joujou Sur un hibou Qui srsquogratte les poux Au drsquosus des genoux

CAHIERS DE POESIE

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Et moi Jrsquote dis Chloeacute Merci Ma joie Jrsquoeacutecris Chloeacute Merci A toi Si si Chloeacute Merci

Livre Ier

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Sage comme une image Chanson pour Ethel

La belle Ethel est sage Comme une image Mais si mais si Elle dessine sur sa page Un eacuteleacutephant qui nage Un kiwi qui dit oui Une guenon qui dit non Et un serpent python Qui joue du mirliton La belle Ethel est sage Comme une image Eh si pardi Elle dessine sur la plage Avec des coquillages Un petit ouistiti Avec un gros bidon A chrsquoval sur un dragon Qui joue drsquolrsquoaccordeacuteon La belle Ethel est sage Comme une image Bah oui bah oui Dans le ciel de marelle Elle peint agrave lrsquoaquarelle Un canard rikiki Il cacircline un pigeon

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Qui roucoule sa chanson En jouant de lrsquoorpheacuteon La belle Ethel est sage Comme une image Ah bon ah si Elle gribouille une citrouille Et pregraves drsquoune grenouille La pie en bigoudis Monte agrave califourchon Le grand cameacuteleacuteon Qui souffle dans son clairon Ouistiti Rikiki Fait pipi Au lit Prsquotit coco Corico Fait du cacao Tout chaud

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Marie-Claude MARTY

(France)

CAHIERS DE POESIE

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Amour

Nuits bleuteacutees Chants drsquoalleacutegresses

Souvenirs tourmenteacutes En un soir drsquoivresse

Entendre au lointain Des rires drsquoenfants

Qui srsquoeacutegregravenent au loin Dans le printemps naissant

Une main qui caresse

Le dos deacutejagrave voucircteacute Du passant en paresse

De vie et drsquoeacuteterniteacute

Un sourire amorceacute Un espoir de promesses

Croire en lrsquohumaniteacute Et toujours avancer

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Laurent FELS

(Luxembourg)

CAHIERS DE POESIE

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Sans paroles1

Il est des nuits sans passeacute obscur chapitre de lrsquoHistoire terreur cris angoisses Silence Grand bourdonnement des heacutelices eacutetincelles volantes puis tout demeure en sourdinehellip

1 Extrait du recueil Paroles oublieacutees Paris Eacuteditions Le Manuscrit 2005

Livre Ier

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La Bibliothegraveque

Refuge magique Gardien de secrets Tombeau vivant des grands eacutecrivains comme Bossuet Feacutenelon Voltaire Baudelaire Saint-John Perse ou Proust Tous y ont laisseacute leur sagesse et y vivent ensemble mais non sans clivagehellip Lrsquoescalier en colimaccedilon menant au Premier Eacutetage comme lrsquoacircme des Poegravetes srsquoenvole vers des sphegraveres supeacuterieures Ce sont maintenant les Auteurs Antiques qui appellent le visiteur vers le centre de la sagesse Lecteur Sache qursquoen ouvrant une page de quelque livre

CAHIERS DE POESIE

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que ce soit Tu plonges dans un Univers qui ne trsquoappartient pas Les opinions peuvent srsquoopposer entre Philosophes ou Eacutecrivains comme des lettres noires sur une page blanchehellip Respecte-les toutes mecircme si elles peuvent te paraicirctre eacutetranges et appreacutecie le cadeau extraordinaire que les Penseurs et Hommes de Lettres trsquoont leacutegueacute Ce nrsquoest qursquoagrave travers Ta Personne qursquoils continuent de vivre agrave lrsquointeacuterieur et agrave lrsquoexteacuterieur de leur sarcophage en feuilles

Livre Ier

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Lrsquoattente

En regardant par la fenecirctre Tu ne vois que pluies et brouillard Pas un seul cri drsquooiseau ni un rayon de soleil Rien que de la grisaille Tristesse Les arbres ne portent plus une seule feuille Les fleurs sont effeuilleacutees sous lrsquoeffet Drsquoun vent inapprivoisable Un vrai paysage de deacutesespoir Crsquoest la saison que veux-tu faire Bientocirct les rues et forecircts seront couvertes Drsquoun voile blanchacirctre et eacutepais Et tu ne sauras plus distinguer ni lac ni prairie Noeumll approche agrave pas de geacuteant Fecircte des familles et de lrsquoamour Autour drsquoune grande table On est reacuteuni en toute harmonie crsquoest coutume Toutefois beaucoup de personnes sont seules Et abandonneacutees de leurs proches Surtout les gens acircgeacutes laquo dont on nrsquoa plus besoin raquo Comme le formulent les jeunes parfois Que ce poegraveme soit deacutedieacute agrave ces naufrageacutes du Temps Dont le chagrin a blanchi la chevelure Non sans peines ni douleurs Ils sont courbeacutes sous le travail de longues anneacutees

CAHIERS DE POESIE

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Ne les oublions pas et invitons-les agrave notre table Qursquoils soient remercieacutes de ce qursquoils ont fait Pour nous LrsquoEacutetoile bleue luira aussi pour eux

Livre Ier

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Degraves que

Degraves que tu seras partie la vie deviendra Insupportable pour moi Comment pourrai-je vivre sans toi Dans cette ville qui ceint la haine humaine Degraves que tes beaux yeux bleus se deacutetourneront Des miens pour fixer les vastes oceacuteans Qui nous seacutepareront pour un certain temps Je me rendrai compte agrave quel point tu me manqueras Degraves que tes cheveux flavescents seront Caresseacutes par les douces brises marines Et degraves que je ne sentirai plus ton parfum exotique La nuit eacuteternelle deacuteploiera son grand voile noir pour tuer Les derniers rayons de soleil Bien que nous soyons loin lrsquoun de lrsquoautre Notre amour ne sera pas moins fort Nos acircmes fondront et engendreront un nouveau jour Degraves que tu seras de retour pour toujours Sicut flumina per campum labuntur Ita animae nostrae una progredientur

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Flocons de neige

Lrsquoatmosphegravere est calme Il y a tregraves peu de vent un grand froid srsquoeacutetend sur Les champs et collines Des nuages cumuliformes srsquoapprochent lentement Et commencent agrave saupoudrer leacutegegraverement la surface Terrestre de leur divin blanc On dirait qursquoIreacuteneacutee mecircme srsquoest endormi courbeacute sur ce Paysage exempt de toute violence et haine semble-t-il Comme il serait facile de srsquohabituer agrave une telle scegravene Paradisiaque Toutefois agrave lrsquoinstar de notre vie la neige disparaicirct apregraves un certain temps Ce calme qui nous est si familier Et auquel nous deacutesirons nous accrocher Il nrsquoexiste pas pour tout le monde Avant-hier encore certains nrsquoauraient pas penseacute que Chez eux La vie srsquoeffondre si rapidement Des vagues geacuteantes plus infacircmes que Polyphegraveme Se sont empareacutees du pays mecircme En nrsquoy laissant qursquoun sauvage abattoir

Livre Ier

Cadavres Deacutechiqueteacutes Maisons Deacutetruites Partout Rien Que Des Deacutebris Et le corps drsquoun petit enfant innocent Gicirct sur une civiegravere agrave cocircteacute drsquoune tour Eacutecrouleacutee et ressemblant agrave une pelote de laine Dont Atropos a coupeacute le filhellip En contemplant tranquillement notre paysage hivernal Accordons une penseacutee aux victimes drsquoAsie du Sud Chacun drsquoentre nous aurait pu ecirctre concerneacute Sans ecirctre preacutevenu Comme la neige fond souvent du jour au lendemain

(1)

1 laquo Considegravere les malheurs de tes amis comme les tiens raquo

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CAHIERS DE POESIE

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Deuxiegraveme partie

Eacutetudes lectures et analyses

CAHIERS DE POESIE

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Mary-Jo ANDRICH

(Luxembourg)

CAHIERS DE POESIE

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EacuteDOUARD GLISSANT Soleil de la conscience

Une reacuteflexion critique sur lrsquoexotisme

Lrsquoexotisme deacutesignant selon Le Petit Robert laquo tout ce qui nrsquoappartient pas aux civilisations de lrsquoOccident raquo agrave savoir tout ce qui provient des pays lointains et chauds constitue une notion rejeteacutee par lrsquoeacutecrivain martiniquais Eacutedouard Glissant dans son œuvre intituleacutee Soleil de la conscience Pour deacutefinir son exotisme lrsquoeacutecrivain srsquoinspire des propos de Victor Segalen que lrsquoon trouve dans lrsquoEssai sur le divers ougrave ce dernier a formeacute le projet de reacuteeacutevaluer la notion drsquoexotisme en lui donnant une authenticiteacute une pleacutenitude qui lui ont eacuteteacute confisqueacutees par les litteacuteratures coloniales Deacutesormais on ne relate plus agrave la faccedilon des eacutecrivains colonialistes car Glissant manifeste cette ambition drsquoaboutir agrave une contestation du voyage lui-mecircme les lieux du reacutecit de voyage se trouvant ainsi bouleverseacutes Lrsquoexotisme devient alors une interrogation philosophique en ce qursquoil est la relation drsquoun contact authentique et par conseacutequent parfait avec lrsquoailleurs lrsquoautre La notion de divers est mise en valeur ici le rapport que le voyageur peut entretenir avec lrsquoailleurs le voyage constituant enfin un formidable moyen du voyageur pour acceacuteder agrave la diversiteacute En reprenant le terme drsquoexotisme certes inspireacute par Segalen comment Eacutedouard Glissant arrive-t-il agrave poser une toute autre probleacutematique lrsquoexotisme agrave rebours et agrave lui attribuer un sens plus profond plus pur et par conseacutequent hors du commun

Apregraves avoir releveacute quelques eacuteleacutements dans Soleil de la conscience

qui teacutemoignent de la diffeacuterence entre lrsquoacception quotidienne et la

Livre Ier

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deacutefinition nouvelle du mot laquo exotisme raquo nous allons voir comment Glissant eacutechappe agrave lrsquoexotisme des reacuteveacutelateurs pour enfin constater par quels moyens il arrive agrave deacuteguster le divers agrave la faccedilon segalenienne et par conseacutequent agrave critiquer la vision du simple voyageur laquo voyageant avec ses bas de laine raquo

Drsquoabord il est indispensable de noter que Glissant dans son

œuvre ne deacutecrit pas la quecircte drsquoun pays exotique dans lrsquoacception commune du mot et par conseacutequent comme lrsquoaffirme Segalen laquo il ne peut y ecirctre question de tropiques et de cocotiers ni de colonies ou drsquoacircmes negravegres ni de chameaux ni de vaisseaux ni de grandes houles ni drsquoodeurs ni drsquoeacutepices ni drsquoIcircles enchanteacutees ni drsquoincompreacutehensions ni de soulegravevements indigegravenes ni de neacuteant et de mort ni de larmes de couleurs ni de penseacutees jaunes ni drsquoeacutetrangeteacutes ni drsquoaucune des saugrenuiteacutes que le mot Exotisme enferme dans son acception quotidienne raquo En effet degraves le deacutebut de son essai Eacutedouard Glissant ressent la neacutecessiteacute drsquoopposer sa vision de voyage agrave la simple impression du voyage qursquoil considegravere comme totalement deacutepourvue drsquointeacuterecirct laquo [n]on comme le voyageur qui nrsquoattend de lrsquoapparence des monuments que la quittance de son deacutepart mais comme tel qui apprivoiserait le doute de savoir raquo On constate ici une mise au point volontaire de lrsquoauteur qui deacutenonce lrsquoacception quotidienne du voyage celle du voyageur dit immobile ayant pour unique but le deacuteplacement physique dans un pays inconnu Pourtant lrsquoauteur ne voyage pas dans un pays consideacutereacute comme exotique drsquoapregraves lrsquoacception traditionnelle du mot mais agrave Paris ce qui annonce sa conception drsquoexotisme qui est autre lrsquoexotisme agrave rebours que nous essaierons drsquoeacuteclaircir plus tard dans notre analyse laquo [c]hacun se trouve dans sa chambre et combien cette situation (lrsquoexpression mecircme) laisse agrave penser agrave lrsquoinsulaire et au tropical Le voilagrave lrsquoexotisme agrave rebourshellip raquo Le passage qui contient cette deacutefinition quelque peu surprenante de lrsquoexotisme drsquoEacutedouard Glissant marque lrsquoarriveacutee de ce dernier dans la capitale qui elle nrsquoest pas pour autant deacutefinie ou deacutecrite au sens mateacuteriel ou geacuteographique du terme Comme

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lrsquoauteur en mentionne uniquement le nom Paris constitue un non-lieu indeacutecis et indeacutefinissable Ainsi le lecteur remarque que Glissant qui est certes fils historique de la France gracircce agrave ses origines martiniquaises et qui nrsquoaboutit pas agrave une description dite geacuteographique de la ville de Paris du paysage franccedilais A lui srsquoimpose ici laquo la vision de lrsquoEacutetranger raquo car afin qursquoil y ait exotisme une sorte de va-et-vient entre sa propre speacutecificiteacute et la particulariteacute de lrsquoautre est indispensable cette derniegravere ne se limitant pas agrave lrsquoespace geacuteographique Crsquoest donc laquo le regard du fils et la vision de lrsquoEacutetranger raquo qui deacutetermine la position initiale de lrsquoauteur qui nrsquoa pas encore abouti agrave la connaissance profonde de ce paysage Il est loin des voyageurs presseacutes et verbeux il se trouve dans lrsquoincapaciteacute de produire un reacutecit structureacute et mateacuteriel agrave lrsquoimage des touristes ou plutocirct des voyageurs immobiles qui nrsquoessaient pas de connaicirctre lrsquoessence drsquoune culture qursquoils ignorent Certes Glissant constate des diffeacuterences entre son monde et celui de lrsquoautre mais il nrsquoeacuteprouve pas agrave la faccedilon des touristes cette neacutecessiteacute irreacutemeacutediable de distinction entre les paysages pour pouvoir parler drsquoexotisme ou de voyage En effet il cherche mecircme agrave eacutetablir lrsquoune ou lrsquoautre relation entre laquo ces deux mondes car tout ecirctre vient agrave la conscience du monde par son monde drsquoabord drsquoautant universel (pour parler large) qursquoil est particulier raquo Pour illustrer cette recherche de relation chegravere agrave lrsquoauteur relevons un exemple remarquable et drsquoune subtiliteacute sublime la relation eacutetablie entre la neige et le soleil laquo hellip elle est presque chaude Telle mrsquoest la neige une illumination (je touche enfin lrsquohiver) une ouverture (je suis enfin agrave mecircme ce spectacle) lrsquoeacutelargissement la communication eacutetablie (la neige aussi une durable deacutefinitive que le soleil pesant)hellip raquo Glissant illustre dans ces propos une tentative de fusionner deux pheacutenomegravenes naturels de les concevoir ensemble et non pas de les opposer diameacutetralement Gracircce agrave cette ideacutee de fusion lrsquoauteur arrive agrave critiquer le voyageur en quecircte du nouveau le nouveau srsquoaveacuterant indispensable agrave ce dernier afin qursquoil puisse parler de voyage Aussi lrsquoauteur affirme-t-il laquo je ne peux connaicirctre cet appel exotique du

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nouveau que jrsquoai si souvent observeacute dans lrsquoallure de nos visiteurs en sandalettes raquo En employant le mot visiteurs lrsquoauteur avance le caractegravere eacutepheacutemegravere passager et superficiel du voyage qursquoeacuteprouvent ces voyageurs du commun des mortels voyageant dans lrsquounique but de se deacuteplacer et ne cherchant dans le voyage une distinction souvent que geacuteographique Lrsquoauteur insiste eacutegalement sur la diffeacuterence qui persiste entre lui et les eacutecrivains colonialistes qui agrave la faccedilon des ethnologues retracent minutieusement leurs impressions visuelles ce qursquoils ont vu lors de leurs voyages qui selon eux sont exotiques Drsquoapregraves Glissant ces descriptions ne sont que le reflet drsquoune science exacte matheacutematique et coheacuterente et on ne peut y parler drsquoexotisme En effet il ne peut point accepter cette faccedilon ethnologique de conter ce qui explique pourquoi il deacutepouille lrsquoexotisme de son acception seulement tropicale et geacuteographique pour opeacuterer un veacuteritable deacutetournement de sens pour deacutecrire une toute autre probleacutematique Loin de tout reacutecit de voyage et de toute la litteacuterature coloniale Eacutedouard Glissant nous preacutesente dans Soleil de la conscience une sublimation du voyage une sensation drsquoexotisme qui nrsquoest rien drsquoautre que la notion du diffeacuterent la perception du divers et par conseacutequent le pouvoir de concevoir lrsquoautre

Apregraves avoir insisteacute sur le fait que lrsquoexotisme nrsquoest qursquoen

apparence une formule tautologique Glissant eacutenumegravere les moyens gracircce auxquels il acceacutedera agrave la diversiteacute agrave lrsquoillumination de son exotisme Son modegravele Victor Segalen a deacutejagrave eacuteprouveacute le besoin drsquoopposer sa conception drsquoexotisme agrave lrsquoexotisme des reacuteveacutelateurs laquo [l]rsquoexotisme nrsquoest donc pas cet eacutetat kaleacuteidoscopique du touriste et du meacutediocre spectateur mais la reacuteaction vive et curieuse au choc drsquoune individualiteacute forte contre une objectiviteacute dont elle perccediloit et deacuteguste la distance raquo Crsquoest preacuteciseacutement cette ouverture individuelle sur un ailleurs quelconque qui srsquoavegravere indispensable non seulement agrave Segalen mais aussi agrave Glissant pour connaicirctre lrsquoailleurs pour acceacuteder agrave la diversiteacute et par conseacutequent pour sentir lrsquoautre Cette neacutecessiteacute drsquoouverture de soi

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qui implique entre autres un besoin de deacutetachement de tous les steacutereacuteotypes que lrsquoecirctre humain peut porter en lui Eacutedouard Glissant lrsquoaccentue agrave sa faccedilon en affirmant ce qui suit laquo [f]ermeacute cerneacute brucirclant drsquoimaginer le reste agrave son image il faut qursquoil ouvre qursquoil srsquoouvre qursquoil voit autre chose lrsquoautre raquo Cet appel de voir ou mieux de concevoir lrsquoautre dans son authenticiteacute profonde et non pas agrave travers des clicheacutes deacutetermine justement lrsquoexotisme de lrsquoauteur Crsquoest alors la connaissance veacuteritable lrsquoessence du savoir qui est interpelleacutee tout ecirctre venant agrave la conscience du monde par son monde drsquoabord Lrsquohumain apregraves avoir cerneacute tous les aspects de son entourage aura la capaciteacute drsquoacceacuteder agrave la diversiteacute du monde universel La perception du divers ne se limite donc pas agrave la simple reacuteveacutelation ethnologique de ce qursquoon a vu ou de ce qursquoon a senti en preacutesence des choses et des gens inattendus mais crsquoest plutocirct la vision de ce que ces gens pensent en eux et drsquoeux Ce nrsquoest pas la reacuteaction du milieu sur le voyageur qui est deacuteterminante mais celle du voyageur sur le milieu

La quecircte de la sensation du divers constituant en quelque

sorte lrsquoexotisme essentiel crsquoest-agrave-dire laquo celui de lrsquoobjet pour le sujet raquo est deacutepouilleacutee de toute description segraveche et banale Glissant manifeste cette aspiration agrave un exotisme hors du commun en disant laquo comme une addition de fruits ivres de souvenances dans le muet deacutesir des bananiers raquo Cette sensation drsquoexotisme qui a priori ne veut rien dire Segalen la deacutefinit comme suit laquo [eacute]carter vivement ce qursquoelle contient de banal le cocotier et le chameau Passer agrave la belle saveur Ne pas essayer de la deacutecrire mais lrsquoindiquer agrave ceux qui sont aptes agrave la deacuteguster raquo et qui agrave partir de cette ideacutee peuvent produire du sens Crsquoest donc le deacutesir du sujet agrave concevoir son objet agrave se connaicirctre diffeacuterent du sujet qui est agrave lrsquoorigine du divers Cette attribution de lrsquoauthenticiteacute agrave la connaissance constitue une sorte de phase transitoire agrave la naissance du divers apregraves avoir cerneacute toute cette probleacutematique nouvelle et apregraves lrsquoavoir sentie personnellement Glissant se voit maintenant capable de sentir le divers comme la

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deacutecouverte drsquoun ailleurs laquo [j]e dis que lrsquoeacuteveacutenement ce transport drsquoune rive agrave lrsquoautre par quoi cette force (expression) srsquoeacuteprouve nrsquoest exprimable pareacute pour lrsquooffrande qursquoagrave travers et apregraves le silence qui lui succegravede raquo Ce nrsquoest pas forceacutement voire pas du tout en preacutesence de lrsquoobjet que naicirct le divers mais plus tard quand lrsquoimaginaire lrsquoemporte en quelque sorte sur la simple reproduction de lrsquoeacuteveacutenement sur la constatation ou encore sur la description Crsquoest dans le silence et dans la solitude que jaillit lrsquoexotisme drsquoEacutedouard Glissant et ougrave il pourra enfin deacuteguster le divers Crsquoest ici que nous sommes contraint agrave rappeler la deacutefinition drsquoexotisme deacutejagrave eacutevoqueacutee plus haut laquo [c]hacun se trouve dans sa chambre et combien cette situation (lrsquoexpression mecircme) laisse agrave penser agrave lrsquoinsulaire et au tropicale Le voilagrave lrsquoexotisme agrave rebourshellip raquo

Ayant avanceacute les moyens par lesquels lrsquoauteur aboutit agrave la

connaissance profonde de la diversiteacute de lrsquoautre il se voit maintenant apte agrave acceacuteder agrave lrsquoautre par un art subtil notamment la creacuteation poeacutetique Il savoure enfin le divers gracircce agrave cet exotisme exceptionnel qursquoil nomme lrsquoexotisme agrave rebours Comme nous avons pu le noter preacuteceacutedemment nous voilagrave loin du voyage exotique ordinaire qui sous-entend un deacuteplacement physique dans un pays chaud Eacutedouard Glissant se trouvant enfin au seuil de son voyage le voyage poeacutetique Crsquoest donc gracircce agrave la poeacutesie que son itineacuteraire prend forme car selon lrsquoauteur le voyage nrsquoa de sens que lorsqursquoil permet de creacuteer du nouveau Ainsi le perpeacutetuel va-et-vient entre sa propre speacutecificiteacute et la particulariteacute de lrsquoautre deacutefinit deacutejagrave depuis Segalen laquo le moyen drsquoapprocher la connaissance du monde dans sa diversiteacute ce qui rend le proceacutedeacute de creacuteation poeacutetique possible puisque crsquoest au moment ougrave se trouvent confronteacutes les deux versants irreacuteductibles du divers que jaillit lrsquoimage poeacutetique raquo Crsquoest cette ideacutee de confrontation des deux versants qui engendre ce voyage purifieacute et libeacutereacute de tout espace geacuteographique Aussi pour Glissant laquo la connaissance est[-elle] de matiegravere libeacutereacutee qui se retourne sur soi srsquoexamine et

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srsquoordonne ndash sans se buter pour autant dans un catalogue de formes fixes raquo Cette liberteacute personnelle et neacutecessairement poeacutetique acquise par une deacutemarche purement philosophique montre que lrsquoauteur passe du simple eacuteveacutenement veacuterifiable dans le monde exteacuterieur agrave quelque chose de plus rechercheacute et par conseacutequent de plus authentique En effet laquo toute la force diffuse ne peut rien sans lrsquoExpression qui est seconde Qursquoest-ce la Reacuteveacutelation sans lrsquoappareil et lrsquoornement juste raquo Ces propos montrant que Glissant doit passer de lrsquoeacuteveacutenement agrave lrsquoexpression afin qursquoil puisse parler voyage et srsquoeacutevader dans son exotisme illustrent que son intention consiste dans le fait de chercher au-delagrave de la perception mateacuterielle quelque chose de plus pur tandis que le touriste ou encore lrsquoethnologue clocircturent le simple eacuteveacutenement Ainsi laquo ce que lrsquoon vit est deacuterisoire tant que la penseacutee ne lrsquoa point corrigeacute raquo et srsquoavegravere ecirctre lrsquoexpression cleacute deacuteterminant le voyage plutocirct mental de lrsquoauteur naissant dans le silence et la solitude Aussi le voyageur Glissant affirme-t-il que le laquo voyage nrsquoa de sens qursquoautant que le voyageur sait ce qursquoil quitte et ce qursquoil retrouve raquo supposant toujours un aller et un retour Il est donc en quecircte drsquoattaches profondes et authentiques et non pas superficielles et eacutepheacutemegraveres lui accordant une identification mutuelle aux deux versants irreacuteductibles du divers ougrave la connaissance a rendu possible lrsquoabolition des lieux Nous voilagrave dans un monde ougrave la diffeacuterence de lrsquoici et de lrsquoailleurs se trouve en quelque sorte aneacuteantie Crsquoest donc la fusion poeacutetique la puissance de pouvoir concevoir lrsquoautre et soi-mecircme dans un lieu quelconque notamment dans une chambre qui illustre lrsquoexotisme agrave rebours dans Soleil de la conscience laquo il y a aussi lrsquoattente chambre fraicircche parmi les arbres raquo Lrsquoauteur a donc abouti agrave travers la creacuteation poeacutetique agrave son but laquo ecirctre le mecircme et lrsquoautre le fils ensemble et lrsquoeacutetranger raquo

Nous voilagrave maintenant apte agrave comprendre lrsquoexotisme

drsquoEacutedouard Glissant qui vers la fin de son essai nous fait sentir toute la force diffuse par sa reacuteflexion qui est une sublimation

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particuliegravere du voyage laquo [l]rsquoexotisme est bien mort agrave partir du moment ougrave la geacuteographie cesse drsquoecirctre absolue (crsquoest-agrave-dire ici limiteacutee agrave elle-mecircme) pour commencer agrave ecirctre solidaire de son histoire qui est celle de lrsquohomme La confrontation des paysages confirme celle des cultures des sensibiliteacutes non pas comme exaltation drsquoun Inconnu mais comme maniegravere enfin de se deacutebarrasser de son eacutecorce pour connaicirctre sa projection dans une autre lumiegravere lrsquoombre de ce que lrsquoon sera raquo

Soleil de la conscience constitue donc un essai ougrave Eacutedouard

Glissant a savamment exploiteacute le thegraveme de son exotisme lrsquoexotisme agrave rebours en lrsquoopposant par un style tregraves rechercheacute et souvent indirect agrave lrsquoexotisme des reacuteveacutelateurs De ce dernier il semble vouloir proclamer la mort en le rendant par les propos qursquoil avance vain et futile Toute lrsquoauthenticiteacute reacuteside dans cet exotisme hors du commun dont lrsquoauteur trace la quecircte quelque peu philosophique drsquoun ailleurs drsquoun ici et drsquoun lagrave-bas de la diversiteacute en posant sur le monde le regard du fils ensemble avec lrsquoeacutetranger regard qui fait naicirctre une purification du voyage exotique une estheacutetique du divers

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BAUDELAIRE laquo LrsquoAlbatros raquo

Souvent pour srsquoamuser les hommes drsquoeacutequipage Prennent des albatros vastes oiseaux des mers Qui suivent indolents compagnons de voyage Le navire glissant sur les gouffres amers Agrave peine les ont-ils deacuteposeacutes sur les planches Que ces rois de lrsquoazur maladroits et honteux Laissent piteusement leurs grandes ailes blanches Comme des avirons traicircner agrave cocircteacute drsquoeux Ce voyageur aileacute comme il est gauche et veule Lui naguegravere si beau qursquoil est comique et laid Lrsquoun agace son bec avec un brucircle-gueule Lrsquoautre mime en boitant lrsquoinfirme qui volait Le Poegravete est semblable au prince des nueacutees Qui hante la tempecircte et se rit de lrsquoarcher Exileacute sur le sol au milieu des hueacutees Ses ailes de geacuteant lrsquoempecircchent de marcher1

1 BAUDELAIRE Œuvres complegravetes Paris Gallimard (Bibliothegraveque de la Pleacuteiade) 1975 t1 pp9-10

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COMMENTAIRE

Introduction

laquo LrsquoAlbatros raquo constitue le deuxiegraveme poegraveme de la partie

intituleacutee laquo Spleen et Ideacuteal raquo des Fleurs du Mal Dans cette œuvre poeacutetique Baudelaire fait probablement allusion agrave un eacuteveacutenement qui srsquoest passeacute entre 1841 et 1842 lors drsquoun voyage en bateau selon quelques teacutemoins de lrsquoeacutepoque Baudelaire apercevant des marins en train de torturer quelques albatros se serait jeteacute sur eux et leur aurait donneacute des coups de poing Lrsquoimage de lrsquoalbatros est devenue le symbole de la poeacutesie baudelairienne voire une veacuteritable laquo piegravece heacuteraldique raquo1 Le thegraveme central du poegraveme est lrsquoirreacuteveacuterence des hommes envers les albatros et par extension envers les poegravetes Par ailleurs le texte montre une certaine action les marins maltraitent les oiseaux Cette ideacutee est mise en œuvre agrave travers diffeacuterents proceacutedeacutes que nous allons eacutetudier dans le preacutesent commentaire La premiegravere partie de cette analyse sera consacreacutee agrave lrsquoimage de lrsquoalbatros et agrave celle du poegravete Nous enchaicircnerons avec une eacutetude de la versification et des rimes pour aboutir au jeu des figures de style

1 Robert-Benoicirct CHEacuteRIX Commentaire des laquo Fleurs du Mal raquo Essai drsquoune critique inteacutegrale Genegraveve Slatkine Reprints 1993 p 25

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Lrsquoimage de lrsquoalbatros et lrsquoimage du poegravete

En examinant de plus pregraves le poegraveme baudelairien nous remarquons que les albatros1 apparaissent sous deux formes drsquoun cocircteacute ils sont les laquo rois de lrsquoazur raquo (v 6) ou les laquo vastes oiseaux des mers raquo (v 2) qui sont laquo si beau[x] raquo (v 10) Ils peuvent srsquoeacutelever dans les airs gracircce agrave laquo leurs grandes ailes blanches raquo (v 7) Lrsquoimage des ailes pourrait ecirctre rapprocheacutee du deacutesir du poegravete de srsquoenfuir vers un ailleurs vers lrsquoinconnu Lrsquoalbatros est devenu le symbole voire lrsquoemblegraveme par excellence de la poeacutesie de Baudelaire Par ailleurs ces oiseaux palmipegravedes sont laquo deacuteposeacutes sur les planches raquo (v5) laquo maladroits et honteux raquo (v 6) Leurs ailes traicircnent laquo piteusement raquo (v 7) derriegravere eux laquo comme des avirons raquo (v 8) A cela srsquoajoute que lrsquoalbatros est laquo gauche et veule raquo (v9) ainsi que laquo comique et laid raquo (v 10) Le poegravete le qualifie mecircme drsquolaquo infirme raquo (v 12) qui est un terme assez fort

Cette conception de lrsquoalbatros contraste nettement avec celle

que nous avons exposeacutee plus haut On a ici plutocirct affaire agrave un exileacute ou agrave un marginal rejeteacute par la socieacuteteacute Crsquoest dans cette optique que lrsquoimage de lrsquoanimal rejoint celle du poegravete au dernier quatrain laquo Le Poegravete est semblable au prince des nueacutees raquo (v 13) Selon Robert-Benoicirct Cheacuterix laquo [l]e sens de cette alleacutegorie dramatique est des plus clairs le poegravete libre et fort dans ses conquecirctes de lrsquoideacuteal ne srsquoadapte pas aux conditions terrestres et agrave la meacutechanceteacute des hommes raquo2 Cette derniegravere strophe est proche du laquo Pin des Landes raquo de Theacuteophile Gautier ougrave nous trouvons un arbre blesseacute qui renvoie agrave lrsquoimage du poegravete Lrsquoideacutee de la blessure nrsquoapparaicirct donc pas seulement chez Baudelaire mais eacutegalement chez drsquoautres eacutecrivains du XIXe siegravecle Il se deacutegage une veacuteritable obsession de la torture qui reflegravete la condition poeacutetique

1 laquo Le plus grand oiseau de mer palmipegravede au plumage blanc et gris au bec crochu vivant souvent en vastes colonies raquo (Paul ROBERT Le Petit Robert Paris Editions Le Robert 1987 p 25) Ajoutons que ces oiseaux savent survoler la mer drsquoun continent agrave lrsquoautre 2 Robert-Benoicirct CHEacuteRIX Commentaire des laquo Fleurs du Mal raquo Essai drsquoune critique inteacutegrale Genegraveve Slatkine Reprints 1993 p 25

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Versification et rimes

laquo LrsquoAlbatros raquo est composeacute de quatre quatrains dont chaque vers constitue un alexandrin Prenons un vers de chaque strophe pour justifier cette affirmation vers 1 laquo Souvent pour srsquoamuser les hommes drsquoeacutequipag(e) raquo

(2424) vers 5 laquo A peine les ont-ils deacuteposeacutes sur les planches raquo

(2433) vers 9 laquo Ce voyageur aileacute comm(e) il est gauch(e) et veul(e)

(4242) vers 13 laquo Le Poegravet(e) est semblabl(e) au prince des nueacutees raquo

(3324)

De faccedilon geacuteneacuterale lrsquoalexandrin est un vers reacutegulier et sert agrave

deacutecrire soit la grandeur ou la majesteacute drsquoun personnage soit la dureacutee drsquoune action Dans le poegraveme que voici les deux interpreacutetations se rejoignent drsquoune part crsquoest la beauteacute de lrsquoalbatros (laquo vastes oiseaux des mers raquo (v 2)) qui est deacutecrite drsquoautre part crsquoest la dureacutee des tortures que les hommes drsquoeacutequipage lui infligent (laquo Souvent pour srsquoamuser les hommes drsquoeacutequipage Prennent des albatros raquo (v 1-2)) Un deacutetail reste agrave preacuteciser la place variable de la coupe Pour que le rythme de

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lrsquoalexandrin soit tregraves reacutegulier il faudrait une coupe apregraves la troisiegraveme syllabe la ceacutesure apregraves la sixiegraveme et une seconde coupe apregraves la neuviegraveme syllabe (3333) Or tel nrsquoest pas toujours le cas dans laquo LrsquoAlbatros raquo Dans les vers que nous venons de citer on trouve 2422 2433 4242 3324 Pour expliquer la place de la coupe il faut examiner de plus pregraves les mots qui la preacutecegravedent ou par lesquels elle passe Dans notre premier exemple lrsquoadverbe laquo souvent raquo est mis en eacutevidence eacutetant donneacute qursquoil preacutecegravede immeacutediatement la coupe Crsquoest par ce biais que le poegravete veut preacuteciser qursquoil ne srsquoagit pas drsquoun eacuteveacutenement unique mais qursquoil se reacutepegravete agrave plusieurs reprises Dans le deuxiegraveme heacutemistiche la coupe passe agrave travers le substantif laquo homme raquo Nrsquoest-ce pas une faccedilon drsquoillustrer que les ecirctres humains sont agrave lrsquoorigine de la souffrance des albatros

Au vers 5 la coupe se situe au milieu de laquo peine raquo et dans le deuxiegraveme heacutemistiche crsquoest le participe passeacute laquo deacuteposeacutes raquo qui est mis en relief sous lrsquoeffet de la coupe Dans le premier cas il faut prendre en consideacuteration la locution adverbiale entiegravere laquo agrave peine raquo Que signifie donc la mise en eacutevidence de laquo agrave peine raquo et de laquo deacuteposeacutes raquo La reacuteponse est relativement simple aussitocirct que les albatros ont laquo deacuteposeacute raquo leurs grandes ailes sur les laquo planches raquo du navire ils perdent leur beauteacute et deviennent gauches

Lrsquoon retrouve cette ideacutee au vers 9 cette fois-ci ce sont les termes laquo voyageur raquo et laquo gauche raquo qui sont marqueacutes par la coupe Degraves que le voyageur aileacute se trouve sur un sol ferme il devient laquo gauche et veule raquo et ne peut plus ecirctre consideacutereacute comme laquo roi de lrsquoazur raquo

Finalement au vers 13 la coupe passe agrave travers les substantifs laquo Poegravete raquo et laquo prince raquo Le but en est de rapprocher les deux termes car Baudelaire veut preacuteciseacutement montrer que le poegravete est

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laquo semblable au prince des nueacutees raquo Lrsquoeacutecrivain est agrave son tour incapable de supporter la laquo meacutechanceteacute des hommes raquo1

Nous voyons que lrsquoauteur des Fleurs du Mal exploite lucidement les effets rythmiques pour souligner lrsquoopposition entre les hommes et les albatros

De leur cocircteacute les rimes jouent eacutegalement un rocircle preacutepondeacuterant dans le poegraveme que nous analysons dans le preacutesent commentaire Il srsquoagit de rimes croiseacutees dont le scheacutema est ABAB BCBC DEDE FGFG Il importe drsquoeacutetudier les termes rapprocheacutes sous lrsquoeffet des rimes Pour faire cela nous nous baserons sur le premier et le troisiegraveme quatrains Dans la premiegravere strophe ce sont drsquoabord les substantifs laquo eacutequipage raquo et laquo voyage raquo qui riment Il srsquoagit de rimes suffisantes2 ainsi que de rimes pour lrsquoœil3 Le lecteur peut se demander pourquoi ces deux termes sont ainsi rapprocheacutes Du moment que lrsquoon entreprend un laquo voyage raquo en bateau il faut toujours un laquo eacutequipage raquo pour le diriger Le mecircme pheacutenomegravene phonique peut ecirctre observeacute chez les deux autres rimes du premier quatrain laquo mers raquo et laquo amers raquo Il srsquoagit cette fois-ci drsquoune rime riche4 qui est eacutegalement pour lrsquoœil Les deux mots ainsi relieacutes sont similaires lrsquoeau saleacutee de la mer a un goucirct amer

Au troisiegraveme quatrain nous pouvons drsquoabord rapprocher

lrsquoadjectif laquo veule raquo et le substantif laquo brucircle-gueule raquo Il srsquoagit lagrave encore drsquoune rime suffisante pour lrsquoœil En examinant les deux termes nous remarquons qursquoils sont assez proches lrsquoun de lrsquoautre une fois que lrsquooiseau se trouve au sol il apparaicirct laquo gauche et

1 op cit p 25 2 Une rime est dite suffisante laquo lorsqursquoelle possegravede deux sonoriteacutes [prononceacutees] soit vocaliques soit consonantiques homophones raquo (Franccediloise NAYROLLES Pour eacutetudier un poegraveme Paris Hatier (coll laquo Profil raquo) 1996 p 29) 3 laquo La lsquorime pour lrsquoœilrsquo est fondeacutee non seulement sur lrsquohomophonie mais eacutegalement sur lrsquohomographie crsquoest-agrave-dire lrsquoeacutecriture identique des sons raquo (op cit p 28) 4 Une rime riche laquo possegravede trois sonoriteacutes ou plus soit vocaliques soit consonantiques homophones raquo (op cit p 29)

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veule raquo de par ses grandes ailes qursquoil traicircne agrave cocircteacute de lui Crsquoest agrave cause de son aspect physique que les marins le torturent entre autres avec un laquo brucircle-gueule raquo On le maltraite tout simplement parce qursquoil est diffeacuterent Crsquoest peut-ecirctre une raison pour laquelle le poegravete cherche agrave fuir les hommes en srsquoeacutelevant sur drsquoautres sphegraveres En ce qui concerne les deux autres vers ce sont lrsquoadjectif laquo laid raquo et le verbe laquo volait raquo qui forment une rime pauvre1 pour lrsquoœil Voilagrave deux termes qui marquent une opposition sur les planches du navire lrsquoalbatros est laquo comique et laid raquo Or au moment ougrave il laquo volait raquo il eacutetait un laquo vaste oiseau des mers raquo ou encore un des laquo rois de lrsquoazur raquo Dans cet exemple la rime permet drsquoopposer les deux conceptions de lrsquoalbatros il est beau lorsqursquoil vole mais il est laquo gauche et veule raquo sur le sol ferme Baudelaire a donc savamment exploiteacute lrsquoeffet des rimes Les figures de style

A cocircteacute des images marquantes et des effets de la versification et des rimes il est possible de relever quelques proceacutedeacutes stylistiques qui renvoient au thegraveme central du poegraveme

Le proceacutedeacute dominant dans laquo LrsquoAlbatros raquo est la meacutetaphore La

premiegravere occurrence se trouve au vers 4 laquo Le navire glissant sur les gouffres amers raquo Ces laquo gouffres amers raquo ne rappellent-ils pas les profondeurs de la mer2 Rappelons que le substantif laquo gouffre raquo revient agrave maintes reprises dans lrsquoœuvre de Baudelaire Une autre meacutetaphore est celle des laquo grandes ailes blanches raquo au vers 7 Nous avons preacuteciseacute que lrsquoalbatros est le symbole de lrsquoœuvre baudelairienne Par extension les ailes blanches pourraient symboliser la pureteacute de la poeacutesie Selon de Dictionnaire

1 Une rime pauvre laquo possegravede une sonoriteacute soit vocalique soit consonantique homophone raquo (op cit p 29) 2 On pourrait mecircme voir dans lrsquoadjectif laquo amer raquo un groupe preacutepositionnel laquo agrave [la] mer raquo comme ce sera le cas pour une des œuvres de Saint-John Perse au XXe siegravecle Il y aurait alors un renvoi direct agrave lrsquooceacutean

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des symboles laquo [l]e blanc ndash candidus ndash est la couleur du candidat crsquoest-agrave-dire de celui qui va changer de condition [hellip] raquo1 Or lrsquoalbatros change-t-il vraiment de condition Il paraicirct que oui surtout si lrsquoon songe agrave la meacutetamorphose que subit cet animal en descendant du statut de laquo roi de lrsquoazur raquo agrave celui de lrsquolaquo infirme raquo qui boite Le changement se fait donc en deacutecrescendo Cette meacutetaphore permet parfaitement drsquoillustrer le deacuteclin de la condition de lrsquooiseau

Outre la meacutetaphore nous rencontrons la personnification

dans laquo LrsquoAlbatros raquo laquo indolents compagnons raquo (v 3) laquo rois de lrsquoazur raquo (v 6) laquo voyageur aileacute raquo (v 9) laquo prince des nueacutees raquo (v 13) En geacuteneacuteral ces expressions sont plutocirct mises en relation avec des ecirctres humains et non pas avec des animaux Si elles se rapportent dans ce poegraveme aux oiseaux palmipegravedes cela a un but preacutecis agrave lrsquoaide de ce proceacutedeacute Baudelaire peut plus facilement faire le rapprochement entre les albatros et le poegravete car laquo Le Poegravete est semblable au prince des nueacutees raquo (v 13)

Citons en dernier lieu deux occurrences de la comparaison

laquo Comme des avirons traicircner agrave cocircteacute drsquoeux raquo (v 8) laquo Le Poegravete est semblable au prince des nueacutees raquo (v13) Dans le premier exemple les laquo grandes ailes blanches raquo des albatros sont compareacutees aux avirons drsquoun navire Symboliquement les ailes repreacutesentent des avirons qui permettent aux oiseaux de se deacuteplacer en lrsquoair de mecircme que les marins doivent ramer pour que le bateau puisse se mettre en mouvement (agrave moins qursquoil ne srsquoagisse drsquoun voilier) Le deuxiegraveme exemple compare le poegravete agrave lrsquoalbatros ils connaissent tous les deux des difficulteacutes agrave vivre parmi la meacutechanceteacute des ecirctres humains qui ne savent pas appreacutecier leur vraie valeur Chacun drsquoeux possegravede de laquo grandes ailes raquo ou des laquo ailes de geacuteant raquo qui les empecircchent de se mouvoir librement dans un milieu drsquoignorance et de malheur En revanche dans les sphegraveres supeacuterieures ils sont

1 Jean CHEVALIER Alain GHEERBRANT Dictionnaire des symboles Paris Robert LaffontJupiter 1982 p 125

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les princes de lrsquoart qui laquo hante[nt] la tempecircte et se ri[ent] de lrsquoarcher raquo (v 14) Ils rappellent en quelque sorte deux fregraveres qui se ressemblent comme crsquoest le cas au deacutebut du poegraveme laquo LrsquoHomme et la mer raquo du mecircme auteur Conclusion

Apregraves avoir analyseacute ce poegraveme des Fleurs du Mal nous constatons que Baudelaire a exploiteacute les images la versification et les rimes ainsi que les figures de rheacutetorique pour souligner le thegraveme central de sa poeacutesie Il en reacutesulte non seulement que le poegravete est identifieacute agrave lrsquoalbatros mais lrsquooiseau est devenu le symbole mecircme de la poeacutesie baudelairienne Il est possible de deacutegager une certaine progression dans le texte la situation de deacutepart est diffeacuterente de celle que lrsquoon trouve agrave la fin Nous pouvons dire que lrsquoauteur est omnipreacutesent dans lrsquoœuvre mais il demeure invisible il ne se manifeste que dans le dernier quatrain et mecircme indirectement lorsqursquoil avance le substantif laquo Poegravete raquo Ajoutons que la troisiegraveme strophe ne figure pas dans la premiegravere version de laquo LrsquoAlbatros raquo elle a eacuteteacute inseacutereacutee par le poegravete sur le conseil de son ami Asselineau pour mieux marquer laquo la gaucherie ou du moins [hellip] la gecircne de lrsquoalbatros pour faire tableau de son embarras raquo1 Interrogeons-nous pour terminer sur lrsquointention de Baudelaire en eacutecrivant cette œuvre poeacutetique Ce qursquoil a sans doute voulu montrer crsquoest que la poeacutesie est parfois deacutedaigneacutee par les hommes qui ne lrsquoentendent pas Il en est de mecircme pour les animaux crsquoest leur diffeacuterence agrave lrsquoeacutegard des hommes qui incite ces derniers agrave les consideacuterer comme des ecirctres infeacuterieurs Le poegravete veut preacuteciseacutement critiquer cette attitude condamnable et lancer un appel pour que lrsquoon porte remegravede agrave cette situation de meacutepris En somme gracircce agrave une habileteacute poeacutetique qui a atteint son apogeacutee laquo LrsquoAlbatros raquo est

1 BAUDELAIRE Œuvres complegravetes Paris Gallimard (Bibliothegraveque de la Pleacuteiade) 1975 t1 p 836

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un chef-drsquoœuvre litteacuteraire qui sert de seuil agrave la poeacutesie de Baudelaire

Mary-Jo ANDRICH Laurent FELS

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Nadine BAULESCH

(Luxembourg)

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SUZON HEacuteDO (1942-1990)

laquo Tableau raquo1

Tecircte drsquoeacutebegravene Tecircte de reine

Longs yeux drsquoamande

Chant de deux glandes

Front drsquoambre large Miroir drsquoamour

Bouche lippue Baiser tout nu

1 Poegravemes de 12 agrave 18 ans Luxembourg 1962

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LECTURE DU POEgraveME

Ce court poegraveme eacutecrit dans les anneacutees soixante du vingtiegraveme siegravecle est un exemple type de la poeacutesie moderne il propose au lecteur une structure assez libre toute diffeacuterente de celle qursquoil peut trouver dans la litteacuterature classique ougrave la forme eacutetait strictement reacutegleacutee A cela srsquoajoute le fait que lrsquoauteur utilise une meacutethode drsquoeacutecriture qui rend difficile la distinction du thegraveme apregraves une premiegravere lecture Remarquons donc qursquoune telle œuvre demande un travail plus seacuterieux voire analytique pour deacutegager clairement son intention

En effet la seule chose que lrsquoon peut dire apregraves une premiegravere

reacuteflexion sur la composante principale crsquoest qursquoil srsquoagit ici de la description plus ou moins symbolique drsquoun tableau drsquoart Comme nous lrsquoavons vu lrsquoauteur ne nous donne pas une description preacutecise mais il travaille plutocirct avec des impressions

Ainsi il est presque exigeacute qursquoil nous propose au moins un

mot-cleacute pour nous aider agrave voir de quoi il srsquoagit dans le texte Cette laquo aide raquo nous est accordeacutee par le titre mecircme du poegraveme Effectivement le lecteur peut maintenant se concentrer sur ses questions sur le thegraveme de la description impressionnante drsquoun portrait

En regardant de plus pregraves lrsquoensemble des images utiliseacutees qui

se compose avant tout de meacutetaphores nous pouvons certifier lrsquoideacutee du portrait plein drsquoharmonie ce que lrsquoauteur souligne en donnant une structure et un rythme bien reacuteguliers agrave son texte

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Deacutejagrave dans le premier vers nous nous voyons confronteacutes agrave une image forte La tecircte est drsquoeacutebegravene ce qui renvoie agrave ce bois ceacutelegravebre pour sa couleur tregraves fonceacutee ou mecircme noire et en plus bien connu pour sa dureteacute On pourrait mecircme le qualifier de laquo roi des bois raquo ce qui le rapproche bien eacutevidemment drsquoun point de vue seacutemantique du terme du deuxiegraveme vers ougrave lrsquoauteur parle de laquo tecircte de reine raquo Ensuite dans les deux strophes suivantes sont eacutevoqueacutees les laquo yeux drsquoamande raquo et le laquo front drsquoambre raquo de la personne portraiteacutee ajouteacutes agrave la caracteacuteristique physique des cheveux noirs1 ce qui nous fait penser agrave un personnage appartenant agrave un peuple asiatique Les yeux eacutetant deux glandes ils sont le reacuteservoir des larmes image qui srsquooppose drsquoailleurs ici agrave lrsquoideacutee du laquo chant raquo de ces deux glandes

La suite et notamment la troisiegraveme strophe du poegraveme fait

allusion agrave lrsquoamour On a vraiment ici lrsquoimpression que le front et avec celui-ci le reste du visage est un laquo miroir drsquoamour raquo comme le dit le poegravete Crsquoest ici la premiegravere fois que se preacutesente une ideacutee claire dans de texte Cette ideacutee de lrsquoamour nous renvoie certainement aux impressions et aux sentiments que la personne contemplant le tableau ressent en soi

Effectivement le poegravete ne deacutecrit pas le tableau de maniegravere

tregraves concise mais il produit un effet fascinant qui nous prend aussi fortement que la personne qui se trouve reacuteellement devant le portrait

La fin du poegraveme constitue le zeacutenith de la progression des

effets dans ce texte Cette derniegravere strophe nous propose des images touchant deacutejagrave presque agrave un domaine eacuterotique Lrsquoauteur nous illustre cette facette en eacutevoquant la laquo bouche lippue raquo pour finir avec le laquo baiser tout nu raquo Mais ce nrsquoest pas du tout lrsquoeacuterotisme qui est important ici

1 Meacutetaphoriseacutes par lrsquoimage laquo tecircte raquo drsquoeacutebegravene

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Toutes les sensations visuelles1 les couleurs bien signifiantes2 les formes rondes3 creacuteent un effet vraiment fascinant et le lecteur est fortement impressionneacute surtout parce que lrsquoauteur qui eacutevite de se manifester ne lui montre pas tout Il reste une grande curiositeacute dont on peut penser que crsquoest lagrave lrsquointention majeure du poegravete

Cet effet de fasciner le lecteur est bien sucircr encore renforceacute

par le style mecircme du poegraveme Le rythme et la musicaliteacute reacuteguliers creacuteent une atmosphegravere tellement harmonieuse et magique presque ensorcelante qursquoil devient tout agrave fait impossible de ne pas ecirctre toucheacute par cette ambiance merveilleuse

La progression du thegraveme est donc inteacuteressante surtout parce

qursquoelle preacutesente un veacuteritable crescendo depuis le deacutebut du poegraveme jusqursquoagrave sa fin

La beauteacute de lrsquoœuvre drsquoart repreacutesenteacutee ici par le portrait

artistique drsquoune personne apparemment parfaite drsquoun cocircteacute et par le poegraveme preacutesentant une ambiance comparable agrave celle du tableau parfaitement composeacute de lrsquoautre cocircteacute constitue en quelque sorte un ideacuteal pour le poegravete-artiste qui deacutesire creacuteer les mecircmes effets qui ont agi sur lui chez le lecteur Avec son œuvre moderne aux vers quadrisyllabes qui construisent des strophes isomeacutetriques horizontales4 dans lesquelles on peut trouver beaucoup de proceacutedeacutes stylistiques autres que la meacutetaphore seule comme par exemple des anaphores5 ainsi que des assonances6 la poeacutetesse a bien reacuteussi agrave creacuteer une atmosphegravere vraiment impressionnante En effet le fait de donner seulement des fragments de ce tableau qursquoelle tente de montrer ainsi que lrsquoutilisation drsquoimages qui

1 Preacutesents dans toutes les strophes 2 Lrsquoambre (clair) qui srsquooppose au noir drsquoeacutebegravene (sombre) 3 Tecircte yeux en forme drsquoamande compareacutes agrave des glandes la bouche etc 4 Particulariteacute de strophes dont le nombre de vers est infeacuterieur au nombre de syllabes par vers 5 Notamment dans la premiegravere et la derniegravere strophe 6 Richesse des sons laquo egrave raquo laquo an raquo laquo ou raquo et laquo u raquo

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deviennent presque des symboles illustrent bien cette intention du poegravete de fasciner le lecteur

Mais on pourrait tout de mecircme dire qursquoagrave la fin le lecteur de

ce poegraveme ne sait toujours pas vraiment quel est le message reacuteel du texte Et voila ce qui est inteacuteressant Un poegravete ne doit pas toujours proposer un message explicite il reste avant tout un artiste auquel on doit parfois accorder le droit de se contenter de toucher simplement son lecteur gracircce agrave des sensations ou des symboles Cela appartient aussi au vaste domaine de lrsquoart et crsquoest lagrave avant tout un exemple de perfectionnisme artistique sans ce laquo devoir raquo drsquoapporter un aspect moralisant ou avertissant Ne pourrait-on pas dire de ce poegraveme qursquoil montre des caracteacuteristiques du symbolisme courant poeacutetique qui cherchait lrsquoart raffineacute et estheacutetique tout en creacuteant laquo seulement raquo des impressions Tout ce que nous avons vu maintenant dans ce poegraveme nous fait effectivement affirmer cette ideacutee

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Christophe DURAND ndash LE MENN

(France)

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CLAUDE DE MALLEVILLE (1592 - 1647)

laquo Imitation du Cavalier Marin raquo

Que Parteacutenice est belle encor qursquoelle soit noire Crsquoest le plus digne objet ougrave srsquoadressent nos vœux A lrsquoeacutebegravene eacuteclatant qui luit en ses cheveux Lrsquoor et lrsquoambre ont ceacutedeacute lrsquohonneur de la victoire Quelle si blanche main ou drsquoalbacirctre ou drsquoivoire De ses liens si noirs peut deacutefaire les nœuds Quelle clarteacute de teint brille de tant de feux Que les ombres du sien nrsquoen offusquent la gloire Qui jamais vit en terre une diviniteacute Paraicirctre sous un voile avec tant de beauteacute Qui vit jamais sortir tant drsquoeacuteclairs drsquoun nuage Soleil retirez-vous un autre est en ces lieux Un autre qui pourvu drsquoun plus riche partage Porte la nuit au front et le jour dans les yeux

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LECTURE DU POEgraveME

Donner une deacutefinition du baroque serait reacuteduire consideacuterablement le concept mecircme de baroque neacuteanmoins nous pouvons en tracer les lignes majeures les thegravemes communs de lrsquoinspiration baroque sont le mouvement lrsquoinconstance lrsquoeacutepheacutemegravere lrsquoextravagant lrsquoillusion la prolifeacuteration drsquoimages dans la poeacutesie baroque catalyse cette mouvance obseacutedante et cyclique Le poegraveme que nous nous proposons drsquoeacutetudier est un sonnet intituleacute laquo Imitation du Cavalier Marin raquo eacutecrit par Malleville Ce poegraveme deacutegage le goucirct du paradoxe cher aux baroques en ceacuteleacutebrant la beauteacute noire de Parteacutenice

La composition du sonnet est claire le premier quatrain

annonce lrsquoobjet de ce poegraveme Parteacutenice le deuxiegraveme quatrain vient srsquoopposer au preacuteceacutedent en exposant lrsquoimpossibiliteacute pour la blancheur de se fondre dans le noir le premier tercet exalte lrsquoabsolue uniciteacute de cette beauteacute le deuxiegraveme tercet enfin affirme et confirme la supeacuterioriteacute de cette beauteacute noire sur toute autre chose

Nous savons que les femmes noires de mecircme que les veuves

ont exerceacute une fascination sensuelle sur les poegravetes baroques qui ont chanteacute vanteacute les charmes de ces beauteacutes inaccessibles Cet envoucirctement quasi mystique se ressent dans le premier quatrain degraves lrsquoincipit le poegravete annonce son admiration beacuteate face agrave lrsquoeacutetrange beauteacute qui srsquooffre agrave ses yeux laquo Que Parteacutenice est belle raquo la simpliciteacute de lrsquoadjectif nous emporte au-delagrave du commun le charme est absolu presque ideacuteal Parteacutenice est lrsquoimage de la Beauteacute image inverseacutee car elle est linteacuterieur du miroir le contre-pied du phantasme commun (tout au moins au

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XVIIe siegravecle) laquo encor qursquoelle soit noire raquo La noirceur de cette femme nrsquoest en aucun cas un obstacle agrave sa beauteacute mais opegravere au contraire de maniegravere homotheacutetique le noir redouble la fascination du poegravete le noir est ici vertueux laquo Crsquoest le plus digne objet ougrave srsquoadressent nos vœux raquo Le terme laquo objet raquo galant montre la fixation du poegravete agrave lrsquoeacutegard de cette femme Parteacutenice est le centre drsquoun jeu eacuterotique crsquoest un appas de qualiteacute supeacuterieure vers lequel tend le poegravete Le paradoxe se poursuit dans le vers suivant ougrave lrsquoeacutebegravene est qualifieacute drsquolaquo eacuteclatant raquo la beauteacute noire scintille de ses feux obscurs et lrsquoeacuteclat semble reluire sur cette peau hacircleacutee sur cette chevelure agrave la sensualiteacute provocante Nous pouvons deacutejagrave remarquer lrsquoemploi de codes analogiques celui du bois (laquo eacutebegravene raquo) et celui des meacutetaux dans le vers 4 laquo Lrsquoor et lrsquoambre raquo Le vers 4 annonce la deacutefaite de lrsquoeacuteclat lactescent et la victoire de la noirceur Les beauteacutes doreacutees ceacuteleacutebreacutees par lrsquoimagerie commune srsquoeffacent se courbent devant cette sombre princesse laquo Lrsquoor et lrsquoambre ont ceacutedeacute lrsquohonneur de la victoire raquo Parteacutenice est ainsi preacutesenteacutee comme digne de tous les honneurs

Le deuxiegraveme quatrain vient opposer agrave cette noirceur

innocente la blancheur drsquoune main avide Deux questions transpercent lrsquoesprit du poegravete La premiegravere question deacutenonce lrsquoimpossibiliteacute drsquoatteindre cette beauteacute noire Parteacutenice semble hors de porteacutee inaccessible agrave tout homme blanc agrave tout visage pacircle crsquoest lrsquoimpossibiliteacute drsquounir les deux extrecircmes dans lrsquoarc-en-ciel chromatique il srsquoagit bien ici drsquoextrecircmes le poegravete insiste sur lrsquoopposition laquo Quelle si blanche main [hellip] De ses liens si noirs raquo Le poegravete exhausse les deux couleurs en deux absolus incompatibles laquo peut deacutefaire les nœuds raquo Le vers 5 utilise le code des matiegraveres preacutecieuses laquo ou drsquoalbacirctre ou drsquoivoire raquo les deux protagonistes appartiennent ainsi agrave des sphegraveres privileacutegieacutees mais tregraves eacuteloigneacutees lrsquoune de lrsquoautre le blanc et le noir font partie de deux mondes diffeacuterents La deuxiegraveme question pose eacutegalement le problegraveme de lrsquoopposition mais souligne la supeacuterioriteacute de la beauteacute noire mise en face drsquoune beauteacute claire lrsquolaquoombre raquo du teint de

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Parteacutenice est plus eacuteclatante que tous les laquo feux raquo drsquoune peau claire Nous pouvons noter aussi que dans ces deux quatrains se deacutegage une sensualiteacute envoucirctante gracircce agrave lrsquoutilisation de termes renvoyant au corps humain laquo cheveux raquo (vers 3) laquo main raquo (vers 5) laquo teint raquo (vers 7) Ainsi tout un deacuteploiement drsquoimages est mis en place pour ceacuteleacutebrer la beauteacute unique et mystique de Parteacutenice en effet certains termes sont emprunteacutes au vocabulaire religieux laquo dignes raquo laquo vœux raquo (vers 2) et laquo gloire raquo (vers 8)

La progression vers le divin et lrsquounique continue dans les deux

tercets ougrave Parteacutenice est litteacuteralement placeacutee sur un pieacutedestal antique elle est mise au rang de laquo diviniteacute raquo descendue sur terre une sorte de mi-deacuteesse un Ange noir Lrsquouniciteacute est ici marqueacutee par le terme laquo jamais raquo aux vers 9 et 11 crsquoest la premiegravere fois qursquoune telle beauteacute se reacutevegravele mais il faut en mecircme temps la chercher car cette beauteacute est cacheacutee derriegravere un laquo voile raquo sa peau noire Une autre opposition est mise en valeur au vers 11 laquo tant drsquoeacuteclairs drsquoun nuage raquo ce laquo nuage raquo sombre eacuteclaire le contemplateur Nous retrouvons donc ici lrsquoimage baroque drsquoun monde inverseacute drsquoune nature ougrave le noir est divin et le candide commun Nous pouvons aussi constater la force de Parteacutenice cette laquo diviniteacute raquo qui lance des laquo eacuteclairs raquo Parteacutenice devient ainsi une deacuteesse eacuterotique gracircce au charme obscur de sa beauteacute

Elle acquiert enfin au dernier tercet la place privileacutegieacutee de lrsquoastre qui illumine le monde le Soleil Mecircme le soleil roi du firmament se doit de srsquoeacuteclipser crsquoest plus qursquoune obligation crsquoest un ordre laquo Soleil retirez-vous raquo (vers 12) Malleville oppose ici au soleil Parteacutenice soleil noir cet laquo autre [hellip] pourvu drsquoun plus riche partage raquo Le paneacutegyrique srsquoachegraveve enfin sur une pointe antitheacutetique ce soleil noir Parteacutenice laquo porte la nuit au front et le jour dans les yeux raquo Ce sont ses yeux qui provoquent laquo tant drsquoeacuteclairs raquo ses yeux qui brillent dans la laquo nuit raquo de sa peau Parteacutenice est ainsi porteuse de lrsquoinfini puisqursquoen elle se meacutelangent la jour et la nuit sa beauteacute noire est eacuteternelle paradoxale et en

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mouvement constant crsquoest un soleil qui forme une reacutevolution autour de la fascination beacuteate du poegravete

Nous avons donc vu que ce poegraveme en abordant le thegraveme

baroque de la beauteacute noire utilise aussi les armes de la poeacutesie baroque agrave savoir le paradoxe lrsquoantithegravese les codes meacutetaphoriques les oppositions avec comme lignes directrices le mouvement lrsquoeacutepheacutemegravere (car cette beauteacute nrsquoest que de passage) le monde inverseacute tout ceci dans une prolifeacuteration drsquoimages Nous pourrions le qualifier de poegraveme baroque classique (sic) Mais ce sonnet pose aussi le problegraveme de la sinceacuteriteacute dans la poeacutesie baroque est-ce vraiment une ceacuteleacutebration de la beauteacute noire ou bien seulement un preacutetexte agrave un deacuteploiement drsquoimages un simple jeu poeacutetique comme pourrait le suggeacuterer le titre du poegraveme laquo Imitation du Cavalier Marin raquo

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Laurent FELS

(Luxembourg)

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Saint-John Perse1

Agrave lrsquooccasion du 30e anniversaire de la mort du poegravete et diplomate

laquo Un jour pourtant elles trouvegraverent sur mon lit un volume Crsquoeacutetaient des poegravemes admirables mais obscurs de Saint-Leacuteger Leacuteger Ceacuteleste lut quelques pages et me dit Mais ecirctes-vous bien sucircr que ce sont des vers est-ce que ce ne serait pas plutocirct des devinettes Eacutevidemment pour une personne qui avait appris dans son enfance une seule poeacutesie Ici-bas tous les lilas meurent il y avait manque de transition raquo (Marcel Proust) laquo Et puis crsquoeacutetait en 1916 agrave Nantes dans une chambre drsquointerne agrave lrsquohocircpital de la rue du Boccage je lisais Eloges agrave mon ami Jacques Vacheacute et je me rappelle comme je tressaillais au passage de certaines phrases et comme il y reacuteagissait aussi quoiqursquoen se surveillant bien davantage raquo (Andreacute Breton)

1815-1887 Avant la naissance drsquoAlexis Leacuteger

Crsquoest en 1815 que le premier membre de la famille Leacuteger vient srsquoinstaller en Guadeloupe Crsquoest un homme acircgeacute de vingt-neuf ans du nom de Prosper-Louis Leacuteger qui exerce le meacutetier de notaire depuis 1799 Il a quitteacute Paris une fois que lrsquoeacutetude qursquoil a commenceacutee en 1799 est tombeacutee en faillite en 1813 Arriveacute en Guadeloupe il deacutecide en 1815 drsquoacheter une eacutetude de notaire agrave Basse-Terre Quatre ans plus tard vient au monde le cinquiegraveme enfant de Prosper-Louis Leacuteger il srsquoagit drsquoAlexis-Edmond Leacuteger le futur grand-pegravere du poegravete

Alexis-Edmond srsquoengage dans la carriegravere notariale agrave Pointe-agrave-Pitre en 1851 agrave lrsquoacircge de trente-deux ans et eacutepouse Augusta Caille

1 Extrait de lrsquoouvrage Saint-John Perse Images agrave Crusoeacute A la recherche du temps et de lrsquoespace perdus Paris Editions Le Manuscrit 2005

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en 1845 acircgeacutee de dix-neuf ans et demi Le mariage donnera naissance agrave quatre enfants dont deux fils (Arthur et Ameacutedeacutee) et deux filles (Louise et Steacutephanie) Arthur mourra agrave lrsquoacircge de trois ans Quant agrave Ameacutedeacutee il sera le pegravere drsquoAlexis Leacuteger futur Saint-John Perse

En 1884 de retour en Guadeloupe apregraves ses eacutetudes de droit

en France Ameacutedeacutee Leacuteger srsquoinstalle comme avocat-avoueacute agrave Pointe-agrave-Pitre et se marie avec une fille de planteurs Parallegravelement agrave son activiteacute professionnelle il est eacutelu au Conseil municipal de la ville deviendra troisiegraveme puis deuxiegraveme et finalement premier adjoint au maire Ses engagements politiques le porteront du cocircteacute des reacutepublicains Sa liste est soutenue par le journal Le Progregraves Il est peut-ecirctre franc-maccedilon (beaucoup de ses amis le sont) alors que son eacutepouse Reneacutee Dormoy est tregraves catholique Neacutee agrave Basse-Terre elle a passeacute son enfance et son adolescence sur une habitation acquise par son pegravere Bois-Debout non loin de Capesterre habitation sucriegravere Par sa megravere neacutee Le Dentu elle se rattache aux proprieacutetaires de lrsquohabitation cafeacuteiegravere La Joseacutephine situeacutee au-dessus de Basse-Terre Les premiers poegravemes du futur Saint-John Perse eacutevoqueront alternativement drsquoune part la ville de Pointe-agrave-Pitre en parfait contraste avec ces deux habitations en pleine nature ougrave il a souvent seacutejourneacute pendant ses vacances Cinq enfants sont issus du mariage entre Ameacutedeacutee Leacuteger et Reneacutee Dormoy Eliane naicirct en 1884 Paulette vient au monde en 1886 puis un an plus tard naicirct Alexis le futur poegravete Lrsquoanneacutee 1889 est celle de la naissance de Marguerite et finalement en 1893 crsquoest le dernier enfant de ce mariage qui vient au monde agrave savoir Solange 1887 naissance drsquoAlexis Leacuteger

Le 31 mai 1887 agrave cinq heures du soir dans la maison de la dame Deacutelias rue drsquoArbaud agrave Pointe-agrave-Pitre ougrave se situe la reacutesidence de son pegravere naicirct Marie-Reneacute-Auguste-Alexis Leacuteger On

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trouve ces donneacutees dans lrsquoacte de naissance de lrsquoenfant Le poegravete a souhaiteacute qursquoon croie ndash et pendant longtemps les critiques ont reacutepeacuteteacute ndash qursquoil eacutetait neacute non en ville mais dans une petite icircle au large de la Guadeloupe Les Leacuteger ont effectivement posseacutedeacute dans la rade de Pointe-agrave-Pitre un icirclet appeleacute Icirclet-Feuilles ou Icirclet-agrave-Feuilles1 et dans son enfance il est arriveacute agrave Alexis drsquoy faire une excursion lrsquoideacutee selon laquelle il y serait neacute est hautement improbable mais poeacutetiquement fort inteacuteressantehellip

Une anneacutee apregraves le grand-pegravere du cocircteacute paternel (Alexis

Leacuteger) rejoint lrsquoeacuteterniteacute Il legravegue tous ses biens dont lrsquoIcirclet-agrave-Feuilles agrave sa femme Augusta Caille la grand-megravere du futur poegravete En 1890 crsquoest le grand-pegravere maternel Paul Dormoy qui srsquoeacuteteint

Quatre ans plus tard la sœur cadette drsquoAlexis Leacuteger (Solange)

deacutecegravede le 31 juillet agrave lrsquoacircge drsquoun an Son fregravere eacutevoquera sa mort dans un chant drsquoEacuteloges Cette mecircme anneacutee 1894 les parents et les deux sœurs aicircneacutees drsquoAlexis entreprennent un voyage en France et plus preacuteciseacutement agrave Bordeaux La famille retournera le 21 janvier 1895 aux Antilles A lrsquooccasion du huitiegraveme anniversaire de leur fils ses parents lui offrent une barque un cheval et une lunette astronomique Crsquoest en octobre 1895 que lrsquoenfant entre en huitiegraveme au lyceacutee Carnot agrave Pointe-agrave-Pitre

En octobre 1896 il entre en classe de septiegraveme Lrsquoenfant a la santeacute fragile il tombe malade en septembre et fait sa rentreacutee avec un mois de retard deacutebut novembre On suppose qursquoil est atteint de fiegravevres paludeacuteennes

Lrsquoanneacutee suivante en avril lrsquoicircle a subi un leacuteger tremblement de

terre dont le bilan compte deux morts et quinze blesseacutes agrave Pointe-agrave-Pitre Le 14 septembre 1897 les parents drsquoAlexis voyagent de nouveau en France alors que les enfants restent aupregraves de leurs deux aiumleules En feacutevrier 1898 le pegravere retourne aux icircles tandis que la megravere seacutejourne en Europe jusqursquoau mois drsquoaoucirct Le premier

1 Cette icircle srsquoappelle aujourdrsquohui laquo Icirclet agrave Petreluzzi raquo bien que la famille Petreluzzi nrsquoen soit plus proprieacutetaire

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octobre de la mecircme anneacutee le jeune Alexis entre en sixiegraveme classique Crsquoest en 1898 que les Leacuteger entreprennent les derniegraveres preacuteparations avant de quitter deacutefinitivement la Guadeloupe La crise eacuteconomique et lrsquoinstabiliteacute politique de lrsquoicircle ont pousseacute beaucoup de Blancs de la Guadeloupe agrave srsquoinstaller sur le continent europeacuteen Saint-John Perse nous donne encore une autre raison de lrsquoinstallation de sa famille en France agrave savoir qursquoil y a pu faire de meilleures eacutetudes Mais il y a encore deux autres raisons du deacutepart des Leacuteger le deacutesir ancien drsquoAugusta exprimeacute degraves son retour en Guadeloupe en 1840 de revenir en meacutetropole et puis la santeacute de la megravere du poegravete Les anneacutees de lyceacutee agrave Pau et de faculteacute agrave Bordeaux

Le 4 mars 1899 la famille drsquoAlexis Leacuteger srsquoembarque sur le Canada pour Bordeaux Ils y deacutebarqueront le 17 mars et srsquoinstalleront au numeacutero 7 de la rue Latapie agrave Pau Quant agrave Augusta Caille la grand-megravere elle les suivra et srsquoeacutetablira avec sa fille Steacutephanie et ses petits-enfants au numeacutero 18 rue Latapie Le 1er mai 1899 elle quitte Pointe-agrave-Pitre agrave bord du Labrador Une fois les logements installeacutes agrave Pau les trois sœurs drsquoAlexis freacutequentent le collegravege des Ursulines alors que leur fregravere est inscrit en classe de cinquiegraveme au lyceacutee de Pau qui porte aujourdrsquohui le nom de laquo Lyceacutee Saint-John Perse raquo Il passera son baccalaureacuteat dans le mecircme eacutetablissement Le lyceacutee est eacutegalement le lieu de rencontre avec des personnages qui joueront un rocircle important dans la vie drsquoAlexis Leacuteger comme Gustave-Adolphe Monod fils drsquoErnest Monod qui est le pasteur de lrsquoEacuteglise reacuteformeacutee agrave Pau Alexis fait de bonnes eacutetudes Pendant les vacances la famille seacutejourne agrave Bielle-drsquoOssau agrave Saint-Sauveur voire dans le pays Basque agrave Tardets (tous ces lieux se situent dans les Pyreacuteneacutees) En 1902 lrsquoicircle voisine de la Guadeloupe est deacutevasteacutee par lrsquoeacuteruption de la montagne Peleacutee Les Leacuteger entretenaient drsquoeacutetroites alliances

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familiales avec quelques habitants de la Martinique et sont donc fortement bouleverseacutes par cette mauvaise nouvelle

En 1902 Alexis rencontre Francis Jammes Celui-ci a trente-

quatre ans agrave lrsquoeacutepoque Cela ne lrsquoempecircche pas de lier une relation amicale avec le jeune Alexis acircgeacute de quinze ans Ils parlent souvent de litteacuterature et Jammes lui fait lire Paul Claudel Deux ans plus tard le futur Saint-John Perse passe son baccalaureacuteat avec mention au lyceacutee de Pau Au mois drsquooctobre de la mecircme anneacutee il srsquoinscrit pour des eacutetudes de droit agrave la faculteacute de Bordeaux Il sera logeacute chez son cousin Paul Warin Parallegravelement il freacutequente la faculteacute de meacutedecine celle des sciences et la faculteacute de lettres en tant qursquoeacutetudiant libre Il faut preacuteciser qursquoAlexis nrsquoa pris aucune autre inscription que celle agrave la faculteacute de droit Cette mecircme anneacutee Leacuteger fait la connaissance de Gabriel Frizeau qui est un ami de Francis Jammes et de Paul Claudel Frizeau est un grand amateur drsquoart et meacutecegravene Chez lui le jeune poegravete rencontre Andreacute Lhote et Odilon Redon il y deacutecouvre Gauguin et notamment sa grande toile laquo Qui je fus raquo Son poegraveme LrsquoAnimale est directement inspireacute de Gauguin Premiegraveres publications

Selon Alexis Leacuteger il aurait eacutecrit en 1897 le poegraveme Deacutesir de Creacuteole qui ne figure pas dans les Œuvres complegravetes de la Pleacuteiade Il lrsquoaurait donc reacutedigeacute agrave Pointe-agrave-Pitre en Guadeloupe agrave lrsquoacircge de dix ans Crsquoest une des rares productions ougrave il a adopteacute la versification classique Le poegraveme composeacute en alexandrins reacuteguliers a plus vraisemblablement eacuteteacute eacutecrit alors quAlexis Leacuteger avait eacutetudieacute Lamartine au lyceacutee probablement en classe de premiegravere (donc en 1902-3 lorsqursquoil avait seize ans) Par ailleurs le lecteur trouve dans cette œuvre de tregraves beaux tableaux des Antilles et quelques allusions agrave des leacutegendes relateacutees par les habitants

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Lrsquoanneacutee 1904 est celle de la reacutedaction de Des Villes sur trois modes dont la publication se fera en 1908 dans le numeacutero 7 de la revue Pan bien que lrsquoœuvre soit dateacutee 1906 Ce poegraveme a eacuteteacute joint agrave une lettre qursquoAlexis Leacuteger a adresseacutee agrave son ami de lyceacutee Gustave-Adolphe Monod en 1908 Lrsquoensemble du poegraveme est diviseacute en trois parties dont chacune comporte une eacutepigraphe latine emprunteacutee agrave un Pegravere de lrsquoEacuteglise Dans la premiegravere partie le poegravete nous chante sa haine des grandes villes (laquo Ocirc villes ougrave les fruits pourrissent aux larmiers raquo laquo Ocirc villes drsquoindigence indignes du pillage raquo) thegraveme que lrsquoon retrouvera plus tard dans Images agrave Crusoeacute La deuxiegraveme partie contient encore lrsquoideacutee du pillage drsquoune ville mais cette fois-ci par des corsaires violents (laquo Compagnons des Trois Mers Ranccedilonneurs et Pirates raquo) Finalement dans la troisiegraveme partie de Des Villes sur trois modes le jeune Alexis deacutecrit ce que Mireille Sacotte la grande speacutecialiste de Saint-John Perse appelle laquo la vie libre et deacutepraveacutee des corsaires raquo1 Dans ce dernier chant nous retrouvons des traits du Bateau ivre de Rimbaud mais aussi lrsquoinfluence de Baudelaire et de Heacutereacutedia On srsquoaccorde agrave reconnaicirctre Pau dans la premiegravere ville Bordeaux dans la deuxiegraveme et Pointe-agrave-Pitre dans la troisiegraveme Cette œuvre de jeunesse montre deacutejagrave le style brillant ainsi que la grande habileteacute poeacutetique du futur Saint-John Perse Images agrave Crusoeacute reacutedigeacute en 1904 ne verra sa publication qursquoen 1909 dans la Nouvelle Revue franccedilaise (NRF) Il srsquoagit de la reacuteeacutecriture du mythe de Robinson Crusoeacute tel que nous le preacutesente Daniel Defoe Toutefois le Crusoeacute de Leacuteger est un personnage tout agrave fait diffeacuterent de celui que nous propose le romancier anglais Crsquoest le Robinson nostalgique imagineacute par Jammes

1905 est une anneacutee riche en rencontres Alexis Leacuteger fait la

connaissance de Franccedilois Mauriac agrave la faculteacute des lettres agrave Bordeaux Chez Jammes agrave Orthez il rencontre Claudel qui lui offre un exemplaire des Muses A cocircteacute de ses eacutetudes et des travaux de reacutedaction le jeune poegravete fait beaucoup de sport il pratique

1 Mireille SACOTTE Alexis LeacutegerSaint-John Perse Paris LrsquoHarmattan 1997

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lrsquoescrime la voile et lrsquoeacutequitation Lors drsquoune randonneacutee en montagne il fait la connaissance de Henry Russel Depuis toujours Alexis Leacuteger srsquoest passionneacute pour la musique surtout pour Debussy et les laquo musiciens de lrsquoeacutecole russe raquo En octobre 1905 il entre dans le service militaire qursquoil terminera en septembre 1906 Sous le matricule 5758 il fait partie de la laquo troisiegraveme section de la quatriegraveme compagnie au dix-huitiegraveme reacutegiment drsquoinfanterie raquo de Pau Leacuteger est inscrit comme soldat de deuxiegraveme classe

Il met fin agrave son service militaire en 1906 et retourne agrave Bordeaux ougrave il continue ses eacutetudes de droit En mecircme temps il commence une licence de philosophie Cette mecircme anneacutee chez Gabriel Frizeau il rencontre Jacques Riviegravere critique romancier eacutediteur et directeur de la Nouvelle Revue franccedilaise En aoucirct 1906 il voyage de nouveau en Espagne Depuis un certain temps il fait preuve drsquoun grand inteacuterecirct pour la meacutetrique grecque Une fois que sa traduction des Eacutepinicies de Pindare est acheveacutee il deacutecide de faire la traduction de trente des trente-cinq Pythiques

Lrsquoanneacutee 1907 marque un tournant dans la vie du jeune poegravete

son pegravere Ameacutedeacutee Leacuteger meurt subitement En tant que seul garccedilon de la famille crsquoest Alexis qui doit srsquooccuper de sa famille au deacutetriment de ses eacutetudes qursquoil interrompt pour quelque temps Il prend en charge la geacuterance du portefeuille drsquoactions de la famille qui est suffisant pour faire vivre cinq personnes Peu de temps apregraves la mort du pegravere les Leacuteger quittent leur habitation et vont srsquoinstaller au 23 boulevard drsquoAlsace-Lorraine Plusieurs œuvres datent de cette anneacutee LrsquoAnimale Pour fecircter des oiseaux (qui prendra le titre de Cohorte) Pour fecircter une enfance et finalement Reacutecitation agrave lrsquoeacuteloge drsquoune Reine Un an apregraves crsquoest la grand-megravere Augusta Caille qui deacutecegravede le 29 juillet Alexis entretient une correspondance ininterrompue avec Riviegravere qui lrsquoinforme de la fondation de la Nouvelle Revue franccedilaise par Gaston Gallimard Jean Schlumberger Andreacute Ruyters Andreacute Gide Henri Gheacuteon et

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Jacques Copeau Il reacutedige Eacutecrit sur la porte et les dix-huit poegravemes drsquolaquo Eacuteloges raquo

Les eacutetudes universitaires le megraveneront dans diverses directions

Ses domaines de preacutedilection sont la philosophie lrsquoanthropologie et lrsquoethnologie La musique occupe eacutegalement une place importante dans sa vie et il se passionne surtout pour Vincent drsquoIndy et la laquo Schola Cantorum raquo En 1909 il rencontre Edouard Brunel qui est alors chef drsquoorchestre et srsquooccupe des concerts de Pau Alexis fait aussi la connaissance de Paul Maufret le fondateur de la laquo Schola de Pau raquo Ils deacutecident alors ensemble que des morceaux contemporains seront mis au programme Le poegravete reacutedige des articles de critique musicale dans Pau-Gazette sur les concerts en question La mecircme anneacutee il publie Images agrave Crusoeacute qursquoil a drsquoabord proposeacute agrave la revue Anteacutee et agrave La Phalange qui en ont refuseacute la publication Lrsquoœuvre paraicirct finalement dans le numeacutero 7 (1er aoucirct) de la Nouvelle Revue franccedilaise Le poegraveme est signeacute par le pseudonyme laquo Saintleacuteger Leacuteger raquo Des textes de Jules Romains et drsquoEmile Verhaeren sont publieacutes dans le mecircme numeacutero En 1910 il achegraveve avec succegraves sa licence de droit La mecircme anneacutee les Leacuteger srsquoinstallent au numeacutero 37 rue de Bordeaux Lrsquoauteur publie Eacutecrit sur la porte Pour fecircter une enfance et Reacutecitation agrave lrsquoeacuteloge drsquoune reine dans la NRF sous le titre drsquoEacuteloges Un an apregraves les dix-huit poegravemes drsquolaquo Eacuteloges raquo sont publieacutes dans la mecircme revue et en mecircme temps ces œuvres sont eacutediteacutees sous forme de volume Peu agrave peu Alexis Leacuteger fait parler de lui dans les milieux litteacuteraires Valery Larbaud et Alain-Fournier lui rendent visite agrave Pau Une tregraves bonne critique des premiers poegravemes de Saintleacuteger Leacuteger est due agrave la plume de Larbaud dans La Phalange Drsquoailleurs il y aura une leacutegegravere querelle litteacuteraire entre le jeune eacutecrivain et Francis Jammes qui nrsquoarrive pas agrave saisir entiegraverement les orientations poeacutetiques de Leacuteger ni son laquo indeacutependance fondamentale raquo Une fois lrsquoideacutee abandonneacutee de commencer une carriegravere en tant que planteur aux colonies il srsquooriente vers la diplomatie encourageacute par Frizeau Claudel et Jammes En feacutevrier 1911 Jammes le

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preacutesente agrave Philippe Berthelot le directeur-adjoint drsquoAsie au Quai drsquoOrsay Alexis voyage agrave Paris et rencontre Andreacute Gide agrave Auteuil et Jean Schlumberger A cela srsquoajoute qursquoil freacutequente Fargue Gallimard Larbaud Henri de Reacutegnier et Francis Vieleacute-Griffin Lrsquoorientation vers la carriegravere de diplomate

1912 est lrsquoanneacutee de son voyage en Angleterre et surtout agrave Londres ougrave il rencontre Larbaud et rend visite agrave Joseph Conrad agrave Rabindranath Tagore Leacuteger perfectionne sa pratique des langues anglaise et espagnole eacutetant donneacute qursquoil deacutesire se preacutesenter au concours des Affaires eacutetrangegraveres En octobre 1912 sa famille quitte Pau afin de srsquoinstaller dans la reacutegion parisienne Alexis srsquoinscrit au lyceacutee Louis-le-Grand dans la section diplomatique

Lrsquoanneacutee 1914 marque de nouveau un changement important

dans la vie du futur diplomate il est reccedilu au concours des Affaires eacutetrangegraveres Au moment ougrave la France entre en guerre Alexis Leacuteger est attacheacute au cabinet du ministre Delcasseacute dans le service de presse Deux anneacutees plus tard il fait la connaissance de Paul Valeacutery et entretient une liaison amicale avec lui Alexis Leacuteger en Chine

En 1916 il est envoyeacute en Chine gracircce agrave lrsquoaide de Philippe Berthelot et assiste un laquo chargeacute drsquoaffaires agrave la Leacutegation de France en Chine raquo agrave savoir le comte Damien Martel qui a eacuteteacute pris au deacutepourvu avec une Leacutegation tregraves deacutemunie laquo devant une crise assez seacuterieuse drsquohysteacuterie chinoise raquo En drsquoautres termes les troubles de Trsquoien-tsin ont eacuteteacute provoqueacutes par lrsquoextension de la Concession franccedilaise On assiste agrave une veacuteritable crise franco-

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chinoise Le deacutepart subit pour la Chine est partiellement ducirc agrave des raisons personnelles Alexis essaie de fuir ainsi une femme qui est amoureuse de lui mais avec laquelle il refuse drsquoentrer dans une vie conjugale Le fait qursquoil aille en Chine nrsquoest pas fortuit il veut imiter en quelque sorte ses preacutedeacutecesseurs qursquoil admire tant comme Philippe Berthelot et Paul Claudel Sa carriegravere le megravene du rang de troisiegraveme agrave celui de premier secreacutetaire agrave la Leacutegation de France agrave Peacutekin Etant donneacute qursquoil y a un manque consideacuterable de personnel Leacuteger doit eacutegalement assurer parfois la fonction de conseiller En outre il est secreacutetaire de la Confeacuterence des Allieacutes et en mecircme temps secreacutetaire du corps diplomatique

La France est repreacutesenteacutee dans presque toutes les

circonstances officielles agrave travers le personnage drsquoAlexis Leacuteger Il assiste entre autres aux fecirctes du Jour de lrsquoAn aux vecircpres diplomatiques aux reacuteceptions de la Colonie franccedilaise et il se charge de lrsquoorganisation drsquoune fecircte au profit de la Croix-Rouge En 1917 il traite les questions qui sont en rapport avec lrsquoIndochine En feacutevrier de la mecircme anneacutee le ministre Alexandre Conty arrive agrave Peacutekin Alexis entretient drsquoexcellentes relations avec celui-ci Conty laisse une liberteacute assez grande agrave Leacuteger et laquo srsquoen remet agrave lui pour de nombreuses neacutegociations raquo Au mois de novembre Conty est rappeleacute agrave Paris au profit du nouveau ministre Boppe Cela ne reste pas sans conseacutequences pour Alexis Leacuteger qui doit deacutesormais reprendre ses activiteacutes de troisiegraveme secreacutetaire Drsquoailleurs il est laquo maire (syndic) du Peacutekin diplomatique raquo il est donc eacutelu de la Commission internationale du quartier diplomatique

Vers la fin de lrsquoanneacutee 1920 suite aux troubles qui existent

deacutesormais entre le nord et le sud de la Chine Alexis Leacuteger demande son rapatriement agrave Philippe Berthelot Cependant il fait un voyage dans le Gobi en compagnie de G-Ch Toussaint qui est alors preacutesident du tribunal consulaire de Shanghai et avec le

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docteur Bussiegravere meacutedecin de la Leacutegation Leacuteger participe eacutegalement agrave lrsquoouverture du Congregraves des affaires sino-franccedilaises et il reccediloit Leacutevy-Bruhl sociologue et Paul Painleveacute matheacutematicien Le 28 aoucirct 1920 on lui demande de remplir les fonctions de deuxiegraveme secreacutetaire agrave Peacutekin Le deacutepart de Chine

En mars 1921 Alexis Leacuteger annonce qursquoil quittera prochainement la Chine En effet il a toujours eacuteteacute seacuteduit par le statut drsquoeacutetranger et les anneacutees qursquoil a passeacutees dans le grand pays asiatique lrsquoont marqueacute consideacuterablement Certes il a freacutequenteacute maints hommes politiques lettreacutes et diplomates mais il a eacutegalement aimeacute des peacuteriodes de solitude Aussi a-t-il loueacute un petit temple situeacute au nord-ouest de Peacutekin agrave des moines taoiumlstes Il srsquoy rend agrave cheval Crsquoest dans ce lieu calme et paisible qursquoil eacutecrit Anabase et Amitieacute du Prince Vu son goucirct pour la Chine Leacuteger lit non seulement de nombreuses publications sur ce pays mais eacutegalement des traductions de plusieurs livres chinois Pelliot Granet Staeumll-Holstein sont des sinologues qursquoil freacutequente agrave plusieurs reprises Mais il srsquoadresse en mecircme temps aux speacutecialistes du Tibet Bacot et G-Ch Toussaint Son inteacuterecirct pour la culture chinoise ne se limite pourtant pas agrave ces domaines-lagrave le poegravete laquo srsquoinitie agrave lrsquoart chinois et surtout aux grands courants de penseacutee raquo comme les preacuteceptes de Confucius le chamanisme le bouddhisme tantrique et le tao Alexis Leacuteger et sa carriegravere de diplomate

Le 28 juillet 1921 Leacuteger devient consul de deuxiegraveme classe En novembre de la mecircme anneacutee on le deacutesigne comme laquo expert

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politique agrave la Confeacuterence internationale de Washington sur la limitation des armements et les questions drsquoExtrecircme-Orient raquo La raison en est sa compeacutetence dans les affaires drsquoAsie Il sera attacheacute agrave Aristide Briand qui est ministre des Affaires eacutetrangegraveres agrave lrsquoeacutepoque Le 9 deacutecembre 1921 Alexis Leacuteger est nommeacute secreacutetaire drsquoambassade de deuxiegraveme classe et le 31 deacutecembre il devient laquo sous-chef de bureau agrave la Direction politique et commerciale du Quai drsquoOrsay raquo Ami de Paul Valeacutery il freacutequente le salon de la duchesse de Larochefoucauld il y rencontre la sœur de celle-ci Marthe de Fels et entretiendra avec elle une liaison passionneacutee Plus tard elle lui rendra visite en Ameacuterique et aux Vigneaux

Entre 1922 et 1923 Alexis Leacuteger est attireacute par le milieu

litteacuteraire de la Nouvelle Revue franccedilaise Il y freacutequente Riviegravere Fargue Valeacutery Gallimard et Gide La librairie-maison drsquoeacutedition drsquoAdrienne Monnier expose en vitrine les œuvres de Saintleacuteger Leacuteger agrave une eacutepoque ougrave il nrsquoest pas encore tregraves connu Quelques auteurs surreacutealistes comme Breton Vitrac ou Crevel viennent lui rendre visite Agrave cause de sa passion pour la musique Leacuteger se rend souvent agrave lrsquoOpeacutera et freacutequente Poulenc Satie Honegger Milhaud qui a transposeacute en musique Images agrave Crusoeacute Nadia Boulanger et Igor Stravinski En mecircme temps il entretient une liaison amicale avec Sert et fait preuve de beaucoup drsquoadmiration pour Misia Avec Marie Laurencin qui a eacuteteacute la compagne de Guillaume Apollinaire il nrsquoentretient qursquoune liaison passagegravere En avril la chanson liminaire drsquoAnabase paraicirct dans la NRF sous le titre de Poegraveme sans ecirctre signeacutee

Lrsquoanneacutee 1924 est celle de la publication drsquoAnabase dans la

Nouvelle Revue franccedilaise sous la signature de laquo Saint-John Perse raquo En outre le 27 juillet il devient chevalier de la Leacutegion drsquohonneur Son amie Marguerite Caetani princesse de Bassiano lance la revue Commerce Leacuteger participe agrave sa fondation et agrave sa direction Il en a suggeacutereacute le titre Saint-John Perse utilise souvent ce terme dans son poegraveme contemporain Anabase Paul Valeacutery Leacuteon-Paul

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Fargue et Valeacutery Larbaud sont les trois directeurs de la revue Le nom drsquoAlexis Leacuteger nrsquoapparaicirct point il est lrsquolaquo eacuteminence grise raquo Le 31 octobre il est deacuteleacutegueacute laquo dans les fonctions de chef de bureau agrave la sous-direction drsquoAsie raquo On le nomme secreacutetaire drsquoambassade de premiegravere classe le 21 novembre 1924

Le 31 octobre de lrsquoanneacutee suivante il remplit les fonctions de

sous-directeur drsquoAsie et drsquoOceacuteanie Il est obligeacute de geacuterer la crise franco-chinoise pendant les mouvements nationalistes qui agitent la Chine en 1925 et 1926 Deux mois plus tard il devient conseiller drsquoambassade Les trois hommes Briand Berthelot et Leacuteger mettent en place un laquo systegraveme drsquoalliances et de pactes unissant la France agrave tous les pays drsquoEurope raquo pour que la paix soit automatiquement assureacutee De cette faccedilon les insuffisances de la Socieacuteteacute des Nations (SDN) seront combleacutees

Alexis Leacuteger est nommeacute laquo ministre pleacutenipotentiaire raquo de

seconde classe le 23 avril 1927 Au mois de deacutecembre de la mecircme anneacutee il devient directeur adjoint des Affaires politiques et commerciales Il est eacutegalement agrave lrsquoorigine du Pacte de Paris laquo Pacte geacuteneacuteral de renonciation agrave la guerre comme instrument de politique nationale raquo peut-ecirctre plus connu sous le nom de laquo Pacte Briand-Kellog raquo signeacute le 27 avril

En septembre 1931 Leacuteger fait un voyage agrave Berlin ensemble

avec Briand et Berthelot Il y aura des pourparlers secrets qui visent un pacte de non-agression avec lrsquoURSS Lrsquoanneacutee suivante Aristide Briand prend sa retraite et meurt peu de temps apregraves En mai 1932 le diplomate-poegravete entre en relation avec la Cubaine Lilita Abreu Le 31 juillet on lrsquoeacutelegraveve au grade drsquoofficier de la Leacutegion drsquohonneur Pseudonymes

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Il est indeacuteniable que de nos jours Alexis Leacuteger ndash tel est son

vrai nom ndash est plus connu sous le pseudonyme de laquo Saint-John Perse raquo alors que les premiegraveres poeacutesies ont eacuteteacute signeacutees soit laquo Saint-Leacuteger Leacuteger raquo soit laquo Saintleacuteger Leacuteger raquo Parfois nous trouvons mecircme la forme abreacutegeacutee laquo St L Leacuteger raquo Pourquoi y a-t-il un redoublement du nom Selon Alexis il y aurait eu un lointain ancecirctre de la famille qui aurait entrepris drsquointervertir les trois parties de son nom de sorte qursquoil en reacutesultait laquo Leacuteger Saint Leacuteger raquo De telle faccedilon il aurait voulu laquo affirmer son indeacutependance raquo et montrer qursquoil eacutetait agrave lrsquoorigine drsquoune nouvelle ligneacutee Dans le pseudonyme qursquoutilise le poegravete1 laquo Saint raquo a pour objectif drsquoanoblir le nom Le tout laquo Saintleacuteger Leacuteger raquo ou laquo Saint-Leacuteger Leacuteger raquo lui permet de le distinguer du simple laquo Saint Leacuteger raquo qui agrave ce qursquoil paraicirct nrsquoest pas si rare en France qursquoon ait pu le penser

Reste agrave expliquer lrsquoautre nom de plume qui est laquo Saint-John

Perse raquo et qui nrsquoa eacuteteacute employeacute pour la premiegravere fois qursquoen 1924 pour signer Anabase Il faut dire que ce pseudonyme a fait couler beaucoup drsquoencre Voici quelques-unes des nombreuses theacuteories qui ont tenteacute drsquoexpliquer le mystegravere de ce nom Saint lrsquoadjectif aurait la fonction drsquoanoblissement (comme

dans laquo Saintleacuteger Leacuteger raquo) On trouve chez drsquoautres eacutecrivains le recours agrave la particule laquo de raquo comme crsquoest le cas pour Honoreacute de Balzac

John il srsquoagit drsquoun nom anglais de mecircme que lrsquoensemble

laquo Saint-John raquo Alexis Leacuteger a toujours manifesteacute un goucirct prononceacute pour lrsquoaristocratie et les mœurs anglaises Une autre possibiliteacute serait lrsquoeacuteventuel rapport entre

1 Nous savons aujourdrsquohui qursquoil ne srsquoest jamais appeleacute Saint-Leacuteger Leacuteger contrairement agrave ce qursquoil preacutetend dans sa biographie dans les Œuvres complegravetes de la Pleacuteiade Son vrai nom a tout simplement eacuteteacute Leacuteger

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Leacuteger et lrsquoicircle Saint John qui se situe aux Antilles ameacutericaines et que le poegravete avait visiteacutee Mais lagrave encore les pistes restent brouilleacutees

Perse on pourrait songer au poegravete latin Persius dont lrsquoœuvre

se serait apparemment trouveacutee sur la table de travail drsquoAlexis Leacuteger au moment ougrave il a chercheacute un nom de plume pour signer son Anabase en 1924 Cependant lui-mecircme a toujours proclameacute que Perse nrsquoaurait laquo rien agrave voir avec le poegravete latin Perse raquo Il aurait laquo drsquoabord penseacute agrave Archibald Perse raquo qui aurait fait allusion agrave laquo Archibald Olson Barnabooth raquo de Valeacutery Larbaud Par ailleurs nous pourrions voir un jeu de mots entre laquo Alexis Leacuteger raquo et laquo Alexandre le Grand raquo conqueacuterant entre autres de la Perse drsquoautant plus que lrsquoimage drsquoAlexandre se trouve bien que dissimuleacutee dans Anabase

Malgreacute les nombreuses tentatives drsquoexpliquer lrsquoorigine de laquo Saint-John Perse raquo il faut avouer que nous pouvons tout au plus formuler des hypothegraveses agrave lrsquoeacuteclaircissement de la mythopoeacutetique complexe de ce pseudonyme Lrsquoexil

Crsquoest en 1940 que le diplomate Alexis Leacuteger doit srsquoexiler aux Eacutetats-Unis agrave cause de son attitude anti-hitleacuterienne Le 29 octobre il apprend qursquoil est laquo deacutechu de la nationaliteacute franccedilaise que ses biens ont eacuteteacute confisqueacutes qursquoil a eacuteteacute radieacute de lrsquoOrdre de la Leacutegion drsquohonneur par le gouvernement de Vichy raquo La Gestapo a confisqueacute tous ses papiers Crsquoest en Ameacuterique qursquoil commence agrave reprendre son activiteacute poeacutetique La premiegravere œuvre qursquoil reacutedige dans le grand pays drsquooutre-atlantique est Exil dateacute de Long Beach

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Island New Jersey 1941 Il la deacutedie agrave son ami Archibald MacLeish

En mars 1942 il fera un bref seacutejour agrave New York ougrave il

prononcera un discours agrave la meacutemoire drsquoAristide Briand Crsquoest agrave Washington qursquoil reacutedige pendant lrsquoeacuteteacute Poegraveme agrave lrsquoEacutetrangegravere qui vise en effet Lilita Abreu Lrsquoanneacutee suivante il visite la Caroline du Sud et la Geacuteorgie Pendant une nuit drsquoorage relateacutee par Charlton Ogburn il commence la reacutedaction du poegraveme Pluies Lilita Abreu quitte Leacuteger en 1944 pour srsquoinstaller agrave New York sans lui laisser drsquoadresse

Pendant son travail agrave la bibliothegraveque du Congregraves Leacuteger

publie trois ouvrages de compilation A selection of works for an understanding of World Affairs since 19141 La Production litteacuteraire en France depuis la guerre2 La Publication franccedilaise pendant la guerre 1940-19453

En 1942 eacutegalement le geacuteneacuteral de Gaulle essaie de le

laquo concilier agrave la cause de la France libre agrave Londres raquo Alexis Leacuteger admet lrsquoautoriteacute du geacuteneacuteral de Gaulle en tant que chef militaire de la France mais il se meacutefie de son action politique et craint lrsquoeacutetablissement drsquoune dictature militaire en France

Juillet 1944 est la date de parution de Neiges dans Les Lettres

franccedilaises de Buenos Aires dateacute de New York La mecircme anneacutee Exil est publieacute dans sa totaliteacute (laquo Quatre Poegravemes raquo) chez la mecircme maison drsquoeacutedition Le premier septembre 1944 Alexis Leacuteger est reacuteinteacutegreacute agrave la Libeacuteration dans le service de la diplomatie franccedilaise en tant qursquoambassadeur en disponibiliteacute Lrsquoanneacutee suivante Berceuse fait sa parution en automne dans la revue Mesa Crsquoest Herbert Steiner traducteur des œuvres persiennes en langue allemande

1 1943 laquo by Alexis Leacuteger consultant in French Literature raquo 2 1944 ouvrage drsquoagrave peu pregraves cent pages 3 1945-1946

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qui dirige et eacutedite cette revue Les quatre poegravemes drsquoExil sont publieacutes en 1945 aux eacuteditions Gallimard Le poegravete eacutecrit la mecircme anneacutee Vents qursquoil deacutedie agrave Atlanta et Allan P

En aoucirct 1947 il seacutejourne dans lrsquoicircle de Beacuteatrice Chanler Il y

commence la reacutedaction drsquoAmers En mecircme temps il rend visite agrave Marthe de Fels A la fin de lrsquoanneacutee Leacuteger est accableacute par des calculs reacutenaux En 1948 on assiste agrave une nouvelle eacutedition drsquoEacuteloges chez Gallimard et une nouvelle eacutedition corrigeacutee drsquoAnabase Crsquoest en 1954 qursquoil rencontre Dorothy Russell Milburn qursquoil eacutepousera quelques anneacutees plus tard Le retour en France

Leacuteger ne retourne en France qursquoen 1957 Une amie agrave lui Mina

Curtiss meacutecegravene de nationaliteacute ameacutericaine et commentatrice de plusieurs lettres de Proust lui offre la proprieacuteteacute dans la presqursquoicircle de Giens les laquo Vigneaux raquo A partir de ce moment il passera plusieurs mois de lrsquoanneacutee en France et les autres aux Eacutetats-Unis 1957 est eacutegalement lrsquoanneacutee de la publication drsquoAmers aux eacuteditions Gallimard

En 1958 agrave lrsquoacircge de 71 ans il eacutepouse lrsquoAmeacutericaine Dorothy

Milburn qursquoil rebaptise laquo Diane raquo Chronique qui est dateacute de la presqursquoicircle de Giens septembre 1959 paraicirctra chez Gallimard

1960 est une anneacutee importante dans la vie drsquoAlexis Leacuteger

surtout en ce qui concerne sa carriegravere de poegravete le 10 deacutecembre il reccediloit le Prix Nobel de litteacuterature agrave Stockholm A cette occasion il prononce le discours Poeacutesie qui est devenu ceacutelegravebre par la suite Deux anneacutees apregraves des poegravemes qursquoil a speacutecialement eacutecrits accompagnent les dessins de Georges Braque Le tout est publieacute sous le titre LrsquoOrdre des Oiseaux aux eacuteditions Au Vent drsquoArles

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Quant aux textes de ce livre ils paraicirctront seacutepareacutement en 1963 sous le titre Oiseaux chez Gallimard Le 20 avril 1965 Saint-John Perse prononce le ceacutelegravebre discours Pour Dante agrave lrsquoinauguration du Congregraves International reacuteuni agrave Florence pour le septiegraveme centenaire du poegravete italien

En 1969 crsquoest le poegraveme Chanteacute par celle qui fut lagrave qui est publieacute

agrave la Nouvelle Revue franccedilaise (1er septembre) Une anneacutee apregraves on assiste agrave la parution de Chant pour un eacutequinoxe eacutegalement agrave la NRF (1er janvier)

Le travail majeur dans la carriegravere litteacuteraire de Saint-John Perse

est sans doute la reacutealisation des Œuvres complegravetes dans la Bibliothegraveque de la Pleacuteiade chez Gallimard Il est rare qursquoun auteur y soit publieacute de son vivant La preacuteparation du volume a dureacute plus de six ans En 1973 Nocturne est publieacute agrave la NRF (1er janvier) et une anneacutee apregraves crsquoest Seacutecheresse qui paraicirct agrave son tour agrave la NRF (1er juin) Deacutesormais le poegravete souffrira drsquoarthrite et de migraines

Crsquoest le 20 septembre 1975 qursquoAlexis Leacuteger deacutecegravede aux

Vigneaux Son corps gicirct au petit cimetiegravere marin de Giens Les presses eacutecrite et orale ont tregraves peu parleacute de la mort de ce grand homme qui est consideacutereacute encore de nos jours comme lrsquoune des figures marquantes du XXe siegravecle1

1 Lrsquoensemble de ses œuvres se trouve agrave la Fondation Saint-John Perse agrave Aix-en-Provence

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BIBLIOGRAPHIE SOMMAIRE

SAINT-JOHN PERSE Œuvres complegravetes Paris Gallimard (Bibliothegraveque de la Pleacuteiade) 1982 (1egravere eacutedition 1972 du vivant de lrsquoauteur) SAINT-JOHN PERSE Eacuteloges suivi de La Gloire des Rois Anabase Exil Paris Gallimard (coll laquo PoeacutesieGallimard raquo) 1960 SAINT-JOHN PERSE Amers suivi de Oiseaux Paris Gallimard (coll laquo PoeacutesieGallimard raquo) 1963 SAINT-JOHN PERSE Vents suivi de Chronique Paris Gallimard (coll laquo PoeacutesieGallimard raquo) 1975

BOSQUET (Alain) Saint-John Perse Paris Pierre Seghers 1953 FELS (Laurent) Saint-John Perse Images agrave Crusoeacute A la recherche du temps et de lrsquoespace perdus Paris Le Manuscrit 2005 LEVILLAIN (Henriette) Le rituel poeacutetique de Saint-John Perse Paris Gallimard 1977 SACOTTE (Mireille) Parcours de Saint-John Perse Paris-Genegraveve Champion-Slatkine 1987 SACOTTE (Mireille) Alexis LeacutegerSaint-John Perse Paris LrsquoHarmattan 1997 (1egravere eacutedition chez Belfond en 1991)

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SACOTTE (Mireille) Eacuteloges de Saint-John Perse Paris Gallimard (Foliothegraveque) 1999

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Extrait du Chant X drsquoAnabase de Saint-John Perse

laquo Ha toutes sortes drsquohommes dans leurs voies et faccedilons mangeurs drsquoinsectes de fruits drsquoeau porteurs drsquoemplacirctres de richesses lrsquoagriculteur et lrsquoadalingue lrsquoacuponcteur et le saunier le peacuteager le forgeron marchands de sucre de cannelle de coupes agrave boire en meacutetal blanc et de lampes de corne celui qui taille un vecirctement de cuir des sandales dans le bois et des boutons en forme drsquoolives celui qui donne agrave la terre ses faccedilons et lrsquohomme de nul meacutetier homme au faucon homme agrave la flucircte homme aux abeilles celui qui tire son plaisir du timbre de sa voix celui qui trouve son emploi dans la contemplation drsquoune pierre verte qui fait brucircler pour son plaisir un feu drsquoeacutecorces sur son toit qui se fait sur la terre un lit de feuilles odorantes qui srsquoy couche et repose qui pense agrave des dessins de ceacuteramiques vertes pour des bassins drsquoeaux vives et celui qui a fait des voyages et songe agrave repartir qui a veacutecu dans un pays de grandes pluies qui joue aux deacutes aux osselets au jeu des gobelets ou qui a deacuteployeacute sur le sol ses tables agrave calcul celui qui a des vues sur lrsquoemploi drsquoune calebasse celui qui traicircne un aigle mort comme un faix de branchages sur ses pas (et la plume est donneacutee non vendue pour lrsquoempennage des flegraveches) celui qui reacutecolte le pollen dans un vaisseau de bois (et mon plaisir dit-il est dans cette couleur jaune) celui qui mange des beignets des vers de palmes des framboises celui qui aime le goucirct de lrsquoestragon celui qui recircve drsquoun poivron ou bien encore celui qui macircche drsquoune gomme fossile qui porte une conque agrave son oreille et celui qui eacutepie le parfum de geacutenie aux cassures fraicircches de la pierre celui qui pense au corps de femme homme libidineux celui qui voit son acircme au reflet drsquoune lame lrsquohomme verseacute dans les sciences dans lrsquoonomastique lrsquohomme en faveur dans les conseils celui qui nomme les fontaines qui fait un don de siegraveges sous les arbres de laines teintes pour les sages et fait sceller aux carrefours de tregraves grands bols de bronze pour la soif bien mieux celui qui ne fait rien tel homme et tel dans ses faccedilons et tant drsquoautres encore les ramasseurs de cailles dans les plis de terrains ceux qui reacutecoltent dans les broussailles les oeufs tiqueteacutes de vert ceux qui descendent de cheval pour ramasser des choses des agates une pierre bleu pacircle que lrsquoon taille agrave lrsquoentreacutee des faubourgs (en maniegravere drsquoeacutetuis de tabatiegraveres et drsquoagrafes ou de boules agrave rouler aux mains des paralytiques) ceux qui peignent en sifflant des coffrets en plein air lrsquohomme au bacircton drsquoivoire lrsquohomme agrave la chaise de

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rotin lrsquoermite orneacute de mains de fille et le guerrier licencieacute qui a planteacute sa lance sur son seuil pour attacher un singehellip ha toutes sortes drsquohommes dans leurs voies et faccedilons et soudain apparu dans ses vecirctements du soir et tranchant agrave la ronde toutes questions de preacuteseacuteance le Conteur qui prend place au pied du teacutereacutebinthehellip raquo1

1 Bernard LECHERBONNIER Dominique RINCEacute Pierre BRUNEL amp Christiane MOATTI Litteacuterature XXe siegravecle Textes et documents Paris Nathan (Collection laquo Henri Mitterand raquo) 1989 pp 559-560

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Le repos du Conqueacuterant et la deacutecouverte de soi-mecircme

(Quelques reacuteflexions sur lrsquoextrait qui preacutecegravede)

Terre arable du songe Qui parle de bacirctir ndash Jrsquoai vu la terre distribueacutee en de vastes espaces et ma penseacutee nrsquoest point distraite du navigateur

(Saint-John Perse Anabase X)

Proleacutegomegravenes

Le passage drsquoAnabase (1924) que nous propose lrsquoanthologie Litteacuterature XXe siegravecle est un extrait tireacute du Chant X qui se situe directement avant le deacutesinit du long poegraveme agrave valeur drsquoune eacutepopeacutee1 Il srsquoagit drsquoun texte reacutedigeacute en prose poeacutetique Si dans les Chants I agrave IX il est question drsquoun Conqueacuterant qui apparaicirct sous diffeacuterentes formes au fil de lrsquoœuvre et qui fonde une ville apregraves avoir fait une expeacutedition agrave lrsquointeacuterieur drsquoun pays2 comme lrsquoindique deacutejagrave le titre3 le Chant X relate le repos du personnage principal

1 laquo Proche du mythe lrsquoeacutepopeacutee chante lrsquohistoire drsquoune tradition un complexe de repreacutesentations sociales politiques religieuses un code moral une estheacutetique A travers le reacutecit des eacutepreuves et des hauts faits drsquoun heacuteros ou drsquoune heacuteroiumlne elle met en lumiegravere un monde total une reacutealiteacute vivante un savoir sur le monde raquo (Nicole REVEL laquo Epopeacutee raquo in Encyclopaeligdia Universalis Dictionnaire des Genres et notions litteacuteraires Paris Albin Michel 2001 p 256) 2 La Chine en lrsquooccurrence 3 Le substantif laquo Anabase raquo est agrave prendre dans son sens eacutetymologique calqueacute sur le grec

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deacutenommeacute cette fois-ci laquo Conteur raquo1 Saint-John Perse nous fait drsquoabord une longue eacutenumeacuteration des diffeacuterentes occupations ndash voire des divers meacutetiers ndash des hommes souvent tregraves distants les uns des autres ce qui ne les empecircche pas de vivre en toute harmonie Preacutecisons pourtant qursquoil ne srsquoagit nullement drsquoun texte anthropocentrique2 la tregraves longe phrase dont est constitueacute ce passage qui prend une veacuteritable allure proustienne met eacutegalement en relief la grande admiration3 de Saint-John Perse pour la flore et la faune (de preacutefeacuterence exotiques) ainsi que pour les mineacuteraux

Le titre Anabase a une double sens agrave cocircteacute de celui que nous

avons deacutejagrave mentionneacute il srsquoagit pour lrsquoauteur de Vents aussi drsquoune laquo expeacutedition raquo vers lrsquointeacuterieur mental Lrsquoessentiel pour lui est que le poegravete soit laquo homme dans la penseacutee et dans lrsquoaction raquo comme il lrsquoeacutecrit agrave propos de Dante4 Le fait qursquoAnabase soit le premier poegraveme signeacute laquo Saint-John Perse raquo est significatif agrave lrsquoinstar du Conteur qui a acheveacute sa tacircche difficile le poegravete semble avoir trouveacute sa vraie identiteacute drsquoautant plus que tous les poegravemes posteacuterieurs agrave Anabase sont signeacutes par ce pseudonyme5

laquo anabasis raquo qui signifie laquo expeacutedition agrave lrsquointeacuterieur drsquoun pays raquo il fait allusion aux exploits du protagoniste Crsquoest sans doute lrsquoAnabase de Xeacutenophon qui a inspireacute agrave Saint-John Perse le titre de son œuvre 1 On pourrait consacrer une eacutetude entiegravere agrave ce personnage qui est en mecircme temps laquo Fondateur de villes raquo laquo Nomade raquo laquo Etranger raquo etc Or tel nrsquoest pas lrsquoobjectif du travail que voici qui se limite agrave lrsquoextrait proposeacute dans Litteacuterature XXe siegravecle 2 Qui a pour centre lrsquohomme 3 Nous pourrions mecircme avancer le terme de laquo veacuteneacuteration raquo 4 laquo Pour Dante Discours pour lrsquoinauguration du Congregraves international reacuteuni agrave Florence agrave lrsquooccasion du 7e Centenaire de Dante (20 avril 1965) raquo (SAINT-JOHN PERSE Œuvres complegravetes Paris Gallimard (Bibliothegraveque de la Pleacuteiade) 1982 p 455) 5 La palette des pseudonymes drsquoAlexis Leacuteger est assez consideacuterable les premiegraveres œuvres sont signeacutees laquo Saintleacuteger Leacuteger raquo (ou laquo Saint-Leacuteger Leacuteger raquo) Ce nrsquoest qursquoagrave partir drsquoAnabase (1924) qursquoon trouve le pseudonyme laquo Saint-John Perse raquo Dans sa correspondance avec Mina Curtiss il emploie le nom de laquo Pierre Fenestre raquo qui lui rappelle un eacutepisode personnel En outre il nous propose dans ses Œuvres complegravetes la correspondance avec sa megravere Madame Ameacutedeacutee Saint-Leacuteger Leacuteger Or nous savons que les lettres adresseacutees agrave sa megravere nrsquoont jamais eacuteteacute retrouveacutees Il srsquoagit donc drsquoun autre pseudonyme qursquoil a choisi pour srsquoadresser agrave lui-mecircme Drsquoailleurs son vrai nom nrsquoa pas eacuteteacute laquo Saintleacuteger Leacuteger raquo ou laquo Saint-Leacuteger Leacuteger raquo comme il le preacutetend dans sa biographie au deacutebut des Œuvres complegravetes dans la Pleacuteiade le deacutecryptage de son acte de naissance nous a montreacute qursquoil

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La plus grande partie drsquoAnabase a eacuteteacute reacutedigeacutee dans un petit

temple en plein deacutesert que Saint-John Perse avait loueacute agrave des moines taoiumlstes pour ecirctre seul Crsquoest de cet endroit qursquoil contemple les laquo communauteacutes rurales raquo1 Cette atmosphegravere calme et paisible dont il est entoureacute dans ce lieu deacuterobeacute agrave la vie urbaine se manifeste dans lrsquoextrait que nous allons eacutetudier

Lrsquoanalyse que voici traitera successivement les points

suivants les champs lexicaux les figures de style le rythme et lrsquoimage du Conteur

Les champs lexicaux Lrsquoextrait en question repose sur un filet drsquoisotopies2

savamment eacutetabli qui dressent lrsquoinventaire des meacutetiers des occupations des milieux veacutegeacutetal et animal ainsi que des mateacuteriaux dans le nouveau pays fondeacute par le Conteur

Le premier champ lexical que nous pouvons deacutegager est celui des meacutetiers et nous dirions mecircme des laquo arts et meacutetiers raquo Il regroupe les diverses occupations humaines qui contrastent parfois de faccedilon eacutetonnante laquo mangeurs drsquoinsectes de fruits drsquoeau porteurs drsquoemplacirctres de richesses lrsquoagriculteur et lrsquoadalingue3 lrsquoacuponcteur et le saunier4 le peacuteager le forgeron marchands de sucre de cannelle [hellip] et lrsquohomme de nul meacutetier homme au faucon homme agrave la flucircte homme aux abeilles [hellip] celui qui pense au corps de femme [hellip] lrsquohomme verseacute dans les

srsquoappelait laquo Marie-Reneacute-Auguste-Alexis Leacuteger raquo 1 Mireille SACOTTE Alexis LeacutegerSaint-John Perse Paris LrsquoHarmattan 1997 p 260 2 Tous les termes qui forment un mecircme champ lexical 3 Jeune cavalier noble 4 Ouvrier dans un marais salant

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sciences dans lrsquoonomastique1 [hellip] celui qui ne fait rien [hellip] les ramasseurs de cailles dans les plis de terrains raquo etc Enumeacuterer tous les meacutetiers et arts mentionneacutes par Saint-John Perse exigerait la reproduction de lrsquoextrait entier Pourtant la seacutelection2 que nous venons de faire illustre que le poegravete a puiseacute les diffeacuterentes occupations des hommes dans de multiples domaines qui se concentrent drsquoailleurs dans un seul et unique endroit la ville fondeacutee par le Conteur Ajoutons que dans le long inventaire on trouve eacutegalement des personnes laquo de nul meacutetier raquo Ce sont principalement les artistes (laquo homme agrave la flucircte raquo) et les nobles (laquo homme au faucon raquo) auxquels le poegravete veut faire allusion sans drsquoailleurs deacutenigrer leurs tacircches

Le milieu preacutesenteacute par Alexis Leacuteger peut ecirctre consideacutereacute

comme une sorte drsquoutopie3 il est rare que des hommes exerccedilant des meacutetiers si opposeacutes vivent en toute harmonie dans une mecircme ville Nrsquoest-ce pas cette atmosphegravere paisible et calme qui a toujours eacuteteacute procircneacutee par le poegravete surtout dans son temple taoiumlste Au fur et agrave mesure que nous progressons dans le texte Saint-John Perse trouve sa vraie identiteacute (poeacutetique) dans un lieu quasi eacutedeacutenique ougrave tous les citoyens vivent en paix

A cocircteacute de ce premier champ lexical il nous est possible de

relever lrsquoisotopie du milieu veacutegeacutetal Voici quelques passages qui la constituent laquo fruitslowast drsquoau [hellip] sucre4 de cannelle [hellip] des sandales dans le bois et des boutons en forme drsquoolives [hellip] qui fait brucircler pour son plaisir un feu drsquoeacutecorces sur son toit qui se fait

1 laquo Etude science des noms propres et speacutecialt des noms de personnes raquo (Paul ROBERT Le Petit Robert Paris Le Robert 1987 p 1311) 2 On pourrait nous reprocher de ne pas avoir fait de sous-cateacutegories regroupant p ex tous les meacutetiers de lrsquoagriculture du forgeage etc Cependant nous nrsquoavons pas voulu surcharger notre eacutetude drsquoinformations 3 laquo Plan drsquoun gouvernement imaginaire raquo (op cit p 2056) lowast Tous les termes marqueacutes drsquoun asteacuterisque ont eacuteteacute souligneacutes par nos soins 4 Le sucre est tireacute de la plante appeleacutee laquo canne agrave sucre raquo (laquo Bois-Debout raquo en creacuteole qui est eacutegalement le nom drsquoune des deux plantations de la famille drsquoAlexis Leacuteger) Aussi le classons-nous parmi les plantes

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sur la terre un lit de feuilles odorantes [hellip] celui qui a des vues sur lrsquoemploi drsquoune calebasse celui qui traicircne un aigle mort comme un faix de branchages sur ses pas [hellip] celui qui reacutecolte le pollen dans un vaisseau de bois [hellip] des vers de palmes des framboises celui qui aime le goucirct de lrsquoestragon celui qui recircve drsquoun poivron [hellip] qui fait un don de siegraveges sous les arbres de laines teintes pour les sages ceux qui reacutecoltent dans les broussailles [hellip] lrsquohomme agrave la chaise de rotin1 [hellip] le Conteur qui prend place au pied du teacutereacutebinthe2 raquo Crsquoest pourtant une eacutenumeacuteration assez importante des diffeacuterents veacutegeacutetaux Nous savons que Saint-John Perse a toujours manifesteacute un goucirct prononceacute pour la flore ndash de preacutefeacuterence exotique ndash qui ornait deacutejagrave sa Guadeloupe natale

Bien que le regravegne veacutegeacutetal occupe une place tregraves importante

dans lrsquoœuvre entiegravere du poegravete antillais il faut ajouter que Saint-John Perse ne srsquoattarde jamais sur la description des images poeacutetiques Il les nomme3 puis il passe agrave autre chose Cependant cela ne lrsquoempecircche de faire lrsquoeacuteloge4 du milieu naturel Il respecte agrave la lettre ce que Gaston Bachelard expose dans son livre LrsquoAir et les Songes laquo [p]reacutecisez un peu trop une image poeacutetique vous faites rire Enlevez un peu de preacutecision agrave une image triviale et ridicule vous faites naicirctre une eacutemotion poeacutetique raquo5

Le fait qursquoAlexis Leacuteger fasse preuve drsquoune grande passion

pour les plantes ne veut pas dire qursquoil nrsquoappreacutecie pas les animaux Aussi trouvons-nous maintes expressions que nous pouvons regrouper sous le champ lexical de la faune laquo mangeurs drsquoinsectes

1 laquo Partie de la tige des branches du rotang utiliseacutee pour faire des cannes des meubles raquo (Paul ROBERT Le Petit Robert Paris Le Robert 1987 p 1731) 2 laquo Pistachier reacutesineux [hellip] toujours vert qui donne une reacutesine dite teacutereacutebenthine de Chio raquo (op cit p 1945) 3 laquo Nommer nrsquoest plus alors seulement srsquoapproprier et savourer les mots les choses et leurs eacutetranges rapports crsquoest aussi faire advenir Nommer creacuteer raquo (Mireille SACOTTE Eacuteloges de Saint-John Perse Paris Gallimard (Foliothegraveque) 1999 p 56) 4 Ce substantif est tregraves cher agrave Saint-John Perse drsquoautant plus que nous pouvons en tirer par anagramme le nom laquo Leacuteger raquo 5 Gaston BACHELARD LrsquoAir et les Songes Paris Joseacute Corti 1943

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[hellip] homme au faucon [hellip] homme aux abeilles celui qui traicircne un aigle mort comme un faix de branchages sur ses pas (et la plume est donneacutee [hellip]) [hellip] des vers de palmes [hellip] qui porte une conque agrave son oreille [hellip] les ramasseurs de cailles1 dans les plis de terrains ceux qui reacutecoltent dans les broussailles les œufs tiqueteacutes de vert ceux qui descendent de cheval [hellip] le guerrier licencieacute qui a planteacute sa lance sur son seuil pour attacher un singe raquo Le poegravete semble ne pas avoir de preacutedilection pour une espegravece animaliegravere preacutecise eacutetant donneacute qursquoil nomme les insectes en passant par la basse-court jusqursquoaux chevaux2 Il aime tous les animaux et les considegravere comme les compagnons de lrsquohomme sur terre Contrairement aux ecirctres humains ils ne sont pas atteints du peacutecheacute originel et symbolisent donc la pureteacute absolue Comme le poegravete ils font partie drsquoune eacutelite et sont les eacutelus pour une vie laquo supeacuterieure raquo

Analysons en dernier lieu lrsquoisotopie du mineacuteral qui joue un

rocircle important dans les poegravemes persiens mecircme si les termes qui la constituent sont moins nombreux que ceux des autres champs lexicaux laquo celui qui donne agrave la terre ses faccedilons [hellip] celui qui trouve son emploi dans la contemplation drsquoune pierre verte [hellip] qui se fait sur la terre un lit de feuilles odorantes [hellip] qui pense agrave ses dessins de ceacuteramiques vertes pour des bassins drsquoeaux vives [hellip] et celui qui eacutepie le parfum de geacutenie aux cassures fraicircches de la pierre [hellip] des agates3 une pierre bleu pacircle que lrsquoon taille agrave lrsquoentreacutee des faubourgs [hellip] lrsquohomme au bacircton drsquoivoire raquo Les mineacuteraux eux aussi symbolisent la pureteacute les richesses mateacuterielles de la terre (pour les pierres preacutecieuses) et ne doivent pas faire deacutefaut dans une ville reacutecemment fondeacutee ou dans une œuvre qui vient drsquoecirctre acheveacuteehellip

1 laquo Oiseau migrateur des champs et des preacutes voisin de la perdrix raquo (Paul ROBERT Le Petit Robert Paris Le Robert 1987 p 235) 2 Rappelons qursquoagrave lrsquooccasion de son huitiegraveme anniversaire les parents drsquoAlexis Leacuteger lui ont offert un cheval Voilagrave pourquoi cet animal apparaicirct assez freacutequemment dans son œuvre 3 laquo Varieacuteteacute de calceacutedoine finement zoneacutee aux teintes nuanceacutees et contrasteacutees utiliseacutee comme pierre preacutecieuse raquo (op cit p 35)

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Nous voyons que les isotopies forment un veacuteritable laquo texte raquo

dans le sens eacutetymologique du terme1 sur lequel sont eacuterigeacutees la ville et la poeacutesie

Les figures de style A part les solides bases que constitue le reacuteseau drsquoisotopies

lucidement eacutetabli Saint-John Perse utilise souvent des figures de rheacutetorique qui lui permettent de souligner stylistiquement les ideacutees centrales du texte

Dans un premier temps il nous est possible de deacutenicher des

anaphores2 dans lrsquoextrait du Chant X drsquoAnabase que nous propose Litteacuterature XXe siegravecle laquo celui qui taille un vecirctement de cuir [hellip] celui qui donne agrave la terre ses faccedilons [hellip] celui qui tire son plaisir du timbre de sa voix celui qui trouve son emploi [hellip] et celui qui a fait des voyages [hellip] celui qui a des vues sur lrsquoemploi drsquoune calebasse celui qui traicircne un aigle mort [hellip] celui qui reacutecolte le pollen [hellip] celui qui mange des beignets [hellip] celui qui aime le goucirct de lrsquoestragon celui qui recircve drsquoun poivron ou bien encore celui qui macircche drsquoune gomme fossile [hellip] et celui qui eacutepie le parfum [hellip] celui qui pense aux corps de femme [hellip] celui qui voit son acircme au reflet drsquoune lame raquo etc Cette extraposition du pronom laquo celui qui raquo met en eacutevidence les multiples meacutetiers arts et occupations si diffeacuterents soient-ils que lrsquoon peut trouver dans la nouvelle ville fondeacutee par le Conteur De mecircme le pronom relatif laquo qui raquo dans sa forme simple surgit agrave plusieurs reprises laquo qui fait brucircler [hellip] qui se fait sur la terre [hellip] qui srsquoy couche et repose qui pense agrave des dessins [hellip] qui a veacutecu dans un pays de grandes pluies qui joue aux deacutes [hellip] ou qui a deacuteployeacute sur le sol [hellip]

1 Le verbe latin laquo texere raquo signifie laquo tisser raquo Il y a donc lrsquoideacutee drsquoun veacuteritable filet 2 laquo Reacutepeacutetition du mecircme mot en tecircte de phrase ou des membres de phrase raquo (Bernard DUPRIEZ Gradus ndash Les proceacutedeacutes litteacuteraires (Dictionnaire) Paris Eacuteditions 1018 1984 p 46)

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qui porte une conque raquo etc Lrsquoexplication de lrsquoemploi de cette anaphore est la mecircme que celle que nous avons donneacutee pour la reacutepeacutetition de laquo celui qui raquo donc la mise en relief Par ailleurs la juxtaposition des diffeacuterentes occupations nrsquoest faite selon aucune suite logique le poegravete met cocircte agrave cocircte les meacutetiers les plus divers pour souligner le caractegravere polyvalent de la nouvelle ville

Un autre proceacutedeacute stylistique que lrsquoon retrouve presque dans

chaque vers de ce poegraveme est lrsquoellipse1 Qursquoil srsquoagisse de la suppression du verbe (laquo toutes sortes drsquohommes dans leurs voies et faccedilons mangeurs drsquoinsectes de fruits drsquoeau [hellip] homme au faucon homme agrave la flucircte homme aux abeilles [hellip] raquo) ou du sujet (laquo et fait sceller aux carrefours de tregraves grands bols de bronze pour la soif [hellip] raquo) il y a maints bouts de phrases (lrsquoextrait entier est composeacute drsquoune tregraves longue phrase) dans le passage en question qui sont incomplets Cela provoque que le rythme est beaucoup plus rapide2

Lrsquoambiguiumlteacute est une autre figure de rheacutetorique qui apparaicirct

freacutequemment dans lrsquoœuvre de Saint-John Perse Le but en est de rendre la lecture plus difficile et de permettre plusieurs pistes de lecture3 Un lecteur presseacute pourrait reprocher au poegravete drsquoecirctre parfois trop eacutequivoque ce qui exige naturellement une eacutetude beaucoup plus deacutetailleacutee et complexe Mais nrsquoest-ce pas preacuteciseacutement le mystegravere voire lrsquoeacutenigme de certains passages qui procurent agrave la creacuteation litteacuteraire son charme Voici quelques passages qui nous mettent en preacutesence drsquoune ambiguiumlteacute apparente laquo et lrsquohomme de nul meacutetier raquo faut-il entendre par lagrave un homme qui nrsquoexerce aucun laquo meacutetier raquo reacutemuneacutereacute (mais qui peut bien ecirctre artiste ou avoir drsquoautres talents) ou quelqursquoun qui ne fait

1 laquo Suppression de mots qui seraient neacutecessaires agrave la pleacutenitude de la construction mais que ceux qui sont exprimeacutes font assez entendre pour qursquoil ne reste ni obscuriteacute ni incertitude raquo (op cit p 173) 2 Nous reviendrons en deacutetail sur les questions de rythme 3 Anabase est le poegraveme ougrave lrsquoon trouve le plus grand nombre de passages ambigus Beaucoup drsquoouvrages et de thegraveses dans lesquels on trouve parfois des interpreacutetations tregraves diffeacuterentes les unes des autres ont eacuteteacute consacreacutes agrave cette œuvre

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rien du tout Qursquoen est-il de la phrase laquo celui qui donne agrave la terre ses faccedilons raquo srsquoagit-il drsquoun artiste qui modegravele la terre (crsquoest-agrave-dire lrsquoargile) ou est-ce le Creacuteateur de la terre (Dieu) ou encore le Fondateur de la nouvelle ville (le Conqueacuterant ou Conteur) A notre avis il est plutocirct question du potier mais drsquoautres interpreacutetations ne sont pas agrave exclure

Relevons encore quelques meacutetaphores1 et surtout la valeur

meacutetaphorique des couleurs qui jouent un rocircle preacutepondeacuterant dans la poeacutesie persienne Il y a drsquoabord la couleur verte qui apparaicirct agrave trois reprises laquo celui qui trouve son emploi dans la contemplation drsquoune pierre verte [hellip] qui pense agrave des dessins de ceacuteramiques vertes pour des bassins drsquoeaux vives [hellip] ceux qui reacutecoltent dans les broussailles les œufs tiqueteacutes de vert raquo Chez Saint-John Perse le vert laquo est lieacute agrave une notion drsquoexcellence pureteacute bonheur pleacutenitude [hellip] raquo2 Si dans Eacuteloges la couleur verte est mise en relation soit avec la nature soit avec lrsquoaube3 dans le preacutesent extrait du Chant X drsquoAnabase elle se rapporte au mineacuteral ou agrave la sculpture Cela montre qursquoil y a pureteacute au niveau de la nouvelle ville (construite en pierres) ainsi qursquoau niveau de lrsquoart laquo Le vert reste lieacute agrave lrsquoexcellence et agrave la pleacutenitude [hellip] agrave la pierre que lrsquoon contemple raquo4

Au vert srsquoajoute la couleur jaune dont nous ne notons qursquoun

seule occurrence laquo et mon plaisir dit-il est dans cette couleur jaune raquo Le jaune deacutesigne la couleur du pollen reacutecolteacute dans laquo un vaisseau de bois raquo Selon Yves-Alain Favre laquo il est signe de lumiegravere et drsquoabondance souvent il srsquoidentifie agrave lrsquoor avec lequel on fabrique plats et ustensiles preacutecieux avec lequel on fait la monnaie par lagrave il marque la puissance et la domination et il se

1 laquo Crsquoest le plus eacutelaboreacute des tropes [hellip] car le passage drsquoun sens agrave lrsquoautre a lieu par une opeacuteration personnelle fondeacutee sur une impression ou une interpreacutetation et celle-ci demande agrave ecirctre trouveacutee sinon reveacutecue par le lecteur raquo (op cit p 286) 2 Yves-Alain FAVRE Saint-John Perse le langage et le sacreacute Paris Joseacute Corti 1977 p 88 3 laquo Aube verte raquo 4 op cit pp 88-89

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trouve apporter le bonheur et le contentement [hellip] il est lieacute aussi agrave lrsquoideacutee drsquoimmortaliteacute et de peacuterenniteacute raquo1 Immortaliteacute et peacuterenniteacute voilagrave deux termes que Saint-John Perse appreacutecie beaucoup et qui reacutesument lrsquoobjectif de sa poeacutesie faire en sorte qursquoil devienne eacuteternel

Eacutevoquons en dernier lieu la preacutesence drsquoune veacuteritable

synestheacutesie2 dans le sens baudelairien du terme En tant que grand amateur de la poeacutesie de Baudelaire Saint-John Perse met en relation diffeacuterentes sensations pour illustrer la varieacuteteacute des meacutetiers arts et occupations qui se concentrent dans la nouvelle ville On trouve drsquoabord la vue (laquo celui qui voit son acircme au reflet drsquoune lame raquo) puis le goucirct (laquo goucirct de lrsquoestragon raquo) le sens auditif (laquo qui porte une conque agrave son oreille raquo) lrsquoodorat (laquo et celui qui eacutepie le parfum de geacutenie aux cassures fraicircches de la pierre raquo) et finalement le toucher (laquo les ramasseurs de cailles raquo laquo ceux qui descendent de cheval pour ramasser des choses raquo) Nous voilagrave assez proche du jeu des sensations tel que nous le preacutesente le poegravete du XIXe siegravecle Neacuteanmoins Saint-John Perse ajoute une autre capaciteacute propre agrave lrsquohomme que nous classerons parmi les sensations et qui forme un espegravece de laquo sixiegraveme sens raquo la reacuteflexion laquo celui qui pense au corps de femme [hellip] lrsquohomme verseacute dans les sciences dans lrsquoonomastique raquo Il nrsquoest pas eacutetonnant que le poegravete ait introduit la faculteacute de penser dans lrsquoeacutechantillon des occupations en tant que licencieacute en philosophie il srsquoest toujours inteacuteresseacute aux capaciteacutes intellectuelles de lrsquohomme

On pourrait continuer lrsquoeacutetude des figures de style employeacutees

dans le preacutesent extrait mais nous nous arrecirctons agrave cet endroit pour ne pas accroicirctre deacutemesureacutement notre analyse

1 Ibidem 2 laquo Trouble de la perception sensorielle caracteacuteriseacutee par la perception drsquoune sensation suppleacutementaire agrave celle perccedilue normalement dans une autre reacutegion du corps ou concernant un autre domaine sensoriel raquo (Paul ROBERT Le Petit Robert Paris Le Robert 1987 p 1907)

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Le rythme

Les questions de rythme dans lrsquoœuvre persienne sont tregraves

deacutelicates agrave traiter Il faut drsquoabord preacuteciser qursquoil srsquoagit toujours chez Saint-John Perse de poegravemes en versets1 et non pas en prose Le lecteur trouvera diffeacuterents types de vers dans le passage drsquoAnabase que propose Litteacuterature XXe siegravecle dont nous ne citons que quelques exemples Cela commence par lrsquointerjection monosyllabique laquo Ha raquo qui surgit agrave deux reprises (dans la premiegravere ligne et dans la quatriegraveme avant la fin) Elle marque la vitaliteacute du texte et le caractegravere grandiose de la nouvelle ville

Suit un alexandrin laquo toutes sortes drsquohommes dans leurs voies et faccedilons raquo (2424) Prenons quelques autres vers du mecircme type avant de passer agrave lrsquoexplication de la valeur du vers dodeacutecasyllabique laquo qui a veacutecu dans un pays de grandes pluies raquo

(33 33) laquo celui qui voit son acircm(e) au reflet drsquoune lam(e) raquo

(33 24) laquo le Conteur qui prend plac(e) au pied du teacutereacutebinth(e) raquo

(24 6)

En somme lrsquoalexandrin est le vers qui est utiliseacute pour deacutecrire

1 laquo Depuis le deacutebut du XXe siegravecle [le verset] est employeacute pour deacutesigner dans certains textes poeacutetiques des ensembles qui excegravedent la mesure du vers et peuvent mecircme compter plusieurs lignes jusqursquoau paragraphe entier Un verset commence presque toujours par un alineacutea comme un paragraphe cependant il peut arriver qursquoil deacutebute contre la marge gauche et se poursuive ensuite par des retraits degraves la deuxiegraveme ligne raquo (Michegravele AQUIEN amp Georges MOLINIEacute Dictionnaire de rheacutetorique et de poeacutetique Paris Livre de Poche (coll laquo Encyclopeacutedies drsquoaujourdrsquohui raquo) 1999 p 727)

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les scegravenes avec une certaine splendeur et majesteacute Crsquoest le cas pour les exemples que nous venons de citer ougrave ce sont les hommes les pluies lrsquoacircme ou le Conteur qui sont valoriseacutes positivement Certes la reacutepartition des coupes nrsquoest pas toujours identique pour chaque alexandrin mais de faccedilon geacuteneacuterale ce vers souligne la grandeur des hommes ou des objets dont il fait lrsquoeacuteloge

A certains endroits le rythme se trouve acceacuteleacutereacute par des

seacutequences tri- ou quadrisyllabiques telles que laquo mangeurs drsquoinsectes raquo (4) laquo de fruits drsquoeau raquo (3) laquo porteurs drsquoemplacirctres raquo (4) laquo de richesses raquo (3) laquo le peacuteager raquo (4) laquo le forgeron raquo (4) laquo marchands de sucre raquo (4) etc Ces uniteacutes rythmiques courtes paires et impaires meacutelangeacutees illustrent la panoplie des meacutetiers dans la nouvelle agglomeacuteration et la rapiditeacute avec laquelle cette derniegravere a eacuteteacute creacuteeacutee

Drsquoautres types de vers comme des octosyllabes et des

deacutecasyllabes sont eacutegalement repeacuterables dans lrsquoextrait en question Cependant ils renvoient tous agrave la mecircme ideacutee centrale pluraliteacute des occupations et majesteacute du Fondateur de la ville Inutile donc de les citer Lrsquoimage du Conteur

Dans ce dernier point de notre analyse nous examinerons de plus pregraves lrsquoimage du Conteur dans lrsquoextrait du Chant X Qui est-ce et pourquoi nrsquoest-il citeacute qursquoagrave la fin Comme nous lrsquoavons signaleacute dans lrsquointroduction il apparaicirct sous diffeacuterentes formes au fil drsquoAnabase Il est agrave la fois le Conqueacuterant le Fondateur lrsquoEtranger1 le Conteur etc Ne fait-il pas songer en quelque sorte agrave Alexandre le Grand2 A lrsquoinstar de ce grand conqueacuterant Saint-John Perse a

1 Ce terme est cher agrave Saint-John Perse 2 A noter le jeu de mots entre Alexis Leacuteger qui devient par anagramme ALEX[andre] LE G[rand] auquel il srsquoest souvent compareacute Par ailleurs crsquoest une justification de plus pour le choix de lrsquoalexandrin

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lui aussi conquis une nouvelle terre sa poeacutesie Il a deacutecouvert sa vraie identiteacute dans ses œuvres gracircce agrave une laquo anabase raquo vers lrsquointeacuterieur de son esprit

On pourrait se demander pourquoi il est question drsquoun

laquo Conteur raquo dans cet extrait et non pas drsquoun prince ou drsquoun conqueacuterant La reacuteponse est simple la terre qursquoil a conquise nrsquoest que fictive elle symbolise le territoire poeacutetique persien dans sa plus pure essence Cet endroit existe seulement parce qursquoil nous est deacutecrit par lrsquoauteur Le poegravete est ce Conteur qui une fois lrsquoœuvre acheveacutee peut se reposer sous le teacutereacutebinthe et admirer sa creacuteation

Il reste une chose agrave expliquer lrsquoapparition du Conteur agrave la fin

de lrsquoextrait Nous sommes en preacutesence drsquoun texte savamment organiseacute qui ne laisse rien au hasard Si le personnage principal ne surgit qursquoagrave la fin cela a une raison preacutecise le passage entier repose sur une construction en crescendo commenccedilant par les ecirctres les plus banaux (laquo mangeurs drsquoinsectes raquo) en passant par la noblesse (laquo homme au faucon raquo) pour aboutir au grand Conteur dont lrsquoarriveacutee majestueuse est comparable agrave lrsquoeacutetincellement de lrsquoeacutetoile la plus luisante sur la voucircte ceacuteleste Il constitue le faicircte de la creacuteation Aussi nrsquoest-il citeacute qursquoen dernier lieu une fois que toutes les banaliteacutes de lrsquoincipit sont passeacutees par profits et pertes Ce qui subsiste crsquoest la pureteacute absoluehellip Conclusion

Dans lrsquoextrait du Chant X drsquoAnabase que nous trouvons dans lrsquoanthologie Litteacuterature XXe siegravecle le poegravete nous relate les difficulteacutes qursquoil a connues pour trouver sa vraie identiteacute La nouvelle ville qursquoil a fondeacutee est devenue le symbole-mecircme de la creacuteation poeacutetique La polyvalence de cette terre et les durs efforts qursquoil a

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ducirc produire avant de pouvoir se reposer sont mis en œuvre par une large palette de proceacutedeacutes et drsquoimages faisant de la quecircte de soi-mecircme une creacuteation litteacuteraire eacutelaboreacutee agrave valeur drsquoun veacuteritable chef-drsquoœuvre Anabase est lrsquoeacutepopeacutee drsquoun Conqueacuterant-poegravete dont le territoire occupeacute est la litteacuterature le seul moyen drsquoeacutechapper agrave lrsquooubli une fois que lrsquoon est mort Laissons une derniegravere fois la parole au poegravete qui reacutesume lrsquoobjectif rechercheacute dans sa creacuteation laquo Et nos poegravemes encore srsquoen iront sur la route des hommes portant semence et fruit dans la ligneacutee des hommes drsquoun autre acircge raquo1

1 SAINT-JOHN PERSE Vents Paris Gallimard (coll laquo PoeacutesieGallimard raquo) 1960

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Saint-John Perse laquo Le Mur raquo

Le pan de mur est en face pour conjurer le cercle de ton recircve

Mais lrsquoimage pousse son cri La tecircte contre une oreille du fauteuil gras tu

eacuteprouves tes dents avec ta langue le goucirct des graisses et des sauces infecte tes gencives

Et tu songes aux nueacutees pures sur ton icircle quand lrsquoaube verte srsquoeacutelucide au sein des eaux mysteacuterieuses

hellip Crsquoest la sueur des recircves en exil le suint amer des plantes agrave siliques lrsquoacirccre insinuation des mangliers char- nus et lrsquoacide bonheur drsquoune substance noire dans les gousses

Crsquoest le miel fauve des fourmis dans les galeries de lrsquoarbre mort

Crsquoest un goucirct de fruit vert dont surit lrsquoaube que tu bois lrsquoair laiteux enrichi du sel des alizeacuteshellip

Joie ocirc joie deacutelieacutee dans les hauteurs du ciel Les toiles pures resplendissent les parvis invisibles sont semeacutes drsquoherbages et les vertes deacutelices du sol se peignent au siegravecle drsquoun long jourhellip1

1 SAINT-JOHN PERSE Œuvres complegravetes Paris Gallimard (Bibliothegraveque de la Pleacuteiade) 1982 p 12

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LECTURE DU POEgraveME

Ce poegraveme dont le titre initial eacutetait laquo Association raquo et qui a subi beaucoup de modifications depuis lrsquoeacutebauche agrave la version deacutefinitive nous preacutesente le poegravete en train de recircver de son icircle natale qursquoest la Guadeloupe Si la premiegravere version drsquo laquo Association raquo fait preuve drsquoimages religieuses laquo Le Mur raquo met plutocirct lrsquoaccent sur la distance entre les Antilles et Bordeaux

Dans le premier vers Saint-John Perse nous montre une sorte

de laquo mur raquo imaginaire qui se situe entre la Guadeloupe et la ville franccedilaise

laquo Le pan de mur est en face pour conjurer le cercle de ton recircve raquo (v 1-2)

On a lrsquoimpression qursquoil y a une frontiegravere mateacuterielle (un

laquo mur raquo) entre le pays drsquoorigine du poegravete et son seacutejour actuel Lrsquoeacutecrivain srsquoadresse au recircvant agrave la deuxiegraveme personne (laquo ton recircve raquo) parle-t-il agrave son autre MOI ou est-ce tout simplement une faccedilon de preacuteciser la diffeacuterence entre la reacutealiteacute et le recircve A premiegravere vue ce laquo pan de mur raquo paraicirct infranchissable eacutetant donneacute qursquoil deacutetourne le laquo cercle raquo du recircve de la personne endormie Le substantif laquo cercle raquo ne fait-il pas songer au rayon drsquoaction drsquoun navire Une fois le point de non retour atteint il est impossible drsquoaller plus loin Neacuteanmoins peut-il y avoir une frontiegravere dans un recircve

Le troisiegraveme vers legraveve le voile sur ce mystegravere

laquo Mais lrsquoimage pousse son cri raquo (v3)

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Le souvenir des icircles est tellement fort qursquoil entend leur laquo cri raquo

mecircme agrave travers le mur la Caraiumlbe personnifieacutee invite le poegravete agrave traverser cette frontiegravere et agrave retourner au paradis antillais

Eacutepris par la nostalgie Alexis Leacuteger nrsquoa pas manqueacute de deacutecrire

le recircveur

laquo La tecircte contre une oreille du fauteuil gras tu eacuteprouves tes dents avec ta langue le goucirct des graisses et des sauces infecte tes gencives raquo (v4-6)

Installeacute dans son fauteuil le poegravete srsquoest calmement endormi

Neacuteanmoins il y a une image neacutegative qui apparaicirct ses gencives sont irriteacutees par le laquo goucirct des graisses et des sauces raquo mecircme si le protagoniste de cette poeacutesie essaie agrave tout prix de songer aux paysages paradisiaques de la Guadeloupe il garde toujours ce goucirct amer de la vie urbaine dans la bouche En drsquoautres termes il nrsquoarrive pas encore agrave franchir complegravetement le seuil de lrsquoidylle de ses songes Il y a une sorte de laquo mur raquo entre les mondes onirique et reacuteel Pour le poegravete la situation ideacuteale serait de se trouver dans lrsquoicircle Or les Antilles sont tregraves eacuteloigneacutees de Bordeaux et la seule chose que Saint-John Perse puisse faire crsquoest recircver

Le deacutesir de se rappeler son enfance eacutetant tellement fort

Alexis Leacuteger parvient finalement agrave transpercer le mur et agrave songer aux paysages lointains

laquo Et tu songes aux nueacutees pures sur ton icircle quand lrsquoaube verte srsquoeacutelucide au sein des eaux mysteacuterieuses raquo (v7-8)

Les laquo nueacutees pures raquo ne symbolisent-elles pas la pureteacute et

lrsquoinnocence qui regravegnent au paradis Sans doute les icircles repreacutesentent pour le poegravete lrsquoEacuteden auquel il a eacuteteacute arracheacute Lrsquoenfance est mentionneacutee agrave travers lrsquolaquo aube verte raquo Saint-Leacuteger Leacuteger utilise souvent cette meacutetaphore pour parler de

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lrsquoenfance respectivement le creacutepuscule pour eacutevoquer le treacutepas Le fait que lrsquoaube soit verte suggegravere probablement la pureteacute de lrsquoenfant qui vient au monde et qui doit faire ses propres expeacuteriences comme par exemple deacutecouvrir les laquo eaux mysteacuterieuses raquo qui entourent lrsquoicircle Pour un nouveau-neacute tout ce qursquoil ne connaicirct pas lui paraicirct mysteacuterieux

Suit une eacutenumeacuteration de plantes tropicales

laquo hellip Crsquoest la sueur des segraveves en exil le suint amer des plantes agrave siliques lrsquoacirccre insinuation des mangliers charnus et lrsquoacide bonheur drsquoune substance noire dans les gousses raquo (v9-12)

Ce vocabulaire speacutecialiseacute ne fait-il pas preuve du goucirct

prononceacute de Saint-Leacuteger Leacuteger pour les plantes exotiques Les trois points de suspension en tecircte du vers 9 nous laissent le temps drsquoimaginer les paysages paradisiaques tels qursquoils existent aux Antilles Ces descriptions exactes des plantes exotiques (laquo sueur des segraveves en exil raquo laquo suint amer des plantes agrave siliques raquo etc) montrent que les souvenirs de lrsquoeacutecrivain en rapport avec son icircle natale sont tregraves deacutetailleacutes il nrsquoy a que des affirmations pas de questions ni de mots indiquant un certain doute On a lrsquoimpression qursquoAlexis Leacuteger a quitteacute la Guadeloupe le jour mecircme ougrave il a eacutecrit ces vers

A cocircteacute de ces souvenirs heureux le lecteur est eacutegalement

confronteacute agrave des images plus pessimistes qui deacutecrivent lrsquoeacutetat drsquoacircme actuel de lrsquoeacutecrivain

laquo Crsquoest le miel fauve des fourmis dans les galeries de lrsquoarbre mort raquo (v13-14)

Le laquo miel fauve des fourmis raquo ne renvoie-t-il pas agrave la multitude

drsquoinsectes qursquoil y a dans cet arbre mort Nous sommes en preacutesence drsquoun contraste entre la vie (laquo fourmis raquo) et la mort (laquo arbre mort raquo) il se peut que les animaux deacutesignent les vives

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reacuteminiscences que le poegravete a gardeacutees de son enfance et que lrsquolaquo arbre mort raquo soit le symbole du deacutepart de la Caraiumlbe en direction de Pau On pense au fameux sonnet de Du Bellay laquo Qui a vu quelquefois un grand checircne asseacutecheacute raquo (Antiquiteacutes de Rome sonnet XXVIII) ougrave lrsquoarbre symbolise les ruines de la Rome antique Certes dans laquo Le Mur raquo il nrsquoest pas question de ruines mais le fait que la plante morte soit associeacutee agrave la perte drsquoune icircle laquo veacuteneacutereacutee raquo fait pourtant songer agrave lrsquoœuvre du poegravete du XVIe siegravecle Lrsquoimage du miel est particuliegraverement bien choisie car cette substance gluante illustre la faccedilon dont Saint-Leacuteger Leacuteger est attacheacute agrave la vie insulaire

laquo Crsquoest un goucirct de fruit vert dont surit lrsquoaube que tu bois lrsquoair laiteux enrichi du sel des alizeacuteshellip raquo (v15-16)

Le poegravete a lrsquoimpression que lrsquoaube est devenue aigre (laquo dont

surit lrsquoaube raquo) agrave lrsquoinstar drsquoun fruit qui nrsquoest pas encore mucircr le fait de songer agrave la Caraiumlbe fait souffrir Saint-John Perse et le plonge dans un sentiment de meacutelancolie En mecircme temps il imagine que les alizeacutes apportent un air laquo laiteux raquo qui est laquo enrichi de sel raquo Lrsquoadjectif laquo laiteux raquo ne rappelle-t-il pas la jeune enfance du poegravete crsquoest-agrave-dire lrsquoeacutepoque ougrave il eacutetait nourri par sa megravere Le sel qui est contenu dans lrsquoair provient de la mer qui entoure les icircles Nous voilagrave en preacutesence drsquoune sorte de synestheacutesie de mecircme que dans laquo Correspondances raquo de Baudelaire nous trouvons dans ce poegraveme le sens auditif (laquo lrsquoimage pousse son cri raquo) le toucher (laquo tu eacuteprouves tes dents avec ta langue raquo) la vue (laquo lrsquoaube verte srsquoeacutelucide raquo) le goucirct (laquo acide raquo laquo amer raquo laquo surit raquo laquo sel raquo) et lrsquoodorat (laquo sueur raquo)

De nouveau les trois points de suspension permettent au

lecteur de se repreacutesenter mentalement la scegravene on a lrsquoimpression de voir le poegravete goucircter le fruit vert et le sel des alizeacutes

Dans les quatre derniers vers Saint-Leacuteger Leacuteger se souvient

qursquoil est toujours agrave Bordeaux Aussi legraveve-t-il les yeux et crie

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laquo Joie ocirc joie deacutelieacutee dans les hauteurs du ciel Les toiles pures resplendissent les parvis invisibles sont semeacutes drsquoherbages et les vertes deacutelices du sol se peignent au siegravecle drsquoun long jourhellip raquo (v17-20)

En pensant aux Antilles le poegravete eacuteprouve une grande joie qui

semble venir du ciel peut-ecirctre ce plaisir est-il lieacute au vent qui megravene le navire (laquo toiles raquo1) vers le pays deacutesireacute

Quant aux laquo parvis invisibles semeacutes drsquoherbages2 vertes raquo il

doit srsquoagir drsquoune allusion agrave la proprieacuteteacute priveacutee des Leacuteger aux icircles les herbes ont pousseacute et il nrsquoy a plus personne pour les couper ndash la famille du poegravete srsquoeacutetant installeacutee agrave Pau Lrsquoinvisibiliteacute de ces parvis ne symbolise-t-elle pas la grande distance entre les Antilles et le sud de la France

Saint-John Perse ne se contente pas de mentionner la maison

et le jardin il nous donne eacutegalement des preacutecisions sur lrsquoeacutetat actuel des plantations laquo les verts deacutelices du sol se peignent au siegravecle drsquoun long jourhellip raquo Ces laquo vertes deacutelices raquo renvoient probablement aux plantes de tabac de cacao3 de cafeacute et de canne agrave sucre qui constituent la partie majeure de la culture agraire agrave la Caraiumlbe Malheureusement la famille du poegravete ne peut plus cultiver ces moissons sur les plantations car elle a quitteacute deacutefinitivement ses terres Au moment ougrave Saint-John Perse eacutecrit ce poegraveme il ignore srsquoil retournera un jour en Guadeloupe Cette incertitude est peut-ecirctre suggeacutereacutee agrave travers les trois points de suspension agrave la fin du poegraveme

Ajoutons en guise de conclusion que laquo Le Mur raquo est un

poegraveme composeacute de souvenirs et de sensations qui permettent agrave

1 Il srsquoagit drsquoune synecdoque laquo Trope qui permet de deacutesigner qqch par un terme dont le sens inclut celui du terme propre ou est inclus par lui raquo (Bernard DUPRIEZ Gradus ndash Les proceacutedeacutes litteacuteraires (Dictionnaire) Paris Eacuteditions 1018 1984) 2 En geacuteneacuteral les laquo herbages raquo deacutesignent non pas le gazon devant une maison mais lrsquoherbe des preacutes 3 Mentionneacute dans laquo Eacutecrit sur la porte raquo en traduction creacuteole kako

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lrsquoeacutecrivain de retrouver agrave lrsquoinstar de Marcel Proust le laquo temps perdu raquo Nous avons remarqueacute que lrsquoadjectif laquo vert raquo et le substantif laquo aube raquo apparaissent agrave plusieurs reprises Alexis Leacuteger a souvent recours agrave ces deux meacutetaphores pour parler de son enfance Il srsquoagit drsquoune caracteacuteristique typiquement persienne Les descriptions exactes du milieu floral plongent le lecteur dans lrsquounivers paradisiaque dont recircve le poegravete Ce sont agrave la fois les nombreuses images et le savoir scientifique de Saint-Leacuteger Leacuteger qui font de cette poeacutesie un veacuteritable chef-drsquoœuvre litteacuteraire

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Charles Sorel Polygraphe1 et poegravete2 de romans comiques

Aperccedilu bio-bibliographique

Charles Sorel Sieur de Souvigny fils drsquoun procureur est neacute agrave Paris vers 1600 Il fait de solides eacutetudes qui une fois acheveacutees le megravenent vers la carriegravere litteacuteraire Son goucirct prononceacute pour les lettres favorise la rencontre avec Theacuteophile de Viau3 Saint-Amant4 et Boisrobert5 Divers romans sentimentaux et nouvelles sont dus agrave sa plume mais son succegraves qui repose en partie sur un scandale nrsquoatteint son apogeacutee qursquoapregraves la publication de lrsquoHistoire comique de Francion (1623) Le roman sera augmenteacute de faccedilon continuelle dans les anneacutees qui suivent sa premiegravere publication Cependant lrsquoauteur atteacutenue progressivement les deacutetails les plus provocateurs

Son premier emploi est celui de secreacutetaire du comte de

Cramail puis du comte de Marcilly et finalement du comte de Baradaz En 1635 il devient historiographe du roi Il faut preacuteciser que Sorel nrsquoabandonne jamais la litteacuterature de fiction Cependant il se voit deacutetourneacute de cette vocation eacutetant donneacute que son Polyandre (1648) tableau satirique de la bourgeoisie parisienne qui constitue

1 Ce substantif vient du grec πολλά (beaucoup) et de γράϕειν (eacutecrire) Il deacutesigne une personne qui eacutecrit beaucoup et sur divers sujets 2 Le substantif laquo poegravete raquo est agrave prendre dans son sens eacutetymologique il deacuterive du grec ποιητής qui signifie laquo celui qui composecreacutee raquo 3 Poegravete franccedilais (1590-1626) contemporain de Malherbe qui fut reacutehabiliteacute par les romantiques 4 Poegravete (1594-1661) dont lrsquoœuvre reflegravete agrave la perfection lrsquoestheacutetique baroque 5 Poegravete et dramaturge franccedilais (1592-1662) favori de Richelieu lrsquoun des fondateurs et des premiers membres de lrsquoAcadeacutemie franccedilaise

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une tentative de roman drsquoune forme nouvelle nrsquoa pas eacuteteacute compris par les lecteurs du temps et a ainsi eacuteteacute voueacute agrave lrsquoeacutechec

Quelques anneacutees apregraves cette deacuteception il se consacre aux

eacutetudes morales agrave la critique litteacuteraire et surtout agrave des laquo travaux pionniers dans le domaine de la bibliographie et de lrsquohistoire litteacuteraire raquo1 En mecircme temps il reacutedige une parodie de lrsquoAstreacutee drsquoHonoreacute drsquoUrfeacute en ridiculisant les poncifs ainsi que les excegraves du genre romanesque aristocratique pastoral et preacutecieux crsquoest le Berger extravagant (1627) Sa querelle avec Furetiegravere2 portant sur la Nouvelle alleacutegorique vaudra agrave ce dernier le nom de laquo Charoselles raquo dans le Roman bourgeois (1666) de Sorel

Lrsquoauteur du Francion preacutetend descendre des anciens rois

drsquoAngleterre comme il lrsquoexpose dans La Solitude et lrsquoamour philosophique de Cleacuteomegravede Plusieurs de ses ouvrages sont signeacutes du surnom laquo De lrsquoIsle raquo ou laquo Des Isles raquo qui rappelle les origines de sa famille Nous trouvons une allusion de ce nom dans lrsquoEacutecole des Femmes de Moliegravere

Je sais un paysan qursquoon appelait Gros-Pierre Qui nrsquoayant pour tout bien qursquoun seul quartier de terre Y fit tout agrave lrsquoentour faire une fosse bourbeux Et de Monsieur de lrsquoIsle en prit le nom pompeux3

A cocircteacute de ce pseudonyme Sorel en emploie encore drsquoautres

comme par exemple laquo Estor de Sorel raquo (citeacute par Olivier de la Marche)

1 Anne BERTHELOT et alii Langue et litteacuterature Anthologie Moyen Acircge XVIe ndash XVIIe ndash XVIIIe siegravecles Paris Nathan 1992 p 228 2 Furetiegravere qui preacutepare sa candidature agrave lrsquoAcadeacutemie franccedilaise propose dans sa Nouvelle alleacutegorique une sorte de catalogue des bons et mauvais eacutecrivains de son temps Sorel nrsquoaime pas lrsquoAcadeacutemie et se facircche de le voir passer agrave lrsquoennemi Certes Furetiegravere lrsquoa classeacute parmi les laquo bons eacutecrivains raquo mais il lrsquoa deacutesigneacute comme lrsquoauteur du Francion ce qui est aux yeux de Sorel une tregraves grande indiscreacutetion 3 Ces vers sont citeacutes dans lrsquoouvrage suivant Emile ROY La vie et les œuvres de Charles Sorel Sieur de Souvigny (1602-1674) Genegraveve Slatkine Reprints 1970 p 5

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Outre les œuvres deacutejagrave mentionneacutees Charles Sorel est lrsquoauteur de reacuteflexions sur le genre romanesque de son temps comme le teacutemoigne la Bibliothegraveque franccedilaise (1664-1667) ou De la connaissance des bons livres (1671) A cocircteacute de sa passion pour les lettres il se consacre au travail de lrsquohistorien Ses principaux ouvrages historiques sont lrsquoHistoire de la monarchie franccedilaise (1630) ainsi que lrsquoHistoire de la monarchie franccedilaise sous Louis XIV (1662) Dans la Science universelle (1634-1644) Sorel se montre encyclopeacutediste

Il est difficile agrave dire au juste combien drsquoœuvres Sorel a

produites Selon le Pegravere Niceron il y aurait trente-neuf ouvrages auxquels il faudrait ajouter une vingtaine de publications telles que le Jugement du Cid par un bourgeois de Paris marguillier de sa paroisse ou encore la Comeacutedie de Chansons ainsi que les Lois de la galanterie Parmi ses œuvres romanesques nous trouvons par exemple le Francion ou encore les Amours de Cleacuteageacutenor et Doristeacutee (1622) ougrave lrsquoheacuteroiumlne du roman Doristeacutee change de costume agrave travers cinq pages Soit elle inspire des laquo passions furieuses agrave tous les cavaliers de France et drsquoItalie raquo1 soit elle se deacuteguise en domestique masculin et doit reacutesister aux maicirctresses de la maison Le Palais drsquoAngeacutelie (1622 deacutedieacute agrave Madame la sœur du Roi) figure eacutegalement parmi les œuvres romanesques de Sorel Il relate lrsquohistoire de jeunes gens qui se reacuteunissent agrave la campagne pour faire de la musique et pour se raconter des contes dont chacun deacutebouche sur un rapt Crsquoest une allusion agrave la conspiration qui vise agrave enlever la sœur du Roi On trouve dans ce livre de nettes exageacuterations voulues par lrsquoauteur ce qui ne lrsquoempecircche pas drsquoecirctre un laquo curieux tableau des mœurs violentes et raffineacutees de lrsquoeacutepoque raquo2 Ces histoires ne sont pas sans nous rappeler le Deacutecameacuteron de Boccace Quant aux Nouvelles franccedilaises (1623) celles-ci ont eacuteteacute publieacutees quelques mois apregraves le Palais drsquoAngeacutelie mais elles nrsquoont pas connu le mecircme inteacuterecirct Le cadre de ce livre est Paris que Sorel qualifie de laquo plus belle ville du monde raquo La Maison

1 op cit p 35 2 op cit p 36

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des Jeux (1642) est un recueil de nouvelles qui a connu cette fois-ci davantage de succegraves Ces histoires nous ramegravenent directement agrave des comeacutedies bien connues agrave lrsquoeacutepoque Il reste encore agrave classer parmi les œuvres romanesques le Chemin de la Fortune la Vraie suite de la Polyxegravene LrsquoOrphyse de Chrysante et le Berger extravagant (1627)

Crsquoest apregraves une vieillesse relativement pauvre mais ougrave il

travaille toujours agrave la laquo connaissance des bons livres raquo que Charles Sorel srsquoeacuteteint en mars 1674

LrsquoHistoire comique de Francion (1623-1633)1

LrsquoHistoire comique de Francion est lrsquoun des plus grands succegraves litteacuteraires du XVIIe siegravecle Voici un bref reacutesumeacute drsquoune œuvre qui nrsquoa pas seulement marqueacute les lecteurs de son eacutepoque mais eacutegalement les eacutecrivains

laquo Le jeune Francion aristocrate mais pauvre parcourt la France agrave la recherche de la bonne fortune Francion raconte ses aventures qui ont commenceacute par la poursuite de Laurette une jeune femme dont il est tombeacute amoureux (Livre I) Apregraves quelques eacutepisodes burlesques et le reacutecit de la vie de Laurette (Livre II) Francion qursquoun gentilhomme a recueilli dans son chacircteau entreprend de raconter son enfance et son eacuteducation (Livres III et IV) le portrait du peacutedant Hortensius donne lieu agrave une veacuteritable satire de lrsquoeacuteducation Il deacutecrit ensuite les milieux de libres-penseurs qursquoil a freacutequenteacutes ce qui lui permet de deacutevelopper sa conception du laquo geacuteneacutereux raquo homme affranchi de tous les preacutejugeacutes (Livre V) ses aventures le megravenent aussi parmi la noblesse de province dont il fait un tableau amuseacute et pittoresque avant de deacutecrire les peacuteripeacuteties qui le ramegravenent agrave la cour du roi (Livre VI) La fin de cette premiegravere partie culmine avec la

1 Pour faire la preacutesentation du Francion nous nous sommes baseacute sur lrsquoouvrage drsquoEmile ROY La vie et les œuvres de Charles Sorel Sieur de Souvigny (1602-1674) Genegraveve Slatkine Reprints 1970 ainsi que sur celui de Herveacute-D BEacuteCHADE Les romans comiques de Charles Sorel Fiction narrative langue et langages Genegraveve Droz 1981

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description de la vie libertine et deacutebaucheacutee que megravenent Francion et ses amis dans le chacircteau du gentilhomme Raymond (Livre VII) raquo1

Le Francion est agrave la fois un roman drsquoapprentissage dans lequel Sorel fait beaucoup drsquoallusions agrave sa famille agrave sa fortune et agrave ses ancecirctres Crsquoest un trait de caractegravere de cet eacutecrivain du XVIIe siegravecle Cependant nous y trouvons aussi des traces drsquoun roman philosophique drsquoun roman satirique ainsi que drsquoun roman critique Lrsquoensemble deacutebouche sur une sagesse pleine drsquohumour qui annonce deacutejagrave de faccedilon tregraves nette lrsquoœuvre de Moliegravere

La premiegravere eacutedition du Francion datant de 1623 et publieacutee

sans nom drsquoauteur se compose de sept livres En 1623 elle en est suivie drsquoune deuxiegraveme qui est augmenteacutee de quatre livres Ce nrsquoest qursquoen 1633 que lrsquoeacutedition deacutefinitive constitueacutee de douze livres est publieacutee sous le titre complet de La Vraye Histoire Comique de Francion Composeacutee par Nicolas de Moulinet Sieur du Parc Gentilhomme Lorrain Amplifieacutee en plusieurs endroicts et augmenteacutee drsquoun Livre suivant les manuscripts de lrsquoAutheur Elle est preacuteceacutedeacutee de la deacutedicace laquo A Francion raquo

Selon Charles Sorel laquo [n]ous avons assez drsquohistoires tragiques

qui ne font que nous attrister Il en faut maintenant voir une qui soit toute comique raquo Le Francion premier en date des romans de mœurs franccedilais peut ecirctre consideacutereacute comme lrsquoancecirctre de lrsquoHistoire de Gil Blas de Sentillane (1715-1735) drsquoAlain Reneacute Lesage ou encore de Jacques le Fataliste et son maicirctre (1773) de Denis Diderot qui sont deux œuvres du XVIIIe siegravecle

On ne peut nier qursquoil y ait quelque rapport entre les aventures

de Francion relateacutees par le protagoniste eacuteponyme (qui est en mecircme temps narrateur intradieacutegeacutetique) et son preacutenom qui le dit laquo franc raquo crsquoest-agrave-dire laquo libre raquo Il est mecircme possible de relever

1 Anne BERTHELOT et alii Langue et litteacuterature Anthologie Moyen Acircge XVIe ndash XVIIe ndash XVIIIe siegravecles Paris Nathan 1992 p 229

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quelques traits communs entre le personnage principal du roman et lrsquoauteur lui-mecircme surtout si lrsquoon songe aux anneacutees de jeunesse de Sorel

Une autre caracteacuteristique du roman Histoire comique de Francion

est la protestation contre la litteacuterature romanesque Crsquoest une sorte de laquo revanche de lrsquoesprit gaulois sur le bel esprit raquo1 de la part de Sorel En drsquoautres termes les Preacutecieuses ont lrsquohabitude de preacutetendre qursquoelles descendent en ligne directe des rois de France Or Sorel condamne cette attitude gauloise ainsi que la falsification des origines Cela peut eacutetonner le lecteur moderne car nous savons que lrsquoauteur de la Maison des Jeux a lui-mecircme toujours preacutetendu descendre des rois drsquoAngleterre

Apregraves lrsquoeacutedition deacutefinitive du Francion Sorel srsquoest arrecircteacute

drsquoeacutecrire des ouvrages de ce genre bien que ce dernier roman comique ait connu un grand succegraves aupregraves du public franccedilais La raison de cet abandon est le nombre croissant drsquoennemis que lrsquoeacutecrivain srsquoest faits Aussi le succegraves du Francion est-il eacutetroitement lieacute au scandale En lisant la Science universelle (1635) nous avons lrsquoimpression que lrsquoeacutecrivain srsquoexcuse dans lrsquolaquo Avertissement raquo de ne plus eacutecrire des œuvres comiques

laquo Jamais les honnecirctes gens ne se scandaliseront pour voir que lrsquoon srsquoadonne agrave quelques piegraveces reacutecreacuteatives parmi des ouvrages seacuterieux Toutefois il est certain que la plupart des hommes sont si stupides qursquoils ne peuvent consideacuterer ceci et que si un brave homme a fait quelque chose de faceacutetieux ils lrsquoestiment moins qursquoun hypocrite qui fait des livres de deacutevotion pour se faire croire homme de bien et attraper des beacuteneacutefices ou qursquoun esprit vain et sot qui compose des livres de morale et de politique afin de faire lrsquohomme drsquoEtat et le personnage drsquoimportance quoique toutes ces sortes drsquoouvrages ne soient que des redites de ce qui est ailleurs et lrsquoon ne considegravere pas

1 Emile ROY La vie et les œuvres de Charles Sorel Sieur de Souvigny (1602-1674) Genegraveve Slatkine Reprints 1970 p 111

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qursquoune bonne satire valait encore bien mieux en ces temps-ci et qursquoil eacutetait bien plus malaiseacute drsquoy reacuteussir raquo1

On constate qursquoil y a plusieurs traces de colegravere dans cette

affirmation qui reacutesume la cause du deacutetournement de Sorel des romans comiques Sorel preacutecieux et eacutecrivain anti-preacutecieux

Lrsquoauteur du Berger extravagant manifeste un goucirct prononceacute pour les salons aristocratiques et les salles de theacuteacirctre Depuis son service de secreacutetaire chez le comte de Cramail Sorel est devenu tregraves galant tout en imitant le style les maniegraveres et parfois mecircme les pseudonymes tels que laquo Erophile raquo de son maicirctre Crsquoest avec un orgueil indeacuteniable qursquoil se rend dans la salle du Petit-Bourbon avec des livrets qursquoil distribue avec plaisir aux dames Cependant il ne peut srsquoempecirccher de se rire parfois inteacuterieurement des stupides questions des laquo grands seigneurs raquo Nrsquoest-ce pas deacutejagrave un trait anti-preacutecieux qui se fait remarquer chez le Sieur de Souvigny Pourtant il ne cesse de deacuteployer tous ses talents dans les reacuteunions de lrsquoaristocratie et de la riche bourgeoisie en proposant aux dames des thegraveses drsquoamour

Ce sont les brillantes relations qui ont fait de Sorel un

homme fier Il accepte mecircme lrsquoanagramme de son nom proposeacutee par son ami Guy Patin agrave savoir laquo Clarus sol ero raquo

Sorel comme un soleil en nos ans paraicirctra

Si dans sa vie priveacutee Sorel aime srsquoattribuer des qualiteacutes preacutecieuses dans son œuvre quelques indices nous prouvent plutocirct le contraire En drsquoautres termes lrsquoauteur du Francion deacutecrit

1 SOREL Avertissement de la Science universelle 1635

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souvent des scegravenes deacutegoucirctantes et macabres dans la Maison des Jeux que Moliegravere a preacutefeacutereacute laisser de cocircteacute vu que le public franccedilais ne les aurait pas supporteacutees Cela constitue bel et bien un trait anti-preacutecieux surtout si lrsquoon se rappelle qursquoune des laquo lois raquo de la preacuteciositeacute est de srsquoexprimer dans une langue soutenue et difficile drsquoaccegraves Mecircme la premiegravere eacutedition de lrsquoHistoire comique de Francion contient des jurons trop excessifs et des pages grossiegraveres comme par exemple le reacutecit du songe Somme toute lrsquoeffet du choc ainsi que la grossiegravereteacute constituent les principaux deacutefauts de lrsquoœuvre de Charles Sorel sans qursquoelle ne perde cependant de son utiliteacute ni de lrsquooriginaliteacute des teacutemoignages de lrsquoeacutepoque qui y sont exposeacutes

Un dernier exemple qui prouve que Sorel est un eacutecrivain anti-

preacutecieux est qursquoil critique dans le Berger extravagant les expressions nouvelles procircneacutees dans les milieux preacutecieux et usiteacutees par de nombreux auteurs de lrsquoeacutepoque Voici ce que Sorel pense des œuvres dues agrave leur plume

laquo Chacun demeurera drsquoaccord [hellip] que si lrsquoon voulait nrsquoecirctre pas trompeacute il serait besoin drsquoeacutetablir un censeur de livres qui ne donnacirct congeacute qursquoaux bons drsquoaller de par le monde et condamnacirct les autres agrave la poussiegravere drsquoun cabinet raquo1

Nous voyons que malgreacute sa personnaliteacute marqueacutee par le

caractegravere de la preacuteciositeacute Sorel demeure un eacutecrivain anti-preacutecieux dans ses œuvres et nrsquoheacutesite pas agrave critiquer ouvertement ses adversaires et confregraveres Conclusion

Dans la preacutesentation qui preacutecegravede nous avons vu que Sorel se distingue non seulement par le style mais eacutegalement par le contenu de ses œuvres des autres eacutecrivains du XVIIe siegravecle Srsquoil

1 op cit p 148

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preacutesente lui-mecircme des traits de caractegravere propres agrave la preacuteciositeacute il nrsquoheacutesite pas agrave condamner les attitudes des Preacutecieuses dans ses textes Lrsquoimportance de ses ouvrages se manifeste surtout par les nombreux emprunts que drsquoautres hommes de lettres ont faits agrave Sorel Le plus connu drsquoentre eux est sans doute Moliegravere qui nous deacutecrit dans les Preacutecieuses ridicules des scegravenes qui sont nettement inspireacutees par lrsquoauteur du Francion Nous pouvons mecircme preacutetendre que crsquoest gracircce aux teacutemoignages de Sorel que nous arrivons agrave mieux saisir la piegravece de Moliegravere Aussi lrsquoauteur du Berger extravagant peut-il ecirctre consideacutereacute comme lrsquoune des figures marquantes du XVIIe siegravecle mecircme srsquoil est en partie passeacute par profits et pertes dans les temps modernes

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Baudelaire laquo LrsquoHomme et la mer raquo

Homme libre toujours tu cheacuteriras la mer La mer est ton miroir tu contemples ton acircme Dans le deacuteroulement infini de sa lame Et ton esprit nrsquoest pas un gouffre moins amer Tu te plais agrave plonger au sein de ton image Tu lrsquoembrasses des yeux et des bras et ton cœur Se distrait quelquefois de sa propre rumeur Au bruit de cette plainte indomptable et sauvage Vous ecirctes tous les deux teacuteneacutebreux et discrets Homme nul nrsquoa sondeacute le fond de tes abicircmes O mer nul ne connaicirct tes richesses intimes Tant vous ecirctes jaloux de garder vos secrets Et cependant voilagrave des siegravecles innombrables Que vous vous combattez sans pitieacute ni remord Tellement vous aimez le carnage et la mort O lutteurs eacuteternels ocirc fregraveres implacables 1

Les Fleurs du Mal - XIV

1 BAUDELAIRE Œuvres complegravetes Paris Gallimard (Bibliothegraveque de la Pleacuteiade) 1975 t 1 p 19

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APPLICATION DE LA MEacuteTHODE JAKOBSONIENNE

Introduction

Le poegraveme laquo LrsquoHomme et la mer raquo publieacute pour la premiegravere fois en octobre 1852 dans la Revue de Paris (RP) se situe dans la partie intituleacutee laquo Spleen et Ideacutealndash Le cycle de la poeacutesie et de la beauteacute raquo qui constitue le deacutebut des Fleurs du Mal1 Le titre initial ayant eacuteteacute laquo LrsquoHomme libre et la mer raquo cette poeacutesie agrave thegraveme romantique met lrsquoaccent sur les correspondances Baudelaire y ajoute lrsquoaffrontement fraternel dans la derniegravere strophe

On pourrait reprocher agrave la preacutesente eacutetude drsquoecirctre trop bregraveve

mais son unique objectif est de preacutesenter quelques approches baseacutees sur les travaux de Roman Jakobson qui devraient servir de base agrave une lecture aiseacutee du poegraveme baudelairien

1 BAUDELAIRE Œuvres complegravetes Paris Gallimard (Bibliothegraveque de la Pleacuteiade) 1975 t1

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Bregraveve preacutesentation de lrsquoapproche jakobsonienne

Roman Jakobson linguiste neacute en URSS essaie de soumettre les œuvres litteacuteraires agrave une critique qui ne se reacutefegravere qursquoau poegraveme lui-mecircme tout en faisant table-rase du paratexte Lrsquoobjectif de cette meacutethode se trouve reacutesumeacute dans la question suivante laquo Qursquoest-ce qui fait drsquoun message verbal une œuvre litteacuteraire raquo1 Pour deacutemontrer sa theacuteorie Jakobson eacutetablit un scheacutema comprenant six facteurs constitutifs de tout acte de communication verbale

ContexteIV

DestinateurIhelliphelliphellipMessageIIhelliphellipDestinataireIII

ContactV

CodeVI

I) Le destinateur constitue le locuteur crsquoest celui qui parle II) Le message repreacutesente ce qui est raconteacute III) Quant au destinataire encore appeleacute locutaire ou

interlocuteur il srsquoagit de la personne agrave laquelle srsquoadresse le destinateur

IV) Le contexte est le cadre le sujet dont on parle (p ex la

bataille de Waterloo)

1 Roman JAKOBSON laquo Linguistique et poeacutetique raquo in Essais de linguistique geacuteneacuterale Paris Eacuteditions de Minuit 1963 p210

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V) Le contact peut ecirctre visuel ou verbal selon la nature de communication (conversation teacuteleacute-phonique dialogue face-agrave-face)

VI) Le code repreacutesente la langue qui permet de srsquoexprimer Il se

peut drsquoailleurs aussi qursquoil nrsquoy ait que des symboles (p ex panneaux routiers etc)

Jakobson preacutecise que chacun de ces six facteurs engendre une fonction linguistique diffeacuterente Neacuteanmoins les messages remplissent en geacuteneacuteral plusieurs fonctions et il est tregraves difficile drsquoen trouver qui nrsquoen remplisse qursquoune seule Les six fonctions dont parlent les formalistes sont les suivantes

ReacutefeacuterentielleII

EacutemotiveIhelliphelliphelliphellipPoeacutetiqueIIIhelliphelliphellipConativeVI

PhatiqueIV

MeacutetalinguistiqueV I) La fonction eacutemotive consiste agrave faire part de ses sentiments II) On a recours agrave la fonction reacutefeacuterentielle lorsqursquoune

information est transmise (p ex laquo Le train part agrave huit heures raquo)

III) La fonction poeacutetique preacutedomine dans un texte litteacuteraire IV) La tentative drsquoappeler quelqursquoun fait preuve drsquoun emploi de

la fonction phatique (du grec φατίξω je deacuteclare je dis) (p ex laquo allocirc Mrsquoentends-tu raquo)

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V) A la fonction meacutetalinguistique se rapportent les deacutefinitions des dictionnaires

VI) Si lrsquoon donne un ordre agrave quelqursquoun ou que lrsquoon essaie drsquoagir

sur lrsquoautre on fait usage de la fonction conative (du latin conari essayertenter)

Reacuteduire la fonction poeacutetique agrave la poeacutesie serait simplifier

consideacuterablement les choses Bien qursquoelle soit celle qui domine elle ne constitue aucunement la seule fonction de lrsquoart du langage

Sans doute la phrase-cleacute du formalisme est laquo la forme produit

du sens raquo En drsquoautres termes les partisans de cette theacuteorie essaient de deacutemontrer qursquoen analysant les particulariteacutes formelles ils aboutissent neacutecessairement agrave la construction du sens drsquoune œuvre litteacuteraire Par ailleurs il existe dans la poeacutesie une certaine ambiguiumlteacute selon Jakobson elle est laquo une proprieacuteteacute intrinsegraveque inalteacuterable de tout message centreacute sur lui-mecircme bref crsquoest un corollaire obligeacute de la poeacutesie raquo1 Autrement formuleacute il se peut qursquoil y ait plusieurs interpreacutetations possibles drsquoun mecircme poegraveme ce qui en fait preacuteciseacutement un chef-drsquoœuvre litteacuteraire

En ce qui concerne les rimes drsquoune poeacutesie les formalistes

pensent qursquoil ne faut pas seulement les traiter du point de vue sonore laquo la rime implique neacutecessairement une relation seacutemantique entre les uniteacutes qursquoelle lie [hellip] raquo2 Il nrsquoest donc pas ducirc au hasard que certains termes soient rapprocheacutes par lrsquoeffet de rime en geacuteneacuteral les poegravetes ont recours agrave ce proceacutedeacute soit pour mettre en eacutevidence certaines expressions soit pour marquer leur similitude ou leur opposition Il en est de mecircme pour la meacutetaphore3 la comparaison1 la parabole2 lrsquoantithegravese3 le

1 Roman JAKOBSON laquo Linguistique et poeacutetique raquo in Essais de linguistique geacuteneacuterale Paris Eacuteditions de Minuit 1963 p238 2 op cit p233 3 laquo [hellip] le passage drsquoun sens agrave lrsquoautre a lieu par une opeacuteration personnelle fondeacutee sur une impression ou une interpreacutetation et celle-ci demande agrave ecirctre trouveacutee sinon reveacutecue par le lecteur raquo

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contraste4 etc Il faut toujours analyser les liens entre les mots rapprocheacutes sous lrsquoeffet des proceacutedeacutes stylistiques ou syntaxiques

Lrsquoavantage de lrsquoapproche jakobsonienne par rapport agrave

drsquoautres meacutethodes de critique litteacuteraire est qursquoelle ne neacutecessite aucune information sur la genegravese de lrsquoœuvre ni sur lrsquoauteur A la limite les formalistes nrsquoauraient mecircme pas besoin de connaicirctre le nom de lrsquoeacutecrivain Ils partent du texte proprement dit et non pas de ce qui lrsquoentoure Cela permet geacuteneacuteralement drsquoaboutir agrave des reacutesultats deacutemontrables et difficiles agrave contredire Tel nrsquoest cependant pas le cas pour la critique qui se base sur la biographie de lrsquoauteur on a parfois tendance agrave voir quelque chose dans le poegraveme qui nrsquoest pas toujours recevable voire deacutemontrable

La meacutethode de Jakobson permet en plus drsquoanalyser des textes anonymes dont le critique ignore tout de lrsquoauteur et de la genegravese de lrsquoœuvre La recherche des particulariteacutes du texte permet tout de mecircme drsquoarriver agrave des interpreacutetations solides dont la logique peut facilement ecirctre suivie On essaie de deacutemontrer que laquo la forme produit du sens raquo

ANALYSE DU POEgraveME Les isotopies

(Bernard DUPRIEZ Gradus ndash Les proceacutedeacutes litteacuteraires (Dictionnaire) Paris Eacuteditions 1018 1984 p286) 1 laquo On rapproche deux entiteacutes quelconques du mecircme ordre au regard drsquoune mecircme action drsquoune mecircme qualiteacute etc raquo (op cit p121) 2 laquo [hellip] petit reacutecit alleacutegorique qui propose un enseignement moral ou un message religieux raquo (Bruno HONGRE Le dictionnaire portatif du bachelier Paris Hatier (coll laquo Profil raquo) 2002 p447) 3 laquo Preacutesenter mais en lrsquoeacutecartant ou en la niant une ideacutee inverse en vue de mettre en relief lrsquoideacutee principale raquo (Bernard DUPRIEZ Gradus ndash Les proceacutedeacutes litteacuteraires (Dictionnaire) Paris Eacuteditions 1018 1984 p57) 4 laquo Opposition de deux choses dont lrsquoune fait ressortir lrsquoautre raquo (Paul ROBERT Le Petit Robert Paris Le Robert 1987 p381)

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Le poegraveme laquo LrsquoHomme et la mer raquo permet au lecteur de deacutegager diffeacuterentes isotopies sur lesquelles se base lrsquoœuvre en premier lieu il y a le champ lexical de la beauteacute et les mots qui srsquoy rapportent sont

cheacuteriras (v1) miroir (v1) contemples (v2) tu te plais (v5) image (v5) embrasses (v6)

Une deuxiegraveme isotopie que lrsquoon trouve dans cette poeacutesie est celle de la mer

lame (v3) gouffre (v4) plonger (v5)

indomptable (v8) sauvage (v8) teacuteneacutebreux (v9) abicircmes (v10)

Parallegravelement il existe un nombre assez consideacuterable de termes qui renvoient au champ lexical de lrsquohomme

libre (v1) acircme (v2) esprit (v4) yeux (v6) bras (v6) cœur (v8) rumeur (v9)

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Enfin la quatriegraveme isotopie regroupe les mots qui se rapportent au thegraveme de la bataille

bruit (v8) indomptable (v8) sauvage (v8) teacuteneacutebreux (v9) combattez sans pitieacute ni remord (v14) carnage (v15) mort (v15) lutteurs (v16) implacables (v16)

Nous voyons que le poegravete puise les termes qursquoil emploie dans diffeacuterents domaines qui forment un ensemble et renvoient agrave une ideacutee centrale que nous analyserons ulteacuterieurement Les champs seacutemantiques

Une lecture plus approfondie du poegraveme baudelairien nous oblige agrave analyser eacutegalement les champs seacutemantiques Degraves le deacutebut du texte nous assistons agrave un rapprochement entre lrsquohomme et la mer qui se poursuivra jusqursquoau dernier vers lrsquohomme laquo cheacuterira raquo toujours la mer qui est son laquo miroir raquo Ce miroir est constitueacute de laquo lames raquo (ondes marines) dans lesquelles lrsquoecirctre humain peut laquo contempler raquo son laquo acircme raquo Tous les deux la mer et lrsquolaquo esprit raquo humain sont des laquo gouffres amers raquo ils sont agrave la fois laquo teacuteneacutebreux raquo et laquo discrets raquo Leur deacutesir de garder leurs laquo secrets raquo constitue un autre parallegravele entre eux La ressemblance entre homme et mer est si grande que lrsquoecirctre humain finit par se deacutecouvrir dans lrsquooceacutean qui est son laquo fregravere raquo Neacuteanmoins leurs traits communs ne sont pas toujours positifs chacun drsquoentre eux

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aime le laquo carnage raquo et la laquo mort raquo Ils sont des laquo lutteurs eacuteternels raquo En regroupant tous les termes positifs drsquoun cocircteacute et les mots

neacutegatifs de lrsquoautre nous constatons que la somme des mots agrave connotation neacutegative compte une expression de plus positif libre (v1)

cheacuteriras (v1) miroir (v2) contemples (v2) acircme (v2) esprit (v4) plais (v5) embrasses (v6) cœur (v6) distrait (v7) discrets (v9) richesses (v11) intimes (v11) fregraveres (v16)

(14 occurrences) neacutegatif gouffre (v4)

amer (v4) rumeur (v7) bruit (v8) plainte (v8) indomptable (v8) sauvage (v8) teacuteneacutebreux (v9) abicircmes (v10)

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combattez (v14) sans pitieacute ni remord (v14) carnage (v15) mort (v15) lutteurs (v16) implacable (v16)

(15 occurrences)

Le fait que les termes neacutegatifs lrsquoemportent sur les expressions positives montre deacutejagrave qursquoen deacutepit de la laquo fraterniteacute raquo entre homme et mer la chute du poegraveme sera probablement neacutegative agrave son tour Le niveau phonique

Nous nous trouvons face agrave quatre quatrains composeacutes drsquoalexandrins (vers dodeacutecasyllabiques) Homme libre toujours tu cheacuteriras la mer

La mer est ton miroir tu contemples ton acircm(e) Dans le deacuteroulement infini de sa lam(e) Et ton esprit nrsquoest pas un gouffre moins amer Tu te plais agrave plonger au sein de ton imag(e) Tu lrsquoembrasses des yeux et des bras et ton cœur Se distrait quelquefois de sa propre rumeur

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Au bruit de cette plaint(e) indomptabl(e) et sauvag(e) Vous ecirctes tous les deux teacuteneacutebreux et discrets Homme nul nrsquoa sondeacute le fond de tes abicircmes O mer nul ne connaicirct tes richeses intimes Tant vous ecirctes jaloux de garder vos secrets

Et cependant voilagrave des siegravecles innombrables Que vous vous combattez sans pitieacute ni remord Tellement vous aimez le carnag(e) et la mort O lutteurs eacuteternels ocirc fregraveres implacables

Le rythme de ces vers est reacutegulier eacutetant donneacute qursquoil srsquoagit drsquoalexandrins Nrsquoest-ce pas lagrave une faccedilon de montrer que la situation entre homme et mer telle que nous la preacutesente Baudelaire a dureacute depuis de nombreux siegravecles et durera probablement toujours Certains termes sont mis en eacutevidence drsquoun cocircteacute par la coupe de lrsquoautre cocircteacute par la ceacutesure Lrsquoabsence de coupe dans les vers 13 et 14 montre qursquoil y a un changement par rapport agrave ce qui preacutecegravede bien que lrsquohomme et lrsquooceacutean puissent ecirctre consideacutereacutes comme des laquo fregraveres raquo ils se combattent mutuellement

A part le rythme le lecteur trouve beaucoup de rimes

embrasseacutees dont le scheacutema est ABBA CDDC EFFE GHHG

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Au surplus il y a une alternance des rimes masculines et feacuteminines1 Passons agrave une analyse plus deacutetailleacutee des rimes Premier quatrain mer ndash amer rime riche2 pour lrsquoœil3 Ces deux mots relieacutes par lrsquoeffet de lrsquoidentiteacute sonore sont similaires En drsquoautres termes lrsquoeau saleacutee de la mer a un goucirct amer acircme ndash lame rime pauvre4 pour lrsquooreille5 Voici une opposition les lames sont visibles et leur dureacutee drsquoexistence est limiteacutee agrave quelques secondes En revanche lrsquoacircme est quelque chose drsquoimmateacuteriel qui est supposeacute durer eacuteternellement Drsquoougrave lrsquoimperfection de la rime Deuxiegraveme quatrain image ndash sauvage rime suffisante6 pour lrsquoœil Le poegravete nous raconte que lrsquohomme deacutecouvre son image dans les ondes marines Neacuteanmoins nrsquoest-il pas aussi sauvage et cruel que la mer pendant une tempecircte cœur ndash rumeur rime suffisante pour lrsquooreille

1 laquo Rappelons qursquoune rime feacuteminine est termineacutee par un e muet qui ne se prononce pas tandis que la rime masculine est termineacutee par une syllabe qui se prononce raquo (Franccediloise NAYROLLES Examens ndash Pour eacutetudier un poegraveme Paris Hatier (coll laquo Profil raquo) 1996 p27) 2 Une rime est dite riche laquo lorsqursquoelle possegravede trois sonoriteacutes ou plus soit vocaliques soit consonantiques homophones raquo (op cit p29) 3 laquo La lsquorime pour lrsquoœilrsquo est fondeacutee non seulement sur lrsquohomophonie mais eacutegalement sur lrsquohomographie crsquoest-agrave-dire lrsquoeacutecriture identique des sons raquo (op cit p28) 4 La rime pauvre laquo [hellip] possegravede une sonoriteacute soit vocalique soit consonantique homophone raquo (op cit p29) 5 laquo La lsquorime pour lrsquooreillersquo est fondeacutee sur lrsquohomophonie crsquoest-agrave-dire la reprise de sons identiques raquo (op cit p28) 6 Une rime suffisante laquo [hellip] possegravede deux sonoriteacutes soit vocaliques soit consonantiques homophones raquo (op cit p29)

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Parfois le cœur est accableacute par des rumeurs1 Il srsquoagit sans doute des bonne et mauvaise consciences qui se disputent agrave lrsquointeacuterieur de notre corps Le cœur a besoin de temps en temps de srsquoen distraire Troisiegraveme quatrain discrets ndash secrets rime riche pour lrsquoœil Les secrets demandent neacutecessairement une certaine discreacutetion pour qursquoils ne soient pas divulgueacutes Les deux termes ne srsquoopposent donc nullement abicircmes ndash intimes rime pauvre pour lrsquooreille Nous avons lrsquoimpression que ces deux mots nrsquoont aucun rapport entre eux Or tel nrsquoest pas le cas ils sont mecircme assez proches lrsquoun de lrsquoautre lrsquointimiteacute drsquoune personne est souvent consideacutereacutee comme une sorte drsquoabicircme que les autres ne peuvent pas sonder Il srsquoagit drsquoune espegravece de treacutesor que chacun drsquoentre nous possegravede Quatriegraveme quatrain innombrables ndash implacables rime riche pour lrsquoœil Depuis drsquolaquo innombrables raquo anneacutees les hommes ainsi que la mer nrsquoont cesseacute drsquoecirctre laquo implacables raquo crsquoest-agrave-dire cruels remord ndash mort rime riche pour lrsquooreille Ces deux substantifs sont en effet tregraves lieacutes souvent lrsquohomme et lrsquooceacutean sacrifient des vies et ils nrsquoen ont mecircme pas mauvaise conscience

1 laquo Bruit confus de voix raquo (Paul ROBERT Le Petit Robert Paris Le Robert 1987)

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Lrsquoalliteacuteration en laquo m raquo

Un lecteur sensible remarquera lrsquoalliteacuteration1 en laquo m raquo dans le premier quatrain

homme (v1) mer (v1) miroir (v2) acircme (v2) deacuteroulement (v3) lame (v3) moins (v4) amer (v4)

Les mots ainsi rapprocheacutes ne reacutesument-ils pas de faccedilon tregraves claire lrsquoideacutee centrale du poegraveme agrave savoir que lrsquohomme essaie de deacutecouvrir les traces de son acircme dans les flots amers de lrsquooceacutean Nous nous limitons dans ce sous-chapitre agrave cette sonoriteacute eacutetant donneacute qursquoelle est agrave notre avis la plus eacuteloquente et facilement deacutemontrable Le niveau syntaxique

Avant de passer agrave lrsquoanalyse drsquoeacuteventuelles anomalies syntaxiques deacutefinissons drsquoabord les diffeacuterents types de phrases que lrsquoon peut trouver dans cette œuvre litteacuteraire le premier vers du premier quatrain le quatriegraveme vers de la troisiegraveme strophe ainsi que le quatriegraveme vers du quatriegraveme quatrain sont des phrases de type exclamatif Les autres sont affirmatives Ce sont

1 laquo Retours multiplieacutes drsquoun son [consonantique] identique raquo (Bernard DUPRIEZ Gradus ndash Les proceacutedeacutes litteacuteraires (Dictionnaire) Paris Eacuteditions 1018 1984 p33)

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les vers-cleacutes qui sont constitueacutes de phrases exclamatives

Homme libre toujours tu cheacuteriras la mer (v1)

[hellip]

Tant vous ecirctes jaloux de garder vos secrets (v12)

[hellip]

O lutteurs eacuteternels ocirc fregraveres implacables (v16)

En modifiant le ton de ces vers par rapport aux autres Baudelaire parvient agrave les mettre en relief au deacutebut lrsquohomme veacutenegravere la mer au troisiegraveme quatrain lrsquooceacutean et lui sont deacutesireux de garder leurs secrets et finalement au dernier vers ils se combattent mutuellement Il y a une eacutevolution agrave partir du tempus pacis initial au tempus belli final dont le douziegraveme vers preacutesente lrsquoorigine

Drsquoautre part le premier vers nous met en preacutesence drsquoune rupture de syntaxe

Homme libre toujours tu cheacuteriras la mer (v1)

Pour que la phrase soit syntaxiquement correcte le poegravete aurait ducirc eacutecrire

Homme libre tu cheacuteriras toujours la mer Neacuteanmoins en choisissant cette tournure un peu insolite il

lui est possible de mettre lrsquoaccent sur lrsquoadverbe laquo toujours raquo qui se trouve en plus devant la ceacutesure et beacuteneacuteficie ainsi drsquoune double mise en eacutevidence Il ne srsquoagit donc pas drsquoun fait unique mais

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lrsquohomme veacuteneacuterera la mer agrave toutes les eacutepoques futures de la mecircme faccedilon qursquoil lrsquoa fait au passeacute

Dans le dernier quatrain lrsquoordre syntaxique est entiegraverement

bouleverseacute

Et cependant voilagrave des siegravecles innombrables Que vous vous combattez sans pitieacute ni remord Tellement vous aimez le carnage et la mort O lutteurs eacuteternels ocirc fregraveres implacables

Selon les regravegles de la syntaxe Baudelaire aurait eacuteteacute obligeacute de

formuler la phrase de la faccedilon suivante

O lutteurs eacuteternels ocirc fregraveres implacables Voilagrave cependant des siegravecles innombrables Que vous vous combattez sans pitieacute ni remord Tellement vous aimez le carnage et la mort

Or les groupes nominaux laquo lutteurs eacuteternels raquo et laquo fregraveres implacables raquo nrsquoauraient plus leur place privileacutegieacutee agrave la fin du texte qui les met pourtant bien en relief et illustre clairement leur vraie relation Le niveau morphosyntaxique

Si dans les huit premiers vers le pronom preacutedominant est laquo tu raquo la deuxiegraveme moitieacute du poegraveme traite lrsquohomme et la mer ensemble en employant le pronom laquo vous raquo Le lecteur a lrsquoimpression qursquoils forment un vrai couple fraternel qui ne cesse de se disputer bien que lrsquoincipit du poegraveme fasse songer plutocirct au contraire Chacun est drsquoabord preacutesenteacute individuellement et ce

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nrsquoest que dans la deuxiegraveme partie1 que lrsquoecirctre humain et lrsquooceacutean sont deacutecrits comme eacutetant deux laquo fregraveres implacables raquo qui se querellent eacuteternellement Conclusion

En parcourant les eacutetapes de lrsquoanalyse qui preacutecegravede nous remarquons que le thegraveme central du poegraveme laquo LrsquoHomme et la mer raquo est illustreacute drsquoun cocircteacute par le contenu et de lrsquoautre cocircteacute par la forme Les formalistes nrsquoont-ils pas preacuteciseacutement essayeacute de deacutemontrer que laquo la forme produit du sens raquo Lrsquoapproche jakobsonienne permet de corroborer cette thegravese les diffeacuterentes structures des phrases le rythme et le jeu des rimes contribuent agrave lrsquoexposeacute du thegraveme de lrsquoœuvre sans que lrsquoon nrsquoait besoin de connaicirctre les aspects biographiques de lrsquoauteur ou lrsquoeacutepoque agrave laquelle le texte a eacuteteacute reacutedigeacute Voilagrave lrsquoavantage de la meacutethode du linguiste Jakobson qui permet drsquoaboutir agrave des analyses solides deacutemontrables et veacuterifiables En mecircme temps la luciditeacute et la maicirctrise poeacutetique de lrsquoauteur sont ainsi mises en relief il nrsquoest sans doute pas fortuit que Baudelaire ait employeacute tel mot agrave tel endroit Lrsquoapproche jakobsonienne permet drsquoexpliquer les rapports qui se trouvent dans le texte sans pour autant rendre la poeacutesie trop laquo meacutecanique raquo Il faut que le lecteur garde la conviction de se trouver face agrave un veacuteritable chef-drsquoœuvre litteacuteraire

1 On peut diviser le poegraveme en deux parties agrave partir du huitiegraveme vers ougrave la situation commence agrave changer

CAHIERS DE POESIE

Acheveacute drsquoimprimer en France

sur les presses de Joseph Ouaknine

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  • Avant-propos
  • Premiegravere partie Œuvres poeacutetiques
    • Eacutelisa HUTTIN
      • Depuis
      • Nuit et jour
      • laquo Tanka raquo tresseacutes dans le deacutesert
      • De lrsquoautre cocircteacute
      • Parle-nous
      • Le pot aux recircves
      • Ici mais ailleurs
      • Reboisement
      • Un baromegravetre en porte-cleacutes
      • Siregravene siregravene
      • Streap-tease
        • Charles LEGROS
          • Ferme les yeux
          • La blessure
            • Nadine BAULESCH
              • Poeacutetrie
                • Chakib HAMMADA
                  • Espeacuterances ravineacutees
                  • Fahima
                  • Lrsquoamour de demain
                  • Les recircnes briseacutees
                  • Nous eacutetions deux
                  • Teacutenegravebres
                  • Soleil-Matiegravere
                  • Lrsquoatome coaguleacute
                    • Geneviegraveve DEPLATIEgraveRE
                      • Les enfants courent accrocheacutes agrave leurs cerfs-vola
                      • Toute une vie pour ressembler
                        • Eacuteric DUBOIS
                          • Hivernage
                          • Silhouette
                          • Lrsquoacircne sur la colline
                          • Soir drsquohiver
                          • Corpus de la nouvelle anneacutee
                            • Roselyne MARTY
                              • Pourquoi
                              • Agrave mes parents
                                • Franccediloise JEANNIN-KAZEROONIE-DEZELLUS
                                  • Nazak
                                  • Chanson en hommage agrave Ahmad Shah Massoud
                                  • Tant qui par agrave pour agrave
                                  • De lrsquoautre cocircteacute de la porte
                                  • Le hasard nrsquoexiste pas
                                  • La poeacutesie disparue
                                  • Sommeil sur la terre
                                    • Jenny MARTY
                                      • Lrsquounionhellip
                                      • Quand un ecirctre vous manque
                                      • Les acircmes esseuleacutees
                                      • Lrsquoamour
                                      • Lrsquoivresse de la vie
                                      • Poeacutesie agrave lrsquoinfini
                                      • Les roses de lrsquoamour
                                      • Psaume drsquoamourhellip Mais encore
                                      • Ton amitieacute eacuteternellehellip
                                      • Un deacutesert en pleurshellip
                                      • Une entente planeacutetaire
                                      • Crsquoest bientocirct Noeumll
                                      • De gracircce
                                      • ESSEhellip
                                      • Sacrificehellip
                                      • Ta plume
                                        • Claude HIBLOT
                                          • Ougrave es-tu
                                          • Eacuteclisses
                                          • Cafards drsquoautomne
                                          • Tango
                                          • Tes larmes noires
                                          • Alors poegravete ougrave es-tu
                                          • La carpe est agrave lrsquoeau
                                          • La chanson de Chloeacute
                                          • Sage comme une image
                                            • Marie-Claude MARTY
                                              • Amour
                                                • Laurent FELS
                                                  • Sans paroles
                                                  • La Bibliothegraveque
                                                  • Lrsquoattente
                                                  • Degraves que
                                                  • Flocons de neige
                                                      • Deuxiegraveme partie Eacutetudes lectures et analyses
                                                        • Mary-Jo ANDRICH
                                                          • EacuteDOUARD GLISSANT
                                                            • Soleil de la conscience
                                                              • BAUDELAIRE
                                                                • laquo LrsquoAlbatros raquo
                                                                  • COMMENTAIRE
                                                                      • Nadine BAULESCH
                                                                        • SUZON HEacuteDO(1942-1990)
                                                                          • laquo Tableau raquo
                                                                            • LECTURE DU POEgraveME
                                                                                • Christophe DURAND ndash LE MENN
                                                                                  • CLAUDE DE MALLEVILLE
                                                                                    • laquo Imitation du Cavalier Marin raquo
                                                                                      • LECTURE DU POEgraveME
                                                                                          • Laurent FELS
                                                                                            • Saint-John Perse
                                                                                            • Extrait du Chant X drsquoAnabasede Saint-John Perse
                                                                                            • Saint-John Perse laquo Le Mur raquo
                                                                                              • LECTURE DU POEgraveME
                                                                                                • Charles Sorel Polygraphe et poegravete de roman
                                                                                                • Baudelaire laquo LrsquoHomme et la mer raquo
                                                                                                  • APPLICATION DE LA MEacuteTHODE JAKOBSONIENNE
                                                                                                  • ANALYSE DU POEgraveME
Page 2: Avec des contributions de

Livre Ier

2

copy Les auteurs des Cahiers de Poeacutesie

Avril 2005

CAHIERS DE POESIE

3

Avec les contributions de

Eacutelisa Huttin Charles Legros

Nadine Baulesch Chakib Hammada

Geneviegraveve Deplatiegravere Eric Dubois

Roselyne Marty Franccediloise-Jeannin-Kazeroonie-Dezellus

Jenny Marty Claude Hiblot

Marie-Claude Marty Mary-Jo Andrich

Christophe Durand-Le Menn Laurent Fels

Les auteurs sont eux-mecircmes responsables du contenu de leurs textes

CAHIERS DE POESIE

4

TABLE DES MATIEgraveRES

Avant-propos 8

Premiegravere partie Œuvres poeacutetiques 9 Eacutelisa HUTTIN 10

Depuis 11 Nuit et jour 12 laquo Tanka raquo tresseacutes dans le deacutesert 13 De lrsquoautre cocircteacute 16 Parle-nous 17 Le pot aux recircves 18 Ici mais ailleurs 19 Reboisement 20 Un baromegravetre en porte-cleacutes 21 Siregravene siregravene 22 Streap-tease 23

Charles LEGROS 24 Ferme les yeux 25 La blessure 27

Nadine BAULESCH 28 Poeacutetrie 29

Chakib HAMMADA 30 Espeacuterances ravineacutees 31 Fahima 32 Lrsquoamour de demain 33 Les recircnes briseacutees 35 Nous eacutetions deux 36 Teacutenegravebres 37 Soleil-Matiegravere 40 Lrsquoatome coaguleacute 41

CAHIERS DE POESIE

5

Geneviegraveve DEPLATIEgraveRE 42 Les enfants courent accrocheacutes agrave leurs cerfs-volants 43 Toute une vie pour ressembler 44

Eacuteric DUBOIS 45 Hivernage 46 Silhouette 47 Lrsquoacircne sur la colline 48 Soir drsquohiver 49 Corpus de la nouvelle anneacutee 51

Roselyne MARTY 53 Pourquoi 54 Agrave mes parents 55

Franccediloise JEANNIN-KAZEROONIE-DEZELLUS 56 Nazak 57 Chanson en hommage agrave Ahmad Shah Massoud 59 Tant qui par agrave pour agrave 61 De lrsquoautre cocircteacute de la porte 62 Le hasard nrsquoexiste pas 63 La poeacutesie disparue 64 Sommeil sur la terre 65

Jenny MARTY 66 Lrsquounionhellip 67 Quand un ecirctre vous manque 69 Les acircmes esseuleacutees 70 Lrsquoamour 72 Lrsquoivresse de la vie 74 Poeacutesie agrave lrsquoinfini 75 Les roses de lrsquoamour 77 Psaume drsquoamourhellip Mais 79 Ton amitieacute eacuteternellehellip 81 Un deacutesert en pleurshellip 83 Une entente planeacutetaire 85 Crsquoest bientocirct Noeumll 86 De gracircce 88

Livre Ier

6

ESSEhellip 90 Sacrificehellip 91 Ta plume 93

Claude HIBLOT 95 Ougrave es-tu 96 Eacuteclisses 97 Cafards drsquoautomne 98 Tango 100 Tes larmes noires 102 Alors poegravete ougrave es-tu 104 La carpe est agrave lrsquoeau 105 La chanson de Chloeacute 109 Sage comme une image 112

Marie-Claude MARTY 114 Amour 115

Laurent FELS 116 Sans paroles 117 La Bibliothegraveque 118 Lrsquoattente 120 Degraves que 122 Flocons de neige 123

Deuxiegraveme partie Eacutetudes lectures et analyses 125 Mary-Jo ANDRICH 126

Soleil de la conscience 127 laquo LrsquoAlbatros raquo 135

Nadine BAULESCH 145 laquo Tableau raquo 146

Christophe DURAND ndash LE MENN 151 laquo Imitation du Cavalier Marin raquo 152

Laurent FELS 157 Saint-John Perse 158 Extrait du Chant X drsquoAnabase de Saint-John Perse 178

CAHIERS DE POESIE

7

Saint-John Perse laquo Le Mur raquo 194 Charles Sorel Polygraphe et poegravete de romans comiques201 Baudelaire laquo LrsquoHomme et la mer raquo 210

Livre Ier

8

Avant-propos

Le preacutesent livre constitue la premiegravere publication des Cahiers de Poeacutesie dont le but est de favoriser avant tout la creacuteation litteacuteraire La liste de diffusion1 est ouverte aux contributions des poegravetes peintres critiques litteacuteraires et chercheurs en litteacuterature

La livraison que voici est diviseacutee en deux parties la premiegravere

contient des poegravemes drsquoEacutelisa Huttin de Charles Legros de Nadine Baulesch de Chakib Hammada de Geneviegraveve Deplatiegravere drsquoEacuteric Dubois de Roselyne Marty de Franccediloise-Jeannin-Kazeroonie-Dezellus de Jenny Marty de Claude Hiblot de Marie-Claude Marty et de Laurent Fels Les auteurs proposent des textes sur diffeacuterents sujets qui constituent souvent des thegravemes drsquoactualiteacute

Quant agrave la deuxiegraveme partie elle regroupe principalement des

eacutetudes Mary-Jo Andrich ouvre ce volet par une analyse de Soleil de la conscience drsquoEacutedouard Glissant et par un commentaire sur laquo LrsquoAlbatros raquo de Baudelaire Nadine Baulesch enchaicircne avec une lecture de laquo Tableau raquo de Suzon Heacutedo Christophe Durand-Le Menn preacutesente une inter-preacutetation du poegraveme laquo Imitation du Cavalier Marin raquo de Malleville Les cinq textes de Laurent Fels ndash drsquoabord une bio-bibliographie de Saint-John Perse puis un commentaire sur un extrait du Chant X drsquoAnabase une lecture de laquo Le Mur raquo de Saint-John Perse un parcours de la vie et des œuvres de Charles Sorel et finalement une eacutetude sur laquo LrsquoHomme et la mer raquo de Baudelaire ndash clocircturent ce premier fascicule

LF

1 httpwwwcahiersdepoesieeurost

CAHIERS DE POESIE

9

Premiegravere partie

Œuvres poeacutetiques

CAHIERS DE POESIE

10

Eacutelisa HUTTIN

(France)

CAHIERS DE POESIE

11

Depuis

Lrsquooceacutean srsquoest tu srsquoest retireacute sous les galets Le bout de lrsquoicircle nrsquoest plus qursquoun vieux caillou mouilleacute Au creux drsquoune vague Lrsquoodeur des eacuteteacutes calcineacutes srsquoest endormie sous les brumes Leacutegegraveres comme les petits papillons bleus eacutepheacutemegraveres La vie mrsquoapprendhellip La chaleur rouge qui fait chanter le bois mort Le froid bleu qui glace lrsquoherbe verte qui dort Le frais transparent qui perle de roseacutee le deacutecor Le temps mrsquoapprendhellip Les matins deacutemaquilleacutes aux legravevres pacircles Les soirs nus aux apparences deacuteshabilleacutees Lrsquoattente du jour pour une nuit sans escale Lrsquoamour mrsquoapprendhellip Lrsquoimmensiteacute du si petit espace entre deux mains Ougrave plus que lrsquooceacutean lrsquounivers entier se retient Au creux sans vague Les doux parfums de la peau tiegravede qui srsquoeacuteveille Indescriptibles comme les ailes du vent invisibles

Livre Ier

12

Nuit et jour

Ombres leacutegegraveres doux voilage du soir La nuit se nourrit en ogre affameacute De toutes les deacuteclinaisons du noir Le sombre De tes ongles endeuilleacutes qui arrachent la terre Le profond De la nuit quand tombent les eacutetoiles eacutegareacutees Lrsquoeacutetouffant De lrsquoacirctre fermeacute qui brucircle en larmes de sang Brumes aeacuteriennes tulle frais du matin Lrsquoaurore srsquoabreuve agrave petites gorgeacutees De toutes les nuances de soie et du satin La clarteacute De ta peau eacuteveilleacutee qui caresse le soleil La leacutegegravereteacute Des nuages qui retiennent le bleu du ciel La fraicirccheur De lrsquoeau ougrave tant de mains cueillent la vie

CAHIERS DE POESIE

13

laquo Tanka raquo tresseacutes dans le deacutesert

Souvenir drsquooasis Les empreintes craqueleacutees Point drsquoeau asseacutecheacute Tournent en ronde les ombres Dans le soleil les vautours Courent les dunes Poussiegravere et vent de sable Lrsquoattente et le theacute Sous la tente srsquoeacuteteint le temps Goucirct de menthe et amitieacute Voix jaillie des pierres Tambourins et luths berbegraveres Chœurs en sarabande Battements rythmeacutes de khocircl Un regard pose et srsquoenvole Miroirs au soleil Flaques drsquoeau sans nuages Transparents mirages Rubans bleus glissent dans lrsquoombre Deacutevoilent chevelures sombres

Livre Ier

14

Passe le conteur Des enfants courent en riant Commence lrsquohistoire

Mots murmureacutes agrave lrsquooreille Sourire poseacute sur la bouche Fumet de tagine Paniers de figues et dattes Oranges sanguines Legravevres humides srsquoeacutevaporent Leur offrande est accepteacutee Or creacutepusculaire De lrsquohorizon flamboyant Mouvance du ciel Deacutenude le bleu et le bronze Vecirct chemise de baisers Tissus marchandeacutes Tapis brodeacutes partageacutes Accueille la nuit Voiles Touaregs sous la lune Lueurs de corps endiableacutes

CAHIERS DE POESIE

15

La course du vent La nuit souffle les areg1 Change les chemins

Sous la tente srsquoeacutetreint le temps La source est rose des vents Caresses drsquoalizeacute Sur le sable coulent les pas Srsquoestompent les traces

Nomade emporte sa toile Les yeux au ciel suit lrsquoeacutetoile

Eacutelisa et Olivier HUTTIN

1 laquo Reg raquo ou laquo areg raquo (mot invariable) deacutesert de pierres

Livre Ier

16

De lrsquoautre cocircteacute

Les bruits de pas se font familiers Les mains qui cognent les tours de cleacutes De lrsquoautre cocircteacute Ces bruits de pas qui trsquoeacutetaient familiers Ces mains qui cognaient et ces tours de cleacute De notre cocircteacute De part et drsquoautre les portes Srsquoimpregravegnent de lumiegravere du jour et des neacuteons Mais que lrsquoon entre ou que lrsquoon sorte Il est une face qui ne connaicirct que lrsquoombre et les deacutemons Tes bruits de pas se font familiers Tes mains qui cognent nos tours de cleacutes De notre cocircteacute Nos bruits de pas se font familiers Tes mains qui cognent nos tours de cleacutes De ton cocircteacute De lrsquoœil ouvert de cette porte Nos yeux srsquoapprochent de tes yeux fermeacutes Qui srsquoouvrent enfin de part et drsquoautre Et qui ne voient clair que drsquoun seul cocircteacute Nos bruits de pas te deviennent familiers Mecircme nos voix nos tours de cleacutes De lrsquoautre cocircteacute

CAHIERS DE POESIE

17

Parle-nous

Souviens-nous de nos ballades entre Mars et la Lune Quand tu me racontais les valses de dunes Mes parcelles de peau cherchaient agrave avoir chaud Sous lrsquoeacutetrange soleil Revois-nous dans le fond des riviegraveres Quand pour la premiegravere fois jrsquoai plongeacute dans le froid Mon enveloppe eacutetait bleue et cherchait la lumiegravere Dans le pur transparent Refais-nous notre dernier voyage Quand nous nrsquoeacutetions encore que des enfants drsquoeacutetoile Mon espoir eacutetait aussi clair que lrsquoair frais de la terre Sous la pluie et le vent Reacuteveille-nous

Livre Ier

18

Le pot aux recircves

Jrsquoai verseacute le pot aux recircves de mon imaginaire Dans la coupe de tes mains relieacutees Jrsquoai jeteacute le pot aux roses dans les airs Et laisseacute les peacutetales srsquoeacuteparpiller Le hasard aura fait le reste Rien ne srsquoest perdu tout srsquoest retrouveacute Le pot aux recircves a recueilli les peacutetales Dans des airs de chansons oublieacutees Le pot aux roses a suivi une rafale Et srsquoest poseacute dans tes mains affoleacutees Le hasard aura refait le reste Rien nrsquoa disparu tout srsquoest reacuteinventeacute

CAHIERS DE POESIE

19

Ici mais ailleurs

Perdue sous les eacutecailles du temps Dans le sens de lrsquoeau et du vent Perdue Dans tout ce qui se ressemble Une main une feuille qui tremble Tout est inconnu Un goucirct se souvient sur la langue Seul Un regard accrocheur se suspend Et reste seul Inconnu Les chemins se deacuteroulent agrave lrsquoinverse Sous les pas eacutegareacutes qui se pressent Pour nulle part Rien ne srsquoeacutevade par aucune porte Mecircme le vent nrsquoemporte rien Seul le miroir muet rapporte La peur dans les yeux Le regard oublieux

Livre Ier

20

Reboisement

Troncs jaunes en rangs drsquooignons Repeuplent le regard des hommes Effacent lentement les moignons Calcineacutes drsquoune forecirct monotone Sous mes paupiegraveres Loin des yeux du monde Une petite fille danse dans mes nuits Elle ne sait rien des cimes tombeacutees en poussiegravere De la suie de la cendre de la boue des orniegraveres Sous les bras verts pleins de vent elle rit Elle apprend des airs de ronde Crsquoeacutetait hierhellip Mais aujourdrsquohui Arbres drsquoailleurs grandiront ici Pour graver la meacutemoire des enfants Cacher les premiers amours interdits Et faire pleurer les vieux amants

CAHIERS DE POESIE

21

Un baromegravetre en porte-cleacutes

La cleacute de lrsquoavenir ouvre une rue sur lrsquoinconnu Une eacutetendue de sable bleu eacutechappeacute drsquoun sablier Qui se moque du temps qui passe La cleacute drsquoun souvenir ouvre la rue noire de monde Ougrave le temps reste au beau fixe pour le reste de lrsquoanneacutee Peut-ecirctre mecircme pour lrsquoeacuteterniteacute Deux cleacutes suspendues agrave un porte-bonheur Un baromegravetre en porte-cleacutes La meacutemoire se fixe sur les murs gris et les paveacutes Recompte les pas perdus pour te chercher agrave la ronde Et ne jamais te trouver Il nrsquoest pas de tristesse juste un regret sur le tard Drsquoavoir perdu en laissant carte blanche au hasard Les traces de tes pas Rien nrsquoest perdu elle a un porte-bonheur Un baromegravetre en porte-cleacutes Le temps et les horloges vident toujours les sabliers Le sien est presque vide encore quelques grains Jusqursquoau deacutepart drsquoun dernier train Qursquoimporte Elle nrsquoaura qursquoagrave fermer les yeux pour reacuteouvrir les souvenirs Mecircler la meacutemoire au recircve et pour le temps drsquoune histoire Venir srsquoasseoir agrave ta table Juste en serrant tregraves fort son porte-bonheur Un baromegravetre en porte-cleacutes

Livre Ier

22

Siregravene siregravene

Il a fait naufrage ce soir au large de son acircme lagrave-bas Bu les lames de fond briseacute les vagues casseacute le macirct

Un point sur la ligne drsquohorizon sous la ligne de flottaison Couleacute Les yeux ouverts les bras en croix toucheacute le fond

Les rayons de pleine lune percent le plafond en surface Elle entre dans la lueur elle ondule danse avec gracircce Elle un jour rejeteacutee sur le sable fin entre les varechs

Qursquoil avait sauveacute poseacute sur les vagues et son amour avec

Chaque soir de pleine lune elle revenait chanter sa brune Brisant son cœur fragile de sa voix cristalline des lagunes

Elle sa reine siregravene si frecircle entre les algues si femme Avait envoucircteacute de fragrances oceacuteanes et nocturnes son acircme

Il a largueacute les amarres ce soir deacutesancreacute lrsquoancre agrave jamais

Laceacutereacute en lambeaux ses voiles laisseacute deacuteriveacute le voilier Creveacute la coque du bateau en larges sourires de voies drsquoeau Sombreacute jusqursquoagrave son tombeau Une siregravene en son chacircteau

CAHIERS DE POESIE

23

Streap-tease

Pour toi mon Amour je soulegraveverai lentement mon voile diaphane Car il reste encore entre nous de larges prairies ombrageacutees Des contre-jours des paravents des brumes bleues oceacuteanes Que le soleil se plaicirct un peu plus chaque jour agrave dissiper Quand lrsquoair nous donnera la plus grande et pure des transparences Je quitterai sous tes yeux le dernier voile opaque qui mrsquohabille Sur de douces notes de musique je trsquooffrirai quelques pas de danse Et glisseront sur mes hanches mes vecirctements jusqursquoaux chevilles

CAHIERS DE POESIE

24

Charles LEGROS

(France)

CAHIERS DE POESIE

25

Ferme les yeux

Ferme les yeux petit(e) Ferme les yeux et imagine Dis tu vois la neige tomber

Et lagrave tu vois ce beau chapiteau Avance maintenant

En face de toi que des clowns Des nez rouges

Nrsquoouvre pas les yeux Continue imagine

Tiens un veacutelo des animaux Crsquoest quoi ce paradis

Tu es dans ton univers Regarde la lumiegravere

Celle que tu ne vois pas avec les yeux ouverts Continue imagine

Fais ton film Tiens me voilagrave

Lagrave juste en face de toi Je te tends la main

Prends-la prends-la Non nrsquoouvre pas tes yeux tu vas tout effacer

Regarde je te souris tu me vois Accroche-toi regarde la lumiegravere

Et lagrave ougrave es-tu Je ne te vois plus

Jrsquoai beau fermer mes yeux je ne te vois plus fais-moi un signe

Regarde jrsquoai mis mon nez rouge Je trsquoentends rire au loin

Livre Ier

26

Tu ris de joie Tu changes tu ris

Continues oublies ris Ris vie

attention jrsquoouvre les yeux et je suis en face de notre reacutealiteacute

Tu es lagrave assis sur ton lit Et moi je passe et je ne te regarde mecircme pas

Je continue avec mes petits tracas Et jrsquooublie mecircme qursquoil suffit de fermer les yeux pour changer de

vie

CAHIERS DE POESIE

27

La blessure

Et oui je suis une blessure Une blessure drsquoamour

Une vraie blessure Celle qui ne cicatrise pas rapidement

Et qui te colle agrave la peau Une blessure drsquoamour

blessure par balle Tireacutee par le cœur

Et non par un fusil Comment imaginer qursquoun cœur peut blesser ou tuer Pourquoi un mot si joli qursquoamour peut faire du mal

Mal jrsquoai mal Laissez tomber les urgences

Cette blessure lagrave reste agrave jamais Cette blessure reste tout simplement ouverte pour la vie

CAHIERS DE POESIE

28

Nadine BAULESCH

(Luxembourg)

CAHIERS DE POESIE

29

Poeacutetrie

Le chant des fers et lrsquoacircme des vers voilagrave ce qui mrsquoest cher

Quand le ciel devient rouge

et le cœur se reacutejouit au-dessus de ma ville

en dessous de mes yeux

Le chant des fers et lrsquoacircme des vers me montrent lrsquoinfini

Enfin

Lrsquoamour survit et deacutepasse la nuit

CAHIERS DE POESIE

30

Chakib HAMMADA

(Algeacuterie)

CAHIERS DE POESIE

31

Espeacuterances ravineacutees1

tes cris rejaillissent de mes espeacuterances ravineacutees ascension vertigineuse

drsquoun Nous amputeacute tu caresses impassible mes instincts neacutecrophiles

pour poser sur mes legravevres sensuelle et nue

la rengaine misogyne drsquoune harmonie briseacutee

1 Extrait de Triangle ouvert sur Fahima poegravemes preacutesentation de Kamel Bencheikh Editions Le Manuscrit (75011-Paris)

Livre Ier

32

Fahima1

mirage de tendresse ocirc soleil des amants maicirctresse de mes entrailles

toi mon cycle agrave mille temps sur les berges de tes legravevres pareil au moucheron je demeure suspendu

au frou-frou de ta voix

1 Extrait de Triangle ouvert sur Fahima poegravemes preacutesentation de Kamel Bencheikh Editions Le Manuscrit (75011-Paris)

CAHIERS DE POESIE

33

Lrsquoamour de demain1

Pour Souacircd

et la moisson vint souffler lrsquoorage et lrsquoeacuteteacute srsquoancra au cœur de ces vers humides et je trsquoaime mon amour au preacutesent de ton absence et mes rires transis souffreteux lancinants eacutetreignent le galbe de tes yeux miroitants et je trsquoaime mon amour au preacutesent de ton absence tu es lagrave et ta voix fraicircche sereine vibre dans mes yeux alourdis par la peine

1 Extrait de Triangle ouvert sur Fahima poegravemes preacutesentation de Kamel Bencheikh Editions Le Manuscrit (75011-Paris)

Livre Ier

34

et je trsquoaime mon amour au preacutesent de ton absence

et tes cris et mes cris belle farandole embrasent les racines de cette morne solitude et je trsquoaime mon amour au preacutesent de ton absence et demain mon amour et demain et toujours nos yeux confondus se conteront mille refrains et nous nous rirons des noirs chemins ougrave lrsquoangoisse megravere de tous les vices conjugue la peine et les amours qui se deacutefont et nous vivrons mon amour et nous vivrons dans toute sa pleacutenitude la vie notre vie confondus comme un

CAHIERS DE POESIE

35

Les recircnes briseacutees1

jrsquoai senti dans mon ventre un matin bleu-opaque tes legravevres-souvenirs

hurler dans mes yeux helliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphellip

Fahima-tendresse kholkhal de mon acircme

ton absence brise en moi les recircnes de lrsquoespoir

1 Extrait de Triangle ouvert sur Fahima poegravemes preacutesentation de Kamel Bencheikh Editions Le Manuscrit (75011-Paris)

Livre Ier

36

Nous eacutetions deux1

nos amours en eacutetiage se mirent sur les rivages de nos serments rideacutes

par les affres de ce recircve brutal ougrave se perd

lrsquoestheacutetique sauvage drsquoun poegraveme-matiegravere

souffles aphasiques qui ne chantent plus ce Nous eacutecheveleacute

qursquoenchaicircnent les tripes obscures drsquoun preacutesent inaccessible

miroir creux

ougrave se deacutebat la fureur drsquoune charge passionnelle

hier encore nous eacutetions deux

1 Extrait de Triangle ouvert sur Fahima poegravemes Preacutesentations de Kamel Bencheikh Editions Le Manuscrit (75002-Paris)

CAHIERS DE POESIE

37

Teacutenegravebres1

encore longtemps je me souviendrai de la brume relative agrave ce ruisseau de larmes

qui coule serpent sans joie au pied de ce Mur que

le vent du malheur dressa entre-Nous

je nrsquoirai plus conter ma peine agrave

lrsquooceacutean chant nonchalant que

Fahima coud aux rires muets du hasard qui peuple mes silences et deacutechire mes ardeurs

lrsquoadieu revit

sens oblique drsquoun amour lateacuteral

au souffle creux Brasero

1 Extrait de Triangle ouvert sur Fahima poegravemes Preacutesentation de Kamel Bencheikh Editions Le Manuscrit (75002-Paris)

Livre Ier

38

aux mille eacutetoiles qursquoune larme eacuteteint

Graine sereine sans Toi je ne suis plus

tiens reprends ce cœur drsquoalcools poussif teacuteneacutebreux vaseux

useacute par tes caprices bourgeois tes recircves

drsquoalios

je ne recircve plus je caresserai sans plus recircver

le souvenir du giron qui me dorlota veilla anima

megravere megravere Fahima vient de partir

pourquoi pourquoi

ce regard voileacute ces yeux baisseacutes cet air qui pue lrsquohumiliation ces

larmes eacutepineuses qui eacutecorchent lrsquoespoir

pourquoi srsquoaimer pour se haiumlr lutter joies contre peines

sans Toi je ne suis plus

CAHIERS DE POESIE

39

viens donc Fahima aube sereine

mrsquoaider agrave vivre ces joies non veacutecues

Livre Ier

40

Soleil-Matiegravere1

viens pareille agrave la mer un soir drsquoeacuteteacute caresser les rivages de mes entrailles avides sur les flancs de tes vagues il fait si bon recircver jrsquoaime agrave voir tes yeux se deacuterider ces soleils-matiegraveres qui dansent dans ta voix Sur ton front large et pur il fait si bon aimer viens sur le souffle drsquoune espeacuterance agrave la premiegravere lueur drsquoun sou- rire franc eacutechancrer mes recircves en deuil sous la foudre de tes yeux il fait si bon souffrir

1 Extrait de Triangle ouvert sur Fahima poegravemes Preacutesentation de Kamel Bencheikh Editions Le Manuscrit (75002-Paris)

CAHIERS DE POESIE

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Lrsquoatome coaguleacute1

je nrsquoai plus agrave recircver sur un atome coaguleacute ou sur lrsquooreille maladroite drsquoun chaton sevreacute Retrouverai-je la seacutereacuteniteacute de cette aube enivrante ougrave jrsquoai vu mon cœur palpiter dans tes yeux jrsquoai encore dans la pacircleur de mes veines le souvenir hal- lucinant du jardin de ton corps ougrave dansent admirables ces bouquets de roses Blanches sur tes bras tes chevilles et ton cou lagrave jrsquoai inscrit sur le vide de mon acircme en lettres de roc sur une page-feu ton nom ta voix la douceur de tes yeux sans toi atome mon atome coaguleacute que serait la vie au cœur drsquoun clair poegraveme

1 Extrait de Triangle ouvert sur Fahima p24 Editions Le Manuscrit (75002-Paris) 4egraveme trimestre 2004

CAHIERS DE POESIE

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Geneviegraveve DEPLATIEgraveRE

(France)

CAHIERS DE POESIE

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Les enfants courent accrocheacutes agrave leurs cerfs-volants

Les enfants courent accrocheacutes agrave leurs cerfs-volants La blessure de ton autrefois srsquoenlumine au tiers-point de ton envol le balancier de tes souvenirs a frocircleacute le vertige Mais jamais un geste jamais un mot ne trsquoont trahi Les ombres bleues restent en eacutequilibre sur les flancs de la montagne Toi qui mrsquoexplores tu oses le miracle de la priegravere la gloire de tes legravevres de tes mains de ton ventre Je me mets agrave la merci des lois naturelles Blanche eacutemeute des mots Un quasar veille

Livre Ier

44

Toute une vie pour ressembler

Toute une vie pour ressembler agrave lrsquointerstice ougrave lrsquoon eacutecoute le sommeil Ton souffle hors du noir poussera tout alentour et eacuteclatera dans le vent Architectes frimas nous danserons aux bras de la voie lacteacutee

CAHIERS DE POESIE

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Eacuteric DUBOIS

(France)

CAHIERS DE POESIE

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Hivernage

Mon recircve a brucircleacute les terres geleacutees de lrsquohiver Crsquoest agrave lrsquoinstant ougrave jrsquoai mis les mains dans les poches

Tu vendais des journaux aux portes cochegraveres Je ne sais plus quand ni comment je trsquoai parleacute Sous la couette jrsquoai connu de longs hivernages

Degraves que possible jrsquoatteindrai les derniegraveres cimes Jrsquoai promis agrave lrsquoaube des mots les premiers Tu viendras mrsquoeacutecouter happeacutee par la rue

Dire mon souffle entrecoupeacute de rires Aux inconnus que nulle porte nrsquoarrecircte

CAHIERS DE POESIE

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Silhouette

Encore un signe De toi

Consommeacute dans lrsquo Urgence

Vu qursquoune

Silhouette srsquoanimer Dans lrsquoair

Je ne trsquoai pas reconnue

Au milieu des contingences Jrsquoai penseacute un moment disparaicirctre

Le souvenir de toi Mrsquoa retenu

Jrsquoai laisseacute mes penseacutees lagrave

Elles bruissent sans Moi

Tu nrsquoes Plus qursquoune silhouette

Sans visage Maintenant le souvenir a creuseacute un

Sillon eacutetroit Comme une ride qui srsquoajoute

Au nombre des Jours

Livre Ier

48

Lrsquoacircne sur la colline

Demain jrsquoouvrirai les yeux Et ce sera un matin calme

Comme un chant eacutemouvant A entendre

Tu disais je fuis les jours

Jrsquoaimerais emporter avec moi Tous ces noms que jrsquoai appris agrave

Comprendre agrave aimer

La poeacutesie gagne agrave ecirctre connue Disais-tu parfois quand le temps

Se faisait plus menaccedilant Et qursquoon menait lrsquoacircne sur la colline

Pour y mourir

Jrsquoose espeacuterer disais-tu Jrsquoose

Que ceux qui viendront apregraves nous Se tiendront droits Les recircves on les fait Comme des enfants

Ils sont un peu de nous On les aime pour ccedila

Un peu plus humains chaque jour

CAHIERS DE POESIE

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Soir drsquohiver

amp le soir vient tu tries des papiers importants

tu ranges des dossiers tu te rappelles les soirs drsquohiver

identiques

il y a bien longtemps deacutejagrave crsquoest toujours la mecircme appreacutehension

quand le soir drsquohiver tombe crsquoest la fin de lrsquoanneacutee

il faut faire vite

par la lucarne il y a les marronniers de la Voucircte

comme des signatures deacutecharneacutees sur le papier glaceacute blanc

de lrsquohiver

il y a bien longtemps deacutejagrave entre le Canal et la Marne tu es planteacute lagrave

agrave faire fleurir des souvenirs des cendres de quelques regrets

tu te rappelles tu courais les magasins sur les Grands Boulevards

Livre Ier

50

crsquoest toujours la mecircme appreacutehension mettre de lrsquoordre dans tout ccedila

agrave quoi bon agrave qui ccedila servira tu aimes te souvenir

crsquoest deacutejagrave ccedila mecircme si crsquoest incomplet inexact

les soirs drsquohiver identiques

CAHIERS DE POESIE

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Corpus de la nouvelle anneacutee

Une nouvelle anneacutee Et tout mon ecirctre

Se libegravere Mes membres engourdis Appellent le vent le soleil Dans quelques mois

Une nouvelle anneacutee Et tout mon corps

Se deacutetache

Des liens terrestres De la matiegravere Et prend le pouls Du temps

Les questions laisseacutees sans Reacuteponse

Ne se posent plus

Car mon corps Eacutepouse les flancs De la colline

Jrsquoattends un ecirctre

Libeacuterateur Jrsquoattends

Livre Ier

52

Les mots Les premiers

Eacutenoncer la veacuteriteacute Ultime Transmise depuis Longtemps

La veacuteriteacute cacheacutee Oublieacutee

A partager A meacutediter

CAHIERS DE POESIE

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Roselyne MARTY

(France)

CAHIERS DE POESIE

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Pourquoi

Pourquoi toi Pour quelle raison cet acharnement de la vie

Pourquoi cette maudite nouvelle en ce jour de janvier Qui tel un nuage est venue assombrir un ciel si bleu

Pourquoi a-t-il fallu que cela trsquoarrive agrave toi Pourquoi la vie et le destin srsquoacharnent-ils contre toi

Moi-mecircme ne trsquoai pas eacutepargneacute et ajouteacute agrave ta souffrance Jour apregraves jour ton combat sera dur et difficile agrave supporter

Mais telle une ombre je veillerai sur toi au-delagrave de la Parce que tu es mon ami pour toujours [souffrance

Et ce depuis le premier instant de notre rencontre En ce jour ougrave le ciel eacutetait bleu

Au moment ougrave cet orage nous a paru si fantastique Pourquoi toi

Je ne le saurai jamais Mais je serai lagravehellip

CAHIERS DE POESIE

55

Agrave mes parents

Vous qui avez fait de moi un ecirctre courageux Et dont nous avons toujours partageacute lrsquoessentiel

Moi petite je vous voyais vous deacutebattre Dans les soucis et jrsquoavais mal au fond de mon cœur

Je me suis toujours ndash et encore ndash sentie rejeteacutee par mes fregraveres

Mais cela nrsquoavait pas drsquoimportance vous eacutetiez lagrave Quand jrsquoavais peur le soir maman tu me gardais pregraves de toi pour dormir

Adulte tu mrsquoas toujours aideacutee jamais je ne me suis sentie seule

Nous eacutetions les trois mousquetaires mais nous ne sommes plus que deux Et crsquoest lourd agrave porter la vie nrsquoefface pas les blessures au contraire

Jrsquoai besoin de toi maman pour continuer agrave ecirctre forte et digne

Je me sens si deacutesempareacutee cette anneacutee et plein drsquoamertume Envers ma fille que lrsquoon croyait avec nous

Jrsquoai des regrets pour la premiegravere fois de ma vie Six anneacutees gacirccheacutees par sa faute ses mensonges

Je dois maintenant reacuteapprendre agrave vivre avec ce regret

Mais je sais que je peux mrsquoappuyer sur ton eacutepaule Toi maman qui a toujours eacuteteacute lagrave

Pour votre gueacutepiot

Livre Ier

56

Franccediloise JEANNIN-KAZEROONIE-DEZELLUS

(France)

CAHIERS DE POESIE

57

Nazak

Il eacutetait une foi Dans lrsquoacircme drsquoun pays lointain

Une petite princesse Son pegravere eacutetait vilain

Sa megravere eacutetait tregraves belle Elle grandit dans un palais

Elle apprit en pension Elle eacutetudia loin de son pays

Dans un autre continent America

Pendant ce temps-lagrave Lrsquohistoire se fit

Elle srsquoappelait reacutevolution islamique Coupeacutee de sa terre natale

La princesse devenue grande se mit agrave voyager Se mit agrave photographier

Un jour arriva Je la rencontrai Crsquoeacutetait agrave Paris

Loin de son pays Dans une boutique

Elle se preacutesenta Elle y travailla

Et elle continua Drsquoerrer

De photographier De suivre sa destineacutee Celle drsquoune reacutefugieacutee

La sœur du Shah eacutetait lagrave

Livre Ier

58

La princesse survivra Mais un jour de froid

Un jour drsquohiver Celui de son fregravere

Nazak Pahlavi srsquoendormit Assise en tailleur Pour aller ailleurs Treize ans deacutejagrave

Lrsquoannonce fut faite Officielle

Par son cousin Reza Shah On lrsquoenterra

Pourtant Nazak eacutetait encore lagrave Dans mon esprit

Dans ma Vie Un jour arriva

Que sa cousine Leiumlla Alla la retrouver

laquo Un jour des teacutenegravebres jaillira la lumiegravere raquo dira Farah Ce jour arriva

La valise oublieacutee

Fut retrouveacutee Tel un treacutesor Non partageacute Jrsquoai deacutecideacute

De deacutevoilerhellip

CAHIERS DE POESIE

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Chanson en hommage agrave Ahmad Shah Massoud

Pregraves de chez moi Je ne le savais pas

Il venait lagrave

Pregraves drsquoun jardin Avenue Raphaeumll

Elles eacutetaient (b)elles

Quelques poegravemes Gisaient sur le trottoir

Il faisait noir

Le lendemain Elles se sont eacutecrouleacutees

A la teacuteleacute

Pregraves de chez moi Je ne le savais pas

Il venait lagrave

Un mois plus tard Ils sont partis lagrave-bas

Pour la burka

Deux mois plus tard Chasseacutes drsquoAfghanistan

Les Talibans

Livre Ier

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Dans le Pandjshir

Le Lion srsquoest endormi Toute une Vie

Pregraves de chez moi Je ne le savais pas

Il venait lagrave

Et toujours pas De belles stegraveles Avenue Raphaeumll

Et toujours pas

Deux belles stegraveles Avenue Raphaeumll

CAHIERS DE POESIE

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Tant qui par agrave pour agrave

Demain jrsquoouvrirai les yeux Ils seront gonfleacutes de larmes

Comme une outre trop pleine Tant de peine

Demain jrsquoouvrirai les yeux Ils seront pleins drsquoamour Comme cet enfant recircveur

qui nrsquoa plus peur

Demain jrsquoouvrirai les yeux Ils seront pleins de haine Comme ce soldat fatigueacute

par la destineacutee

Demain jrsquoouvrirai les yeux Ils seront pleins de bleus Comme ce corps meurtri

agrave lrsquoinfini

Demain jrsquoouvrirai les yeux Ils seront pleins drsquoespoir

Comme cette femme aimeacutee pour lrsquoeacuteterniteacute

Ce soir je fermerai les yeux

Ils seront pleins de noir Comme cette nuit passeacutee

agrave espeacutererhellip

Livre Ier

62

De lrsquoautre cocircteacute de la porte

De lrsquoautre cocircteacute de la porte Il y a une sorte Drsquoanimal Deacutemon de mes nuits Diable de ma vie De lrsquoautre cocircteacute de la porte Il y a une espegravece De macircle Homme de ma vie Ombre de mes nuits De lrsquoautre cocircteacute de la porte Il y a une lumiegravere Tunnel de la mort Ou celle de la vie De lrsquoautre cocircteacute de la porte Il y a un bruit Courrier de mes ennuis Pas de mes amis De lrsquoautre cocircteacute de la porte Il y a une sonnette Celle que lrsquoon sonne Et je mrsquoabandonne Avec lui LrsquoAnimalhellip

CAHIERS DE POESIE

63

Le hasard nrsquoexiste pas

Le hasard nrsquoexiste pas Tout est preacutevu ici-bas

Une enfance Reacutesurgence

Le hasard nrsquoexiste pas Tout est attendu de lagrave

Pressenti Infini

Le hasard nrsquoexiste pas

Tout est en hibernation Ocirc sommeil Le reacuteveil

Le hasard nrsquoexiste pas

Tout est en congeacutelation Engourdi Par la Vie

Le hasard nrsquoexiste pas

Tout est une programmation Deacutesigner

Veacuteriteacute

Le hasard nrsquoexiste pas Il est en toi

Livre Ier

64

La poeacutesie disparue Faim drsquoanneacutee 20041

En cette fin drsquoanneacutee la poeacutetesse pleure lrsquoAsie du Sud-Est Et vous les poegravetes agrave vous drsquoobserver auriez-vous oublieacute Eacutevaporeacutees vos qualiteacutes Futiliteacutes Et votre cœur Et votre acircme A jamais endormis dans lrsquooubli de votre vie Laissez vos petites blessures de lrsquoautre cocircteacute de la porte Ocirc Marie Eacutecoute ma priegravere Inchallah Asie de lrsquoeau delagrave

1 Jeu de mots

CAHIERS DE POESIE

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Sommeil sur la terre

Sommeil sur la terre Sommeil sous la terre Sur la terre sous la terre des corps eacutetendus Neacuteant partout Deacutesert du neacuteant Des hommes arrivent Drsquoautres srsquoen vont1

Omar Khayyacircm (1048-1131)

1 Le poegraveme est citeacute par Franccediloise-Jeannin-Kazeroonie-Dezellus

CAHIERS DE POESIE

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Jenny MARTY

(France)

CAHIERS DE POESIE

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Lrsquounionhellip

Doucement je te prends contre moi En caressant timidement de mes doigts Toute la surface qui eacutemane de ton ecirctre

Blanc immaculeacute qui ne demande qursquoagrave renaicirctre

Je vais griffonner quelques quatrains poeacutetiques Sur toi qui sont en attente des mots symphoniques

Afin de cacher ta nuditeacute pourtant si jolie Quand on la regarde tourneacutee vers lrsquoinfini

Ma plume boit ton eacutelixir couleur marine

Pour mieux griffonner sur le papier de Chine Quelques balbutiements envies et deacutesirs eacutepars

Qui peu agrave peu prendront leur envoleacutee vers lrsquoespace

Tu envelopperas mon corps devenu feacutebrile De tes pages remplies de mon encre indeacuteleacutebile

Et nous danserons en ne faisant plus qursquoun Sous une merveilleuse pluie discontinue drsquoembrun

Nous joindrons lrsquoosmose agrave cette chose agreacuteable

Qursquoest lrsquounion drsquoune feuille et drsquoune plume irremplaccedilable Pour le seul plaisir de nos regards tourneacutes vers lrsquohorizon

Dans un tendre va-et-vient nous serons au diapason

Laisse-moi eacutepouser les formes de ton ecirctre Au greacute du temps et de lrsquoespace

Et nous ferons renaicirctre Les seins de glace

Livre Ier

68

Sur le chemin Sans fin

CAHIERS DE POESIE

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Quand un ecirctre vous manque

Tout est deacutepeupleacute autour de nous comme si Un agrave un les gens srsquoeacuteloignaient loin dici

En vous laissant seules et deacutesempareacutees Ainsi Quand un ecirctre vous manque crsquoest pour lrsquoinfini

Les journeacutees agrandissent les nuits aussi Tout devient inaccessible crsquoest une folie Le besoin drsquoaimer et de se sentir aimeacutees

Crsquoest une chose dont on ne peut pas se passer

Quand un ecirctre vous manque la vie est sans valeur Puisque seules nous sommes prostreacutees dans notre malheur

Aupregraves de la solitude agrave jamais pour toujours Faire un voyage vers le mal de vivre sans lrsquoonce drsquoun retour

Une destineacutee qui peu agrave peu au fil du temps blesse

Pour atteindre sans lrsquoombre drsquoun deacutetour nos faiblesses Un ecirctre nous manque et tout devient noir de jour en jour

Avec comme seule compagnie nos larmes face agrave ce deacutesamour

Avancer tout en souriant et croire encore en lrsquoamour Mais comment est-ce possible quand un ecirctre nous manque

Il ne nous reste qursquoun cercueil comme derniegravere planque A moins qursquoadvienne le baiser tant attendu drsquoun troubadour

Il est parfois bon de recircver mais seule face agrave la reacutealiteacute

La vie est autrement puisqursquoelle est agrave nos yeux deacutepeupleacutee De cette immense chose qursquoest le besoin drsquoecirctre aimeacutees Car quand un ecirctre nous manque crsquoest pour leacuteterniteacute

Livre Ier

70

Les acircmes esseuleacutees

Une rose est lagrave poseacutee pregraves drsquoun album agrave photos Quelques peacutetales sont tombeacutes sur le recueil des mots La piegravece sentait lrsquoencens et lrsquoespoirhellip Doucement la nuit tombe agrave pas de velours Le silence devient drsquoor agrave chaque carrefourhellip Sur un banc il y a un homme aux yeux hagards Precirct agrave passer une nuit de plus seul face agrave certains mauvais

[ regards (hellip) Une femme aux pas presseacutes srsquoarrecircte devant lui En lui donnant quelques sous et sa baguette de painhellip Elle lui glisse quelques phrases en cette nuit Froide et insensiblehellip Il est lagrave agrave regarder la gracircce et la beauteacute De cette apparition qui est agrave ses yeux Un don de Dieu Naturellement il accepte cette main (hellip) Peu agrave peu il reprendra en main son destin En croyant un peu plus agrave la viehellip La vie et ses secretshellip La vie et ses chagrinshellip La vie une fidegravele amiehellip Elle nrsquoest que mystegravere et infiniteacutehellip La femme nrsquoest qursquoune simple poeacutetesse Et crsquoest de par ses mots Qursquoelle taira les mauxhellip Elle reprend la rose qursquoelle caresse De ses doigts tout en recommenccedilant agrave eacutecrire de lrsquoautre Que peut-elle faire sinon devenir lrsquoapocirctre

CAHIERS DE POESIE

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De toutes les acircmes esseuleacutees Sa tacircche est si simple ici sur terre Qursquoelle nrsquoest pas precircte de faire de sa vie un monastegraverehellip Bien au contraire Car jamais elle ne pourra se taire (hellip)

Livre Ier

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Lrsquoamour

Pas un ecirctre humain ne peut se passer drsquoamour Mais combien sur la terre vive un deacutesamour

Lrsquoamour commence degraves le premier instant de vie Pour lrsquoenfant que lrsquoon met au monde mais aussi

Quand lrsquoamour reacuteunit deux personnes en srsquoaimant sans deacutetour Dans un partage et une confiance pour toujours

On ne peut pas aimer sans lrsquoonce de brin drsquoamour

On ne peut pas faire lrsquoamour sans lrsquoombre drsquoun sentiment Pour celui ou celle avec qui on veut chaque jour

Aimer deacutesirer afin de ne faire plus qursquoun Sur le mecircme chemin jusqursquoagrave lrsquoinfini main dans la main

En se frayant un passage vers une destineacutee remplie drsquoamour

Lrsquoamour de son prochain lrsquoamour des becirctes et de la nature Lrsquoamour nrsquoa aucune limite car notre cœur est assez grand Pour aimer se diviser se multiplier jusqursquoau deacutecuplement

Mais face agrave lrsquohomme ou la femme de sa vie ce que lrsquoon ressent Est diffeacuterenthellip Lrsquoamour doit ecirctre agrave lrsquoinfini le ciment du couple

Sans amour tout srsquoeacutecroule comme un chacircteau de cartes

Lrsquoamour brille dans nos cœurs et tant que nous verrons lrsquoeacutetoile Lagrave-haut dans le ciel se pavaner avec gracircce

Lrsquoamour que nous donnons sans rien attendre en retour Se perdurera sur lrsquoimmensiteacute de la terre et de toute sa surface

En laissant comme une couleacutee drsquoembrun sur les toiles

Faire ce don crsquoest un heacuteritage que nous laisserons pour toujours

CAHIERS DE POESIE

73

Lrsquoamourhellip

Livre Ier

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Lrsquoivresse de la vie

Ouvre tes bras afin que vienne jusqursquoagrave toi Lrsquoivresse de la vie qui te mettra en eacutemoi Porte ton regard sur notre nouvel avenir

Et ramegravene sur tes legravevres ton sourire

Eacuteclate-toi jusqursquoagrave lrsquoinfini des temps En surfant entre les mers et les oceacuteans

Nrsquoaie pas peur drsquoaller vers tes lendemains Arpenter ce monde qui est ton destin

Ouvre grand ton cœur agrave ton prochain En lui offrant une envoleacutee en son sein

Le partage nrsquoen sera que meilleur tu sais Et puis en acqueacuterant lrsquoosmose tu seraishellip

Tu serais aux anges alors crois en lrsquoamour

En fonccedilant vers les portes des toujours Lrsquoivresse de la vie te tend sa main

Prends-la et ose Va vers ton chemin

Ne fais pas de ta vie un champ de bataille Mais un havre de paix sans lrsquoonce drsquoune faille

Donne-toi en partage en abaissant les barriegraveres Pour au fil du temps atteindre la lumiegravere

Abreuve-toi des plaisirs sans en devenir ivre Tout en gardant toujours cette joie de vivre

Accueil agrave bras ouvert lrsquoivresse de la vie Que tu cheacuteriras jusqursquoagrave lrsquoinfini

CAHIERS DE POESIE

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Poeacutesie agrave lrsquoinfini

Belle Eacuteternelle Jolie Angeacutelique Poeacutetique Symphoniquehellip Poeacutesie De toi Jrsquoen reste inassouvie A lrsquoinfinihellip Quelquefois Je suis en eacutemoi Devant tes mots Qui sont agrave mes yeux Merveilleux Si beauxhellip Poeacutesie agrave lrsquoinfini Jrsquote tire mon chapeau Pour tes vers Deacuteposeacutes agrave pas de velours Sur notre terre En ce nouveau Milleacutenairehellip En toi Il y a des syllabes amp des voyelles Des ratures Le tout eacutecrit avec amour Dans de tendres murmureshellip Tu es tendresse

Livre Ier

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Passion Finesse Bonheur Mais quelquefois Tu hurles agrave chaque carrefour Tes maux Douleurs Rancœurs Face agrave la socieacuteteacute (hellip) Poeacutesie agrave lrsquoinfini Tu es lrsquoamie La confidente De lrsquoeacutecrivain Qui ne peut rester en attente Drsquoeacutecrire encore et encore Sur ton laquo corps raquo Immaculeacutehellip Je deacutesire dans mon cercueil satin Un parchemin Entre mes mains Et poseacute avec tendresse Entre mes seins Ma poeacutesie pour lrsquoinfini (hellip)

CAHIERS DE POESIE

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Les roses de lrsquoamour Une rose eacutetoileacutee Pour toi belle dulcineacutee Belle de jour Pour toujours Jrsquotrsquoaime mon amourhellip Une deuxiegraveme ma bellissima Pour trsquooffrir en partage Un sourire sur ton ravissant visage Laissant entrevoir des yeux Couleur bleuehellip Une troisiegraveme que je deacutepose Au creux de ta main Avec une bague Une prose Un bisou Puis tous nagerons dans la vague Formeacutee de perles de roseacuteeshellip Une quatriegraveme Pour te dire simplement laquo je trsquoaime raquo La cinquiegraveme au pourtour Oranger Pour ton corps de prsquotite feacutee Doucement je la glisse entre tes seinshellip La sixiegraveme est sur les draps satin Couleur eacuteternelle Celle de lrsquoamour Celle drsquoun jour Celle de toujourshellip La septiegraveme repreacutesente lrsquoeacutetincelle

Livre Ier

78

De ton regard amoureux de la vie Alors reste ainsi La huitiegraveme se pavane sur ton bureau Endroit magique ougrave tu eacutecris tes mots Face agrave une bougie Dansant au rythme de ta respirationhellip La neuviegraveme pour te dire laquo ti amo raquo Tout ce qui eacutemane de toi est si beau Que mon deacutesir est de trsquoemporter Vers un sublime destin Qui sera le nocirctrehellip Donne-moi ta main Offre-moi ton cœur Et je te couvrirais de fleurs Pour lrsquoinfinihellip Une deux trois (hellip) Roses Peu importe puisque que se sont les roses de lrsquoamour Des roses pour celle qui sera mienne un jour Des roses pour toi Alors laisse pour une fois Eacuteclater ta joie dans une de tes compositions Une prose Qui me mettra en eacutemoihellip Une rose eacutetoileacutee A jamais se perdure vers lrsquoeacuteterniteacute (hellip)

CAHIERS DE POESIE

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Psaume drsquoamourhellip Mais encore

Aimerhellip Trsquoaimerhellip Je trsquoaimerais si fort

Jusqursquoagrave lrsquoinfini des tempshellip Mais encore

Je serais la femme maicirctresse Une douce caresse

Qui viendra la nuit dormir contre toi Et dans un eacutelan de tendresse

Tu mrsquoenlaceras au milieu des draps de soie Tu mrsquoemporteras jusqursquoau Mont-Royal

Jrsquoserais ton petit reacutegal Mais encore

Je te coucherais des psaumes drsquoamour A chaque carrefour

Et sans deacutetour Tu les attraperas au volhellip

Je deviendrais une parabole Afin que tu me captes lagrave ougrave je suishellip Je serais ton Aphrodite de tes nuits Et dans un tendre corps agrave corps

Nous irons en partance en gondole A Capri nous fondre dans les grotteshellip

Mais encore Je trsquooffrirais des matins cacirclins

En devenant une succulente papillote Que tu parcourras avec deacutelicatesse

De ta langue assoiffeacutee de mon laquo moi raquohellip Je te nommerais roi

Tu seras mon roi et je serais ta reine

Livre Ier

80

Et agrave tes pieds je deacuteposerais des psaumes drsquoamour Pour te conter mon ivresse

De toihellip Mais encore

Mais encore Mais encore

Sans tabous je serais tienne Mes mots seront douceur

Ma peau chaleur Mes legravevres assoiffeacutees Mon deacutesir reacutealiteacutehellip Mais encore

Des psaumes drsquoamour Pour toi mon bohegraveme

Des regards chaque jour Afin de me noyer dans tes yeuxhellip

Des laquo je trsquoaime raquo

De beaux poegravemes Un destin le nocirctrehellip Nrsquoest-ce pas merveilleux

CAHIERS DE POESIE

81

Ton amitieacute eacuteternellehellip

Que serais-je sans toi si tu me rejetais Au loinhellip Comme si tu me pieacutetinaishellip Jrsquone serais rien crois-moi Car mecircme si tu es marieacute(e) Jrsquoaurais toujours besoin de ton amitieacute Comment croire qursquoentre nous tout est fini Comme si rien nrsquoavait existeacutehellip Comment veux-tu que je trsquooublie toi mon ami(e) Puisque nous sommes lieacute(e)s Et que tu sembles encore mrsquoaimer Je caressais lrsquoespoir de te charmer Mais comment pourrais-tu te donner agrave moi Puisqursquoagrave nous deux nous pourrions tout briser Et taire agrave tout jamais cet amour que nous avons lrsquoun pour lrsquoautre (hellip) Soyons ami(e)s les meilleurs ami(e)s du monde Toujours lagrave pour toihellip Toujours lagrave pour moihellip Des larmes inondent Mon triste visage Mais crsquoest tout ce que je demande Ton Amitieacute Eacuteternellehellip Qursquoest-ce lrsquoamitieacute dans une vie Crsquoest beaucouphellip Crsquoest des Milliers de Nuageshellip Des Millions drsquoEacutetoileshellip LrsquoImmensiteacute Reacuteelle De deux ecirctres srsquoaimant pour lrsquoinfini Comme toi et moi Moi et toi En tant qursquoami(e)s

Livre Ier

82

Permets-moi drsquoecirctre un instant ton apocirctrehellip Celle qui sera lagrave Celle qui trsquoouvrira les bras Pour te consoler quand tout ira mal ici-bashellip Je ne veux qursquoune chose Ton Amitieacute Eacuteternelle Qursquoelle puisse grandir agrave petites doses Pour toujours agrave tout jamais se perdurer dans le tempshellip Sourire agrave chaque renouvellement de printemps Et passer les frontiegraveres en allant jusqursquoau firmamenthellip Je trsquoaime mon ami(e) Je trsquoaime tout simplement

CAHIERS DE POESIE

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Un deacutesert en pleurshellip Cindy Eacutecoute ce hurlementhellip Il vient de mes entrailleshellip Crsquoest un cri de deacutesespoir et de ragehellip Je patauge dans un mareacutecage Depuis des mois et des mois A ne plus savoir quoi fairehellip Ocirc Je ne puis me taire Face agrave cette douleur amegraverehellip Jrsquoai beau lutter je ne trouve point la faillehellip Ma vie est plongeacutee dans un total deacutesarroi Un fosseacute grandit entre toi et moi Oui Entre nous il y a cet abicircmehellip Petite fille tu es agrave mes yeux sublime Une perle beacutenite des dieuxhellip Je trsquoai enfanteacutee dans la joie Je trsquoai donneacute la viehellip Un cadeau merveilleuxhellip Mais tu me manques tellementhellip Ton absence est un malheur Un deacutesert en pleurs Une oasis sans fleurshellip Cindy Jrsquoessaie de tatteindre sans le pouvoirhellip Des grains de sables nous seacuteparent Le vent du Sahara se deacutechaicircne chaque soir Un mot de ta part Un simple regard Mais rien ne se passe depuis ton deacuteparthellip Ocirc Mon Dieu POURQUOI Elle est mienne

Livre Ier

84

Et je veux qursquoelle me revienne Avant qursquoil ne soit trop tardhellip Une megravere qui se meurt Sans son enfanthellip Elle srsquoenfonce dans les profondeurs Nauseacuteabondes du neacuteanthellip Cindy Ton absence est un malheur Un deacutesert en pleurs Un oasis sans fleurshellip

CAHIERS DE POESIE

85

Une entente planeacutetaire

Les yeux larmoyants je fuis sans lrsquoonce drsquoun discours Ce monde qui malheureusement se perdure sans deacutetour Mais tenaces elles srsquoaccrochent les sangsues agrave ma chair

Pour me voir finir en lambeaux dans les entrailles de la terre

Ocirc Mer Deacutelivre-moi de cet enfer qui peu agrave peu mrsquoemporte Vers le neacuteanthellip Crsquoest un monde reacutepugnant qui me deacutegoutte

Un monde ougrave je nrsquoai pas ma place pour atteindre la porte Celle qui srsquoouvre sur ma destineacutee en partant de la troisiegraveme voucircte

Toi le ciel je veux voir ta colegravere entre tes eacuteclairs eacuteparses

Oui Crache ton venin sur ces ecirctres immondes et malfaisants Embrase la terre de tes larmes amegraveres sur toute sa surface

En eacutepargnant je trsquoen supplie les honnecirctes gens et les enfants

Amis volcans deacutechaicircnez-vous comme le feraient toutes les megraveres Unissons nos forces pour aneacuteantir la vermine du troisiegraveme Milleacutenaire

Et toi le tremblement de terre aspire-les au creux de tes viscegraveres Ensemble faisons leur face comme si lrsquoon reacutepondait agrave leur guerre

Pourquoi srsquoeacutecharnent-ils ainsi sans se soucier des conseacutequences A savoir qursquoils srsquoen mordront les doigts ici-bas ou dans lrsquoau-delagrave

Je fuis en courant ces malotrus vers un lieu sucircr avant que ne sonne le glas Comme tout un chacun je veux la seacutereacuteniteacute la paix la gueacuterison et lrsquoespeacuterance

Filez Des pestes vous ecircteshellip Pire que tout vous serez les oublieacutes de la terre Les deacutemons assoiffeacutes de chairs humaines ne feront qursquoune boucheacutee de vous

De vous agrave moi Eacuteloignez-vous vite vite de moi avant que le peuple devienne fou Car je nrsquoaspire qursquoagrave une chose dans la vie une entente planeacutetaire

Livre Ier

86

Crsquoest bientocirct Noeumll

Les rayons de magasins peu agrave peu se remplissent Les vitrines quant agrave elles srsquoembellissent Et derriegraverehellip Il y a des regards drsquoenfants envieux Chaque anneacutee crsquoest la mecircme chose Alors pourquoi pourquoi mon Dieu Pourquoi ne pas se battre pour une bonne cause Ces enfants sont notre avenir Ils ne sont pas ici sur terre pour souffrir Encore moins pour pleurer en ce jour Ils sont lagrave devant une triste nouvelle Car crsquoest bientocirct Noeumll Mais ougrave est donc cet amour Je parle de lrsquoamour maternel amp paternel Celui qui est eacuteternel Dans le cœur drsquoun enfant Je ne sais que faire Pour leur venir tous en aide alorshellip Alors je queacutemande Au peuple de la terre De leur tendre leur main De taire leur chagrin De leur offrir Un sourire En offrande Crsquoest bientocirct Noeumll Et oui Combien auront froid et faim Pendant que drsquoautres se rempliront lrsquoestomac Mon Dieu que la deacutecheacuteance humaine est tombeacutee bien bas Plus les anneacutees passent Plus il y a des douleurs horribles en surface

CAHIERS DE POESIE

87

Et les premiers toucheacutes sont nos petites tecirctes blondes Rejeteacutees abuseacutees violenteacutees par des ecirctres immondes Vous les malotrus passez votre chemin Crsquoest bientocirct Noeumll et soyez certains Que la becirctise se paiera un jour ou lrsquoautre Lrsquoenfant il est de toutes les races et de toutes les cultures Lrsquoenfant que lrsquoon vend lrsquoenfant que lrsquoon tuehellip Cet enfant-lagrave crsquoest le fils ou la fille de lrsquohumaniteacute Et nous en sommes responsables Soyez-en sucircrs Ma lutte continue Car agrave mes yeux il mrsquoest deacutesagreacuteable De voir un enfant blesseacute Qursquoil soit le mien le leur ou le vocirctre Drsquoavancehellip Un joyeux Noeumll

Livre Ier

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De gracircce

De gracircce messieurs ne laissez pas le peuple en attente Mais offrez-leur je vous en supplie un avenir qui chante Personne nrsquoa le droit de deacutetruire un recircve comme la vie Qui aux yeux de tout un chacun agrave des valeurs infinies Si lrsquoon venait srsquoen prendre aux vocirctres afin qursquoils subissent Les mecircmes horreurs pour finir ensuite dans les abysses Je ne pense pas que vous approuviez une seconde Encore moins lrsquoideacutee de voir nos gestes immondes Il est important quelquefois de savoir inverser les rocircles Et de vous montrer que de tuer ce nrsquoest pas drocircle Ocirc Non messieurs vous causez tellement de malheur Que vous naissez avec une pierre agrave la place du cœur De gracircce quand aurez-vous compris que sur la terre Nous devons tendre la main aux terriens nos fregraveres Votre et notre devenir en serait agrave ce jour meilleur Le racisme est horrible et inconcevable agrave mes yeux Vous tenez entre vos doigts une bombe humaine La pire des choses ici-bashellip Messieurs crsquoqui me gegravene Crsquoest la souffrance que je vois au travers de lrsquounivers Et tout cela gracircce agrave vos horribles guerres De gracircce messieurs abaissez vos armes Afin que ne soient plus verseacutees les larmes Soyez pour le peuple des troubadours Apportant un message de paix et drsquoamour

CAHIERS DE POESIE

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Ocirc De gracircce messieurs Cela serait merveilleux Si vous nous offriez Votre amitieacute

Livre Ier

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ESSEhellip

Altesse Duchesse Princesse Deacuteesse Belles ivresses De nos jeunesses Prenez en partage la caresse Que je vous laissehellip Tout en finesse Sans aucune maladresse Je resterais la poeacutetesse Divine maicirctresse De mes mots nommeacutes deacutetresseshellip Crsquoest une promesse Figeacutee dans votre carnet drsquoadresses Au loin la paresse Plus de petitesse Par politesse A vos piedshellip Je mrsquoabaisse Pour vous deacuteposer mille tendresseshellip Drsquoune prosehellip Je resterais la diablesse Inassouvie drsquoun monde poeacutetique devenue enchanteressehellip Donnez-moi en plus car en douce poeacutetesse Je veux mourir drsquoivresse Au beau milieu des mots intituleacutes laquo caresseshellip raquo

CAHIERS DE POESIE

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Sacrificehellip

Les yeux dans les yeux ils dansent comme si Crsquoeacutetait le dernier dernier jour de leur viehellip La valse semble eacuteternellehellip Elle si belle

Qursquoil ne peut deacutetacher son regard sur celle Qui a eacuteteacute son unique bonheur pour lrsquoinfini

Depuis leur rencontre elle lutte contre la maladie

En la faisant tournoyer il pense agrave sa bien aimeacutee Qursquoune larme coule sur son visage amaigri et rideacute

Mais que faire pour lui ocircter ses maux pour toujours Que faire pour ramener agrave moi ce microbe qui la tue

Ocirc mon Dieu Aidez-moi agrave sauver ma belle inconnue Si belle que pour elle je lui donnerais ma vie par amour

A genoux il embrasse la main de celle qui fut sienne

Depuis qursquoils se sont dit laquo OUI raquo le jour de leur mariage Puis il semble srsquoeacutevader un court instant comme sihellip

Comme si son deacutesir allait ecirctre exauceacute en lui donnant sa vie Et pourtanthellip Aux pieds de la belle une rose rouge saignait Comme si elle avait pris sur elle toutes ses douleurs et plaies

A son tour elle srsquoagenouille pour laquo le raquo regarder en caressant

Une par une ses peacutetales denteleacutes engorgeacutes de sang Puis elle se sent reconnaicirctre face agrave laquo cette fleur raquo qursquoelle a tant aimeacutee Car pour elle il a tout deacutelaisseacute pour ecirctre pour toujours agrave ses cocircteacutes

Dans la joie et les pleurs dans le bien ecirctre ou la souffrance Par amour pour sa belle il a fait don de sa vie sur une derniegravere danse

Eux deux si compliceshellip Quel beau sacrifice

A la plus belle des ambassadrices Qursquoil eut aimeacutee avec passion et deacutelice

Seule elle veillera sur cette rose couleur rouge sang

Livre Ier

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Afin qursquoensemble ils puissent partir jusqursquoagrave lrsquooreacutee du temps

CAHIERS DE POESIE

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Ta plume

Elle est lagrave sautillant Dansant Sur le papier blanc En y laissant sa trace En surface Au fil des pages Sans oublier la preacuteface Belle donzelle Que de mains trsquoont tenue Telle une sangsue Tu jouis encore de leurs preacutesences Pour jouer de ta prestance En y laissant quelques empreintes eacuteparseshellip Dans le temps jadis Tu eacutetais lrsquoamie fidegravele des eacutecoliers Qui fiegraverement te trempaient dans leur encrier Pour eacutecrire sur leurs cahiers Et que dire sur nos poegravetes disparus Ne posseacutedant qursquoune bougie comme eacuteclairage Ils vivaient de leur plume En admirant la brume Et les saisons volageshellip Prsquotite plume Trsquoassume Depuis la nuit des temps Des eacutecrits agrave nrsquoen plus finir Des livres messages Recueils contes bibles parchemins A lire

Livre Ier

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Et agrave relirehellip Hop Un plongeon dans lrsquoencre bleuteacutee Pour y deacuteposer Avec ta plume agile Des mots indeacuteleacutebiles

CAHIERS DE POESIE

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Claude HIBLOT

(France)

CAHIERS DE POESIE

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Ougrave es-tu

Ocirc ma fauve eacutegeacuterie Ma vipegravere ougrave es-tu Mors moi venin furie Je trsquoattends ougrave es-tu Malheureux badinage Tu ne mrsquoaimes plus Crsquoest un carambolage Je trsquoattends ougrave es-tu Jrsquoaurais recircveacute sans frein Ton corps tes reins nus Et mes mains sur tes seins Je trsquoattends ougrave es-tu Jrsquoaurais recircveacute en vain Et je trsquoaurais perdue Pour un oui pour un rien Je trsquoattends ougrave es-tu

CAHIERS DE POESIE

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Eacuteclisses

Ce nrsquoest que lrsquoeacutetincelle Et crsquoest deacutejagrave la braise Deacutejagrave lrsquoeacuteclisse sucreacutee Les eacutepices enfieacutevreacutees La reacuteglisse et la fraise Et ses legravevres cannelle Crsquoest encore la lisiegravere Et deacutejagrave la douce glisse Deacutejagrave la volute la caresse La soyeuse tendresse La fontaine aux deacutelices Enchacircsseacutee de lumiegraveres Bat mon cœur bat Chamade ou breloque Bat son plein bonheur Roule tambour pleure Danse chante moque Bat mon cœur aime-la

Livre Ier

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Cafards drsquoautomne

Rampants cadaveacutereux Les brouillards givrants Interdisent au soleil Drsquoeacutecarquiller les yeux Cafards drsquoautomne Pureteacutes taries Au bas du village creux Le ruisseau murmurant En un demi-sommeil Fuit son lit tortueux Cafards drsquoautomne Chœurs engourdis Depuis les toits honteux Srsquoeacutelegravevent peacuteniblement Sans savoir vers quel ciel Des moutons charbonneux Cafards drsquoautomne Ardeurs fleacutetries De son clocher anxieux Lrsquoeacuteglise obstineacutement Donne lrsquoheure artificielle Au pays besogneux

CAHIERS DE POESIE

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Cafards drsquoautomne Meacutelancolie

Livre Ier

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Tango

Il est si beau le tango bleu Celui qui danse avec le feu Il est si fort le tango noir Celui qui danse le deacutesespoir La cumparsita si La paloma ya Plus fou plus langoureux Le tango rouge et noir Plus doux plus amoureux Le tango bleu drsquoun soir La cumparsita si La paloma ya Viens rouler dans mes bras Viens danser dans mes yeux Viens partager mes pas Viens chanter dans mon jeu La cumparsita si La paloma ya Allons danser veux-tu Chantons dansons sans cesse Allons chanter veux-tu Dansons chantons lrsquoivresse

CAHIERS DE POESIE

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La cumparsita si La paloma ya

Livre Ier

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Tes larmes noires

Jrsquoai lu tes larmes noires A tiacute Maria del mar Marie Marie-Mar A tiacute Marie Maria del Mar Maravillosa y feminina Corazoacuten y razoacuten de hermosura Claramente acata la ley divina De la clausura viva de la vida Jrsquoai vu tes inquieacutetudes et tes sourires heureux Jrsquoai lu tes moues joyeuses tes sentiments anxieux Jrsquoai reccedilu les souffrances les espoirs fougueux Ougrave tu puises ta force et ton rire contagieux A tiacute Maria del Mar poetica Caacutercel feliz de la belleza Aureo rostro celeste mirada Misteriosa fontana de alegriacutea Y de sabiduriacutea traviesa Jrsquoai lu les pleurs noirs dans tes yeux drsquoAndalouse Jrsquoai vu le deacutechirement le bourdon et le blues Jrsquoai bu les larmes chaudes dansant le flamenco Enflammant la torpeur de doux recircves indigo A tiacute Marie Maria del Mar Mar de los suentildeos infantiles Flor de las flores azules

CAHIERS DE POESIE

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Luces de la luce ardiente Tu canto es la rima caliente Effaccedilant la teacutenegravebre drue la jalouse la morose Lrsquoeacutetoile mysteacuterieuse illumine tes yeux de jais Et toi gracieuse tu passes raffineacutee virtuose Rose forte et deacutetermineacutee maicirctresse du palais Marie Maria del Mar Gouttelette de mer Deacutelicat eacuteclat de joie Tu vois le tintamarre Que ton sourire ibegravere Fais reacutesonner en moi

Livre Ier

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Alors poegravete ougrave es-tu

Alors poegravete futile nrsquoas-tu rien agrave pleurer Sauf ton petit cœur abandonneacute qui trisse Et qui migre rien rien de plus agrave proteacuteger Si ta plume agrave lisser aux reflets de Narcisse Alors eacutecrivaillon rien drsquoautre agrave meacutenager Que ton petit miroir petit toi preacutetentieux Et tes tristes amours et tes chagrins pisseux Tu dis que ccedila nrsquova pas trsquoas rien agrave ajouter Ah elle est belle ta plume jolie parure de paon Dans sa deacutemonstration de roue verte aux yeux noirs Ta deacutemarche de dindon lui fait rendre raison De mecircme ta poeacutesie et tes chansons agrave boire

Ta plume ne disais-tu pas ta Durandale Tu devais la porter si haut et pourfendre Les feacutelons et quoi hellip quoi cet appendice caudal Plumitif faceacutetieux rigolard et trop tendre A qui veux-tu faire peur et qui va srsquoy meacuteprendre Regarde ce clochard et ce chien bien en face Et dis-leur qui tu es dis-leur srsquoils veulent entendre Le deacutedain le meacutepris lrsquoindiffeacuterence ccedila trsquoagace Et pourtant elle est ougrave elle est ougrave ta hargneuse Envie de justice il est ougrave ton combat ougrave Sur le mur de ta chambre lrsquoaffiche racoleuse Le portrait du Che Et Mao et crsquoest tout

CAHIERS DE POESIE

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La carpe est agrave lrsquoeau

Crsquoeacutetait un soir Ou une nuit Un beau canard Bourreacute drsquoennui Cherchait des vers Solides en our Des rimes en lrsquoair Pour faire lrsquoamour Il en a marre Des gros tecirctards Canard bizarre Soixante balais Murs aux cerises Fada jobard Ouf et dadais Ado en crise Il en a marre Des gros tecirctards Bah ougrave est-elle Sa jolie canne La belle colombe Toute en dentelle Sa poule faisane Douce palombe

Livre Ier

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Il en a marre Des gros tecirctards Ougrave est lrsquoappeau Appel appeau Bah ougrave est-elle Dans sa dentelle Fille ingeacutenue Tombant des nues Il en a marre Des gros tecirctards Appeau Appeau Et alors Plaf Un vole de carpe Qui tombe agrave lrsquoeau Bah eh fais gaffe Ou je trsquoeacutecharpe Gros dindonneau Il en a marre Des gros tecirctards laquo ― Ah non pas dinde Je suis la carpe raquo Elle dit la dingue laquo ― Je suis si belle Jrsquoarrive drsquoInde Avec ma harpe En caravelle raquo Il en a marre Des gros tecirctards

CAHIERS DE POESIE

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laquo ― Tu trsquoappelles raquo laquo ― Marie Theacuteregravese La carpe qui rit Quand on la braise raquo laquo ― Tu sens la fraise Trsquoes tregraves jolie Trsquoes javanaise Trsquoes demoiselle raquo Il en a marre Des gros tecirctards laquo ― On fait lrsquoamour raquo laquo ― Cochon canard raquo laquo ― Trsquoes si jolie Jrsquoai tregraves envie Drsquoun gros panard Baisse lrsquoabat-jour raquo Il en a marre Des gros tecirctards laquo ― Cours toujours Zappe mes appas Tiens vrsquolagrave mon mac Un beau brochet De vingt balais Je lrsquoaime drsquoamour raquo Il en a marre Des gros tecirctards laquo ― Ah le tango Lrsquoa dans la peau Le flamenco

Livre Ier

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Et les toros Crsquoest son boulot A mon jojo raquo Il en a marre Des gros tecirctards Tu nrsquoauras pas Theacuteregravese Petit canard laqueacute Elle nrsquoest pas Antibaise Mais elle srsquoest deacutebineacutee Moraliteacute Y en a pas Des appas Y en a pas Non plus Zut ccedila ne rime plus

CAHIERS DE POESIE

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La chanson de Chloeacute preacute-poeacutesie ado

Chloeacute ma belle Mon roudoudou Regard rebelle Petit bijou Tu lrsquoas eacutecrite Ta belle chanson Une reacuteussite Pleine drsquoeacutemotion Chloeacute ma belle Mon roudoudou Regard rebelle Petit matou Crsquoest une peacutepite Pour la moisson Des marguerites De la passion Chloeacute ma belle Mon roudoudou Regard rebelle Gentil tatou Viens dans la ronde Danse les vers fous Et lance agrave lrsquoonde Ton beau caillou

Livre Ier

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Chloeacute ma belle Mon roudoudou Regard rebelle Petit chouchou Fracasse la chaicircne Des mots jaloux De toi la reine Aux yeux cachou Chloeacute ma belle Mon roudoudou Regard rebelle Petit loulou Ouvre la cage Casse le verrou Peins le plumage Drsquoun beau vers doux Chloeacute ma belle Mon roudoudou Regard rebelle Joli coucou Libegravere la graine Et legraveve lrsquoeacutecrou De la rengaine Au cœur zazou Un gros bijou Comme un caillou Tombe dans les choux Pregraves drsquoun joujou Sur un hibou Qui srsquogratte les poux Au drsquosus des genoux

CAHIERS DE POESIE

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Et moi Jrsquote dis Chloeacute Merci Ma joie Jrsquoeacutecris Chloeacute Merci A toi Si si Chloeacute Merci

Livre Ier

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Sage comme une image Chanson pour Ethel

La belle Ethel est sage Comme une image Mais si mais si Elle dessine sur sa page Un eacuteleacutephant qui nage Un kiwi qui dit oui Une guenon qui dit non Et un serpent python Qui joue du mirliton La belle Ethel est sage Comme une image Eh si pardi Elle dessine sur la plage Avec des coquillages Un petit ouistiti Avec un gros bidon A chrsquoval sur un dragon Qui joue drsquolrsquoaccordeacuteon La belle Ethel est sage Comme une image Bah oui bah oui Dans le ciel de marelle Elle peint agrave lrsquoaquarelle Un canard rikiki Il cacircline un pigeon

CAHIERS DE POESIE

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Qui roucoule sa chanson En jouant de lrsquoorpheacuteon La belle Ethel est sage Comme une image Ah bon ah si Elle gribouille une citrouille Et pregraves drsquoune grenouille La pie en bigoudis Monte agrave califourchon Le grand cameacuteleacuteon Qui souffle dans son clairon Ouistiti Rikiki Fait pipi Au lit Prsquotit coco Corico Fait du cacao Tout chaud

CAHIERS DE POESIE

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Marie-Claude MARTY

(France)

CAHIERS DE POESIE

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Amour

Nuits bleuteacutees Chants drsquoalleacutegresses

Souvenirs tourmenteacutes En un soir drsquoivresse

Entendre au lointain Des rires drsquoenfants

Qui srsquoeacutegregravenent au loin Dans le printemps naissant

Une main qui caresse

Le dos deacutejagrave voucircteacute Du passant en paresse

De vie et drsquoeacuteterniteacute

Un sourire amorceacute Un espoir de promesses

Croire en lrsquohumaniteacute Et toujours avancer

CAHIERS DE POESIE

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Laurent FELS

(Luxembourg)

CAHIERS DE POESIE

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Sans paroles1

Il est des nuits sans passeacute obscur chapitre de lrsquoHistoire terreur cris angoisses Silence Grand bourdonnement des heacutelices eacutetincelles volantes puis tout demeure en sourdinehellip

1 Extrait du recueil Paroles oublieacutees Paris Eacuteditions Le Manuscrit 2005

Livre Ier

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La Bibliothegraveque

Refuge magique Gardien de secrets Tombeau vivant des grands eacutecrivains comme Bossuet Feacutenelon Voltaire Baudelaire Saint-John Perse ou Proust Tous y ont laisseacute leur sagesse et y vivent ensemble mais non sans clivagehellip Lrsquoescalier en colimaccedilon menant au Premier Eacutetage comme lrsquoacircme des Poegravetes srsquoenvole vers des sphegraveres supeacuterieures Ce sont maintenant les Auteurs Antiques qui appellent le visiteur vers le centre de la sagesse Lecteur Sache qursquoen ouvrant une page de quelque livre

CAHIERS DE POESIE

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que ce soit Tu plonges dans un Univers qui ne trsquoappartient pas Les opinions peuvent srsquoopposer entre Philosophes ou Eacutecrivains comme des lettres noires sur une page blanchehellip Respecte-les toutes mecircme si elles peuvent te paraicirctre eacutetranges et appreacutecie le cadeau extraordinaire que les Penseurs et Hommes de Lettres trsquoont leacutegueacute Ce nrsquoest qursquoagrave travers Ta Personne qursquoils continuent de vivre agrave lrsquointeacuterieur et agrave lrsquoexteacuterieur de leur sarcophage en feuilles

Livre Ier

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Lrsquoattente

En regardant par la fenecirctre Tu ne vois que pluies et brouillard Pas un seul cri drsquooiseau ni un rayon de soleil Rien que de la grisaille Tristesse Les arbres ne portent plus une seule feuille Les fleurs sont effeuilleacutees sous lrsquoeffet Drsquoun vent inapprivoisable Un vrai paysage de deacutesespoir Crsquoest la saison que veux-tu faire Bientocirct les rues et forecircts seront couvertes Drsquoun voile blanchacirctre et eacutepais Et tu ne sauras plus distinguer ni lac ni prairie Noeumll approche agrave pas de geacuteant Fecircte des familles et de lrsquoamour Autour drsquoune grande table On est reacuteuni en toute harmonie crsquoest coutume Toutefois beaucoup de personnes sont seules Et abandonneacutees de leurs proches Surtout les gens acircgeacutes laquo dont on nrsquoa plus besoin raquo Comme le formulent les jeunes parfois Que ce poegraveme soit deacutedieacute agrave ces naufrageacutes du Temps Dont le chagrin a blanchi la chevelure Non sans peines ni douleurs Ils sont courbeacutes sous le travail de longues anneacutees

CAHIERS DE POESIE

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Ne les oublions pas et invitons-les agrave notre table Qursquoils soient remercieacutes de ce qursquoils ont fait Pour nous LrsquoEacutetoile bleue luira aussi pour eux

Livre Ier

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Degraves que

Degraves que tu seras partie la vie deviendra Insupportable pour moi Comment pourrai-je vivre sans toi Dans cette ville qui ceint la haine humaine Degraves que tes beaux yeux bleus se deacutetourneront Des miens pour fixer les vastes oceacuteans Qui nous seacutepareront pour un certain temps Je me rendrai compte agrave quel point tu me manqueras Degraves que tes cheveux flavescents seront Caresseacutes par les douces brises marines Et degraves que je ne sentirai plus ton parfum exotique La nuit eacuteternelle deacuteploiera son grand voile noir pour tuer Les derniers rayons de soleil Bien que nous soyons loin lrsquoun de lrsquoautre Notre amour ne sera pas moins fort Nos acircmes fondront et engendreront un nouveau jour Degraves que tu seras de retour pour toujours Sicut flumina per campum labuntur Ita animae nostrae una progredientur

CAHIERS DE POESIE

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Flocons de neige

Lrsquoatmosphegravere est calme Il y a tregraves peu de vent un grand froid srsquoeacutetend sur Les champs et collines Des nuages cumuliformes srsquoapprochent lentement Et commencent agrave saupoudrer leacutegegraverement la surface Terrestre de leur divin blanc On dirait qursquoIreacuteneacutee mecircme srsquoest endormi courbeacute sur ce Paysage exempt de toute violence et haine semble-t-il Comme il serait facile de srsquohabituer agrave une telle scegravene Paradisiaque Toutefois agrave lrsquoinstar de notre vie la neige disparaicirct apregraves un certain temps Ce calme qui nous est si familier Et auquel nous deacutesirons nous accrocher Il nrsquoexiste pas pour tout le monde Avant-hier encore certains nrsquoauraient pas penseacute que Chez eux La vie srsquoeffondre si rapidement Des vagues geacuteantes plus infacircmes que Polyphegraveme Se sont empareacutees du pays mecircme En nrsquoy laissant qursquoun sauvage abattoir

Livre Ier

Cadavres Deacutechiqueteacutes Maisons Deacutetruites Partout Rien Que Des Deacutebris Et le corps drsquoun petit enfant innocent Gicirct sur une civiegravere agrave cocircteacute drsquoune tour Eacutecrouleacutee et ressemblant agrave une pelote de laine Dont Atropos a coupeacute le filhellip En contemplant tranquillement notre paysage hivernal Accordons une penseacutee aux victimes drsquoAsie du Sud Chacun drsquoentre nous aurait pu ecirctre concerneacute Sans ecirctre preacutevenu Comme la neige fond souvent du jour au lendemain

(1)

1 laquo Considegravere les malheurs de tes amis comme les tiens raquo

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CAHIERS DE POESIE

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Deuxiegraveme partie

Eacutetudes lectures et analyses

CAHIERS DE POESIE

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Mary-Jo ANDRICH

(Luxembourg)

CAHIERS DE POESIE

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EacuteDOUARD GLISSANT Soleil de la conscience

Une reacuteflexion critique sur lrsquoexotisme

Lrsquoexotisme deacutesignant selon Le Petit Robert laquo tout ce qui nrsquoappartient pas aux civilisations de lrsquoOccident raquo agrave savoir tout ce qui provient des pays lointains et chauds constitue une notion rejeteacutee par lrsquoeacutecrivain martiniquais Eacutedouard Glissant dans son œuvre intituleacutee Soleil de la conscience Pour deacutefinir son exotisme lrsquoeacutecrivain srsquoinspire des propos de Victor Segalen que lrsquoon trouve dans lrsquoEssai sur le divers ougrave ce dernier a formeacute le projet de reacuteeacutevaluer la notion drsquoexotisme en lui donnant une authenticiteacute une pleacutenitude qui lui ont eacuteteacute confisqueacutees par les litteacuteratures coloniales Deacutesormais on ne relate plus agrave la faccedilon des eacutecrivains colonialistes car Glissant manifeste cette ambition drsquoaboutir agrave une contestation du voyage lui-mecircme les lieux du reacutecit de voyage se trouvant ainsi bouleverseacutes Lrsquoexotisme devient alors une interrogation philosophique en ce qursquoil est la relation drsquoun contact authentique et par conseacutequent parfait avec lrsquoailleurs lrsquoautre La notion de divers est mise en valeur ici le rapport que le voyageur peut entretenir avec lrsquoailleurs le voyage constituant enfin un formidable moyen du voyageur pour acceacuteder agrave la diversiteacute En reprenant le terme drsquoexotisme certes inspireacute par Segalen comment Eacutedouard Glissant arrive-t-il agrave poser une toute autre probleacutematique lrsquoexotisme agrave rebours et agrave lui attribuer un sens plus profond plus pur et par conseacutequent hors du commun

Apregraves avoir releveacute quelques eacuteleacutements dans Soleil de la conscience

qui teacutemoignent de la diffeacuterence entre lrsquoacception quotidienne et la

Livre Ier

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deacutefinition nouvelle du mot laquo exotisme raquo nous allons voir comment Glissant eacutechappe agrave lrsquoexotisme des reacuteveacutelateurs pour enfin constater par quels moyens il arrive agrave deacuteguster le divers agrave la faccedilon segalenienne et par conseacutequent agrave critiquer la vision du simple voyageur laquo voyageant avec ses bas de laine raquo

Drsquoabord il est indispensable de noter que Glissant dans son

œuvre ne deacutecrit pas la quecircte drsquoun pays exotique dans lrsquoacception commune du mot et par conseacutequent comme lrsquoaffirme Segalen laquo il ne peut y ecirctre question de tropiques et de cocotiers ni de colonies ou drsquoacircmes negravegres ni de chameaux ni de vaisseaux ni de grandes houles ni drsquoodeurs ni drsquoeacutepices ni drsquoIcircles enchanteacutees ni drsquoincompreacutehensions ni de soulegravevements indigegravenes ni de neacuteant et de mort ni de larmes de couleurs ni de penseacutees jaunes ni drsquoeacutetrangeteacutes ni drsquoaucune des saugrenuiteacutes que le mot Exotisme enferme dans son acception quotidienne raquo En effet degraves le deacutebut de son essai Eacutedouard Glissant ressent la neacutecessiteacute drsquoopposer sa vision de voyage agrave la simple impression du voyage qursquoil considegravere comme totalement deacutepourvue drsquointeacuterecirct laquo [n]on comme le voyageur qui nrsquoattend de lrsquoapparence des monuments que la quittance de son deacutepart mais comme tel qui apprivoiserait le doute de savoir raquo On constate ici une mise au point volontaire de lrsquoauteur qui deacutenonce lrsquoacception quotidienne du voyage celle du voyageur dit immobile ayant pour unique but le deacuteplacement physique dans un pays inconnu Pourtant lrsquoauteur ne voyage pas dans un pays consideacutereacute comme exotique drsquoapregraves lrsquoacception traditionnelle du mot mais agrave Paris ce qui annonce sa conception drsquoexotisme qui est autre lrsquoexotisme agrave rebours que nous essaierons drsquoeacuteclaircir plus tard dans notre analyse laquo [c]hacun se trouve dans sa chambre et combien cette situation (lrsquoexpression mecircme) laisse agrave penser agrave lrsquoinsulaire et au tropical Le voilagrave lrsquoexotisme agrave rebourshellip raquo Le passage qui contient cette deacutefinition quelque peu surprenante de lrsquoexotisme drsquoEacutedouard Glissant marque lrsquoarriveacutee de ce dernier dans la capitale qui elle nrsquoest pas pour autant deacutefinie ou deacutecrite au sens mateacuteriel ou geacuteographique du terme Comme

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lrsquoauteur en mentionne uniquement le nom Paris constitue un non-lieu indeacutecis et indeacutefinissable Ainsi le lecteur remarque que Glissant qui est certes fils historique de la France gracircce agrave ses origines martiniquaises et qui nrsquoaboutit pas agrave une description dite geacuteographique de la ville de Paris du paysage franccedilais A lui srsquoimpose ici laquo la vision de lrsquoEacutetranger raquo car afin qursquoil y ait exotisme une sorte de va-et-vient entre sa propre speacutecificiteacute et la particulariteacute de lrsquoautre est indispensable cette derniegravere ne se limitant pas agrave lrsquoespace geacuteographique Crsquoest donc laquo le regard du fils et la vision de lrsquoEacutetranger raquo qui deacutetermine la position initiale de lrsquoauteur qui nrsquoa pas encore abouti agrave la connaissance profonde de ce paysage Il est loin des voyageurs presseacutes et verbeux il se trouve dans lrsquoincapaciteacute de produire un reacutecit structureacute et mateacuteriel agrave lrsquoimage des touristes ou plutocirct des voyageurs immobiles qui nrsquoessaient pas de connaicirctre lrsquoessence drsquoune culture qursquoils ignorent Certes Glissant constate des diffeacuterences entre son monde et celui de lrsquoautre mais il nrsquoeacuteprouve pas agrave la faccedilon des touristes cette neacutecessiteacute irreacutemeacutediable de distinction entre les paysages pour pouvoir parler drsquoexotisme ou de voyage En effet il cherche mecircme agrave eacutetablir lrsquoune ou lrsquoautre relation entre laquo ces deux mondes car tout ecirctre vient agrave la conscience du monde par son monde drsquoabord drsquoautant universel (pour parler large) qursquoil est particulier raquo Pour illustrer cette recherche de relation chegravere agrave lrsquoauteur relevons un exemple remarquable et drsquoune subtiliteacute sublime la relation eacutetablie entre la neige et le soleil laquo hellip elle est presque chaude Telle mrsquoest la neige une illumination (je touche enfin lrsquohiver) une ouverture (je suis enfin agrave mecircme ce spectacle) lrsquoeacutelargissement la communication eacutetablie (la neige aussi une durable deacutefinitive que le soleil pesant)hellip raquo Glissant illustre dans ces propos une tentative de fusionner deux pheacutenomegravenes naturels de les concevoir ensemble et non pas de les opposer diameacutetralement Gracircce agrave cette ideacutee de fusion lrsquoauteur arrive agrave critiquer le voyageur en quecircte du nouveau le nouveau srsquoaveacuterant indispensable agrave ce dernier afin qursquoil puisse parler de voyage Aussi lrsquoauteur affirme-t-il laquo je ne peux connaicirctre cet appel exotique du

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nouveau que jrsquoai si souvent observeacute dans lrsquoallure de nos visiteurs en sandalettes raquo En employant le mot visiteurs lrsquoauteur avance le caractegravere eacutepheacutemegravere passager et superficiel du voyage qursquoeacuteprouvent ces voyageurs du commun des mortels voyageant dans lrsquounique but de se deacuteplacer et ne cherchant dans le voyage une distinction souvent que geacuteographique Lrsquoauteur insiste eacutegalement sur la diffeacuterence qui persiste entre lui et les eacutecrivains colonialistes qui agrave la faccedilon des ethnologues retracent minutieusement leurs impressions visuelles ce qursquoils ont vu lors de leurs voyages qui selon eux sont exotiques Drsquoapregraves Glissant ces descriptions ne sont que le reflet drsquoune science exacte matheacutematique et coheacuterente et on ne peut y parler drsquoexotisme En effet il ne peut point accepter cette faccedilon ethnologique de conter ce qui explique pourquoi il deacutepouille lrsquoexotisme de son acception seulement tropicale et geacuteographique pour opeacuterer un veacuteritable deacutetournement de sens pour deacutecrire une toute autre probleacutematique Loin de tout reacutecit de voyage et de toute la litteacuterature coloniale Eacutedouard Glissant nous preacutesente dans Soleil de la conscience une sublimation du voyage une sensation drsquoexotisme qui nrsquoest rien drsquoautre que la notion du diffeacuterent la perception du divers et par conseacutequent le pouvoir de concevoir lrsquoautre

Apregraves avoir insisteacute sur le fait que lrsquoexotisme nrsquoest qursquoen

apparence une formule tautologique Glissant eacutenumegravere les moyens gracircce auxquels il acceacutedera agrave la diversiteacute agrave lrsquoillumination de son exotisme Son modegravele Victor Segalen a deacutejagrave eacuteprouveacute le besoin drsquoopposer sa conception drsquoexotisme agrave lrsquoexotisme des reacuteveacutelateurs laquo [l]rsquoexotisme nrsquoest donc pas cet eacutetat kaleacuteidoscopique du touriste et du meacutediocre spectateur mais la reacuteaction vive et curieuse au choc drsquoune individualiteacute forte contre une objectiviteacute dont elle perccediloit et deacuteguste la distance raquo Crsquoest preacuteciseacutement cette ouverture individuelle sur un ailleurs quelconque qui srsquoavegravere indispensable non seulement agrave Segalen mais aussi agrave Glissant pour connaicirctre lrsquoailleurs pour acceacuteder agrave la diversiteacute et par conseacutequent pour sentir lrsquoautre Cette neacutecessiteacute drsquoouverture de soi

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qui implique entre autres un besoin de deacutetachement de tous les steacutereacuteotypes que lrsquoecirctre humain peut porter en lui Eacutedouard Glissant lrsquoaccentue agrave sa faccedilon en affirmant ce qui suit laquo [f]ermeacute cerneacute brucirclant drsquoimaginer le reste agrave son image il faut qursquoil ouvre qursquoil srsquoouvre qursquoil voit autre chose lrsquoautre raquo Cet appel de voir ou mieux de concevoir lrsquoautre dans son authenticiteacute profonde et non pas agrave travers des clicheacutes deacutetermine justement lrsquoexotisme de lrsquoauteur Crsquoest alors la connaissance veacuteritable lrsquoessence du savoir qui est interpelleacutee tout ecirctre venant agrave la conscience du monde par son monde drsquoabord Lrsquohumain apregraves avoir cerneacute tous les aspects de son entourage aura la capaciteacute drsquoacceacuteder agrave la diversiteacute du monde universel La perception du divers ne se limite donc pas agrave la simple reacuteveacutelation ethnologique de ce qursquoon a vu ou de ce qursquoon a senti en preacutesence des choses et des gens inattendus mais crsquoest plutocirct la vision de ce que ces gens pensent en eux et drsquoeux Ce nrsquoest pas la reacuteaction du milieu sur le voyageur qui est deacuteterminante mais celle du voyageur sur le milieu

La quecircte de la sensation du divers constituant en quelque

sorte lrsquoexotisme essentiel crsquoest-agrave-dire laquo celui de lrsquoobjet pour le sujet raquo est deacutepouilleacutee de toute description segraveche et banale Glissant manifeste cette aspiration agrave un exotisme hors du commun en disant laquo comme une addition de fruits ivres de souvenances dans le muet deacutesir des bananiers raquo Cette sensation drsquoexotisme qui a priori ne veut rien dire Segalen la deacutefinit comme suit laquo [eacute]carter vivement ce qursquoelle contient de banal le cocotier et le chameau Passer agrave la belle saveur Ne pas essayer de la deacutecrire mais lrsquoindiquer agrave ceux qui sont aptes agrave la deacuteguster raquo et qui agrave partir de cette ideacutee peuvent produire du sens Crsquoest donc le deacutesir du sujet agrave concevoir son objet agrave se connaicirctre diffeacuterent du sujet qui est agrave lrsquoorigine du divers Cette attribution de lrsquoauthenticiteacute agrave la connaissance constitue une sorte de phase transitoire agrave la naissance du divers apregraves avoir cerneacute toute cette probleacutematique nouvelle et apregraves lrsquoavoir sentie personnellement Glissant se voit maintenant capable de sentir le divers comme la

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deacutecouverte drsquoun ailleurs laquo [j]e dis que lrsquoeacuteveacutenement ce transport drsquoune rive agrave lrsquoautre par quoi cette force (expression) srsquoeacuteprouve nrsquoest exprimable pareacute pour lrsquooffrande qursquoagrave travers et apregraves le silence qui lui succegravede raquo Ce nrsquoest pas forceacutement voire pas du tout en preacutesence de lrsquoobjet que naicirct le divers mais plus tard quand lrsquoimaginaire lrsquoemporte en quelque sorte sur la simple reproduction de lrsquoeacuteveacutenement sur la constatation ou encore sur la description Crsquoest dans le silence et dans la solitude que jaillit lrsquoexotisme drsquoEacutedouard Glissant et ougrave il pourra enfin deacuteguster le divers Crsquoest ici que nous sommes contraint agrave rappeler la deacutefinition drsquoexotisme deacutejagrave eacutevoqueacutee plus haut laquo [c]hacun se trouve dans sa chambre et combien cette situation (lrsquoexpression mecircme) laisse agrave penser agrave lrsquoinsulaire et au tropicale Le voilagrave lrsquoexotisme agrave rebourshellip raquo

Ayant avanceacute les moyens par lesquels lrsquoauteur aboutit agrave la

connaissance profonde de la diversiteacute de lrsquoautre il se voit maintenant apte agrave acceacuteder agrave lrsquoautre par un art subtil notamment la creacuteation poeacutetique Il savoure enfin le divers gracircce agrave cet exotisme exceptionnel qursquoil nomme lrsquoexotisme agrave rebours Comme nous avons pu le noter preacuteceacutedemment nous voilagrave loin du voyage exotique ordinaire qui sous-entend un deacuteplacement physique dans un pays chaud Eacutedouard Glissant se trouvant enfin au seuil de son voyage le voyage poeacutetique Crsquoest donc gracircce agrave la poeacutesie que son itineacuteraire prend forme car selon lrsquoauteur le voyage nrsquoa de sens que lorsqursquoil permet de creacuteer du nouveau Ainsi le perpeacutetuel va-et-vient entre sa propre speacutecificiteacute et la particulariteacute de lrsquoautre deacutefinit deacutejagrave depuis Segalen laquo le moyen drsquoapprocher la connaissance du monde dans sa diversiteacute ce qui rend le proceacutedeacute de creacuteation poeacutetique possible puisque crsquoest au moment ougrave se trouvent confronteacutes les deux versants irreacuteductibles du divers que jaillit lrsquoimage poeacutetique raquo Crsquoest cette ideacutee de confrontation des deux versants qui engendre ce voyage purifieacute et libeacutereacute de tout espace geacuteographique Aussi pour Glissant laquo la connaissance est[-elle] de matiegravere libeacutereacutee qui se retourne sur soi srsquoexamine et

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srsquoordonne ndash sans se buter pour autant dans un catalogue de formes fixes raquo Cette liberteacute personnelle et neacutecessairement poeacutetique acquise par une deacutemarche purement philosophique montre que lrsquoauteur passe du simple eacuteveacutenement veacuterifiable dans le monde exteacuterieur agrave quelque chose de plus rechercheacute et par conseacutequent de plus authentique En effet laquo toute la force diffuse ne peut rien sans lrsquoExpression qui est seconde Qursquoest-ce la Reacuteveacutelation sans lrsquoappareil et lrsquoornement juste raquo Ces propos montrant que Glissant doit passer de lrsquoeacuteveacutenement agrave lrsquoexpression afin qursquoil puisse parler voyage et srsquoeacutevader dans son exotisme illustrent que son intention consiste dans le fait de chercher au-delagrave de la perception mateacuterielle quelque chose de plus pur tandis que le touriste ou encore lrsquoethnologue clocircturent le simple eacuteveacutenement Ainsi laquo ce que lrsquoon vit est deacuterisoire tant que la penseacutee ne lrsquoa point corrigeacute raquo et srsquoavegravere ecirctre lrsquoexpression cleacute deacuteterminant le voyage plutocirct mental de lrsquoauteur naissant dans le silence et la solitude Aussi le voyageur Glissant affirme-t-il que le laquo voyage nrsquoa de sens qursquoautant que le voyageur sait ce qursquoil quitte et ce qursquoil retrouve raquo supposant toujours un aller et un retour Il est donc en quecircte drsquoattaches profondes et authentiques et non pas superficielles et eacutepheacutemegraveres lui accordant une identification mutuelle aux deux versants irreacuteductibles du divers ougrave la connaissance a rendu possible lrsquoabolition des lieux Nous voilagrave dans un monde ougrave la diffeacuterence de lrsquoici et de lrsquoailleurs se trouve en quelque sorte aneacuteantie Crsquoest donc la fusion poeacutetique la puissance de pouvoir concevoir lrsquoautre et soi-mecircme dans un lieu quelconque notamment dans une chambre qui illustre lrsquoexotisme agrave rebours dans Soleil de la conscience laquo il y a aussi lrsquoattente chambre fraicircche parmi les arbres raquo Lrsquoauteur a donc abouti agrave travers la creacuteation poeacutetique agrave son but laquo ecirctre le mecircme et lrsquoautre le fils ensemble et lrsquoeacutetranger raquo

Nous voilagrave maintenant apte agrave comprendre lrsquoexotisme

drsquoEacutedouard Glissant qui vers la fin de son essai nous fait sentir toute la force diffuse par sa reacuteflexion qui est une sublimation

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particuliegravere du voyage laquo [l]rsquoexotisme est bien mort agrave partir du moment ougrave la geacuteographie cesse drsquoecirctre absolue (crsquoest-agrave-dire ici limiteacutee agrave elle-mecircme) pour commencer agrave ecirctre solidaire de son histoire qui est celle de lrsquohomme La confrontation des paysages confirme celle des cultures des sensibiliteacutes non pas comme exaltation drsquoun Inconnu mais comme maniegravere enfin de se deacutebarrasser de son eacutecorce pour connaicirctre sa projection dans une autre lumiegravere lrsquoombre de ce que lrsquoon sera raquo

Soleil de la conscience constitue donc un essai ougrave Eacutedouard

Glissant a savamment exploiteacute le thegraveme de son exotisme lrsquoexotisme agrave rebours en lrsquoopposant par un style tregraves rechercheacute et souvent indirect agrave lrsquoexotisme des reacuteveacutelateurs De ce dernier il semble vouloir proclamer la mort en le rendant par les propos qursquoil avance vain et futile Toute lrsquoauthenticiteacute reacuteside dans cet exotisme hors du commun dont lrsquoauteur trace la quecircte quelque peu philosophique drsquoun ailleurs drsquoun ici et drsquoun lagrave-bas de la diversiteacute en posant sur le monde le regard du fils ensemble avec lrsquoeacutetranger regard qui fait naicirctre une purification du voyage exotique une estheacutetique du divers

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BAUDELAIRE laquo LrsquoAlbatros raquo

Souvent pour srsquoamuser les hommes drsquoeacutequipage Prennent des albatros vastes oiseaux des mers Qui suivent indolents compagnons de voyage Le navire glissant sur les gouffres amers Agrave peine les ont-ils deacuteposeacutes sur les planches Que ces rois de lrsquoazur maladroits et honteux Laissent piteusement leurs grandes ailes blanches Comme des avirons traicircner agrave cocircteacute drsquoeux Ce voyageur aileacute comme il est gauche et veule Lui naguegravere si beau qursquoil est comique et laid Lrsquoun agace son bec avec un brucircle-gueule Lrsquoautre mime en boitant lrsquoinfirme qui volait Le Poegravete est semblable au prince des nueacutees Qui hante la tempecircte et se rit de lrsquoarcher Exileacute sur le sol au milieu des hueacutees Ses ailes de geacuteant lrsquoempecircchent de marcher1

1 BAUDELAIRE Œuvres complegravetes Paris Gallimard (Bibliothegraveque de la Pleacuteiade) 1975 t1 pp9-10

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COMMENTAIRE

Introduction

laquo LrsquoAlbatros raquo constitue le deuxiegraveme poegraveme de la partie

intituleacutee laquo Spleen et Ideacuteal raquo des Fleurs du Mal Dans cette œuvre poeacutetique Baudelaire fait probablement allusion agrave un eacuteveacutenement qui srsquoest passeacute entre 1841 et 1842 lors drsquoun voyage en bateau selon quelques teacutemoins de lrsquoeacutepoque Baudelaire apercevant des marins en train de torturer quelques albatros se serait jeteacute sur eux et leur aurait donneacute des coups de poing Lrsquoimage de lrsquoalbatros est devenue le symbole de la poeacutesie baudelairienne voire une veacuteritable laquo piegravece heacuteraldique raquo1 Le thegraveme central du poegraveme est lrsquoirreacuteveacuterence des hommes envers les albatros et par extension envers les poegravetes Par ailleurs le texte montre une certaine action les marins maltraitent les oiseaux Cette ideacutee est mise en œuvre agrave travers diffeacuterents proceacutedeacutes que nous allons eacutetudier dans le preacutesent commentaire La premiegravere partie de cette analyse sera consacreacutee agrave lrsquoimage de lrsquoalbatros et agrave celle du poegravete Nous enchaicircnerons avec une eacutetude de la versification et des rimes pour aboutir au jeu des figures de style

1 Robert-Benoicirct CHEacuteRIX Commentaire des laquo Fleurs du Mal raquo Essai drsquoune critique inteacutegrale Genegraveve Slatkine Reprints 1993 p 25

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Lrsquoimage de lrsquoalbatros et lrsquoimage du poegravete

En examinant de plus pregraves le poegraveme baudelairien nous remarquons que les albatros1 apparaissent sous deux formes drsquoun cocircteacute ils sont les laquo rois de lrsquoazur raquo (v 6) ou les laquo vastes oiseaux des mers raquo (v 2) qui sont laquo si beau[x] raquo (v 10) Ils peuvent srsquoeacutelever dans les airs gracircce agrave laquo leurs grandes ailes blanches raquo (v 7) Lrsquoimage des ailes pourrait ecirctre rapprocheacutee du deacutesir du poegravete de srsquoenfuir vers un ailleurs vers lrsquoinconnu Lrsquoalbatros est devenu le symbole voire lrsquoemblegraveme par excellence de la poeacutesie de Baudelaire Par ailleurs ces oiseaux palmipegravedes sont laquo deacuteposeacutes sur les planches raquo (v5) laquo maladroits et honteux raquo (v 6) Leurs ailes traicircnent laquo piteusement raquo (v 7) derriegravere eux laquo comme des avirons raquo (v 8) A cela srsquoajoute que lrsquoalbatros est laquo gauche et veule raquo (v9) ainsi que laquo comique et laid raquo (v 10) Le poegravete le qualifie mecircme drsquolaquo infirme raquo (v 12) qui est un terme assez fort

Cette conception de lrsquoalbatros contraste nettement avec celle

que nous avons exposeacutee plus haut On a ici plutocirct affaire agrave un exileacute ou agrave un marginal rejeteacute par la socieacuteteacute Crsquoest dans cette optique que lrsquoimage de lrsquoanimal rejoint celle du poegravete au dernier quatrain laquo Le Poegravete est semblable au prince des nueacutees raquo (v 13) Selon Robert-Benoicirct Cheacuterix laquo [l]e sens de cette alleacutegorie dramatique est des plus clairs le poegravete libre et fort dans ses conquecirctes de lrsquoideacuteal ne srsquoadapte pas aux conditions terrestres et agrave la meacutechanceteacute des hommes raquo2 Cette derniegravere strophe est proche du laquo Pin des Landes raquo de Theacuteophile Gautier ougrave nous trouvons un arbre blesseacute qui renvoie agrave lrsquoimage du poegravete Lrsquoideacutee de la blessure nrsquoapparaicirct donc pas seulement chez Baudelaire mais eacutegalement chez drsquoautres eacutecrivains du XIXe siegravecle Il se deacutegage une veacuteritable obsession de la torture qui reflegravete la condition poeacutetique

1 laquo Le plus grand oiseau de mer palmipegravede au plumage blanc et gris au bec crochu vivant souvent en vastes colonies raquo (Paul ROBERT Le Petit Robert Paris Editions Le Robert 1987 p 25) Ajoutons que ces oiseaux savent survoler la mer drsquoun continent agrave lrsquoautre 2 Robert-Benoicirct CHEacuteRIX Commentaire des laquo Fleurs du Mal raquo Essai drsquoune critique inteacutegrale Genegraveve Slatkine Reprints 1993 p 25

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Versification et rimes

laquo LrsquoAlbatros raquo est composeacute de quatre quatrains dont chaque vers constitue un alexandrin Prenons un vers de chaque strophe pour justifier cette affirmation vers 1 laquo Souvent pour srsquoamuser les hommes drsquoeacutequipag(e) raquo

(2424) vers 5 laquo A peine les ont-ils deacuteposeacutes sur les planches raquo

(2433) vers 9 laquo Ce voyageur aileacute comm(e) il est gauch(e) et veul(e)

(4242) vers 13 laquo Le Poegravet(e) est semblabl(e) au prince des nueacutees raquo

(3324)

De faccedilon geacuteneacuterale lrsquoalexandrin est un vers reacutegulier et sert agrave

deacutecrire soit la grandeur ou la majesteacute drsquoun personnage soit la dureacutee drsquoune action Dans le poegraveme que voici les deux interpreacutetations se rejoignent drsquoune part crsquoest la beauteacute de lrsquoalbatros (laquo vastes oiseaux des mers raquo (v 2)) qui est deacutecrite drsquoautre part crsquoest la dureacutee des tortures que les hommes drsquoeacutequipage lui infligent (laquo Souvent pour srsquoamuser les hommes drsquoeacutequipage Prennent des albatros raquo (v 1-2)) Un deacutetail reste agrave preacuteciser la place variable de la coupe Pour que le rythme de

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lrsquoalexandrin soit tregraves reacutegulier il faudrait une coupe apregraves la troisiegraveme syllabe la ceacutesure apregraves la sixiegraveme et une seconde coupe apregraves la neuviegraveme syllabe (3333) Or tel nrsquoest pas toujours le cas dans laquo LrsquoAlbatros raquo Dans les vers que nous venons de citer on trouve 2422 2433 4242 3324 Pour expliquer la place de la coupe il faut examiner de plus pregraves les mots qui la preacutecegravedent ou par lesquels elle passe Dans notre premier exemple lrsquoadverbe laquo souvent raquo est mis en eacutevidence eacutetant donneacute qursquoil preacutecegravede immeacutediatement la coupe Crsquoest par ce biais que le poegravete veut preacuteciser qursquoil ne srsquoagit pas drsquoun eacuteveacutenement unique mais qursquoil se reacutepegravete agrave plusieurs reprises Dans le deuxiegraveme heacutemistiche la coupe passe agrave travers le substantif laquo homme raquo Nrsquoest-ce pas une faccedilon drsquoillustrer que les ecirctres humains sont agrave lrsquoorigine de la souffrance des albatros

Au vers 5 la coupe se situe au milieu de laquo peine raquo et dans le deuxiegraveme heacutemistiche crsquoest le participe passeacute laquo deacuteposeacutes raquo qui est mis en relief sous lrsquoeffet de la coupe Dans le premier cas il faut prendre en consideacuteration la locution adverbiale entiegravere laquo agrave peine raquo Que signifie donc la mise en eacutevidence de laquo agrave peine raquo et de laquo deacuteposeacutes raquo La reacuteponse est relativement simple aussitocirct que les albatros ont laquo deacuteposeacute raquo leurs grandes ailes sur les laquo planches raquo du navire ils perdent leur beauteacute et deviennent gauches

Lrsquoon retrouve cette ideacutee au vers 9 cette fois-ci ce sont les termes laquo voyageur raquo et laquo gauche raquo qui sont marqueacutes par la coupe Degraves que le voyageur aileacute se trouve sur un sol ferme il devient laquo gauche et veule raquo et ne peut plus ecirctre consideacutereacute comme laquo roi de lrsquoazur raquo

Finalement au vers 13 la coupe passe agrave travers les substantifs laquo Poegravete raquo et laquo prince raquo Le but en est de rapprocher les deux termes car Baudelaire veut preacuteciseacutement montrer que le poegravete est

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laquo semblable au prince des nueacutees raquo Lrsquoeacutecrivain est agrave son tour incapable de supporter la laquo meacutechanceteacute des hommes raquo1

Nous voyons que lrsquoauteur des Fleurs du Mal exploite lucidement les effets rythmiques pour souligner lrsquoopposition entre les hommes et les albatros

De leur cocircteacute les rimes jouent eacutegalement un rocircle preacutepondeacuterant dans le poegraveme que nous analysons dans le preacutesent commentaire Il srsquoagit de rimes croiseacutees dont le scheacutema est ABAB BCBC DEDE FGFG Il importe drsquoeacutetudier les termes rapprocheacutes sous lrsquoeffet des rimes Pour faire cela nous nous baserons sur le premier et le troisiegraveme quatrains Dans la premiegravere strophe ce sont drsquoabord les substantifs laquo eacutequipage raquo et laquo voyage raquo qui riment Il srsquoagit de rimes suffisantes2 ainsi que de rimes pour lrsquoœil3 Le lecteur peut se demander pourquoi ces deux termes sont ainsi rapprocheacutes Du moment que lrsquoon entreprend un laquo voyage raquo en bateau il faut toujours un laquo eacutequipage raquo pour le diriger Le mecircme pheacutenomegravene phonique peut ecirctre observeacute chez les deux autres rimes du premier quatrain laquo mers raquo et laquo amers raquo Il srsquoagit cette fois-ci drsquoune rime riche4 qui est eacutegalement pour lrsquoœil Les deux mots ainsi relieacutes sont similaires lrsquoeau saleacutee de la mer a un goucirct amer

Au troisiegraveme quatrain nous pouvons drsquoabord rapprocher

lrsquoadjectif laquo veule raquo et le substantif laquo brucircle-gueule raquo Il srsquoagit lagrave encore drsquoune rime suffisante pour lrsquoœil En examinant les deux termes nous remarquons qursquoils sont assez proches lrsquoun de lrsquoautre une fois que lrsquooiseau se trouve au sol il apparaicirct laquo gauche et

1 op cit p 25 2 Une rime est dite suffisante laquo lorsqursquoelle possegravede deux sonoriteacutes [prononceacutees] soit vocaliques soit consonantiques homophones raquo (Franccediloise NAYROLLES Pour eacutetudier un poegraveme Paris Hatier (coll laquo Profil raquo) 1996 p 29) 3 laquo La lsquorime pour lrsquoœilrsquo est fondeacutee non seulement sur lrsquohomophonie mais eacutegalement sur lrsquohomographie crsquoest-agrave-dire lrsquoeacutecriture identique des sons raquo (op cit p 28) 4 Une rime riche laquo possegravede trois sonoriteacutes ou plus soit vocaliques soit consonantiques homophones raquo (op cit p 29)

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veule raquo de par ses grandes ailes qursquoil traicircne agrave cocircteacute de lui Crsquoest agrave cause de son aspect physique que les marins le torturent entre autres avec un laquo brucircle-gueule raquo On le maltraite tout simplement parce qursquoil est diffeacuterent Crsquoest peut-ecirctre une raison pour laquelle le poegravete cherche agrave fuir les hommes en srsquoeacutelevant sur drsquoautres sphegraveres En ce qui concerne les deux autres vers ce sont lrsquoadjectif laquo laid raquo et le verbe laquo volait raquo qui forment une rime pauvre1 pour lrsquoœil Voilagrave deux termes qui marquent une opposition sur les planches du navire lrsquoalbatros est laquo comique et laid raquo Or au moment ougrave il laquo volait raquo il eacutetait un laquo vaste oiseau des mers raquo ou encore un des laquo rois de lrsquoazur raquo Dans cet exemple la rime permet drsquoopposer les deux conceptions de lrsquoalbatros il est beau lorsqursquoil vole mais il est laquo gauche et veule raquo sur le sol ferme Baudelaire a donc savamment exploiteacute lrsquoeffet des rimes Les figures de style

A cocircteacute des images marquantes et des effets de la versification et des rimes il est possible de relever quelques proceacutedeacutes stylistiques qui renvoient au thegraveme central du poegraveme

Le proceacutedeacute dominant dans laquo LrsquoAlbatros raquo est la meacutetaphore La

premiegravere occurrence se trouve au vers 4 laquo Le navire glissant sur les gouffres amers raquo Ces laquo gouffres amers raquo ne rappellent-ils pas les profondeurs de la mer2 Rappelons que le substantif laquo gouffre raquo revient agrave maintes reprises dans lrsquoœuvre de Baudelaire Une autre meacutetaphore est celle des laquo grandes ailes blanches raquo au vers 7 Nous avons preacuteciseacute que lrsquoalbatros est le symbole de lrsquoœuvre baudelairienne Par extension les ailes blanches pourraient symboliser la pureteacute de la poeacutesie Selon de Dictionnaire

1 Une rime pauvre laquo possegravede une sonoriteacute soit vocalique soit consonantique homophone raquo (op cit p 29) 2 On pourrait mecircme voir dans lrsquoadjectif laquo amer raquo un groupe preacutepositionnel laquo agrave [la] mer raquo comme ce sera le cas pour une des œuvres de Saint-John Perse au XXe siegravecle Il y aurait alors un renvoi direct agrave lrsquooceacutean

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des symboles laquo [l]e blanc ndash candidus ndash est la couleur du candidat crsquoest-agrave-dire de celui qui va changer de condition [hellip] raquo1 Or lrsquoalbatros change-t-il vraiment de condition Il paraicirct que oui surtout si lrsquoon songe agrave la meacutetamorphose que subit cet animal en descendant du statut de laquo roi de lrsquoazur raquo agrave celui de lrsquolaquo infirme raquo qui boite Le changement se fait donc en deacutecrescendo Cette meacutetaphore permet parfaitement drsquoillustrer le deacuteclin de la condition de lrsquooiseau

Outre la meacutetaphore nous rencontrons la personnification

dans laquo LrsquoAlbatros raquo laquo indolents compagnons raquo (v 3) laquo rois de lrsquoazur raquo (v 6) laquo voyageur aileacute raquo (v 9) laquo prince des nueacutees raquo (v 13) En geacuteneacuteral ces expressions sont plutocirct mises en relation avec des ecirctres humains et non pas avec des animaux Si elles se rapportent dans ce poegraveme aux oiseaux palmipegravedes cela a un but preacutecis agrave lrsquoaide de ce proceacutedeacute Baudelaire peut plus facilement faire le rapprochement entre les albatros et le poegravete car laquo Le Poegravete est semblable au prince des nueacutees raquo (v 13)

Citons en dernier lieu deux occurrences de la comparaison

laquo Comme des avirons traicircner agrave cocircteacute drsquoeux raquo (v 8) laquo Le Poegravete est semblable au prince des nueacutees raquo (v13) Dans le premier exemple les laquo grandes ailes blanches raquo des albatros sont compareacutees aux avirons drsquoun navire Symboliquement les ailes repreacutesentent des avirons qui permettent aux oiseaux de se deacuteplacer en lrsquoair de mecircme que les marins doivent ramer pour que le bateau puisse se mettre en mouvement (agrave moins qursquoil ne srsquoagisse drsquoun voilier) Le deuxiegraveme exemple compare le poegravete agrave lrsquoalbatros ils connaissent tous les deux des difficulteacutes agrave vivre parmi la meacutechanceteacute des ecirctres humains qui ne savent pas appreacutecier leur vraie valeur Chacun drsquoeux possegravede de laquo grandes ailes raquo ou des laquo ailes de geacuteant raquo qui les empecircchent de se mouvoir librement dans un milieu drsquoignorance et de malheur En revanche dans les sphegraveres supeacuterieures ils sont

1 Jean CHEVALIER Alain GHEERBRANT Dictionnaire des symboles Paris Robert LaffontJupiter 1982 p 125

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les princes de lrsquoart qui laquo hante[nt] la tempecircte et se ri[ent] de lrsquoarcher raquo (v 14) Ils rappellent en quelque sorte deux fregraveres qui se ressemblent comme crsquoest le cas au deacutebut du poegraveme laquo LrsquoHomme et la mer raquo du mecircme auteur Conclusion

Apregraves avoir analyseacute ce poegraveme des Fleurs du Mal nous constatons que Baudelaire a exploiteacute les images la versification et les rimes ainsi que les figures de rheacutetorique pour souligner le thegraveme central de sa poeacutesie Il en reacutesulte non seulement que le poegravete est identifieacute agrave lrsquoalbatros mais lrsquooiseau est devenu le symbole mecircme de la poeacutesie baudelairienne Il est possible de deacutegager une certaine progression dans le texte la situation de deacutepart est diffeacuterente de celle que lrsquoon trouve agrave la fin Nous pouvons dire que lrsquoauteur est omnipreacutesent dans lrsquoœuvre mais il demeure invisible il ne se manifeste que dans le dernier quatrain et mecircme indirectement lorsqursquoil avance le substantif laquo Poegravete raquo Ajoutons que la troisiegraveme strophe ne figure pas dans la premiegravere version de laquo LrsquoAlbatros raquo elle a eacuteteacute inseacutereacutee par le poegravete sur le conseil de son ami Asselineau pour mieux marquer laquo la gaucherie ou du moins [hellip] la gecircne de lrsquoalbatros pour faire tableau de son embarras raquo1 Interrogeons-nous pour terminer sur lrsquointention de Baudelaire en eacutecrivant cette œuvre poeacutetique Ce qursquoil a sans doute voulu montrer crsquoest que la poeacutesie est parfois deacutedaigneacutee par les hommes qui ne lrsquoentendent pas Il en est de mecircme pour les animaux crsquoest leur diffeacuterence agrave lrsquoeacutegard des hommes qui incite ces derniers agrave les consideacuterer comme des ecirctres infeacuterieurs Le poegravete veut preacuteciseacutement critiquer cette attitude condamnable et lancer un appel pour que lrsquoon porte remegravede agrave cette situation de meacutepris En somme gracircce agrave une habileteacute poeacutetique qui a atteint son apogeacutee laquo LrsquoAlbatros raquo est

1 BAUDELAIRE Œuvres complegravetes Paris Gallimard (Bibliothegraveque de la Pleacuteiade) 1975 t1 p 836

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un chef-drsquoœuvre litteacuteraire qui sert de seuil agrave la poeacutesie de Baudelaire

Mary-Jo ANDRICH Laurent FELS

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Nadine BAULESCH

(Luxembourg)

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SUZON HEacuteDO (1942-1990)

laquo Tableau raquo1

Tecircte drsquoeacutebegravene Tecircte de reine

Longs yeux drsquoamande

Chant de deux glandes

Front drsquoambre large Miroir drsquoamour

Bouche lippue Baiser tout nu

1 Poegravemes de 12 agrave 18 ans Luxembourg 1962

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LECTURE DU POEgraveME

Ce court poegraveme eacutecrit dans les anneacutees soixante du vingtiegraveme siegravecle est un exemple type de la poeacutesie moderne il propose au lecteur une structure assez libre toute diffeacuterente de celle qursquoil peut trouver dans la litteacuterature classique ougrave la forme eacutetait strictement reacutegleacutee A cela srsquoajoute le fait que lrsquoauteur utilise une meacutethode drsquoeacutecriture qui rend difficile la distinction du thegraveme apregraves une premiegravere lecture Remarquons donc qursquoune telle œuvre demande un travail plus seacuterieux voire analytique pour deacutegager clairement son intention

En effet la seule chose que lrsquoon peut dire apregraves une premiegravere

reacuteflexion sur la composante principale crsquoest qursquoil srsquoagit ici de la description plus ou moins symbolique drsquoun tableau drsquoart Comme nous lrsquoavons vu lrsquoauteur ne nous donne pas une description preacutecise mais il travaille plutocirct avec des impressions

Ainsi il est presque exigeacute qursquoil nous propose au moins un

mot-cleacute pour nous aider agrave voir de quoi il srsquoagit dans le texte Cette laquo aide raquo nous est accordeacutee par le titre mecircme du poegraveme Effectivement le lecteur peut maintenant se concentrer sur ses questions sur le thegraveme de la description impressionnante drsquoun portrait

En regardant de plus pregraves lrsquoensemble des images utiliseacutees qui

se compose avant tout de meacutetaphores nous pouvons certifier lrsquoideacutee du portrait plein drsquoharmonie ce que lrsquoauteur souligne en donnant une structure et un rythme bien reacuteguliers agrave son texte

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Deacutejagrave dans le premier vers nous nous voyons confronteacutes agrave une image forte La tecircte est drsquoeacutebegravene ce qui renvoie agrave ce bois ceacutelegravebre pour sa couleur tregraves fonceacutee ou mecircme noire et en plus bien connu pour sa dureteacute On pourrait mecircme le qualifier de laquo roi des bois raquo ce qui le rapproche bien eacutevidemment drsquoun point de vue seacutemantique du terme du deuxiegraveme vers ougrave lrsquoauteur parle de laquo tecircte de reine raquo Ensuite dans les deux strophes suivantes sont eacutevoqueacutees les laquo yeux drsquoamande raquo et le laquo front drsquoambre raquo de la personne portraiteacutee ajouteacutes agrave la caracteacuteristique physique des cheveux noirs1 ce qui nous fait penser agrave un personnage appartenant agrave un peuple asiatique Les yeux eacutetant deux glandes ils sont le reacuteservoir des larmes image qui srsquooppose drsquoailleurs ici agrave lrsquoideacutee du laquo chant raquo de ces deux glandes

La suite et notamment la troisiegraveme strophe du poegraveme fait

allusion agrave lrsquoamour On a vraiment ici lrsquoimpression que le front et avec celui-ci le reste du visage est un laquo miroir drsquoamour raquo comme le dit le poegravete Crsquoest ici la premiegravere fois que se preacutesente une ideacutee claire dans de texte Cette ideacutee de lrsquoamour nous renvoie certainement aux impressions et aux sentiments que la personne contemplant le tableau ressent en soi

Effectivement le poegravete ne deacutecrit pas le tableau de maniegravere

tregraves concise mais il produit un effet fascinant qui nous prend aussi fortement que la personne qui se trouve reacuteellement devant le portrait

La fin du poegraveme constitue le zeacutenith de la progression des

effets dans ce texte Cette derniegravere strophe nous propose des images touchant deacutejagrave presque agrave un domaine eacuterotique Lrsquoauteur nous illustre cette facette en eacutevoquant la laquo bouche lippue raquo pour finir avec le laquo baiser tout nu raquo Mais ce nrsquoest pas du tout lrsquoeacuterotisme qui est important ici

1 Meacutetaphoriseacutes par lrsquoimage laquo tecircte raquo drsquoeacutebegravene

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Toutes les sensations visuelles1 les couleurs bien signifiantes2 les formes rondes3 creacuteent un effet vraiment fascinant et le lecteur est fortement impressionneacute surtout parce que lrsquoauteur qui eacutevite de se manifester ne lui montre pas tout Il reste une grande curiositeacute dont on peut penser que crsquoest lagrave lrsquointention majeure du poegravete

Cet effet de fasciner le lecteur est bien sucircr encore renforceacute

par le style mecircme du poegraveme Le rythme et la musicaliteacute reacuteguliers creacuteent une atmosphegravere tellement harmonieuse et magique presque ensorcelante qursquoil devient tout agrave fait impossible de ne pas ecirctre toucheacute par cette ambiance merveilleuse

La progression du thegraveme est donc inteacuteressante surtout parce

qursquoelle preacutesente un veacuteritable crescendo depuis le deacutebut du poegraveme jusqursquoagrave sa fin

La beauteacute de lrsquoœuvre drsquoart repreacutesenteacutee ici par le portrait

artistique drsquoune personne apparemment parfaite drsquoun cocircteacute et par le poegraveme preacutesentant une ambiance comparable agrave celle du tableau parfaitement composeacute de lrsquoautre cocircteacute constitue en quelque sorte un ideacuteal pour le poegravete-artiste qui deacutesire creacuteer les mecircmes effets qui ont agi sur lui chez le lecteur Avec son œuvre moderne aux vers quadrisyllabes qui construisent des strophes isomeacutetriques horizontales4 dans lesquelles on peut trouver beaucoup de proceacutedeacutes stylistiques autres que la meacutetaphore seule comme par exemple des anaphores5 ainsi que des assonances6 la poeacutetesse a bien reacuteussi agrave creacuteer une atmosphegravere vraiment impressionnante En effet le fait de donner seulement des fragments de ce tableau qursquoelle tente de montrer ainsi que lrsquoutilisation drsquoimages qui

1 Preacutesents dans toutes les strophes 2 Lrsquoambre (clair) qui srsquooppose au noir drsquoeacutebegravene (sombre) 3 Tecircte yeux en forme drsquoamande compareacutes agrave des glandes la bouche etc 4 Particulariteacute de strophes dont le nombre de vers est infeacuterieur au nombre de syllabes par vers 5 Notamment dans la premiegravere et la derniegravere strophe 6 Richesse des sons laquo egrave raquo laquo an raquo laquo ou raquo et laquo u raquo

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deviennent presque des symboles illustrent bien cette intention du poegravete de fasciner le lecteur

Mais on pourrait tout de mecircme dire qursquoagrave la fin le lecteur de

ce poegraveme ne sait toujours pas vraiment quel est le message reacuteel du texte Et voila ce qui est inteacuteressant Un poegravete ne doit pas toujours proposer un message explicite il reste avant tout un artiste auquel on doit parfois accorder le droit de se contenter de toucher simplement son lecteur gracircce agrave des sensations ou des symboles Cela appartient aussi au vaste domaine de lrsquoart et crsquoest lagrave avant tout un exemple de perfectionnisme artistique sans ce laquo devoir raquo drsquoapporter un aspect moralisant ou avertissant Ne pourrait-on pas dire de ce poegraveme qursquoil montre des caracteacuteristiques du symbolisme courant poeacutetique qui cherchait lrsquoart raffineacute et estheacutetique tout en creacuteant laquo seulement raquo des impressions Tout ce que nous avons vu maintenant dans ce poegraveme nous fait effectivement affirmer cette ideacutee

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Christophe DURAND ndash LE MENN

(France)

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CLAUDE DE MALLEVILLE (1592 - 1647)

laquo Imitation du Cavalier Marin raquo

Que Parteacutenice est belle encor qursquoelle soit noire Crsquoest le plus digne objet ougrave srsquoadressent nos vœux A lrsquoeacutebegravene eacuteclatant qui luit en ses cheveux Lrsquoor et lrsquoambre ont ceacutedeacute lrsquohonneur de la victoire Quelle si blanche main ou drsquoalbacirctre ou drsquoivoire De ses liens si noirs peut deacutefaire les nœuds Quelle clarteacute de teint brille de tant de feux Que les ombres du sien nrsquoen offusquent la gloire Qui jamais vit en terre une diviniteacute Paraicirctre sous un voile avec tant de beauteacute Qui vit jamais sortir tant drsquoeacuteclairs drsquoun nuage Soleil retirez-vous un autre est en ces lieux Un autre qui pourvu drsquoun plus riche partage Porte la nuit au front et le jour dans les yeux

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Donner une deacutefinition du baroque serait reacuteduire consideacuterablement le concept mecircme de baroque neacuteanmoins nous pouvons en tracer les lignes majeures les thegravemes communs de lrsquoinspiration baroque sont le mouvement lrsquoinconstance lrsquoeacutepheacutemegravere lrsquoextravagant lrsquoillusion la prolifeacuteration drsquoimages dans la poeacutesie baroque catalyse cette mouvance obseacutedante et cyclique Le poegraveme que nous nous proposons drsquoeacutetudier est un sonnet intituleacute laquo Imitation du Cavalier Marin raquo eacutecrit par Malleville Ce poegraveme deacutegage le goucirct du paradoxe cher aux baroques en ceacuteleacutebrant la beauteacute noire de Parteacutenice

La composition du sonnet est claire le premier quatrain

annonce lrsquoobjet de ce poegraveme Parteacutenice le deuxiegraveme quatrain vient srsquoopposer au preacuteceacutedent en exposant lrsquoimpossibiliteacute pour la blancheur de se fondre dans le noir le premier tercet exalte lrsquoabsolue uniciteacute de cette beauteacute le deuxiegraveme tercet enfin affirme et confirme la supeacuterioriteacute de cette beauteacute noire sur toute autre chose

Nous savons que les femmes noires de mecircme que les veuves

ont exerceacute une fascination sensuelle sur les poegravetes baroques qui ont chanteacute vanteacute les charmes de ces beauteacutes inaccessibles Cet envoucirctement quasi mystique se ressent dans le premier quatrain degraves lrsquoincipit le poegravete annonce son admiration beacuteate face agrave lrsquoeacutetrange beauteacute qui srsquooffre agrave ses yeux laquo Que Parteacutenice est belle raquo la simpliciteacute de lrsquoadjectif nous emporte au-delagrave du commun le charme est absolu presque ideacuteal Parteacutenice est lrsquoimage de la Beauteacute image inverseacutee car elle est linteacuterieur du miroir le contre-pied du phantasme commun (tout au moins au

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XVIIe siegravecle) laquo encor qursquoelle soit noire raquo La noirceur de cette femme nrsquoest en aucun cas un obstacle agrave sa beauteacute mais opegravere au contraire de maniegravere homotheacutetique le noir redouble la fascination du poegravete le noir est ici vertueux laquo Crsquoest le plus digne objet ougrave srsquoadressent nos vœux raquo Le terme laquo objet raquo galant montre la fixation du poegravete agrave lrsquoeacutegard de cette femme Parteacutenice est le centre drsquoun jeu eacuterotique crsquoest un appas de qualiteacute supeacuterieure vers lequel tend le poegravete Le paradoxe se poursuit dans le vers suivant ougrave lrsquoeacutebegravene est qualifieacute drsquolaquo eacuteclatant raquo la beauteacute noire scintille de ses feux obscurs et lrsquoeacuteclat semble reluire sur cette peau hacircleacutee sur cette chevelure agrave la sensualiteacute provocante Nous pouvons deacutejagrave remarquer lrsquoemploi de codes analogiques celui du bois (laquo eacutebegravene raquo) et celui des meacutetaux dans le vers 4 laquo Lrsquoor et lrsquoambre raquo Le vers 4 annonce la deacutefaite de lrsquoeacuteclat lactescent et la victoire de la noirceur Les beauteacutes doreacutees ceacuteleacutebreacutees par lrsquoimagerie commune srsquoeffacent se courbent devant cette sombre princesse laquo Lrsquoor et lrsquoambre ont ceacutedeacute lrsquohonneur de la victoire raquo Parteacutenice est ainsi preacutesenteacutee comme digne de tous les honneurs

Le deuxiegraveme quatrain vient opposer agrave cette noirceur

innocente la blancheur drsquoune main avide Deux questions transpercent lrsquoesprit du poegravete La premiegravere question deacutenonce lrsquoimpossibiliteacute drsquoatteindre cette beauteacute noire Parteacutenice semble hors de porteacutee inaccessible agrave tout homme blanc agrave tout visage pacircle crsquoest lrsquoimpossibiliteacute drsquounir les deux extrecircmes dans lrsquoarc-en-ciel chromatique il srsquoagit bien ici drsquoextrecircmes le poegravete insiste sur lrsquoopposition laquo Quelle si blanche main [hellip] De ses liens si noirs raquo Le poegravete exhausse les deux couleurs en deux absolus incompatibles laquo peut deacutefaire les nœuds raquo Le vers 5 utilise le code des matiegraveres preacutecieuses laquo ou drsquoalbacirctre ou drsquoivoire raquo les deux protagonistes appartiennent ainsi agrave des sphegraveres privileacutegieacutees mais tregraves eacuteloigneacutees lrsquoune de lrsquoautre le blanc et le noir font partie de deux mondes diffeacuterents La deuxiegraveme question pose eacutegalement le problegraveme de lrsquoopposition mais souligne la supeacuterioriteacute de la beauteacute noire mise en face drsquoune beauteacute claire lrsquolaquoombre raquo du teint de

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Parteacutenice est plus eacuteclatante que tous les laquo feux raquo drsquoune peau claire Nous pouvons noter aussi que dans ces deux quatrains se deacutegage une sensualiteacute envoucirctante gracircce agrave lrsquoutilisation de termes renvoyant au corps humain laquo cheveux raquo (vers 3) laquo main raquo (vers 5) laquo teint raquo (vers 7) Ainsi tout un deacuteploiement drsquoimages est mis en place pour ceacuteleacutebrer la beauteacute unique et mystique de Parteacutenice en effet certains termes sont emprunteacutes au vocabulaire religieux laquo dignes raquo laquo vœux raquo (vers 2) et laquo gloire raquo (vers 8)

La progression vers le divin et lrsquounique continue dans les deux

tercets ougrave Parteacutenice est litteacuteralement placeacutee sur un pieacutedestal antique elle est mise au rang de laquo diviniteacute raquo descendue sur terre une sorte de mi-deacuteesse un Ange noir Lrsquouniciteacute est ici marqueacutee par le terme laquo jamais raquo aux vers 9 et 11 crsquoest la premiegravere fois qursquoune telle beauteacute se reacutevegravele mais il faut en mecircme temps la chercher car cette beauteacute est cacheacutee derriegravere un laquo voile raquo sa peau noire Une autre opposition est mise en valeur au vers 11 laquo tant drsquoeacuteclairs drsquoun nuage raquo ce laquo nuage raquo sombre eacuteclaire le contemplateur Nous retrouvons donc ici lrsquoimage baroque drsquoun monde inverseacute drsquoune nature ougrave le noir est divin et le candide commun Nous pouvons aussi constater la force de Parteacutenice cette laquo diviniteacute raquo qui lance des laquo eacuteclairs raquo Parteacutenice devient ainsi une deacuteesse eacuterotique gracircce au charme obscur de sa beauteacute

Elle acquiert enfin au dernier tercet la place privileacutegieacutee de lrsquoastre qui illumine le monde le Soleil Mecircme le soleil roi du firmament se doit de srsquoeacuteclipser crsquoest plus qursquoune obligation crsquoest un ordre laquo Soleil retirez-vous raquo (vers 12) Malleville oppose ici au soleil Parteacutenice soleil noir cet laquo autre [hellip] pourvu drsquoun plus riche partage raquo Le paneacutegyrique srsquoachegraveve enfin sur une pointe antitheacutetique ce soleil noir Parteacutenice laquo porte la nuit au front et le jour dans les yeux raquo Ce sont ses yeux qui provoquent laquo tant drsquoeacuteclairs raquo ses yeux qui brillent dans la laquo nuit raquo de sa peau Parteacutenice est ainsi porteuse de lrsquoinfini puisqursquoen elle se meacutelangent la jour et la nuit sa beauteacute noire est eacuteternelle paradoxale et en

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mouvement constant crsquoest un soleil qui forme une reacutevolution autour de la fascination beacuteate du poegravete

Nous avons donc vu que ce poegraveme en abordant le thegraveme

baroque de la beauteacute noire utilise aussi les armes de la poeacutesie baroque agrave savoir le paradoxe lrsquoantithegravese les codes meacutetaphoriques les oppositions avec comme lignes directrices le mouvement lrsquoeacutepheacutemegravere (car cette beauteacute nrsquoest que de passage) le monde inverseacute tout ceci dans une prolifeacuteration drsquoimages Nous pourrions le qualifier de poegraveme baroque classique (sic) Mais ce sonnet pose aussi le problegraveme de la sinceacuteriteacute dans la poeacutesie baroque est-ce vraiment une ceacuteleacutebration de la beauteacute noire ou bien seulement un preacutetexte agrave un deacuteploiement drsquoimages un simple jeu poeacutetique comme pourrait le suggeacuterer le titre du poegraveme laquo Imitation du Cavalier Marin raquo

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Laurent FELS

(Luxembourg)

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Saint-John Perse1

Agrave lrsquooccasion du 30e anniversaire de la mort du poegravete et diplomate

laquo Un jour pourtant elles trouvegraverent sur mon lit un volume Crsquoeacutetaient des poegravemes admirables mais obscurs de Saint-Leacuteger Leacuteger Ceacuteleste lut quelques pages et me dit Mais ecirctes-vous bien sucircr que ce sont des vers est-ce que ce ne serait pas plutocirct des devinettes Eacutevidemment pour une personne qui avait appris dans son enfance une seule poeacutesie Ici-bas tous les lilas meurent il y avait manque de transition raquo (Marcel Proust) laquo Et puis crsquoeacutetait en 1916 agrave Nantes dans une chambre drsquointerne agrave lrsquohocircpital de la rue du Boccage je lisais Eloges agrave mon ami Jacques Vacheacute et je me rappelle comme je tressaillais au passage de certaines phrases et comme il y reacuteagissait aussi quoiqursquoen se surveillant bien davantage raquo (Andreacute Breton)

1815-1887 Avant la naissance drsquoAlexis Leacuteger

Crsquoest en 1815 que le premier membre de la famille Leacuteger vient srsquoinstaller en Guadeloupe Crsquoest un homme acircgeacute de vingt-neuf ans du nom de Prosper-Louis Leacuteger qui exerce le meacutetier de notaire depuis 1799 Il a quitteacute Paris une fois que lrsquoeacutetude qursquoil a commenceacutee en 1799 est tombeacutee en faillite en 1813 Arriveacute en Guadeloupe il deacutecide en 1815 drsquoacheter une eacutetude de notaire agrave Basse-Terre Quatre ans plus tard vient au monde le cinquiegraveme enfant de Prosper-Louis Leacuteger il srsquoagit drsquoAlexis-Edmond Leacuteger le futur grand-pegravere du poegravete

Alexis-Edmond srsquoengage dans la carriegravere notariale agrave Pointe-agrave-Pitre en 1851 agrave lrsquoacircge de trente-deux ans et eacutepouse Augusta Caille

1 Extrait de lrsquoouvrage Saint-John Perse Images agrave Crusoeacute A la recherche du temps et de lrsquoespace perdus Paris Editions Le Manuscrit 2005

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en 1845 acircgeacutee de dix-neuf ans et demi Le mariage donnera naissance agrave quatre enfants dont deux fils (Arthur et Ameacutedeacutee) et deux filles (Louise et Steacutephanie) Arthur mourra agrave lrsquoacircge de trois ans Quant agrave Ameacutedeacutee il sera le pegravere drsquoAlexis Leacuteger futur Saint-John Perse

En 1884 de retour en Guadeloupe apregraves ses eacutetudes de droit

en France Ameacutedeacutee Leacuteger srsquoinstalle comme avocat-avoueacute agrave Pointe-agrave-Pitre et se marie avec une fille de planteurs Parallegravelement agrave son activiteacute professionnelle il est eacutelu au Conseil municipal de la ville deviendra troisiegraveme puis deuxiegraveme et finalement premier adjoint au maire Ses engagements politiques le porteront du cocircteacute des reacutepublicains Sa liste est soutenue par le journal Le Progregraves Il est peut-ecirctre franc-maccedilon (beaucoup de ses amis le sont) alors que son eacutepouse Reneacutee Dormoy est tregraves catholique Neacutee agrave Basse-Terre elle a passeacute son enfance et son adolescence sur une habitation acquise par son pegravere Bois-Debout non loin de Capesterre habitation sucriegravere Par sa megravere neacutee Le Dentu elle se rattache aux proprieacutetaires de lrsquohabitation cafeacuteiegravere La Joseacutephine situeacutee au-dessus de Basse-Terre Les premiers poegravemes du futur Saint-John Perse eacutevoqueront alternativement drsquoune part la ville de Pointe-agrave-Pitre en parfait contraste avec ces deux habitations en pleine nature ougrave il a souvent seacutejourneacute pendant ses vacances Cinq enfants sont issus du mariage entre Ameacutedeacutee Leacuteger et Reneacutee Dormoy Eliane naicirct en 1884 Paulette vient au monde en 1886 puis un an plus tard naicirct Alexis le futur poegravete Lrsquoanneacutee 1889 est celle de la naissance de Marguerite et finalement en 1893 crsquoest le dernier enfant de ce mariage qui vient au monde agrave savoir Solange 1887 naissance drsquoAlexis Leacuteger

Le 31 mai 1887 agrave cinq heures du soir dans la maison de la dame Deacutelias rue drsquoArbaud agrave Pointe-agrave-Pitre ougrave se situe la reacutesidence de son pegravere naicirct Marie-Reneacute-Auguste-Alexis Leacuteger On

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trouve ces donneacutees dans lrsquoacte de naissance de lrsquoenfant Le poegravete a souhaiteacute qursquoon croie ndash et pendant longtemps les critiques ont reacutepeacuteteacute ndash qursquoil eacutetait neacute non en ville mais dans une petite icircle au large de la Guadeloupe Les Leacuteger ont effectivement posseacutedeacute dans la rade de Pointe-agrave-Pitre un icirclet appeleacute Icirclet-Feuilles ou Icirclet-agrave-Feuilles1 et dans son enfance il est arriveacute agrave Alexis drsquoy faire une excursion lrsquoideacutee selon laquelle il y serait neacute est hautement improbable mais poeacutetiquement fort inteacuteressantehellip

Une anneacutee apregraves le grand-pegravere du cocircteacute paternel (Alexis

Leacuteger) rejoint lrsquoeacuteterniteacute Il legravegue tous ses biens dont lrsquoIcirclet-agrave-Feuilles agrave sa femme Augusta Caille la grand-megravere du futur poegravete En 1890 crsquoest le grand-pegravere maternel Paul Dormoy qui srsquoeacuteteint

Quatre ans plus tard la sœur cadette drsquoAlexis Leacuteger (Solange)

deacutecegravede le 31 juillet agrave lrsquoacircge drsquoun an Son fregravere eacutevoquera sa mort dans un chant drsquoEacuteloges Cette mecircme anneacutee 1894 les parents et les deux sœurs aicircneacutees drsquoAlexis entreprennent un voyage en France et plus preacuteciseacutement agrave Bordeaux La famille retournera le 21 janvier 1895 aux Antilles A lrsquooccasion du huitiegraveme anniversaire de leur fils ses parents lui offrent une barque un cheval et une lunette astronomique Crsquoest en octobre 1895 que lrsquoenfant entre en huitiegraveme au lyceacutee Carnot agrave Pointe-agrave-Pitre

En octobre 1896 il entre en classe de septiegraveme Lrsquoenfant a la santeacute fragile il tombe malade en septembre et fait sa rentreacutee avec un mois de retard deacutebut novembre On suppose qursquoil est atteint de fiegravevres paludeacuteennes

Lrsquoanneacutee suivante en avril lrsquoicircle a subi un leacuteger tremblement de

terre dont le bilan compte deux morts et quinze blesseacutes agrave Pointe-agrave-Pitre Le 14 septembre 1897 les parents drsquoAlexis voyagent de nouveau en France alors que les enfants restent aupregraves de leurs deux aiumleules En feacutevrier 1898 le pegravere retourne aux icircles tandis que la megravere seacutejourne en Europe jusqursquoau mois drsquoaoucirct Le premier

1 Cette icircle srsquoappelle aujourdrsquohui laquo Icirclet agrave Petreluzzi raquo bien que la famille Petreluzzi nrsquoen soit plus proprieacutetaire

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octobre de la mecircme anneacutee le jeune Alexis entre en sixiegraveme classique Crsquoest en 1898 que les Leacuteger entreprennent les derniegraveres preacuteparations avant de quitter deacutefinitivement la Guadeloupe La crise eacuteconomique et lrsquoinstabiliteacute politique de lrsquoicircle ont pousseacute beaucoup de Blancs de la Guadeloupe agrave srsquoinstaller sur le continent europeacuteen Saint-John Perse nous donne encore une autre raison de lrsquoinstallation de sa famille en France agrave savoir qursquoil y a pu faire de meilleures eacutetudes Mais il y a encore deux autres raisons du deacutepart des Leacuteger le deacutesir ancien drsquoAugusta exprimeacute degraves son retour en Guadeloupe en 1840 de revenir en meacutetropole et puis la santeacute de la megravere du poegravete Les anneacutees de lyceacutee agrave Pau et de faculteacute agrave Bordeaux

Le 4 mars 1899 la famille drsquoAlexis Leacuteger srsquoembarque sur le Canada pour Bordeaux Ils y deacutebarqueront le 17 mars et srsquoinstalleront au numeacutero 7 de la rue Latapie agrave Pau Quant agrave Augusta Caille la grand-megravere elle les suivra et srsquoeacutetablira avec sa fille Steacutephanie et ses petits-enfants au numeacutero 18 rue Latapie Le 1er mai 1899 elle quitte Pointe-agrave-Pitre agrave bord du Labrador Une fois les logements installeacutes agrave Pau les trois sœurs drsquoAlexis freacutequentent le collegravege des Ursulines alors que leur fregravere est inscrit en classe de cinquiegraveme au lyceacutee de Pau qui porte aujourdrsquohui le nom de laquo Lyceacutee Saint-John Perse raquo Il passera son baccalaureacuteat dans le mecircme eacutetablissement Le lyceacutee est eacutegalement le lieu de rencontre avec des personnages qui joueront un rocircle important dans la vie drsquoAlexis Leacuteger comme Gustave-Adolphe Monod fils drsquoErnest Monod qui est le pasteur de lrsquoEacuteglise reacuteformeacutee agrave Pau Alexis fait de bonnes eacutetudes Pendant les vacances la famille seacutejourne agrave Bielle-drsquoOssau agrave Saint-Sauveur voire dans le pays Basque agrave Tardets (tous ces lieux se situent dans les Pyreacuteneacutees) En 1902 lrsquoicircle voisine de la Guadeloupe est deacutevasteacutee par lrsquoeacuteruption de la montagne Peleacutee Les Leacuteger entretenaient drsquoeacutetroites alliances

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familiales avec quelques habitants de la Martinique et sont donc fortement bouleverseacutes par cette mauvaise nouvelle

En 1902 Alexis rencontre Francis Jammes Celui-ci a trente-

quatre ans agrave lrsquoeacutepoque Cela ne lrsquoempecircche pas de lier une relation amicale avec le jeune Alexis acircgeacute de quinze ans Ils parlent souvent de litteacuterature et Jammes lui fait lire Paul Claudel Deux ans plus tard le futur Saint-John Perse passe son baccalaureacuteat avec mention au lyceacutee de Pau Au mois drsquooctobre de la mecircme anneacutee il srsquoinscrit pour des eacutetudes de droit agrave la faculteacute de Bordeaux Il sera logeacute chez son cousin Paul Warin Parallegravelement il freacutequente la faculteacute de meacutedecine celle des sciences et la faculteacute de lettres en tant qursquoeacutetudiant libre Il faut preacuteciser qursquoAlexis nrsquoa pris aucune autre inscription que celle agrave la faculteacute de droit Cette mecircme anneacutee Leacuteger fait la connaissance de Gabriel Frizeau qui est un ami de Francis Jammes et de Paul Claudel Frizeau est un grand amateur drsquoart et meacutecegravene Chez lui le jeune poegravete rencontre Andreacute Lhote et Odilon Redon il y deacutecouvre Gauguin et notamment sa grande toile laquo Qui je fus raquo Son poegraveme LrsquoAnimale est directement inspireacute de Gauguin Premiegraveres publications

Selon Alexis Leacuteger il aurait eacutecrit en 1897 le poegraveme Deacutesir de Creacuteole qui ne figure pas dans les Œuvres complegravetes de la Pleacuteiade Il lrsquoaurait donc reacutedigeacute agrave Pointe-agrave-Pitre en Guadeloupe agrave lrsquoacircge de dix ans Crsquoest une des rares productions ougrave il a adopteacute la versification classique Le poegraveme composeacute en alexandrins reacuteguliers a plus vraisemblablement eacuteteacute eacutecrit alors quAlexis Leacuteger avait eacutetudieacute Lamartine au lyceacutee probablement en classe de premiegravere (donc en 1902-3 lorsqursquoil avait seize ans) Par ailleurs le lecteur trouve dans cette œuvre de tregraves beaux tableaux des Antilles et quelques allusions agrave des leacutegendes relateacutees par les habitants

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Lrsquoanneacutee 1904 est celle de la reacutedaction de Des Villes sur trois modes dont la publication se fera en 1908 dans le numeacutero 7 de la revue Pan bien que lrsquoœuvre soit dateacutee 1906 Ce poegraveme a eacuteteacute joint agrave une lettre qursquoAlexis Leacuteger a adresseacutee agrave son ami de lyceacutee Gustave-Adolphe Monod en 1908 Lrsquoensemble du poegraveme est diviseacute en trois parties dont chacune comporte une eacutepigraphe latine emprunteacutee agrave un Pegravere de lrsquoEacuteglise Dans la premiegravere partie le poegravete nous chante sa haine des grandes villes (laquo Ocirc villes ougrave les fruits pourrissent aux larmiers raquo laquo Ocirc villes drsquoindigence indignes du pillage raquo) thegraveme que lrsquoon retrouvera plus tard dans Images agrave Crusoeacute La deuxiegraveme partie contient encore lrsquoideacutee du pillage drsquoune ville mais cette fois-ci par des corsaires violents (laquo Compagnons des Trois Mers Ranccedilonneurs et Pirates raquo) Finalement dans la troisiegraveme partie de Des Villes sur trois modes le jeune Alexis deacutecrit ce que Mireille Sacotte la grande speacutecialiste de Saint-John Perse appelle laquo la vie libre et deacutepraveacutee des corsaires raquo1 Dans ce dernier chant nous retrouvons des traits du Bateau ivre de Rimbaud mais aussi lrsquoinfluence de Baudelaire et de Heacutereacutedia On srsquoaccorde agrave reconnaicirctre Pau dans la premiegravere ville Bordeaux dans la deuxiegraveme et Pointe-agrave-Pitre dans la troisiegraveme Cette œuvre de jeunesse montre deacutejagrave le style brillant ainsi que la grande habileteacute poeacutetique du futur Saint-John Perse Images agrave Crusoeacute reacutedigeacute en 1904 ne verra sa publication qursquoen 1909 dans la Nouvelle Revue franccedilaise (NRF) Il srsquoagit de la reacuteeacutecriture du mythe de Robinson Crusoeacute tel que nous le preacutesente Daniel Defoe Toutefois le Crusoeacute de Leacuteger est un personnage tout agrave fait diffeacuterent de celui que nous propose le romancier anglais Crsquoest le Robinson nostalgique imagineacute par Jammes

1905 est une anneacutee riche en rencontres Alexis Leacuteger fait la

connaissance de Franccedilois Mauriac agrave la faculteacute des lettres agrave Bordeaux Chez Jammes agrave Orthez il rencontre Claudel qui lui offre un exemplaire des Muses A cocircteacute de ses eacutetudes et des travaux de reacutedaction le jeune poegravete fait beaucoup de sport il pratique

1 Mireille SACOTTE Alexis LeacutegerSaint-John Perse Paris LrsquoHarmattan 1997

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lrsquoescrime la voile et lrsquoeacutequitation Lors drsquoune randonneacutee en montagne il fait la connaissance de Henry Russel Depuis toujours Alexis Leacuteger srsquoest passionneacute pour la musique surtout pour Debussy et les laquo musiciens de lrsquoeacutecole russe raquo En octobre 1905 il entre dans le service militaire qursquoil terminera en septembre 1906 Sous le matricule 5758 il fait partie de la laquo troisiegraveme section de la quatriegraveme compagnie au dix-huitiegraveme reacutegiment drsquoinfanterie raquo de Pau Leacuteger est inscrit comme soldat de deuxiegraveme classe

Il met fin agrave son service militaire en 1906 et retourne agrave Bordeaux ougrave il continue ses eacutetudes de droit En mecircme temps il commence une licence de philosophie Cette mecircme anneacutee chez Gabriel Frizeau il rencontre Jacques Riviegravere critique romancier eacutediteur et directeur de la Nouvelle Revue franccedilaise En aoucirct 1906 il voyage de nouveau en Espagne Depuis un certain temps il fait preuve drsquoun grand inteacuterecirct pour la meacutetrique grecque Une fois que sa traduction des Eacutepinicies de Pindare est acheveacutee il deacutecide de faire la traduction de trente des trente-cinq Pythiques

Lrsquoanneacutee 1907 marque un tournant dans la vie du jeune poegravete

son pegravere Ameacutedeacutee Leacuteger meurt subitement En tant que seul garccedilon de la famille crsquoest Alexis qui doit srsquooccuper de sa famille au deacutetriment de ses eacutetudes qursquoil interrompt pour quelque temps Il prend en charge la geacuterance du portefeuille drsquoactions de la famille qui est suffisant pour faire vivre cinq personnes Peu de temps apregraves la mort du pegravere les Leacuteger quittent leur habitation et vont srsquoinstaller au 23 boulevard drsquoAlsace-Lorraine Plusieurs œuvres datent de cette anneacutee LrsquoAnimale Pour fecircter des oiseaux (qui prendra le titre de Cohorte) Pour fecircter une enfance et finalement Reacutecitation agrave lrsquoeacuteloge drsquoune Reine Un an apregraves crsquoest la grand-megravere Augusta Caille qui deacutecegravede le 29 juillet Alexis entretient une correspondance ininterrompue avec Riviegravere qui lrsquoinforme de la fondation de la Nouvelle Revue franccedilaise par Gaston Gallimard Jean Schlumberger Andreacute Ruyters Andreacute Gide Henri Gheacuteon et

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Jacques Copeau Il reacutedige Eacutecrit sur la porte et les dix-huit poegravemes drsquolaquo Eacuteloges raquo

Les eacutetudes universitaires le megraveneront dans diverses directions

Ses domaines de preacutedilection sont la philosophie lrsquoanthropologie et lrsquoethnologie La musique occupe eacutegalement une place importante dans sa vie et il se passionne surtout pour Vincent drsquoIndy et la laquo Schola Cantorum raquo En 1909 il rencontre Edouard Brunel qui est alors chef drsquoorchestre et srsquooccupe des concerts de Pau Alexis fait aussi la connaissance de Paul Maufret le fondateur de la laquo Schola de Pau raquo Ils deacutecident alors ensemble que des morceaux contemporains seront mis au programme Le poegravete reacutedige des articles de critique musicale dans Pau-Gazette sur les concerts en question La mecircme anneacutee il publie Images agrave Crusoeacute qursquoil a drsquoabord proposeacute agrave la revue Anteacutee et agrave La Phalange qui en ont refuseacute la publication Lrsquoœuvre paraicirct finalement dans le numeacutero 7 (1er aoucirct) de la Nouvelle Revue franccedilaise Le poegraveme est signeacute par le pseudonyme laquo Saintleacuteger Leacuteger raquo Des textes de Jules Romains et drsquoEmile Verhaeren sont publieacutes dans le mecircme numeacutero En 1910 il achegraveve avec succegraves sa licence de droit La mecircme anneacutee les Leacuteger srsquoinstallent au numeacutero 37 rue de Bordeaux Lrsquoauteur publie Eacutecrit sur la porte Pour fecircter une enfance et Reacutecitation agrave lrsquoeacuteloge drsquoune reine dans la NRF sous le titre drsquoEacuteloges Un an apregraves les dix-huit poegravemes drsquolaquo Eacuteloges raquo sont publieacutes dans la mecircme revue et en mecircme temps ces œuvres sont eacutediteacutees sous forme de volume Peu agrave peu Alexis Leacuteger fait parler de lui dans les milieux litteacuteraires Valery Larbaud et Alain-Fournier lui rendent visite agrave Pau Une tregraves bonne critique des premiers poegravemes de Saintleacuteger Leacuteger est due agrave la plume de Larbaud dans La Phalange Drsquoailleurs il y aura une leacutegegravere querelle litteacuteraire entre le jeune eacutecrivain et Francis Jammes qui nrsquoarrive pas agrave saisir entiegraverement les orientations poeacutetiques de Leacuteger ni son laquo indeacutependance fondamentale raquo Une fois lrsquoideacutee abandonneacutee de commencer une carriegravere en tant que planteur aux colonies il srsquooriente vers la diplomatie encourageacute par Frizeau Claudel et Jammes En feacutevrier 1911 Jammes le

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preacutesente agrave Philippe Berthelot le directeur-adjoint drsquoAsie au Quai drsquoOrsay Alexis voyage agrave Paris et rencontre Andreacute Gide agrave Auteuil et Jean Schlumberger A cela srsquoajoute qursquoil freacutequente Fargue Gallimard Larbaud Henri de Reacutegnier et Francis Vieleacute-Griffin Lrsquoorientation vers la carriegravere de diplomate

1912 est lrsquoanneacutee de son voyage en Angleterre et surtout agrave Londres ougrave il rencontre Larbaud et rend visite agrave Joseph Conrad agrave Rabindranath Tagore Leacuteger perfectionne sa pratique des langues anglaise et espagnole eacutetant donneacute qursquoil deacutesire se preacutesenter au concours des Affaires eacutetrangegraveres En octobre 1912 sa famille quitte Pau afin de srsquoinstaller dans la reacutegion parisienne Alexis srsquoinscrit au lyceacutee Louis-le-Grand dans la section diplomatique

Lrsquoanneacutee 1914 marque de nouveau un changement important

dans la vie du futur diplomate il est reccedilu au concours des Affaires eacutetrangegraveres Au moment ougrave la France entre en guerre Alexis Leacuteger est attacheacute au cabinet du ministre Delcasseacute dans le service de presse Deux anneacutees plus tard il fait la connaissance de Paul Valeacutery et entretient une liaison amicale avec lui Alexis Leacuteger en Chine

En 1916 il est envoyeacute en Chine gracircce agrave lrsquoaide de Philippe Berthelot et assiste un laquo chargeacute drsquoaffaires agrave la Leacutegation de France en Chine raquo agrave savoir le comte Damien Martel qui a eacuteteacute pris au deacutepourvu avec une Leacutegation tregraves deacutemunie laquo devant une crise assez seacuterieuse drsquohysteacuterie chinoise raquo En drsquoautres termes les troubles de Trsquoien-tsin ont eacuteteacute provoqueacutes par lrsquoextension de la Concession franccedilaise On assiste agrave une veacuteritable crise franco-

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chinoise Le deacutepart subit pour la Chine est partiellement ducirc agrave des raisons personnelles Alexis essaie de fuir ainsi une femme qui est amoureuse de lui mais avec laquelle il refuse drsquoentrer dans une vie conjugale Le fait qursquoil aille en Chine nrsquoest pas fortuit il veut imiter en quelque sorte ses preacutedeacutecesseurs qursquoil admire tant comme Philippe Berthelot et Paul Claudel Sa carriegravere le megravene du rang de troisiegraveme agrave celui de premier secreacutetaire agrave la Leacutegation de France agrave Peacutekin Etant donneacute qursquoil y a un manque consideacuterable de personnel Leacuteger doit eacutegalement assurer parfois la fonction de conseiller En outre il est secreacutetaire de la Confeacuterence des Allieacutes et en mecircme temps secreacutetaire du corps diplomatique

La France est repreacutesenteacutee dans presque toutes les

circonstances officielles agrave travers le personnage drsquoAlexis Leacuteger Il assiste entre autres aux fecirctes du Jour de lrsquoAn aux vecircpres diplomatiques aux reacuteceptions de la Colonie franccedilaise et il se charge de lrsquoorganisation drsquoune fecircte au profit de la Croix-Rouge En 1917 il traite les questions qui sont en rapport avec lrsquoIndochine En feacutevrier de la mecircme anneacutee le ministre Alexandre Conty arrive agrave Peacutekin Alexis entretient drsquoexcellentes relations avec celui-ci Conty laisse une liberteacute assez grande agrave Leacuteger et laquo srsquoen remet agrave lui pour de nombreuses neacutegociations raquo Au mois de novembre Conty est rappeleacute agrave Paris au profit du nouveau ministre Boppe Cela ne reste pas sans conseacutequences pour Alexis Leacuteger qui doit deacutesormais reprendre ses activiteacutes de troisiegraveme secreacutetaire Drsquoailleurs il est laquo maire (syndic) du Peacutekin diplomatique raquo il est donc eacutelu de la Commission internationale du quartier diplomatique

Vers la fin de lrsquoanneacutee 1920 suite aux troubles qui existent

deacutesormais entre le nord et le sud de la Chine Alexis Leacuteger demande son rapatriement agrave Philippe Berthelot Cependant il fait un voyage dans le Gobi en compagnie de G-Ch Toussaint qui est alors preacutesident du tribunal consulaire de Shanghai et avec le

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docteur Bussiegravere meacutedecin de la Leacutegation Leacuteger participe eacutegalement agrave lrsquoouverture du Congregraves des affaires sino-franccedilaises et il reccediloit Leacutevy-Bruhl sociologue et Paul Painleveacute matheacutematicien Le 28 aoucirct 1920 on lui demande de remplir les fonctions de deuxiegraveme secreacutetaire agrave Peacutekin Le deacutepart de Chine

En mars 1921 Alexis Leacuteger annonce qursquoil quittera prochainement la Chine En effet il a toujours eacuteteacute seacuteduit par le statut drsquoeacutetranger et les anneacutees qursquoil a passeacutees dans le grand pays asiatique lrsquoont marqueacute consideacuterablement Certes il a freacutequenteacute maints hommes politiques lettreacutes et diplomates mais il a eacutegalement aimeacute des peacuteriodes de solitude Aussi a-t-il loueacute un petit temple situeacute au nord-ouest de Peacutekin agrave des moines taoiumlstes Il srsquoy rend agrave cheval Crsquoest dans ce lieu calme et paisible qursquoil eacutecrit Anabase et Amitieacute du Prince Vu son goucirct pour la Chine Leacuteger lit non seulement de nombreuses publications sur ce pays mais eacutegalement des traductions de plusieurs livres chinois Pelliot Granet Staeumll-Holstein sont des sinologues qursquoil freacutequente agrave plusieurs reprises Mais il srsquoadresse en mecircme temps aux speacutecialistes du Tibet Bacot et G-Ch Toussaint Son inteacuterecirct pour la culture chinoise ne se limite pourtant pas agrave ces domaines-lagrave le poegravete laquo srsquoinitie agrave lrsquoart chinois et surtout aux grands courants de penseacutee raquo comme les preacuteceptes de Confucius le chamanisme le bouddhisme tantrique et le tao Alexis Leacuteger et sa carriegravere de diplomate

Le 28 juillet 1921 Leacuteger devient consul de deuxiegraveme classe En novembre de la mecircme anneacutee on le deacutesigne comme laquo expert

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politique agrave la Confeacuterence internationale de Washington sur la limitation des armements et les questions drsquoExtrecircme-Orient raquo La raison en est sa compeacutetence dans les affaires drsquoAsie Il sera attacheacute agrave Aristide Briand qui est ministre des Affaires eacutetrangegraveres agrave lrsquoeacutepoque Le 9 deacutecembre 1921 Alexis Leacuteger est nommeacute secreacutetaire drsquoambassade de deuxiegraveme classe et le 31 deacutecembre il devient laquo sous-chef de bureau agrave la Direction politique et commerciale du Quai drsquoOrsay raquo Ami de Paul Valeacutery il freacutequente le salon de la duchesse de Larochefoucauld il y rencontre la sœur de celle-ci Marthe de Fels et entretiendra avec elle une liaison passionneacutee Plus tard elle lui rendra visite en Ameacuterique et aux Vigneaux

Entre 1922 et 1923 Alexis Leacuteger est attireacute par le milieu

litteacuteraire de la Nouvelle Revue franccedilaise Il y freacutequente Riviegravere Fargue Valeacutery Gallimard et Gide La librairie-maison drsquoeacutedition drsquoAdrienne Monnier expose en vitrine les œuvres de Saintleacuteger Leacuteger agrave une eacutepoque ougrave il nrsquoest pas encore tregraves connu Quelques auteurs surreacutealistes comme Breton Vitrac ou Crevel viennent lui rendre visite Agrave cause de sa passion pour la musique Leacuteger se rend souvent agrave lrsquoOpeacutera et freacutequente Poulenc Satie Honegger Milhaud qui a transposeacute en musique Images agrave Crusoeacute Nadia Boulanger et Igor Stravinski En mecircme temps il entretient une liaison amicale avec Sert et fait preuve de beaucoup drsquoadmiration pour Misia Avec Marie Laurencin qui a eacuteteacute la compagne de Guillaume Apollinaire il nrsquoentretient qursquoune liaison passagegravere En avril la chanson liminaire drsquoAnabase paraicirct dans la NRF sous le titre de Poegraveme sans ecirctre signeacutee

Lrsquoanneacutee 1924 est celle de la publication drsquoAnabase dans la

Nouvelle Revue franccedilaise sous la signature de laquo Saint-John Perse raquo En outre le 27 juillet il devient chevalier de la Leacutegion drsquohonneur Son amie Marguerite Caetani princesse de Bassiano lance la revue Commerce Leacuteger participe agrave sa fondation et agrave sa direction Il en a suggeacutereacute le titre Saint-John Perse utilise souvent ce terme dans son poegraveme contemporain Anabase Paul Valeacutery Leacuteon-Paul

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Fargue et Valeacutery Larbaud sont les trois directeurs de la revue Le nom drsquoAlexis Leacuteger nrsquoapparaicirct point il est lrsquolaquo eacuteminence grise raquo Le 31 octobre il est deacuteleacutegueacute laquo dans les fonctions de chef de bureau agrave la sous-direction drsquoAsie raquo On le nomme secreacutetaire drsquoambassade de premiegravere classe le 21 novembre 1924

Le 31 octobre de lrsquoanneacutee suivante il remplit les fonctions de

sous-directeur drsquoAsie et drsquoOceacuteanie Il est obligeacute de geacuterer la crise franco-chinoise pendant les mouvements nationalistes qui agitent la Chine en 1925 et 1926 Deux mois plus tard il devient conseiller drsquoambassade Les trois hommes Briand Berthelot et Leacuteger mettent en place un laquo systegraveme drsquoalliances et de pactes unissant la France agrave tous les pays drsquoEurope raquo pour que la paix soit automatiquement assureacutee De cette faccedilon les insuffisances de la Socieacuteteacute des Nations (SDN) seront combleacutees

Alexis Leacuteger est nommeacute laquo ministre pleacutenipotentiaire raquo de

seconde classe le 23 avril 1927 Au mois de deacutecembre de la mecircme anneacutee il devient directeur adjoint des Affaires politiques et commerciales Il est eacutegalement agrave lrsquoorigine du Pacte de Paris laquo Pacte geacuteneacuteral de renonciation agrave la guerre comme instrument de politique nationale raquo peut-ecirctre plus connu sous le nom de laquo Pacte Briand-Kellog raquo signeacute le 27 avril

En septembre 1931 Leacuteger fait un voyage agrave Berlin ensemble

avec Briand et Berthelot Il y aura des pourparlers secrets qui visent un pacte de non-agression avec lrsquoURSS Lrsquoanneacutee suivante Aristide Briand prend sa retraite et meurt peu de temps apregraves En mai 1932 le diplomate-poegravete entre en relation avec la Cubaine Lilita Abreu Le 31 juillet on lrsquoeacutelegraveve au grade drsquoofficier de la Leacutegion drsquohonneur Pseudonymes

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Il est indeacuteniable que de nos jours Alexis Leacuteger ndash tel est son

vrai nom ndash est plus connu sous le pseudonyme de laquo Saint-John Perse raquo alors que les premiegraveres poeacutesies ont eacuteteacute signeacutees soit laquo Saint-Leacuteger Leacuteger raquo soit laquo Saintleacuteger Leacuteger raquo Parfois nous trouvons mecircme la forme abreacutegeacutee laquo St L Leacuteger raquo Pourquoi y a-t-il un redoublement du nom Selon Alexis il y aurait eu un lointain ancecirctre de la famille qui aurait entrepris drsquointervertir les trois parties de son nom de sorte qursquoil en reacutesultait laquo Leacuteger Saint Leacuteger raquo De telle faccedilon il aurait voulu laquo affirmer son indeacutependance raquo et montrer qursquoil eacutetait agrave lrsquoorigine drsquoune nouvelle ligneacutee Dans le pseudonyme qursquoutilise le poegravete1 laquo Saint raquo a pour objectif drsquoanoblir le nom Le tout laquo Saintleacuteger Leacuteger raquo ou laquo Saint-Leacuteger Leacuteger raquo lui permet de le distinguer du simple laquo Saint Leacuteger raquo qui agrave ce qursquoil paraicirct nrsquoest pas si rare en France qursquoon ait pu le penser

Reste agrave expliquer lrsquoautre nom de plume qui est laquo Saint-John

Perse raquo et qui nrsquoa eacuteteacute employeacute pour la premiegravere fois qursquoen 1924 pour signer Anabase Il faut dire que ce pseudonyme a fait couler beaucoup drsquoencre Voici quelques-unes des nombreuses theacuteories qui ont tenteacute drsquoexpliquer le mystegravere de ce nom Saint lrsquoadjectif aurait la fonction drsquoanoblissement (comme

dans laquo Saintleacuteger Leacuteger raquo) On trouve chez drsquoautres eacutecrivains le recours agrave la particule laquo de raquo comme crsquoest le cas pour Honoreacute de Balzac

John il srsquoagit drsquoun nom anglais de mecircme que lrsquoensemble

laquo Saint-John raquo Alexis Leacuteger a toujours manifesteacute un goucirct prononceacute pour lrsquoaristocratie et les mœurs anglaises Une autre possibiliteacute serait lrsquoeacuteventuel rapport entre

1 Nous savons aujourdrsquohui qursquoil ne srsquoest jamais appeleacute Saint-Leacuteger Leacuteger contrairement agrave ce qursquoil preacutetend dans sa biographie dans les Œuvres complegravetes de la Pleacuteiade Son vrai nom a tout simplement eacuteteacute Leacuteger

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Leacuteger et lrsquoicircle Saint John qui se situe aux Antilles ameacutericaines et que le poegravete avait visiteacutee Mais lagrave encore les pistes restent brouilleacutees

Perse on pourrait songer au poegravete latin Persius dont lrsquoœuvre

se serait apparemment trouveacutee sur la table de travail drsquoAlexis Leacuteger au moment ougrave il a chercheacute un nom de plume pour signer son Anabase en 1924 Cependant lui-mecircme a toujours proclameacute que Perse nrsquoaurait laquo rien agrave voir avec le poegravete latin Perse raquo Il aurait laquo drsquoabord penseacute agrave Archibald Perse raquo qui aurait fait allusion agrave laquo Archibald Olson Barnabooth raquo de Valeacutery Larbaud Par ailleurs nous pourrions voir un jeu de mots entre laquo Alexis Leacuteger raquo et laquo Alexandre le Grand raquo conqueacuterant entre autres de la Perse drsquoautant plus que lrsquoimage drsquoAlexandre se trouve bien que dissimuleacutee dans Anabase

Malgreacute les nombreuses tentatives drsquoexpliquer lrsquoorigine de laquo Saint-John Perse raquo il faut avouer que nous pouvons tout au plus formuler des hypothegraveses agrave lrsquoeacuteclaircissement de la mythopoeacutetique complexe de ce pseudonyme Lrsquoexil

Crsquoest en 1940 que le diplomate Alexis Leacuteger doit srsquoexiler aux Eacutetats-Unis agrave cause de son attitude anti-hitleacuterienne Le 29 octobre il apprend qursquoil est laquo deacutechu de la nationaliteacute franccedilaise que ses biens ont eacuteteacute confisqueacutes qursquoil a eacuteteacute radieacute de lrsquoOrdre de la Leacutegion drsquohonneur par le gouvernement de Vichy raquo La Gestapo a confisqueacute tous ses papiers Crsquoest en Ameacuterique qursquoil commence agrave reprendre son activiteacute poeacutetique La premiegravere œuvre qursquoil reacutedige dans le grand pays drsquooutre-atlantique est Exil dateacute de Long Beach

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Island New Jersey 1941 Il la deacutedie agrave son ami Archibald MacLeish

En mars 1942 il fera un bref seacutejour agrave New York ougrave il

prononcera un discours agrave la meacutemoire drsquoAristide Briand Crsquoest agrave Washington qursquoil reacutedige pendant lrsquoeacuteteacute Poegraveme agrave lrsquoEacutetrangegravere qui vise en effet Lilita Abreu Lrsquoanneacutee suivante il visite la Caroline du Sud et la Geacuteorgie Pendant une nuit drsquoorage relateacutee par Charlton Ogburn il commence la reacutedaction du poegraveme Pluies Lilita Abreu quitte Leacuteger en 1944 pour srsquoinstaller agrave New York sans lui laisser drsquoadresse

Pendant son travail agrave la bibliothegraveque du Congregraves Leacuteger

publie trois ouvrages de compilation A selection of works for an understanding of World Affairs since 19141 La Production litteacuteraire en France depuis la guerre2 La Publication franccedilaise pendant la guerre 1940-19453

En 1942 eacutegalement le geacuteneacuteral de Gaulle essaie de le

laquo concilier agrave la cause de la France libre agrave Londres raquo Alexis Leacuteger admet lrsquoautoriteacute du geacuteneacuteral de Gaulle en tant que chef militaire de la France mais il se meacutefie de son action politique et craint lrsquoeacutetablissement drsquoune dictature militaire en France

Juillet 1944 est la date de parution de Neiges dans Les Lettres

franccedilaises de Buenos Aires dateacute de New York La mecircme anneacutee Exil est publieacute dans sa totaliteacute (laquo Quatre Poegravemes raquo) chez la mecircme maison drsquoeacutedition Le premier septembre 1944 Alexis Leacuteger est reacuteinteacutegreacute agrave la Libeacuteration dans le service de la diplomatie franccedilaise en tant qursquoambassadeur en disponibiliteacute Lrsquoanneacutee suivante Berceuse fait sa parution en automne dans la revue Mesa Crsquoest Herbert Steiner traducteur des œuvres persiennes en langue allemande

1 1943 laquo by Alexis Leacuteger consultant in French Literature raquo 2 1944 ouvrage drsquoagrave peu pregraves cent pages 3 1945-1946

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qui dirige et eacutedite cette revue Les quatre poegravemes drsquoExil sont publieacutes en 1945 aux eacuteditions Gallimard Le poegravete eacutecrit la mecircme anneacutee Vents qursquoil deacutedie agrave Atlanta et Allan P

En aoucirct 1947 il seacutejourne dans lrsquoicircle de Beacuteatrice Chanler Il y

commence la reacutedaction drsquoAmers En mecircme temps il rend visite agrave Marthe de Fels A la fin de lrsquoanneacutee Leacuteger est accableacute par des calculs reacutenaux En 1948 on assiste agrave une nouvelle eacutedition drsquoEacuteloges chez Gallimard et une nouvelle eacutedition corrigeacutee drsquoAnabase Crsquoest en 1954 qursquoil rencontre Dorothy Russell Milburn qursquoil eacutepousera quelques anneacutees plus tard Le retour en France

Leacuteger ne retourne en France qursquoen 1957 Une amie agrave lui Mina

Curtiss meacutecegravene de nationaliteacute ameacutericaine et commentatrice de plusieurs lettres de Proust lui offre la proprieacuteteacute dans la presqursquoicircle de Giens les laquo Vigneaux raquo A partir de ce moment il passera plusieurs mois de lrsquoanneacutee en France et les autres aux Eacutetats-Unis 1957 est eacutegalement lrsquoanneacutee de la publication drsquoAmers aux eacuteditions Gallimard

En 1958 agrave lrsquoacircge de 71 ans il eacutepouse lrsquoAmeacutericaine Dorothy

Milburn qursquoil rebaptise laquo Diane raquo Chronique qui est dateacute de la presqursquoicircle de Giens septembre 1959 paraicirctra chez Gallimard

1960 est une anneacutee importante dans la vie drsquoAlexis Leacuteger

surtout en ce qui concerne sa carriegravere de poegravete le 10 deacutecembre il reccediloit le Prix Nobel de litteacuterature agrave Stockholm A cette occasion il prononce le discours Poeacutesie qui est devenu ceacutelegravebre par la suite Deux anneacutees apregraves des poegravemes qursquoil a speacutecialement eacutecrits accompagnent les dessins de Georges Braque Le tout est publieacute sous le titre LrsquoOrdre des Oiseaux aux eacuteditions Au Vent drsquoArles

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Quant aux textes de ce livre ils paraicirctront seacutepareacutement en 1963 sous le titre Oiseaux chez Gallimard Le 20 avril 1965 Saint-John Perse prononce le ceacutelegravebre discours Pour Dante agrave lrsquoinauguration du Congregraves International reacuteuni agrave Florence pour le septiegraveme centenaire du poegravete italien

En 1969 crsquoest le poegraveme Chanteacute par celle qui fut lagrave qui est publieacute

agrave la Nouvelle Revue franccedilaise (1er septembre) Une anneacutee apregraves on assiste agrave la parution de Chant pour un eacutequinoxe eacutegalement agrave la NRF (1er janvier)

Le travail majeur dans la carriegravere litteacuteraire de Saint-John Perse

est sans doute la reacutealisation des Œuvres complegravetes dans la Bibliothegraveque de la Pleacuteiade chez Gallimard Il est rare qursquoun auteur y soit publieacute de son vivant La preacuteparation du volume a dureacute plus de six ans En 1973 Nocturne est publieacute agrave la NRF (1er janvier) et une anneacutee apregraves crsquoest Seacutecheresse qui paraicirct agrave son tour agrave la NRF (1er juin) Deacutesormais le poegravete souffrira drsquoarthrite et de migraines

Crsquoest le 20 septembre 1975 qursquoAlexis Leacuteger deacutecegravede aux

Vigneaux Son corps gicirct au petit cimetiegravere marin de Giens Les presses eacutecrite et orale ont tregraves peu parleacute de la mort de ce grand homme qui est consideacutereacute encore de nos jours comme lrsquoune des figures marquantes du XXe siegravecle1

1 Lrsquoensemble de ses œuvres se trouve agrave la Fondation Saint-John Perse agrave Aix-en-Provence

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BIBLIOGRAPHIE SOMMAIRE

SAINT-JOHN PERSE Œuvres complegravetes Paris Gallimard (Bibliothegraveque de la Pleacuteiade) 1982 (1egravere eacutedition 1972 du vivant de lrsquoauteur) SAINT-JOHN PERSE Eacuteloges suivi de La Gloire des Rois Anabase Exil Paris Gallimard (coll laquo PoeacutesieGallimard raquo) 1960 SAINT-JOHN PERSE Amers suivi de Oiseaux Paris Gallimard (coll laquo PoeacutesieGallimard raquo) 1963 SAINT-JOHN PERSE Vents suivi de Chronique Paris Gallimard (coll laquo PoeacutesieGallimard raquo) 1975

BOSQUET (Alain) Saint-John Perse Paris Pierre Seghers 1953 FELS (Laurent) Saint-John Perse Images agrave Crusoeacute A la recherche du temps et de lrsquoespace perdus Paris Le Manuscrit 2005 LEVILLAIN (Henriette) Le rituel poeacutetique de Saint-John Perse Paris Gallimard 1977 SACOTTE (Mireille) Parcours de Saint-John Perse Paris-Genegraveve Champion-Slatkine 1987 SACOTTE (Mireille) Alexis LeacutegerSaint-John Perse Paris LrsquoHarmattan 1997 (1egravere eacutedition chez Belfond en 1991)

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SACOTTE (Mireille) Eacuteloges de Saint-John Perse Paris Gallimard (Foliothegraveque) 1999

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Extrait du Chant X drsquoAnabase de Saint-John Perse

laquo Ha toutes sortes drsquohommes dans leurs voies et faccedilons mangeurs drsquoinsectes de fruits drsquoeau porteurs drsquoemplacirctres de richesses lrsquoagriculteur et lrsquoadalingue lrsquoacuponcteur et le saunier le peacuteager le forgeron marchands de sucre de cannelle de coupes agrave boire en meacutetal blanc et de lampes de corne celui qui taille un vecirctement de cuir des sandales dans le bois et des boutons en forme drsquoolives celui qui donne agrave la terre ses faccedilons et lrsquohomme de nul meacutetier homme au faucon homme agrave la flucircte homme aux abeilles celui qui tire son plaisir du timbre de sa voix celui qui trouve son emploi dans la contemplation drsquoune pierre verte qui fait brucircler pour son plaisir un feu drsquoeacutecorces sur son toit qui se fait sur la terre un lit de feuilles odorantes qui srsquoy couche et repose qui pense agrave des dessins de ceacuteramiques vertes pour des bassins drsquoeaux vives et celui qui a fait des voyages et songe agrave repartir qui a veacutecu dans un pays de grandes pluies qui joue aux deacutes aux osselets au jeu des gobelets ou qui a deacuteployeacute sur le sol ses tables agrave calcul celui qui a des vues sur lrsquoemploi drsquoune calebasse celui qui traicircne un aigle mort comme un faix de branchages sur ses pas (et la plume est donneacutee non vendue pour lrsquoempennage des flegraveches) celui qui reacutecolte le pollen dans un vaisseau de bois (et mon plaisir dit-il est dans cette couleur jaune) celui qui mange des beignets des vers de palmes des framboises celui qui aime le goucirct de lrsquoestragon celui qui recircve drsquoun poivron ou bien encore celui qui macircche drsquoune gomme fossile qui porte une conque agrave son oreille et celui qui eacutepie le parfum de geacutenie aux cassures fraicircches de la pierre celui qui pense au corps de femme homme libidineux celui qui voit son acircme au reflet drsquoune lame lrsquohomme verseacute dans les sciences dans lrsquoonomastique lrsquohomme en faveur dans les conseils celui qui nomme les fontaines qui fait un don de siegraveges sous les arbres de laines teintes pour les sages et fait sceller aux carrefours de tregraves grands bols de bronze pour la soif bien mieux celui qui ne fait rien tel homme et tel dans ses faccedilons et tant drsquoautres encore les ramasseurs de cailles dans les plis de terrains ceux qui reacutecoltent dans les broussailles les oeufs tiqueteacutes de vert ceux qui descendent de cheval pour ramasser des choses des agates une pierre bleu pacircle que lrsquoon taille agrave lrsquoentreacutee des faubourgs (en maniegravere drsquoeacutetuis de tabatiegraveres et drsquoagrafes ou de boules agrave rouler aux mains des paralytiques) ceux qui peignent en sifflant des coffrets en plein air lrsquohomme au bacircton drsquoivoire lrsquohomme agrave la chaise de

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rotin lrsquoermite orneacute de mains de fille et le guerrier licencieacute qui a planteacute sa lance sur son seuil pour attacher un singehellip ha toutes sortes drsquohommes dans leurs voies et faccedilons et soudain apparu dans ses vecirctements du soir et tranchant agrave la ronde toutes questions de preacuteseacuteance le Conteur qui prend place au pied du teacutereacutebinthehellip raquo1

1 Bernard LECHERBONNIER Dominique RINCEacute Pierre BRUNEL amp Christiane MOATTI Litteacuterature XXe siegravecle Textes et documents Paris Nathan (Collection laquo Henri Mitterand raquo) 1989 pp 559-560

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Le repos du Conqueacuterant et la deacutecouverte de soi-mecircme

(Quelques reacuteflexions sur lrsquoextrait qui preacutecegravede)

Terre arable du songe Qui parle de bacirctir ndash Jrsquoai vu la terre distribueacutee en de vastes espaces et ma penseacutee nrsquoest point distraite du navigateur

(Saint-John Perse Anabase X)

Proleacutegomegravenes

Le passage drsquoAnabase (1924) que nous propose lrsquoanthologie Litteacuterature XXe siegravecle est un extrait tireacute du Chant X qui se situe directement avant le deacutesinit du long poegraveme agrave valeur drsquoune eacutepopeacutee1 Il srsquoagit drsquoun texte reacutedigeacute en prose poeacutetique Si dans les Chants I agrave IX il est question drsquoun Conqueacuterant qui apparaicirct sous diffeacuterentes formes au fil de lrsquoœuvre et qui fonde une ville apregraves avoir fait une expeacutedition agrave lrsquointeacuterieur drsquoun pays2 comme lrsquoindique deacutejagrave le titre3 le Chant X relate le repos du personnage principal

1 laquo Proche du mythe lrsquoeacutepopeacutee chante lrsquohistoire drsquoune tradition un complexe de repreacutesentations sociales politiques religieuses un code moral une estheacutetique A travers le reacutecit des eacutepreuves et des hauts faits drsquoun heacuteros ou drsquoune heacuteroiumlne elle met en lumiegravere un monde total une reacutealiteacute vivante un savoir sur le monde raquo (Nicole REVEL laquo Epopeacutee raquo in Encyclopaeligdia Universalis Dictionnaire des Genres et notions litteacuteraires Paris Albin Michel 2001 p 256) 2 La Chine en lrsquooccurrence 3 Le substantif laquo Anabase raquo est agrave prendre dans son sens eacutetymologique calqueacute sur le grec

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deacutenommeacute cette fois-ci laquo Conteur raquo1 Saint-John Perse nous fait drsquoabord une longue eacutenumeacuteration des diffeacuterentes occupations ndash voire des divers meacutetiers ndash des hommes souvent tregraves distants les uns des autres ce qui ne les empecircche pas de vivre en toute harmonie Preacutecisons pourtant qursquoil ne srsquoagit nullement drsquoun texte anthropocentrique2 la tregraves longe phrase dont est constitueacute ce passage qui prend une veacuteritable allure proustienne met eacutegalement en relief la grande admiration3 de Saint-John Perse pour la flore et la faune (de preacutefeacuterence exotiques) ainsi que pour les mineacuteraux

Le titre Anabase a une double sens agrave cocircteacute de celui que nous

avons deacutejagrave mentionneacute il srsquoagit pour lrsquoauteur de Vents aussi drsquoune laquo expeacutedition raquo vers lrsquointeacuterieur mental Lrsquoessentiel pour lui est que le poegravete soit laquo homme dans la penseacutee et dans lrsquoaction raquo comme il lrsquoeacutecrit agrave propos de Dante4 Le fait qursquoAnabase soit le premier poegraveme signeacute laquo Saint-John Perse raquo est significatif agrave lrsquoinstar du Conteur qui a acheveacute sa tacircche difficile le poegravete semble avoir trouveacute sa vraie identiteacute drsquoautant plus que tous les poegravemes posteacuterieurs agrave Anabase sont signeacutes par ce pseudonyme5

laquo anabasis raquo qui signifie laquo expeacutedition agrave lrsquointeacuterieur drsquoun pays raquo il fait allusion aux exploits du protagoniste Crsquoest sans doute lrsquoAnabase de Xeacutenophon qui a inspireacute agrave Saint-John Perse le titre de son œuvre 1 On pourrait consacrer une eacutetude entiegravere agrave ce personnage qui est en mecircme temps laquo Fondateur de villes raquo laquo Nomade raquo laquo Etranger raquo etc Or tel nrsquoest pas lrsquoobjectif du travail que voici qui se limite agrave lrsquoextrait proposeacute dans Litteacuterature XXe siegravecle 2 Qui a pour centre lrsquohomme 3 Nous pourrions mecircme avancer le terme de laquo veacuteneacuteration raquo 4 laquo Pour Dante Discours pour lrsquoinauguration du Congregraves international reacuteuni agrave Florence agrave lrsquooccasion du 7e Centenaire de Dante (20 avril 1965) raquo (SAINT-JOHN PERSE Œuvres complegravetes Paris Gallimard (Bibliothegraveque de la Pleacuteiade) 1982 p 455) 5 La palette des pseudonymes drsquoAlexis Leacuteger est assez consideacuterable les premiegraveres œuvres sont signeacutees laquo Saintleacuteger Leacuteger raquo (ou laquo Saint-Leacuteger Leacuteger raquo) Ce nrsquoest qursquoagrave partir drsquoAnabase (1924) qursquoon trouve le pseudonyme laquo Saint-John Perse raquo Dans sa correspondance avec Mina Curtiss il emploie le nom de laquo Pierre Fenestre raquo qui lui rappelle un eacutepisode personnel En outre il nous propose dans ses Œuvres complegravetes la correspondance avec sa megravere Madame Ameacutedeacutee Saint-Leacuteger Leacuteger Or nous savons que les lettres adresseacutees agrave sa megravere nrsquoont jamais eacuteteacute retrouveacutees Il srsquoagit donc drsquoun autre pseudonyme qursquoil a choisi pour srsquoadresser agrave lui-mecircme Drsquoailleurs son vrai nom nrsquoa pas eacuteteacute laquo Saintleacuteger Leacuteger raquo ou laquo Saint-Leacuteger Leacuteger raquo comme il le preacutetend dans sa biographie au deacutebut des Œuvres complegravetes dans la Pleacuteiade le deacutecryptage de son acte de naissance nous a montreacute qursquoil

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La plus grande partie drsquoAnabase a eacuteteacute reacutedigeacutee dans un petit

temple en plein deacutesert que Saint-John Perse avait loueacute agrave des moines taoiumlstes pour ecirctre seul Crsquoest de cet endroit qursquoil contemple les laquo communauteacutes rurales raquo1 Cette atmosphegravere calme et paisible dont il est entoureacute dans ce lieu deacuterobeacute agrave la vie urbaine se manifeste dans lrsquoextrait que nous allons eacutetudier

Lrsquoanalyse que voici traitera successivement les points

suivants les champs lexicaux les figures de style le rythme et lrsquoimage du Conteur

Les champs lexicaux Lrsquoextrait en question repose sur un filet drsquoisotopies2

savamment eacutetabli qui dressent lrsquoinventaire des meacutetiers des occupations des milieux veacutegeacutetal et animal ainsi que des mateacuteriaux dans le nouveau pays fondeacute par le Conteur

Le premier champ lexical que nous pouvons deacutegager est celui des meacutetiers et nous dirions mecircme des laquo arts et meacutetiers raquo Il regroupe les diverses occupations humaines qui contrastent parfois de faccedilon eacutetonnante laquo mangeurs drsquoinsectes de fruits drsquoeau porteurs drsquoemplacirctres de richesses lrsquoagriculteur et lrsquoadalingue3 lrsquoacuponcteur et le saunier4 le peacuteager le forgeron marchands de sucre de cannelle [hellip] et lrsquohomme de nul meacutetier homme au faucon homme agrave la flucircte homme aux abeilles [hellip] celui qui pense au corps de femme [hellip] lrsquohomme verseacute dans les

srsquoappelait laquo Marie-Reneacute-Auguste-Alexis Leacuteger raquo 1 Mireille SACOTTE Alexis LeacutegerSaint-John Perse Paris LrsquoHarmattan 1997 p 260 2 Tous les termes qui forment un mecircme champ lexical 3 Jeune cavalier noble 4 Ouvrier dans un marais salant

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sciences dans lrsquoonomastique1 [hellip] celui qui ne fait rien [hellip] les ramasseurs de cailles dans les plis de terrains raquo etc Enumeacuterer tous les meacutetiers et arts mentionneacutes par Saint-John Perse exigerait la reproduction de lrsquoextrait entier Pourtant la seacutelection2 que nous venons de faire illustre que le poegravete a puiseacute les diffeacuterentes occupations des hommes dans de multiples domaines qui se concentrent drsquoailleurs dans un seul et unique endroit la ville fondeacutee par le Conteur Ajoutons que dans le long inventaire on trouve eacutegalement des personnes laquo de nul meacutetier raquo Ce sont principalement les artistes (laquo homme agrave la flucircte raquo) et les nobles (laquo homme au faucon raquo) auxquels le poegravete veut faire allusion sans drsquoailleurs deacutenigrer leurs tacircches

Le milieu preacutesenteacute par Alexis Leacuteger peut ecirctre consideacutereacute

comme une sorte drsquoutopie3 il est rare que des hommes exerccedilant des meacutetiers si opposeacutes vivent en toute harmonie dans une mecircme ville Nrsquoest-ce pas cette atmosphegravere paisible et calme qui a toujours eacuteteacute procircneacutee par le poegravete surtout dans son temple taoiumlste Au fur et agrave mesure que nous progressons dans le texte Saint-John Perse trouve sa vraie identiteacute (poeacutetique) dans un lieu quasi eacutedeacutenique ougrave tous les citoyens vivent en paix

A cocircteacute de ce premier champ lexical il nous est possible de

relever lrsquoisotopie du milieu veacutegeacutetal Voici quelques passages qui la constituent laquo fruitslowast drsquoau [hellip] sucre4 de cannelle [hellip] des sandales dans le bois et des boutons en forme drsquoolives [hellip] qui fait brucircler pour son plaisir un feu drsquoeacutecorces sur son toit qui se fait

1 laquo Etude science des noms propres et speacutecialt des noms de personnes raquo (Paul ROBERT Le Petit Robert Paris Le Robert 1987 p 1311) 2 On pourrait nous reprocher de ne pas avoir fait de sous-cateacutegories regroupant p ex tous les meacutetiers de lrsquoagriculture du forgeage etc Cependant nous nrsquoavons pas voulu surcharger notre eacutetude drsquoinformations 3 laquo Plan drsquoun gouvernement imaginaire raquo (op cit p 2056) lowast Tous les termes marqueacutes drsquoun asteacuterisque ont eacuteteacute souligneacutes par nos soins 4 Le sucre est tireacute de la plante appeleacutee laquo canne agrave sucre raquo (laquo Bois-Debout raquo en creacuteole qui est eacutegalement le nom drsquoune des deux plantations de la famille drsquoAlexis Leacuteger) Aussi le classons-nous parmi les plantes

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sur la terre un lit de feuilles odorantes [hellip] celui qui a des vues sur lrsquoemploi drsquoune calebasse celui qui traicircne un aigle mort comme un faix de branchages sur ses pas [hellip] celui qui reacutecolte le pollen dans un vaisseau de bois [hellip] des vers de palmes des framboises celui qui aime le goucirct de lrsquoestragon celui qui recircve drsquoun poivron [hellip] qui fait un don de siegraveges sous les arbres de laines teintes pour les sages ceux qui reacutecoltent dans les broussailles [hellip] lrsquohomme agrave la chaise de rotin1 [hellip] le Conteur qui prend place au pied du teacutereacutebinthe2 raquo Crsquoest pourtant une eacutenumeacuteration assez importante des diffeacuterents veacutegeacutetaux Nous savons que Saint-John Perse a toujours manifesteacute un goucirct prononceacute pour la flore ndash de preacutefeacuterence exotique ndash qui ornait deacutejagrave sa Guadeloupe natale

Bien que le regravegne veacutegeacutetal occupe une place tregraves importante

dans lrsquoœuvre entiegravere du poegravete antillais il faut ajouter que Saint-John Perse ne srsquoattarde jamais sur la description des images poeacutetiques Il les nomme3 puis il passe agrave autre chose Cependant cela ne lrsquoempecircche de faire lrsquoeacuteloge4 du milieu naturel Il respecte agrave la lettre ce que Gaston Bachelard expose dans son livre LrsquoAir et les Songes laquo [p]reacutecisez un peu trop une image poeacutetique vous faites rire Enlevez un peu de preacutecision agrave une image triviale et ridicule vous faites naicirctre une eacutemotion poeacutetique raquo5

Le fait qursquoAlexis Leacuteger fasse preuve drsquoune grande passion

pour les plantes ne veut pas dire qursquoil nrsquoappreacutecie pas les animaux Aussi trouvons-nous maintes expressions que nous pouvons regrouper sous le champ lexical de la faune laquo mangeurs drsquoinsectes

1 laquo Partie de la tige des branches du rotang utiliseacutee pour faire des cannes des meubles raquo (Paul ROBERT Le Petit Robert Paris Le Robert 1987 p 1731) 2 laquo Pistachier reacutesineux [hellip] toujours vert qui donne une reacutesine dite teacutereacutebenthine de Chio raquo (op cit p 1945) 3 laquo Nommer nrsquoest plus alors seulement srsquoapproprier et savourer les mots les choses et leurs eacutetranges rapports crsquoest aussi faire advenir Nommer creacuteer raquo (Mireille SACOTTE Eacuteloges de Saint-John Perse Paris Gallimard (Foliothegraveque) 1999 p 56) 4 Ce substantif est tregraves cher agrave Saint-John Perse drsquoautant plus que nous pouvons en tirer par anagramme le nom laquo Leacuteger raquo 5 Gaston BACHELARD LrsquoAir et les Songes Paris Joseacute Corti 1943

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[hellip] homme au faucon [hellip] homme aux abeilles celui qui traicircne un aigle mort comme un faix de branchages sur ses pas (et la plume est donneacutee [hellip]) [hellip] des vers de palmes [hellip] qui porte une conque agrave son oreille [hellip] les ramasseurs de cailles1 dans les plis de terrains ceux qui reacutecoltent dans les broussailles les œufs tiqueteacutes de vert ceux qui descendent de cheval [hellip] le guerrier licencieacute qui a planteacute sa lance sur son seuil pour attacher un singe raquo Le poegravete semble ne pas avoir de preacutedilection pour une espegravece animaliegravere preacutecise eacutetant donneacute qursquoil nomme les insectes en passant par la basse-court jusqursquoaux chevaux2 Il aime tous les animaux et les considegravere comme les compagnons de lrsquohomme sur terre Contrairement aux ecirctres humains ils ne sont pas atteints du peacutecheacute originel et symbolisent donc la pureteacute absolue Comme le poegravete ils font partie drsquoune eacutelite et sont les eacutelus pour une vie laquo supeacuterieure raquo

Analysons en dernier lieu lrsquoisotopie du mineacuteral qui joue un

rocircle important dans les poegravemes persiens mecircme si les termes qui la constituent sont moins nombreux que ceux des autres champs lexicaux laquo celui qui donne agrave la terre ses faccedilons [hellip] celui qui trouve son emploi dans la contemplation drsquoune pierre verte [hellip] qui se fait sur la terre un lit de feuilles odorantes [hellip] qui pense agrave ses dessins de ceacuteramiques vertes pour des bassins drsquoeaux vives [hellip] et celui qui eacutepie le parfum de geacutenie aux cassures fraicircches de la pierre [hellip] des agates3 une pierre bleu pacircle que lrsquoon taille agrave lrsquoentreacutee des faubourgs [hellip] lrsquohomme au bacircton drsquoivoire raquo Les mineacuteraux eux aussi symbolisent la pureteacute les richesses mateacuterielles de la terre (pour les pierres preacutecieuses) et ne doivent pas faire deacutefaut dans une ville reacutecemment fondeacutee ou dans une œuvre qui vient drsquoecirctre acheveacuteehellip

1 laquo Oiseau migrateur des champs et des preacutes voisin de la perdrix raquo (Paul ROBERT Le Petit Robert Paris Le Robert 1987 p 235) 2 Rappelons qursquoagrave lrsquooccasion de son huitiegraveme anniversaire les parents drsquoAlexis Leacuteger lui ont offert un cheval Voilagrave pourquoi cet animal apparaicirct assez freacutequemment dans son œuvre 3 laquo Varieacuteteacute de calceacutedoine finement zoneacutee aux teintes nuanceacutees et contrasteacutees utiliseacutee comme pierre preacutecieuse raquo (op cit p 35)

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Nous voyons que les isotopies forment un veacuteritable laquo texte raquo

dans le sens eacutetymologique du terme1 sur lequel sont eacuterigeacutees la ville et la poeacutesie

Les figures de style A part les solides bases que constitue le reacuteseau drsquoisotopies

lucidement eacutetabli Saint-John Perse utilise souvent des figures de rheacutetorique qui lui permettent de souligner stylistiquement les ideacutees centrales du texte

Dans un premier temps il nous est possible de deacutenicher des

anaphores2 dans lrsquoextrait du Chant X drsquoAnabase que nous propose Litteacuterature XXe siegravecle laquo celui qui taille un vecirctement de cuir [hellip] celui qui donne agrave la terre ses faccedilons [hellip] celui qui tire son plaisir du timbre de sa voix celui qui trouve son emploi [hellip] et celui qui a fait des voyages [hellip] celui qui a des vues sur lrsquoemploi drsquoune calebasse celui qui traicircne un aigle mort [hellip] celui qui reacutecolte le pollen [hellip] celui qui mange des beignets [hellip] celui qui aime le goucirct de lrsquoestragon celui qui recircve drsquoun poivron ou bien encore celui qui macircche drsquoune gomme fossile [hellip] et celui qui eacutepie le parfum [hellip] celui qui pense aux corps de femme [hellip] celui qui voit son acircme au reflet drsquoune lame raquo etc Cette extraposition du pronom laquo celui qui raquo met en eacutevidence les multiples meacutetiers arts et occupations si diffeacuterents soient-ils que lrsquoon peut trouver dans la nouvelle ville fondeacutee par le Conteur De mecircme le pronom relatif laquo qui raquo dans sa forme simple surgit agrave plusieurs reprises laquo qui fait brucircler [hellip] qui se fait sur la terre [hellip] qui srsquoy couche et repose qui pense agrave des dessins [hellip] qui a veacutecu dans un pays de grandes pluies qui joue aux deacutes [hellip] ou qui a deacuteployeacute sur le sol [hellip]

1 Le verbe latin laquo texere raquo signifie laquo tisser raquo Il y a donc lrsquoideacutee drsquoun veacuteritable filet 2 laquo Reacutepeacutetition du mecircme mot en tecircte de phrase ou des membres de phrase raquo (Bernard DUPRIEZ Gradus ndash Les proceacutedeacutes litteacuteraires (Dictionnaire) Paris Eacuteditions 1018 1984 p 46)

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qui porte une conque raquo etc Lrsquoexplication de lrsquoemploi de cette anaphore est la mecircme que celle que nous avons donneacutee pour la reacutepeacutetition de laquo celui qui raquo donc la mise en relief Par ailleurs la juxtaposition des diffeacuterentes occupations nrsquoest faite selon aucune suite logique le poegravete met cocircte agrave cocircte les meacutetiers les plus divers pour souligner le caractegravere polyvalent de la nouvelle ville

Un autre proceacutedeacute stylistique que lrsquoon retrouve presque dans

chaque vers de ce poegraveme est lrsquoellipse1 Qursquoil srsquoagisse de la suppression du verbe (laquo toutes sortes drsquohommes dans leurs voies et faccedilons mangeurs drsquoinsectes de fruits drsquoeau [hellip] homme au faucon homme agrave la flucircte homme aux abeilles [hellip] raquo) ou du sujet (laquo et fait sceller aux carrefours de tregraves grands bols de bronze pour la soif [hellip] raquo) il y a maints bouts de phrases (lrsquoextrait entier est composeacute drsquoune tregraves longue phrase) dans le passage en question qui sont incomplets Cela provoque que le rythme est beaucoup plus rapide2

Lrsquoambiguiumlteacute est une autre figure de rheacutetorique qui apparaicirct

freacutequemment dans lrsquoœuvre de Saint-John Perse Le but en est de rendre la lecture plus difficile et de permettre plusieurs pistes de lecture3 Un lecteur presseacute pourrait reprocher au poegravete drsquoecirctre parfois trop eacutequivoque ce qui exige naturellement une eacutetude beaucoup plus deacutetailleacutee et complexe Mais nrsquoest-ce pas preacuteciseacutement le mystegravere voire lrsquoeacutenigme de certains passages qui procurent agrave la creacuteation litteacuteraire son charme Voici quelques passages qui nous mettent en preacutesence drsquoune ambiguiumlteacute apparente laquo et lrsquohomme de nul meacutetier raquo faut-il entendre par lagrave un homme qui nrsquoexerce aucun laquo meacutetier raquo reacutemuneacutereacute (mais qui peut bien ecirctre artiste ou avoir drsquoautres talents) ou quelqursquoun qui ne fait

1 laquo Suppression de mots qui seraient neacutecessaires agrave la pleacutenitude de la construction mais que ceux qui sont exprimeacutes font assez entendre pour qursquoil ne reste ni obscuriteacute ni incertitude raquo (op cit p 173) 2 Nous reviendrons en deacutetail sur les questions de rythme 3 Anabase est le poegraveme ougrave lrsquoon trouve le plus grand nombre de passages ambigus Beaucoup drsquoouvrages et de thegraveses dans lesquels on trouve parfois des interpreacutetations tregraves diffeacuterentes les unes des autres ont eacuteteacute consacreacutes agrave cette œuvre

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rien du tout Qursquoen est-il de la phrase laquo celui qui donne agrave la terre ses faccedilons raquo srsquoagit-il drsquoun artiste qui modegravele la terre (crsquoest-agrave-dire lrsquoargile) ou est-ce le Creacuteateur de la terre (Dieu) ou encore le Fondateur de la nouvelle ville (le Conqueacuterant ou Conteur) A notre avis il est plutocirct question du potier mais drsquoautres interpreacutetations ne sont pas agrave exclure

Relevons encore quelques meacutetaphores1 et surtout la valeur

meacutetaphorique des couleurs qui jouent un rocircle preacutepondeacuterant dans la poeacutesie persienne Il y a drsquoabord la couleur verte qui apparaicirct agrave trois reprises laquo celui qui trouve son emploi dans la contemplation drsquoune pierre verte [hellip] qui pense agrave des dessins de ceacuteramiques vertes pour des bassins drsquoeaux vives [hellip] ceux qui reacutecoltent dans les broussailles les œufs tiqueteacutes de vert raquo Chez Saint-John Perse le vert laquo est lieacute agrave une notion drsquoexcellence pureteacute bonheur pleacutenitude [hellip] raquo2 Si dans Eacuteloges la couleur verte est mise en relation soit avec la nature soit avec lrsquoaube3 dans le preacutesent extrait du Chant X drsquoAnabase elle se rapporte au mineacuteral ou agrave la sculpture Cela montre qursquoil y a pureteacute au niveau de la nouvelle ville (construite en pierres) ainsi qursquoau niveau de lrsquoart laquo Le vert reste lieacute agrave lrsquoexcellence et agrave la pleacutenitude [hellip] agrave la pierre que lrsquoon contemple raquo4

Au vert srsquoajoute la couleur jaune dont nous ne notons qursquoun

seule occurrence laquo et mon plaisir dit-il est dans cette couleur jaune raquo Le jaune deacutesigne la couleur du pollen reacutecolteacute dans laquo un vaisseau de bois raquo Selon Yves-Alain Favre laquo il est signe de lumiegravere et drsquoabondance souvent il srsquoidentifie agrave lrsquoor avec lequel on fabrique plats et ustensiles preacutecieux avec lequel on fait la monnaie par lagrave il marque la puissance et la domination et il se

1 laquo Crsquoest le plus eacutelaboreacute des tropes [hellip] car le passage drsquoun sens agrave lrsquoautre a lieu par une opeacuteration personnelle fondeacutee sur une impression ou une interpreacutetation et celle-ci demande agrave ecirctre trouveacutee sinon reveacutecue par le lecteur raquo (op cit p 286) 2 Yves-Alain FAVRE Saint-John Perse le langage et le sacreacute Paris Joseacute Corti 1977 p 88 3 laquo Aube verte raquo 4 op cit pp 88-89

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trouve apporter le bonheur et le contentement [hellip] il est lieacute aussi agrave lrsquoideacutee drsquoimmortaliteacute et de peacuterenniteacute raquo1 Immortaliteacute et peacuterenniteacute voilagrave deux termes que Saint-John Perse appreacutecie beaucoup et qui reacutesument lrsquoobjectif de sa poeacutesie faire en sorte qursquoil devienne eacuteternel

Eacutevoquons en dernier lieu la preacutesence drsquoune veacuteritable

synestheacutesie2 dans le sens baudelairien du terme En tant que grand amateur de la poeacutesie de Baudelaire Saint-John Perse met en relation diffeacuterentes sensations pour illustrer la varieacuteteacute des meacutetiers arts et occupations qui se concentrent dans la nouvelle ville On trouve drsquoabord la vue (laquo celui qui voit son acircme au reflet drsquoune lame raquo) puis le goucirct (laquo goucirct de lrsquoestragon raquo) le sens auditif (laquo qui porte une conque agrave son oreille raquo) lrsquoodorat (laquo et celui qui eacutepie le parfum de geacutenie aux cassures fraicircches de la pierre raquo) et finalement le toucher (laquo les ramasseurs de cailles raquo laquo ceux qui descendent de cheval pour ramasser des choses raquo) Nous voilagrave assez proche du jeu des sensations tel que nous le preacutesente le poegravete du XIXe siegravecle Neacuteanmoins Saint-John Perse ajoute une autre capaciteacute propre agrave lrsquohomme que nous classerons parmi les sensations et qui forme un espegravece de laquo sixiegraveme sens raquo la reacuteflexion laquo celui qui pense au corps de femme [hellip] lrsquohomme verseacute dans les sciences dans lrsquoonomastique raquo Il nrsquoest pas eacutetonnant que le poegravete ait introduit la faculteacute de penser dans lrsquoeacutechantillon des occupations en tant que licencieacute en philosophie il srsquoest toujours inteacuteresseacute aux capaciteacutes intellectuelles de lrsquohomme

On pourrait continuer lrsquoeacutetude des figures de style employeacutees

dans le preacutesent extrait mais nous nous arrecirctons agrave cet endroit pour ne pas accroicirctre deacutemesureacutement notre analyse

1 Ibidem 2 laquo Trouble de la perception sensorielle caracteacuteriseacutee par la perception drsquoune sensation suppleacutementaire agrave celle perccedilue normalement dans une autre reacutegion du corps ou concernant un autre domaine sensoriel raquo (Paul ROBERT Le Petit Robert Paris Le Robert 1987 p 1907)

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Le rythme

Les questions de rythme dans lrsquoœuvre persienne sont tregraves

deacutelicates agrave traiter Il faut drsquoabord preacuteciser qursquoil srsquoagit toujours chez Saint-John Perse de poegravemes en versets1 et non pas en prose Le lecteur trouvera diffeacuterents types de vers dans le passage drsquoAnabase que propose Litteacuterature XXe siegravecle dont nous ne citons que quelques exemples Cela commence par lrsquointerjection monosyllabique laquo Ha raquo qui surgit agrave deux reprises (dans la premiegravere ligne et dans la quatriegraveme avant la fin) Elle marque la vitaliteacute du texte et le caractegravere grandiose de la nouvelle ville

Suit un alexandrin laquo toutes sortes drsquohommes dans leurs voies et faccedilons raquo (2424) Prenons quelques autres vers du mecircme type avant de passer agrave lrsquoexplication de la valeur du vers dodeacutecasyllabique laquo qui a veacutecu dans un pays de grandes pluies raquo

(33 33) laquo celui qui voit son acircm(e) au reflet drsquoune lam(e) raquo

(33 24) laquo le Conteur qui prend plac(e) au pied du teacutereacutebinth(e) raquo

(24 6)

En somme lrsquoalexandrin est le vers qui est utiliseacute pour deacutecrire

1 laquo Depuis le deacutebut du XXe siegravecle [le verset] est employeacute pour deacutesigner dans certains textes poeacutetiques des ensembles qui excegravedent la mesure du vers et peuvent mecircme compter plusieurs lignes jusqursquoau paragraphe entier Un verset commence presque toujours par un alineacutea comme un paragraphe cependant il peut arriver qursquoil deacutebute contre la marge gauche et se poursuive ensuite par des retraits degraves la deuxiegraveme ligne raquo (Michegravele AQUIEN amp Georges MOLINIEacute Dictionnaire de rheacutetorique et de poeacutetique Paris Livre de Poche (coll laquo Encyclopeacutedies drsquoaujourdrsquohui raquo) 1999 p 727)

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les scegravenes avec une certaine splendeur et majesteacute Crsquoest le cas pour les exemples que nous venons de citer ougrave ce sont les hommes les pluies lrsquoacircme ou le Conteur qui sont valoriseacutes positivement Certes la reacutepartition des coupes nrsquoest pas toujours identique pour chaque alexandrin mais de faccedilon geacuteneacuterale ce vers souligne la grandeur des hommes ou des objets dont il fait lrsquoeacuteloge

A certains endroits le rythme se trouve acceacuteleacutereacute par des

seacutequences tri- ou quadrisyllabiques telles que laquo mangeurs drsquoinsectes raquo (4) laquo de fruits drsquoeau raquo (3) laquo porteurs drsquoemplacirctres raquo (4) laquo de richesses raquo (3) laquo le peacuteager raquo (4) laquo le forgeron raquo (4) laquo marchands de sucre raquo (4) etc Ces uniteacutes rythmiques courtes paires et impaires meacutelangeacutees illustrent la panoplie des meacutetiers dans la nouvelle agglomeacuteration et la rapiditeacute avec laquelle cette derniegravere a eacuteteacute creacuteeacutee

Drsquoautres types de vers comme des octosyllabes et des

deacutecasyllabes sont eacutegalement repeacuterables dans lrsquoextrait en question Cependant ils renvoient tous agrave la mecircme ideacutee centrale pluraliteacute des occupations et majesteacute du Fondateur de la ville Inutile donc de les citer Lrsquoimage du Conteur

Dans ce dernier point de notre analyse nous examinerons de plus pregraves lrsquoimage du Conteur dans lrsquoextrait du Chant X Qui est-ce et pourquoi nrsquoest-il citeacute qursquoagrave la fin Comme nous lrsquoavons signaleacute dans lrsquointroduction il apparaicirct sous diffeacuterentes formes au fil drsquoAnabase Il est agrave la fois le Conqueacuterant le Fondateur lrsquoEtranger1 le Conteur etc Ne fait-il pas songer en quelque sorte agrave Alexandre le Grand2 A lrsquoinstar de ce grand conqueacuterant Saint-John Perse a

1 Ce terme est cher agrave Saint-John Perse 2 A noter le jeu de mots entre Alexis Leacuteger qui devient par anagramme ALEX[andre] LE G[rand] auquel il srsquoest souvent compareacute Par ailleurs crsquoest une justification de plus pour le choix de lrsquoalexandrin

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lui aussi conquis une nouvelle terre sa poeacutesie Il a deacutecouvert sa vraie identiteacute dans ses œuvres gracircce agrave une laquo anabase raquo vers lrsquointeacuterieur de son esprit

On pourrait se demander pourquoi il est question drsquoun

laquo Conteur raquo dans cet extrait et non pas drsquoun prince ou drsquoun conqueacuterant La reacuteponse est simple la terre qursquoil a conquise nrsquoest que fictive elle symbolise le territoire poeacutetique persien dans sa plus pure essence Cet endroit existe seulement parce qursquoil nous est deacutecrit par lrsquoauteur Le poegravete est ce Conteur qui une fois lrsquoœuvre acheveacutee peut se reposer sous le teacutereacutebinthe et admirer sa creacuteation

Il reste une chose agrave expliquer lrsquoapparition du Conteur agrave la fin

de lrsquoextrait Nous sommes en preacutesence drsquoun texte savamment organiseacute qui ne laisse rien au hasard Si le personnage principal ne surgit qursquoagrave la fin cela a une raison preacutecise le passage entier repose sur une construction en crescendo commenccedilant par les ecirctres les plus banaux (laquo mangeurs drsquoinsectes raquo) en passant par la noblesse (laquo homme au faucon raquo) pour aboutir au grand Conteur dont lrsquoarriveacutee majestueuse est comparable agrave lrsquoeacutetincellement de lrsquoeacutetoile la plus luisante sur la voucircte ceacuteleste Il constitue le faicircte de la creacuteation Aussi nrsquoest-il citeacute qursquoen dernier lieu une fois que toutes les banaliteacutes de lrsquoincipit sont passeacutees par profits et pertes Ce qui subsiste crsquoest la pureteacute absoluehellip Conclusion

Dans lrsquoextrait du Chant X drsquoAnabase que nous trouvons dans lrsquoanthologie Litteacuterature XXe siegravecle le poegravete nous relate les difficulteacutes qursquoil a connues pour trouver sa vraie identiteacute La nouvelle ville qursquoil a fondeacutee est devenue le symbole-mecircme de la creacuteation poeacutetique La polyvalence de cette terre et les durs efforts qursquoil a

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ducirc produire avant de pouvoir se reposer sont mis en œuvre par une large palette de proceacutedeacutes et drsquoimages faisant de la quecircte de soi-mecircme une creacuteation litteacuteraire eacutelaboreacutee agrave valeur drsquoun veacuteritable chef-drsquoœuvre Anabase est lrsquoeacutepopeacutee drsquoun Conqueacuterant-poegravete dont le territoire occupeacute est la litteacuterature le seul moyen drsquoeacutechapper agrave lrsquooubli une fois que lrsquoon est mort Laissons une derniegravere fois la parole au poegravete qui reacutesume lrsquoobjectif rechercheacute dans sa creacuteation laquo Et nos poegravemes encore srsquoen iront sur la route des hommes portant semence et fruit dans la ligneacutee des hommes drsquoun autre acircge raquo1

1 SAINT-JOHN PERSE Vents Paris Gallimard (coll laquo PoeacutesieGallimard raquo) 1960

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Saint-John Perse laquo Le Mur raquo

Le pan de mur est en face pour conjurer le cercle de ton recircve

Mais lrsquoimage pousse son cri La tecircte contre une oreille du fauteuil gras tu

eacuteprouves tes dents avec ta langue le goucirct des graisses et des sauces infecte tes gencives

Et tu songes aux nueacutees pures sur ton icircle quand lrsquoaube verte srsquoeacutelucide au sein des eaux mysteacuterieuses

hellip Crsquoest la sueur des recircves en exil le suint amer des plantes agrave siliques lrsquoacirccre insinuation des mangliers char- nus et lrsquoacide bonheur drsquoune substance noire dans les gousses

Crsquoest le miel fauve des fourmis dans les galeries de lrsquoarbre mort

Crsquoest un goucirct de fruit vert dont surit lrsquoaube que tu bois lrsquoair laiteux enrichi du sel des alizeacuteshellip

Joie ocirc joie deacutelieacutee dans les hauteurs du ciel Les toiles pures resplendissent les parvis invisibles sont semeacutes drsquoherbages et les vertes deacutelices du sol se peignent au siegravecle drsquoun long jourhellip1

1 SAINT-JOHN PERSE Œuvres complegravetes Paris Gallimard (Bibliothegraveque de la Pleacuteiade) 1982 p 12

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LECTURE DU POEgraveME

Ce poegraveme dont le titre initial eacutetait laquo Association raquo et qui a subi beaucoup de modifications depuis lrsquoeacutebauche agrave la version deacutefinitive nous preacutesente le poegravete en train de recircver de son icircle natale qursquoest la Guadeloupe Si la premiegravere version drsquo laquo Association raquo fait preuve drsquoimages religieuses laquo Le Mur raquo met plutocirct lrsquoaccent sur la distance entre les Antilles et Bordeaux

Dans le premier vers Saint-John Perse nous montre une sorte

de laquo mur raquo imaginaire qui se situe entre la Guadeloupe et la ville franccedilaise

laquo Le pan de mur est en face pour conjurer le cercle de ton recircve raquo (v 1-2)

On a lrsquoimpression qursquoil y a une frontiegravere mateacuterielle (un

laquo mur raquo) entre le pays drsquoorigine du poegravete et son seacutejour actuel Lrsquoeacutecrivain srsquoadresse au recircvant agrave la deuxiegraveme personne (laquo ton recircve raquo) parle-t-il agrave son autre MOI ou est-ce tout simplement une faccedilon de preacuteciser la diffeacuterence entre la reacutealiteacute et le recircve A premiegravere vue ce laquo pan de mur raquo paraicirct infranchissable eacutetant donneacute qursquoil deacutetourne le laquo cercle raquo du recircve de la personne endormie Le substantif laquo cercle raquo ne fait-il pas songer au rayon drsquoaction drsquoun navire Une fois le point de non retour atteint il est impossible drsquoaller plus loin Neacuteanmoins peut-il y avoir une frontiegravere dans un recircve

Le troisiegraveme vers legraveve le voile sur ce mystegravere

laquo Mais lrsquoimage pousse son cri raquo (v3)

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Le souvenir des icircles est tellement fort qursquoil entend leur laquo cri raquo

mecircme agrave travers le mur la Caraiumlbe personnifieacutee invite le poegravete agrave traverser cette frontiegravere et agrave retourner au paradis antillais

Eacutepris par la nostalgie Alexis Leacuteger nrsquoa pas manqueacute de deacutecrire

le recircveur

laquo La tecircte contre une oreille du fauteuil gras tu eacuteprouves tes dents avec ta langue le goucirct des graisses et des sauces infecte tes gencives raquo (v4-6)

Installeacute dans son fauteuil le poegravete srsquoest calmement endormi

Neacuteanmoins il y a une image neacutegative qui apparaicirct ses gencives sont irriteacutees par le laquo goucirct des graisses et des sauces raquo mecircme si le protagoniste de cette poeacutesie essaie agrave tout prix de songer aux paysages paradisiaques de la Guadeloupe il garde toujours ce goucirct amer de la vie urbaine dans la bouche En drsquoautres termes il nrsquoarrive pas encore agrave franchir complegravetement le seuil de lrsquoidylle de ses songes Il y a une sorte de laquo mur raquo entre les mondes onirique et reacuteel Pour le poegravete la situation ideacuteale serait de se trouver dans lrsquoicircle Or les Antilles sont tregraves eacuteloigneacutees de Bordeaux et la seule chose que Saint-John Perse puisse faire crsquoest recircver

Le deacutesir de se rappeler son enfance eacutetant tellement fort

Alexis Leacuteger parvient finalement agrave transpercer le mur et agrave songer aux paysages lointains

laquo Et tu songes aux nueacutees pures sur ton icircle quand lrsquoaube verte srsquoeacutelucide au sein des eaux mysteacuterieuses raquo (v7-8)

Les laquo nueacutees pures raquo ne symbolisent-elles pas la pureteacute et

lrsquoinnocence qui regravegnent au paradis Sans doute les icircles repreacutesentent pour le poegravete lrsquoEacuteden auquel il a eacuteteacute arracheacute Lrsquoenfance est mentionneacutee agrave travers lrsquolaquo aube verte raquo Saint-Leacuteger Leacuteger utilise souvent cette meacutetaphore pour parler de

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lrsquoenfance respectivement le creacutepuscule pour eacutevoquer le treacutepas Le fait que lrsquoaube soit verte suggegravere probablement la pureteacute de lrsquoenfant qui vient au monde et qui doit faire ses propres expeacuteriences comme par exemple deacutecouvrir les laquo eaux mysteacuterieuses raquo qui entourent lrsquoicircle Pour un nouveau-neacute tout ce qursquoil ne connaicirct pas lui paraicirct mysteacuterieux

Suit une eacutenumeacuteration de plantes tropicales

laquo hellip Crsquoest la sueur des segraveves en exil le suint amer des plantes agrave siliques lrsquoacirccre insinuation des mangliers charnus et lrsquoacide bonheur drsquoune substance noire dans les gousses raquo (v9-12)

Ce vocabulaire speacutecialiseacute ne fait-il pas preuve du goucirct

prononceacute de Saint-Leacuteger Leacuteger pour les plantes exotiques Les trois points de suspension en tecircte du vers 9 nous laissent le temps drsquoimaginer les paysages paradisiaques tels qursquoils existent aux Antilles Ces descriptions exactes des plantes exotiques (laquo sueur des segraveves en exil raquo laquo suint amer des plantes agrave siliques raquo etc) montrent que les souvenirs de lrsquoeacutecrivain en rapport avec son icircle natale sont tregraves deacutetailleacutes il nrsquoy a que des affirmations pas de questions ni de mots indiquant un certain doute On a lrsquoimpression qursquoAlexis Leacuteger a quitteacute la Guadeloupe le jour mecircme ougrave il a eacutecrit ces vers

A cocircteacute de ces souvenirs heureux le lecteur est eacutegalement

confronteacute agrave des images plus pessimistes qui deacutecrivent lrsquoeacutetat drsquoacircme actuel de lrsquoeacutecrivain

laquo Crsquoest le miel fauve des fourmis dans les galeries de lrsquoarbre mort raquo (v13-14)

Le laquo miel fauve des fourmis raquo ne renvoie-t-il pas agrave la multitude

drsquoinsectes qursquoil y a dans cet arbre mort Nous sommes en preacutesence drsquoun contraste entre la vie (laquo fourmis raquo) et la mort (laquo arbre mort raquo) il se peut que les animaux deacutesignent les vives

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reacuteminiscences que le poegravete a gardeacutees de son enfance et que lrsquolaquo arbre mort raquo soit le symbole du deacutepart de la Caraiumlbe en direction de Pau On pense au fameux sonnet de Du Bellay laquo Qui a vu quelquefois un grand checircne asseacutecheacute raquo (Antiquiteacutes de Rome sonnet XXVIII) ougrave lrsquoarbre symbolise les ruines de la Rome antique Certes dans laquo Le Mur raquo il nrsquoest pas question de ruines mais le fait que la plante morte soit associeacutee agrave la perte drsquoune icircle laquo veacuteneacutereacutee raquo fait pourtant songer agrave lrsquoœuvre du poegravete du XVIe siegravecle Lrsquoimage du miel est particuliegraverement bien choisie car cette substance gluante illustre la faccedilon dont Saint-Leacuteger Leacuteger est attacheacute agrave la vie insulaire

laquo Crsquoest un goucirct de fruit vert dont surit lrsquoaube que tu bois lrsquoair laiteux enrichi du sel des alizeacuteshellip raquo (v15-16)

Le poegravete a lrsquoimpression que lrsquoaube est devenue aigre (laquo dont

surit lrsquoaube raquo) agrave lrsquoinstar drsquoun fruit qui nrsquoest pas encore mucircr le fait de songer agrave la Caraiumlbe fait souffrir Saint-John Perse et le plonge dans un sentiment de meacutelancolie En mecircme temps il imagine que les alizeacutes apportent un air laquo laiteux raquo qui est laquo enrichi de sel raquo Lrsquoadjectif laquo laiteux raquo ne rappelle-t-il pas la jeune enfance du poegravete crsquoest-agrave-dire lrsquoeacutepoque ougrave il eacutetait nourri par sa megravere Le sel qui est contenu dans lrsquoair provient de la mer qui entoure les icircles Nous voilagrave en preacutesence drsquoune sorte de synestheacutesie de mecircme que dans laquo Correspondances raquo de Baudelaire nous trouvons dans ce poegraveme le sens auditif (laquo lrsquoimage pousse son cri raquo) le toucher (laquo tu eacuteprouves tes dents avec ta langue raquo) la vue (laquo lrsquoaube verte srsquoeacutelucide raquo) le goucirct (laquo acide raquo laquo amer raquo laquo surit raquo laquo sel raquo) et lrsquoodorat (laquo sueur raquo)

De nouveau les trois points de suspension permettent au

lecteur de se repreacutesenter mentalement la scegravene on a lrsquoimpression de voir le poegravete goucircter le fruit vert et le sel des alizeacutes

Dans les quatre derniers vers Saint-Leacuteger Leacuteger se souvient

qursquoil est toujours agrave Bordeaux Aussi legraveve-t-il les yeux et crie

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laquo Joie ocirc joie deacutelieacutee dans les hauteurs du ciel Les toiles pures resplendissent les parvis invisibles sont semeacutes drsquoherbages et les vertes deacutelices du sol se peignent au siegravecle drsquoun long jourhellip raquo (v17-20)

En pensant aux Antilles le poegravete eacuteprouve une grande joie qui

semble venir du ciel peut-ecirctre ce plaisir est-il lieacute au vent qui megravene le navire (laquo toiles raquo1) vers le pays deacutesireacute

Quant aux laquo parvis invisibles semeacutes drsquoherbages2 vertes raquo il

doit srsquoagir drsquoune allusion agrave la proprieacuteteacute priveacutee des Leacuteger aux icircles les herbes ont pousseacute et il nrsquoy a plus personne pour les couper ndash la famille du poegravete srsquoeacutetant installeacutee agrave Pau Lrsquoinvisibiliteacute de ces parvis ne symbolise-t-elle pas la grande distance entre les Antilles et le sud de la France

Saint-John Perse ne se contente pas de mentionner la maison

et le jardin il nous donne eacutegalement des preacutecisions sur lrsquoeacutetat actuel des plantations laquo les verts deacutelices du sol se peignent au siegravecle drsquoun long jourhellip raquo Ces laquo vertes deacutelices raquo renvoient probablement aux plantes de tabac de cacao3 de cafeacute et de canne agrave sucre qui constituent la partie majeure de la culture agraire agrave la Caraiumlbe Malheureusement la famille du poegravete ne peut plus cultiver ces moissons sur les plantations car elle a quitteacute deacutefinitivement ses terres Au moment ougrave Saint-John Perse eacutecrit ce poegraveme il ignore srsquoil retournera un jour en Guadeloupe Cette incertitude est peut-ecirctre suggeacutereacutee agrave travers les trois points de suspension agrave la fin du poegraveme

Ajoutons en guise de conclusion que laquo Le Mur raquo est un

poegraveme composeacute de souvenirs et de sensations qui permettent agrave

1 Il srsquoagit drsquoune synecdoque laquo Trope qui permet de deacutesigner qqch par un terme dont le sens inclut celui du terme propre ou est inclus par lui raquo (Bernard DUPRIEZ Gradus ndash Les proceacutedeacutes litteacuteraires (Dictionnaire) Paris Eacuteditions 1018 1984) 2 En geacuteneacuteral les laquo herbages raquo deacutesignent non pas le gazon devant une maison mais lrsquoherbe des preacutes 3 Mentionneacute dans laquo Eacutecrit sur la porte raquo en traduction creacuteole kako

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lrsquoeacutecrivain de retrouver agrave lrsquoinstar de Marcel Proust le laquo temps perdu raquo Nous avons remarqueacute que lrsquoadjectif laquo vert raquo et le substantif laquo aube raquo apparaissent agrave plusieurs reprises Alexis Leacuteger a souvent recours agrave ces deux meacutetaphores pour parler de son enfance Il srsquoagit drsquoune caracteacuteristique typiquement persienne Les descriptions exactes du milieu floral plongent le lecteur dans lrsquounivers paradisiaque dont recircve le poegravete Ce sont agrave la fois les nombreuses images et le savoir scientifique de Saint-Leacuteger Leacuteger qui font de cette poeacutesie un veacuteritable chef-drsquoœuvre litteacuteraire

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Charles Sorel Polygraphe1 et poegravete2 de romans comiques

Aperccedilu bio-bibliographique

Charles Sorel Sieur de Souvigny fils drsquoun procureur est neacute agrave Paris vers 1600 Il fait de solides eacutetudes qui une fois acheveacutees le megravenent vers la carriegravere litteacuteraire Son goucirct prononceacute pour les lettres favorise la rencontre avec Theacuteophile de Viau3 Saint-Amant4 et Boisrobert5 Divers romans sentimentaux et nouvelles sont dus agrave sa plume mais son succegraves qui repose en partie sur un scandale nrsquoatteint son apogeacutee qursquoapregraves la publication de lrsquoHistoire comique de Francion (1623) Le roman sera augmenteacute de faccedilon continuelle dans les anneacutees qui suivent sa premiegravere publication Cependant lrsquoauteur atteacutenue progressivement les deacutetails les plus provocateurs

Son premier emploi est celui de secreacutetaire du comte de

Cramail puis du comte de Marcilly et finalement du comte de Baradaz En 1635 il devient historiographe du roi Il faut preacuteciser que Sorel nrsquoabandonne jamais la litteacuterature de fiction Cependant il se voit deacutetourneacute de cette vocation eacutetant donneacute que son Polyandre (1648) tableau satirique de la bourgeoisie parisienne qui constitue

1 Ce substantif vient du grec πολλά (beaucoup) et de γράϕειν (eacutecrire) Il deacutesigne une personne qui eacutecrit beaucoup et sur divers sujets 2 Le substantif laquo poegravete raquo est agrave prendre dans son sens eacutetymologique il deacuterive du grec ποιητής qui signifie laquo celui qui composecreacutee raquo 3 Poegravete franccedilais (1590-1626) contemporain de Malherbe qui fut reacutehabiliteacute par les romantiques 4 Poegravete (1594-1661) dont lrsquoœuvre reflegravete agrave la perfection lrsquoestheacutetique baroque 5 Poegravete et dramaturge franccedilais (1592-1662) favori de Richelieu lrsquoun des fondateurs et des premiers membres de lrsquoAcadeacutemie franccedilaise

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une tentative de roman drsquoune forme nouvelle nrsquoa pas eacuteteacute compris par les lecteurs du temps et a ainsi eacuteteacute voueacute agrave lrsquoeacutechec

Quelques anneacutees apregraves cette deacuteception il se consacre aux

eacutetudes morales agrave la critique litteacuteraire et surtout agrave des laquo travaux pionniers dans le domaine de la bibliographie et de lrsquohistoire litteacuteraire raquo1 En mecircme temps il reacutedige une parodie de lrsquoAstreacutee drsquoHonoreacute drsquoUrfeacute en ridiculisant les poncifs ainsi que les excegraves du genre romanesque aristocratique pastoral et preacutecieux crsquoest le Berger extravagant (1627) Sa querelle avec Furetiegravere2 portant sur la Nouvelle alleacutegorique vaudra agrave ce dernier le nom de laquo Charoselles raquo dans le Roman bourgeois (1666) de Sorel

Lrsquoauteur du Francion preacutetend descendre des anciens rois

drsquoAngleterre comme il lrsquoexpose dans La Solitude et lrsquoamour philosophique de Cleacuteomegravede Plusieurs de ses ouvrages sont signeacutes du surnom laquo De lrsquoIsle raquo ou laquo Des Isles raquo qui rappelle les origines de sa famille Nous trouvons une allusion de ce nom dans lrsquoEacutecole des Femmes de Moliegravere

Je sais un paysan qursquoon appelait Gros-Pierre Qui nrsquoayant pour tout bien qursquoun seul quartier de terre Y fit tout agrave lrsquoentour faire une fosse bourbeux Et de Monsieur de lrsquoIsle en prit le nom pompeux3

A cocircteacute de ce pseudonyme Sorel en emploie encore drsquoautres

comme par exemple laquo Estor de Sorel raquo (citeacute par Olivier de la Marche)

1 Anne BERTHELOT et alii Langue et litteacuterature Anthologie Moyen Acircge XVIe ndash XVIIe ndash XVIIIe siegravecles Paris Nathan 1992 p 228 2 Furetiegravere qui preacutepare sa candidature agrave lrsquoAcadeacutemie franccedilaise propose dans sa Nouvelle alleacutegorique une sorte de catalogue des bons et mauvais eacutecrivains de son temps Sorel nrsquoaime pas lrsquoAcadeacutemie et se facircche de le voir passer agrave lrsquoennemi Certes Furetiegravere lrsquoa classeacute parmi les laquo bons eacutecrivains raquo mais il lrsquoa deacutesigneacute comme lrsquoauteur du Francion ce qui est aux yeux de Sorel une tregraves grande indiscreacutetion 3 Ces vers sont citeacutes dans lrsquoouvrage suivant Emile ROY La vie et les œuvres de Charles Sorel Sieur de Souvigny (1602-1674) Genegraveve Slatkine Reprints 1970 p 5

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Outre les œuvres deacutejagrave mentionneacutees Charles Sorel est lrsquoauteur de reacuteflexions sur le genre romanesque de son temps comme le teacutemoigne la Bibliothegraveque franccedilaise (1664-1667) ou De la connaissance des bons livres (1671) A cocircteacute de sa passion pour les lettres il se consacre au travail de lrsquohistorien Ses principaux ouvrages historiques sont lrsquoHistoire de la monarchie franccedilaise (1630) ainsi que lrsquoHistoire de la monarchie franccedilaise sous Louis XIV (1662) Dans la Science universelle (1634-1644) Sorel se montre encyclopeacutediste

Il est difficile agrave dire au juste combien drsquoœuvres Sorel a

produites Selon le Pegravere Niceron il y aurait trente-neuf ouvrages auxquels il faudrait ajouter une vingtaine de publications telles que le Jugement du Cid par un bourgeois de Paris marguillier de sa paroisse ou encore la Comeacutedie de Chansons ainsi que les Lois de la galanterie Parmi ses œuvres romanesques nous trouvons par exemple le Francion ou encore les Amours de Cleacuteageacutenor et Doristeacutee (1622) ougrave lrsquoheacuteroiumlne du roman Doristeacutee change de costume agrave travers cinq pages Soit elle inspire des laquo passions furieuses agrave tous les cavaliers de France et drsquoItalie raquo1 soit elle se deacuteguise en domestique masculin et doit reacutesister aux maicirctresses de la maison Le Palais drsquoAngeacutelie (1622 deacutedieacute agrave Madame la sœur du Roi) figure eacutegalement parmi les œuvres romanesques de Sorel Il relate lrsquohistoire de jeunes gens qui se reacuteunissent agrave la campagne pour faire de la musique et pour se raconter des contes dont chacun deacutebouche sur un rapt Crsquoest une allusion agrave la conspiration qui vise agrave enlever la sœur du Roi On trouve dans ce livre de nettes exageacuterations voulues par lrsquoauteur ce qui ne lrsquoempecircche pas drsquoecirctre un laquo curieux tableau des mœurs violentes et raffineacutees de lrsquoeacutepoque raquo2 Ces histoires ne sont pas sans nous rappeler le Deacutecameacuteron de Boccace Quant aux Nouvelles franccedilaises (1623) celles-ci ont eacuteteacute publieacutees quelques mois apregraves le Palais drsquoAngeacutelie mais elles nrsquoont pas connu le mecircme inteacuterecirct Le cadre de ce livre est Paris que Sorel qualifie de laquo plus belle ville du monde raquo La Maison

1 op cit p 35 2 op cit p 36

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des Jeux (1642) est un recueil de nouvelles qui a connu cette fois-ci davantage de succegraves Ces histoires nous ramegravenent directement agrave des comeacutedies bien connues agrave lrsquoeacutepoque Il reste encore agrave classer parmi les œuvres romanesques le Chemin de la Fortune la Vraie suite de la Polyxegravene LrsquoOrphyse de Chrysante et le Berger extravagant (1627)

Crsquoest apregraves une vieillesse relativement pauvre mais ougrave il

travaille toujours agrave la laquo connaissance des bons livres raquo que Charles Sorel srsquoeacuteteint en mars 1674

LrsquoHistoire comique de Francion (1623-1633)1

LrsquoHistoire comique de Francion est lrsquoun des plus grands succegraves litteacuteraires du XVIIe siegravecle Voici un bref reacutesumeacute drsquoune œuvre qui nrsquoa pas seulement marqueacute les lecteurs de son eacutepoque mais eacutegalement les eacutecrivains

laquo Le jeune Francion aristocrate mais pauvre parcourt la France agrave la recherche de la bonne fortune Francion raconte ses aventures qui ont commenceacute par la poursuite de Laurette une jeune femme dont il est tombeacute amoureux (Livre I) Apregraves quelques eacutepisodes burlesques et le reacutecit de la vie de Laurette (Livre II) Francion qursquoun gentilhomme a recueilli dans son chacircteau entreprend de raconter son enfance et son eacuteducation (Livres III et IV) le portrait du peacutedant Hortensius donne lieu agrave une veacuteritable satire de lrsquoeacuteducation Il deacutecrit ensuite les milieux de libres-penseurs qursquoil a freacutequenteacutes ce qui lui permet de deacutevelopper sa conception du laquo geacuteneacutereux raquo homme affranchi de tous les preacutejugeacutes (Livre V) ses aventures le megravenent aussi parmi la noblesse de province dont il fait un tableau amuseacute et pittoresque avant de deacutecrire les peacuteripeacuteties qui le ramegravenent agrave la cour du roi (Livre VI) La fin de cette premiegravere partie culmine avec la

1 Pour faire la preacutesentation du Francion nous nous sommes baseacute sur lrsquoouvrage drsquoEmile ROY La vie et les œuvres de Charles Sorel Sieur de Souvigny (1602-1674) Genegraveve Slatkine Reprints 1970 ainsi que sur celui de Herveacute-D BEacuteCHADE Les romans comiques de Charles Sorel Fiction narrative langue et langages Genegraveve Droz 1981

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description de la vie libertine et deacutebaucheacutee que megravenent Francion et ses amis dans le chacircteau du gentilhomme Raymond (Livre VII) raquo1

Le Francion est agrave la fois un roman drsquoapprentissage dans lequel Sorel fait beaucoup drsquoallusions agrave sa famille agrave sa fortune et agrave ses ancecirctres Crsquoest un trait de caractegravere de cet eacutecrivain du XVIIe siegravecle Cependant nous y trouvons aussi des traces drsquoun roman philosophique drsquoun roman satirique ainsi que drsquoun roman critique Lrsquoensemble deacutebouche sur une sagesse pleine drsquohumour qui annonce deacutejagrave de faccedilon tregraves nette lrsquoœuvre de Moliegravere

La premiegravere eacutedition du Francion datant de 1623 et publieacutee

sans nom drsquoauteur se compose de sept livres En 1623 elle en est suivie drsquoune deuxiegraveme qui est augmenteacutee de quatre livres Ce nrsquoest qursquoen 1633 que lrsquoeacutedition deacutefinitive constitueacutee de douze livres est publieacutee sous le titre complet de La Vraye Histoire Comique de Francion Composeacutee par Nicolas de Moulinet Sieur du Parc Gentilhomme Lorrain Amplifieacutee en plusieurs endroicts et augmenteacutee drsquoun Livre suivant les manuscripts de lrsquoAutheur Elle est preacuteceacutedeacutee de la deacutedicace laquo A Francion raquo

Selon Charles Sorel laquo [n]ous avons assez drsquohistoires tragiques

qui ne font que nous attrister Il en faut maintenant voir une qui soit toute comique raquo Le Francion premier en date des romans de mœurs franccedilais peut ecirctre consideacutereacute comme lrsquoancecirctre de lrsquoHistoire de Gil Blas de Sentillane (1715-1735) drsquoAlain Reneacute Lesage ou encore de Jacques le Fataliste et son maicirctre (1773) de Denis Diderot qui sont deux œuvres du XVIIIe siegravecle

On ne peut nier qursquoil y ait quelque rapport entre les aventures

de Francion relateacutees par le protagoniste eacuteponyme (qui est en mecircme temps narrateur intradieacutegeacutetique) et son preacutenom qui le dit laquo franc raquo crsquoest-agrave-dire laquo libre raquo Il est mecircme possible de relever

1 Anne BERTHELOT et alii Langue et litteacuterature Anthologie Moyen Acircge XVIe ndash XVIIe ndash XVIIIe siegravecles Paris Nathan 1992 p 229

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quelques traits communs entre le personnage principal du roman et lrsquoauteur lui-mecircme surtout si lrsquoon songe aux anneacutees de jeunesse de Sorel

Une autre caracteacuteristique du roman Histoire comique de Francion

est la protestation contre la litteacuterature romanesque Crsquoest une sorte de laquo revanche de lrsquoesprit gaulois sur le bel esprit raquo1 de la part de Sorel En drsquoautres termes les Preacutecieuses ont lrsquohabitude de preacutetendre qursquoelles descendent en ligne directe des rois de France Or Sorel condamne cette attitude gauloise ainsi que la falsification des origines Cela peut eacutetonner le lecteur moderne car nous savons que lrsquoauteur de la Maison des Jeux a lui-mecircme toujours preacutetendu descendre des rois drsquoAngleterre

Apregraves lrsquoeacutedition deacutefinitive du Francion Sorel srsquoest arrecircteacute

drsquoeacutecrire des ouvrages de ce genre bien que ce dernier roman comique ait connu un grand succegraves aupregraves du public franccedilais La raison de cet abandon est le nombre croissant drsquoennemis que lrsquoeacutecrivain srsquoest faits Aussi le succegraves du Francion est-il eacutetroitement lieacute au scandale En lisant la Science universelle (1635) nous avons lrsquoimpression que lrsquoeacutecrivain srsquoexcuse dans lrsquolaquo Avertissement raquo de ne plus eacutecrire des œuvres comiques

laquo Jamais les honnecirctes gens ne se scandaliseront pour voir que lrsquoon srsquoadonne agrave quelques piegraveces reacutecreacuteatives parmi des ouvrages seacuterieux Toutefois il est certain que la plupart des hommes sont si stupides qursquoils ne peuvent consideacuterer ceci et que si un brave homme a fait quelque chose de faceacutetieux ils lrsquoestiment moins qursquoun hypocrite qui fait des livres de deacutevotion pour se faire croire homme de bien et attraper des beacuteneacutefices ou qursquoun esprit vain et sot qui compose des livres de morale et de politique afin de faire lrsquohomme drsquoEtat et le personnage drsquoimportance quoique toutes ces sortes drsquoouvrages ne soient que des redites de ce qui est ailleurs et lrsquoon ne considegravere pas

1 Emile ROY La vie et les œuvres de Charles Sorel Sieur de Souvigny (1602-1674) Genegraveve Slatkine Reprints 1970 p 111

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qursquoune bonne satire valait encore bien mieux en ces temps-ci et qursquoil eacutetait bien plus malaiseacute drsquoy reacuteussir raquo1

On constate qursquoil y a plusieurs traces de colegravere dans cette

affirmation qui reacutesume la cause du deacutetournement de Sorel des romans comiques Sorel preacutecieux et eacutecrivain anti-preacutecieux

Lrsquoauteur du Berger extravagant manifeste un goucirct prononceacute pour les salons aristocratiques et les salles de theacuteacirctre Depuis son service de secreacutetaire chez le comte de Cramail Sorel est devenu tregraves galant tout en imitant le style les maniegraveres et parfois mecircme les pseudonymes tels que laquo Erophile raquo de son maicirctre Crsquoest avec un orgueil indeacuteniable qursquoil se rend dans la salle du Petit-Bourbon avec des livrets qursquoil distribue avec plaisir aux dames Cependant il ne peut srsquoempecirccher de se rire parfois inteacuterieurement des stupides questions des laquo grands seigneurs raquo Nrsquoest-ce pas deacutejagrave un trait anti-preacutecieux qui se fait remarquer chez le Sieur de Souvigny Pourtant il ne cesse de deacuteployer tous ses talents dans les reacuteunions de lrsquoaristocratie et de la riche bourgeoisie en proposant aux dames des thegraveses drsquoamour

Ce sont les brillantes relations qui ont fait de Sorel un

homme fier Il accepte mecircme lrsquoanagramme de son nom proposeacutee par son ami Guy Patin agrave savoir laquo Clarus sol ero raquo

Sorel comme un soleil en nos ans paraicirctra

Si dans sa vie priveacutee Sorel aime srsquoattribuer des qualiteacutes preacutecieuses dans son œuvre quelques indices nous prouvent plutocirct le contraire En drsquoautres termes lrsquoauteur du Francion deacutecrit

1 SOREL Avertissement de la Science universelle 1635

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souvent des scegravenes deacutegoucirctantes et macabres dans la Maison des Jeux que Moliegravere a preacutefeacutereacute laisser de cocircteacute vu que le public franccedilais ne les aurait pas supporteacutees Cela constitue bel et bien un trait anti-preacutecieux surtout si lrsquoon se rappelle qursquoune des laquo lois raquo de la preacuteciositeacute est de srsquoexprimer dans une langue soutenue et difficile drsquoaccegraves Mecircme la premiegravere eacutedition de lrsquoHistoire comique de Francion contient des jurons trop excessifs et des pages grossiegraveres comme par exemple le reacutecit du songe Somme toute lrsquoeffet du choc ainsi que la grossiegravereteacute constituent les principaux deacutefauts de lrsquoœuvre de Charles Sorel sans qursquoelle ne perde cependant de son utiliteacute ni de lrsquooriginaliteacute des teacutemoignages de lrsquoeacutepoque qui y sont exposeacutes

Un dernier exemple qui prouve que Sorel est un eacutecrivain anti-

preacutecieux est qursquoil critique dans le Berger extravagant les expressions nouvelles procircneacutees dans les milieux preacutecieux et usiteacutees par de nombreux auteurs de lrsquoeacutepoque Voici ce que Sorel pense des œuvres dues agrave leur plume

laquo Chacun demeurera drsquoaccord [hellip] que si lrsquoon voulait nrsquoecirctre pas trompeacute il serait besoin drsquoeacutetablir un censeur de livres qui ne donnacirct congeacute qursquoaux bons drsquoaller de par le monde et condamnacirct les autres agrave la poussiegravere drsquoun cabinet raquo1

Nous voyons que malgreacute sa personnaliteacute marqueacutee par le

caractegravere de la preacuteciositeacute Sorel demeure un eacutecrivain anti-preacutecieux dans ses œuvres et nrsquoheacutesite pas agrave critiquer ouvertement ses adversaires et confregraveres Conclusion

Dans la preacutesentation qui preacutecegravede nous avons vu que Sorel se distingue non seulement par le style mais eacutegalement par le contenu de ses œuvres des autres eacutecrivains du XVIIe siegravecle Srsquoil

1 op cit p 148

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preacutesente lui-mecircme des traits de caractegravere propres agrave la preacuteciositeacute il nrsquoheacutesite pas agrave condamner les attitudes des Preacutecieuses dans ses textes Lrsquoimportance de ses ouvrages se manifeste surtout par les nombreux emprunts que drsquoautres hommes de lettres ont faits agrave Sorel Le plus connu drsquoentre eux est sans doute Moliegravere qui nous deacutecrit dans les Preacutecieuses ridicules des scegravenes qui sont nettement inspireacutees par lrsquoauteur du Francion Nous pouvons mecircme preacutetendre que crsquoest gracircce aux teacutemoignages de Sorel que nous arrivons agrave mieux saisir la piegravece de Moliegravere Aussi lrsquoauteur du Berger extravagant peut-il ecirctre consideacutereacute comme lrsquoune des figures marquantes du XVIIe siegravecle mecircme srsquoil est en partie passeacute par profits et pertes dans les temps modernes

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Baudelaire laquo LrsquoHomme et la mer raquo

Homme libre toujours tu cheacuteriras la mer La mer est ton miroir tu contemples ton acircme Dans le deacuteroulement infini de sa lame Et ton esprit nrsquoest pas un gouffre moins amer Tu te plais agrave plonger au sein de ton image Tu lrsquoembrasses des yeux et des bras et ton cœur Se distrait quelquefois de sa propre rumeur Au bruit de cette plainte indomptable et sauvage Vous ecirctes tous les deux teacuteneacutebreux et discrets Homme nul nrsquoa sondeacute le fond de tes abicircmes O mer nul ne connaicirct tes richesses intimes Tant vous ecirctes jaloux de garder vos secrets Et cependant voilagrave des siegravecles innombrables Que vous vous combattez sans pitieacute ni remord Tellement vous aimez le carnage et la mort O lutteurs eacuteternels ocirc fregraveres implacables 1

Les Fleurs du Mal - XIV

1 BAUDELAIRE Œuvres complegravetes Paris Gallimard (Bibliothegraveque de la Pleacuteiade) 1975 t 1 p 19

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APPLICATION DE LA MEacuteTHODE JAKOBSONIENNE

Introduction

Le poegraveme laquo LrsquoHomme et la mer raquo publieacute pour la premiegravere fois en octobre 1852 dans la Revue de Paris (RP) se situe dans la partie intituleacutee laquo Spleen et Ideacutealndash Le cycle de la poeacutesie et de la beauteacute raquo qui constitue le deacutebut des Fleurs du Mal1 Le titre initial ayant eacuteteacute laquo LrsquoHomme libre et la mer raquo cette poeacutesie agrave thegraveme romantique met lrsquoaccent sur les correspondances Baudelaire y ajoute lrsquoaffrontement fraternel dans la derniegravere strophe

On pourrait reprocher agrave la preacutesente eacutetude drsquoecirctre trop bregraveve

mais son unique objectif est de preacutesenter quelques approches baseacutees sur les travaux de Roman Jakobson qui devraient servir de base agrave une lecture aiseacutee du poegraveme baudelairien

1 BAUDELAIRE Œuvres complegravetes Paris Gallimard (Bibliothegraveque de la Pleacuteiade) 1975 t1

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Bregraveve preacutesentation de lrsquoapproche jakobsonienne

Roman Jakobson linguiste neacute en URSS essaie de soumettre les œuvres litteacuteraires agrave une critique qui ne se reacutefegravere qursquoau poegraveme lui-mecircme tout en faisant table-rase du paratexte Lrsquoobjectif de cette meacutethode se trouve reacutesumeacute dans la question suivante laquo Qursquoest-ce qui fait drsquoun message verbal une œuvre litteacuteraire raquo1 Pour deacutemontrer sa theacuteorie Jakobson eacutetablit un scheacutema comprenant six facteurs constitutifs de tout acte de communication verbale

ContexteIV

DestinateurIhelliphelliphellipMessageIIhelliphellipDestinataireIII

ContactV

CodeVI

I) Le destinateur constitue le locuteur crsquoest celui qui parle II) Le message repreacutesente ce qui est raconteacute III) Quant au destinataire encore appeleacute locutaire ou

interlocuteur il srsquoagit de la personne agrave laquelle srsquoadresse le destinateur

IV) Le contexte est le cadre le sujet dont on parle (p ex la

bataille de Waterloo)

1 Roman JAKOBSON laquo Linguistique et poeacutetique raquo in Essais de linguistique geacuteneacuterale Paris Eacuteditions de Minuit 1963 p210

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V) Le contact peut ecirctre visuel ou verbal selon la nature de communication (conversation teacuteleacute-phonique dialogue face-agrave-face)

VI) Le code repreacutesente la langue qui permet de srsquoexprimer Il se

peut drsquoailleurs aussi qursquoil nrsquoy ait que des symboles (p ex panneaux routiers etc)

Jakobson preacutecise que chacun de ces six facteurs engendre une fonction linguistique diffeacuterente Neacuteanmoins les messages remplissent en geacuteneacuteral plusieurs fonctions et il est tregraves difficile drsquoen trouver qui nrsquoen remplisse qursquoune seule Les six fonctions dont parlent les formalistes sont les suivantes

ReacutefeacuterentielleII

EacutemotiveIhelliphelliphelliphellipPoeacutetiqueIIIhelliphelliphellipConativeVI

PhatiqueIV

MeacutetalinguistiqueV I) La fonction eacutemotive consiste agrave faire part de ses sentiments II) On a recours agrave la fonction reacutefeacuterentielle lorsqursquoune

information est transmise (p ex laquo Le train part agrave huit heures raquo)

III) La fonction poeacutetique preacutedomine dans un texte litteacuteraire IV) La tentative drsquoappeler quelqursquoun fait preuve drsquoun emploi de

la fonction phatique (du grec φατίξω je deacuteclare je dis) (p ex laquo allocirc Mrsquoentends-tu raquo)

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V) A la fonction meacutetalinguistique se rapportent les deacutefinitions des dictionnaires

VI) Si lrsquoon donne un ordre agrave quelqursquoun ou que lrsquoon essaie drsquoagir

sur lrsquoautre on fait usage de la fonction conative (du latin conari essayertenter)

Reacuteduire la fonction poeacutetique agrave la poeacutesie serait simplifier

consideacuterablement les choses Bien qursquoelle soit celle qui domine elle ne constitue aucunement la seule fonction de lrsquoart du langage

Sans doute la phrase-cleacute du formalisme est laquo la forme produit

du sens raquo En drsquoautres termes les partisans de cette theacuteorie essaient de deacutemontrer qursquoen analysant les particulariteacutes formelles ils aboutissent neacutecessairement agrave la construction du sens drsquoune œuvre litteacuteraire Par ailleurs il existe dans la poeacutesie une certaine ambiguiumlteacute selon Jakobson elle est laquo une proprieacuteteacute intrinsegraveque inalteacuterable de tout message centreacute sur lui-mecircme bref crsquoest un corollaire obligeacute de la poeacutesie raquo1 Autrement formuleacute il se peut qursquoil y ait plusieurs interpreacutetations possibles drsquoun mecircme poegraveme ce qui en fait preacuteciseacutement un chef-drsquoœuvre litteacuteraire

En ce qui concerne les rimes drsquoune poeacutesie les formalistes

pensent qursquoil ne faut pas seulement les traiter du point de vue sonore laquo la rime implique neacutecessairement une relation seacutemantique entre les uniteacutes qursquoelle lie [hellip] raquo2 Il nrsquoest donc pas ducirc au hasard que certains termes soient rapprocheacutes par lrsquoeffet de rime en geacuteneacuteral les poegravetes ont recours agrave ce proceacutedeacute soit pour mettre en eacutevidence certaines expressions soit pour marquer leur similitude ou leur opposition Il en est de mecircme pour la meacutetaphore3 la comparaison1 la parabole2 lrsquoantithegravese3 le

1 Roman JAKOBSON laquo Linguistique et poeacutetique raquo in Essais de linguistique geacuteneacuterale Paris Eacuteditions de Minuit 1963 p238 2 op cit p233 3 laquo [hellip] le passage drsquoun sens agrave lrsquoautre a lieu par une opeacuteration personnelle fondeacutee sur une impression ou une interpreacutetation et celle-ci demande agrave ecirctre trouveacutee sinon reveacutecue par le lecteur raquo

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contraste4 etc Il faut toujours analyser les liens entre les mots rapprocheacutes sous lrsquoeffet des proceacutedeacutes stylistiques ou syntaxiques

Lrsquoavantage de lrsquoapproche jakobsonienne par rapport agrave

drsquoautres meacutethodes de critique litteacuteraire est qursquoelle ne neacutecessite aucune information sur la genegravese de lrsquoœuvre ni sur lrsquoauteur A la limite les formalistes nrsquoauraient mecircme pas besoin de connaicirctre le nom de lrsquoeacutecrivain Ils partent du texte proprement dit et non pas de ce qui lrsquoentoure Cela permet geacuteneacuteralement drsquoaboutir agrave des reacutesultats deacutemontrables et difficiles agrave contredire Tel nrsquoest cependant pas le cas pour la critique qui se base sur la biographie de lrsquoauteur on a parfois tendance agrave voir quelque chose dans le poegraveme qui nrsquoest pas toujours recevable voire deacutemontrable

La meacutethode de Jakobson permet en plus drsquoanalyser des textes anonymes dont le critique ignore tout de lrsquoauteur et de la genegravese de lrsquoœuvre La recherche des particulariteacutes du texte permet tout de mecircme drsquoarriver agrave des interpreacutetations solides dont la logique peut facilement ecirctre suivie On essaie de deacutemontrer que laquo la forme produit du sens raquo

ANALYSE DU POEgraveME Les isotopies

(Bernard DUPRIEZ Gradus ndash Les proceacutedeacutes litteacuteraires (Dictionnaire) Paris Eacuteditions 1018 1984 p286) 1 laquo On rapproche deux entiteacutes quelconques du mecircme ordre au regard drsquoune mecircme action drsquoune mecircme qualiteacute etc raquo (op cit p121) 2 laquo [hellip] petit reacutecit alleacutegorique qui propose un enseignement moral ou un message religieux raquo (Bruno HONGRE Le dictionnaire portatif du bachelier Paris Hatier (coll laquo Profil raquo) 2002 p447) 3 laquo Preacutesenter mais en lrsquoeacutecartant ou en la niant une ideacutee inverse en vue de mettre en relief lrsquoideacutee principale raquo (Bernard DUPRIEZ Gradus ndash Les proceacutedeacutes litteacuteraires (Dictionnaire) Paris Eacuteditions 1018 1984 p57) 4 laquo Opposition de deux choses dont lrsquoune fait ressortir lrsquoautre raquo (Paul ROBERT Le Petit Robert Paris Le Robert 1987 p381)

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Le poegraveme laquo LrsquoHomme et la mer raquo permet au lecteur de deacutegager diffeacuterentes isotopies sur lesquelles se base lrsquoœuvre en premier lieu il y a le champ lexical de la beauteacute et les mots qui srsquoy rapportent sont

cheacuteriras (v1) miroir (v1) contemples (v2) tu te plais (v5) image (v5) embrasses (v6)

Une deuxiegraveme isotopie que lrsquoon trouve dans cette poeacutesie est celle de la mer

lame (v3) gouffre (v4) plonger (v5)

indomptable (v8) sauvage (v8) teacuteneacutebreux (v9) abicircmes (v10)

Parallegravelement il existe un nombre assez consideacuterable de termes qui renvoient au champ lexical de lrsquohomme

libre (v1) acircme (v2) esprit (v4) yeux (v6) bras (v6) cœur (v8) rumeur (v9)

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Enfin la quatriegraveme isotopie regroupe les mots qui se rapportent au thegraveme de la bataille

bruit (v8) indomptable (v8) sauvage (v8) teacuteneacutebreux (v9) combattez sans pitieacute ni remord (v14) carnage (v15) mort (v15) lutteurs (v16) implacables (v16)

Nous voyons que le poegravete puise les termes qursquoil emploie dans diffeacuterents domaines qui forment un ensemble et renvoient agrave une ideacutee centrale que nous analyserons ulteacuterieurement Les champs seacutemantiques

Une lecture plus approfondie du poegraveme baudelairien nous oblige agrave analyser eacutegalement les champs seacutemantiques Degraves le deacutebut du texte nous assistons agrave un rapprochement entre lrsquohomme et la mer qui se poursuivra jusqursquoau dernier vers lrsquohomme laquo cheacuterira raquo toujours la mer qui est son laquo miroir raquo Ce miroir est constitueacute de laquo lames raquo (ondes marines) dans lesquelles lrsquoecirctre humain peut laquo contempler raquo son laquo acircme raquo Tous les deux la mer et lrsquolaquo esprit raquo humain sont des laquo gouffres amers raquo ils sont agrave la fois laquo teacuteneacutebreux raquo et laquo discrets raquo Leur deacutesir de garder leurs laquo secrets raquo constitue un autre parallegravele entre eux La ressemblance entre homme et mer est si grande que lrsquoecirctre humain finit par se deacutecouvrir dans lrsquooceacutean qui est son laquo fregravere raquo Neacuteanmoins leurs traits communs ne sont pas toujours positifs chacun drsquoentre eux

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aime le laquo carnage raquo et la laquo mort raquo Ils sont des laquo lutteurs eacuteternels raquo En regroupant tous les termes positifs drsquoun cocircteacute et les mots

neacutegatifs de lrsquoautre nous constatons que la somme des mots agrave connotation neacutegative compte une expression de plus positif libre (v1)

cheacuteriras (v1) miroir (v2) contemples (v2) acircme (v2) esprit (v4) plais (v5) embrasses (v6) cœur (v6) distrait (v7) discrets (v9) richesses (v11) intimes (v11) fregraveres (v16)

(14 occurrences) neacutegatif gouffre (v4)

amer (v4) rumeur (v7) bruit (v8) plainte (v8) indomptable (v8) sauvage (v8) teacuteneacutebreux (v9) abicircmes (v10)

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combattez (v14) sans pitieacute ni remord (v14) carnage (v15) mort (v15) lutteurs (v16) implacable (v16)

(15 occurrences)

Le fait que les termes neacutegatifs lrsquoemportent sur les expressions positives montre deacutejagrave qursquoen deacutepit de la laquo fraterniteacute raquo entre homme et mer la chute du poegraveme sera probablement neacutegative agrave son tour Le niveau phonique

Nous nous trouvons face agrave quatre quatrains composeacutes drsquoalexandrins (vers dodeacutecasyllabiques) Homme libre toujours tu cheacuteriras la mer

La mer est ton miroir tu contemples ton acircm(e) Dans le deacuteroulement infini de sa lam(e) Et ton esprit nrsquoest pas un gouffre moins amer Tu te plais agrave plonger au sein de ton imag(e) Tu lrsquoembrasses des yeux et des bras et ton cœur Se distrait quelquefois de sa propre rumeur

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Au bruit de cette plaint(e) indomptabl(e) et sauvag(e) Vous ecirctes tous les deux teacuteneacutebreux et discrets Homme nul nrsquoa sondeacute le fond de tes abicircmes O mer nul ne connaicirct tes richeses intimes Tant vous ecirctes jaloux de garder vos secrets

Et cependant voilagrave des siegravecles innombrables Que vous vous combattez sans pitieacute ni remord Tellement vous aimez le carnag(e) et la mort O lutteurs eacuteternels ocirc fregraveres implacables

Le rythme de ces vers est reacutegulier eacutetant donneacute qursquoil srsquoagit drsquoalexandrins Nrsquoest-ce pas lagrave une faccedilon de montrer que la situation entre homme et mer telle que nous la preacutesente Baudelaire a dureacute depuis de nombreux siegravecles et durera probablement toujours Certains termes sont mis en eacutevidence drsquoun cocircteacute par la coupe de lrsquoautre cocircteacute par la ceacutesure Lrsquoabsence de coupe dans les vers 13 et 14 montre qursquoil y a un changement par rapport agrave ce qui preacutecegravede bien que lrsquohomme et lrsquooceacutean puissent ecirctre consideacutereacutes comme des laquo fregraveres raquo ils se combattent mutuellement

A part le rythme le lecteur trouve beaucoup de rimes

embrasseacutees dont le scheacutema est ABBA CDDC EFFE GHHG

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Au surplus il y a une alternance des rimes masculines et feacuteminines1 Passons agrave une analyse plus deacutetailleacutee des rimes Premier quatrain mer ndash amer rime riche2 pour lrsquoœil3 Ces deux mots relieacutes par lrsquoeffet de lrsquoidentiteacute sonore sont similaires En drsquoautres termes lrsquoeau saleacutee de la mer a un goucirct amer acircme ndash lame rime pauvre4 pour lrsquooreille5 Voici une opposition les lames sont visibles et leur dureacutee drsquoexistence est limiteacutee agrave quelques secondes En revanche lrsquoacircme est quelque chose drsquoimmateacuteriel qui est supposeacute durer eacuteternellement Drsquoougrave lrsquoimperfection de la rime Deuxiegraveme quatrain image ndash sauvage rime suffisante6 pour lrsquoœil Le poegravete nous raconte que lrsquohomme deacutecouvre son image dans les ondes marines Neacuteanmoins nrsquoest-il pas aussi sauvage et cruel que la mer pendant une tempecircte cœur ndash rumeur rime suffisante pour lrsquooreille

1 laquo Rappelons qursquoune rime feacuteminine est termineacutee par un e muet qui ne se prononce pas tandis que la rime masculine est termineacutee par une syllabe qui se prononce raquo (Franccediloise NAYROLLES Examens ndash Pour eacutetudier un poegraveme Paris Hatier (coll laquo Profil raquo) 1996 p27) 2 Une rime est dite riche laquo lorsqursquoelle possegravede trois sonoriteacutes ou plus soit vocaliques soit consonantiques homophones raquo (op cit p29) 3 laquo La lsquorime pour lrsquoœilrsquo est fondeacutee non seulement sur lrsquohomophonie mais eacutegalement sur lrsquohomographie crsquoest-agrave-dire lrsquoeacutecriture identique des sons raquo (op cit p28) 4 La rime pauvre laquo [hellip] possegravede une sonoriteacute soit vocalique soit consonantique homophone raquo (op cit p29) 5 laquo La lsquorime pour lrsquooreillersquo est fondeacutee sur lrsquohomophonie crsquoest-agrave-dire la reprise de sons identiques raquo (op cit p28) 6 Une rime suffisante laquo [hellip] possegravede deux sonoriteacutes soit vocaliques soit consonantiques homophones raquo (op cit p29)

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Parfois le cœur est accableacute par des rumeurs1 Il srsquoagit sans doute des bonne et mauvaise consciences qui se disputent agrave lrsquointeacuterieur de notre corps Le cœur a besoin de temps en temps de srsquoen distraire Troisiegraveme quatrain discrets ndash secrets rime riche pour lrsquoœil Les secrets demandent neacutecessairement une certaine discreacutetion pour qursquoils ne soient pas divulgueacutes Les deux termes ne srsquoopposent donc nullement abicircmes ndash intimes rime pauvre pour lrsquooreille Nous avons lrsquoimpression que ces deux mots nrsquoont aucun rapport entre eux Or tel nrsquoest pas le cas ils sont mecircme assez proches lrsquoun de lrsquoautre lrsquointimiteacute drsquoune personne est souvent consideacutereacutee comme une sorte drsquoabicircme que les autres ne peuvent pas sonder Il srsquoagit drsquoune espegravece de treacutesor que chacun drsquoentre nous possegravede Quatriegraveme quatrain innombrables ndash implacables rime riche pour lrsquoœil Depuis drsquolaquo innombrables raquo anneacutees les hommes ainsi que la mer nrsquoont cesseacute drsquoecirctre laquo implacables raquo crsquoest-agrave-dire cruels remord ndash mort rime riche pour lrsquooreille Ces deux substantifs sont en effet tregraves lieacutes souvent lrsquohomme et lrsquooceacutean sacrifient des vies et ils nrsquoen ont mecircme pas mauvaise conscience

1 laquo Bruit confus de voix raquo (Paul ROBERT Le Petit Robert Paris Le Robert 1987)

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Lrsquoalliteacuteration en laquo m raquo

Un lecteur sensible remarquera lrsquoalliteacuteration1 en laquo m raquo dans le premier quatrain

homme (v1) mer (v1) miroir (v2) acircme (v2) deacuteroulement (v3) lame (v3) moins (v4) amer (v4)

Les mots ainsi rapprocheacutes ne reacutesument-ils pas de faccedilon tregraves claire lrsquoideacutee centrale du poegraveme agrave savoir que lrsquohomme essaie de deacutecouvrir les traces de son acircme dans les flots amers de lrsquooceacutean Nous nous limitons dans ce sous-chapitre agrave cette sonoriteacute eacutetant donneacute qursquoelle est agrave notre avis la plus eacuteloquente et facilement deacutemontrable Le niveau syntaxique

Avant de passer agrave lrsquoanalyse drsquoeacuteventuelles anomalies syntaxiques deacutefinissons drsquoabord les diffeacuterents types de phrases que lrsquoon peut trouver dans cette œuvre litteacuteraire le premier vers du premier quatrain le quatriegraveme vers de la troisiegraveme strophe ainsi que le quatriegraveme vers du quatriegraveme quatrain sont des phrases de type exclamatif Les autres sont affirmatives Ce sont

1 laquo Retours multiplieacutes drsquoun son [consonantique] identique raquo (Bernard DUPRIEZ Gradus ndash Les proceacutedeacutes litteacuteraires (Dictionnaire) Paris Eacuteditions 1018 1984 p33)

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les vers-cleacutes qui sont constitueacutes de phrases exclamatives

Homme libre toujours tu cheacuteriras la mer (v1)

[hellip]

Tant vous ecirctes jaloux de garder vos secrets (v12)

[hellip]

O lutteurs eacuteternels ocirc fregraveres implacables (v16)

En modifiant le ton de ces vers par rapport aux autres Baudelaire parvient agrave les mettre en relief au deacutebut lrsquohomme veacutenegravere la mer au troisiegraveme quatrain lrsquooceacutean et lui sont deacutesireux de garder leurs secrets et finalement au dernier vers ils se combattent mutuellement Il y a une eacutevolution agrave partir du tempus pacis initial au tempus belli final dont le douziegraveme vers preacutesente lrsquoorigine

Drsquoautre part le premier vers nous met en preacutesence drsquoune rupture de syntaxe

Homme libre toujours tu cheacuteriras la mer (v1)

Pour que la phrase soit syntaxiquement correcte le poegravete aurait ducirc eacutecrire

Homme libre tu cheacuteriras toujours la mer Neacuteanmoins en choisissant cette tournure un peu insolite il

lui est possible de mettre lrsquoaccent sur lrsquoadverbe laquo toujours raquo qui se trouve en plus devant la ceacutesure et beacuteneacuteficie ainsi drsquoune double mise en eacutevidence Il ne srsquoagit donc pas drsquoun fait unique mais

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lrsquohomme veacuteneacuterera la mer agrave toutes les eacutepoques futures de la mecircme faccedilon qursquoil lrsquoa fait au passeacute

Dans le dernier quatrain lrsquoordre syntaxique est entiegraverement

bouleverseacute

Et cependant voilagrave des siegravecles innombrables Que vous vous combattez sans pitieacute ni remord Tellement vous aimez le carnage et la mort O lutteurs eacuteternels ocirc fregraveres implacables

Selon les regravegles de la syntaxe Baudelaire aurait eacuteteacute obligeacute de

formuler la phrase de la faccedilon suivante

O lutteurs eacuteternels ocirc fregraveres implacables Voilagrave cependant des siegravecles innombrables Que vous vous combattez sans pitieacute ni remord Tellement vous aimez le carnage et la mort

Or les groupes nominaux laquo lutteurs eacuteternels raquo et laquo fregraveres implacables raquo nrsquoauraient plus leur place privileacutegieacutee agrave la fin du texte qui les met pourtant bien en relief et illustre clairement leur vraie relation Le niveau morphosyntaxique

Si dans les huit premiers vers le pronom preacutedominant est laquo tu raquo la deuxiegraveme moitieacute du poegraveme traite lrsquohomme et la mer ensemble en employant le pronom laquo vous raquo Le lecteur a lrsquoimpression qursquoils forment un vrai couple fraternel qui ne cesse de se disputer bien que lrsquoincipit du poegraveme fasse songer plutocirct au contraire Chacun est drsquoabord preacutesenteacute individuellement et ce

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nrsquoest que dans la deuxiegraveme partie1 que lrsquoecirctre humain et lrsquooceacutean sont deacutecrits comme eacutetant deux laquo fregraveres implacables raquo qui se querellent eacuteternellement Conclusion

En parcourant les eacutetapes de lrsquoanalyse qui preacutecegravede nous remarquons que le thegraveme central du poegraveme laquo LrsquoHomme et la mer raquo est illustreacute drsquoun cocircteacute par le contenu et de lrsquoautre cocircteacute par la forme Les formalistes nrsquoont-ils pas preacuteciseacutement essayeacute de deacutemontrer que laquo la forme produit du sens raquo Lrsquoapproche jakobsonienne permet de corroborer cette thegravese les diffeacuterentes structures des phrases le rythme et le jeu des rimes contribuent agrave lrsquoexposeacute du thegraveme de lrsquoœuvre sans que lrsquoon nrsquoait besoin de connaicirctre les aspects biographiques de lrsquoauteur ou lrsquoeacutepoque agrave laquelle le texte a eacuteteacute reacutedigeacute Voilagrave lrsquoavantage de la meacutethode du linguiste Jakobson qui permet drsquoaboutir agrave des analyses solides deacutemontrables et veacuterifiables En mecircme temps la luciditeacute et la maicirctrise poeacutetique de lrsquoauteur sont ainsi mises en relief il nrsquoest sans doute pas fortuit que Baudelaire ait employeacute tel mot agrave tel endroit Lrsquoapproche jakobsonienne permet drsquoexpliquer les rapports qui se trouvent dans le texte sans pour autant rendre la poeacutesie trop laquo meacutecanique raquo Il faut que le lecteur garde la conviction de se trouver face agrave un veacuteritable chef-drsquoœuvre litteacuteraire

1 On peut diviser le poegraveme en deux parties agrave partir du huitiegraveme vers ougrave la situation commence agrave changer

CAHIERS DE POESIE

Acheveacute drsquoimprimer en France

sur les presses de Joseph Ouaknine

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  • Avant-propos
  • Premiegravere partie Œuvres poeacutetiques
    • Eacutelisa HUTTIN
      • Depuis
      • Nuit et jour
      • laquo Tanka raquo tresseacutes dans le deacutesert
      • De lrsquoautre cocircteacute
      • Parle-nous
      • Le pot aux recircves
      • Ici mais ailleurs
      • Reboisement
      • Un baromegravetre en porte-cleacutes
      • Siregravene siregravene
      • Streap-tease
        • Charles LEGROS
          • Ferme les yeux
          • La blessure
            • Nadine BAULESCH
              • Poeacutetrie
                • Chakib HAMMADA
                  • Espeacuterances ravineacutees
                  • Fahima
                  • Lrsquoamour de demain
                  • Les recircnes briseacutees
                  • Nous eacutetions deux
                  • Teacutenegravebres
                  • Soleil-Matiegravere
                  • Lrsquoatome coaguleacute
                    • Geneviegraveve DEPLATIEgraveRE
                      • Les enfants courent accrocheacutes agrave leurs cerfs-vola
                      • Toute une vie pour ressembler
                        • Eacuteric DUBOIS
                          • Hivernage
                          • Silhouette
                          • Lrsquoacircne sur la colline
                          • Soir drsquohiver
                          • Corpus de la nouvelle anneacutee
                            • Roselyne MARTY
                              • Pourquoi
                              • Agrave mes parents
                                • Franccediloise JEANNIN-KAZEROONIE-DEZELLUS
                                  • Nazak
                                  • Chanson en hommage agrave Ahmad Shah Massoud
                                  • Tant qui par agrave pour agrave
                                  • De lrsquoautre cocircteacute de la porte
                                  • Le hasard nrsquoexiste pas
                                  • La poeacutesie disparue
                                  • Sommeil sur la terre
                                    • Jenny MARTY
                                      • Lrsquounionhellip
                                      • Quand un ecirctre vous manque
                                      • Les acircmes esseuleacutees
                                      • Lrsquoamour
                                      • Lrsquoivresse de la vie
                                      • Poeacutesie agrave lrsquoinfini
                                      • Les roses de lrsquoamour
                                      • Psaume drsquoamourhellip Mais encore
                                      • Ton amitieacute eacuteternellehellip
                                      • Un deacutesert en pleurshellip
                                      • Une entente planeacutetaire
                                      • Crsquoest bientocirct Noeumll
                                      • De gracircce
                                      • ESSEhellip
                                      • Sacrificehellip
                                      • Ta plume
                                        • Claude HIBLOT
                                          • Ougrave es-tu
                                          • Eacuteclisses
                                          • Cafards drsquoautomne
                                          • Tango
                                          • Tes larmes noires
                                          • Alors poegravete ougrave es-tu
                                          • La carpe est agrave lrsquoeau
                                          • La chanson de Chloeacute
                                          • Sage comme une image
                                            • Marie-Claude MARTY
                                              • Amour
                                                • Laurent FELS
                                                  • Sans paroles
                                                  • La Bibliothegraveque
                                                  • Lrsquoattente
                                                  • Degraves que
                                                  • Flocons de neige
                                                      • Deuxiegraveme partie Eacutetudes lectures et analyses
                                                        • Mary-Jo ANDRICH
                                                          • EacuteDOUARD GLISSANT
                                                            • Soleil de la conscience
                                                              • BAUDELAIRE
                                                                • laquo LrsquoAlbatros raquo
                                                                  • COMMENTAIRE
                                                                      • Nadine BAULESCH
                                                                        • SUZON HEacuteDO(1942-1990)
                                                                          • laquo Tableau raquo
                                                                            • LECTURE DU POEgraveME
                                                                                • Christophe DURAND ndash LE MENN
                                                                                  • CLAUDE DE MALLEVILLE
                                                                                    • laquo Imitation du Cavalier Marin raquo
                                                                                      • LECTURE DU POEgraveME
                                                                                          • Laurent FELS
                                                                                            • Saint-John Perse
                                                                                            • Extrait du Chant X drsquoAnabasede Saint-John Perse
                                                                                            • Saint-John Perse laquo Le Mur raquo
                                                                                              • LECTURE DU POEgraveME
                                                                                                • Charles Sorel Polygraphe et poegravete de roman
                                                                                                • Baudelaire laquo LrsquoHomme et la mer raquo
                                                                                                  • APPLICATION DE LA MEacuteTHODE JAKOBSONIENNE
                                                                                                  • ANALYSE DU POEgraveME
Page 3: Avec des contributions de

CAHIERS DE POESIE

3

Avec les contributions de

Eacutelisa Huttin Charles Legros

Nadine Baulesch Chakib Hammada

Geneviegraveve Deplatiegravere Eric Dubois

Roselyne Marty Franccediloise-Jeannin-Kazeroonie-Dezellus

Jenny Marty Claude Hiblot

Marie-Claude Marty Mary-Jo Andrich

Christophe Durand-Le Menn Laurent Fels

Les auteurs sont eux-mecircmes responsables du contenu de leurs textes

CAHIERS DE POESIE

4

TABLE DES MATIEgraveRES

Avant-propos 8

Premiegravere partie Œuvres poeacutetiques 9 Eacutelisa HUTTIN 10

Depuis 11 Nuit et jour 12 laquo Tanka raquo tresseacutes dans le deacutesert 13 De lrsquoautre cocircteacute 16 Parle-nous 17 Le pot aux recircves 18 Ici mais ailleurs 19 Reboisement 20 Un baromegravetre en porte-cleacutes 21 Siregravene siregravene 22 Streap-tease 23

Charles LEGROS 24 Ferme les yeux 25 La blessure 27

Nadine BAULESCH 28 Poeacutetrie 29

Chakib HAMMADA 30 Espeacuterances ravineacutees 31 Fahima 32 Lrsquoamour de demain 33 Les recircnes briseacutees 35 Nous eacutetions deux 36 Teacutenegravebres 37 Soleil-Matiegravere 40 Lrsquoatome coaguleacute 41

CAHIERS DE POESIE

5

Geneviegraveve DEPLATIEgraveRE 42 Les enfants courent accrocheacutes agrave leurs cerfs-volants 43 Toute une vie pour ressembler 44

Eacuteric DUBOIS 45 Hivernage 46 Silhouette 47 Lrsquoacircne sur la colline 48 Soir drsquohiver 49 Corpus de la nouvelle anneacutee 51

Roselyne MARTY 53 Pourquoi 54 Agrave mes parents 55

Franccediloise JEANNIN-KAZEROONIE-DEZELLUS 56 Nazak 57 Chanson en hommage agrave Ahmad Shah Massoud 59 Tant qui par agrave pour agrave 61 De lrsquoautre cocircteacute de la porte 62 Le hasard nrsquoexiste pas 63 La poeacutesie disparue 64 Sommeil sur la terre 65

Jenny MARTY 66 Lrsquounionhellip 67 Quand un ecirctre vous manque 69 Les acircmes esseuleacutees 70 Lrsquoamour 72 Lrsquoivresse de la vie 74 Poeacutesie agrave lrsquoinfini 75 Les roses de lrsquoamour 77 Psaume drsquoamourhellip Mais 79 Ton amitieacute eacuteternellehellip 81 Un deacutesert en pleurshellip 83 Une entente planeacutetaire 85 Crsquoest bientocirct Noeumll 86 De gracircce 88

Livre Ier

6

ESSEhellip 90 Sacrificehellip 91 Ta plume 93

Claude HIBLOT 95 Ougrave es-tu 96 Eacuteclisses 97 Cafards drsquoautomne 98 Tango 100 Tes larmes noires 102 Alors poegravete ougrave es-tu 104 La carpe est agrave lrsquoeau 105 La chanson de Chloeacute 109 Sage comme une image 112

Marie-Claude MARTY 114 Amour 115

Laurent FELS 116 Sans paroles 117 La Bibliothegraveque 118 Lrsquoattente 120 Degraves que 122 Flocons de neige 123

Deuxiegraveme partie Eacutetudes lectures et analyses 125 Mary-Jo ANDRICH 126

Soleil de la conscience 127 laquo LrsquoAlbatros raquo 135

Nadine BAULESCH 145 laquo Tableau raquo 146

Christophe DURAND ndash LE MENN 151 laquo Imitation du Cavalier Marin raquo 152

Laurent FELS 157 Saint-John Perse 158 Extrait du Chant X drsquoAnabase de Saint-John Perse 178

CAHIERS DE POESIE

7

Saint-John Perse laquo Le Mur raquo 194 Charles Sorel Polygraphe et poegravete de romans comiques201 Baudelaire laquo LrsquoHomme et la mer raquo 210

Livre Ier

8

Avant-propos

Le preacutesent livre constitue la premiegravere publication des Cahiers de Poeacutesie dont le but est de favoriser avant tout la creacuteation litteacuteraire La liste de diffusion1 est ouverte aux contributions des poegravetes peintres critiques litteacuteraires et chercheurs en litteacuterature

La livraison que voici est diviseacutee en deux parties la premiegravere

contient des poegravemes drsquoEacutelisa Huttin de Charles Legros de Nadine Baulesch de Chakib Hammada de Geneviegraveve Deplatiegravere drsquoEacuteric Dubois de Roselyne Marty de Franccediloise-Jeannin-Kazeroonie-Dezellus de Jenny Marty de Claude Hiblot de Marie-Claude Marty et de Laurent Fels Les auteurs proposent des textes sur diffeacuterents sujets qui constituent souvent des thegravemes drsquoactualiteacute

Quant agrave la deuxiegraveme partie elle regroupe principalement des

eacutetudes Mary-Jo Andrich ouvre ce volet par une analyse de Soleil de la conscience drsquoEacutedouard Glissant et par un commentaire sur laquo LrsquoAlbatros raquo de Baudelaire Nadine Baulesch enchaicircne avec une lecture de laquo Tableau raquo de Suzon Heacutedo Christophe Durand-Le Menn preacutesente une inter-preacutetation du poegraveme laquo Imitation du Cavalier Marin raquo de Malleville Les cinq textes de Laurent Fels ndash drsquoabord une bio-bibliographie de Saint-John Perse puis un commentaire sur un extrait du Chant X drsquoAnabase une lecture de laquo Le Mur raquo de Saint-John Perse un parcours de la vie et des œuvres de Charles Sorel et finalement une eacutetude sur laquo LrsquoHomme et la mer raquo de Baudelaire ndash clocircturent ce premier fascicule

LF

1 httpwwwcahiersdepoesieeurost

CAHIERS DE POESIE

9

Premiegravere partie

Œuvres poeacutetiques

CAHIERS DE POESIE

10

Eacutelisa HUTTIN

(France)

CAHIERS DE POESIE

11

Depuis

Lrsquooceacutean srsquoest tu srsquoest retireacute sous les galets Le bout de lrsquoicircle nrsquoest plus qursquoun vieux caillou mouilleacute Au creux drsquoune vague Lrsquoodeur des eacuteteacutes calcineacutes srsquoest endormie sous les brumes Leacutegegraveres comme les petits papillons bleus eacutepheacutemegraveres La vie mrsquoapprendhellip La chaleur rouge qui fait chanter le bois mort Le froid bleu qui glace lrsquoherbe verte qui dort Le frais transparent qui perle de roseacutee le deacutecor Le temps mrsquoapprendhellip Les matins deacutemaquilleacutes aux legravevres pacircles Les soirs nus aux apparences deacuteshabilleacutees Lrsquoattente du jour pour une nuit sans escale Lrsquoamour mrsquoapprendhellip Lrsquoimmensiteacute du si petit espace entre deux mains Ougrave plus que lrsquooceacutean lrsquounivers entier se retient Au creux sans vague Les doux parfums de la peau tiegravede qui srsquoeacuteveille Indescriptibles comme les ailes du vent invisibles

Livre Ier

12

Nuit et jour

Ombres leacutegegraveres doux voilage du soir La nuit se nourrit en ogre affameacute De toutes les deacuteclinaisons du noir Le sombre De tes ongles endeuilleacutes qui arrachent la terre Le profond De la nuit quand tombent les eacutetoiles eacutegareacutees Lrsquoeacutetouffant De lrsquoacirctre fermeacute qui brucircle en larmes de sang Brumes aeacuteriennes tulle frais du matin Lrsquoaurore srsquoabreuve agrave petites gorgeacutees De toutes les nuances de soie et du satin La clarteacute De ta peau eacuteveilleacutee qui caresse le soleil La leacutegegravereteacute Des nuages qui retiennent le bleu du ciel La fraicirccheur De lrsquoeau ougrave tant de mains cueillent la vie

CAHIERS DE POESIE

13

laquo Tanka raquo tresseacutes dans le deacutesert

Souvenir drsquooasis Les empreintes craqueleacutees Point drsquoeau asseacutecheacute Tournent en ronde les ombres Dans le soleil les vautours Courent les dunes Poussiegravere et vent de sable Lrsquoattente et le theacute Sous la tente srsquoeacuteteint le temps Goucirct de menthe et amitieacute Voix jaillie des pierres Tambourins et luths berbegraveres Chœurs en sarabande Battements rythmeacutes de khocircl Un regard pose et srsquoenvole Miroirs au soleil Flaques drsquoeau sans nuages Transparents mirages Rubans bleus glissent dans lrsquoombre Deacutevoilent chevelures sombres

Livre Ier

14

Passe le conteur Des enfants courent en riant Commence lrsquohistoire

Mots murmureacutes agrave lrsquooreille Sourire poseacute sur la bouche Fumet de tagine Paniers de figues et dattes Oranges sanguines Legravevres humides srsquoeacutevaporent Leur offrande est accepteacutee Or creacutepusculaire De lrsquohorizon flamboyant Mouvance du ciel Deacutenude le bleu et le bronze Vecirct chemise de baisers Tissus marchandeacutes Tapis brodeacutes partageacutes Accueille la nuit Voiles Touaregs sous la lune Lueurs de corps endiableacutes

CAHIERS DE POESIE

15

La course du vent La nuit souffle les areg1 Change les chemins

Sous la tente srsquoeacutetreint le temps La source est rose des vents Caresses drsquoalizeacute Sur le sable coulent les pas Srsquoestompent les traces

Nomade emporte sa toile Les yeux au ciel suit lrsquoeacutetoile

Eacutelisa et Olivier HUTTIN

1 laquo Reg raquo ou laquo areg raquo (mot invariable) deacutesert de pierres

Livre Ier

16

De lrsquoautre cocircteacute

Les bruits de pas se font familiers Les mains qui cognent les tours de cleacutes De lrsquoautre cocircteacute Ces bruits de pas qui trsquoeacutetaient familiers Ces mains qui cognaient et ces tours de cleacute De notre cocircteacute De part et drsquoautre les portes Srsquoimpregravegnent de lumiegravere du jour et des neacuteons Mais que lrsquoon entre ou que lrsquoon sorte Il est une face qui ne connaicirct que lrsquoombre et les deacutemons Tes bruits de pas se font familiers Tes mains qui cognent nos tours de cleacutes De notre cocircteacute Nos bruits de pas se font familiers Tes mains qui cognent nos tours de cleacutes De ton cocircteacute De lrsquoœil ouvert de cette porte Nos yeux srsquoapprochent de tes yeux fermeacutes Qui srsquoouvrent enfin de part et drsquoautre Et qui ne voient clair que drsquoun seul cocircteacute Nos bruits de pas te deviennent familiers Mecircme nos voix nos tours de cleacutes De lrsquoautre cocircteacute

CAHIERS DE POESIE

17

Parle-nous

Souviens-nous de nos ballades entre Mars et la Lune Quand tu me racontais les valses de dunes Mes parcelles de peau cherchaient agrave avoir chaud Sous lrsquoeacutetrange soleil Revois-nous dans le fond des riviegraveres Quand pour la premiegravere fois jrsquoai plongeacute dans le froid Mon enveloppe eacutetait bleue et cherchait la lumiegravere Dans le pur transparent Refais-nous notre dernier voyage Quand nous nrsquoeacutetions encore que des enfants drsquoeacutetoile Mon espoir eacutetait aussi clair que lrsquoair frais de la terre Sous la pluie et le vent Reacuteveille-nous

Livre Ier

18

Le pot aux recircves

Jrsquoai verseacute le pot aux recircves de mon imaginaire Dans la coupe de tes mains relieacutees Jrsquoai jeteacute le pot aux roses dans les airs Et laisseacute les peacutetales srsquoeacuteparpiller Le hasard aura fait le reste Rien ne srsquoest perdu tout srsquoest retrouveacute Le pot aux recircves a recueilli les peacutetales Dans des airs de chansons oublieacutees Le pot aux roses a suivi une rafale Et srsquoest poseacute dans tes mains affoleacutees Le hasard aura refait le reste Rien nrsquoa disparu tout srsquoest reacuteinventeacute

CAHIERS DE POESIE

19

Ici mais ailleurs

Perdue sous les eacutecailles du temps Dans le sens de lrsquoeau et du vent Perdue Dans tout ce qui se ressemble Une main une feuille qui tremble Tout est inconnu Un goucirct se souvient sur la langue Seul Un regard accrocheur se suspend Et reste seul Inconnu Les chemins se deacuteroulent agrave lrsquoinverse Sous les pas eacutegareacutes qui se pressent Pour nulle part Rien ne srsquoeacutevade par aucune porte Mecircme le vent nrsquoemporte rien Seul le miroir muet rapporte La peur dans les yeux Le regard oublieux

Livre Ier

20

Reboisement

Troncs jaunes en rangs drsquooignons Repeuplent le regard des hommes Effacent lentement les moignons Calcineacutes drsquoune forecirct monotone Sous mes paupiegraveres Loin des yeux du monde Une petite fille danse dans mes nuits Elle ne sait rien des cimes tombeacutees en poussiegravere De la suie de la cendre de la boue des orniegraveres Sous les bras verts pleins de vent elle rit Elle apprend des airs de ronde Crsquoeacutetait hierhellip Mais aujourdrsquohui Arbres drsquoailleurs grandiront ici Pour graver la meacutemoire des enfants Cacher les premiers amours interdits Et faire pleurer les vieux amants

CAHIERS DE POESIE

21

Un baromegravetre en porte-cleacutes

La cleacute de lrsquoavenir ouvre une rue sur lrsquoinconnu Une eacutetendue de sable bleu eacutechappeacute drsquoun sablier Qui se moque du temps qui passe La cleacute drsquoun souvenir ouvre la rue noire de monde Ougrave le temps reste au beau fixe pour le reste de lrsquoanneacutee Peut-ecirctre mecircme pour lrsquoeacuteterniteacute Deux cleacutes suspendues agrave un porte-bonheur Un baromegravetre en porte-cleacutes La meacutemoire se fixe sur les murs gris et les paveacutes Recompte les pas perdus pour te chercher agrave la ronde Et ne jamais te trouver Il nrsquoest pas de tristesse juste un regret sur le tard Drsquoavoir perdu en laissant carte blanche au hasard Les traces de tes pas Rien nrsquoest perdu elle a un porte-bonheur Un baromegravetre en porte-cleacutes Le temps et les horloges vident toujours les sabliers Le sien est presque vide encore quelques grains Jusqursquoau deacutepart drsquoun dernier train Qursquoimporte Elle nrsquoaura qursquoagrave fermer les yeux pour reacuteouvrir les souvenirs Mecircler la meacutemoire au recircve et pour le temps drsquoune histoire Venir srsquoasseoir agrave ta table Juste en serrant tregraves fort son porte-bonheur Un baromegravetre en porte-cleacutes

Livre Ier

22

Siregravene siregravene

Il a fait naufrage ce soir au large de son acircme lagrave-bas Bu les lames de fond briseacute les vagues casseacute le macirct

Un point sur la ligne drsquohorizon sous la ligne de flottaison Couleacute Les yeux ouverts les bras en croix toucheacute le fond

Les rayons de pleine lune percent le plafond en surface Elle entre dans la lueur elle ondule danse avec gracircce Elle un jour rejeteacutee sur le sable fin entre les varechs

Qursquoil avait sauveacute poseacute sur les vagues et son amour avec

Chaque soir de pleine lune elle revenait chanter sa brune Brisant son cœur fragile de sa voix cristalline des lagunes

Elle sa reine siregravene si frecircle entre les algues si femme Avait envoucircteacute de fragrances oceacuteanes et nocturnes son acircme

Il a largueacute les amarres ce soir deacutesancreacute lrsquoancre agrave jamais

Laceacutereacute en lambeaux ses voiles laisseacute deacuteriveacute le voilier Creveacute la coque du bateau en larges sourires de voies drsquoeau Sombreacute jusqursquoagrave son tombeau Une siregravene en son chacircteau

CAHIERS DE POESIE

23

Streap-tease

Pour toi mon Amour je soulegraveverai lentement mon voile diaphane Car il reste encore entre nous de larges prairies ombrageacutees Des contre-jours des paravents des brumes bleues oceacuteanes Que le soleil se plaicirct un peu plus chaque jour agrave dissiper Quand lrsquoair nous donnera la plus grande et pure des transparences Je quitterai sous tes yeux le dernier voile opaque qui mrsquohabille Sur de douces notes de musique je trsquooffrirai quelques pas de danse Et glisseront sur mes hanches mes vecirctements jusqursquoaux chevilles

CAHIERS DE POESIE

24

Charles LEGROS

(France)

CAHIERS DE POESIE

25

Ferme les yeux

Ferme les yeux petit(e) Ferme les yeux et imagine Dis tu vois la neige tomber

Et lagrave tu vois ce beau chapiteau Avance maintenant

En face de toi que des clowns Des nez rouges

Nrsquoouvre pas les yeux Continue imagine

Tiens un veacutelo des animaux Crsquoest quoi ce paradis

Tu es dans ton univers Regarde la lumiegravere

Celle que tu ne vois pas avec les yeux ouverts Continue imagine

Fais ton film Tiens me voilagrave

Lagrave juste en face de toi Je te tends la main

Prends-la prends-la Non nrsquoouvre pas tes yeux tu vas tout effacer

Regarde je te souris tu me vois Accroche-toi regarde la lumiegravere

Et lagrave ougrave es-tu Je ne te vois plus

Jrsquoai beau fermer mes yeux je ne te vois plus fais-moi un signe

Regarde jrsquoai mis mon nez rouge Je trsquoentends rire au loin

Livre Ier

26

Tu ris de joie Tu changes tu ris

Continues oublies ris Ris vie

attention jrsquoouvre les yeux et je suis en face de notre reacutealiteacute

Tu es lagrave assis sur ton lit Et moi je passe et je ne te regarde mecircme pas

Je continue avec mes petits tracas Et jrsquooublie mecircme qursquoil suffit de fermer les yeux pour changer de

vie

CAHIERS DE POESIE

27

La blessure

Et oui je suis une blessure Une blessure drsquoamour

Une vraie blessure Celle qui ne cicatrise pas rapidement

Et qui te colle agrave la peau Une blessure drsquoamour

blessure par balle Tireacutee par le cœur

Et non par un fusil Comment imaginer qursquoun cœur peut blesser ou tuer Pourquoi un mot si joli qursquoamour peut faire du mal

Mal jrsquoai mal Laissez tomber les urgences

Cette blessure lagrave reste agrave jamais Cette blessure reste tout simplement ouverte pour la vie

CAHIERS DE POESIE

28

Nadine BAULESCH

(Luxembourg)

CAHIERS DE POESIE

29

Poeacutetrie

Le chant des fers et lrsquoacircme des vers voilagrave ce qui mrsquoest cher

Quand le ciel devient rouge

et le cœur se reacutejouit au-dessus de ma ville

en dessous de mes yeux

Le chant des fers et lrsquoacircme des vers me montrent lrsquoinfini

Enfin

Lrsquoamour survit et deacutepasse la nuit

CAHIERS DE POESIE

30

Chakib HAMMADA

(Algeacuterie)

CAHIERS DE POESIE

31

Espeacuterances ravineacutees1

tes cris rejaillissent de mes espeacuterances ravineacutees ascension vertigineuse

drsquoun Nous amputeacute tu caresses impassible mes instincts neacutecrophiles

pour poser sur mes legravevres sensuelle et nue

la rengaine misogyne drsquoune harmonie briseacutee

1 Extrait de Triangle ouvert sur Fahima poegravemes preacutesentation de Kamel Bencheikh Editions Le Manuscrit (75011-Paris)

Livre Ier

32

Fahima1

mirage de tendresse ocirc soleil des amants maicirctresse de mes entrailles

toi mon cycle agrave mille temps sur les berges de tes legravevres pareil au moucheron je demeure suspendu

au frou-frou de ta voix

1 Extrait de Triangle ouvert sur Fahima poegravemes preacutesentation de Kamel Bencheikh Editions Le Manuscrit (75011-Paris)

CAHIERS DE POESIE

33

Lrsquoamour de demain1

Pour Souacircd

et la moisson vint souffler lrsquoorage et lrsquoeacuteteacute srsquoancra au cœur de ces vers humides et je trsquoaime mon amour au preacutesent de ton absence et mes rires transis souffreteux lancinants eacutetreignent le galbe de tes yeux miroitants et je trsquoaime mon amour au preacutesent de ton absence tu es lagrave et ta voix fraicircche sereine vibre dans mes yeux alourdis par la peine

1 Extrait de Triangle ouvert sur Fahima poegravemes preacutesentation de Kamel Bencheikh Editions Le Manuscrit (75011-Paris)

Livre Ier

34

et je trsquoaime mon amour au preacutesent de ton absence

et tes cris et mes cris belle farandole embrasent les racines de cette morne solitude et je trsquoaime mon amour au preacutesent de ton absence et demain mon amour et demain et toujours nos yeux confondus se conteront mille refrains et nous nous rirons des noirs chemins ougrave lrsquoangoisse megravere de tous les vices conjugue la peine et les amours qui se deacutefont et nous vivrons mon amour et nous vivrons dans toute sa pleacutenitude la vie notre vie confondus comme un

CAHIERS DE POESIE

35

Les recircnes briseacutees1

jrsquoai senti dans mon ventre un matin bleu-opaque tes legravevres-souvenirs

hurler dans mes yeux helliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphellip

Fahima-tendresse kholkhal de mon acircme

ton absence brise en moi les recircnes de lrsquoespoir

1 Extrait de Triangle ouvert sur Fahima poegravemes preacutesentation de Kamel Bencheikh Editions Le Manuscrit (75011-Paris)

Livre Ier

36

Nous eacutetions deux1

nos amours en eacutetiage se mirent sur les rivages de nos serments rideacutes

par les affres de ce recircve brutal ougrave se perd

lrsquoestheacutetique sauvage drsquoun poegraveme-matiegravere

souffles aphasiques qui ne chantent plus ce Nous eacutecheveleacute

qursquoenchaicircnent les tripes obscures drsquoun preacutesent inaccessible

miroir creux

ougrave se deacutebat la fureur drsquoune charge passionnelle

hier encore nous eacutetions deux

1 Extrait de Triangle ouvert sur Fahima poegravemes Preacutesentations de Kamel Bencheikh Editions Le Manuscrit (75002-Paris)

CAHIERS DE POESIE

37

Teacutenegravebres1

encore longtemps je me souviendrai de la brume relative agrave ce ruisseau de larmes

qui coule serpent sans joie au pied de ce Mur que

le vent du malheur dressa entre-Nous

je nrsquoirai plus conter ma peine agrave

lrsquooceacutean chant nonchalant que

Fahima coud aux rires muets du hasard qui peuple mes silences et deacutechire mes ardeurs

lrsquoadieu revit

sens oblique drsquoun amour lateacuteral

au souffle creux Brasero

1 Extrait de Triangle ouvert sur Fahima poegravemes Preacutesentation de Kamel Bencheikh Editions Le Manuscrit (75002-Paris)

Livre Ier

38

aux mille eacutetoiles qursquoune larme eacuteteint

Graine sereine sans Toi je ne suis plus

tiens reprends ce cœur drsquoalcools poussif teacuteneacutebreux vaseux

useacute par tes caprices bourgeois tes recircves

drsquoalios

je ne recircve plus je caresserai sans plus recircver

le souvenir du giron qui me dorlota veilla anima

megravere megravere Fahima vient de partir

pourquoi pourquoi

ce regard voileacute ces yeux baisseacutes cet air qui pue lrsquohumiliation ces

larmes eacutepineuses qui eacutecorchent lrsquoespoir

pourquoi srsquoaimer pour se haiumlr lutter joies contre peines

sans Toi je ne suis plus

CAHIERS DE POESIE

39

viens donc Fahima aube sereine

mrsquoaider agrave vivre ces joies non veacutecues

Livre Ier

40

Soleil-Matiegravere1

viens pareille agrave la mer un soir drsquoeacuteteacute caresser les rivages de mes entrailles avides sur les flancs de tes vagues il fait si bon recircver jrsquoaime agrave voir tes yeux se deacuterider ces soleils-matiegraveres qui dansent dans ta voix Sur ton front large et pur il fait si bon aimer viens sur le souffle drsquoune espeacuterance agrave la premiegravere lueur drsquoun sou- rire franc eacutechancrer mes recircves en deuil sous la foudre de tes yeux il fait si bon souffrir

1 Extrait de Triangle ouvert sur Fahima poegravemes Preacutesentation de Kamel Bencheikh Editions Le Manuscrit (75002-Paris)

CAHIERS DE POESIE

41

Lrsquoatome coaguleacute1

je nrsquoai plus agrave recircver sur un atome coaguleacute ou sur lrsquooreille maladroite drsquoun chaton sevreacute Retrouverai-je la seacutereacuteniteacute de cette aube enivrante ougrave jrsquoai vu mon cœur palpiter dans tes yeux jrsquoai encore dans la pacircleur de mes veines le souvenir hal- lucinant du jardin de ton corps ougrave dansent admirables ces bouquets de roses Blanches sur tes bras tes chevilles et ton cou lagrave jrsquoai inscrit sur le vide de mon acircme en lettres de roc sur une page-feu ton nom ta voix la douceur de tes yeux sans toi atome mon atome coaguleacute que serait la vie au cœur drsquoun clair poegraveme

1 Extrait de Triangle ouvert sur Fahima p24 Editions Le Manuscrit (75002-Paris) 4egraveme trimestre 2004

CAHIERS DE POESIE

42

Geneviegraveve DEPLATIEgraveRE

(France)

CAHIERS DE POESIE

43

Les enfants courent accrocheacutes agrave leurs cerfs-volants

Les enfants courent accrocheacutes agrave leurs cerfs-volants La blessure de ton autrefois srsquoenlumine au tiers-point de ton envol le balancier de tes souvenirs a frocircleacute le vertige Mais jamais un geste jamais un mot ne trsquoont trahi Les ombres bleues restent en eacutequilibre sur les flancs de la montagne Toi qui mrsquoexplores tu oses le miracle de la priegravere la gloire de tes legravevres de tes mains de ton ventre Je me mets agrave la merci des lois naturelles Blanche eacutemeute des mots Un quasar veille

Livre Ier

44

Toute une vie pour ressembler

Toute une vie pour ressembler agrave lrsquointerstice ougrave lrsquoon eacutecoute le sommeil Ton souffle hors du noir poussera tout alentour et eacuteclatera dans le vent Architectes frimas nous danserons aux bras de la voie lacteacutee

CAHIERS DE POESIE

45

Eacuteric DUBOIS

(France)

CAHIERS DE POESIE

46

Hivernage

Mon recircve a brucircleacute les terres geleacutees de lrsquohiver Crsquoest agrave lrsquoinstant ougrave jrsquoai mis les mains dans les poches

Tu vendais des journaux aux portes cochegraveres Je ne sais plus quand ni comment je trsquoai parleacute Sous la couette jrsquoai connu de longs hivernages

Degraves que possible jrsquoatteindrai les derniegraveres cimes Jrsquoai promis agrave lrsquoaube des mots les premiers Tu viendras mrsquoeacutecouter happeacutee par la rue

Dire mon souffle entrecoupeacute de rires Aux inconnus que nulle porte nrsquoarrecircte

CAHIERS DE POESIE

47

Silhouette

Encore un signe De toi

Consommeacute dans lrsquo Urgence

Vu qursquoune

Silhouette srsquoanimer Dans lrsquoair

Je ne trsquoai pas reconnue

Au milieu des contingences Jrsquoai penseacute un moment disparaicirctre

Le souvenir de toi Mrsquoa retenu

Jrsquoai laisseacute mes penseacutees lagrave

Elles bruissent sans Moi

Tu nrsquoes Plus qursquoune silhouette

Sans visage Maintenant le souvenir a creuseacute un

Sillon eacutetroit Comme une ride qui srsquoajoute

Au nombre des Jours

Livre Ier

48

Lrsquoacircne sur la colline

Demain jrsquoouvrirai les yeux Et ce sera un matin calme

Comme un chant eacutemouvant A entendre

Tu disais je fuis les jours

Jrsquoaimerais emporter avec moi Tous ces noms que jrsquoai appris agrave

Comprendre agrave aimer

La poeacutesie gagne agrave ecirctre connue Disais-tu parfois quand le temps

Se faisait plus menaccedilant Et qursquoon menait lrsquoacircne sur la colline

Pour y mourir

Jrsquoose espeacuterer disais-tu Jrsquoose

Que ceux qui viendront apregraves nous Se tiendront droits Les recircves on les fait Comme des enfants

Ils sont un peu de nous On les aime pour ccedila

Un peu plus humains chaque jour

CAHIERS DE POESIE

49

Soir drsquohiver

amp le soir vient tu tries des papiers importants

tu ranges des dossiers tu te rappelles les soirs drsquohiver

identiques

il y a bien longtemps deacutejagrave crsquoest toujours la mecircme appreacutehension

quand le soir drsquohiver tombe crsquoest la fin de lrsquoanneacutee

il faut faire vite

par la lucarne il y a les marronniers de la Voucircte

comme des signatures deacutecharneacutees sur le papier glaceacute blanc

de lrsquohiver

il y a bien longtemps deacutejagrave entre le Canal et la Marne tu es planteacute lagrave

agrave faire fleurir des souvenirs des cendres de quelques regrets

tu te rappelles tu courais les magasins sur les Grands Boulevards

Livre Ier

50

crsquoest toujours la mecircme appreacutehension mettre de lrsquoordre dans tout ccedila

agrave quoi bon agrave qui ccedila servira tu aimes te souvenir

crsquoest deacutejagrave ccedila mecircme si crsquoest incomplet inexact

les soirs drsquohiver identiques

CAHIERS DE POESIE

51

Corpus de la nouvelle anneacutee

Une nouvelle anneacutee Et tout mon ecirctre

Se libegravere Mes membres engourdis Appellent le vent le soleil Dans quelques mois

Une nouvelle anneacutee Et tout mon corps

Se deacutetache

Des liens terrestres De la matiegravere Et prend le pouls Du temps

Les questions laisseacutees sans Reacuteponse

Ne se posent plus

Car mon corps Eacutepouse les flancs De la colline

Jrsquoattends un ecirctre

Libeacuterateur Jrsquoattends

Livre Ier

52

Les mots Les premiers

Eacutenoncer la veacuteriteacute Ultime Transmise depuis Longtemps

La veacuteriteacute cacheacutee Oublieacutee

A partager A meacutediter

CAHIERS DE POESIE

53

Roselyne MARTY

(France)

CAHIERS DE POESIE

54

Pourquoi

Pourquoi toi Pour quelle raison cet acharnement de la vie

Pourquoi cette maudite nouvelle en ce jour de janvier Qui tel un nuage est venue assombrir un ciel si bleu

Pourquoi a-t-il fallu que cela trsquoarrive agrave toi Pourquoi la vie et le destin srsquoacharnent-ils contre toi

Moi-mecircme ne trsquoai pas eacutepargneacute et ajouteacute agrave ta souffrance Jour apregraves jour ton combat sera dur et difficile agrave supporter

Mais telle une ombre je veillerai sur toi au-delagrave de la Parce que tu es mon ami pour toujours [souffrance

Et ce depuis le premier instant de notre rencontre En ce jour ougrave le ciel eacutetait bleu

Au moment ougrave cet orage nous a paru si fantastique Pourquoi toi

Je ne le saurai jamais Mais je serai lagravehellip

CAHIERS DE POESIE

55

Agrave mes parents

Vous qui avez fait de moi un ecirctre courageux Et dont nous avons toujours partageacute lrsquoessentiel

Moi petite je vous voyais vous deacutebattre Dans les soucis et jrsquoavais mal au fond de mon cœur

Je me suis toujours ndash et encore ndash sentie rejeteacutee par mes fregraveres

Mais cela nrsquoavait pas drsquoimportance vous eacutetiez lagrave Quand jrsquoavais peur le soir maman tu me gardais pregraves de toi pour dormir

Adulte tu mrsquoas toujours aideacutee jamais je ne me suis sentie seule

Nous eacutetions les trois mousquetaires mais nous ne sommes plus que deux Et crsquoest lourd agrave porter la vie nrsquoefface pas les blessures au contraire

Jrsquoai besoin de toi maman pour continuer agrave ecirctre forte et digne

Je me sens si deacutesempareacutee cette anneacutee et plein drsquoamertume Envers ma fille que lrsquoon croyait avec nous

Jrsquoai des regrets pour la premiegravere fois de ma vie Six anneacutees gacirccheacutees par sa faute ses mensonges

Je dois maintenant reacuteapprendre agrave vivre avec ce regret

Mais je sais que je peux mrsquoappuyer sur ton eacutepaule Toi maman qui a toujours eacuteteacute lagrave

Pour votre gueacutepiot

Livre Ier

56

Franccediloise JEANNIN-KAZEROONIE-DEZELLUS

(France)

CAHIERS DE POESIE

57

Nazak

Il eacutetait une foi Dans lrsquoacircme drsquoun pays lointain

Une petite princesse Son pegravere eacutetait vilain

Sa megravere eacutetait tregraves belle Elle grandit dans un palais

Elle apprit en pension Elle eacutetudia loin de son pays

Dans un autre continent America

Pendant ce temps-lagrave Lrsquohistoire se fit

Elle srsquoappelait reacutevolution islamique Coupeacutee de sa terre natale

La princesse devenue grande se mit agrave voyager Se mit agrave photographier

Un jour arriva Je la rencontrai Crsquoeacutetait agrave Paris

Loin de son pays Dans une boutique

Elle se preacutesenta Elle y travailla

Et elle continua Drsquoerrer

De photographier De suivre sa destineacutee Celle drsquoune reacutefugieacutee

La sœur du Shah eacutetait lagrave

Livre Ier

58

La princesse survivra Mais un jour de froid

Un jour drsquohiver Celui de son fregravere

Nazak Pahlavi srsquoendormit Assise en tailleur Pour aller ailleurs Treize ans deacutejagrave

Lrsquoannonce fut faite Officielle

Par son cousin Reza Shah On lrsquoenterra

Pourtant Nazak eacutetait encore lagrave Dans mon esprit

Dans ma Vie Un jour arriva

Que sa cousine Leiumlla Alla la retrouver

laquo Un jour des teacutenegravebres jaillira la lumiegravere raquo dira Farah Ce jour arriva

La valise oublieacutee

Fut retrouveacutee Tel un treacutesor Non partageacute Jrsquoai deacutecideacute

De deacutevoilerhellip

CAHIERS DE POESIE

59

Chanson en hommage agrave Ahmad Shah Massoud

Pregraves de chez moi Je ne le savais pas

Il venait lagrave

Pregraves drsquoun jardin Avenue Raphaeumll

Elles eacutetaient (b)elles

Quelques poegravemes Gisaient sur le trottoir

Il faisait noir

Le lendemain Elles se sont eacutecrouleacutees

A la teacuteleacute

Pregraves de chez moi Je ne le savais pas

Il venait lagrave

Un mois plus tard Ils sont partis lagrave-bas

Pour la burka

Deux mois plus tard Chasseacutes drsquoAfghanistan

Les Talibans

Livre Ier

60

Dans le Pandjshir

Le Lion srsquoest endormi Toute une Vie

Pregraves de chez moi Je ne le savais pas

Il venait lagrave

Et toujours pas De belles stegraveles Avenue Raphaeumll

Et toujours pas

Deux belles stegraveles Avenue Raphaeumll

CAHIERS DE POESIE

61

Tant qui par agrave pour agrave

Demain jrsquoouvrirai les yeux Ils seront gonfleacutes de larmes

Comme une outre trop pleine Tant de peine

Demain jrsquoouvrirai les yeux Ils seront pleins drsquoamour Comme cet enfant recircveur

qui nrsquoa plus peur

Demain jrsquoouvrirai les yeux Ils seront pleins de haine Comme ce soldat fatigueacute

par la destineacutee

Demain jrsquoouvrirai les yeux Ils seront pleins de bleus Comme ce corps meurtri

agrave lrsquoinfini

Demain jrsquoouvrirai les yeux Ils seront pleins drsquoespoir

Comme cette femme aimeacutee pour lrsquoeacuteterniteacute

Ce soir je fermerai les yeux

Ils seront pleins de noir Comme cette nuit passeacutee

agrave espeacutererhellip

Livre Ier

62

De lrsquoautre cocircteacute de la porte

De lrsquoautre cocircteacute de la porte Il y a une sorte Drsquoanimal Deacutemon de mes nuits Diable de ma vie De lrsquoautre cocircteacute de la porte Il y a une espegravece De macircle Homme de ma vie Ombre de mes nuits De lrsquoautre cocircteacute de la porte Il y a une lumiegravere Tunnel de la mort Ou celle de la vie De lrsquoautre cocircteacute de la porte Il y a un bruit Courrier de mes ennuis Pas de mes amis De lrsquoautre cocircteacute de la porte Il y a une sonnette Celle que lrsquoon sonne Et je mrsquoabandonne Avec lui LrsquoAnimalhellip

CAHIERS DE POESIE

63

Le hasard nrsquoexiste pas

Le hasard nrsquoexiste pas Tout est preacutevu ici-bas

Une enfance Reacutesurgence

Le hasard nrsquoexiste pas Tout est attendu de lagrave

Pressenti Infini

Le hasard nrsquoexiste pas

Tout est en hibernation Ocirc sommeil Le reacuteveil

Le hasard nrsquoexiste pas

Tout est en congeacutelation Engourdi Par la Vie

Le hasard nrsquoexiste pas

Tout est une programmation Deacutesigner

Veacuteriteacute

Le hasard nrsquoexiste pas Il est en toi

Livre Ier

64

La poeacutesie disparue Faim drsquoanneacutee 20041

En cette fin drsquoanneacutee la poeacutetesse pleure lrsquoAsie du Sud-Est Et vous les poegravetes agrave vous drsquoobserver auriez-vous oublieacute Eacutevaporeacutees vos qualiteacutes Futiliteacutes Et votre cœur Et votre acircme A jamais endormis dans lrsquooubli de votre vie Laissez vos petites blessures de lrsquoautre cocircteacute de la porte Ocirc Marie Eacutecoute ma priegravere Inchallah Asie de lrsquoeau delagrave

1 Jeu de mots

CAHIERS DE POESIE

65

Sommeil sur la terre

Sommeil sur la terre Sommeil sous la terre Sur la terre sous la terre des corps eacutetendus Neacuteant partout Deacutesert du neacuteant Des hommes arrivent Drsquoautres srsquoen vont1

Omar Khayyacircm (1048-1131)

1 Le poegraveme est citeacute par Franccediloise-Jeannin-Kazeroonie-Dezellus

CAHIERS DE POESIE

66

Jenny MARTY

(France)

CAHIERS DE POESIE

67

Lrsquounionhellip

Doucement je te prends contre moi En caressant timidement de mes doigts Toute la surface qui eacutemane de ton ecirctre

Blanc immaculeacute qui ne demande qursquoagrave renaicirctre

Je vais griffonner quelques quatrains poeacutetiques Sur toi qui sont en attente des mots symphoniques

Afin de cacher ta nuditeacute pourtant si jolie Quand on la regarde tourneacutee vers lrsquoinfini

Ma plume boit ton eacutelixir couleur marine

Pour mieux griffonner sur le papier de Chine Quelques balbutiements envies et deacutesirs eacutepars

Qui peu agrave peu prendront leur envoleacutee vers lrsquoespace

Tu envelopperas mon corps devenu feacutebrile De tes pages remplies de mon encre indeacuteleacutebile

Et nous danserons en ne faisant plus qursquoun Sous une merveilleuse pluie discontinue drsquoembrun

Nous joindrons lrsquoosmose agrave cette chose agreacuteable

Qursquoest lrsquounion drsquoune feuille et drsquoune plume irremplaccedilable Pour le seul plaisir de nos regards tourneacutes vers lrsquohorizon

Dans un tendre va-et-vient nous serons au diapason

Laisse-moi eacutepouser les formes de ton ecirctre Au greacute du temps et de lrsquoespace

Et nous ferons renaicirctre Les seins de glace

Livre Ier

68

Sur le chemin Sans fin

CAHIERS DE POESIE

69

Quand un ecirctre vous manque

Tout est deacutepeupleacute autour de nous comme si Un agrave un les gens srsquoeacuteloignaient loin dici

En vous laissant seules et deacutesempareacutees Ainsi Quand un ecirctre vous manque crsquoest pour lrsquoinfini

Les journeacutees agrandissent les nuits aussi Tout devient inaccessible crsquoest une folie Le besoin drsquoaimer et de se sentir aimeacutees

Crsquoest une chose dont on ne peut pas se passer

Quand un ecirctre vous manque la vie est sans valeur Puisque seules nous sommes prostreacutees dans notre malheur

Aupregraves de la solitude agrave jamais pour toujours Faire un voyage vers le mal de vivre sans lrsquoonce drsquoun retour

Une destineacutee qui peu agrave peu au fil du temps blesse

Pour atteindre sans lrsquoombre drsquoun deacutetour nos faiblesses Un ecirctre nous manque et tout devient noir de jour en jour

Avec comme seule compagnie nos larmes face agrave ce deacutesamour

Avancer tout en souriant et croire encore en lrsquoamour Mais comment est-ce possible quand un ecirctre nous manque

Il ne nous reste qursquoun cercueil comme derniegravere planque A moins qursquoadvienne le baiser tant attendu drsquoun troubadour

Il est parfois bon de recircver mais seule face agrave la reacutealiteacute

La vie est autrement puisqursquoelle est agrave nos yeux deacutepeupleacutee De cette immense chose qursquoest le besoin drsquoecirctre aimeacutees Car quand un ecirctre nous manque crsquoest pour leacuteterniteacute

Livre Ier

70

Les acircmes esseuleacutees

Une rose est lagrave poseacutee pregraves drsquoun album agrave photos Quelques peacutetales sont tombeacutes sur le recueil des mots La piegravece sentait lrsquoencens et lrsquoespoirhellip Doucement la nuit tombe agrave pas de velours Le silence devient drsquoor agrave chaque carrefourhellip Sur un banc il y a un homme aux yeux hagards Precirct agrave passer une nuit de plus seul face agrave certains mauvais

[ regards (hellip) Une femme aux pas presseacutes srsquoarrecircte devant lui En lui donnant quelques sous et sa baguette de painhellip Elle lui glisse quelques phrases en cette nuit Froide et insensiblehellip Il est lagrave agrave regarder la gracircce et la beauteacute De cette apparition qui est agrave ses yeux Un don de Dieu Naturellement il accepte cette main (hellip) Peu agrave peu il reprendra en main son destin En croyant un peu plus agrave la viehellip La vie et ses secretshellip La vie et ses chagrinshellip La vie une fidegravele amiehellip Elle nrsquoest que mystegravere et infiniteacutehellip La femme nrsquoest qursquoune simple poeacutetesse Et crsquoest de par ses mots Qursquoelle taira les mauxhellip Elle reprend la rose qursquoelle caresse De ses doigts tout en recommenccedilant agrave eacutecrire de lrsquoautre Que peut-elle faire sinon devenir lrsquoapocirctre

CAHIERS DE POESIE

71

De toutes les acircmes esseuleacutees Sa tacircche est si simple ici sur terre Qursquoelle nrsquoest pas precircte de faire de sa vie un monastegraverehellip Bien au contraire Car jamais elle ne pourra se taire (hellip)

Livre Ier

72

Lrsquoamour

Pas un ecirctre humain ne peut se passer drsquoamour Mais combien sur la terre vive un deacutesamour

Lrsquoamour commence degraves le premier instant de vie Pour lrsquoenfant que lrsquoon met au monde mais aussi

Quand lrsquoamour reacuteunit deux personnes en srsquoaimant sans deacutetour Dans un partage et une confiance pour toujours

On ne peut pas aimer sans lrsquoonce de brin drsquoamour

On ne peut pas faire lrsquoamour sans lrsquoombre drsquoun sentiment Pour celui ou celle avec qui on veut chaque jour

Aimer deacutesirer afin de ne faire plus qursquoun Sur le mecircme chemin jusqursquoagrave lrsquoinfini main dans la main

En se frayant un passage vers une destineacutee remplie drsquoamour

Lrsquoamour de son prochain lrsquoamour des becirctes et de la nature Lrsquoamour nrsquoa aucune limite car notre cœur est assez grand Pour aimer se diviser se multiplier jusqursquoau deacutecuplement

Mais face agrave lrsquohomme ou la femme de sa vie ce que lrsquoon ressent Est diffeacuterenthellip Lrsquoamour doit ecirctre agrave lrsquoinfini le ciment du couple

Sans amour tout srsquoeacutecroule comme un chacircteau de cartes

Lrsquoamour brille dans nos cœurs et tant que nous verrons lrsquoeacutetoile Lagrave-haut dans le ciel se pavaner avec gracircce

Lrsquoamour que nous donnons sans rien attendre en retour Se perdurera sur lrsquoimmensiteacute de la terre et de toute sa surface

En laissant comme une couleacutee drsquoembrun sur les toiles

Faire ce don crsquoest un heacuteritage que nous laisserons pour toujours

CAHIERS DE POESIE

73

Lrsquoamourhellip

Livre Ier

74

Lrsquoivresse de la vie

Ouvre tes bras afin que vienne jusqursquoagrave toi Lrsquoivresse de la vie qui te mettra en eacutemoi Porte ton regard sur notre nouvel avenir

Et ramegravene sur tes legravevres ton sourire

Eacuteclate-toi jusqursquoagrave lrsquoinfini des temps En surfant entre les mers et les oceacuteans

Nrsquoaie pas peur drsquoaller vers tes lendemains Arpenter ce monde qui est ton destin

Ouvre grand ton cœur agrave ton prochain En lui offrant une envoleacutee en son sein

Le partage nrsquoen sera que meilleur tu sais Et puis en acqueacuterant lrsquoosmose tu seraishellip

Tu serais aux anges alors crois en lrsquoamour

En fonccedilant vers les portes des toujours Lrsquoivresse de la vie te tend sa main

Prends-la et ose Va vers ton chemin

Ne fais pas de ta vie un champ de bataille Mais un havre de paix sans lrsquoonce drsquoune faille

Donne-toi en partage en abaissant les barriegraveres Pour au fil du temps atteindre la lumiegravere

Abreuve-toi des plaisirs sans en devenir ivre Tout en gardant toujours cette joie de vivre

Accueil agrave bras ouvert lrsquoivresse de la vie Que tu cheacuteriras jusqursquoagrave lrsquoinfini

CAHIERS DE POESIE

75

Poeacutesie agrave lrsquoinfini

Belle Eacuteternelle Jolie Angeacutelique Poeacutetique Symphoniquehellip Poeacutesie De toi Jrsquoen reste inassouvie A lrsquoinfinihellip Quelquefois Je suis en eacutemoi Devant tes mots Qui sont agrave mes yeux Merveilleux Si beauxhellip Poeacutesie agrave lrsquoinfini Jrsquote tire mon chapeau Pour tes vers Deacuteposeacutes agrave pas de velours Sur notre terre En ce nouveau Milleacutenairehellip En toi Il y a des syllabes amp des voyelles Des ratures Le tout eacutecrit avec amour Dans de tendres murmureshellip Tu es tendresse

Livre Ier

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Passion Finesse Bonheur Mais quelquefois Tu hurles agrave chaque carrefour Tes maux Douleurs Rancœurs Face agrave la socieacuteteacute (hellip) Poeacutesie agrave lrsquoinfini Tu es lrsquoamie La confidente De lrsquoeacutecrivain Qui ne peut rester en attente Drsquoeacutecrire encore et encore Sur ton laquo corps raquo Immaculeacutehellip Je deacutesire dans mon cercueil satin Un parchemin Entre mes mains Et poseacute avec tendresse Entre mes seins Ma poeacutesie pour lrsquoinfini (hellip)

CAHIERS DE POESIE

77

Les roses de lrsquoamour Une rose eacutetoileacutee Pour toi belle dulcineacutee Belle de jour Pour toujours Jrsquotrsquoaime mon amourhellip Une deuxiegraveme ma bellissima Pour trsquooffrir en partage Un sourire sur ton ravissant visage Laissant entrevoir des yeux Couleur bleuehellip Une troisiegraveme que je deacutepose Au creux de ta main Avec une bague Une prose Un bisou Puis tous nagerons dans la vague Formeacutee de perles de roseacuteeshellip Une quatriegraveme Pour te dire simplement laquo je trsquoaime raquo La cinquiegraveme au pourtour Oranger Pour ton corps de prsquotite feacutee Doucement je la glisse entre tes seinshellip La sixiegraveme est sur les draps satin Couleur eacuteternelle Celle de lrsquoamour Celle drsquoun jour Celle de toujourshellip La septiegraveme repreacutesente lrsquoeacutetincelle

Livre Ier

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De ton regard amoureux de la vie Alors reste ainsi La huitiegraveme se pavane sur ton bureau Endroit magique ougrave tu eacutecris tes mots Face agrave une bougie Dansant au rythme de ta respirationhellip La neuviegraveme pour te dire laquo ti amo raquo Tout ce qui eacutemane de toi est si beau Que mon deacutesir est de trsquoemporter Vers un sublime destin Qui sera le nocirctrehellip Donne-moi ta main Offre-moi ton cœur Et je te couvrirais de fleurs Pour lrsquoinfinihellip Une deux trois (hellip) Roses Peu importe puisque que se sont les roses de lrsquoamour Des roses pour celle qui sera mienne un jour Des roses pour toi Alors laisse pour une fois Eacuteclater ta joie dans une de tes compositions Une prose Qui me mettra en eacutemoihellip Une rose eacutetoileacutee A jamais se perdure vers lrsquoeacuteterniteacute (hellip)

CAHIERS DE POESIE

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Psaume drsquoamourhellip Mais encore

Aimerhellip Trsquoaimerhellip Je trsquoaimerais si fort

Jusqursquoagrave lrsquoinfini des tempshellip Mais encore

Je serais la femme maicirctresse Une douce caresse

Qui viendra la nuit dormir contre toi Et dans un eacutelan de tendresse

Tu mrsquoenlaceras au milieu des draps de soie Tu mrsquoemporteras jusqursquoau Mont-Royal

Jrsquoserais ton petit reacutegal Mais encore

Je te coucherais des psaumes drsquoamour A chaque carrefour

Et sans deacutetour Tu les attraperas au volhellip

Je deviendrais une parabole Afin que tu me captes lagrave ougrave je suishellip Je serais ton Aphrodite de tes nuits Et dans un tendre corps agrave corps

Nous irons en partance en gondole A Capri nous fondre dans les grotteshellip

Mais encore Je trsquooffrirais des matins cacirclins

En devenant une succulente papillote Que tu parcourras avec deacutelicatesse

De ta langue assoiffeacutee de mon laquo moi raquohellip Je te nommerais roi

Tu seras mon roi et je serais ta reine

Livre Ier

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Et agrave tes pieds je deacuteposerais des psaumes drsquoamour Pour te conter mon ivresse

De toihellip Mais encore

Mais encore Mais encore

Sans tabous je serais tienne Mes mots seront douceur

Ma peau chaleur Mes legravevres assoiffeacutees Mon deacutesir reacutealiteacutehellip Mais encore

Des psaumes drsquoamour Pour toi mon bohegraveme

Des regards chaque jour Afin de me noyer dans tes yeuxhellip

Des laquo je trsquoaime raquo

De beaux poegravemes Un destin le nocirctrehellip Nrsquoest-ce pas merveilleux

CAHIERS DE POESIE

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Ton amitieacute eacuteternellehellip

Que serais-je sans toi si tu me rejetais Au loinhellip Comme si tu me pieacutetinaishellip Jrsquone serais rien crois-moi Car mecircme si tu es marieacute(e) Jrsquoaurais toujours besoin de ton amitieacute Comment croire qursquoentre nous tout est fini Comme si rien nrsquoavait existeacutehellip Comment veux-tu que je trsquooublie toi mon ami(e) Puisque nous sommes lieacute(e)s Et que tu sembles encore mrsquoaimer Je caressais lrsquoespoir de te charmer Mais comment pourrais-tu te donner agrave moi Puisqursquoagrave nous deux nous pourrions tout briser Et taire agrave tout jamais cet amour que nous avons lrsquoun pour lrsquoautre (hellip) Soyons ami(e)s les meilleurs ami(e)s du monde Toujours lagrave pour toihellip Toujours lagrave pour moihellip Des larmes inondent Mon triste visage Mais crsquoest tout ce que je demande Ton Amitieacute Eacuteternellehellip Qursquoest-ce lrsquoamitieacute dans une vie Crsquoest beaucouphellip Crsquoest des Milliers de Nuageshellip Des Millions drsquoEacutetoileshellip LrsquoImmensiteacute Reacuteelle De deux ecirctres srsquoaimant pour lrsquoinfini Comme toi et moi Moi et toi En tant qursquoami(e)s

Livre Ier

82

Permets-moi drsquoecirctre un instant ton apocirctrehellip Celle qui sera lagrave Celle qui trsquoouvrira les bras Pour te consoler quand tout ira mal ici-bashellip Je ne veux qursquoune chose Ton Amitieacute Eacuteternelle Qursquoelle puisse grandir agrave petites doses Pour toujours agrave tout jamais se perdurer dans le tempshellip Sourire agrave chaque renouvellement de printemps Et passer les frontiegraveres en allant jusqursquoau firmamenthellip Je trsquoaime mon ami(e) Je trsquoaime tout simplement

CAHIERS DE POESIE

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Un deacutesert en pleurshellip Cindy Eacutecoute ce hurlementhellip Il vient de mes entrailleshellip Crsquoest un cri de deacutesespoir et de ragehellip Je patauge dans un mareacutecage Depuis des mois et des mois A ne plus savoir quoi fairehellip Ocirc Je ne puis me taire Face agrave cette douleur amegraverehellip Jrsquoai beau lutter je ne trouve point la faillehellip Ma vie est plongeacutee dans un total deacutesarroi Un fosseacute grandit entre toi et moi Oui Entre nous il y a cet abicircmehellip Petite fille tu es agrave mes yeux sublime Une perle beacutenite des dieuxhellip Je trsquoai enfanteacutee dans la joie Je trsquoai donneacute la viehellip Un cadeau merveilleuxhellip Mais tu me manques tellementhellip Ton absence est un malheur Un deacutesert en pleurs Une oasis sans fleurshellip Cindy Jrsquoessaie de tatteindre sans le pouvoirhellip Des grains de sables nous seacuteparent Le vent du Sahara se deacutechaicircne chaque soir Un mot de ta part Un simple regard Mais rien ne se passe depuis ton deacuteparthellip Ocirc Mon Dieu POURQUOI Elle est mienne

Livre Ier

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Et je veux qursquoelle me revienne Avant qursquoil ne soit trop tardhellip Une megravere qui se meurt Sans son enfanthellip Elle srsquoenfonce dans les profondeurs Nauseacuteabondes du neacuteanthellip Cindy Ton absence est un malheur Un deacutesert en pleurs Un oasis sans fleurshellip

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Une entente planeacutetaire

Les yeux larmoyants je fuis sans lrsquoonce drsquoun discours Ce monde qui malheureusement se perdure sans deacutetour Mais tenaces elles srsquoaccrochent les sangsues agrave ma chair

Pour me voir finir en lambeaux dans les entrailles de la terre

Ocirc Mer Deacutelivre-moi de cet enfer qui peu agrave peu mrsquoemporte Vers le neacuteanthellip Crsquoest un monde reacutepugnant qui me deacutegoutte

Un monde ougrave je nrsquoai pas ma place pour atteindre la porte Celle qui srsquoouvre sur ma destineacutee en partant de la troisiegraveme voucircte

Toi le ciel je veux voir ta colegravere entre tes eacuteclairs eacuteparses

Oui Crache ton venin sur ces ecirctres immondes et malfaisants Embrase la terre de tes larmes amegraveres sur toute sa surface

En eacutepargnant je trsquoen supplie les honnecirctes gens et les enfants

Amis volcans deacutechaicircnez-vous comme le feraient toutes les megraveres Unissons nos forces pour aneacuteantir la vermine du troisiegraveme Milleacutenaire

Et toi le tremblement de terre aspire-les au creux de tes viscegraveres Ensemble faisons leur face comme si lrsquoon reacutepondait agrave leur guerre

Pourquoi srsquoeacutecharnent-ils ainsi sans se soucier des conseacutequences A savoir qursquoils srsquoen mordront les doigts ici-bas ou dans lrsquoau-delagrave

Je fuis en courant ces malotrus vers un lieu sucircr avant que ne sonne le glas Comme tout un chacun je veux la seacutereacuteniteacute la paix la gueacuterison et lrsquoespeacuterance

Filez Des pestes vous ecircteshellip Pire que tout vous serez les oublieacutes de la terre Les deacutemons assoiffeacutes de chairs humaines ne feront qursquoune boucheacutee de vous

De vous agrave moi Eacuteloignez-vous vite vite de moi avant que le peuple devienne fou Car je nrsquoaspire qursquoagrave une chose dans la vie une entente planeacutetaire

Livre Ier

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Crsquoest bientocirct Noeumll

Les rayons de magasins peu agrave peu se remplissent Les vitrines quant agrave elles srsquoembellissent Et derriegraverehellip Il y a des regards drsquoenfants envieux Chaque anneacutee crsquoest la mecircme chose Alors pourquoi pourquoi mon Dieu Pourquoi ne pas se battre pour une bonne cause Ces enfants sont notre avenir Ils ne sont pas ici sur terre pour souffrir Encore moins pour pleurer en ce jour Ils sont lagrave devant une triste nouvelle Car crsquoest bientocirct Noeumll Mais ougrave est donc cet amour Je parle de lrsquoamour maternel amp paternel Celui qui est eacuteternel Dans le cœur drsquoun enfant Je ne sais que faire Pour leur venir tous en aide alorshellip Alors je queacutemande Au peuple de la terre De leur tendre leur main De taire leur chagrin De leur offrir Un sourire En offrande Crsquoest bientocirct Noeumll Et oui Combien auront froid et faim Pendant que drsquoautres se rempliront lrsquoestomac Mon Dieu que la deacutecheacuteance humaine est tombeacutee bien bas Plus les anneacutees passent Plus il y a des douleurs horribles en surface

CAHIERS DE POESIE

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Et les premiers toucheacutes sont nos petites tecirctes blondes Rejeteacutees abuseacutees violenteacutees par des ecirctres immondes Vous les malotrus passez votre chemin Crsquoest bientocirct Noeumll et soyez certains Que la becirctise se paiera un jour ou lrsquoautre Lrsquoenfant il est de toutes les races et de toutes les cultures Lrsquoenfant que lrsquoon vend lrsquoenfant que lrsquoon tuehellip Cet enfant-lagrave crsquoest le fils ou la fille de lrsquohumaniteacute Et nous en sommes responsables Soyez-en sucircrs Ma lutte continue Car agrave mes yeux il mrsquoest deacutesagreacuteable De voir un enfant blesseacute Qursquoil soit le mien le leur ou le vocirctre Drsquoavancehellip Un joyeux Noeumll

Livre Ier

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De gracircce

De gracircce messieurs ne laissez pas le peuple en attente Mais offrez-leur je vous en supplie un avenir qui chante Personne nrsquoa le droit de deacutetruire un recircve comme la vie Qui aux yeux de tout un chacun agrave des valeurs infinies Si lrsquoon venait srsquoen prendre aux vocirctres afin qursquoils subissent Les mecircmes horreurs pour finir ensuite dans les abysses Je ne pense pas que vous approuviez une seconde Encore moins lrsquoideacutee de voir nos gestes immondes Il est important quelquefois de savoir inverser les rocircles Et de vous montrer que de tuer ce nrsquoest pas drocircle Ocirc Non messieurs vous causez tellement de malheur Que vous naissez avec une pierre agrave la place du cœur De gracircce quand aurez-vous compris que sur la terre Nous devons tendre la main aux terriens nos fregraveres Votre et notre devenir en serait agrave ce jour meilleur Le racisme est horrible et inconcevable agrave mes yeux Vous tenez entre vos doigts une bombe humaine La pire des choses ici-bashellip Messieurs crsquoqui me gegravene Crsquoest la souffrance que je vois au travers de lrsquounivers Et tout cela gracircce agrave vos horribles guerres De gracircce messieurs abaissez vos armes Afin que ne soient plus verseacutees les larmes Soyez pour le peuple des troubadours Apportant un message de paix et drsquoamour

CAHIERS DE POESIE

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Ocirc De gracircce messieurs Cela serait merveilleux Si vous nous offriez Votre amitieacute

Livre Ier

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ESSEhellip

Altesse Duchesse Princesse Deacuteesse Belles ivresses De nos jeunesses Prenez en partage la caresse Que je vous laissehellip Tout en finesse Sans aucune maladresse Je resterais la poeacutetesse Divine maicirctresse De mes mots nommeacutes deacutetresseshellip Crsquoest une promesse Figeacutee dans votre carnet drsquoadresses Au loin la paresse Plus de petitesse Par politesse A vos piedshellip Je mrsquoabaisse Pour vous deacuteposer mille tendresseshellip Drsquoune prosehellip Je resterais la diablesse Inassouvie drsquoun monde poeacutetique devenue enchanteressehellip Donnez-moi en plus car en douce poeacutetesse Je veux mourir drsquoivresse Au beau milieu des mots intituleacutes laquo caresseshellip raquo

CAHIERS DE POESIE

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Sacrificehellip

Les yeux dans les yeux ils dansent comme si Crsquoeacutetait le dernier dernier jour de leur viehellip La valse semble eacuteternellehellip Elle si belle

Qursquoil ne peut deacutetacher son regard sur celle Qui a eacuteteacute son unique bonheur pour lrsquoinfini

Depuis leur rencontre elle lutte contre la maladie

En la faisant tournoyer il pense agrave sa bien aimeacutee Qursquoune larme coule sur son visage amaigri et rideacute

Mais que faire pour lui ocircter ses maux pour toujours Que faire pour ramener agrave moi ce microbe qui la tue

Ocirc mon Dieu Aidez-moi agrave sauver ma belle inconnue Si belle que pour elle je lui donnerais ma vie par amour

A genoux il embrasse la main de celle qui fut sienne

Depuis qursquoils se sont dit laquo OUI raquo le jour de leur mariage Puis il semble srsquoeacutevader un court instant comme sihellip

Comme si son deacutesir allait ecirctre exauceacute en lui donnant sa vie Et pourtanthellip Aux pieds de la belle une rose rouge saignait Comme si elle avait pris sur elle toutes ses douleurs et plaies

A son tour elle srsquoagenouille pour laquo le raquo regarder en caressant

Une par une ses peacutetales denteleacutes engorgeacutes de sang Puis elle se sent reconnaicirctre face agrave laquo cette fleur raquo qursquoelle a tant aimeacutee Car pour elle il a tout deacutelaisseacute pour ecirctre pour toujours agrave ses cocircteacutes

Dans la joie et les pleurs dans le bien ecirctre ou la souffrance Par amour pour sa belle il a fait don de sa vie sur une derniegravere danse

Eux deux si compliceshellip Quel beau sacrifice

A la plus belle des ambassadrices Qursquoil eut aimeacutee avec passion et deacutelice

Seule elle veillera sur cette rose couleur rouge sang

Livre Ier

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Afin qursquoensemble ils puissent partir jusqursquoagrave lrsquooreacutee du temps

CAHIERS DE POESIE

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Ta plume

Elle est lagrave sautillant Dansant Sur le papier blanc En y laissant sa trace En surface Au fil des pages Sans oublier la preacuteface Belle donzelle Que de mains trsquoont tenue Telle une sangsue Tu jouis encore de leurs preacutesences Pour jouer de ta prestance En y laissant quelques empreintes eacuteparseshellip Dans le temps jadis Tu eacutetais lrsquoamie fidegravele des eacutecoliers Qui fiegraverement te trempaient dans leur encrier Pour eacutecrire sur leurs cahiers Et que dire sur nos poegravetes disparus Ne posseacutedant qursquoune bougie comme eacuteclairage Ils vivaient de leur plume En admirant la brume Et les saisons volageshellip Prsquotite plume Trsquoassume Depuis la nuit des temps Des eacutecrits agrave nrsquoen plus finir Des livres messages Recueils contes bibles parchemins A lire

Livre Ier

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Et agrave relirehellip Hop Un plongeon dans lrsquoencre bleuteacutee Pour y deacuteposer Avec ta plume agile Des mots indeacuteleacutebiles

CAHIERS DE POESIE

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Claude HIBLOT

(France)

CAHIERS DE POESIE

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Ougrave es-tu

Ocirc ma fauve eacutegeacuterie Ma vipegravere ougrave es-tu Mors moi venin furie Je trsquoattends ougrave es-tu Malheureux badinage Tu ne mrsquoaimes plus Crsquoest un carambolage Je trsquoattends ougrave es-tu Jrsquoaurais recircveacute sans frein Ton corps tes reins nus Et mes mains sur tes seins Je trsquoattends ougrave es-tu Jrsquoaurais recircveacute en vain Et je trsquoaurais perdue Pour un oui pour un rien Je trsquoattends ougrave es-tu

CAHIERS DE POESIE

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Eacuteclisses

Ce nrsquoest que lrsquoeacutetincelle Et crsquoest deacutejagrave la braise Deacutejagrave lrsquoeacuteclisse sucreacutee Les eacutepices enfieacutevreacutees La reacuteglisse et la fraise Et ses legravevres cannelle Crsquoest encore la lisiegravere Et deacutejagrave la douce glisse Deacutejagrave la volute la caresse La soyeuse tendresse La fontaine aux deacutelices Enchacircsseacutee de lumiegraveres Bat mon cœur bat Chamade ou breloque Bat son plein bonheur Roule tambour pleure Danse chante moque Bat mon cœur aime-la

Livre Ier

98

Cafards drsquoautomne

Rampants cadaveacutereux Les brouillards givrants Interdisent au soleil Drsquoeacutecarquiller les yeux Cafards drsquoautomne Pureteacutes taries Au bas du village creux Le ruisseau murmurant En un demi-sommeil Fuit son lit tortueux Cafards drsquoautomne Chœurs engourdis Depuis les toits honteux Srsquoeacutelegravevent peacuteniblement Sans savoir vers quel ciel Des moutons charbonneux Cafards drsquoautomne Ardeurs fleacutetries De son clocher anxieux Lrsquoeacuteglise obstineacutement Donne lrsquoheure artificielle Au pays besogneux

CAHIERS DE POESIE

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Cafards drsquoautomne Meacutelancolie

Livre Ier

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Tango

Il est si beau le tango bleu Celui qui danse avec le feu Il est si fort le tango noir Celui qui danse le deacutesespoir La cumparsita si La paloma ya Plus fou plus langoureux Le tango rouge et noir Plus doux plus amoureux Le tango bleu drsquoun soir La cumparsita si La paloma ya Viens rouler dans mes bras Viens danser dans mes yeux Viens partager mes pas Viens chanter dans mon jeu La cumparsita si La paloma ya Allons danser veux-tu Chantons dansons sans cesse Allons chanter veux-tu Dansons chantons lrsquoivresse

CAHIERS DE POESIE

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La cumparsita si La paloma ya

Livre Ier

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Tes larmes noires

Jrsquoai lu tes larmes noires A tiacute Maria del mar Marie Marie-Mar A tiacute Marie Maria del Mar Maravillosa y feminina Corazoacuten y razoacuten de hermosura Claramente acata la ley divina De la clausura viva de la vida Jrsquoai vu tes inquieacutetudes et tes sourires heureux Jrsquoai lu tes moues joyeuses tes sentiments anxieux Jrsquoai reccedilu les souffrances les espoirs fougueux Ougrave tu puises ta force et ton rire contagieux A tiacute Maria del Mar poetica Caacutercel feliz de la belleza Aureo rostro celeste mirada Misteriosa fontana de alegriacutea Y de sabiduriacutea traviesa Jrsquoai lu les pleurs noirs dans tes yeux drsquoAndalouse Jrsquoai vu le deacutechirement le bourdon et le blues Jrsquoai bu les larmes chaudes dansant le flamenco Enflammant la torpeur de doux recircves indigo A tiacute Marie Maria del Mar Mar de los suentildeos infantiles Flor de las flores azules

CAHIERS DE POESIE

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Luces de la luce ardiente Tu canto es la rima caliente Effaccedilant la teacutenegravebre drue la jalouse la morose Lrsquoeacutetoile mysteacuterieuse illumine tes yeux de jais Et toi gracieuse tu passes raffineacutee virtuose Rose forte et deacutetermineacutee maicirctresse du palais Marie Maria del Mar Gouttelette de mer Deacutelicat eacuteclat de joie Tu vois le tintamarre Que ton sourire ibegravere Fais reacutesonner en moi

Livre Ier

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Alors poegravete ougrave es-tu

Alors poegravete futile nrsquoas-tu rien agrave pleurer Sauf ton petit cœur abandonneacute qui trisse Et qui migre rien rien de plus agrave proteacuteger Si ta plume agrave lisser aux reflets de Narcisse Alors eacutecrivaillon rien drsquoautre agrave meacutenager Que ton petit miroir petit toi preacutetentieux Et tes tristes amours et tes chagrins pisseux Tu dis que ccedila nrsquova pas trsquoas rien agrave ajouter Ah elle est belle ta plume jolie parure de paon Dans sa deacutemonstration de roue verte aux yeux noirs Ta deacutemarche de dindon lui fait rendre raison De mecircme ta poeacutesie et tes chansons agrave boire

Ta plume ne disais-tu pas ta Durandale Tu devais la porter si haut et pourfendre Les feacutelons et quoi hellip quoi cet appendice caudal Plumitif faceacutetieux rigolard et trop tendre A qui veux-tu faire peur et qui va srsquoy meacuteprendre Regarde ce clochard et ce chien bien en face Et dis-leur qui tu es dis-leur srsquoils veulent entendre Le deacutedain le meacutepris lrsquoindiffeacuterence ccedila trsquoagace Et pourtant elle est ougrave elle est ougrave ta hargneuse Envie de justice il est ougrave ton combat ougrave Sur le mur de ta chambre lrsquoaffiche racoleuse Le portrait du Che Et Mao et crsquoest tout

CAHIERS DE POESIE

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La carpe est agrave lrsquoeau

Crsquoeacutetait un soir Ou une nuit Un beau canard Bourreacute drsquoennui Cherchait des vers Solides en our Des rimes en lrsquoair Pour faire lrsquoamour Il en a marre Des gros tecirctards Canard bizarre Soixante balais Murs aux cerises Fada jobard Ouf et dadais Ado en crise Il en a marre Des gros tecirctards Bah ougrave est-elle Sa jolie canne La belle colombe Toute en dentelle Sa poule faisane Douce palombe

Livre Ier

106

Il en a marre Des gros tecirctards Ougrave est lrsquoappeau Appel appeau Bah ougrave est-elle Dans sa dentelle Fille ingeacutenue Tombant des nues Il en a marre Des gros tecirctards Appeau Appeau Et alors Plaf Un vole de carpe Qui tombe agrave lrsquoeau Bah eh fais gaffe Ou je trsquoeacutecharpe Gros dindonneau Il en a marre Des gros tecirctards laquo ― Ah non pas dinde Je suis la carpe raquo Elle dit la dingue laquo ― Je suis si belle Jrsquoarrive drsquoInde Avec ma harpe En caravelle raquo Il en a marre Des gros tecirctards

CAHIERS DE POESIE

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laquo ― Tu trsquoappelles raquo laquo ― Marie Theacuteregravese La carpe qui rit Quand on la braise raquo laquo ― Tu sens la fraise Trsquoes tregraves jolie Trsquoes javanaise Trsquoes demoiselle raquo Il en a marre Des gros tecirctards laquo ― On fait lrsquoamour raquo laquo ― Cochon canard raquo laquo ― Trsquoes si jolie Jrsquoai tregraves envie Drsquoun gros panard Baisse lrsquoabat-jour raquo Il en a marre Des gros tecirctards laquo ― Cours toujours Zappe mes appas Tiens vrsquolagrave mon mac Un beau brochet De vingt balais Je lrsquoaime drsquoamour raquo Il en a marre Des gros tecirctards laquo ― Ah le tango Lrsquoa dans la peau Le flamenco

Livre Ier

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Et les toros Crsquoest son boulot A mon jojo raquo Il en a marre Des gros tecirctards Tu nrsquoauras pas Theacuteregravese Petit canard laqueacute Elle nrsquoest pas Antibaise Mais elle srsquoest deacutebineacutee Moraliteacute Y en a pas Des appas Y en a pas Non plus Zut ccedila ne rime plus

CAHIERS DE POESIE

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La chanson de Chloeacute preacute-poeacutesie ado

Chloeacute ma belle Mon roudoudou Regard rebelle Petit bijou Tu lrsquoas eacutecrite Ta belle chanson Une reacuteussite Pleine drsquoeacutemotion Chloeacute ma belle Mon roudoudou Regard rebelle Petit matou Crsquoest une peacutepite Pour la moisson Des marguerites De la passion Chloeacute ma belle Mon roudoudou Regard rebelle Gentil tatou Viens dans la ronde Danse les vers fous Et lance agrave lrsquoonde Ton beau caillou

Livre Ier

110

Chloeacute ma belle Mon roudoudou Regard rebelle Petit chouchou Fracasse la chaicircne Des mots jaloux De toi la reine Aux yeux cachou Chloeacute ma belle Mon roudoudou Regard rebelle Petit loulou Ouvre la cage Casse le verrou Peins le plumage Drsquoun beau vers doux Chloeacute ma belle Mon roudoudou Regard rebelle Joli coucou Libegravere la graine Et legraveve lrsquoeacutecrou De la rengaine Au cœur zazou Un gros bijou Comme un caillou Tombe dans les choux Pregraves drsquoun joujou Sur un hibou Qui srsquogratte les poux Au drsquosus des genoux

CAHIERS DE POESIE

111

Et moi Jrsquote dis Chloeacute Merci Ma joie Jrsquoeacutecris Chloeacute Merci A toi Si si Chloeacute Merci

Livre Ier

112

Sage comme une image Chanson pour Ethel

La belle Ethel est sage Comme une image Mais si mais si Elle dessine sur sa page Un eacuteleacutephant qui nage Un kiwi qui dit oui Une guenon qui dit non Et un serpent python Qui joue du mirliton La belle Ethel est sage Comme une image Eh si pardi Elle dessine sur la plage Avec des coquillages Un petit ouistiti Avec un gros bidon A chrsquoval sur un dragon Qui joue drsquolrsquoaccordeacuteon La belle Ethel est sage Comme une image Bah oui bah oui Dans le ciel de marelle Elle peint agrave lrsquoaquarelle Un canard rikiki Il cacircline un pigeon

CAHIERS DE POESIE

113

Qui roucoule sa chanson En jouant de lrsquoorpheacuteon La belle Ethel est sage Comme une image Ah bon ah si Elle gribouille une citrouille Et pregraves drsquoune grenouille La pie en bigoudis Monte agrave califourchon Le grand cameacuteleacuteon Qui souffle dans son clairon Ouistiti Rikiki Fait pipi Au lit Prsquotit coco Corico Fait du cacao Tout chaud

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Marie-Claude MARTY

(France)

CAHIERS DE POESIE

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Amour

Nuits bleuteacutees Chants drsquoalleacutegresses

Souvenirs tourmenteacutes En un soir drsquoivresse

Entendre au lointain Des rires drsquoenfants

Qui srsquoeacutegregravenent au loin Dans le printemps naissant

Une main qui caresse

Le dos deacutejagrave voucircteacute Du passant en paresse

De vie et drsquoeacuteterniteacute

Un sourire amorceacute Un espoir de promesses

Croire en lrsquohumaniteacute Et toujours avancer

CAHIERS DE POESIE

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Laurent FELS

(Luxembourg)

CAHIERS DE POESIE

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Sans paroles1

Il est des nuits sans passeacute obscur chapitre de lrsquoHistoire terreur cris angoisses Silence Grand bourdonnement des heacutelices eacutetincelles volantes puis tout demeure en sourdinehellip

1 Extrait du recueil Paroles oublieacutees Paris Eacuteditions Le Manuscrit 2005

Livre Ier

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La Bibliothegraveque

Refuge magique Gardien de secrets Tombeau vivant des grands eacutecrivains comme Bossuet Feacutenelon Voltaire Baudelaire Saint-John Perse ou Proust Tous y ont laisseacute leur sagesse et y vivent ensemble mais non sans clivagehellip Lrsquoescalier en colimaccedilon menant au Premier Eacutetage comme lrsquoacircme des Poegravetes srsquoenvole vers des sphegraveres supeacuterieures Ce sont maintenant les Auteurs Antiques qui appellent le visiteur vers le centre de la sagesse Lecteur Sache qursquoen ouvrant une page de quelque livre

CAHIERS DE POESIE

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que ce soit Tu plonges dans un Univers qui ne trsquoappartient pas Les opinions peuvent srsquoopposer entre Philosophes ou Eacutecrivains comme des lettres noires sur une page blanchehellip Respecte-les toutes mecircme si elles peuvent te paraicirctre eacutetranges et appreacutecie le cadeau extraordinaire que les Penseurs et Hommes de Lettres trsquoont leacutegueacute Ce nrsquoest qursquoagrave travers Ta Personne qursquoils continuent de vivre agrave lrsquointeacuterieur et agrave lrsquoexteacuterieur de leur sarcophage en feuilles

Livre Ier

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Lrsquoattente

En regardant par la fenecirctre Tu ne vois que pluies et brouillard Pas un seul cri drsquooiseau ni un rayon de soleil Rien que de la grisaille Tristesse Les arbres ne portent plus une seule feuille Les fleurs sont effeuilleacutees sous lrsquoeffet Drsquoun vent inapprivoisable Un vrai paysage de deacutesespoir Crsquoest la saison que veux-tu faire Bientocirct les rues et forecircts seront couvertes Drsquoun voile blanchacirctre et eacutepais Et tu ne sauras plus distinguer ni lac ni prairie Noeumll approche agrave pas de geacuteant Fecircte des familles et de lrsquoamour Autour drsquoune grande table On est reacuteuni en toute harmonie crsquoest coutume Toutefois beaucoup de personnes sont seules Et abandonneacutees de leurs proches Surtout les gens acircgeacutes laquo dont on nrsquoa plus besoin raquo Comme le formulent les jeunes parfois Que ce poegraveme soit deacutedieacute agrave ces naufrageacutes du Temps Dont le chagrin a blanchi la chevelure Non sans peines ni douleurs Ils sont courbeacutes sous le travail de longues anneacutees

CAHIERS DE POESIE

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Ne les oublions pas et invitons-les agrave notre table Qursquoils soient remercieacutes de ce qursquoils ont fait Pour nous LrsquoEacutetoile bleue luira aussi pour eux

Livre Ier

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Degraves que

Degraves que tu seras partie la vie deviendra Insupportable pour moi Comment pourrai-je vivre sans toi Dans cette ville qui ceint la haine humaine Degraves que tes beaux yeux bleus se deacutetourneront Des miens pour fixer les vastes oceacuteans Qui nous seacutepareront pour un certain temps Je me rendrai compte agrave quel point tu me manqueras Degraves que tes cheveux flavescents seront Caresseacutes par les douces brises marines Et degraves que je ne sentirai plus ton parfum exotique La nuit eacuteternelle deacuteploiera son grand voile noir pour tuer Les derniers rayons de soleil Bien que nous soyons loin lrsquoun de lrsquoautre Notre amour ne sera pas moins fort Nos acircmes fondront et engendreront un nouveau jour Degraves que tu seras de retour pour toujours Sicut flumina per campum labuntur Ita animae nostrae una progredientur

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Flocons de neige

Lrsquoatmosphegravere est calme Il y a tregraves peu de vent un grand froid srsquoeacutetend sur Les champs et collines Des nuages cumuliformes srsquoapprochent lentement Et commencent agrave saupoudrer leacutegegraverement la surface Terrestre de leur divin blanc On dirait qursquoIreacuteneacutee mecircme srsquoest endormi courbeacute sur ce Paysage exempt de toute violence et haine semble-t-il Comme il serait facile de srsquohabituer agrave une telle scegravene Paradisiaque Toutefois agrave lrsquoinstar de notre vie la neige disparaicirct apregraves un certain temps Ce calme qui nous est si familier Et auquel nous deacutesirons nous accrocher Il nrsquoexiste pas pour tout le monde Avant-hier encore certains nrsquoauraient pas penseacute que Chez eux La vie srsquoeffondre si rapidement Des vagues geacuteantes plus infacircmes que Polyphegraveme Se sont empareacutees du pays mecircme En nrsquoy laissant qursquoun sauvage abattoir

Livre Ier

Cadavres Deacutechiqueteacutes Maisons Deacutetruites Partout Rien Que Des Deacutebris Et le corps drsquoun petit enfant innocent Gicirct sur une civiegravere agrave cocircteacute drsquoune tour Eacutecrouleacutee et ressemblant agrave une pelote de laine Dont Atropos a coupeacute le filhellip En contemplant tranquillement notre paysage hivernal Accordons une penseacutee aux victimes drsquoAsie du Sud Chacun drsquoentre nous aurait pu ecirctre concerneacute Sans ecirctre preacutevenu Comme la neige fond souvent du jour au lendemain

(1)

1 laquo Considegravere les malheurs de tes amis comme les tiens raquo

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CAHIERS DE POESIE

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Deuxiegraveme partie

Eacutetudes lectures et analyses

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Mary-Jo ANDRICH

(Luxembourg)

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EacuteDOUARD GLISSANT Soleil de la conscience

Une reacuteflexion critique sur lrsquoexotisme

Lrsquoexotisme deacutesignant selon Le Petit Robert laquo tout ce qui nrsquoappartient pas aux civilisations de lrsquoOccident raquo agrave savoir tout ce qui provient des pays lointains et chauds constitue une notion rejeteacutee par lrsquoeacutecrivain martiniquais Eacutedouard Glissant dans son œuvre intituleacutee Soleil de la conscience Pour deacutefinir son exotisme lrsquoeacutecrivain srsquoinspire des propos de Victor Segalen que lrsquoon trouve dans lrsquoEssai sur le divers ougrave ce dernier a formeacute le projet de reacuteeacutevaluer la notion drsquoexotisme en lui donnant une authenticiteacute une pleacutenitude qui lui ont eacuteteacute confisqueacutees par les litteacuteratures coloniales Deacutesormais on ne relate plus agrave la faccedilon des eacutecrivains colonialistes car Glissant manifeste cette ambition drsquoaboutir agrave une contestation du voyage lui-mecircme les lieux du reacutecit de voyage se trouvant ainsi bouleverseacutes Lrsquoexotisme devient alors une interrogation philosophique en ce qursquoil est la relation drsquoun contact authentique et par conseacutequent parfait avec lrsquoailleurs lrsquoautre La notion de divers est mise en valeur ici le rapport que le voyageur peut entretenir avec lrsquoailleurs le voyage constituant enfin un formidable moyen du voyageur pour acceacuteder agrave la diversiteacute En reprenant le terme drsquoexotisme certes inspireacute par Segalen comment Eacutedouard Glissant arrive-t-il agrave poser une toute autre probleacutematique lrsquoexotisme agrave rebours et agrave lui attribuer un sens plus profond plus pur et par conseacutequent hors du commun

Apregraves avoir releveacute quelques eacuteleacutements dans Soleil de la conscience

qui teacutemoignent de la diffeacuterence entre lrsquoacception quotidienne et la

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deacutefinition nouvelle du mot laquo exotisme raquo nous allons voir comment Glissant eacutechappe agrave lrsquoexotisme des reacuteveacutelateurs pour enfin constater par quels moyens il arrive agrave deacuteguster le divers agrave la faccedilon segalenienne et par conseacutequent agrave critiquer la vision du simple voyageur laquo voyageant avec ses bas de laine raquo

Drsquoabord il est indispensable de noter que Glissant dans son

œuvre ne deacutecrit pas la quecircte drsquoun pays exotique dans lrsquoacception commune du mot et par conseacutequent comme lrsquoaffirme Segalen laquo il ne peut y ecirctre question de tropiques et de cocotiers ni de colonies ou drsquoacircmes negravegres ni de chameaux ni de vaisseaux ni de grandes houles ni drsquoodeurs ni drsquoeacutepices ni drsquoIcircles enchanteacutees ni drsquoincompreacutehensions ni de soulegravevements indigegravenes ni de neacuteant et de mort ni de larmes de couleurs ni de penseacutees jaunes ni drsquoeacutetrangeteacutes ni drsquoaucune des saugrenuiteacutes que le mot Exotisme enferme dans son acception quotidienne raquo En effet degraves le deacutebut de son essai Eacutedouard Glissant ressent la neacutecessiteacute drsquoopposer sa vision de voyage agrave la simple impression du voyage qursquoil considegravere comme totalement deacutepourvue drsquointeacuterecirct laquo [n]on comme le voyageur qui nrsquoattend de lrsquoapparence des monuments que la quittance de son deacutepart mais comme tel qui apprivoiserait le doute de savoir raquo On constate ici une mise au point volontaire de lrsquoauteur qui deacutenonce lrsquoacception quotidienne du voyage celle du voyageur dit immobile ayant pour unique but le deacuteplacement physique dans un pays inconnu Pourtant lrsquoauteur ne voyage pas dans un pays consideacutereacute comme exotique drsquoapregraves lrsquoacception traditionnelle du mot mais agrave Paris ce qui annonce sa conception drsquoexotisme qui est autre lrsquoexotisme agrave rebours que nous essaierons drsquoeacuteclaircir plus tard dans notre analyse laquo [c]hacun se trouve dans sa chambre et combien cette situation (lrsquoexpression mecircme) laisse agrave penser agrave lrsquoinsulaire et au tropical Le voilagrave lrsquoexotisme agrave rebourshellip raquo Le passage qui contient cette deacutefinition quelque peu surprenante de lrsquoexotisme drsquoEacutedouard Glissant marque lrsquoarriveacutee de ce dernier dans la capitale qui elle nrsquoest pas pour autant deacutefinie ou deacutecrite au sens mateacuteriel ou geacuteographique du terme Comme

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lrsquoauteur en mentionne uniquement le nom Paris constitue un non-lieu indeacutecis et indeacutefinissable Ainsi le lecteur remarque que Glissant qui est certes fils historique de la France gracircce agrave ses origines martiniquaises et qui nrsquoaboutit pas agrave une description dite geacuteographique de la ville de Paris du paysage franccedilais A lui srsquoimpose ici laquo la vision de lrsquoEacutetranger raquo car afin qursquoil y ait exotisme une sorte de va-et-vient entre sa propre speacutecificiteacute et la particulariteacute de lrsquoautre est indispensable cette derniegravere ne se limitant pas agrave lrsquoespace geacuteographique Crsquoest donc laquo le regard du fils et la vision de lrsquoEacutetranger raquo qui deacutetermine la position initiale de lrsquoauteur qui nrsquoa pas encore abouti agrave la connaissance profonde de ce paysage Il est loin des voyageurs presseacutes et verbeux il se trouve dans lrsquoincapaciteacute de produire un reacutecit structureacute et mateacuteriel agrave lrsquoimage des touristes ou plutocirct des voyageurs immobiles qui nrsquoessaient pas de connaicirctre lrsquoessence drsquoune culture qursquoils ignorent Certes Glissant constate des diffeacuterences entre son monde et celui de lrsquoautre mais il nrsquoeacuteprouve pas agrave la faccedilon des touristes cette neacutecessiteacute irreacutemeacutediable de distinction entre les paysages pour pouvoir parler drsquoexotisme ou de voyage En effet il cherche mecircme agrave eacutetablir lrsquoune ou lrsquoautre relation entre laquo ces deux mondes car tout ecirctre vient agrave la conscience du monde par son monde drsquoabord drsquoautant universel (pour parler large) qursquoil est particulier raquo Pour illustrer cette recherche de relation chegravere agrave lrsquoauteur relevons un exemple remarquable et drsquoune subtiliteacute sublime la relation eacutetablie entre la neige et le soleil laquo hellip elle est presque chaude Telle mrsquoest la neige une illumination (je touche enfin lrsquohiver) une ouverture (je suis enfin agrave mecircme ce spectacle) lrsquoeacutelargissement la communication eacutetablie (la neige aussi une durable deacutefinitive que le soleil pesant)hellip raquo Glissant illustre dans ces propos une tentative de fusionner deux pheacutenomegravenes naturels de les concevoir ensemble et non pas de les opposer diameacutetralement Gracircce agrave cette ideacutee de fusion lrsquoauteur arrive agrave critiquer le voyageur en quecircte du nouveau le nouveau srsquoaveacuterant indispensable agrave ce dernier afin qursquoil puisse parler de voyage Aussi lrsquoauteur affirme-t-il laquo je ne peux connaicirctre cet appel exotique du

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nouveau que jrsquoai si souvent observeacute dans lrsquoallure de nos visiteurs en sandalettes raquo En employant le mot visiteurs lrsquoauteur avance le caractegravere eacutepheacutemegravere passager et superficiel du voyage qursquoeacuteprouvent ces voyageurs du commun des mortels voyageant dans lrsquounique but de se deacuteplacer et ne cherchant dans le voyage une distinction souvent que geacuteographique Lrsquoauteur insiste eacutegalement sur la diffeacuterence qui persiste entre lui et les eacutecrivains colonialistes qui agrave la faccedilon des ethnologues retracent minutieusement leurs impressions visuelles ce qursquoils ont vu lors de leurs voyages qui selon eux sont exotiques Drsquoapregraves Glissant ces descriptions ne sont que le reflet drsquoune science exacte matheacutematique et coheacuterente et on ne peut y parler drsquoexotisme En effet il ne peut point accepter cette faccedilon ethnologique de conter ce qui explique pourquoi il deacutepouille lrsquoexotisme de son acception seulement tropicale et geacuteographique pour opeacuterer un veacuteritable deacutetournement de sens pour deacutecrire une toute autre probleacutematique Loin de tout reacutecit de voyage et de toute la litteacuterature coloniale Eacutedouard Glissant nous preacutesente dans Soleil de la conscience une sublimation du voyage une sensation drsquoexotisme qui nrsquoest rien drsquoautre que la notion du diffeacuterent la perception du divers et par conseacutequent le pouvoir de concevoir lrsquoautre

Apregraves avoir insisteacute sur le fait que lrsquoexotisme nrsquoest qursquoen

apparence une formule tautologique Glissant eacutenumegravere les moyens gracircce auxquels il acceacutedera agrave la diversiteacute agrave lrsquoillumination de son exotisme Son modegravele Victor Segalen a deacutejagrave eacuteprouveacute le besoin drsquoopposer sa conception drsquoexotisme agrave lrsquoexotisme des reacuteveacutelateurs laquo [l]rsquoexotisme nrsquoest donc pas cet eacutetat kaleacuteidoscopique du touriste et du meacutediocre spectateur mais la reacuteaction vive et curieuse au choc drsquoune individualiteacute forte contre une objectiviteacute dont elle perccediloit et deacuteguste la distance raquo Crsquoest preacuteciseacutement cette ouverture individuelle sur un ailleurs quelconque qui srsquoavegravere indispensable non seulement agrave Segalen mais aussi agrave Glissant pour connaicirctre lrsquoailleurs pour acceacuteder agrave la diversiteacute et par conseacutequent pour sentir lrsquoautre Cette neacutecessiteacute drsquoouverture de soi

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qui implique entre autres un besoin de deacutetachement de tous les steacutereacuteotypes que lrsquoecirctre humain peut porter en lui Eacutedouard Glissant lrsquoaccentue agrave sa faccedilon en affirmant ce qui suit laquo [f]ermeacute cerneacute brucirclant drsquoimaginer le reste agrave son image il faut qursquoil ouvre qursquoil srsquoouvre qursquoil voit autre chose lrsquoautre raquo Cet appel de voir ou mieux de concevoir lrsquoautre dans son authenticiteacute profonde et non pas agrave travers des clicheacutes deacutetermine justement lrsquoexotisme de lrsquoauteur Crsquoest alors la connaissance veacuteritable lrsquoessence du savoir qui est interpelleacutee tout ecirctre venant agrave la conscience du monde par son monde drsquoabord Lrsquohumain apregraves avoir cerneacute tous les aspects de son entourage aura la capaciteacute drsquoacceacuteder agrave la diversiteacute du monde universel La perception du divers ne se limite donc pas agrave la simple reacuteveacutelation ethnologique de ce qursquoon a vu ou de ce qursquoon a senti en preacutesence des choses et des gens inattendus mais crsquoest plutocirct la vision de ce que ces gens pensent en eux et drsquoeux Ce nrsquoest pas la reacuteaction du milieu sur le voyageur qui est deacuteterminante mais celle du voyageur sur le milieu

La quecircte de la sensation du divers constituant en quelque

sorte lrsquoexotisme essentiel crsquoest-agrave-dire laquo celui de lrsquoobjet pour le sujet raquo est deacutepouilleacutee de toute description segraveche et banale Glissant manifeste cette aspiration agrave un exotisme hors du commun en disant laquo comme une addition de fruits ivres de souvenances dans le muet deacutesir des bananiers raquo Cette sensation drsquoexotisme qui a priori ne veut rien dire Segalen la deacutefinit comme suit laquo [eacute]carter vivement ce qursquoelle contient de banal le cocotier et le chameau Passer agrave la belle saveur Ne pas essayer de la deacutecrire mais lrsquoindiquer agrave ceux qui sont aptes agrave la deacuteguster raquo et qui agrave partir de cette ideacutee peuvent produire du sens Crsquoest donc le deacutesir du sujet agrave concevoir son objet agrave se connaicirctre diffeacuterent du sujet qui est agrave lrsquoorigine du divers Cette attribution de lrsquoauthenticiteacute agrave la connaissance constitue une sorte de phase transitoire agrave la naissance du divers apregraves avoir cerneacute toute cette probleacutematique nouvelle et apregraves lrsquoavoir sentie personnellement Glissant se voit maintenant capable de sentir le divers comme la

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deacutecouverte drsquoun ailleurs laquo [j]e dis que lrsquoeacuteveacutenement ce transport drsquoune rive agrave lrsquoautre par quoi cette force (expression) srsquoeacuteprouve nrsquoest exprimable pareacute pour lrsquooffrande qursquoagrave travers et apregraves le silence qui lui succegravede raquo Ce nrsquoest pas forceacutement voire pas du tout en preacutesence de lrsquoobjet que naicirct le divers mais plus tard quand lrsquoimaginaire lrsquoemporte en quelque sorte sur la simple reproduction de lrsquoeacuteveacutenement sur la constatation ou encore sur la description Crsquoest dans le silence et dans la solitude que jaillit lrsquoexotisme drsquoEacutedouard Glissant et ougrave il pourra enfin deacuteguster le divers Crsquoest ici que nous sommes contraint agrave rappeler la deacutefinition drsquoexotisme deacutejagrave eacutevoqueacutee plus haut laquo [c]hacun se trouve dans sa chambre et combien cette situation (lrsquoexpression mecircme) laisse agrave penser agrave lrsquoinsulaire et au tropicale Le voilagrave lrsquoexotisme agrave rebourshellip raquo

Ayant avanceacute les moyens par lesquels lrsquoauteur aboutit agrave la

connaissance profonde de la diversiteacute de lrsquoautre il se voit maintenant apte agrave acceacuteder agrave lrsquoautre par un art subtil notamment la creacuteation poeacutetique Il savoure enfin le divers gracircce agrave cet exotisme exceptionnel qursquoil nomme lrsquoexotisme agrave rebours Comme nous avons pu le noter preacuteceacutedemment nous voilagrave loin du voyage exotique ordinaire qui sous-entend un deacuteplacement physique dans un pays chaud Eacutedouard Glissant se trouvant enfin au seuil de son voyage le voyage poeacutetique Crsquoest donc gracircce agrave la poeacutesie que son itineacuteraire prend forme car selon lrsquoauteur le voyage nrsquoa de sens que lorsqursquoil permet de creacuteer du nouveau Ainsi le perpeacutetuel va-et-vient entre sa propre speacutecificiteacute et la particulariteacute de lrsquoautre deacutefinit deacutejagrave depuis Segalen laquo le moyen drsquoapprocher la connaissance du monde dans sa diversiteacute ce qui rend le proceacutedeacute de creacuteation poeacutetique possible puisque crsquoest au moment ougrave se trouvent confronteacutes les deux versants irreacuteductibles du divers que jaillit lrsquoimage poeacutetique raquo Crsquoest cette ideacutee de confrontation des deux versants qui engendre ce voyage purifieacute et libeacutereacute de tout espace geacuteographique Aussi pour Glissant laquo la connaissance est[-elle] de matiegravere libeacutereacutee qui se retourne sur soi srsquoexamine et

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srsquoordonne ndash sans se buter pour autant dans un catalogue de formes fixes raquo Cette liberteacute personnelle et neacutecessairement poeacutetique acquise par une deacutemarche purement philosophique montre que lrsquoauteur passe du simple eacuteveacutenement veacuterifiable dans le monde exteacuterieur agrave quelque chose de plus rechercheacute et par conseacutequent de plus authentique En effet laquo toute la force diffuse ne peut rien sans lrsquoExpression qui est seconde Qursquoest-ce la Reacuteveacutelation sans lrsquoappareil et lrsquoornement juste raquo Ces propos montrant que Glissant doit passer de lrsquoeacuteveacutenement agrave lrsquoexpression afin qursquoil puisse parler voyage et srsquoeacutevader dans son exotisme illustrent que son intention consiste dans le fait de chercher au-delagrave de la perception mateacuterielle quelque chose de plus pur tandis que le touriste ou encore lrsquoethnologue clocircturent le simple eacuteveacutenement Ainsi laquo ce que lrsquoon vit est deacuterisoire tant que la penseacutee ne lrsquoa point corrigeacute raquo et srsquoavegravere ecirctre lrsquoexpression cleacute deacuteterminant le voyage plutocirct mental de lrsquoauteur naissant dans le silence et la solitude Aussi le voyageur Glissant affirme-t-il que le laquo voyage nrsquoa de sens qursquoautant que le voyageur sait ce qursquoil quitte et ce qursquoil retrouve raquo supposant toujours un aller et un retour Il est donc en quecircte drsquoattaches profondes et authentiques et non pas superficielles et eacutepheacutemegraveres lui accordant une identification mutuelle aux deux versants irreacuteductibles du divers ougrave la connaissance a rendu possible lrsquoabolition des lieux Nous voilagrave dans un monde ougrave la diffeacuterence de lrsquoici et de lrsquoailleurs se trouve en quelque sorte aneacuteantie Crsquoest donc la fusion poeacutetique la puissance de pouvoir concevoir lrsquoautre et soi-mecircme dans un lieu quelconque notamment dans une chambre qui illustre lrsquoexotisme agrave rebours dans Soleil de la conscience laquo il y a aussi lrsquoattente chambre fraicircche parmi les arbres raquo Lrsquoauteur a donc abouti agrave travers la creacuteation poeacutetique agrave son but laquo ecirctre le mecircme et lrsquoautre le fils ensemble et lrsquoeacutetranger raquo

Nous voilagrave maintenant apte agrave comprendre lrsquoexotisme

drsquoEacutedouard Glissant qui vers la fin de son essai nous fait sentir toute la force diffuse par sa reacuteflexion qui est une sublimation

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particuliegravere du voyage laquo [l]rsquoexotisme est bien mort agrave partir du moment ougrave la geacuteographie cesse drsquoecirctre absolue (crsquoest-agrave-dire ici limiteacutee agrave elle-mecircme) pour commencer agrave ecirctre solidaire de son histoire qui est celle de lrsquohomme La confrontation des paysages confirme celle des cultures des sensibiliteacutes non pas comme exaltation drsquoun Inconnu mais comme maniegravere enfin de se deacutebarrasser de son eacutecorce pour connaicirctre sa projection dans une autre lumiegravere lrsquoombre de ce que lrsquoon sera raquo

Soleil de la conscience constitue donc un essai ougrave Eacutedouard

Glissant a savamment exploiteacute le thegraveme de son exotisme lrsquoexotisme agrave rebours en lrsquoopposant par un style tregraves rechercheacute et souvent indirect agrave lrsquoexotisme des reacuteveacutelateurs De ce dernier il semble vouloir proclamer la mort en le rendant par les propos qursquoil avance vain et futile Toute lrsquoauthenticiteacute reacuteside dans cet exotisme hors du commun dont lrsquoauteur trace la quecircte quelque peu philosophique drsquoun ailleurs drsquoun ici et drsquoun lagrave-bas de la diversiteacute en posant sur le monde le regard du fils ensemble avec lrsquoeacutetranger regard qui fait naicirctre une purification du voyage exotique une estheacutetique du divers

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BAUDELAIRE laquo LrsquoAlbatros raquo

Souvent pour srsquoamuser les hommes drsquoeacutequipage Prennent des albatros vastes oiseaux des mers Qui suivent indolents compagnons de voyage Le navire glissant sur les gouffres amers Agrave peine les ont-ils deacuteposeacutes sur les planches Que ces rois de lrsquoazur maladroits et honteux Laissent piteusement leurs grandes ailes blanches Comme des avirons traicircner agrave cocircteacute drsquoeux Ce voyageur aileacute comme il est gauche et veule Lui naguegravere si beau qursquoil est comique et laid Lrsquoun agace son bec avec un brucircle-gueule Lrsquoautre mime en boitant lrsquoinfirme qui volait Le Poegravete est semblable au prince des nueacutees Qui hante la tempecircte et se rit de lrsquoarcher Exileacute sur le sol au milieu des hueacutees Ses ailes de geacuteant lrsquoempecircchent de marcher1

1 BAUDELAIRE Œuvres complegravetes Paris Gallimard (Bibliothegraveque de la Pleacuteiade) 1975 t1 pp9-10

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COMMENTAIRE

Introduction

laquo LrsquoAlbatros raquo constitue le deuxiegraveme poegraveme de la partie

intituleacutee laquo Spleen et Ideacuteal raquo des Fleurs du Mal Dans cette œuvre poeacutetique Baudelaire fait probablement allusion agrave un eacuteveacutenement qui srsquoest passeacute entre 1841 et 1842 lors drsquoun voyage en bateau selon quelques teacutemoins de lrsquoeacutepoque Baudelaire apercevant des marins en train de torturer quelques albatros se serait jeteacute sur eux et leur aurait donneacute des coups de poing Lrsquoimage de lrsquoalbatros est devenue le symbole de la poeacutesie baudelairienne voire une veacuteritable laquo piegravece heacuteraldique raquo1 Le thegraveme central du poegraveme est lrsquoirreacuteveacuterence des hommes envers les albatros et par extension envers les poegravetes Par ailleurs le texte montre une certaine action les marins maltraitent les oiseaux Cette ideacutee est mise en œuvre agrave travers diffeacuterents proceacutedeacutes que nous allons eacutetudier dans le preacutesent commentaire La premiegravere partie de cette analyse sera consacreacutee agrave lrsquoimage de lrsquoalbatros et agrave celle du poegravete Nous enchaicircnerons avec une eacutetude de la versification et des rimes pour aboutir au jeu des figures de style

1 Robert-Benoicirct CHEacuteRIX Commentaire des laquo Fleurs du Mal raquo Essai drsquoune critique inteacutegrale Genegraveve Slatkine Reprints 1993 p 25

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Lrsquoimage de lrsquoalbatros et lrsquoimage du poegravete

En examinant de plus pregraves le poegraveme baudelairien nous remarquons que les albatros1 apparaissent sous deux formes drsquoun cocircteacute ils sont les laquo rois de lrsquoazur raquo (v 6) ou les laquo vastes oiseaux des mers raquo (v 2) qui sont laquo si beau[x] raquo (v 10) Ils peuvent srsquoeacutelever dans les airs gracircce agrave laquo leurs grandes ailes blanches raquo (v 7) Lrsquoimage des ailes pourrait ecirctre rapprocheacutee du deacutesir du poegravete de srsquoenfuir vers un ailleurs vers lrsquoinconnu Lrsquoalbatros est devenu le symbole voire lrsquoemblegraveme par excellence de la poeacutesie de Baudelaire Par ailleurs ces oiseaux palmipegravedes sont laquo deacuteposeacutes sur les planches raquo (v5) laquo maladroits et honteux raquo (v 6) Leurs ailes traicircnent laquo piteusement raquo (v 7) derriegravere eux laquo comme des avirons raquo (v 8) A cela srsquoajoute que lrsquoalbatros est laquo gauche et veule raquo (v9) ainsi que laquo comique et laid raquo (v 10) Le poegravete le qualifie mecircme drsquolaquo infirme raquo (v 12) qui est un terme assez fort

Cette conception de lrsquoalbatros contraste nettement avec celle

que nous avons exposeacutee plus haut On a ici plutocirct affaire agrave un exileacute ou agrave un marginal rejeteacute par la socieacuteteacute Crsquoest dans cette optique que lrsquoimage de lrsquoanimal rejoint celle du poegravete au dernier quatrain laquo Le Poegravete est semblable au prince des nueacutees raquo (v 13) Selon Robert-Benoicirct Cheacuterix laquo [l]e sens de cette alleacutegorie dramatique est des plus clairs le poegravete libre et fort dans ses conquecirctes de lrsquoideacuteal ne srsquoadapte pas aux conditions terrestres et agrave la meacutechanceteacute des hommes raquo2 Cette derniegravere strophe est proche du laquo Pin des Landes raquo de Theacuteophile Gautier ougrave nous trouvons un arbre blesseacute qui renvoie agrave lrsquoimage du poegravete Lrsquoideacutee de la blessure nrsquoapparaicirct donc pas seulement chez Baudelaire mais eacutegalement chez drsquoautres eacutecrivains du XIXe siegravecle Il se deacutegage une veacuteritable obsession de la torture qui reflegravete la condition poeacutetique

1 laquo Le plus grand oiseau de mer palmipegravede au plumage blanc et gris au bec crochu vivant souvent en vastes colonies raquo (Paul ROBERT Le Petit Robert Paris Editions Le Robert 1987 p 25) Ajoutons que ces oiseaux savent survoler la mer drsquoun continent agrave lrsquoautre 2 Robert-Benoicirct CHEacuteRIX Commentaire des laquo Fleurs du Mal raquo Essai drsquoune critique inteacutegrale Genegraveve Slatkine Reprints 1993 p 25

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Versification et rimes

laquo LrsquoAlbatros raquo est composeacute de quatre quatrains dont chaque vers constitue un alexandrin Prenons un vers de chaque strophe pour justifier cette affirmation vers 1 laquo Souvent pour srsquoamuser les hommes drsquoeacutequipag(e) raquo

(2424) vers 5 laquo A peine les ont-ils deacuteposeacutes sur les planches raquo

(2433) vers 9 laquo Ce voyageur aileacute comm(e) il est gauch(e) et veul(e)

(4242) vers 13 laquo Le Poegravet(e) est semblabl(e) au prince des nueacutees raquo

(3324)

De faccedilon geacuteneacuterale lrsquoalexandrin est un vers reacutegulier et sert agrave

deacutecrire soit la grandeur ou la majesteacute drsquoun personnage soit la dureacutee drsquoune action Dans le poegraveme que voici les deux interpreacutetations se rejoignent drsquoune part crsquoest la beauteacute de lrsquoalbatros (laquo vastes oiseaux des mers raquo (v 2)) qui est deacutecrite drsquoautre part crsquoest la dureacutee des tortures que les hommes drsquoeacutequipage lui infligent (laquo Souvent pour srsquoamuser les hommes drsquoeacutequipage Prennent des albatros raquo (v 1-2)) Un deacutetail reste agrave preacuteciser la place variable de la coupe Pour que le rythme de

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lrsquoalexandrin soit tregraves reacutegulier il faudrait une coupe apregraves la troisiegraveme syllabe la ceacutesure apregraves la sixiegraveme et une seconde coupe apregraves la neuviegraveme syllabe (3333) Or tel nrsquoest pas toujours le cas dans laquo LrsquoAlbatros raquo Dans les vers que nous venons de citer on trouve 2422 2433 4242 3324 Pour expliquer la place de la coupe il faut examiner de plus pregraves les mots qui la preacutecegravedent ou par lesquels elle passe Dans notre premier exemple lrsquoadverbe laquo souvent raquo est mis en eacutevidence eacutetant donneacute qursquoil preacutecegravede immeacutediatement la coupe Crsquoest par ce biais que le poegravete veut preacuteciser qursquoil ne srsquoagit pas drsquoun eacuteveacutenement unique mais qursquoil se reacutepegravete agrave plusieurs reprises Dans le deuxiegraveme heacutemistiche la coupe passe agrave travers le substantif laquo homme raquo Nrsquoest-ce pas une faccedilon drsquoillustrer que les ecirctres humains sont agrave lrsquoorigine de la souffrance des albatros

Au vers 5 la coupe se situe au milieu de laquo peine raquo et dans le deuxiegraveme heacutemistiche crsquoest le participe passeacute laquo deacuteposeacutes raquo qui est mis en relief sous lrsquoeffet de la coupe Dans le premier cas il faut prendre en consideacuteration la locution adverbiale entiegravere laquo agrave peine raquo Que signifie donc la mise en eacutevidence de laquo agrave peine raquo et de laquo deacuteposeacutes raquo La reacuteponse est relativement simple aussitocirct que les albatros ont laquo deacuteposeacute raquo leurs grandes ailes sur les laquo planches raquo du navire ils perdent leur beauteacute et deviennent gauches

Lrsquoon retrouve cette ideacutee au vers 9 cette fois-ci ce sont les termes laquo voyageur raquo et laquo gauche raquo qui sont marqueacutes par la coupe Degraves que le voyageur aileacute se trouve sur un sol ferme il devient laquo gauche et veule raquo et ne peut plus ecirctre consideacutereacute comme laquo roi de lrsquoazur raquo

Finalement au vers 13 la coupe passe agrave travers les substantifs laquo Poegravete raquo et laquo prince raquo Le but en est de rapprocher les deux termes car Baudelaire veut preacuteciseacutement montrer que le poegravete est

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laquo semblable au prince des nueacutees raquo Lrsquoeacutecrivain est agrave son tour incapable de supporter la laquo meacutechanceteacute des hommes raquo1

Nous voyons que lrsquoauteur des Fleurs du Mal exploite lucidement les effets rythmiques pour souligner lrsquoopposition entre les hommes et les albatros

De leur cocircteacute les rimes jouent eacutegalement un rocircle preacutepondeacuterant dans le poegraveme que nous analysons dans le preacutesent commentaire Il srsquoagit de rimes croiseacutees dont le scheacutema est ABAB BCBC DEDE FGFG Il importe drsquoeacutetudier les termes rapprocheacutes sous lrsquoeffet des rimes Pour faire cela nous nous baserons sur le premier et le troisiegraveme quatrains Dans la premiegravere strophe ce sont drsquoabord les substantifs laquo eacutequipage raquo et laquo voyage raquo qui riment Il srsquoagit de rimes suffisantes2 ainsi que de rimes pour lrsquoœil3 Le lecteur peut se demander pourquoi ces deux termes sont ainsi rapprocheacutes Du moment que lrsquoon entreprend un laquo voyage raquo en bateau il faut toujours un laquo eacutequipage raquo pour le diriger Le mecircme pheacutenomegravene phonique peut ecirctre observeacute chez les deux autres rimes du premier quatrain laquo mers raquo et laquo amers raquo Il srsquoagit cette fois-ci drsquoune rime riche4 qui est eacutegalement pour lrsquoœil Les deux mots ainsi relieacutes sont similaires lrsquoeau saleacutee de la mer a un goucirct amer

Au troisiegraveme quatrain nous pouvons drsquoabord rapprocher

lrsquoadjectif laquo veule raquo et le substantif laquo brucircle-gueule raquo Il srsquoagit lagrave encore drsquoune rime suffisante pour lrsquoœil En examinant les deux termes nous remarquons qursquoils sont assez proches lrsquoun de lrsquoautre une fois que lrsquooiseau se trouve au sol il apparaicirct laquo gauche et

1 op cit p 25 2 Une rime est dite suffisante laquo lorsqursquoelle possegravede deux sonoriteacutes [prononceacutees] soit vocaliques soit consonantiques homophones raquo (Franccediloise NAYROLLES Pour eacutetudier un poegraveme Paris Hatier (coll laquo Profil raquo) 1996 p 29) 3 laquo La lsquorime pour lrsquoœilrsquo est fondeacutee non seulement sur lrsquohomophonie mais eacutegalement sur lrsquohomographie crsquoest-agrave-dire lrsquoeacutecriture identique des sons raquo (op cit p 28) 4 Une rime riche laquo possegravede trois sonoriteacutes ou plus soit vocaliques soit consonantiques homophones raquo (op cit p 29)

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veule raquo de par ses grandes ailes qursquoil traicircne agrave cocircteacute de lui Crsquoest agrave cause de son aspect physique que les marins le torturent entre autres avec un laquo brucircle-gueule raquo On le maltraite tout simplement parce qursquoil est diffeacuterent Crsquoest peut-ecirctre une raison pour laquelle le poegravete cherche agrave fuir les hommes en srsquoeacutelevant sur drsquoautres sphegraveres En ce qui concerne les deux autres vers ce sont lrsquoadjectif laquo laid raquo et le verbe laquo volait raquo qui forment une rime pauvre1 pour lrsquoœil Voilagrave deux termes qui marquent une opposition sur les planches du navire lrsquoalbatros est laquo comique et laid raquo Or au moment ougrave il laquo volait raquo il eacutetait un laquo vaste oiseau des mers raquo ou encore un des laquo rois de lrsquoazur raquo Dans cet exemple la rime permet drsquoopposer les deux conceptions de lrsquoalbatros il est beau lorsqursquoil vole mais il est laquo gauche et veule raquo sur le sol ferme Baudelaire a donc savamment exploiteacute lrsquoeffet des rimes Les figures de style

A cocircteacute des images marquantes et des effets de la versification et des rimes il est possible de relever quelques proceacutedeacutes stylistiques qui renvoient au thegraveme central du poegraveme

Le proceacutedeacute dominant dans laquo LrsquoAlbatros raquo est la meacutetaphore La

premiegravere occurrence se trouve au vers 4 laquo Le navire glissant sur les gouffres amers raquo Ces laquo gouffres amers raquo ne rappellent-ils pas les profondeurs de la mer2 Rappelons que le substantif laquo gouffre raquo revient agrave maintes reprises dans lrsquoœuvre de Baudelaire Une autre meacutetaphore est celle des laquo grandes ailes blanches raquo au vers 7 Nous avons preacuteciseacute que lrsquoalbatros est le symbole de lrsquoœuvre baudelairienne Par extension les ailes blanches pourraient symboliser la pureteacute de la poeacutesie Selon de Dictionnaire

1 Une rime pauvre laquo possegravede une sonoriteacute soit vocalique soit consonantique homophone raquo (op cit p 29) 2 On pourrait mecircme voir dans lrsquoadjectif laquo amer raquo un groupe preacutepositionnel laquo agrave [la] mer raquo comme ce sera le cas pour une des œuvres de Saint-John Perse au XXe siegravecle Il y aurait alors un renvoi direct agrave lrsquooceacutean

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des symboles laquo [l]e blanc ndash candidus ndash est la couleur du candidat crsquoest-agrave-dire de celui qui va changer de condition [hellip] raquo1 Or lrsquoalbatros change-t-il vraiment de condition Il paraicirct que oui surtout si lrsquoon songe agrave la meacutetamorphose que subit cet animal en descendant du statut de laquo roi de lrsquoazur raquo agrave celui de lrsquolaquo infirme raquo qui boite Le changement se fait donc en deacutecrescendo Cette meacutetaphore permet parfaitement drsquoillustrer le deacuteclin de la condition de lrsquooiseau

Outre la meacutetaphore nous rencontrons la personnification

dans laquo LrsquoAlbatros raquo laquo indolents compagnons raquo (v 3) laquo rois de lrsquoazur raquo (v 6) laquo voyageur aileacute raquo (v 9) laquo prince des nueacutees raquo (v 13) En geacuteneacuteral ces expressions sont plutocirct mises en relation avec des ecirctres humains et non pas avec des animaux Si elles se rapportent dans ce poegraveme aux oiseaux palmipegravedes cela a un but preacutecis agrave lrsquoaide de ce proceacutedeacute Baudelaire peut plus facilement faire le rapprochement entre les albatros et le poegravete car laquo Le Poegravete est semblable au prince des nueacutees raquo (v 13)

Citons en dernier lieu deux occurrences de la comparaison

laquo Comme des avirons traicircner agrave cocircteacute drsquoeux raquo (v 8) laquo Le Poegravete est semblable au prince des nueacutees raquo (v13) Dans le premier exemple les laquo grandes ailes blanches raquo des albatros sont compareacutees aux avirons drsquoun navire Symboliquement les ailes repreacutesentent des avirons qui permettent aux oiseaux de se deacuteplacer en lrsquoair de mecircme que les marins doivent ramer pour que le bateau puisse se mettre en mouvement (agrave moins qursquoil ne srsquoagisse drsquoun voilier) Le deuxiegraveme exemple compare le poegravete agrave lrsquoalbatros ils connaissent tous les deux des difficulteacutes agrave vivre parmi la meacutechanceteacute des ecirctres humains qui ne savent pas appreacutecier leur vraie valeur Chacun drsquoeux possegravede de laquo grandes ailes raquo ou des laquo ailes de geacuteant raquo qui les empecircchent de se mouvoir librement dans un milieu drsquoignorance et de malheur En revanche dans les sphegraveres supeacuterieures ils sont

1 Jean CHEVALIER Alain GHEERBRANT Dictionnaire des symboles Paris Robert LaffontJupiter 1982 p 125

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les princes de lrsquoart qui laquo hante[nt] la tempecircte et se ri[ent] de lrsquoarcher raquo (v 14) Ils rappellent en quelque sorte deux fregraveres qui se ressemblent comme crsquoest le cas au deacutebut du poegraveme laquo LrsquoHomme et la mer raquo du mecircme auteur Conclusion

Apregraves avoir analyseacute ce poegraveme des Fleurs du Mal nous constatons que Baudelaire a exploiteacute les images la versification et les rimes ainsi que les figures de rheacutetorique pour souligner le thegraveme central de sa poeacutesie Il en reacutesulte non seulement que le poegravete est identifieacute agrave lrsquoalbatros mais lrsquooiseau est devenu le symbole mecircme de la poeacutesie baudelairienne Il est possible de deacutegager une certaine progression dans le texte la situation de deacutepart est diffeacuterente de celle que lrsquoon trouve agrave la fin Nous pouvons dire que lrsquoauteur est omnipreacutesent dans lrsquoœuvre mais il demeure invisible il ne se manifeste que dans le dernier quatrain et mecircme indirectement lorsqursquoil avance le substantif laquo Poegravete raquo Ajoutons que la troisiegraveme strophe ne figure pas dans la premiegravere version de laquo LrsquoAlbatros raquo elle a eacuteteacute inseacutereacutee par le poegravete sur le conseil de son ami Asselineau pour mieux marquer laquo la gaucherie ou du moins [hellip] la gecircne de lrsquoalbatros pour faire tableau de son embarras raquo1 Interrogeons-nous pour terminer sur lrsquointention de Baudelaire en eacutecrivant cette œuvre poeacutetique Ce qursquoil a sans doute voulu montrer crsquoest que la poeacutesie est parfois deacutedaigneacutee par les hommes qui ne lrsquoentendent pas Il en est de mecircme pour les animaux crsquoest leur diffeacuterence agrave lrsquoeacutegard des hommes qui incite ces derniers agrave les consideacuterer comme des ecirctres infeacuterieurs Le poegravete veut preacuteciseacutement critiquer cette attitude condamnable et lancer un appel pour que lrsquoon porte remegravede agrave cette situation de meacutepris En somme gracircce agrave une habileteacute poeacutetique qui a atteint son apogeacutee laquo LrsquoAlbatros raquo est

1 BAUDELAIRE Œuvres complegravetes Paris Gallimard (Bibliothegraveque de la Pleacuteiade) 1975 t1 p 836

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un chef-drsquoœuvre litteacuteraire qui sert de seuil agrave la poeacutesie de Baudelaire

Mary-Jo ANDRICH Laurent FELS

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Nadine BAULESCH

(Luxembourg)

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SUZON HEacuteDO (1942-1990)

laquo Tableau raquo1

Tecircte drsquoeacutebegravene Tecircte de reine

Longs yeux drsquoamande

Chant de deux glandes

Front drsquoambre large Miroir drsquoamour

Bouche lippue Baiser tout nu

1 Poegravemes de 12 agrave 18 ans Luxembourg 1962

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LECTURE DU POEgraveME

Ce court poegraveme eacutecrit dans les anneacutees soixante du vingtiegraveme siegravecle est un exemple type de la poeacutesie moderne il propose au lecteur une structure assez libre toute diffeacuterente de celle qursquoil peut trouver dans la litteacuterature classique ougrave la forme eacutetait strictement reacutegleacutee A cela srsquoajoute le fait que lrsquoauteur utilise une meacutethode drsquoeacutecriture qui rend difficile la distinction du thegraveme apregraves une premiegravere lecture Remarquons donc qursquoune telle œuvre demande un travail plus seacuterieux voire analytique pour deacutegager clairement son intention

En effet la seule chose que lrsquoon peut dire apregraves une premiegravere

reacuteflexion sur la composante principale crsquoest qursquoil srsquoagit ici de la description plus ou moins symbolique drsquoun tableau drsquoart Comme nous lrsquoavons vu lrsquoauteur ne nous donne pas une description preacutecise mais il travaille plutocirct avec des impressions

Ainsi il est presque exigeacute qursquoil nous propose au moins un

mot-cleacute pour nous aider agrave voir de quoi il srsquoagit dans le texte Cette laquo aide raquo nous est accordeacutee par le titre mecircme du poegraveme Effectivement le lecteur peut maintenant se concentrer sur ses questions sur le thegraveme de la description impressionnante drsquoun portrait

En regardant de plus pregraves lrsquoensemble des images utiliseacutees qui

se compose avant tout de meacutetaphores nous pouvons certifier lrsquoideacutee du portrait plein drsquoharmonie ce que lrsquoauteur souligne en donnant une structure et un rythme bien reacuteguliers agrave son texte

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Deacutejagrave dans le premier vers nous nous voyons confronteacutes agrave une image forte La tecircte est drsquoeacutebegravene ce qui renvoie agrave ce bois ceacutelegravebre pour sa couleur tregraves fonceacutee ou mecircme noire et en plus bien connu pour sa dureteacute On pourrait mecircme le qualifier de laquo roi des bois raquo ce qui le rapproche bien eacutevidemment drsquoun point de vue seacutemantique du terme du deuxiegraveme vers ougrave lrsquoauteur parle de laquo tecircte de reine raquo Ensuite dans les deux strophes suivantes sont eacutevoqueacutees les laquo yeux drsquoamande raquo et le laquo front drsquoambre raquo de la personne portraiteacutee ajouteacutes agrave la caracteacuteristique physique des cheveux noirs1 ce qui nous fait penser agrave un personnage appartenant agrave un peuple asiatique Les yeux eacutetant deux glandes ils sont le reacuteservoir des larmes image qui srsquooppose drsquoailleurs ici agrave lrsquoideacutee du laquo chant raquo de ces deux glandes

La suite et notamment la troisiegraveme strophe du poegraveme fait

allusion agrave lrsquoamour On a vraiment ici lrsquoimpression que le front et avec celui-ci le reste du visage est un laquo miroir drsquoamour raquo comme le dit le poegravete Crsquoest ici la premiegravere fois que se preacutesente une ideacutee claire dans de texte Cette ideacutee de lrsquoamour nous renvoie certainement aux impressions et aux sentiments que la personne contemplant le tableau ressent en soi

Effectivement le poegravete ne deacutecrit pas le tableau de maniegravere

tregraves concise mais il produit un effet fascinant qui nous prend aussi fortement que la personne qui se trouve reacuteellement devant le portrait

La fin du poegraveme constitue le zeacutenith de la progression des

effets dans ce texte Cette derniegravere strophe nous propose des images touchant deacutejagrave presque agrave un domaine eacuterotique Lrsquoauteur nous illustre cette facette en eacutevoquant la laquo bouche lippue raquo pour finir avec le laquo baiser tout nu raquo Mais ce nrsquoest pas du tout lrsquoeacuterotisme qui est important ici

1 Meacutetaphoriseacutes par lrsquoimage laquo tecircte raquo drsquoeacutebegravene

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Toutes les sensations visuelles1 les couleurs bien signifiantes2 les formes rondes3 creacuteent un effet vraiment fascinant et le lecteur est fortement impressionneacute surtout parce que lrsquoauteur qui eacutevite de se manifester ne lui montre pas tout Il reste une grande curiositeacute dont on peut penser que crsquoest lagrave lrsquointention majeure du poegravete

Cet effet de fasciner le lecteur est bien sucircr encore renforceacute

par le style mecircme du poegraveme Le rythme et la musicaliteacute reacuteguliers creacuteent une atmosphegravere tellement harmonieuse et magique presque ensorcelante qursquoil devient tout agrave fait impossible de ne pas ecirctre toucheacute par cette ambiance merveilleuse

La progression du thegraveme est donc inteacuteressante surtout parce

qursquoelle preacutesente un veacuteritable crescendo depuis le deacutebut du poegraveme jusqursquoagrave sa fin

La beauteacute de lrsquoœuvre drsquoart repreacutesenteacutee ici par le portrait

artistique drsquoune personne apparemment parfaite drsquoun cocircteacute et par le poegraveme preacutesentant une ambiance comparable agrave celle du tableau parfaitement composeacute de lrsquoautre cocircteacute constitue en quelque sorte un ideacuteal pour le poegravete-artiste qui deacutesire creacuteer les mecircmes effets qui ont agi sur lui chez le lecteur Avec son œuvre moderne aux vers quadrisyllabes qui construisent des strophes isomeacutetriques horizontales4 dans lesquelles on peut trouver beaucoup de proceacutedeacutes stylistiques autres que la meacutetaphore seule comme par exemple des anaphores5 ainsi que des assonances6 la poeacutetesse a bien reacuteussi agrave creacuteer une atmosphegravere vraiment impressionnante En effet le fait de donner seulement des fragments de ce tableau qursquoelle tente de montrer ainsi que lrsquoutilisation drsquoimages qui

1 Preacutesents dans toutes les strophes 2 Lrsquoambre (clair) qui srsquooppose au noir drsquoeacutebegravene (sombre) 3 Tecircte yeux en forme drsquoamande compareacutes agrave des glandes la bouche etc 4 Particulariteacute de strophes dont le nombre de vers est infeacuterieur au nombre de syllabes par vers 5 Notamment dans la premiegravere et la derniegravere strophe 6 Richesse des sons laquo egrave raquo laquo an raquo laquo ou raquo et laquo u raquo

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deviennent presque des symboles illustrent bien cette intention du poegravete de fasciner le lecteur

Mais on pourrait tout de mecircme dire qursquoagrave la fin le lecteur de

ce poegraveme ne sait toujours pas vraiment quel est le message reacuteel du texte Et voila ce qui est inteacuteressant Un poegravete ne doit pas toujours proposer un message explicite il reste avant tout un artiste auquel on doit parfois accorder le droit de se contenter de toucher simplement son lecteur gracircce agrave des sensations ou des symboles Cela appartient aussi au vaste domaine de lrsquoart et crsquoest lagrave avant tout un exemple de perfectionnisme artistique sans ce laquo devoir raquo drsquoapporter un aspect moralisant ou avertissant Ne pourrait-on pas dire de ce poegraveme qursquoil montre des caracteacuteristiques du symbolisme courant poeacutetique qui cherchait lrsquoart raffineacute et estheacutetique tout en creacuteant laquo seulement raquo des impressions Tout ce que nous avons vu maintenant dans ce poegraveme nous fait effectivement affirmer cette ideacutee

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Christophe DURAND ndash LE MENN

(France)

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CLAUDE DE MALLEVILLE (1592 - 1647)

laquo Imitation du Cavalier Marin raquo

Que Parteacutenice est belle encor qursquoelle soit noire Crsquoest le plus digne objet ougrave srsquoadressent nos vœux A lrsquoeacutebegravene eacuteclatant qui luit en ses cheveux Lrsquoor et lrsquoambre ont ceacutedeacute lrsquohonneur de la victoire Quelle si blanche main ou drsquoalbacirctre ou drsquoivoire De ses liens si noirs peut deacutefaire les nœuds Quelle clarteacute de teint brille de tant de feux Que les ombres du sien nrsquoen offusquent la gloire Qui jamais vit en terre une diviniteacute Paraicirctre sous un voile avec tant de beauteacute Qui vit jamais sortir tant drsquoeacuteclairs drsquoun nuage Soleil retirez-vous un autre est en ces lieux Un autre qui pourvu drsquoun plus riche partage Porte la nuit au front et le jour dans les yeux

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LECTURE DU POEgraveME

Donner une deacutefinition du baroque serait reacuteduire consideacuterablement le concept mecircme de baroque neacuteanmoins nous pouvons en tracer les lignes majeures les thegravemes communs de lrsquoinspiration baroque sont le mouvement lrsquoinconstance lrsquoeacutepheacutemegravere lrsquoextravagant lrsquoillusion la prolifeacuteration drsquoimages dans la poeacutesie baroque catalyse cette mouvance obseacutedante et cyclique Le poegraveme que nous nous proposons drsquoeacutetudier est un sonnet intituleacute laquo Imitation du Cavalier Marin raquo eacutecrit par Malleville Ce poegraveme deacutegage le goucirct du paradoxe cher aux baroques en ceacuteleacutebrant la beauteacute noire de Parteacutenice

La composition du sonnet est claire le premier quatrain

annonce lrsquoobjet de ce poegraveme Parteacutenice le deuxiegraveme quatrain vient srsquoopposer au preacuteceacutedent en exposant lrsquoimpossibiliteacute pour la blancheur de se fondre dans le noir le premier tercet exalte lrsquoabsolue uniciteacute de cette beauteacute le deuxiegraveme tercet enfin affirme et confirme la supeacuterioriteacute de cette beauteacute noire sur toute autre chose

Nous savons que les femmes noires de mecircme que les veuves

ont exerceacute une fascination sensuelle sur les poegravetes baroques qui ont chanteacute vanteacute les charmes de ces beauteacutes inaccessibles Cet envoucirctement quasi mystique se ressent dans le premier quatrain degraves lrsquoincipit le poegravete annonce son admiration beacuteate face agrave lrsquoeacutetrange beauteacute qui srsquooffre agrave ses yeux laquo Que Parteacutenice est belle raquo la simpliciteacute de lrsquoadjectif nous emporte au-delagrave du commun le charme est absolu presque ideacuteal Parteacutenice est lrsquoimage de la Beauteacute image inverseacutee car elle est linteacuterieur du miroir le contre-pied du phantasme commun (tout au moins au

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XVIIe siegravecle) laquo encor qursquoelle soit noire raquo La noirceur de cette femme nrsquoest en aucun cas un obstacle agrave sa beauteacute mais opegravere au contraire de maniegravere homotheacutetique le noir redouble la fascination du poegravete le noir est ici vertueux laquo Crsquoest le plus digne objet ougrave srsquoadressent nos vœux raquo Le terme laquo objet raquo galant montre la fixation du poegravete agrave lrsquoeacutegard de cette femme Parteacutenice est le centre drsquoun jeu eacuterotique crsquoest un appas de qualiteacute supeacuterieure vers lequel tend le poegravete Le paradoxe se poursuit dans le vers suivant ougrave lrsquoeacutebegravene est qualifieacute drsquolaquo eacuteclatant raquo la beauteacute noire scintille de ses feux obscurs et lrsquoeacuteclat semble reluire sur cette peau hacircleacutee sur cette chevelure agrave la sensualiteacute provocante Nous pouvons deacutejagrave remarquer lrsquoemploi de codes analogiques celui du bois (laquo eacutebegravene raquo) et celui des meacutetaux dans le vers 4 laquo Lrsquoor et lrsquoambre raquo Le vers 4 annonce la deacutefaite de lrsquoeacuteclat lactescent et la victoire de la noirceur Les beauteacutes doreacutees ceacuteleacutebreacutees par lrsquoimagerie commune srsquoeffacent se courbent devant cette sombre princesse laquo Lrsquoor et lrsquoambre ont ceacutedeacute lrsquohonneur de la victoire raquo Parteacutenice est ainsi preacutesenteacutee comme digne de tous les honneurs

Le deuxiegraveme quatrain vient opposer agrave cette noirceur

innocente la blancheur drsquoune main avide Deux questions transpercent lrsquoesprit du poegravete La premiegravere question deacutenonce lrsquoimpossibiliteacute drsquoatteindre cette beauteacute noire Parteacutenice semble hors de porteacutee inaccessible agrave tout homme blanc agrave tout visage pacircle crsquoest lrsquoimpossibiliteacute drsquounir les deux extrecircmes dans lrsquoarc-en-ciel chromatique il srsquoagit bien ici drsquoextrecircmes le poegravete insiste sur lrsquoopposition laquo Quelle si blanche main [hellip] De ses liens si noirs raquo Le poegravete exhausse les deux couleurs en deux absolus incompatibles laquo peut deacutefaire les nœuds raquo Le vers 5 utilise le code des matiegraveres preacutecieuses laquo ou drsquoalbacirctre ou drsquoivoire raquo les deux protagonistes appartiennent ainsi agrave des sphegraveres privileacutegieacutees mais tregraves eacuteloigneacutees lrsquoune de lrsquoautre le blanc et le noir font partie de deux mondes diffeacuterents La deuxiegraveme question pose eacutegalement le problegraveme de lrsquoopposition mais souligne la supeacuterioriteacute de la beauteacute noire mise en face drsquoune beauteacute claire lrsquolaquoombre raquo du teint de

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Parteacutenice est plus eacuteclatante que tous les laquo feux raquo drsquoune peau claire Nous pouvons noter aussi que dans ces deux quatrains se deacutegage une sensualiteacute envoucirctante gracircce agrave lrsquoutilisation de termes renvoyant au corps humain laquo cheveux raquo (vers 3) laquo main raquo (vers 5) laquo teint raquo (vers 7) Ainsi tout un deacuteploiement drsquoimages est mis en place pour ceacuteleacutebrer la beauteacute unique et mystique de Parteacutenice en effet certains termes sont emprunteacutes au vocabulaire religieux laquo dignes raquo laquo vœux raquo (vers 2) et laquo gloire raquo (vers 8)

La progression vers le divin et lrsquounique continue dans les deux

tercets ougrave Parteacutenice est litteacuteralement placeacutee sur un pieacutedestal antique elle est mise au rang de laquo diviniteacute raquo descendue sur terre une sorte de mi-deacuteesse un Ange noir Lrsquouniciteacute est ici marqueacutee par le terme laquo jamais raquo aux vers 9 et 11 crsquoest la premiegravere fois qursquoune telle beauteacute se reacutevegravele mais il faut en mecircme temps la chercher car cette beauteacute est cacheacutee derriegravere un laquo voile raquo sa peau noire Une autre opposition est mise en valeur au vers 11 laquo tant drsquoeacuteclairs drsquoun nuage raquo ce laquo nuage raquo sombre eacuteclaire le contemplateur Nous retrouvons donc ici lrsquoimage baroque drsquoun monde inverseacute drsquoune nature ougrave le noir est divin et le candide commun Nous pouvons aussi constater la force de Parteacutenice cette laquo diviniteacute raquo qui lance des laquo eacuteclairs raquo Parteacutenice devient ainsi une deacuteesse eacuterotique gracircce au charme obscur de sa beauteacute

Elle acquiert enfin au dernier tercet la place privileacutegieacutee de lrsquoastre qui illumine le monde le Soleil Mecircme le soleil roi du firmament se doit de srsquoeacuteclipser crsquoest plus qursquoune obligation crsquoest un ordre laquo Soleil retirez-vous raquo (vers 12) Malleville oppose ici au soleil Parteacutenice soleil noir cet laquo autre [hellip] pourvu drsquoun plus riche partage raquo Le paneacutegyrique srsquoachegraveve enfin sur une pointe antitheacutetique ce soleil noir Parteacutenice laquo porte la nuit au front et le jour dans les yeux raquo Ce sont ses yeux qui provoquent laquo tant drsquoeacuteclairs raquo ses yeux qui brillent dans la laquo nuit raquo de sa peau Parteacutenice est ainsi porteuse de lrsquoinfini puisqursquoen elle se meacutelangent la jour et la nuit sa beauteacute noire est eacuteternelle paradoxale et en

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mouvement constant crsquoest un soleil qui forme une reacutevolution autour de la fascination beacuteate du poegravete

Nous avons donc vu que ce poegraveme en abordant le thegraveme

baroque de la beauteacute noire utilise aussi les armes de la poeacutesie baroque agrave savoir le paradoxe lrsquoantithegravese les codes meacutetaphoriques les oppositions avec comme lignes directrices le mouvement lrsquoeacutepheacutemegravere (car cette beauteacute nrsquoest que de passage) le monde inverseacute tout ceci dans une prolifeacuteration drsquoimages Nous pourrions le qualifier de poegraveme baroque classique (sic) Mais ce sonnet pose aussi le problegraveme de la sinceacuteriteacute dans la poeacutesie baroque est-ce vraiment une ceacuteleacutebration de la beauteacute noire ou bien seulement un preacutetexte agrave un deacuteploiement drsquoimages un simple jeu poeacutetique comme pourrait le suggeacuterer le titre du poegraveme laquo Imitation du Cavalier Marin raquo

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Laurent FELS

(Luxembourg)

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Saint-John Perse1

Agrave lrsquooccasion du 30e anniversaire de la mort du poegravete et diplomate

laquo Un jour pourtant elles trouvegraverent sur mon lit un volume Crsquoeacutetaient des poegravemes admirables mais obscurs de Saint-Leacuteger Leacuteger Ceacuteleste lut quelques pages et me dit Mais ecirctes-vous bien sucircr que ce sont des vers est-ce que ce ne serait pas plutocirct des devinettes Eacutevidemment pour une personne qui avait appris dans son enfance une seule poeacutesie Ici-bas tous les lilas meurent il y avait manque de transition raquo (Marcel Proust) laquo Et puis crsquoeacutetait en 1916 agrave Nantes dans une chambre drsquointerne agrave lrsquohocircpital de la rue du Boccage je lisais Eloges agrave mon ami Jacques Vacheacute et je me rappelle comme je tressaillais au passage de certaines phrases et comme il y reacuteagissait aussi quoiqursquoen se surveillant bien davantage raquo (Andreacute Breton)

1815-1887 Avant la naissance drsquoAlexis Leacuteger

Crsquoest en 1815 que le premier membre de la famille Leacuteger vient srsquoinstaller en Guadeloupe Crsquoest un homme acircgeacute de vingt-neuf ans du nom de Prosper-Louis Leacuteger qui exerce le meacutetier de notaire depuis 1799 Il a quitteacute Paris une fois que lrsquoeacutetude qursquoil a commenceacutee en 1799 est tombeacutee en faillite en 1813 Arriveacute en Guadeloupe il deacutecide en 1815 drsquoacheter une eacutetude de notaire agrave Basse-Terre Quatre ans plus tard vient au monde le cinquiegraveme enfant de Prosper-Louis Leacuteger il srsquoagit drsquoAlexis-Edmond Leacuteger le futur grand-pegravere du poegravete

Alexis-Edmond srsquoengage dans la carriegravere notariale agrave Pointe-agrave-Pitre en 1851 agrave lrsquoacircge de trente-deux ans et eacutepouse Augusta Caille

1 Extrait de lrsquoouvrage Saint-John Perse Images agrave Crusoeacute A la recherche du temps et de lrsquoespace perdus Paris Editions Le Manuscrit 2005

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en 1845 acircgeacutee de dix-neuf ans et demi Le mariage donnera naissance agrave quatre enfants dont deux fils (Arthur et Ameacutedeacutee) et deux filles (Louise et Steacutephanie) Arthur mourra agrave lrsquoacircge de trois ans Quant agrave Ameacutedeacutee il sera le pegravere drsquoAlexis Leacuteger futur Saint-John Perse

En 1884 de retour en Guadeloupe apregraves ses eacutetudes de droit

en France Ameacutedeacutee Leacuteger srsquoinstalle comme avocat-avoueacute agrave Pointe-agrave-Pitre et se marie avec une fille de planteurs Parallegravelement agrave son activiteacute professionnelle il est eacutelu au Conseil municipal de la ville deviendra troisiegraveme puis deuxiegraveme et finalement premier adjoint au maire Ses engagements politiques le porteront du cocircteacute des reacutepublicains Sa liste est soutenue par le journal Le Progregraves Il est peut-ecirctre franc-maccedilon (beaucoup de ses amis le sont) alors que son eacutepouse Reneacutee Dormoy est tregraves catholique Neacutee agrave Basse-Terre elle a passeacute son enfance et son adolescence sur une habitation acquise par son pegravere Bois-Debout non loin de Capesterre habitation sucriegravere Par sa megravere neacutee Le Dentu elle se rattache aux proprieacutetaires de lrsquohabitation cafeacuteiegravere La Joseacutephine situeacutee au-dessus de Basse-Terre Les premiers poegravemes du futur Saint-John Perse eacutevoqueront alternativement drsquoune part la ville de Pointe-agrave-Pitre en parfait contraste avec ces deux habitations en pleine nature ougrave il a souvent seacutejourneacute pendant ses vacances Cinq enfants sont issus du mariage entre Ameacutedeacutee Leacuteger et Reneacutee Dormoy Eliane naicirct en 1884 Paulette vient au monde en 1886 puis un an plus tard naicirct Alexis le futur poegravete Lrsquoanneacutee 1889 est celle de la naissance de Marguerite et finalement en 1893 crsquoest le dernier enfant de ce mariage qui vient au monde agrave savoir Solange 1887 naissance drsquoAlexis Leacuteger

Le 31 mai 1887 agrave cinq heures du soir dans la maison de la dame Deacutelias rue drsquoArbaud agrave Pointe-agrave-Pitre ougrave se situe la reacutesidence de son pegravere naicirct Marie-Reneacute-Auguste-Alexis Leacuteger On

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trouve ces donneacutees dans lrsquoacte de naissance de lrsquoenfant Le poegravete a souhaiteacute qursquoon croie ndash et pendant longtemps les critiques ont reacutepeacuteteacute ndash qursquoil eacutetait neacute non en ville mais dans une petite icircle au large de la Guadeloupe Les Leacuteger ont effectivement posseacutedeacute dans la rade de Pointe-agrave-Pitre un icirclet appeleacute Icirclet-Feuilles ou Icirclet-agrave-Feuilles1 et dans son enfance il est arriveacute agrave Alexis drsquoy faire une excursion lrsquoideacutee selon laquelle il y serait neacute est hautement improbable mais poeacutetiquement fort inteacuteressantehellip

Une anneacutee apregraves le grand-pegravere du cocircteacute paternel (Alexis

Leacuteger) rejoint lrsquoeacuteterniteacute Il legravegue tous ses biens dont lrsquoIcirclet-agrave-Feuilles agrave sa femme Augusta Caille la grand-megravere du futur poegravete En 1890 crsquoest le grand-pegravere maternel Paul Dormoy qui srsquoeacuteteint

Quatre ans plus tard la sœur cadette drsquoAlexis Leacuteger (Solange)

deacutecegravede le 31 juillet agrave lrsquoacircge drsquoun an Son fregravere eacutevoquera sa mort dans un chant drsquoEacuteloges Cette mecircme anneacutee 1894 les parents et les deux sœurs aicircneacutees drsquoAlexis entreprennent un voyage en France et plus preacuteciseacutement agrave Bordeaux La famille retournera le 21 janvier 1895 aux Antilles A lrsquooccasion du huitiegraveme anniversaire de leur fils ses parents lui offrent une barque un cheval et une lunette astronomique Crsquoest en octobre 1895 que lrsquoenfant entre en huitiegraveme au lyceacutee Carnot agrave Pointe-agrave-Pitre

En octobre 1896 il entre en classe de septiegraveme Lrsquoenfant a la santeacute fragile il tombe malade en septembre et fait sa rentreacutee avec un mois de retard deacutebut novembre On suppose qursquoil est atteint de fiegravevres paludeacuteennes

Lrsquoanneacutee suivante en avril lrsquoicircle a subi un leacuteger tremblement de

terre dont le bilan compte deux morts et quinze blesseacutes agrave Pointe-agrave-Pitre Le 14 septembre 1897 les parents drsquoAlexis voyagent de nouveau en France alors que les enfants restent aupregraves de leurs deux aiumleules En feacutevrier 1898 le pegravere retourne aux icircles tandis que la megravere seacutejourne en Europe jusqursquoau mois drsquoaoucirct Le premier

1 Cette icircle srsquoappelle aujourdrsquohui laquo Icirclet agrave Petreluzzi raquo bien que la famille Petreluzzi nrsquoen soit plus proprieacutetaire

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octobre de la mecircme anneacutee le jeune Alexis entre en sixiegraveme classique Crsquoest en 1898 que les Leacuteger entreprennent les derniegraveres preacuteparations avant de quitter deacutefinitivement la Guadeloupe La crise eacuteconomique et lrsquoinstabiliteacute politique de lrsquoicircle ont pousseacute beaucoup de Blancs de la Guadeloupe agrave srsquoinstaller sur le continent europeacuteen Saint-John Perse nous donne encore une autre raison de lrsquoinstallation de sa famille en France agrave savoir qursquoil y a pu faire de meilleures eacutetudes Mais il y a encore deux autres raisons du deacutepart des Leacuteger le deacutesir ancien drsquoAugusta exprimeacute degraves son retour en Guadeloupe en 1840 de revenir en meacutetropole et puis la santeacute de la megravere du poegravete Les anneacutees de lyceacutee agrave Pau et de faculteacute agrave Bordeaux

Le 4 mars 1899 la famille drsquoAlexis Leacuteger srsquoembarque sur le Canada pour Bordeaux Ils y deacutebarqueront le 17 mars et srsquoinstalleront au numeacutero 7 de la rue Latapie agrave Pau Quant agrave Augusta Caille la grand-megravere elle les suivra et srsquoeacutetablira avec sa fille Steacutephanie et ses petits-enfants au numeacutero 18 rue Latapie Le 1er mai 1899 elle quitte Pointe-agrave-Pitre agrave bord du Labrador Une fois les logements installeacutes agrave Pau les trois sœurs drsquoAlexis freacutequentent le collegravege des Ursulines alors que leur fregravere est inscrit en classe de cinquiegraveme au lyceacutee de Pau qui porte aujourdrsquohui le nom de laquo Lyceacutee Saint-John Perse raquo Il passera son baccalaureacuteat dans le mecircme eacutetablissement Le lyceacutee est eacutegalement le lieu de rencontre avec des personnages qui joueront un rocircle important dans la vie drsquoAlexis Leacuteger comme Gustave-Adolphe Monod fils drsquoErnest Monod qui est le pasteur de lrsquoEacuteglise reacuteformeacutee agrave Pau Alexis fait de bonnes eacutetudes Pendant les vacances la famille seacutejourne agrave Bielle-drsquoOssau agrave Saint-Sauveur voire dans le pays Basque agrave Tardets (tous ces lieux se situent dans les Pyreacuteneacutees) En 1902 lrsquoicircle voisine de la Guadeloupe est deacutevasteacutee par lrsquoeacuteruption de la montagne Peleacutee Les Leacuteger entretenaient drsquoeacutetroites alliances

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familiales avec quelques habitants de la Martinique et sont donc fortement bouleverseacutes par cette mauvaise nouvelle

En 1902 Alexis rencontre Francis Jammes Celui-ci a trente-

quatre ans agrave lrsquoeacutepoque Cela ne lrsquoempecircche pas de lier une relation amicale avec le jeune Alexis acircgeacute de quinze ans Ils parlent souvent de litteacuterature et Jammes lui fait lire Paul Claudel Deux ans plus tard le futur Saint-John Perse passe son baccalaureacuteat avec mention au lyceacutee de Pau Au mois drsquooctobre de la mecircme anneacutee il srsquoinscrit pour des eacutetudes de droit agrave la faculteacute de Bordeaux Il sera logeacute chez son cousin Paul Warin Parallegravelement il freacutequente la faculteacute de meacutedecine celle des sciences et la faculteacute de lettres en tant qursquoeacutetudiant libre Il faut preacuteciser qursquoAlexis nrsquoa pris aucune autre inscription que celle agrave la faculteacute de droit Cette mecircme anneacutee Leacuteger fait la connaissance de Gabriel Frizeau qui est un ami de Francis Jammes et de Paul Claudel Frizeau est un grand amateur drsquoart et meacutecegravene Chez lui le jeune poegravete rencontre Andreacute Lhote et Odilon Redon il y deacutecouvre Gauguin et notamment sa grande toile laquo Qui je fus raquo Son poegraveme LrsquoAnimale est directement inspireacute de Gauguin Premiegraveres publications

Selon Alexis Leacuteger il aurait eacutecrit en 1897 le poegraveme Deacutesir de Creacuteole qui ne figure pas dans les Œuvres complegravetes de la Pleacuteiade Il lrsquoaurait donc reacutedigeacute agrave Pointe-agrave-Pitre en Guadeloupe agrave lrsquoacircge de dix ans Crsquoest une des rares productions ougrave il a adopteacute la versification classique Le poegraveme composeacute en alexandrins reacuteguliers a plus vraisemblablement eacuteteacute eacutecrit alors quAlexis Leacuteger avait eacutetudieacute Lamartine au lyceacutee probablement en classe de premiegravere (donc en 1902-3 lorsqursquoil avait seize ans) Par ailleurs le lecteur trouve dans cette œuvre de tregraves beaux tableaux des Antilles et quelques allusions agrave des leacutegendes relateacutees par les habitants

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Lrsquoanneacutee 1904 est celle de la reacutedaction de Des Villes sur trois modes dont la publication se fera en 1908 dans le numeacutero 7 de la revue Pan bien que lrsquoœuvre soit dateacutee 1906 Ce poegraveme a eacuteteacute joint agrave une lettre qursquoAlexis Leacuteger a adresseacutee agrave son ami de lyceacutee Gustave-Adolphe Monod en 1908 Lrsquoensemble du poegraveme est diviseacute en trois parties dont chacune comporte une eacutepigraphe latine emprunteacutee agrave un Pegravere de lrsquoEacuteglise Dans la premiegravere partie le poegravete nous chante sa haine des grandes villes (laquo Ocirc villes ougrave les fruits pourrissent aux larmiers raquo laquo Ocirc villes drsquoindigence indignes du pillage raquo) thegraveme que lrsquoon retrouvera plus tard dans Images agrave Crusoeacute La deuxiegraveme partie contient encore lrsquoideacutee du pillage drsquoune ville mais cette fois-ci par des corsaires violents (laquo Compagnons des Trois Mers Ranccedilonneurs et Pirates raquo) Finalement dans la troisiegraveme partie de Des Villes sur trois modes le jeune Alexis deacutecrit ce que Mireille Sacotte la grande speacutecialiste de Saint-John Perse appelle laquo la vie libre et deacutepraveacutee des corsaires raquo1 Dans ce dernier chant nous retrouvons des traits du Bateau ivre de Rimbaud mais aussi lrsquoinfluence de Baudelaire et de Heacutereacutedia On srsquoaccorde agrave reconnaicirctre Pau dans la premiegravere ville Bordeaux dans la deuxiegraveme et Pointe-agrave-Pitre dans la troisiegraveme Cette œuvre de jeunesse montre deacutejagrave le style brillant ainsi que la grande habileteacute poeacutetique du futur Saint-John Perse Images agrave Crusoeacute reacutedigeacute en 1904 ne verra sa publication qursquoen 1909 dans la Nouvelle Revue franccedilaise (NRF) Il srsquoagit de la reacuteeacutecriture du mythe de Robinson Crusoeacute tel que nous le preacutesente Daniel Defoe Toutefois le Crusoeacute de Leacuteger est un personnage tout agrave fait diffeacuterent de celui que nous propose le romancier anglais Crsquoest le Robinson nostalgique imagineacute par Jammes

1905 est une anneacutee riche en rencontres Alexis Leacuteger fait la

connaissance de Franccedilois Mauriac agrave la faculteacute des lettres agrave Bordeaux Chez Jammes agrave Orthez il rencontre Claudel qui lui offre un exemplaire des Muses A cocircteacute de ses eacutetudes et des travaux de reacutedaction le jeune poegravete fait beaucoup de sport il pratique

1 Mireille SACOTTE Alexis LeacutegerSaint-John Perse Paris LrsquoHarmattan 1997

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lrsquoescrime la voile et lrsquoeacutequitation Lors drsquoune randonneacutee en montagne il fait la connaissance de Henry Russel Depuis toujours Alexis Leacuteger srsquoest passionneacute pour la musique surtout pour Debussy et les laquo musiciens de lrsquoeacutecole russe raquo En octobre 1905 il entre dans le service militaire qursquoil terminera en septembre 1906 Sous le matricule 5758 il fait partie de la laquo troisiegraveme section de la quatriegraveme compagnie au dix-huitiegraveme reacutegiment drsquoinfanterie raquo de Pau Leacuteger est inscrit comme soldat de deuxiegraveme classe

Il met fin agrave son service militaire en 1906 et retourne agrave Bordeaux ougrave il continue ses eacutetudes de droit En mecircme temps il commence une licence de philosophie Cette mecircme anneacutee chez Gabriel Frizeau il rencontre Jacques Riviegravere critique romancier eacutediteur et directeur de la Nouvelle Revue franccedilaise En aoucirct 1906 il voyage de nouveau en Espagne Depuis un certain temps il fait preuve drsquoun grand inteacuterecirct pour la meacutetrique grecque Une fois que sa traduction des Eacutepinicies de Pindare est acheveacutee il deacutecide de faire la traduction de trente des trente-cinq Pythiques

Lrsquoanneacutee 1907 marque un tournant dans la vie du jeune poegravete

son pegravere Ameacutedeacutee Leacuteger meurt subitement En tant que seul garccedilon de la famille crsquoest Alexis qui doit srsquooccuper de sa famille au deacutetriment de ses eacutetudes qursquoil interrompt pour quelque temps Il prend en charge la geacuterance du portefeuille drsquoactions de la famille qui est suffisant pour faire vivre cinq personnes Peu de temps apregraves la mort du pegravere les Leacuteger quittent leur habitation et vont srsquoinstaller au 23 boulevard drsquoAlsace-Lorraine Plusieurs œuvres datent de cette anneacutee LrsquoAnimale Pour fecircter des oiseaux (qui prendra le titre de Cohorte) Pour fecircter une enfance et finalement Reacutecitation agrave lrsquoeacuteloge drsquoune Reine Un an apregraves crsquoest la grand-megravere Augusta Caille qui deacutecegravede le 29 juillet Alexis entretient une correspondance ininterrompue avec Riviegravere qui lrsquoinforme de la fondation de la Nouvelle Revue franccedilaise par Gaston Gallimard Jean Schlumberger Andreacute Ruyters Andreacute Gide Henri Gheacuteon et

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Jacques Copeau Il reacutedige Eacutecrit sur la porte et les dix-huit poegravemes drsquolaquo Eacuteloges raquo

Les eacutetudes universitaires le megraveneront dans diverses directions

Ses domaines de preacutedilection sont la philosophie lrsquoanthropologie et lrsquoethnologie La musique occupe eacutegalement une place importante dans sa vie et il se passionne surtout pour Vincent drsquoIndy et la laquo Schola Cantorum raquo En 1909 il rencontre Edouard Brunel qui est alors chef drsquoorchestre et srsquooccupe des concerts de Pau Alexis fait aussi la connaissance de Paul Maufret le fondateur de la laquo Schola de Pau raquo Ils deacutecident alors ensemble que des morceaux contemporains seront mis au programme Le poegravete reacutedige des articles de critique musicale dans Pau-Gazette sur les concerts en question La mecircme anneacutee il publie Images agrave Crusoeacute qursquoil a drsquoabord proposeacute agrave la revue Anteacutee et agrave La Phalange qui en ont refuseacute la publication Lrsquoœuvre paraicirct finalement dans le numeacutero 7 (1er aoucirct) de la Nouvelle Revue franccedilaise Le poegraveme est signeacute par le pseudonyme laquo Saintleacuteger Leacuteger raquo Des textes de Jules Romains et drsquoEmile Verhaeren sont publieacutes dans le mecircme numeacutero En 1910 il achegraveve avec succegraves sa licence de droit La mecircme anneacutee les Leacuteger srsquoinstallent au numeacutero 37 rue de Bordeaux Lrsquoauteur publie Eacutecrit sur la porte Pour fecircter une enfance et Reacutecitation agrave lrsquoeacuteloge drsquoune reine dans la NRF sous le titre drsquoEacuteloges Un an apregraves les dix-huit poegravemes drsquolaquo Eacuteloges raquo sont publieacutes dans la mecircme revue et en mecircme temps ces œuvres sont eacutediteacutees sous forme de volume Peu agrave peu Alexis Leacuteger fait parler de lui dans les milieux litteacuteraires Valery Larbaud et Alain-Fournier lui rendent visite agrave Pau Une tregraves bonne critique des premiers poegravemes de Saintleacuteger Leacuteger est due agrave la plume de Larbaud dans La Phalange Drsquoailleurs il y aura une leacutegegravere querelle litteacuteraire entre le jeune eacutecrivain et Francis Jammes qui nrsquoarrive pas agrave saisir entiegraverement les orientations poeacutetiques de Leacuteger ni son laquo indeacutependance fondamentale raquo Une fois lrsquoideacutee abandonneacutee de commencer une carriegravere en tant que planteur aux colonies il srsquooriente vers la diplomatie encourageacute par Frizeau Claudel et Jammes En feacutevrier 1911 Jammes le

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preacutesente agrave Philippe Berthelot le directeur-adjoint drsquoAsie au Quai drsquoOrsay Alexis voyage agrave Paris et rencontre Andreacute Gide agrave Auteuil et Jean Schlumberger A cela srsquoajoute qursquoil freacutequente Fargue Gallimard Larbaud Henri de Reacutegnier et Francis Vieleacute-Griffin Lrsquoorientation vers la carriegravere de diplomate

1912 est lrsquoanneacutee de son voyage en Angleterre et surtout agrave Londres ougrave il rencontre Larbaud et rend visite agrave Joseph Conrad agrave Rabindranath Tagore Leacuteger perfectionne sa pratique des langues anglaise et espagnole eacutetant donneacute qursquoil deacutesire se preacutesenter au concours des Affaires eacutetrangegraveres En octobre 1912 sa famille quitte Pau afin de srsquoinstaller dans la reacutegion parisienne Alexis srsquoinscrit au lyceacutee Louis-le-Grand dans la section diplomatique

Lrsquoanneacutee 1914 marque de nouveau un changement important

dans la vie du futur diplomate il est reccedilu au concours des Affaires eacutetrangegraveres Au moment ougrave la France entre en guerre Alexis Leacuteger est attacheacute au cabinet du ministre Delcasseacute dans le service de presse Deux anneacutees plus tard il fait la connaissance de Paul Valeacutery et entretient une liaison amicale avec lui Alexis Leacuteger en Chine

En 1916 il est envoyeacute en Chine gracircce agrave lrsquoaide de Philippe Berthelot et assiste un laquo chargeacute drsquoaffaires agrave la Leacutegation de France en Chine raquo agrave savoir le comte Damien Martel qui a eacuteteacute pris au deacutepourvu avec une Leacutegation tregraves deacutemunie laquo devant une crise assez seacuterieuse drsquohysteacuterie chinoise raquo En drsquoautres termes les troubles de Trsquoien-tsin ont eacuteteacute provoqueacutes par lrsquoextension de la Concession franccedilaise On assiste agrave une veacuteritable crise franco-

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chinoise Le deacutepart subit pour la Chine est partiellement ducirc agrave des raisons personnelles Alexis essaie de fuir ainsi une femme qui est amoureuse de lui mais avec laquelle il refuse drsquoentrer dans une vie conjugale Le fait qursquoil aille en Chine nrsquoest pas fortuit il veut imiter en quelque sorte ses preacutedeacutecesseurs qursquoil admire tant comme Philippe Berthelot et Paul Claudel Sa carriegravere le megravene du rang de troisiegraveme agrave celui de premier secreacutetaire agrave la Leacutegation de France agrave Peacutekin Etant donneacute qursquoil y a un manque consideacuterable de personnel Leacuteger doit eacutegalement assurer parfois la fonction de conseiller En outre il est secreacutetaire de la Confeacuterence des Allieacutes et en mecircme temps secreacutetaire du corps diplomatique

La France est repreacutesenteacutee dans presque toutes les

circonstances officielles agrave travers le personnage drsquoAlexis Leacuteger Il assiste entre autres aux fecirctes du Jour de lrsquoAn aux vecircpres diplomatiques aux reacuteceptions de la Colonie franccedilaise et il se charge de lrsquoorganisation drsquoune fecircte au profit de la Croix-Rouge En 1917 il traite les questions qui sont en rapport avec lrsquoIndochine En feacutevrier de la mecircme anneacutee le ministre Alexandre Conty arrive agrave Peacutekin Alexis entretient drsquoexcellentes relations avec celui-ci Conty laisse une liberteacute assez grande agrave Leacuteger et laquo srsquoen remet agrave lui pour de nombreuses neacutegociations raquo Au mois de novembre Conty est rappeleacute agrave Paris au profit du nouveau ministre Boppe Cela ne reste pas sans conseacutequences pour Alexis Leacuteger qui doit deacutesormais reprendre ses activiteacutes de troisiegraveme secreacutetaire Drsquoailleurs il est laquo maire (syndic) du Peacutekin diplomatique raquo il est donc eacutelu de la Commission internationale du quartier diplomatique

Vers la fin de lrsquoanneacutee 1920 suite aux troubles qui existent

deacutesormais entre le nord et le sud de la Chine Alexis Leacuteger demande son rapatriement agrave Philippe Berthelot Cependant il fait un voyage dans le Gobi en compagnie de G-Ch Toussaint qui est alors preacutesident du tribunal consulaire de Shanghai et avec le

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docteur Bussiegravere meacutedecin de la Leacutegation Leacuteger participe eacutegalement agrave lrsquoouverture du Congregraves des affaires sino-franccedilaises et il reccediloit Leacutevy-Bruhl sociologue et Paul Painleveacute matheacutematicien Le 28 aoucirct 1920 on lui demande de remplir les fonctions de deuxiegraveme secreacutetaire agrave Peacutekin Le deacutepart de Chine

En mars 1921 Alexis Leacuteger annonce qursquoil quittera prochainement la Chine En effet il a toujours eacuteteacute seacuteduit par le statut drsquoeacutetranger et les anneacutees qursquoil a passeacutees dans le grand pays asiatique lrsquoont marqueacute consideacuterablement Certes il a freacutequenteacute maints hommes politiques lettreacutes et diplomates mais il a eacutegalement aimeacute des peacuteriodes de solitude Aussi a-t-il loueacute un petit temple situeacute au nord-ouest de Peacutekin agrave des moines taoiumlstes Il srsquoy rend agrave cheval Crsquoest dans ce lieu calme et paisible qursquoil eacutecrit Anabase et Amitieacute du Prince Vu son goucirct pour la Chine Leacuteger lit non seulement de nombreuses publications sur ce pays mais eacutegalement des traductions de plusieurs livres chinois Pelliot Granet Staeumll-Holstein sont des sinologues qursquoil freacutequente agrave plusieurs reprises Mais il srsquoadresse en mecircme temps aux speacutecialistes du Tibet Bacot et G-Ch Toussaint Son inteacuterecirct pour la culture chinoise ne se limite pourtant pas agrave ces domaines-lagrave le poegravete laquo srsquoinitie agrave lrsquoart chinois et surtout aux grands courants de penseacutee raquo comme les preacuteceptes de Confucius le chamanisme le bouddhisme tantrique et le tao Alexis Leacuteger et sa carriegravere de diplomate

Le 28 juillet 1921 Leacuteger devient consul de deuxiegraveme classe En novembre de la mecircme anneacutee on le deacutesigne comme laquo expert

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politique agrave la Confeacuterence internationale de Washington sur la limitation des armements et les questions drsquoExtrecircme-Orient raquo La raison en est sa compeacutetence dans les affaires drsquoAsie Il sera attacheacute agrave Aristide Briand qui est ministre des Affaires eacutetrangegraveres agrave lrsquoeacutepoque Le 9 deacutecembre 1921 Alexis Leacuteger est nommeacute secreacutetaire drsquoambassade de deuxiegraveme classe et le 31 deacutecembre il devient laquo sous-chef de bureau agrave la Direction politique et commerciale du Quai drsquoOrsay raquo Ami de Paul Valeacutery il freacutequente le salon de la duchesse de Larochefoucauld il y rencontre la sœur de celle-ci Marthe de Fels et entretiendra avec elle une liaison passionneacutee Plus tard elle lui rendra visite en Ameacuterique et aux Vigneaux

Entre 1922 et 1923 Alexis Leacuteger est attireacute par le milieu

litteacuteraire de la Nouvelle Revue franccedilaise Il y freacutequente Riviegravere Fargue Valeacutery Gallimard et Gide La librairie-maison drsquoeacutedition drsquoAdrienne Monnier expose en vitrine les œuvres de Saintleacuteger Leacuteger agrave une eacutepoque ougrave il nrsquoest pas encore tregraves connu Quelques auteurs surreacutealistes comme Breton Vitrac ou Crevel viennent lui rendre visite Agrave cause de sa passion pour la musique Leacuteger se rend souvent agrave lrsquoOpeacutera et freacutequente Poulenc Satie Honegger Milhaud qui a transposeacute en musique Images agrave Crusoeacute Nadia Boulanger et Igor Stravinski En mecircme temps il entretient une liaison amicale avec Sert et fait preuve de beaucoup drsquoadmiration pour Misia Avec Marie Laurencin qui a eacuteteacute la compagne de Guillaume Apollinaire il nrsquoentretient qursquoune liaison passagegravere En avril la chanson liminaire drsquoAnabase paraicirct dans la NRF sous le titre de Poegraveme sans ecirctre signeacutee

Lrsquoanneacutee 1924 est celle de la publication drsquoAnabase dans la

Nouvelle Revue franccedilaise sous la signature de laquo Saint-John Perse raquo En outre le 27 juillet il devient chevalier de la Leacutegion drsquohonneur Son amie Marguerite Caetani princesse de Bassiano lance la revue Commerce Leacuteger participe agrave sa fondation et agrave sa direction Il en a suggeacutereacute le titre Saint-John Perse utilise souvent ce terme dans son poegraveme contemporain Anabase Paul Valeacutery Leacuteon-Paul

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Fargue et Valeacutery Larbaud sont les trois directeurs de la revue Le nom drsquoAlexis Leacuteger nrsquoapparaicirct point il est lrsquolaquo eacuteminence grise raquo Le 31 octobre il est deacuteleacutegueacute laquo dans les fonctions de chef de bureau agrave la sous-direction drsquoAsie raquo On le nomme secreacutetaire drsquoambassade de premiegravere classe le 21 novembre 1924

Le 31 octobre de lrsquoanneacutee suivante il remplit les fonctions de

sous-directeur drsquoAsie et drsquoOceacuteanie Il est obligeacute de geacuterer la crise franco-chinoise pendant les mouvements nationalistes qui agitent la Chine en 1925 et 1926 Deux mois plus tard il devient conseiller drsquoambassade Les trois hommes Briand Berthelot et Leacuteger mettent en place un laquo systegraveme drsquoalliances et de pactes unissant la France agrave tous les pays drsquoEurope raquo pour que la paix soit automatiquement assureacutee De cette faccedilon les insuffisances de la Socieacuteteacute des Nations (SDN) seront combleacutees

Alexis Leacuteger est nommeacute laquo ministre pleacutenipotentiaire raquo de

seconde classe le 23 avril 1927 Au mois de deacutecembre de la mecircme anneacutee il devient directeur adjoint des Affaires politiques et commerciales Il est eacutegalement agrave lrsquoorigine du Pacte de Paris laquo Pacte geacuteneacuteral de renonciation agrave la guerre comme instrument de politique nationale raquo peut-ecirctre plus connu sous le nom de laquo Pacte Briand-Kellog raquo signeacute le 27 avril

En septembre 1931 Leacuteger fait un voyage agrave Berlin ensemble

avec Briand et Berthelot Il y aura des pourparlers secrets qui visent un pacte de non-agression avec lrsquoURSS Lrsquoanneacutee suivante Aristide Briand prend sa retraite et meurt peu de temps apregraves En mai 1932 le diplomate-poegravete entre en relation avec la Cubaine Lilita Abreu Le 31 juillet on lrsquoeacutelegraveve au grade drsquoofficier de la Leacutegion drsquohonneur Pseudonymes

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Il est indeacuteniable que de nos jours Alexis Leacuteger ndash tel est son

vrai nom ndash est plus connu sous le pseudonyme de laquo Saint-John Perse raquo alors que les premiegraveres poeacutesies ont eacuteteacute signeacutees soit laquo Saint-Leacuteger Leacuteger raquo soit laquo Saintleacuteger Leacuteger raquo Parfois nous trouvons mecircme la forme abreacutegeacutee laquo St L Leacuteger raquo Pourquoi y a-t-il un redoublement du nom Selon Alexis il y aurait eu un lointain ancecirctre de la famille qui aurait entrepris drsquointervertir les trois parties de son nom de sorte qursquoil en reacutesultait laquo Leacuteger Saint Leacuteger raquo De telle faccedilon il aurait voulu laquo affirmer son indeacutependance raquo et montrer qursquoil eacutetait agrave lrsquoorigine drsquoune nouvelle ligneacutee Dans le pseudonyme qursquoutilise le poegravete1 laquo Saint raquo a pour objectif drsquoanoblir le nom Le tout laquo Saintleacuteger Leacuteger raquo ou laquo Saint-Leacuteger Leacuteger raquo lui permet de le distinguer du simple laquo Saint Leacuteger raquo qui agrave ce qursquoil paraicirct nrsquoest pas si rare en France qursquoon ait pu le penser

Reste agrave expliquer lrsquoautre nom de plume qui est laquo Saint-John

Perse raquo et qui nrsquoa eacuteteacute employeacute pour la premiegravere fois qursquoen 1924 pour signer Anabase Il faut dire que ce pseudonyme a fait couler beaucoup drsquoencre Voici quelques-unes des nombreuses theacuteories qui ont tenteacute drsquoexpliquer le mystegravere de ce nom Saint lrsquoadjectif aurait la fonction drsquoanoblissement (comme

dans laquo Saintleacuteger Leacuteger raquo) On trouve chez drsquoautres eacutecrivains le recours agrave la particule laquo de raquo comme crsquoest le cas pour Honoreacute de Balzac

John il srsquoagit drsquoun nom anglais de mecircme que lrsquoensemble

laquo Saint-John raquo Alexis Leacuteger a toujours manifesteacute un goucirct prononceacute pour lrsquoaristocratie et les mœurs anglaises Une autre possibiliteacute serait lrsquoeacuteventuel rapport entre

1 Nous savons aujourdrsquohui qursquoil ne srsquoest jamais appeleacute Saint-Leacuteger Leacuteger contrairement agrave ce qursquoil preacutetend dans sa biographie dans les Œuvres complegravetes de la Pleacuteiade Son vrai nom a tout simplement eacuteteacute Leacuteger

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Leacuteger et lrsquoicircle Saint John qui se situe aux Antilles ameacutericaines et que le poegravete avait visiteacutee Mais lagrave encore les pistes restent brouilleacutees

Perse on pourrait songer au poegravete latin Persius dont lrsquoœuvre

se serait apparemment trouveacutee sur la table de travail drsquoAlexis Leacuteger au moment ougrave il a chercheacute un nom de plume pour signer son Anabase en 1924 Cependant lui-mecircme a toujours proclameacute que Perse nrsquoaurait laquo rien agrave voir avec le poegravete latin Perse raquo Il aurait laquo drsquoabord penseacute agrave Archibald Perse raquo qui aurait fait allusion agrave laquo Archibald Olson Barnabooth raquo de Valeacutery Larbaud Par ailleurs nous pourrions voir un jeu de mots entre laquo Alexis Leacuteger raquo et laquo Alexandre le Grand raquo conqueacuterant entre autres de la Perse drsquoautant plus que lrsquoimage drsquoAlexandre se trouve bien que dissimuleacutee dans Anabase

Malgreacute les nombreuses tentatives drsquoexpliquer lrsquoorigine de laquo Saint-John Perse raquo il faut avouer que nous pouvons tout au plus formuler des hypothegraveses agrave lrsquoeacuteclaircissement de la mythopoeacutetique complexe de ce pseudonyme Lrsquoexil

Crsquoest en 1940 que le diplomate Alexis Leacuteger doit srsquoexiler aux Eacutetats-Unis agrave cause de son attitude anti-hitleacuterienne Le 29 octobre il apprend qursquoil est laquo deacutechu de la nationaliteacute franccedilaise que ses biens ont eacuteteacute confisqueacutes qursquoil a eacuteteacute radieacute de lrsquoOrdre de la Leacutegion drsquohonneur par le gouvernement de Vichy raquo La Gestapo a confisqueacute tous ses papiers Crsquoest en Ameacuterique qursquoil commence agrave reprendre son activiteacute poeacutetique La premiegravere œuvre qursquoil reacutedige dans le grand pays drsquooutre-atlantique est Exil dateacute de Long Beach

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Island New Jersey 1941 Il la deacutedie agrave son ami Archibald MacLeish

En mars 1942 il fera un bref seacutejour agrave New York ougrave il

prononcera un discours agrave la meacutemoire drsquoAristide Briand Crsquoest agrave Washington qursquoil reacutedige pendant lrsquoeacuteteacute Poegraveme agrave lrsquoEacutetrangegravere qui vise en effet Lilita Abreu Lrsquoanneacutee suivante il visite la Caroline du Sud et la Geacuteorgie Pendant une nuit drsquoorage relateacutee par Charlton Ogburn il commence la reacutedaction du poegraveme Pluies Lilita Abreu quitte Leacuteger en 1944 pour srsquoinstaller agrave New York sans lui laisser drsquoadresse

Pendant son travail agrave la bibliothegraveque du Congregraves Leacuteger

publie trois ouvrages de compilation A selection of works for an understanding of World Affairs since 19141 La Production litteacuteraire en France depuis la guerre2 La Publication franccedilaise pendant la guerre 1940-19453

En 1942 eacutegalement le geacuteneacuteral de Gaulle essaie de le

laquo concilier agrave la cause de la France libre agrave Londres raquo Alexis Leacuteger admet lrsquoautoriteacute du geacuteneacuteral de Gaulle en tant que chef militaire de la France mais il se meacutefie de son action politique et craint lrsquoeacutetablissement drsquoune dictature militaire en France

Juillet 1944 est la date de parution de Neiges dans Les Lettres

franccedilaises de Buenos Aires dateacute de New York La mecircme anneacutee Exil est publieacute dans sa totaliteacute (laquo Quatre Poegravemes raquo) chez la mecircme maison drsquoeacutedition Le premier septembre 1944 Alexis Leacuteger est reacuteinteacutegreacute agrave la Libeacuteration dans le service de la diplomatie franccedilaise en tant qursquoambassadeur en disponibiliteacute Lrsquoanneacutee suivante Berceuse fait sa parution en automne dans la revue Mesa Crsquoest Herbert Steiner traducteur des œuvres persiennes en langue allemande

1 1943 laquo by Alexis Leacuteger consultant in French Literature raquo 2 1944 ouvrage drsquoagrave peu pregraves cent pages 3 1945-1946

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qui dirige et eacutedite cette revue Les quatre poegravemes drsquoExil sont publieacutes en 1945 aux eacuteditions Gallimard Le poegravete eacutecrit la mecircme anneacutee Vents qursquoil deacutedie agrave Atlanta et Allan P

En aoucirct 1947 il seacutejourne dans lrsquoicircle de Beacuteatrice Chanler Il y

commence la reacutedaction drsquoAmers En mecircme temps il rend visite agrave Marthe de Fels A la fin de lrsquoanneacutee Leacuteger est accableacute par des calculs reacutenaux En 1948 on assiste agrave une nouvelle eacutedition drsquoEacuteloges chez Gallimard et une nouvelle eacutedition corrigeacutee drsquoAnabase Crsquoest en 1954 qursquoil rencontre Dorothy Russell Milburn qursquoil eacutepousera quelques anneacutees plus tard Le retour en France

Leacuteger ne retourne en France qursquoen 1957 Une amie agrave lui Mina

Curtiss meacutecegravene de nationaliteacute ameacutericaine et commentatrice de plusieurs lettres de Proust lui offre la proprieacuteteacute dans la presqursquoicircle de Giens les laquo Vigneaux raquo A partir de ce moment il passera plusieurs mois de lrsquoanneacutee en France et les autres aux Eacutetats-Unis 1957 est eacutegalement lrsquoanneacutee de la publication drsquoAmers aux eacuteditions Gallimard

En 1958 agrave lrsquoacircge de 71 ans il eacutepouse lrsquoAmeacutericaine Dorothy

Milburn qursquoil rebaptise laquo Diane raquo Chronique qui est dateacute de la presqursquoicircle de Giens septembre 1959 paraicirctra chez Gallimard

1960 est une anneacutee importante dans la vie drsquoAlexis Leacuteger

surtout en ce qui concerne sa carriegravere de poegravete le 10 deacutecembre il reccediloit le Prix Nobel de litteacuterature agrave Stockholm A cette occasion il prononce le discours Poeacutesie qui est devenu ceacutelegravebre par la suite Deux anneacutees apregraves des poegravemes qursquoil a speacutecialement eacutecrits accompagnent les dessins de Georges Braque Le tout est publieacute sous le titre LrsquoOrdre des Oiseaux aux eacuteditions Au Vent drsquoArles

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Quant aux textes de ce livre ils paraicirctront seacutepareacutement en 1963 sous le titre Oiseaux chez Gallimard Le 20 avril 1965 Saint-John Perse prononce le ceacutelegravebre discours Pour Dante agrave lrsquoinauguration du Congregraves International reacuteuni agrave Florence pour le septiegraveme centenaire du poegravete italien

En 1969 crsquoest le poegraveme Chanteacute par celle qui fut lagrave qui est publieacute

agrave la Nouvelle Revue franccedilaise (1er septembre) Une anneacutee apregraves on assiste agrave la parution de Chant pour un eacutequinoxe eacutegalement agrave la NRF (1er janvier)

Le travail majeur dans la carriegravere litteacuteraire de Saint-John Perse

est sans doute la reacutealisation des Œuvres complegravetes dans la Bibliothegraveque de la Pleacuteiade chez Gallimard Il est rare qursquoun auteur y soit publieacute de son vivant La preacuteparation du volume a dureacute plus de six ans En 1973 Nocturne est publieacute agrave la NRF (1er janvier) et une anneacutee apregraves crsquoest Seacutecheresse qui paraicirct agrave son tour agrave la NRF (1er juin) Deacutesormais le poegravete souffrira drsquoarthrite et de migraines

Crsquoest le 20 septembre 1975 qursquoAlexis Leacuteger deacutecegravede aux

Vigneaux Son corps gicirct au petit cimetiegravere marin de Giens Les presses eacutecrite et orale ont tregraves peu parleacute de la mort de ce grand homme qui est consideacutereacute encore de nos jours comme lrsquoune des figures marquantes du XXe siegravecle1

1 Lrsquoensemble de ses œuvres se trouve agrave la Fondation Saint-John Perse agrave Aix-en-Provence

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BIBLIOGRAPHIE SOMMAIRE

SAINT-JOHN PERSE Œuvres complegravetes Paris Gallimard (Bibliothegraveque de la Pleacuteiade) 1982 (1egravere eacutedition 1972 du vivant de lrsquoauteur) SAINT-JOHN PERSE Eacuteloges suivi de La Gloire des Rois Anabase Exil Paris Gallimard (coll laquo PoeacutesieGallimard raquo) 1960 SAINT-JOHN PERSE Amers suivi de Oiseaux Paris Gallimard (coll laquo PoeacutesieGallimard raquo) 1963 SAINT-JOHN PERSE Vents suivi de Chronique Paris Gallimard (coll laquo PoeacutesieGallimard raquo) 1975

BOSQUET (Alain) Saint-John Perse Paris Pierre Seghers 1953 FELS (Laurent) Saint-John Perse Images agrave Crusoeacute A la recherche du temps et de lrsquoespace perdus Paris Le Manuscrit 2005 LEVILLAIN (Henriette) Le rituel poeacutetique de Saint-John Perse Paris Gallimard 1977 SACOTTE (Mireille) Parcours de Saint-John Perse Paris-Genegraveve Champion-Slatkine 1987 SACOTTE (Mireille) Alexis LeacutegerSaint-John Perse Paris LrsquoHarmattan 1997 (1egravere eacutedition chez Belfond en 1991)

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SACOTTE (Mireille) Eacuteloges de Saint-John Perse Paris Gallimard (Foliothegraveque) 1999

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Extrait du Chant X drsquoAnabase de Saint-John Perse

laquo Ha toutes sortes drsquohommes dans leurs voies et faccedilons mangeurs drsquoinsectes de fruits drsquoeau porteurs drsquoemplacirctres de richesses lrsquoagriculteur et lrsquoadalingue lrsquoacuponcteur et le saunier le peacuteager le forgeron marchands de sucre de cannelle de coupes agrave boire en meacutetal blanc et de lampes de corne celui qui taille un vecirctement de cuir des sandales dans le bois et des boutons en forme drsquoolives celui qui donne agrave la terre ses faccedilons et lrsquohomme de nul meacutetier homme au faucon homme agrave la flucircte homme aux abeilles celui qui tire son plaisir du timbre de sa voix celui qui trouve son emploi dans la contemplation drsquoune pierre verte qui fait brucircler pour son plaisir un feu drsquoeacutecorces sur son toit qui se fait sur la terre un lit de feuilles odorantes qui srsquoy couche et repose qui pense agrave des dessins de ceacuteramiques vertes pour des bassins drsquoeaux vives et celui qui a fait des voyages et songe agrave repartir qui a veacutecu dans un pays de grandes pluies qui joue aux deacutes aux osselets au jeu des gobelets ou qui a deacuteployeacute sur le sol ses tables agrave calcul celui qui a des vues sur lrsquoemploi drsquoune calebasse celui qui traicircne un aigle mort comme un faix de branchages sur ses pas (et la plume est donneacutee non vendue pour lrsquoempennage des flegraveches) celui qui reacutecolte le pollen dans un vaisseau de bois (et mon plaisir dit-il est dans cette couleur jaune) celui qui mange des beignets des vers de palmes des framboises celui qui aime le goucirct de lrsquoestragon celui qui recircve drsquoun poivron ou bien encore celui qui macircche drsquoune gomme fossile qui porte une conque agrave son oreille et celui qui eacutepie le parfum de geacutenie aux cassures fraicircches de la pierre celui qui pense au corps de femme homme libidineux celui qui voit son acircme au reflet drsquoune lame lrsquohomme verseacute dans les sciences dans lrsquoonomastique lrsquohomme en faveur dans les conseils celui qui nomme les fontaines qui fait un don de siegraveges sous les arbres de laines teintes pour les sages et fait sceller aux carrefours de tregraves grands bols de bronze pour la soif bien mieux celui qui ne fait rien tel homme et tel dans ses faccedilons et tant drsquoautres encore les ramasseurs de cailles dans les plis de terrains ceux qui reacutecoltent dans les broussailles les oeufs tiqueteacutes de vert ceux qui descendent de cheval pour ramasser des choses des agates une pierre bleu pacircle que lrsquoon taille agrave lrsquoentreacutee des faubourgs (en maniegravere drsquoeacutetuis de tabatiegraveres et drsquoagrafes ou de boules agrave rouler aux mains des paralytiques) ceux qui peignent en sifflant des coffrets en plein air lrsquohomme au bacircton drsquoivoire lrsquohomme agrave la chaise de

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rotin lrsquoermite orneacute de mains de fille et le guerrier licencieacute qui a planteacute sa lance sur son seuil pour attacher un singehellip ha toutes sortes drsquohommes dans leurs voies et faccedilons et soudain apparu dans ses vecirctements du soir et tranchant agrave la ronde toutes questions de preacuteseacuteance le Conteur qui prend place au pied du teacutereacutebinthehellip raquo1

1 Bernard LECHERBONNIER Dominique RINCEacute Pierre BRUNEL amp Christiane MOATTI Litteacuterature XXe siegravecle Textes et documents Paris Nathan (Collection laquo Henri Mitterand raquo) 1989 pp 559-560

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Le repos du Conqueacuterant et la deacutecouverte de soi-mecircme

(Quelques reacuteflexions sur lrsquoextrait qui preacutecegravede)

Terre arable du songe Qui parle de bacirctir ndash Jrsquoai vu la terre distribueacutee en de vastes espaces et ma penseacutee nrsquoest point distraite du navigateur

(Saint-John Perse Anabase X)

Proleacutegomegravenes

Le passage drsquoAnabase (1924) que nous propose lrsquoanthologie Litteacuterature XXe siegravecle est un extrait tireacute du Chant X qui se situe directement avant le deacutesinit du long poegraveme agrave valeur drsquoune eacutepopeacutee1 Il srsquoagit drsquoun texte reacutedigeacute en prose poeacutetique Si dans les Chants I agrave IX il est question drsquoun Conqueacuterant qui apparaicirct sous diffeacuterentes formes au fil de lrsquoœuvre et qui fonde une ville apregraves avoir fait une expeacutedition agrave lrsquointeacuterieur drsquoun pays2 comme lrsquoindique deacutejagrave le titre3 le Chant X relate le repos du personnage principal

1 laquo Proche du mythe lrsquoeacutepopeacutee chante lrsquohistoire drsquoune tradition un complexe de repreacutesentations sociales politiques religieuses un code moral une estheacutetique A travers le reacutecit des eacutepreuves et des hauts faits drsquoun heacuteros ou drsquoune heacuteroiumlne elle met en lumiegravere un monde total une reacutealiteacute vivante un savoir sur le monde raquo (Nicole REVEL laquo Epopeacutee raquo in Encyclopaeligdia Universalis Dictionnaire des Genres et notions litteacuteraires Paris Albin Michel 2001 p 256) 2 La Chine en lrsquooccurrence 3 Le substantif laquo Anabase raquo est agrave prendre dans son sens eacutetymologique calqueacute sur le grec

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deacutenommeacute cette fois-ci laquo Conteur raquo1 Saint-John Perse nous fait drsquoabord une longue eacutenumeacuteration des diffeacuterentes occupations ndash voire des divers meacutetiers ndash des hommes souvent tregraves distants les uns des autres ce qui ne les empecircche pas de vivre en toute harmonie Preacutecisons pourtant qursquoil ne srsquoagit nullement drsquoun texte anthropocentrique2 la tregraves longe phrase dont est constitueacute ce passage qui prend une veacuteritable allure proustienne met eacutegalement en relief la grande admiration3 de Saint-John Perse pour la flore et la faune (de preacutefeacuterence exotiques) ainsi que pour les mineacuteraux

Le titre Anabase a une double sens agrave cocircteacute de celui que nous

avons deacutejagrave mentionneacute il srsquoagit pour lrsquoauteur de Vents aussi drsquoune laquo expeacutedition raquo vers lrsquointeacuterieur mental Lrsquoessentiel pour lui est que le poegravete soit laquo homme dans la penseacutee et dans lrsquoaction raquo comme il lrsquoeacutecrit agrave propos de Dante4 Le fait qursquoAnabase soit le premier poegraveme signeacute laquo Saint-John Perse raquo est significatif agrave lrsquoinstar du Conteur qui a acheveacute sa tacircche difficile le poegravete semble avoir trouveacute sa vraie identiteacute drsquoautant plus que tous les poegravemes posteacuterieurs agrave Anabase sont signeacutes par ce pseudonyme5

laquo anabasis raquo qui signifie laquo expeacutedition agrave lrsquointeacuterieur drsquoun pays raquo il fait allusion aux exploits du protagoniste Crsquoest sans doute lrsquoAnabase de Xeacutenophon qui a inspireacute agrave Saint-John Perse le titre de son œuvre 1 On pourrait consacrer une eacutetude entiegravere agrave ce personnage qui est en mecircme temps laquo Fondateur de villes raquo laquo Nomade raquo laquo Etranger raquo etc Or tel nrsquoest pas lrsquoobjectif du travail que voici qui se limite agrave lrsquoextrait proposeacute dans Litteacuterature XXe siegravecle 2 Qui a pour centre lrsquohomme 3 Nous pourrions mecircme avancer le terme de laquo veacuteneacuteration raquo 4 laquo Pour Dante Discours pour lrsquoinauguration du Congregraves international reacuteuni agrave Florence agrave lrsquooccasion du 7e Centenaire de Dante (20 avril 1965) raquo (SAINT-JOHN PERSE Œuvres complegravetes Paris Gallimard (Bibliothegraveque de la Pleacuteiade) 1982 p 455) 5 La palette des pseudonymes drsquoAlexis Leacuteger est assez consideacuterable les premiegraveres œuvres sont signeacutees laquo Saintleacuteger Leacuteger raquo (ou laquo Saint-Leacuteger Leacuteger raquo) Ce nrsquoest qursquoagrave partir drsquoAnabase (1924) qursquoon trouve le pseudonyme laquo Saint-John Perse raquo Dans sa correspondance avec Mina Curtiss il emploie le nom de laquo Pierre Fenestre raquo qui lui rappelle un eacutepisode personnel En outre il nous propose dans ses Œuvres complegravetes la correspondance avec sa megravere Madame Ameacutedeacutee Saint-Leacuteger Leacuteger Or nous savons que les lettres adresseacutees agrave sa megravere nrsquoont jamais eacuteteacute retrouveacutees Il srsquoagit donc drsquoun autre pseudonyme qursquoil a choisi pour srsquoadresser agrave lui-mecircme Drsquoailleurs son vrai nom nrsquoa pas eacuteteacute laquo Saintleacuteger Leacuteger raquo ou laquo Saint-Leacuteger Leacuteger raquo comme il le preacutetend dans sa biographie au deacutebut des Œuvres complegravetes dans la Pleacuteiade le deacutecryptage de son acte de naissance nous a montreacute qursquoil

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La plus grande partie drsquoAnabase a eacuteteacute reacutedigeacutee dans un petit

temple en plein deacutesert que Saint-John Perse avait loueacute agrave des moines taoiumlstes pour ecirctre seul Crsquoest de cet endroit qursquoil contemple les laquo communauteacutes rurales raquo1 Cette atmosphegravere calme et paisible dont il est entoureacute dans ce lieu deacuterobeacute agrave la vie urbaine se manifeste dans lrsquoextrait que nous allons eacutetudier

Lrsquoanalyse que voici traitera successivement les points

suivants les champs lexicaux les figures de style le rythme et lrsquoimage du Conteur

Les champs lexicaux Lrsquoextrait en question repose sur un filet drsquoisotopies2

savamment eacutetabli qui dressent lrsquoinventaire des meacutetiers des occupations des milieux veacutegeacutetal et animal ainsi que des mateacuteriaux dans le nouveau pays fondeacute par le Conteur

Le premier champ lexical que nous pouvons deacutegager est celui des meacutetiers et nous dirions mecircme des laquo arts et meacutetiers raquo Il regroupe les diverses occupations humaines qui contrastent parfois de faccedilon eacutetonnante laquo mangeurs drsquoinsectes de fruits drsquoeau porteurs drsquoemplacirctres de richesses lrsquoagriculteur et lrsquoadalingue3 lrsquoacuponcteur et le saunier4 le peacuteager le forgeron marchands de sucre de cannelle [hellip] et lrsquohomme de nul meacutetier homme au faucon homme agrave la flucircte homme aux abeilles [hellip] celui qui pense au corps de femme [hellip] lrsquohomme verseacute dans les

srsquoappelait laquo Marie-Reneacute-Auguste-Alexis Leacuteger raquo 1 Mireille SACOTTE Alexis LeacutegerSaint-John Perse Paris LrsquoHarmattan 1997 p 260 2 Tous les termes qui forment un mecircme champ lexical 3 Jeune cavalier noble 4 Ouvrier dans un marais salant

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sciences dans lrsquoonomastique1 [hellip] celui qui ne fait rien [hellip] les ramasseurs de cailles dans les plis de terrains raquo etc Enumeacuterer tous les meacutetiers et arts mentionneacutes par Saint-John Perse exigerait la reproduction de lrsquoextrait entier Pourtant la seacutelection2 que nous venons de faire illustre que le poegravete a puiseacute les diffeacuterentes occupations des hommes dans de multiples domaines qui se concentrent drsquoailleurs dans un seul et unique endroit la ville fondeacutee par le Conteur Ajoutons que dans le long inventaire on trouve eacutegalement des personnes laquo de nul meacutetier raquo Ce sont principalement les artistes (laquo homme agrave la flucircte raquo) et les nobles (laquo homme au faucon raquo) auxquels le poegravete veut faire allusion sans drsquoailleurs deacutenigrer leurs tacircches

Le milieu preacutesenteacute par Alexis Leacuteger peut ecirctre consideacutereacute

comme une sorte drsquoutopie3 il est rare que des hommes exerccedilant des meacutetiers si opposeacutes vivent en toute harmonie dans une mecircme ville Nrsquoest-ce pas cette atmosphegravere paisible et calme qui a toujours eacuteteacute procircneacutee par le poegravete surtout dans son temple taoiumlste Au fur et agrave mesure que nous progressons dans le texte Saint-John Perse trouve sa vraie identiteacute (poeacutetique) dans un lieu quasi eacutedeacutenique ougrave tous les citoyens vivent en paix

A cocircteacute de ce premier champ lexical il nous est possible de

relever lrsquoisotopie du milieu veacutegeacutetal Voici quelques passages qui la constituent laquo fruitslowast drsquoau [hellip] sucre4 de cannelle [hellip] des sandales dans le bois et des boutons en forme drsquoolives [hellip] qui fait brucircler pour son plaisir un feu drsquoeacutecorces sur son toit qui se fait

1 laquo Etude science des noms propres et speacutecialt des noms de personnes raquo (Paul ROBERT Le Petit Robert Paris Le Robert 1987 p 1311) 2 On pourrait nous reprocher de ne pas avoir fait de sous-cateacutegories regroupant p ex tous les meacutetiers de lrsquoagriculture du forgeage etc Cependant nous nrsquoavons pas voulu surcharger notre eacutetude drsquoinformations 3 laquo Plan drsquoun gouvernement imaginaire raquo (op cit p 2056) lowast Tous les termes marqueacutes drsquoun asteacuterisque ont eacuteteacute souligneacutes par nos soins 4 Le sucre est tireacute de la plante appeleacutee laquo canne agrave sucre raquo (laquo Bois-Debout raquo en creacuteole qui est eacutegalement le nom drsquoune des deux plantations de la famille drsquoAlexis Leacuteger) Aussi le classons-nous parmi les plantes

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sur la terre un lit de feuilles odorantes [hellip] celui qui a des vues sur lrsquoemploi drsquoune calebasse celui qui traicircne un aigle mort comme un faix de branchages sur ses pas [hellip] celui qui reacutecolte le pollen dans un vaisseau de bois [hellip] des vers de palmes des framboises celui qui aime le goucirct de lrsquoestragon celui qui recircve drsquoun poivron [hellip] qui fait un don de siegraveges sous les arbres de laines teintes pour les sages ceux qui reacutecoltent dans les broussailles [hellip] lrsquohomme agrave la chaise de rotin1 [hellip] le Conteur qui prend place au pied du teacutereacutebinthe2 raquo Crsquoest pourtant une eacutenumeacuteration assez importante des diffeacuterents veacutegeacutetaux Nous savons que Saint-John Perse a toujours manifesteacute un goucirct prononceacute pour la flore ndash de preacutefeacuterence exotique ndash qui ornait deacutejagrave sa Guadeloupe natale

Bien que le regravegne veacutegeacutetal occupe une place tregraves importante

dans lrsquoœuvre entiegravere du poegravete antillais il faut ajouter que Saint-John Perse ne srsquoattarde jamais sur la description des images poeacutetiques Il les nomme3 puis il passe agrave autre chose Cependant cela ne lrsquoempecircche de faire lrsquoeacuteloge4 du milieu naturel Il respecte agrave la lettre ce que Gaston Bachelard expose dans son livre LrsquoAir et les Songes laquo [p]reacutecisez un peu trop une image poeacutetique vous faites rire Enlevez un peu de preacutecision agrave une image triviale et ridicule vous faites naicirctre une eacutemotion poeacutetique raquo5

Le fait qursquoAlexis Leacuteger fasse preuve drsquoune grande passion

pour les plantes ne veut pas dire qursquoil nrsquoappreacutecie pas les animaux Aussi trouvons-nous maintes expressions que nous pouvons regrouper sous le champ lexical de la faune laquo mangeurs drsquoinsectes

1 laquo Partie de la tige des branches du rotang utiliseacutee pour faire des cannes des meubles raquo (Paul ROBERT Le Petit Robert Paris Le Robert 1987 p 1731) 2 laquo Pistachier reacutesineux [hellip] toujours vert qui donne une reacutesine dite teacutereacutebenthine de Chio raquo (op cit p 1945) 3 laquo Nommer nrsquoest plus alors seulement srsquoapproprier et savourer les mots les choses et leurs eacutetranges rapports crsquoest aussi faire advenir Nommer creacuteer raquo (Mireille SACOTTE Eacuteloges de Saint-John Perse Paris Gallimard (Foliothegraveque) 1999 p 56) 4 Ce substantif est tregraves cher agrave Saint-John Perse drsquoautant plus que nous pouvons en tirer par anagramme le nom laquo Leacuteger raquo 5 Gaston BACHELARD LrsquoAir et les Songes Paris Joseacute Corti 1943

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[hellip] homme au faucon [hellip] homme aux abeilles celui qui traicircne un aigle mort comme un faix de branchages sur ses pas (et la plume est donneacutee [hellip]) [hellip] des vers de palmes [hellip] qui porte une conque agrave son oreille [hellip] les ramasseurs de cailles1 dans les plis de terrains ceux qui reacutecoltent dans les broussailles les œufs tiqueteacutes de vert ceux qui descendent de cheval [hellip] le guerrier licencieacute qui a planteacute sa lance sur son seuil pour attacher un singe raquo Le poegravete semble ne pas avoir de preacutedilection pour une espegravece animaliegravere preacutecise eacutetant donneacute qursquoil nomme les insectes en passant par la basse-court jusqursquoaux chevaux2 Il aime tous les animaux et les considegravere comme les compagnons de lrsquohomme sur terre Contrairement aux ecirctres humains ils ne sont pas atteints du peacutecheacute originel et symbolisent donc la pureteacute absolue Comme le poegravete ils font partie drsquoune eacutelite et sont les eacutelus pour une vie laquo supeacuterieure raquo

Analysons en dernier lieu lrsquoisotopie du mineacuteral qui joue un

rocircle important dans les poegravemes persiens mecircme si les termes qui la constituent sont moins nombreux que ceux des autres champs lexicaux laquo celui qui donne agrave la terre ses faccedilons [hellip] celui qui trouve son emploi dans la contemplation drsquoune pierre verte [hellip] qui se fait sur la terre un lit de feuilles odorantes [hellip] qui pense agrave ses dessins de ceacuteramiques vertes pour des bassins drsquoeaux vives [hellip] et celui qui eacutepie le parfum de geacutenie aux cassures fraicircches de la pierre [hellip] des agates3 une pierre bleu pacircle que lrsquoon taille agrave lrsquoentreacutee des faubourgs [hellip] lrsquohomme au bacircton drsquoivoire raquo Les mineacuteraux eux aussi symbolisent la pureteacute les richesses mateacuterielles de la terre (pour les pierres preacutecieuses) et ne doivent pas faire deacutefaut dans une ville reacutecemment fondeacutee ou dans une œuvre qui vient drsquoecirctre acheveacuteehellip

1 laquo Oiseau migrateur des champs et des preacutes voisin de la perdrix raquo (Paul ROBERT Le Petit Robert Paris Le Robert 1987 p 235) 2 Rappelons qursquoagrave lrsquooccasion de son huitiegraveme anniversaire les parents drsquoAlexis Leacuteger lui ont offert un cheval Voilagrave pourquoi cet animal apparaicirct assez freacutequemment dans son œuvre 3 laquo Varieacuteteacute de calceacutedoine finement zoneacutee aux teintes nuanceacutees et contrasteacutees utiliseacutee comme pierre preacutecieuse raquo (op cit p 35)

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Nous voyons que les isotopies forment un veacuteritable laquo texte raquo

dans le sens eacutetymologique du terme1 sur lequel sont eacuterigeacutees la ville et la poeacutesie

Les figures de style A part les solides bases que constitue le reacuteseau drsquoisotopies

lucidement eacutetabli Saint-John Perse utilise souvent des figures de rheacutetorique qui lui permettent de souligner stylistiquement les ideacutees centrales du texte

Dans un premier temps il nous est possible de deacutenicher des

anaphores2 dans lrsquoextrait du Chant X drsquoAnabase que nous propose Litteacuterature XXe siegravecle laquo celui qui taille un vecirctement de cuir [hellip] celui qui donne agrave la terre ses faccedilons [hellip] celui qui tire son plaisir du timbre de sa voix celui qui trouve son emploi [hellip] et celui qui a fait des voyages [hellip] celui qui a des vues sur lrsquoemploi drsquoune calebasse celui qui traicircne un aigle mort [hellip] celui qui reacutecolte le pollen [hellip] celui qui mange des beignets [hellip] celui qui aime le goucirct de lrsquoestragon celui qui recircve drsquoun poivron ou bien encore celui qui macircche drsquoune gomme fossile [hellip] et celui qui eacutepie le parfum [hellip] celui qui pense aux corps de femme [hellip] celui qui voit son acircme au reflet drsquoune lame raquo etc Cette extraposition du pronom laquo celui qui raquo met en eacutevidence les multiples meacutetiers arts et occupations si diffeacuterents soient-ils que lrsquoon peut trouver dans la nouvelle ville fondeacutee par le Conteur De mecircme le pronom relatif laquo qui raquo dans sa forme simple surgit agrave plusieurs reprises laquo qui fait brucircler [hellip] qui se fait sur la terre [hellip] qui srsquoy couche et repose qui pense agrave des dessins [hellip] qui a veacutecu dans un pays de grandes pluies qui joue aux deacutes [hellip] ou qui a deacuteployeacute sur le sol [hellip]

1 Le verbe latin laquo texere raquo signifie laquo tisser raquo Il y a donc lrsquoideacutee drsquoun veacuteritable filet 2 laquo Reacutepeacutetition du mecircme mot en tecircte de phrase ou des membres de phrase raquo (Bernard DUPRIEZ Gradus ndash Les proceacutedeacutes litteacuteraires (Dictionnaire) Paris Eacuteditions 1018 1984 p 46)

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qui porte une conque raquo etc Lrsquoexplication de lrsquoemploi de cette anaphore est la mecircme que celle que nous avons donneacutee pour la reacutepeacutetition de laquo celui qui raquo donc la mise en relief Par ailleurs la juxtaposition des diffeacuterentes occupations nrsquoest faite selon aucune suite logique le poegravete met cocircte agrave cocircte les meacutetiers les plus divers pour souligner le caractegravere polyvalent de la nouvelle ville

Un autre proceacutedeacute stylistique que lrsquoon retrouve presque dans

chaque vers de ce poegraveme est lrsquoellipse1 Qursquoil srsquoagisse de la suppression du verbe (laquo toutes sortes drsquohommes dans leurs voies et faccedilons mangeurs drsquoinsectes de fruits drsquoeau [hellip] homme au faucon homme agrave la flucircte homme aux abeilles [hellip] raquo) ou du sujet (laquo et fait sceller aux carrefours de tregraves grands bols de bronze pour la soif [hellip] raquo) il y a maints bouts de phrases (lrsquoextrait entier est composeacute drsquoune tregraves longue phrase) dans le passage en question qui sont incomplets Cela provoque que le rythme est beaucoup plus rapide2

Lrsquoambiguiumlteacute est une autre figure de rheacutetorique qui apparaicirct

freacutequemment dans lrsquoœuvre de Saint-John Perse Le but en est de rendre la lecture plus difficile et de permettre plusieurs pistes de lecture3 Un lecteur presseacute pourrait reprocher au poegravete drsquoecirctre parfois trop eacutequivoque ce qui exige naturellement une eacutetude beaucoup plus deacutetailleacutee et complexe Mais nrsquoest-ce pas preacuteciseacutement le mystegravere voire lrsquoeacutenigme de certains passages qui procurent agrave la creacuteation litteacuteraire son charme Voici quelques passages qui nous mettent en preacutesence drsquoune ambiguiumlteacute apparente laquo et lrsquohomme de nul meacutetier raquo faut-il entendre par lagrave un homme qui nrsquoexerce aucun laquo meacutetier raquo reacutemuneacutereacute (mais qui peut bien ecirctre artiste ou avoir drsquoautres talents) ou quelqursquoun qui ne fait

1 laquo Suppression de mots qui seraient neacutecessaires agrave la pleacutenitude de la construction mais que ceux qui sont exprimeacutes font assez entendre pour qursquoil ne reste ni obscuriteacute ni incertitude raquo (op cit p 173) 2 Nous reviendrons en deacutetail sur les questions de rythme 3 Anabase est le poegraveme ougrave lrsquoon trouve le plus grand nombre de passages ambigus Beaucoup drsquoouvrages et de thegraveses dans lesquels on trouve parfois des interpreacutetations tregraves diffeacuterentes les unes des autres ont eacuteteacute consacreacutes agrave cette œuvre

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rien du tout Qursquoen est-il de la phrase laquo celui qui donne agrave la terre ses faccedilons raquo srsquoagit-il drsquoun artiste qui modegravele la terre (crsquoest-agrave-dire lrsquoargile) ou est-ce le Creacuteateur de la terre (Dieu) ou encore le Fondateur de la nouvelle ville (le Conqueacuterant ou Conteur) A notre avis il est plutocirct question du potier mais drsquoautres interpreacutetations ne sont pas agrave exclure

Relevons encore quelques meacutetaphores1 et surtout la valeur

meacutetaphorique des couleurs qui jouent un rocircle preacutepondeacuterant dans la poeacutesie persienne Il y a drsquoabord la couleur verte qui apparaicirct agrave trois reprises laquo celui qui trouve son emploi dans la contemplation drsquoune pierre verte [hellip] qui pense agrave des dessins de ceacuteramiques vertes pour des bassins drsquoeaux vives [hellip] ceux qui reacutecoltent dans les broussailles les œufs tiqueteacutes de vert raquo Chez Saint-John Perse le vert laquo est lieacute agrave une notion drsquoexcellence pureteacute bonheur pleacutenitude [hellip] raquo2 Si dans Eacuteloges la couleur verte est mise en relation soit avec la nature soit avec lrsquoaube3 dans le preacutesent extrait du Chant X drsquoAnabase elle se rapporte au mineacuteral ou agrave la sculpture Cela montre qursquoil y a pureteacute au niveau de la nouvelle ville (construite en pierres) ainsi qursquoau niveau de lrsquoart laquo Le vert reste lieacute agrave lrsquoexcellence et agrave la pleacutenitude [hellip] agrave la pierre que lrsquoon contemple raquo4

Au vert srsquoajoute la couleur jaune dont nous ne notons qursquoun

seule occurrence laquo et mon plaisir dit-il est dans cette couleur jaune raquo Le jaune deacutesigne la couleur du pollen reacutecolteacute dans laquo un vaisseau de bois raquo Selon Yves-Alain Favre laquo il est signe de lumiegravere et drsquoabondance souvent il srsquoidentifie agrave lrsquoor avec lequel on fabrique plats et ustensiles preacutecieux avec lequel on fait la monnaie par lagrave il marque la puissance et la domination et il se

1 laquo Crsquoest le plus eacutelaboreacute des tropes [hellip] car le passage drsquoun sens agrave lrsquoautre a lieu par une opeacuteration personnelle fondeacutee sur une impression ou une interpreacutetation et celle-ci demande agrave ecirctre trouveacutee sinon reveacutecue par le lecteur raquo (op cit p 286) 2 Yves-Alain FAVRE Saint-John Perse le langage et le sacreacute Paris Joseacute Corti 1977 p 88 3 laquo Aube verte raquo 4 op cit pp 88-89

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trouve apporter le bonheur et le contentement [hellip] il est lieacute aussi agrave lrsquoideacutee drsquoimmortaliteacute et de peacuterenniteacute raquo1 Immortaliteacute et peacuterenniteacute voilagrave deux termes que Saint-John Perse appreacutecie beaucoup et qui reacutesument lrsquoobjectif de sa poeacutesie faire en sorte qursquoil devienne eacuteternel

Eacutevoquons en dernier lieu la preacutesence drsquoune veacuteritable

synestheacutesie2 dans le sens baudelairien du terme En tant que grand amateur de la poeacutesie de Baudelaire Saint-John Perse met en relation diffeacuterentes sensations pour illustrer la varieacuteteacute des meacutetiers arts et occupations qui se concentrent dans la nouvelle ville On trouve drsquoabord la vue (laquo celui qui voit son acircme au reflet drsquoune lame raquo) puis le goucirct (laquo goucirct de lrsquoestragon raquo) le sens auditif (laquo qui porte une conque agrave son oreille raquo) lrsquoodorat (laquo et celui qui eacutepie le parfum de geacutenie aux cassures fraicircches de la pierre raquo) et finalement le toucher (laquo les ramasseurs de cailles raquo laquo ceux qui descendent de cheval pour ramasser des choses raquo) Nous voilagrave assez proche du jeu des sensations tel que nous le preacutesente le poegravete du XIXe siegravecle Neacuteanmoins Saint-John Perse ajoute une autre capaciteacute propre agrave lrsquohomme que nous classerons parmi les sensations et qui forme un espegravece de laquo sixiegraveme sens raquo la reacuteflexion laquo celui qui pense au corps de femme [hellip] lrsquohomme verseacute dans les sciences dans lrsquoonomastique raquo Il nrsquoest pas eacutetonnant que le poegravete ait introduit la faculteacute de penser dans lrsquoeacutechantillon des occupations en tant que licencieacute en philosophie il srsquoest toujours inteacuteresseacute aux capaciteacutes intellectuelles de lrsquohomme

On pourrait continuer lrsquoeacutetude des figures de style employeacutees

dans le preacutesent extrait mais nous nous arrecirctons agrave cet endroit pour ne pas accroicirctre deacutemesureacutement notre analyse

1 Ibidem 2 laquo Trouble de la perception sensorielle caracteacuteriseacutee par la perception drsquoune sensation suppleacutementaire agrave celle perccedilue normalement dans une autre reacutegion du corps ou concernant un autre domaine sensoriel raquo (Paul ROBERT Le Petit Robert Paris Le Robert 1987 p 1907)

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Le rythme

Les questions de rythme dans lrsquoœuvre persienne sont tregraves

deacutelicates agrave traiter Il faut drsquoabord preacuteciser qursquoil srsquoagit toujours chez Saint-John Perse de poegravemes en versets1 et non pas en prose Le lecteur trouvera diffeacuterents types de vers dans le passage drsquoAnabase que propose Litteacuterature XXe siegravecle dont nous ne citons que quelques exemples Cela commence par lrsquointerjection monosyllabique laquo Ha raquo qui surgit agrave deux reprises (dans la premiegravere ligne et dans la quatriegraveme avant la fin) Elle marque la vitaliteacute du texte et le caractegravere grandiose de la nouvelle ville

Suit un alexandrin laquo toutes sortes drsquohommes dans leurs voies et faccedilons raquo (2424) Prenons quelques autres vers du mecircme type avant de passer agrave lrsquoexplication de la valeur du vers dodeacutecasyllabique laquo qui a veacutecu dans un pays de grandes pluies raquo

(33 33) laquo celui qui voit son acircm(e) au reflet drsquoune lam(e) raquo

(33 24) laquo le Conteur qui prend plac(e) au pied du teacutereacutebinth(e) raquo

(24 6)

En somme lrsquoalexandrin est le vers qui est utiliseacute pour deacutecrire

1 laquo Depuis le deacutebut du XXe siegravecle [le verset] est employeacute pour deacutesigner dans certains textes poeacutetiques des ensembles qui excegravedent la mesure du vers et peuvent mecircme compter plusieurs lignes jusqursquoau paragraphe entier Un verset commence presque toujours par un alineacutea comme un paragraphe cependant il peut arriver qursquoil deacutebute contre la marge gauche et se poursuive ensuite par des retraits degraves la deuxiegraveme ligne raquo (Michegravele AQUIEN amp Georges MOLINIEacute Dictionnaire de rheacutetorique et de poeacutetique Paris Livre de Poche (coll laquo Encyclopeacutedies drsquoaujourdrsquohui raquo) 1999 p 727)

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les scegravenes avec une certaine splendeur et majesteacute Crsquoest le cas pour les exemples que nous venons de citer ougrave ce sont les hommes les pluies lrsquoacircme ou le Conteur qui sont valoriseacutes positivement Certes la reacutepartition des coupes nrsquoest pas toujours identique pour chaque alexandrin mais de faccedilon geacuteneacuterale ce vers souligne la grandeur des hommes ou des objets dont il fait lrsquoeacuteloge

A certains endroits le rythme se trouve acceacuteleacutereacute par des

seacutequences tri- ou quadrisyllabiques telles que laquo mangeurs drsquoinsectes raquo (4) laquo de fruits drsquoeau raquo (3) laquo porteurs drsquoemplacirctres raquo (4) laquo de richesses raquo (3) laquo le peacuteager raquo (4) laquo le forgeron raquo (4) laquo marchands de sucre raquo (4) etc Ces uniteacutes rythmiques courtes paires et impaires meacutelangeacutees illustrent la panoplie des meacutetiers dans la nouvelle agglomeacuteration et la rapiditeacute avec laquelle cette derniegravere a eacuteteacute creacuteeacutee

Drsquoautres types de vers comme des octosyllabes et des

deacutecasyllabes sont eacutegalement repeacuterables dans lrsquoextrait en question Cependant ils renvoient tous agrave la mecircme ideacutee centrale pluraliteacute des occupations et majesteacute du Fondateur de la ville Inutile donc de les citer Lrsquoimage du Conteur

Dans ce dernier point de notre analyse nous examinerons de plus pregraves lrsquoimage du Conteur dans lrsquoextrait du Chant X Qui est-ce et pourquoi nrsquoest-il citeacute qursquoagrave la fin Comme nous lrsquoavons signaleacute dans lrsquointroduction il apparaicirct sous diffeacuterentes formes au fil drsquoAnabase Il est agrave la fois le Conqueacuterant le Fondateur lrsquoEtranger1 le Conteur etc Ne fait-il pas songer en quelque sorte agrave Alexandre le Grand2 A lrsquoinstar de ce grand conqueacuterant Saint-John Perse a

1 Ce terme est cher agrave Saint-John Perse 2 A noter le jeu de mots entre Alexis Leacuteger qui devient par anagramme ALEX[andre] LE G[rand] auquel il srsquoest souvent compareacute Par ailleurs crsquoest une justification de plus pour le choix de lrsquoalexandrin

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lui aussi conquis une nouvelle terre sa poeacutesie Il a deacutecouvert sa vraie identiteacute dans ses œuvres gracircce agrave une laquo anabase raquo vers lrsquointeacuterieur de son esprit

On pourrait se demander pourquoi il est question drsquoun

laquo Conteur raquo dans cet extrait et non pas drsquoun prince ou drsquoun conqueacuterant La reacuteponse est simple la terre qursquoil a conquise nrsquoest que fictive elle symbolise le territoire poeacutetique persien dans sa plus pure essence Cet endroit existe seulement parce qursquoil nous est deacutecrit par lrsquoauteur Le poegravete est ce Conteur qui une fois lrsquoœuvre acheveacutee peut se reposer sous le teacutereacutebinthe et admirer sa creacuteation

Il reste une chose agrave expliquer lrsquoapparition du Conteur agrave la fin

de lrsquoextrait Nous sommes en preacutesence drsquoun texte savamment organiseacute qui ne laisse rien au hasard Si le personnage principal ne surgit qursquoagrave la fin cela a une raison preacutecise le passage entier repose sur une construction en crescendo commenccedilant par les ecirctres les plus banaux (laquo mangeurs drsquoinsectes raquo) en passant par la noblesse (laquo homme au faucon raquo) pour aboutir au grand Conteur dont lrsquoarriveacutee majestueuse est comparable agrave lrsquoeacutetincellement de lrsquoeacutetoile la plus luisante sur la voucircte ceacuteleste Il constitue le faicircte de la creacuteation Aussi nrsquoest-il citeacute qursquoen dernier lieu une fois que toutes les banaliteacutes de lrsquoincipit sont passeacutees par profits et pertes Ce qui subsiste crsquoest la pureteacute absoluehellip Conclusion

Dans lrsquoextrait du Chant X drsquoAnabase que nous trouvons dans lrsquoanthologie Litteacuterature XXe siegravecle le poegravete nous relate les difficulteacutes qursquoil a connues pour trouver sa vraie identiteacute La nouvelle ville qursquoil a fondeacutee est devenue le symbole-mecircme de la creacuteation poeacutetique La polyvalence de cette terre et les durs efforts qursquoil a

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ducirc produire avant de pouvoir se reposer sont mis en œuvre par une large palette de proceacutedeacutes et drsquoimages faisant de la quecircte de soi-mecircme une creacuteation litteacuteraire eacutelaboreacutee agrave valeur drsquoun veacuteritable chef-drsquoœuvre Anabase est lrsquoeacutepopeacutee drsquoun Conqueacuterant-poegravete dont le territoire occupeacute est la litteacuterature le seul moyen drsquoeacutechapper agrave lrsquooubli une fois que lrsquoon est mort Laissons une derniegravere fois la parole au poegravete qui reacutesume lrsquoobjectif rechercheacute dans sa creacuteation laquo Et nos poegravemes encore srsquoen iront sur la route des hommes portant semence et fruit dans la ligneacutee des hommes drsquoun autre acircge raquo1

1 SAINT-JOHN PERSE Vents Paris Gallimard (coll laquo PoeacutesieGallimard raquo) 1960

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Saint-John Perse laquo Le Mur raquo

Le pan de mur est en face pour conjurer le cercle de ton recircve

Mais lrsquoimage pousse son cri La tecircte contre une oreille du fauteuil gras tu

eacuteprouves tes dents avec ta langue le goucirct des graisses et des sauces infecte tes gencives

Et tu songes aux nueacutees pures sur ton icircle quand lrsquoaube verte srsquoeacutelucide au sein des eaux mysteacuterieuses

hellip Crsquoest la sueur des recircves en exil le suint amer des plantes agrave siliques lrsquoacirccre insinuation des mangliers char- nus et lrsquoacide bonheur drsquoune substance noire dans les gousses

Crsquoest le miel fauve des fourmis dans les galeries de lrsquoarbre mort

Crsquoest un goucirct de fruit vert dont surit lrsquoaube que tu bois lrsquoair laiteux enrichi du sel des alizeacuteshellip

Joie ocirc joie deacutelieacutee dans les hauteurs du ciel Les toiles pures resplendissent les parvis invisibles sont semeacutes drsquoherbages et les vertes deacutelices du sol se peignent au siegravecle drsquoun long jourhellip1

1 SAINT-JOHN PERSE Œuvres complegravetes Paris Gallimard (Bibliothegraveque de la Pleacuteiade) 1982 p 12

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LECTURE DU POEgraveME

Ce poegraveme dont le titre initial eacutetait laquo Association raquo et qui a subi beaucoup de modifications depuis lrsquoeacutebauche agrave la version deacutefinitive nous preacutesente le poegravete en train de recircver de son icircle natale qursquoest la Guadeloupe Si la premiegravere version drsquo laquo Association raquo fait preuve drsquoimages religieuses laquo Le Mur raquo met plutocirct lrsquoaccent sur la distance entre les Antilles et Bordeaux

Dans le premier vers Saint-John Perse nous montre une sorte

de laquo mur raquo imaginaire qui se situe entre la Guadeloupe et la ville franccedilaise

laquo Le pan de mur est en face pour conjurer le cercle de ton recircve raquo (v 1-2)

On a lrsquoimpression qursquoil y a une frontiegravere mateacuterielle (un

laquo mur raquo) entre le pays drsquoorigine du poegravete et son seacutejour actuel Lrsquoeacutecrivain srsquoadresse au recircvant agrave la deuxiegraveme personne (laquo ton recircve raquo) parle-t-il agrave son autre MOI ou est-ce tout simplement une faccedilon de preacuteciser la diffeacuterence entre la reacutealiteacute et le recircve A premiegravere vue ce laquo pan de mur raquo paraicirct infranchissable eacutetant donneacute qursquoil deacutetourne le laquo cercle raquo du recircve de la personne endormie Le substantif laquo cercle raquo ne fait-il pas songer au rayon drsquoaction drsquoun navire Une fois le point de non retour atteint il est impossible drsquoaller plus loin Neacuteanmoins peut-il y avoir une frontiegravere dans un recircve

Le troisiegraveme vers legraveve le voile sur ce mystegravere

laquo Mais lrsquoimage pousse son cri raquo (v3)

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Le souvenir des icircles est tellement fort qursquoil entend leur laquo cri raquo

mecircme agrave travers le mur la Caraiumlbe personnifieacutee invite le poegravete agrave traverser cette frontiegravere et agrave retourner au paradis antillais

Eacutepris par la nostalgie Alexis Leacuteger nrsquoa pas manqueacute de deacutecrire

le recircveur

laquo La tecircte contre une oreille du fauteuil gras tu eacuteprouves tes dents avec ta langue le goucirct des graisses et des sauces infecte tes gencives raquo (v4-6)

Installeacute dans son fauteuil le poegravete srsquoest calmement endormi

Neacuteanmoins il y a une image neacutegative qui apparaicirct ses gencives sont irriteacutees par le laquo goucirct des graisses et des sauces raquo mecircme si le protagoniste de cette poeacutesie essaie agrave tout prix de songer aux paysages paradisiaques de la Guadeloupe il garde toujours ce goucirct amer de la vie urbaine dans la bouche En drsquoautres termes il nrsquoarrive pas encore agrave franchir complegravetement le seuil de lrsquoidylle de ses songes Il y a une sorte de laquo mur raquo entre les mondes onirique et reacuteel Pour le poegravete la situation ideacuteale serait de se trouver dans lrsquoicircle Or les Antilles sont tregraves eacuteloigneacutees de Bordeaux et la seule chose que Saint-John Perse puisse faire crsquoest recircver

Le deacutesir de se rappeler son enfance eacutetant tellement fort

Alexis Leacuteger parvient finalement agrave transpercer le mur et agrave songer aux paysages lointains

laquo Et tu songes aux nueacutees pures sur ton icircle quand lrsquoaube verte srsquoeacutelucide au sein des eaux mysteacuterieuses raquo (v7-8)

Les laquo nueacutees pures raquo ne symbolisent-elles pas la pureteacute et

lrsquoinnocence qui regravegnent au paradis Sans doute les icircles repreacutesentent pour le poegravete lrsquoEacuteden auquel il a eacuteteacute arracheacute Lrsquoenfance est mentionneacutee agrave travers lrsquolaquo aube verte raquo Saint-Leacuteger Leacuteger utilise souvent cette meacutetaphore pour parler de

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lrsquoenfance respectivement le creacutepuscule pour eacutevoquer le treacutepas Le fait que lrsquoaube soit verte suggegravere probablement la pureteacute de lrsquoenfant qui vient au monde et qui doit faire ses propres expeacuteriences comme par exemple deacutecouvrir les laquo eaux mysteacuterieuses raquo qui entourent lrsquoicircle Pour un nouveau-neacute tout ce qursquoil ne connaicirct pas lui paraicirct mysteacuterieux

Suit une eacutenumeacuteration de plantes tropicales

laquo hellip Crsquoest la sueur des segraveves en exil le suint amer des plantes agrave siliques lrsquoacirccre insinuation des mangliers charnus et lrsquoacide bonheur drsquoune substance noire dans les gousses raquo (v9-12)

Ce vocabulaire speacutecialiseacute ne fait-il pas preuve du goucirct

prononceacute de Saint-Leacuteger Leacuteger pour les plantes exotiques Les trois points de suspension en tecircte du vers 9 nous laissent le temps drsquoimaginer les paysages paradisiaques tels qursquoils existent aux Antilles Ces descriptions exactes des plantes exotiques (laquo sueur des segraveves en exil raquo laquo suint amer des plantes agrave siliques raquo etc) montrent que les souvenirs de lrsquoeacutecrivain en rapport avec son icircle natale sont tregraves deacutetailleacutes il nrsquoy a que des affirmations pas de questions ni de mots indiquant un certain doute On a lrsquoimpression qursquoAlexis Leacuteger a quitteacute la Guadeloupe le jour mecircme ougrave il a eacutecrit ces vers

A cocircteacute de ces souvenirs heureux le lecteur est eacutegalement

confronteacute agrave des images plus pessimistes qui deacutecrivent lrsquoeacutetat drsquoacircme actuel de lrsquoeacutecrivain

laquo Crsquoest le miel fauve des fourmis dans les galeries de lrsquoarbre mort raquo (v13-14)

Le laquo miel fauve des fourmis raquo ne renvoie-t-il pas agrave la multitude

drsquoinsectes qursquoil y a dans cet arbre mort Nous sommes en preacutesence drsquoun contraste entre la vie (laquo fourmis raquo) et la mort (laquo arbre mort raquo) il se peut que les animaux deacutesignent les vives

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reacuteminiscences que le poegravete a gardeacutees de son enfance et que lrsquolaquo arbre mort raquo soit le symbole du deacutepart de la Caraiumlbe en direction de Pau On pense au fameux sonnet de Du Bellay laquo Qui a vu quelquefois un grand checircne asseacutecheacute raquo (Antiquiteacutes de Rome sonnet XXVIII) ougrave lrsquoarbre symbolise les ruines de la Rome antique Certes dans laquo Le Mur raquo il nrsquoest pas question de ruines mais le fait que la plante morte soit associeacutee agrave la perte drsquoune icircle laquo veacuteneacutereacutee raquo fait pourtant songer agrave lrsquoœuvre du poegravete du XVIe siegravecle Lrsquoimage du miel est particuliegraverement bien choisie car cette substance gluante illustre la faccedilon dont Saint-Leacuteger Leacuteger est attacheacute agrave la vie insulaire

laquo Crsquoest un goucirct de fruit vert dont surit lrsquoaube que tu bois lrsquoair laiteux enrichi du sel des alizeacuteshellip raquo (v15-16)

Le poegravete a lrsquoimpression que lrsquoaube est devenue aigre (laquo dont

surit lrsquoaube raquo) agrave lrsquoinstar drsquoun fruit qui nrsquoest pas encore mucircr le fait de songer agrave la Caraiumlbe fait souffrir Saint-John Perse et le plonge dans un sentiment de meacutelancolie En mecircme temps il imagine que les alizeacutes apportent un air laquo laiteux raquo qui est laquo enrichi de sel raquo Lrsquoadjectif laquo laiteux raquo ne rappelle-t-il pas la jeune enfance du poegravete crsquoest-agrave-dire lrsquoeacutepoque ougrave il eacutetait nourri par sa megravere Le sel qui est contenu dans lrsquoair provient de la mer qui entoure les icircles Nous voilagrave en preacutesence drsquoune sorte de synestheacutesie de mecircme que dans laquo Correspondances raquo de Baudelaire nous trouvons dans ce poegraveme le sens auditif (laquo lrsquoimage pousse son cri raquo) le toucher (laquo tu eacuteprouves tes dents avec ta langue raquo) la vue (laquo lrsquoaube verte srsquoeacutelucide raquo) le goucirct (laquo acide raquo laquo amer raquo laquo surit raquo laquo sel raquo) et lrsquoodorat (laquo sueur raquo)

De nouveau les trois points de suspension permettent au

lecteur de se repreacutesenter mentalement la scegravene on a lrsquoimpression de voir le poegravete goucircter le fruit vert et le sel des alizeacutes

Dans les quatre derniers vers Saint-Leacuteger Leacuteger se souvient

qursquoil est toujours agrave Bordeaux Aussi legraveve-t-il les yeux et crie

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laquo Joie ocirc joie deacutelieacutee dans les hauteurs du ciel Les toiles pures resplendissent les parvis invisibles sont semeacutes drsquoherbages et les vertes deacutelices du sol se peignent au siegravecle drsquoun long jourhellip raquo (v17-20)

En pensant aux Antilles le poegravete eacuteprouve une grande joie qui

semble venir du ciel peut-ecirctre ce plaisir est-il lieacute au vent qui megravene le navire (laquo toiles raquo1) vers le pays deacutesireacute

Quant aux laquo parvis invisibles semeacutes drsquoherbages2 vertes raquo il

doit srsquoagir drsquoune allusion agrave la proprieacuteteacute priveacutee des Leacuteger aux icircles les herbes ont pousseacute et il nrsquoy a plus personne pour les couper ndash la famille du poegravete srsquoeacutetant installeacutee agrave Pau Lrsquoinvisibiliteacute de ces parvis ne symbolise-t-elle pas la grande distance entre les Antilles et le sud de la France

Saint-John Perse ne se contente pas de mentionner la maison

et le jardin il nous donne eacutegalement des preacutecisions sur lrsquoeacutetat actuel des plantations laquo les verts deacutelices du sol se peignent au siegravecle drsquoun long jourhellip raquo Ces laquo vertes deacutelices raquo renvoient probablement aux plantes de tabac de cacao3 de cafeacute et de canne agrave sucre qui constituent la partie majeure de la culture agraire agrave la Caraiumlbe Malheureusement la famille du poegravete ne peut plus cultiver ces moissons sur les plantations car elle a quitteacute deacutefinitivement ses terres Au moment ougrave Saint-John Perse eacutecrit ce poegraveme il ignore srsquoil retournera un jour en Guadeloupe Cette incertitude est peut-ecirctre suggeacutereacutee agrave travers les trois points de suspension agrave la fin du poegraveme

Ajoutons en guise de conclusion que laquo Le Mur raquo est un

poegraveme composeacute de souvenirs et de sensations qui permettent agrave

1 Il srsquoagit drsquoune synecdoque laquo Trope qui permet de deacutesigner qqch par un terme dont le sens inclut celui du terme propre ou est inclus par lui raquo (Bernard DUPRIEZ Gradus ndash Les proceacutedeacutes litteacuteraires (Dictionnaire) Paris Eacuteditions 1018 1984) 2 En geacuteneacuteral les laquo herbages raquo deacutesignent non pas le gazon devant une maison mais lrsquoherbe des preacutes 3 Mentionneacute dans laquo Eacutecrit sur la porte raquo en traduction creacuteole kako

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lrsquoeacutecrivain de retrouver agrave lrsquoinstar de Marcel Proust le laquo temps perdu raquo Nous avons remarqueacute que lrsquoadjectif laquo vert raquo et le substantif laquo aube raquo apparaissent agrave plusieurs reprises Alexis Leacuteger a souvent recours agrave ces deux meacutetaphores pour parler de son enfance Il srsquoagit drsquoune caracteacuteristique typiquement persienne Les descriptions exactes du milieu floral plongent le lecteur dans lrsquounivers paradisiaque dont recircve le poegravete Ce sont agrave la fois les nombreuses images et le savoir scientifique de Saint-Leacuteger Leacuteger qui font de cette poeacutesie un veacuteritable chef-drsquoœuvre litteacuteraire

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Charles Sorel Polygraphe1 et poegravete2 de romans comiques

Aperccedilu bio-bibliographique

Charles Sorel Sieur de Souvigny fils drsquoun procureur est neacute agrave Paris vers 1600 Il fait de solides eacutetudes qui une fois acheveacutees le megravenent vers la carriegravere litteacuteraire Son goucirct prononceacute pour les lettres favorise la rencontre avec Theacuteophile de Viau3 Saint-Amant4 et Boisrobert5 Divers romans sentimentaux et nouvelles sont dus agrave sa plume mais son succegraves qui repose en partie sur un scandale nrsquoatteint son apogeacutee qursquoapregraves la publication de lrsquoHistoire comique de Francion (1623) Le roman sera augmenteacute de faccedilon continuelle dans les anneacutees qui suivent sa premiegravere publication Cependant lrsquoauteur atteacutenue progressivement les deacutetails les plus provocateurs

Son premier emploi est celui de secreacutetaire du comte de

Cramail puis du comte de Marcilly et finalement du comte de Baradaz En 1635 il devient historiographe du roi Il faut preacuteciser que Sorel nrsquoabandonne jamais la litteacuterature de fiction Cependant il se voit deacutetourneacute de cette vocation eacutetant donneacute que son Polyandre (1648) tableau satirique de la bourgeoisie parisienne qui constitue

1 Ce substantif vient du grec πολλά (beaucoup) et de γράϕειν (eacutecrire) Il deacutesigne une personne qui eacutecrit beaucoup et sur divers sujets 2 Le substantif laquo poegravete raquo est agrave prendre dans son sens eacutetymologique il deacuterive du grec ποιητής qui signifie laquo celui qui composecreacutee raquo 3 Poegravete franccedilais (1590-1626) contemporain de Malherbe qui fut reacutehabiliteacute par les romantiques 4 Poegravete (1594-1661) dont lrsquoœuvre reflegravete agrave la perfection lrsquoestheacutetique baroque 5 Poegravete et dramaturge franccedilais (1592-1662) favori de Richelieu lrsquoun des fondateurs et des premiers membres de lrsquoAcadeacutemie franccedilaise

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une tentative de roman drsquoune forme nouvelle nrsquoa pas eacuteteacute compris par les lecteurs du temps et a ainsi eacuteteacute voueacute agrave lrsquoeacutechec

Quelques anneacutees apregraves cette deacuteception il se consacre aux

eacutetudes morales agrave la critique litteacuteraire et surtout agrave des laquo travaux pionniers dans le domaine de la bibliographie et de lrsquohistoire litteacuteraire raquo1 En mecircme temps il reacutedige une parodie de lrsquoAstreacutee drsquoHonoreacute drsquoUrfeacute en ridiculisant les poncifs ainsi que les excegraves du genre romanesque aristocratique pastoral et preacutecieux crsquoest le Berger extravagant (1627) Sa querelle avec Furetiegravere2 portant sur la Nouvelle alleacutegorique vaudra agrave ce dernier le nom de laquo Charoselles raquo dans le Roman bourgeois (1666) de Sorel

Lrsquoauteur du Francion preacutetend descendre des anciens rois

drsquoAngleterre comme il lrsquoexpose dans La Solitude et lrsquoamour philosophique de Cleacuteomegravede Plusieurs de ses ouvrages sont signeacutes du surnom laquo De lrsquoIsle raquo ou laquo Des Isles raquo qui rappelle les origines de sa famille Nous trouvons une allusion de ce nom dans lrsquoEacutecole des Femmes de Moliegravere

Je sais un paysan qursquoon appelait Gros-Pierre Qui nrsquoayant pour tout bien qursquoun seul quartier de terre Y fit tout agrave lrsquoentour faire une fosse bourbeux Et de Monsieur de lrsquoIsle en prit le nom pompeux3

A cocircteacute de ce pseudonyme Sorel en emploie encore drsquoautres

comme par exemple laquo Estor de Sorel raquo (citeacute par Olivier de la Marche)

1 Anne BERTHELOT et alii Langue et litteacuterature Anthologie Moyen Acircge XVIe ndash XVIIe ndash XVIIIe siegravecles Paris Nathan 1992 p 228 2 Furetiegravere qui preacutepare sa candidature agrave lrsquoAcadeacutemie franccedilaise propose dans sa Nouvelle alleacutegorique une sorte de catalogue des bons et mauvais eacutecrivains de son temps Sorel nrsquoaime pas lrsquoAcadeacutemie et se facircche de le voir passer agrave lrsquoennemi Certes Furetiegravere lrsquoa classeacute parmi les laquo bons eacutecrivains raquo mais il lrsquoa deacutesigneacute comme lrsquoauteur du Francion ce qui est aux yeux de Sorel une tregraves grande indiscreacutetion 3 Ces vers sont citeacutes dans lrsquoouvrage suivant Emile ROY La vie et les œuvres de Charles Sorel Sieur de Souvigny (1602-1674) Genegraveve Slatkine Reprints 1970 p 5

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Outre les œuvres deacutejagrave mentionneacutees Charles Sorel est lrsquoauteur de reacuteflexions sur le genre romanesque de son temps comme le teacutemoigne la Bibliothegraveque franccedilaise (1664-1667) ou De la connaissance des bons livres (1671) A cocircteacute de sa passion pour les lettres il se consacre au travail de lrsquohistorien Ses principaux ouvrages historiques sont lrsquoHistoire de la monarchie franccedilaise (1630) ainsi que lrsquoHistoire de la monarchie franccedilaise sous Louis XIV (1662) Dans la Science universelle (1634-1644) Sorel se montre encyclopeacutediste

Il est difficile agrave dire au juste combien drsquoœuvres Sorel a

produites Selon le Pegravere Niceron il y aurait trente-neuf ouvrages auxquels il faudrait ajouter une vingtaine de publications telles que le Jugement du Cid par un bourgeois de Paris marguillier de sa paroisse ou encore la Comeacutedie de Chansons ainsi que les Lois de la galanterie Parmi ses œuvres romanesques nous trouvons par exemple le Francion ou encore les Amours de Cleacuteageacutenor et Doristeacutee (1622) ougrave lrsquoheacuteroiumlne du roman Doristeacutee change de costume agrave travers cinq pages Soit elle inspire des laquo passions furieuses agrave tous les cavaliers de France et drsquoItalie raquo1 soit elle se deacuteguise en domestique masculin et doit reacutesister aux maicirctresses de la maison Le Palais drsquoAngeacutelie (1622 deacutedieacute agrave Madame la sœur du Roi) figure eacutegalement parmi les œuvres romanesques de Sorel Il relate lrsquohistoire de jeunes gens qui se reacuteunissent agrave la campagne pour faire de la musique et pour se raconter des contes dont chacun deacutebouche sur un rapt Crsquoest une allusion agrave la conspiration qui vise agrave enlever la sœur du Roi On trouve dans ce livre de nettes exageacuterations voulues par lrsquoauteur ce qui ne lrsquoempecircche pas drsquoecirctre un laquo curieux tableau des mœurs violentes et raffineacutees de lrsquoeacutepoque raquo2 Ces histoires ne sont pas sans nous rappeler le Deacutecameacuteron de Boccace Quant aux Nouvelles franccedilaises (1623) celles-ci ont eacuteteacute publieacutees quelques mois apregraves le Palais drsquoAngeacutelie mais elles nrsquoont pas connu le mecircme inteacuterecirct Le cadre de ce livre est Paris que Sorel qualifie de laquo plus belle ville du monde raquo La Maison

1 op cit p 35 2 op cit p 36

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des Jeux (1642) est un recueil de nouvelles qui a connu cette fois-ci davantage de succegraves Ces histoires nous ramegravenent directement agrave des comeacutedies bien connues agrave lrsquoeacutepoque Il reste encore agrave classer parmi les œuvres romanesques le Chemin de la Fortune la Vraie suite de la Polyxegravene LrsquoOrphyse de Chrysante et le Berger extravagant (1627)

Crsquoest apregraves une vieillesse relativement pauvre mais ougrave il

travaille toujours agrave la laquo connaissance des bons livres raquo que Charles Sorel srsquoeacuteteint en mars 1674

LrsquoHistoire comique de Francion (1623-1633)1

LrsquoHistoire comique de Francion est lrsquoun des plus grands succegraves litteacuteraires du XVIIe siegravecle Voici un bref reacutesumeacute drsquoune œuvre qui nrsquoa pas seulement marqueacute les lecteurs de son eacutepoque mais eacutegalement les eacutecrivains

laquo Le jeune Francion aristocrate mais pauvre parcourt la France agrave la recherche de la bonne fortune Francion raconte ses aventures qui ont commenceacute par la poursuite de Laurette une jeune femme dont il est tombeacute amoureux (Livre I) Apregraves quelques eacutepisodes burlesques et le reacutecit de la vie de Laurette (Livre II) Francion qursquoun gentilhomme a recueilli dans son chacircteau entreprend de raconter son enfance et son eacuteducation (Livres III et IV) le portrait du peacutedant Hortensius donne lieu agrave une veacuteritable satire de lrsquoeacuteducation Il deacutecrit ensuite les milieux de libres-penseurs qursquoil a freacutequenteacutes ce qui lui permet de deacutevelopper sa conception du laquo geacuteneacutereux raquo homme affranchi de tous les preacutejugeacutes (Livre V) ses aventures le megravenent aussi parmi la noblesse de province dont il fait un tableau amuseacute et pittoresque avant de deacutecrire les peacuteripeacuteties qui le ramegravenent agrave la cour du roi (Livre VI) La fin de cette premiegravere partie culmine avec la

1 Pour faire la preacutesentation du Francion nous nous sommes baseacute sur lrsquoouvrage drsquoEmile ROY La vie et les œuvres de Charles Sorel Sieur de Souvigny (1602-1674) Genegraveve Slatkine Reprints 1970 ainsi que sur celui de Herveacute-D BEacuteCHADE Les romans comiques de Charles Sorel Fiction narrative langue et langages Genegraveve Droz 1981

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description de la vie libertine et deacutebaucheacutee que megravenent Francion et ses amis dans le chacircteau du gentilhomme Raymond (Livre VII) raquo1

Le Francion est agrave la fois un roman drsquoapprentissage dans lequel Sorel fait beaucoup drsquoallusions agrave sa famille agrave sa fortune et agrave ses ancecirctres Crsquoest un trait de caractegravere de cet eacutecrivain du XVIIe siegravecle Cependant nous y trouvons aussi des traces drsquoun roman philosophique drsquoun roman satirique ainsi que drsquoun roman critique Lrsquoensemble deacutebouche sur une sagesse pleine drsquohumour qui annonce deacutejagrave de faccedilon tregraves nette lrsquoœuvre de Moliegravere

La premiegravere eacutedition du Francion datant de 1623 et publieacutee

sans nom drsquoauteur se compose de sept livres En 1623 elle en est suivie drsquoune deuxiegraveme qui est augmenteacutee de quatre livres Ce nrsquoest qursquoen 1633 que lrsquoeacutedition deacutefinitive constitueacutee de douze livres est publieacutee sous le titre complet de La Vraye Histoire Comique de Francion Composeacutee par Nicolas de Moulinet Sieur du Parc Gentilhomme Lorrain Amplifieacutee en plusieurs endroicts et augmenteacutee drsquoun Livre suivant les manuscripts de lrsquoAutheur Elle est preacuteceacutedeacutee de la deacutedicace laquo A Francion raquo

Selon Charles Sorel laquo [n]ous avons assez drsquohistoires tragiques

qui ne font que nous attrister Il en faut maintenant voir une qui soit toute comique raquo Le Francion premier en date des romans de mœurs franccedilais peut ecirctre consideacutereacute comme lrsquoancecirctre de lrsquoHistoire de Gil Blas de Sentillane (1715-1735) drsquoAlain Reneacute Lesage ou encore de Jacques le Fataliste et son maicirctre (1773) de Denis Diderot qui sont deux œuvres du XVIIIe siegravecle

On ne peut nier qursquoil y ait quelque rapport entre les aventures

de Francion relateacutees par le protagoniste eacuteponyme (qui est en mecircme temps narrateur intradieacutegeacutetique) et son preacutenom qui le dit laquo franc raquo crsquoest-agrave-dire laquo libre raquo Il est mecircme possible de relever

1 Anne BERTHELOT et alii Langue et litteacuterature Anthologie Moyen Acircge XVIe ndash XVIIe ndash XVIIIe siegravecles Paris Nathan 1992 p 229

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quelques traits communs entre le personnage principal du roman et lrsquoauteur lui-mecircme surtout si lrsquoon songe aux anneacutees de jeunesse de Sorel

Une autre caracteacuteristique du roman Histoire comique de Francion

est la protestation contre la litteacuterature romanesque Crsquoest une sorte de laquo revanche de lrsquoesprit gaulois sur le bel esprit raquo1 de la part de Sorel En drsquoautres termes les Preacutecieuses ont lrsquohabitude de preacutetendre qursquoelles descendent en ligne directe des rois de France Or Sorel condamne cette attitude gauloise ainsi que la falsification des origines Cela peut eacutetonner le lecteur moderne car nous savons que lrsquoauteur de la Maison des Jeux a lui-mecircme toujours preacutetendu descendre des rois drsquoAngleterre

Apregraves lrsquoeacutedition deacutefinitive du Francion Sorel srsquoest arrecircteacute

drsquoeacutecrire des ouvrages de ce genre bien que ce dernier roman comique ait connu un grand succegraves aupregraves du public franccedilais La raison de cet abandon est le nombre croissant drsquoennemis que lrsquoeacutecrivain srsquoest faits Aussi le succegraves du Francion est-il eacutetroitement lieacute au scandale En lisant la Science universelle (1635) nous avons lrsquoimpression que lrsquoeacutecrivain srsquoexcuse dans lrsquolaquo Avertissement raquo de ne plus eacutecrire des œuvres comiques

laquo Jamais les honnecirctes gens ne se scandaliseront pour voir que lrsquoon srsquoadonne agrave quelques piegraveces reacutecreacuteatives parmi des ouvrages seacuterieux Toutefois il est certain que la plupart des hommes sont si stupides qursquoils ne peuvent consideacuterer ceci et que si un brave homme a fait quelque chose de faceacutetieux ils lrsquoestiment moins qursquoun hypocrite qui fait des livres de deacutevotion pour se faire croire homme de bien et attraper des beacuteneacutefices ou qursquoun esprit vain et sot qui compose des livres de morale et de politique afin de faire lrsquohomme drsquoEtat et le personnage drsquoimportance quoique toutes ces sortes drsquoouvrages ne soient que des redites de ce qui est ailleurs et lrsquoon ne considegravere pas

1 Emile ROY La vie et les œuvres de Charles Sorel Sieur de Souvigny (1602-1674) Genegraveve Slatkine Reprints 1970 p 111

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qursquoune bonne satire valait encore bien mieux en ces temps-ci et qursquoil eacutetait bien plus malaiseacute drsquoy reacuteussir raquo1

On constate qursquoil y a plusieurs traces de colegravere dans cette

affirmation qui reacutesume la cause du deacutetournement de Sorel des romans comiques Sorel preacutecieux et eacutecrivain anti-preacutecieux

Lrsquoauteur du Berger extravagant manifeste un goucirct prononceacute pour les salons aristocratiques et les salles de theacuteacirctre Depuis son service de secreacutetaire chez le comte de Cramail Sorel est devenu tregraves galant tout en imitant le style les maniegraveres et parfois mecircme les pseudonymes tels que laquo Erophile raquo de son maicirctre Crsquoest avec un orgueil indeacuteniable qursquoil se rend dans la salle du Petit-Bourbon avec des livrets qursquoil distribue avec plaisir aux dames Cependant il ne peut srsquoempecirccher de se rire parfois inteacuterieurement des stupides questions des laquo grands seigneurs raquo Nrsquoest-ce pas deacutejagrave un trait anti-preacutecieux qui se fait remarquer chez le Sieur de Souvigny Pourtant il ne cesse de deacuteployer tous ses talents dans les reacuteunions de lrsquoaristocratie et de la riche bourgeoisie en proposant aux dames des thegraveses drsquoamour

Ce sont les brillantes relations qui ont fait de Sorel un

homme fier Il accepte mecircme lrsquoanagramme de son nom proposeacutee par son ami Guy Patin agrave savoir laquo Clarus sol ero raquo

Sorel comme un soleil en nos ans paraicirctra

Si dans sa vie priveacutee Sorel aime srsquoattribuer des qualiteacutes preacutecieuses dans son œuvre quelques indices nous prouvent plutocirct le contraire En drsquoautres termes lrsquoauteur du Francion deacutecrit

1 SOREL Avertissement de la Science universelle 1635

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souvent des scegravenes deacutegoucirctantes et macabres dans la Maison des Jeux que Moliegravere a preacutefeacutereacute laisser de cocircteacute vu que le public franccedilais ne les aurait pas supporteacutees Cela constitue bel et bien un trait anti-preacutecieux surtout si lrsquoon se rappelle qursquoune des laquo lois raquo de la preacuteciositeacute est de srsquoexprimer dans une langue soutenue et difficile drsquoaccegraves Mecircme la premiegravere eacutedition de lrsquoHistoire comique de Francion contient des jurons trop excessifs et des pages grossiegraveres comme par exemple le reacutecit du songe Somme toute lrsquoeffet du choc ainsi que la grossiegravereteacute constituent les principaux deacutefauts de lrsquoœuvre de Charles Sorel sans qursquoelle ne perde cependant de son utiliteacute ni de lrsquooriginaliteacute des teacutemoignages de lrsquoeacutepoque qui y sont exposeacutes

Un dernier exemple qui prouve que Sorel est un eacutecrivain anti-

preacutecieux est qursquoil critique dans le Berger extravagant les expressions nouvelles procircneacutees dans les milieux preacutecieux et usiteacutees par de nombreux auteurs de lrsquoeacutepoque Voici ce que Sorel pense des œuvres dues agrave leur plume

laquo Chacun demeurera drsquoaccord [hellip] que si lrsquoon voulait nrsquoecirctre pas trompeacute il serait besoin drsquoeacutetablir un censeur de livres qui ne donnacirct congeacute qursquoaux bons drsquoaller de par le monde et condamnacirct les autres agrave la poussiegravere drsquoun cabinet raquo1

Nous voyons que malgreacute sa personnaliteacute marqueacutee par le

caractegravere de la preacuteciositeacute Sorel demeure un eacutecrivain anti-preacutecieux dans ses œuvres et nrsquoheacutesite pas agrave critiquer ouvertement ses adversaires et confregraveres Conclusion

Dans la preacutesentation qui preacutecegravede nous avons vu que Sorel se distingue non seulement par le style mais eacutegalement par le contenu de ses œuvres des autres eacutecrivains du XVIIe siegravecle Srsquoil

1 op cit p 148

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preacutesente lui-mecircme des traits de caractegravere propres agrave la preacuteciositeacute il nrsquoheacutesite pas agrave condamner les attitudes des Preacutecieuses dans ses textes Lrsquoimportance de ses ouvrages se manifeste surtout par les nombreux emprunts que drsquoautres hommes de lettres ont faits agrave Sorel Le plus connu drsquoentre eux est sans doute Moliegravere qui nous deacutecrit dans les Preacutecieuses ridicules des scegravenes qui sont nettement inspireacutees par lrsquoauteur du Francion Nous pouvons mecircme preacutetendre que crsquoest gracircce aux teacutemoignages de Sorel que nous arrivons agrave mieux saisir la piegravece de Moliegravere Aussi lrsquoauteur du Berger extravagant peut-il ecirctre consideacutereacute comme lrsquoune des figures marquantes du XVIIe siegravecle mecircme srsquoil est en partie passeacute par profits et pertes dans les temps modernes

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Baudelaire laquo LrsquoHomme et la mer raquo

Homme libre toujours tu cheacuteriras la mer La mer est ton miroir tu contemples ton acircme Dans le deacuteroulement infini de sa lame Et ton esprit nrsquoest pas un gouffre moins amer Tu te plais agrave plonger au sein de ton image Tu lrsquoembrasses des yeux et des bras et ton cœur Se distrait quelquefois de sa propre rumeur Au bruit de cette plainte indomptable et sauvage Vous ecirctes tous les deux teacuteneacutebreux et discrets Homme nul nrsquoa sondeacute le fond de tes abicircmes O mer nul ne connaicirct tes richesses intimes Tant vous ecirctes jaloux de garder vos secrets Et cependant voilagrave des siegravecles innombrables Que vous vous combattez sans pitieacute ni remord Tellement vous aimez le carnage et la mort O lutteurs eacuteternels ocirc fregraveres implacables 1

Les Fleurs du Mal - XIV

1 BAUDELAIRE Œuvres complegravetes Paris Gallimard (Bibliothegraveque de la Pleacuteiade) 1975 t 1 p 19

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APPLICATION DE LA MEacuteTHODE JAKOBSONIENNE

Introduction

Le poegraveme laquo LrsquoHomme et la mer raquo publieacute pour la premiegravere fois en octobre 1852 dans la Revue de Paris (RP) se situe dans la partie intituleacutee laquo Spleen et Ideacutealndash Le cycle de la poeacutesie et de la beauteacute raquo qui constitue le deacutebut des Fleurs du Mal1 Le titre initial ayant eacuteteacute laquo LrsquoHomme libre et la mer raquo cette poeacutesie agrave thegraveme romantique met lrsquoaccent sur les correspondances Baudelaire y ajoute lrsquoaffrontement fraternel dans la derniegravere strophe

On pourrait reprocher agrave la preacutesente eacutetude drsquoecirctre trop bregraveve

mais son unique objectif est de preacutesenter quelques approches baseacutees sur les travaux de Roman Jakobson qui devraient servir de base agrave une lecture aiseacutee du poegraveme baudelairien

1 BAUDELAIRE Œuvres complegravetes Paris Gallimard (Bibliothegraveque de la Pleacuteiade) 1975 t1

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Bregraveve preacutesentation de lrsquoapproche jakobsonienne

Roman Jakobson linguiste neacute en URSS essaie de soumettre les œuvres litteacuteraires agrave une critique qui ne se reacutefegravere qursquoau poegraveme lui-mecircme tout en faisant table-rase du paratexte Lrsquoobjectif de cette meacutethode se trouve reacutesumeacute dans la question suivante laquo Qursquoest-ce qui fait drsquoun message verbal une œuvre litteacuteraire raquo1 Pour deacutemontrer sa theacuteorie Jakobson eacutetablit un scheacutema comprenant six facteurs constitutifs de tout acte de communication verbale

ContexteIV

DestinateurIhelliphelliphellipMessageIIhelliphellipDestinataireIII

ContactV

CodeVI

I) Le destinateur constitue le locuteur crsquoest celui qui parle II) Le message repreacutesente ce qui est raconteacute III) Quant au destinataire encore appeleacute locutaire ou

interlocuteur il srsquoagit de la personne agrave laquelle srsquoadresse le destinateur

IV) Le contexte est le cadre le sujet dont on parle (p ex la

bataille de Waterloo)

1 Roman JAKOBSON laquo Linguistique et poeacutetique raquo in Essais de linguistique geacuteneacuterale Paris Eacuteditions de Minuit 1963 p210

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V) Le contact peut ecirctre visuel ou verbal selon la nature de communication (conversation teacuteleacute-phonique dialogue face-agrave-face)

VI) Le code repreacutesente la langue qui permet de srsquoexprimer Il se

peut drsquoailleurs aussi qursquoil nrsquoy ait que des symboles (p ex panneaux routiers etc)

Jakobson preacutecise que chacun de ces six facteurs engendre une fonction linguistique diffeacuterente Neacuteanmoins les messages remplissent en geacuteneacuteral plusieurs fonctions et il est tregraves difficile drsquoen trouver qui nrsquoen remplisse qursquoune seule Les six fonctions dont parlent les formalistes sont les suivantes

ReacutefeacuterentielleII

EacutemotiveIhelliphelliphelliphellipPoeacutetiqueIIIhelliphelliphellipConativeVI

PhatiqueIV

MeacutetalinguistiqueV I) La fonction eacutemotive consiste agrave faire part de ses sentiments II) On a recours agrave la fonction reacutefeacuterentielle lorsqursquoune

information est transmise (p ex laquo Le train part agrave huit heures raquo)

III) La fonction poeacutetique preacutedomine dans un texte litteacuteraire IV) La tentative drsquoappeler quelqursquoun fait preuve drsquoun emploi de

la fonction phatique (du grec φατίξω je deacuteclare je dis) (p ex laquo allocirc Mrsquoentends-tu raquo)

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V) A la fonction meacutetalinguistique se rapportent les deacutefinitions des dictionnaires

VI) Si lrsquoon donne un ordre agrave quelqursquoun ou que lrsquoon essaie drsquoagir

sur lrsquoautre on fait usage de la fonction conative (du latin conari essayertenter)

Reacuteduire la fonction poeacutetique agrave la poeacutesie serait simplifier

consideacuterablement les choses Bien qursquoelle soit celle qui domine elle ne constitue aucunement la seule fonction de lrsquoart du langage

Sans doute la phrase-cleacute du formalisme est laquo la forme produit

du sens raquo En drsquoautres termes les partisans de cette theacuteorie essaient de deacutemontrer qursquoen analysant les particulariteacutes formelles ils aboutissent neacutecessairement agrave la construction du sens drsquoune œuvre litteacuteraire Par ailleurs il existe dans la poeacutesie une certaine ambiguiumlteacute selon Jakobson elle est laquo une proprieacuteteacute intrinsegraveque inalteacuterable de tout message centreacute sur lui-mecircme bref crsquoest un corollaire obligeacute de la poeacutesie raquo1 Autrement formuleacute il se peut qursquoil y ait plusieurs interpreacutetations possibles drsquoun mecircme poegraveme ce qui en fait preacuteciseacutement un chef-drsquoœuvre litteacuteraire

En ce qui concerne les rimes drsquoune poeacutesie les formalistes

pensent qursquoil ne faut pas seulement les traiter du point de vue sonore laquo la rime implique neacutecessairement une relation seacutemantique entre les uniteacutes qursquoelle lie [hellip] raquo2 Il nrsquoest donc pas ducirc au hasard que certains termes soient rapprocheacutes par lrsquoeffet de rime en geacuteneacuteral les poegravetes ont recours agrave ce proceacutedeacute soit pour mettre en eacutevidence certaines expressions soit pour marquer leur similitude ou leur opposition Il en est de mecircme pour la meacutetaphore3 la comparaison1 la parabole2 lrsquoantithegravese3 le

1 Roman JAKOBSON laquo Linguistique et poeacutetique raquo in Essais de linguistique geacuteneacuterale Paris Eacuteditions de Minuit 1963 p238 2 op cit p233 3 laquo [hellip] le passage drsquoun sens agrave lrsquoautre a lieu par une opeacuteration personnelle fondeacutee sur une impression ou une interpreacutetation et celle-ci demande agrave ecirctre trouveacutee sinon reveacutecue par le lecteur raquo

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contraste4 etc Il faut toujours analyser les liens entre les mots rapprocheacutes sous lrsquoeffet des proceacutedeacutes stylistiques ou syntaxiques

Lrsquoavantage de lrsquoapproche jakobsonienne par rapport agrave

drsquoautres meacutethodes de critique litteacuteraire est qursquoelle ne neacutecessite aucune information sur la genegravese de lrsquoœuvre ni sur lrsquoauteur A la limite les formalistes nrsquoauraient mecircme pas besoin de connaicirctre le nom de lrsquoeacutecrivain Ils partent du texte proprement dit et non pas de ce qui lrsquoentoure Cela permet geacuteneacuteralement drsquoaboutir agrave des reacutesultats deacutemontrables et difficiles agrave contredire Tel nrsquoest cependant pas le cas pour la critique qui se base sur la biographie de lrsquoauteur on a parfois tendance agrave voir quelque chose dans le poegraveme qui nrsquoest pas toujours recevable voire deacutemontrable

La meacutethode de Jakobson permet en plus drsquoanalyser des textes anonymes dont le critique ignore tout de lrsquoauteur et de la genegravese de lrsquoœuvre La recherche des particulariteacutes du texte permet tout de mecircme drsquoarriver agrave des interpreacutetations solides dont la logique peut facilement ecirctre suivie On essaie de deacutemontrer que laquo la forme produit du sens raquo

ANALYSE DU POEgraveME Les isotopies

(Bernard DUPRIEZ Gradus ndash Les proceacutedeacutes litteacuteraires (Dictionnaire) Paris Eacuteditions 1018 1984 p286) 1 laquo On rapproche deux entiteacutes quelconques du mecircme ordre au regard drsquoune mecircme action drsquoune mecircme qualiteacute etc raquo (op cit p121) 2 laquo [hellip] petit reacutecit alleacutegorique qui propose un enseignement moral ou un message religieux raquo (Bruno HONGRE Le dictionnaire portatif du bachelier Paris Hatier (coll laquo Profil raquo) 2002 p447) 3 laquo Preacutesenter mais en lrsquoeacutecartant ou en la niant une ideacutee inverse en vue de mettre en relief lrsquoideacutee principale raquo (Bernard DUPRIEZ Gradus ndash Les proceacutedeacutes litteacuteraires (Dictionnaire) Paris Eacuteditions 1018 1984 p57) 4 laquo Opposition de deux choses dont lrsquoune fait ressortir lrsquoautre raquo (Paul ROBERT Le Petit Robert Paris Le Robert 1987 p381)

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Le poegraveme laquo LrsquoHomme et la mer raquo permet au lecteur de deacutegager diffeacuterentes isotopies sur lesquelles se base lrsquoœuvre en premier lieu il y a le champ lexical de la beauteacute et les mots qui srsquoy rapportent sont

cheacuteriras (v1) miroir (v1) contemples (v2) tu te plais (v5) image (v5) embrasses (v6)

Une deuxiegraveme isotopie que lrsquoon trouve dans cette poeacutesie est celle de la mer

lame (v3) gouffre (v4) plonger (v5)

indomptable (v8) sauvage (v8) teacuteneacutebreux (v9) abicircmes (v10)

Parallegravelement il existe un nombre assez consideacuterable de termes qui renvoient au champ lexical de lrsquohomme

libre (v1) acircme (v2) esprit (v4) yeux (v6) bras (v6) cœur (v8) rumeur (v9)

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Enfin la quatriegraveme isotopie regroupe les mots qui se rapportent au thegraveme de la bataille

bruit (v8) indomptable (v8) sauvage (v8) teacuteneacutebreux (v9) combattez sans pitieacute ni remord (v14) carnage (v15) mort (v15) lutteurs (v16) implacables (v16)

Nous voyons que le poegravete puise les termes qursquoil emploie dans diffeacuterents domaines qui forment un ensemble et renvoient agrave une ideacutee centrale que nous analyserons ulteacuterieurement Les champs seacutemantiques

Une lecture plus approfondie du poegraveme baudelairien nous oblige agrave analyser eacutegalement les champs seacutemantiques Degraves le deacutebut du texte nous assistons agrave un rapprochement entre lrsquohomme et la mer qui se poursuivra jusqursquoau dernier vers lrsquohomme laquo cheacuterira raquo toujours la mer qui est son laquo miroir raquo Ce miroir est constitueacute de laquo lames raquo (ondes marines) dans lesquelles lrsquoecirctre humain peut laquo contempler raquo son laquo acircme raquo Tous les deux la mer et lrsquolaquo esprit raquo humain sont des laquo gouffres amers raquo ils sont agrave la fois laquo teacuteneacutebreux raquo et laquo discrets raquo Leur deacutesir de garder leurs laquo secrets raquo constitue un autre parallegravele entre eux La ressemblance entre homme et mer est si grande que lrsquoecirctre humain finit par se deacutecouvrir dans lrsquooceacutean qui est son laquo fregravere raquo Neacuteanmoins leurs traits communs ne sont pas toujours positifs chacun drsquoentre eux

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aime le laquo carnage raquo et la laquo mort raquo Ils sont des laquo lutteurs eacuteternels raquo En regroupant tous les termes positifs drsquoun cocircteacute et les mots

neacutegatifs de lrsquoautre nous constatons que la somme des mots agrave connotation neacutegative compte une expression de plus positif libre (v1)

cheacuteriras (v1) miroir (v2) contemples (v2) acircme (v2) esprit (v4) plais (v5) embrasses (v6) cœur (v6) distrait (v7) discrets (v9) richesses (v11) intimes (v11) fregraveres (v16)

(14 occurrences) neacutegatif gouffre (v4)

amer (v4) rumeur (v7) bruit (v8) plainte (v8) indomptable (v8) sauvage (v8) teacuteneacutebreux (v9) abicircmes (v10)

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combattez (v14) sans pitieacute ni remord (v14) carnage (v15) mort (v15) lutteurs (v16) implacable (v16)

(15 occurrences)

Le fait que les termes neacutegatifs lrsquoemportent sur les expressions positives montre deacutejagrave qursquoen deacutepit de la laquo fraterniteacute raquo entre homme et mer la chute du poegraveme sera probablement neacutegative agrave son tour Le niveau phonique

Nous nous trouvons face agrave quatre quatrains composeacutes drsquoalexandrins (vers dodeacutecasyllabiques) Homme libre toujours tu cheacuteriras la mer

La mer est ton miroir tu contemples ton acircm(e) Dans le deacuteroulement infini de sa lam(e) Et ton esprit nrsquoest pas un gouffre moins amer Tu te plais agrave plonger au sein de ton imag(e) Tu lrsquoembrasses des yeux et des bras et ton cœur Se distrait quelquefois de sa propre rumeur

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Au bruit de cette plaint(e) indomptabl(e) et sauvag(e) Vous ecirctes tous les deux teacuteneacutebreux et discrets Homme nul nrsquoa sondeacute le fond de tes abicircmes O mer nul ne connaicirct tes richeses intimes Tant vous ecirctes jaloux de garder vos secrets

Et cependant voilagrave des siegravecles innombrables Que vous vous combattez sans pitieacute ni remord Tellement vous aimez le carnag(e) et la mort O lutteurs eacuteternels ocirc fregraveres implacables

Le rythme de ces vers est reacutegulier eacutetant donneacute qursquoil srsquoagit drsquoalexandrins Nrsquoest-ce pas lagrave une faccedilon de montrer que la situation entre homme et mer telle que nous la preacutesente Baudelaire a dureacute depuis de nombreux siegravecles et durera probablement toujours Certains termes sont mis en eacutevidence drsquoun cocircteacute par la coupe de lrsquoautre cocircteacute par la ceacutesure Lrsquoabsence de coupe dans les vers 13 et 14 montre qursquoil y a un changement par rapport agrave ce qui preacutecegravede bien que lrsquohomme et lrsquooceacutean puissent ecirctre consideacutereacutes comme des laquo fregraveres raquo ils se combattent mutuellement

A part le rythme le lecteur trouve beaucoup de rimes

embrasseacutees dont le scheacutema est ABBA CDDC EFFE GHHG

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Au surplus il y a une alternance des rimes masculines et feacuteminines1 Passons agrave une analyse plus deacutetailleacutee des rimes Premier quatrain mer ndash amer rime riche2 pour lrsquoœil3 Ces deux mots relieacutes par lrsquoeffet de lrsquoidentiteacute sonore sont similaires En drsquoautres termes lrsquoeau saleacutee de la mer a un goucirct amer acircme ndash lame rime pauvre4 pour lrsquooreille5 Voici une opposition les lames sont visibles et leur dureacutee drsquoexistence est limiteacutee agrave quelques secondes En revanche lrsquoacircme est quelque chose drsquoimmateacuteriel qui est supposeacute durer eacuteternellement Drsquoougrave lrsquoimperfection de la rime Deuxiegraveme quatrain image ndash sauvage rime suffisante6 pour lrsquoœil Le poegravete nous raconte que lrsquohomme deacutecouvre son image dans les ondes marines Neacuteanmoins nrsquoest-il pas aussi sauvage et cruel que la mer pendant une tempecircte cœur ndash rumeur rime suffisante pour lrsquooreille

1 laquo Rappelons qursquoune rime feacuteminine est termineacutee par un e muet qui ne se prononce pas tandis que la rime masculine est termineacutee par une syllabe qui se prononce raquo (Franccediloise NAYROLLES Examens ndash Pour eacutetudier un poegraveme Paris Hatier (coll laquo Profil raquo) 1996 p27) 2 Une rime est dite riche laquo lorsqursquoelle possegravede trois sonoriteacutes ou plus soit vocaliques soit consonantiques homophones raquo (op cit p29) 3 laquo La lsquorime pour lrsquoœilrsquo est fondeacutee non seulement sur lrsquohomophonie mais eacutegalement sur lrsquohomographie crsquoest-agrave-dire lrsquoeacutecriture identique des sons raquo (op cit p28) 4 La rime pauvre laquo [hellip] possegravede une sonoriteacute soit vocalique soit consonantique homophone raquo (op cit p29) 5 laquo La lsquorime pour lrsquooreillersquo est fondeacutee sur lrsquohomophonie crsquoest-agrave-dire la reprise de sons identiques raquo (op cit p28) 6 Une rime suffisante laquo [hellip] possegravede deux sonoriteacutes soit vocaliques soit consonantiques homophones raquo (op cit p29)

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Parfois le cœur est accableacute par des rumeurs1 Il srsquoagit sans doute des bonne et mauvaise consciences qui se disputent agrave lrsquointeacuterieur de notre corps Le cœur a besoin de temps en temps de srsquoen distraire Troisiegraveme quatrain discrets ndash secrets rime riche pour lrsquoœil Les secrets demandent neacutecessairement une certaine discreacutetion pour qursquoils ne soient pas divulgueacutes Les deux termes ne srsquoopposent donc nullement abicircmes ndash intimes rime pauvre pour lrsquooreille Nous avons lrsquoimpression que ces deux mots nrsquoont aucun rapport entre eux Or tel nrsquoest pas le cas ils sont mecircme assez proches lrsquoun de lrsquoautre lrsquointimiteacute drsquoune personne est souvent consideacutereacutee comme une sorte drsquoabicircme que les autres ne peuvent pas sonder Il srsquoagit drsquoune espegravece de treacutesor que chacun drsquoentre nous possegravede Quatriegraveme quatrain innombrables ndash implacables rime riche pour lrsquoœil Depuis drsquolaquo innombrables raquo anneacutees les hommes ainsi que la mer nrsquoont cesseacute drsquoecirctre laquo implacables raquo crsquoest-agrave-dire cruels remord ndash mort rime riche pour lrsquooreille Ces deux substantifs sont en effet tregraves lieacutes souvent lrsquohomme et lrsquooceacutean sacrifient des vies et ils nrsquoen ont mecircme pas mauvaise conscience

1 laquo Bruit confus de voix raquo (Paul ROBERT Le Petit Robert Paris Le Robert 1987)

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Lrsquoalliteacuteration en laquo m raquo

Un lecteur sensible remarquera lrsquoalliteacuteration1 en laquo m raquo dans le premier quatrain

homme (v1) mer (v1) miroir (v2) acircme (v2) deacuteroulement (v3) lame (v3) moins (v4) amer (v4)

Les mots ainsi rapprocheacutes ne reacutesument-ils pas de faccedilon tregraves claire lrsquoideacutee centrale du poegraveme agrave savoir que lrsquohomme essaie de deacutecouvrir les traces de son acircme dans les flots amers de lrsquooceacutean Nous nous limitons dans ce sous-chapitre agrave cette sonoriteacute eacutetant donneacute qursquoelle est agrave notre avis la plus eacuteloquente et facilement deacutemontrable Le niveau syntaxique

Avant de passer agrave lrsquoanalyse drsquoeacuteventuelles anomalies syntaxiques deacutefinissons drsquoabord les diffeacuterents types de phrases que lrsquoon peut trouver dans cette œuvre litteacuteraire le premier vers du premier quatrain le quatriegraveme vers de la troisiegraveme strophe ainsi que le quatriegraveme vers du quatriegraveme quatrain sont des phrases de type exclamatif Les autres sont affirmatives Ce sont

1 laquo Retours multiplieacutes drsquoun son [consonantique] identique raquo (Bernard DUPRIEZ Gradus ndash Les proceacutedeacutes litteacuteraires (Dictionnaire) Paris Eacuteditions 1018 1984 p33)

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les vers-cleacutes qui sont constitueacutes de phrases exclamatives

Homme libre toujours tu cheacuteriras la mer (v1)

[hellip]

Tant vous ecirctes jaloux de garder vos secrets (v12)

[hellip]

O lutteurs eacuteternels ocirc fregraveres implacables (v16)

En modifiant le ton de ces vers par rapport aux autres Baudelaire parvient agrave les mettre en relief au deacutebut lrsquohomme veacutenegravere la mer au troisiegraveme quatrain lrsquooceacutean et lui sont deacutesireux de garder leurs secrets et finalement au dernier vers ils se combattent mutuellement Il y a une eacutevolution agrave partir du tempus pacis initial au tempus belli final dont le douziegraveme vers preacutesente lrsquoorigine

Drsquoautre part le premier vers nous met en preacutesence drsquoune rupture de syntaxe

Homme libre toujours tu cheacuteriras la mer (v1)

Pour que la phrase soit syntaxiquement correcte le poegravete aurait ducirc eacutecrire

Homme libre tu cheacuteriras toujours la mer Neacuteanmoins en choisissant cette tournure un peu insolite il

lui est possible de mettre lrsquoaccent sur lrsquoadverbe laquo toujours raquo qui se trouve en plus devant la ceacutesure et beacuteneacuteficie ainsi drsquoune double mise en eacutevidence Il ne srsquoagit donc pas drsquoun fait unique mais

CAHIERS DE POESIE

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lrsquohomme veacuteneacuterera la mer agrave toutes les eacutepoques futures de la mecircme faccedilon qursquoil lrsquoa fait au passeacute

Dans le dernier quatrain lrsquoordre syntaxique est entiegraverement

bouleverseacute

Et cependant voilagrave des siegravecles innombrables Que vous vous combattez sans pitieacute ni remord Tellement vous aimez le carnage et la mort O lutteurs eacuteternels ocirc fregraveres implacables

Selon les regravegles de la syntaxe Baudelaire aurait eacuteteacute obligeacute de

formuler la phrase de la faccedilon suivante

O lutteurs eacuteternels ocirc fregraveres implacables Voilagrave cependant des siegravecles innombrables Que vous vous combattez sans pitieacute ni remord Tellement vous aimez le carnage et la mort

Or les groupes nominaux laquo lutteurs eacuteternels raquo et laquo fregraveres implacables raquo nrsquoauraient plus leur place privileacutegieacutee agrave la fin du texte qui les met pourtant bien en relief et illustre clairement leur vraie relation Le niveau morphosyntaxique

Si dans les huit premiers vers le pronom preacutedominant est laquo tu raquo la deuxiegraveme moitieacute du poegraveme traite lrsquohomme et la mer ensemble en employant le pronom laquo vous raquo Le lecteur a lrsquoimpression qursquoils forment un vrai couple fraternel qui ne cesse de se disputer bien que lrsquoincipit du poegraveme fasse songer plutocirct au contraire Chacun est drsquoabord preacutesenteacute individuellement et ce

Livre Ier

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nrsquoest que dans la deuxiegraveme partie1 que lrsquoecirctre humain et lrsquooceacutean sont deacutecrits comme eacutetant deux laquo fregraveres implacables raquo qui se querellent eacuteternellement Conclusion

En parcourant les eacutetapes de lrsquoanalyse qui preacutecegravede nous remarquons que le thegraveme central du poegraveme laquo LrsquoHomme et la mer raquo est illustreacute drsquoun cocircteacute par le contenu et de lrsquoautre cocircteacute par la forme Les formalistes nrsquoont-ils pas preacuteciseacutement essayeacute de deacutemontrer que laquo la forme produit du sens raquo Lrsquoapproche jakobsonienne permet de corroborer cette thegravese les diffeacuterentes structures des phrases le rythme et le jeu des rimes contribuent agrave lrsquoexposeacute du thegraveme de lrsquoœuvre sans que lrsquoon nrsquoait besoin de connaicirctre les aspects biographiques de lrsquoauteur ou lrsquoeacutepoque agrave laquelle le texte a eacuteteacute reacutedigeacute Voilagrave lrsquoavantage de la meacutethode du linguiste Jakobson qui permet drsquoaboutir agrave des analyses solides deacutemontrables et veacuterifiables En mecircme temps la luciditeacute et la maicirctrise poeacutetique de lrsquoauteur sont ainsi mises en relief il nrsquoest sans doute pas fortuit que Baudelaire ait employeacute tel mot agrave tel endroit Lrsquoapproche jakobsonienne permet drsquoexpliquer les rapports qui se trouvent dans le texte sans pour autant rendre la poeacutesie trop laquo meacutecanique raquo Il faut que le lecteur garde la conviction de se trouver face agrave un veacuteritable chef-drsquoœuvre litteacuteraire

1 On peut diviser le poegraveme en deux parties agrave partir du huitiegraveme vers ougrave la situation commence agrave changer

CAHIERS DE POESIE

Acheveacute drsquoimprimer en France

sur les presses de Joseph Ouaknine

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  • Avant-propos
  • Premiegravere partie Œuvres poeacutetiques
    • Eacutelisa HUTTIN
      • Depuis
      • Nuit et jour
      • laquo Tanka raquo tresseacutes dans le deacutesert
      • De lrsquoautre cocircteacute
      • Parle-nous
      • Le pot aux recircves
      • Ici mais ailleurs
      • Reboisement
      • Un baromegravetre en porte-cleacutes
      • Siregravene siregravene
      • Streap-tease
        • Charles LEGROS
          • Ferme les yeux
          • La blessure
            • Nadine BAULESCH
              • Poeacutetrie
                • Chakib HAMMADA
                  • Espeacuterances ravineacutees
                  • Fahima
                  • Lrsquoamour de demain
                  • Les recircnes briseacutees
                  • Nous eacutetions deux
                  • Teacutenegravebres
                  • Soleil-Matiegravere
                  • Lrsquoatome coaguleacute
                    • Geneviegraveve DEPLATIEgraveRE
                      • Les enfants courent accrocheacutes agrave leurs cerfs-vola
                      • Toute une vie pour ressembler
                        • Eacuteric DUBOIS
                          • Hivernage
                          • Silhouette
                          • Lrsquoacircne sur la colline
                          • Soir drsquohiver
                          • Corpus de la nouvelle anneacutee
                            • Roselyne MARTY
                              • Pourquoi
                              • Agrave mes parents
                                • Franccediloise JEANNIN-KAZEROONIE-DEZELLUS
                                  • Nazak
                                  • Chanson en hommage agrave Ahmad Shah Massoud
                                  • Tant qui par agrave pour agrave
                                  • De lrsquoautre cocircteacute de la porte
                                  • Le hasard nrsquoexiste pas
                                  • La poeacutesie disparue
                                  • Sommeil sur la terre
                                    • Jenny MARTY
                                      • Lrsquounionhellip
                                      • Quand un ecirctre vous manque
                                      • Les acircmes esseuleacutees
                                      • Lrsquoamour
                                      • Lrsquoivresse de la vie
                                      • Poeacutesie agrave lrsquoinfini
                                      • Les roses de lrsquoamour
                                      • Psaume drsquoamourhellip Mais encore
                                      • Ton amitieacute eacuteternellehellip
                                      • Un deacutesert en pleurshellip
                                      • Une entente planeacutetaire
                                      • Crsquoest bientocirct Noeumll
                                      • De gracircce
                                      • ESSEhellip
                                      • Sacrificehellip
                                      • Ta plume
                                        • Claude HIBLOT
                                          • Ougrave es-tu
                                          • Eacuteclisses
                                          • Cafards drsquoautomne
                                          • Tango
                                          • Tes larmes noires
                                          • Alors poegravete ougrave es-tu
                                          • La carpe est agrave lrsquoeau
                                          • La chanson de Chloeacute
                                          • Sage comme une image
                                            • Marie-Claude MARTY
                                              • Amour
                                                • Laurent FELS
                                                  • Sans paroles
                                                  • La Bibliothegraveque
                                                  • Lrsquoattente
                                                  • Degraves que
                                                  • Flocons de neige
                                                      • Deuxiegraveme partie Eacutetudes lectures et analyses
                                                        • Mary-Jo ANDRICH
                                                          • EacuteDOUARD GLISSANT
                                                            • Soleil de la conscience
                                                              • BAUDELAIRE
                                                                • laquo LrsquoAlbatros raquo
                                                                  • COMMENTAIRE
                                                                      • Nadine BAULESCH
                                                                        • SUZON HEacuteDO(1942-1990)
                                                                          • laquo Tableau raquo
                                                                            • LECTURE DU POEgraveME
                                                                                • Christophe DURAND ndash LE MENN
                                                                                  • CLAUDE DE MALLEVILLE
                                                                                    • laquo Imitation du Cavalier Marin raquo
                                                                                      • LECTURE DU POEgraveME
                                                                                          • Laurent FELS
                                                                                            • Saint-John Perse
                                                                                            • Extrait du Chant X drsquoAnabasede Saint-John Perse
                                                                                            • Saint-John Perse laquo Le Mur raquo
                                                                                              • LECTURE DU POEgraveME
                                                                                                • Charles Sorel Polygraphe et poegravete de roman
                                                                                                • Baudelaire laquo LrsquoHomme et la mer raquo
                                                                                                  • APPLICATION DE LA MEacuteTHODE JAKOBSONIENNE
                                                                                                  • ANALYSE DU POEgraveME
Page 4: Avec des contributions de

CAHIERS DE POESIE

4

TABLE DES MATIEgraveRES

Avant-propos 8

Premiegravere partie Œuvres poeacutetiques 9 Eacutelisa HUTTIN 10

Depuis 11 Nuit et jour 12 laquo Tanka raquo tresseacutes dans le deacutesert 13 De lrsquoautre cocircteacute 16 Parle-nous 17 Le pot aux recircves 18 Ici mais ailleurs 19 Reboisement 20 Un baromegravetre en porte-cleacutes 21 Siregravene siregravene 22 Streap-tease 23

Charles LEGROS 24 Ferme les yeux 25 La blessure 27

Nadine BAULESCH 28 Poeacutetrie 29

Chakib HAMMADA 30 Espeacuterances ravineacutees 31 Fahima 32 Lrsquoamour de demain 33 Les recircnes briseacutees 35 Nous eacutetions deux 36 Teacutenegravebres 37 Soleil-Matiegravere 40 Lrsquoatome coaguleacute 41

CAHIERS DE POESIE

5

Geneviegraveve DEPLATIEgraveRE 42 Les enfants courent accrocheacutes agrave leurs cerfs-volants 43 Toute une vie pour ressembler 44

Eacuteric DUBOIS 45 Hivernage 46 Silhouette 47 Lrsquoacircne sur la colline 48 Soir drsquohiver 49 Corpus de la nouvelle anneacutee 51

Roselyne MARTY 53 Pourquoi 54 Agrave mes parents 55

Franccediloise JEANNIN-KAZEROONIE-DEZELLUS 56 Nazak 57 Chanson en hommage agrave Ahmad Shah Massoud 59 Tant qui par agrave pour agrave 61 De lrsquoautre cocircteacute de la porte 62 Le hasard nrsquoexiste pas 63 La poeacutesie disparue 64 Sommeil sur la terre 65

Jenny MARTY 66 Lrsquounionhellip 67 Quand un ecirctre vous manque 69 Les acircmes esseuleacutees 70 Lrsquoamour 72 Lrsquoivresse de la vie 74 Poeacutesie agrave lrsquoinfini 75 Les roses de lrsquoamour 77 Psaume drsquoamourhellip Mais 79 Ton amitieacute eacuteternellehellip 81 Un deacutesert en pleurshellip 83 Une entente planeacutetaire 85 Crsquoest bientocirct Noeumll 86 De gracircce 88

Livre Ier

6

ESSEhellip 90 Sacrificehellip 91 Ta plume 93

Claude HIBLOT 95 Ougrave es-tu 96 Eacuteclisses 97 Cafards drsquoautomne 98 Tango 100 Tes larmes noires 102 Alors poegravete ougrave es-tu 104 La carpe est agrave lrsquoeau 105 La chanson de Chloeacute 109 Sage comme une image 112

Marie-Claude MARTY 114 Amour 115

Laurent FELS 116 Sans paroles 117 La Bibliothegraveque 118 Lrsquoattente 120 Degraves que 122 Flocons de neige 123

Deuxiegraveme partie Eacutetudes lectures et analyses 125 Mary-Jo ANDRICH 126

Soleil de la conscience 127 laquo LrsquoAlbatros raquo 135

Nadine BAULESCH 145 laquo Tableau raquo 146

Christophe DURAND ndash LE MENN 151 laquo Imitation du Cavalier Marin raquo 152

Laurent FELS 157 Saint-John Perse 158 Extrait du Chant X drsquoAnabase de Saint-John Perse 178

CAHIERS DE POESIE

7

Saint-John Perse laquo Le Mur raquo 194 Charles Sorel Polygraphe et poegravete de romans comiques201 Baudelaire laquo LrsquoHomme et la mer raquo 210

Livre Ier

8

Avant-propos

Le preacutesent livre constitue la premiegravere publication des Cahiers de Poeacutesie dont le but est de favoriser avant tout la creacuteation litteacuteraire La liste de diffusion1 est ouverte aux contributions des poegravetes peintres critiques litteacuteraires et chercheurs en litteacuterature

La livraison que voici est diviseacutee en deux parties la premiegravere

contient des poegravemes drsquoEacutelisa Huttin de Charles Legros de Nadine Baulesch de Chakib Hammada de Geneviegraveve Deplatiegravere drsquoEacuteric Dubois de Roselyne Marty de Franccediloise-Jeannin-Kazeroonie-Dezellus de Jenny Marty de Claude Hiblot de Marie-Claude Marty et de Laurent Fels Les auteurs proposent des textes sur diffeacuterents sujets qui constituent souvent des thegravemes drsquoactualiteacute

Quant agrave la deuxiegraveme partie elle regroupe principalement des

eacutetudes Mary-Jo Andrich ouvre ce volet par une analyse de Soleil de la conscience drsquoEacutedouard Glissant et par un commentaire sur laquo LrsquoAlbatros raquo de Baudelaire Nadine Baulesch enchaicircne avec une lecture de laquo Tableau raquo de Suzon Heacutedo Christophe Durand-Le Menn preacutesente une inter-preacutetation du poegraveme laquo Imitation du Cavalier Marin raquo de Malleville Les cinq textes de Laurent Fels ndash drsquoabord une bio-bibliographie de Saint-John Perse puis un commentaire sur un extrait du Chant X drsquoAnabase une lecture de laquo Le Mur raquo de Saint-John Perse un parcours de la vie et des œuvres de Charles Sorel et finalement une eacutetude sur laquo LrsquoHomme et la mer raquo de Baudelaire ndash clocircturent ce premier fascicule

LF

1 httpwwwcahiersdepoesieeurost

CAHIERS DE POESIE

9

Premiegravere partie

Œuvres poeacutetiques

CAHIERS DE POESIE

10

Eacutelisa HUTTIN

(France)

CAHIERS DE POESIE

11

Depuis

Lrsquooceacutean srsquoest tu srsquoest retireacute sous les galets Le bout de lrsquoicircle nrsquoest plus qursquoun vieux caillou mouilleacute Au creux drsquoune vague Lrsquoodeur des eacuteteacutes calcineacutes srsquoest endormie sous les brumes Leacutegegraveres comme les petits papillons bleus eacutepheacutemegraveres La vie mrsquoapprendhellip La chaleur rouge qui fait chanter le bois mort Le froid bleu qui glace lrsquoherbe verte qui dort Le frais transparent qui perle de roseacutee le deacutecor Le temps mrsquoapprendhellip Les matins deacutemaquilleacutes aux legravevres pacircles Les soirs nus aux apparences deacuteshabilleacutees Lrsquoattente du jour pour une nuit sans escale Lrsquoamour mrsquoapprendhellip Lrsquoimmensiteacute du si petit espace entre deux mains Ougrave plus que lrsquooceacutean lrsquounivers entier se retient Au creux sans vague Les doux parfums de la peau tiegravede qui srsquoeacuteveille Indescriptibles comme les ailes du vent invisibles

Livre Ier

12

Nuit et jour

Ombres leacutegegraveres doux voilage du soir La nuit se nourrit en ogre affameacute De toutes les deacuteclinaisons du noir Le sombre De tes ongles endeuilleacutes qui arrachent la terre Le profond De la nuit quand tombent les eacutetoiles eacutegareacutees Lrsquoeacutetouffant De lrsquoacirctre fermeacute qui brucircle en larmes de sang Brumes aeacuteriennes tulle frais du matin Lrsquoaurore srsquoabreuve agrave petites gorgeacutees De toutes les nuances de soie et du satin La clarteacute De ta peau eacuteveilleacutee qui caresse le soleil La leacutegegravereteacute Des nuages qui retiennent le bleu du ciel La fraicirccheur De lrsquoeau ougrave tant de mains cueillent la vie

CAHIERS DE POESIE

13

laquo Tanka raquo tresseacutes dans le deacutesert

Souvenir drsquooasis Les empreintes craqueleacutees Point drsquoeau asseacutecheacute Tournent en ronde les ombres Dans le soleil les vautours Courent les dunes Poussiegravere et vent de sable Lrsquoattente et le theacute Sous la tente srsquoeacuteteint le temps Goucirct de menthe et amitieacute Voix jaillie des pierres Tambourins et luths berbegraveres Chœurs en sarabande Battements rythmeacutes de khocircl Un regard pose et srsquoenvole Miroirs au soleil Flaques drsquoeau sans nuages Transparents mirages Rubans bleus glissent dans lrsquoombre Deacutevoilent chevelures sombres

Livre Ier

14

Passe le conteur Des enfants courent en riant Commence lrsquohistoire

Mots murmureacutes agrave lrsquooreille Sourire poseacute sur la bouche Fumet de tagine Paniers de figues et dattes Oranges sanguines Legravevres humides srsquoeacutevaporent Leur offrande est accepteacutee Or creacutepusculaire De lrsquohorizon flamboyant Mouvance du ciel Deacutenude le bleu et le bronze Vecirct chemise de baisers Tissus marchandeacutes Tapis brodeacutes partageacutes Accueille la nuit Voiles Touaregs sous la lune Lueurs de corps endiableacutes

CAHIERS DE POESIE

15

La course du vent La nuit souffle les areg1 Change les chemins

Sous la tente srsquoeacutetreint le temps La source est rose des vents Caresses drsquoalizeacute Sur le sable coulent les pas Srsquoestompent les traces

Nomade emporte sa toile Les yeux au ciel suit lrsquoeacutetoile

Eacutelisa et Olivier HUTTIN

1 laquo Reg raquo ou laquo areg raquo (mot invariable) deacutesert de pierres

Livre Ier

16

De lrsquoautre cocircteacute

Les bruits de pas se font familiers Les mains qui cognent les tours de cleacutes De lrsquoautre cocircteacute Ces bruits de pas qui trsquoeacutetaient familiers Ces mains qui cognaient et ces tours de cleacute De notre cocircteacute De part et drsquoautre les portes Srsquoimpregravegnent de lumiegravere du jour et des neacuteons Mais que lrsquoon entre ou que lrsquoon sorte Il est une face qui ne connaicirct que lrsquoombre et les deacutemons Tes bruits de pas se font familiers Tes mains qui cognent nos tours de cleacutes De notre cocircteacute Nos bruits de pas se font familiers Tes mains qui cognent nos tours de cleacutes De ton cocircteacute De lrsquoœil ouvert de cette porte Nos yeux srsquoapprochent de tes yeux fermeacutes Qui srsquoouvrent enfin de part et drsquoautre Et qui ne voient clair que drsquoun seul cocircteacute Nos bruits de pas te deviennent familiers Mecircme nos voix nos tours de cleacutes De lrsquoautre cocircteacute

CAHIERS DE POESIE

17

Parle-nous

Souviens-nous de nos ballades entre Mars et la Lune Quand tu me racontais les valses de dunes Mes parcelles de peau cherchaient agrave avoir chaud Sous lrsquoeacutetrange soleil Revois-nous dans le fond des riviegraveres Quand pour la premiegravere fois jrsquoai plongeacute dans le froid Mon enveloppe eacutetait bleue et cherchait la lumiegravere Dans le pur transparent Refais-nous notre dernier voyage Quand nous nrsquoeacutetions encore que des enfants drsquoeacutetoile Mon espoir eacutetait aussi clair que lrsquoair frais de la terre Sous la pluie et le vent Reacuteveille-nous

Livre Ier

18

Le pot aux recircves

Jrsquoai verseacute le pot aux recircves de mon imaginaire Dans la coupe de tes mains relieacutees Jrsquoai jeteacute le pot aux roses dans les airs Et laisseacute les peacutetales srsquoeacuteparpiller Le hasard aura fait le reste Rien ne srsquoest perdu tout srsquoest retrouveacute Le pot aux recircves a recueilli les peacutetales Dans des airs de chansons oublieacutees Le pot aux roses a suivi une rafale Et srsquoest poseacute dans tes mains affoleacutees Le hasard aura refait le reste Rien nrsquoa disparu tout srsquoest reacuteinventeacute

CAHIERS DE POESIE

19

Ici mais ailleurs

Perdue sous les eacutecailles du temps Dans le sens de lrsquoeau et du vent Perdue Dans tout ce qui se ressemble Une main une feuille qui tremble Tout est inconnu Un goucirct se souvient sur la langue Seul Un regard accrocheur se suspend Et reste seul Inconnu Les chemins se deacuteroulent agrave lrsquoinverse Sous les pas eacutegareacutes qui se pressent Pour nulle part Rien ne srsquoeacutevade par aucune porte Mecircme le vent nrsquoemporte rien Seul le miroir muet rapporte La peur dans les yeux Le regard oublieux

Livre Ier

20

Reboisement

Troncs jaunes en rangs drsquooignons Repeuplent le regard des hommes Effacent lentement les moignons Calcineacutes drsquoune forecirct monotone Sous mes paupiegraveres Loin des yeux du monde Une petite fille danse dans mes nuits Elle ne sait rien des cimes tombeacutees en poussiegravere De la suie de la cendre de la boue des orniegraveres Sous les bras verts pleins de vent elle rit Elle apprend des airs de ronde Crsquoeacutetait hierhellip Mais aujourdrsquohui Arbres drsquoailleurs grandiront ici Pour graver la meacutemoire des enfants Cacher les premiers amours interdits Et faire pleurer les vieux amants

CAHIERS DE POESIE

21

Un baromegravetre en porte-cleacutes

La cleacute de lrsquoavenir ouvre une rue sur lrsquoinconnu Une eacutetendue de sable bleu eacutechappeacute drsquoun sablier Qui se moque du temps qui passe La cleacute drsquoun souvenir ouvre la rue noire de monde Ougrave le temps reste au beau fixe pour le reste de lrsquoanneacutee Peut-ecirctre mecircme pour lrsquoeacuteterniteacute Deux cleacutes suspendues agrave un porte-bonheur Un baromegravetre en porte-cleacutes La meacutemoire se fixe sur les murs gris et les paveacutes Recompte les pas perdus pour te chercher agrave la ronde Et ne jamais te trouver Il nrsquoest pas de tristesse juste un regret sur le tard Drsquoavoir perdu en laissant carte blanche au hasard Les traces de tes pas Rien nrsquoest perdu elle a un porte-bonheur Un baromegravetre en porte-cleacutes Le temps et les horloges vident toujours les sabliers Le sien est presque vide encore quelques grains Jusqursquoau deacutepart drsquoun dernier train Qursquoimporte Elle nrsquoaura qursquoagrave fermer les yeux pour reacuteouvrir les souvenirs Mecircler la meacutemoire au recircve et pour le temps drsquoune histoire Venir srsquoasseoir agrave ta table Juste en serrant tregraves fort son porte-bonheur Un baromegravetre en porte-cleacutes

Livre Ier

22

Siregravene siregravene

Il a fait naufrage ce soir au large de son acircme lagrave-bas Bu les lames de fond briseacute les vagues casseacute le macirct

Un point sur la ligne drsquohorizon sous la ligne de flottaison Couleacute Les yeux ouverts les bras en croix toucheacute le fond

Les rayons de pleine lune percent le plafond en surface Elle entre dans la lueur elle ondule danse avec gracircce Elle un jour rejeteacutee sur le sable fin entre les varechs

Qursquoil avait sauveacute poseacute sur les vagues et son amour avec

Chaque soir de pleine lune elle revenait chanter sa brune Brisant son cœur fragile de sa voix cristalline des lagunes

Elle sa reine siregravene si frecircle entre les algues si femme Avait envoucircteacute de fragrances oceacuteanes et nocturnes son acircme

Il a largueacute les amarres ce soir deacutesancreacute lrsquoancre agrave jamais

Laceacutereacute en lambeaux ses voiles laisseacute deacuteriveacute le voilier Creveacute la coque du bateau en larges sourires de voies drsquoeau Sombreacute jusqursquoagrave son tombeau Une siregravene en son chacircteau

CAHIERS DE POESIE

23

Streap-tease

Pour toi mon Amour je soulegraveverai lentement mon voile diaphane Car il reste encore entre nous de larges prairies ombrageacutees Des contre-jours des paravents des brumes bleues oceacuteanes Que le soleil se plaicirct un peu plus chaque jour agrave dissiper Quand lrsquoair nous donnera la plus grande et pure des transparences Je quitterai sous tes yeux le dernier voile opaque qui mrsquohabille Sur de douces notes de musique je trsquooffrirai quelques pas de danse Et glisseront sur mes hanches mes vecirctements jusqursquoaux chevilles

CAHIERS DE POESIE

24

Charles LEGROS

(France)

CAHIERS DE POESIE

25

Ferme les yeux

Ferme les yeux petit(e) Ferme les yeux et imagine Dis tu vois la neige tomber

Et lagrave tu vois ce beau chapiteau Avance maintenant

En face de toi que des clowns Des nez rouges

Nrsquoouvre pas les yeux Continue imagine

Tiens un veacutelo des animaux Crsquoest quoi ce paradis

Tu es dans ton univers Regarde la lumiegravere

Celle que tu ne vois pas avec les yeux ouverts Continue imagine

Fais ton film Tiens me voilagrave

Lagrave juste en face de toi Je te tends la main

Prends-la prends-la Non nrsquoouvre pas tes yeux tu vas tout effacer

Regarde je te souris tu me vois Accroche-toi regarde la lumiegravere

Et lagrave ougrave es-tu Je ne te vois plus

Jrsquoai beau fermer mes yeux je ne te vois plus fais-moi un signe

Regarde jrsquoai mis mon nez rouge Je trsquoentends rire au loin

Livre Ier

26

Tu ris de joie Tu changes tu ris

Continues oublies ris Ris vie

attention jrsquoouvre les yeux et je suis en face de notre reacutealiteacute

Tu es lagrave assis sur ton lit Et moi je passe et je ne te regarde mecircme pas

Je continue avec mes petits tracas Et jrsquooublie mecircme qursquoil suffit de fermer les yeux pour changer de

vie

CAHIERS DE POESIE

27

La blessure

Et oui je suis une blessure Une blessure drsquoamour

Une vraie blessure Celle qui ne cicatrise pas rapidement

Et qui te colle agrave la peau Une blessure drsquoamour

blessure par balle Tireacutee par le cœur

Et non par un fusil Comment imaginer qursquoun cœur peut blesser ou tuer Pourquoi un mot si joli qursquoamour peut faire du mal

Mal jrsquoai mal Laissez tomber les urgences

Cette blessure lagrave reste agrave jamais Cette blessure reste tout simplement ouverte pour la vie

CAHIERS DE POESIE

28

Nadine BAULESCH

(Luxembourg)

CAHIERS DE POESIE

29

Poeacutetrie

Le chant des fers et lrsquoacircme des vers voilagrave ce qui mrsquoest cher

Quand le ciel devient rouge

et le cœur se reacutejouit au-dessus de ma ville

en dessous de mes yeux

Le chant des fers et lrsquoacircme des vers me montrent lrsquoinfini

Enfin

Lrsquoamour survit et deacutepasse la nuit

CAHIERS DE POESIE

30

Chakib HAMMADA

(Algeacuterie)

CAHIERS DE POESIE

31

Espeacuterances ravineacutees1

tes cris rejaillissent de mes espeacuterances ravineacutees ascension vertigineuse

drsquoun Nous amputeacute tu caresses impassible mes instincts neacutecrophiles

pour poser sur mes legravevres sensuelle et nue

la rengaine misogyne drsquoune harmonie briseacutee

1 Extrait de Triangle ouvert sur Fahima poegravemes preacutesentation de Kamel Bencheikh Editions Le Manuscrit (75011-Paris)

Livre Ier

32

Fahima1

mirage de tendresse ocirc soleil des amants maicirctresse de mes entrailles

toi mon cycle agrave mille temps sur les berges de tes legravevres pareil au moucheron je demeure suspendu

au frou-frou de ta voix

1 Extrait de Triangle ouvert sur Fahima poegravemes preacutesentation de Kamel Bencheikh Editions Le Manuscrit (75011-Paris)

CAHIERS DE POESIE

33

Lrsquoamour de demain1

Pour Souacircd

et la moisson vint souffler lrsquoorage et lrsquoeacuteteacute srsquoancra au cœur de ces vers humides et je trsquoaime mon amour au preacutesent de ton absence et mes rires transis souffreteux lancinants eacutetreignent le galbe de tes yeux miroitants et je trsquoaime mon amour au preacutesent de ton absence tu es lagrave et ta voix fraicircche sereine vibre dans mes yeux alourdis par la peine

1 Extrait de Triangle ouvert sur Fahima poegravemes preacutesentation de Kamel Bencheikh Editions Le Manuscrit (75011-Paris)

Livre Ier

34

et je trsquoaime mon amour au preacutesent de ton absence

et tes cris et mes cris belle farandole embrasent les racines de cette morne solitude et je trsquoaime mon amour au preacutesent de ton absence et demain mon amour et demain et toujours nos yeux confondus se conteront mille refrains et nous nous rirons des noirs chemins ougrave lrsquoangoisse megravere de tous les vices conjugue la peine et les amours qui se deacutefont et nous vivrons mon amour et nous vivrons dans toute sa pleacutenitude la vie notre vie confondus comme un

CAHIERS DE POESIE

35

Les recircnes briseacutees1

jrsquoai senti dans mon ventre un matin bleu-opaque tes legravevres-souvenirs

hurler dans mes yeux helliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphellip

Fahima-tendresse kholkhal de mon acircme

ton absence brise en moi les recircnes de lrsquoespoir

1 Extrait de Triangle ouvert sur Fahima poegravemes preacutesentation de Kamel Bencheikh Editions Le Manuscrit (75011-Paris)

Livre Ier

36

Nous eacutetions deux1

nos amours en eacutetiage se mirent sur les rivages de nos serments rideacutes

par les affres de ce recircve brutal ougrave se perd

lrsquoestheacutetique sauvage drsquoun poegraveme-matiegravere

souffles aphasiques qui ne chantent plus ce Nous eacutecheveleacute

qursquoenchaicircnent les tripes obscures drsquoun preacutesent inaccessible

miroir creux

ougrave se deacutebat la fureur drsquoune charge passionnelle

hier encore nous eacutetions deux

1 Extrait de Triangle ouvert sur Fahima poegravemes Preacutesentations de Kamel Bencheikh Editions Le Manuscrit (75002-Paris)

CAHIERS DE POESIE

37

Teacutenegravebres1

encore longtemps je me souviendrai de la brume relative agrave ce ruisseau de larmes

qui coule serpent sans joie au pied de ce Mur que

le vent du malheur dressa entre-Nous

je nrsquoirai plus conter ma peine agrave

lrsquooceacutean chant nonchalant que

Fahima coud aux rires muets du hasard qui peuple mes silences et deacutechire mes ardeurs

lrsquoadieu revit

sens oblique drsquoun amour lateacuteral

au souffle creux Brasero

1 Extrait de Triangle ouvert sur Fahima poegravemes Preacutesentation de Kamel Bencheikh Editions Le Manuscrit (75002-Paris)

Livre Ier

38

aux mille eacutetoiles qursquoune larme eacuteteint

Graine sereine sans Toi je ne suis plus

tiens reprends ce cœur drsquoalcools poussif teacuteneacutebreux vaseux

useacute par tes caprices bourgeois tes recircves

drsquoalios

je ne recircve plus je caresserai sans plus recircver

le souvenir du giron qui me dorlota veilla anima

megravere megravere Fahima vient de partir

pourquoi pourquoi

ce regard voileacute ces yeux baisseacutes cet air qui pue lrsquohumiliation ces

larmes eacutepineuses qui eacutecorchent lrsquoespoir

pourquoi srsquoaimer pour se haiumlr lutter joies contre peines

sans Toi je ne suis plus

CAHIERS DE POESIE

39

viens donc Fahima aube sereine

mrsquoaider agrave vivre ces joies non veacutecues

Livre Ier

40

Soleil-Matiegravere1

viens pareille agrave la mer un soir drsquoeacuteteacute caresser les rivages de mes entrailles avides sur les flancs de tes vagues il fait si bon recircver jrsquoaime agrave voir tes yeux se deacuterider ces soleils-matiegraveres qui dansent dans ta voix Sur ton front large et pur il fait si bon aimer viens sur le souffle drsquoune espeacuterance agrave la premiegravere lueur drsquoun sou- rire franc eacutechancrer mes recircves en deuil sous la foudre de tes yeux il fait si bon souffrir

1 Extrait de Triangle ouvert sur Fahima poegravemes Preacutesentation de Kamel Bencheikh Editions Le Manuscrit (75002-Paris)

CAHIERS DE POESIE

41

Lrsquoatome coaguleacute1

je nrsquoai plus agrave recircver sur un atome coaguleacute ou sur lrsquooreille maladroite drsquoun chaton sevreacute Retrouverai-je la seacutereacuteniteacute de cette aube enivrante ougrave jrsquoai vu mon cœur palpiter dans tes yeux jrsquoai encore dans la pacircleur de mes veines le souvenir hal- lucinant du jardin de ton corps ougrave dansent admirables ces bouquets de roses Blanches sur tes bras tes chevilles et ton cou lagrave jrsquoai inscrit sur le vide de mon acircme en lettres de roc sur une page-feu ton nom ta voix la douceur de tes yeux sans toi atome mon atome coaguleacute que serait la vie au cœur drsquoun clair poegraveme

1 Extrait de Triangle ouvert sur Fahima p24 Editions Le Manuscrit (75002-Paris) 4egraveme trimestre 2004

CAHIERS DE POESIE

42

Geneviegraveve DEPLATIEgraveRE

(France)

CAHIERS DE POESIE

43

Les enfants courent accrocheacutes agrave leurs cerfs-volants

Les enfants courent accrocheacutes agrave leurs cerfs-volants La blessure de ton autrefois srsquoenlumine au tiers-point de ton envol le balancier de tes souvenirs a frocircleacute le vertige Mais jamais un geste jamais un mot ne trsquoont trahi Les ombres bleues restent en eacutequilibre sur les flancs de la montagne Toi qui mrsquoexplores tu oses le miracle de la priegravere la gloire de tes legravevres de tes mains de ton ventre Je me mets agrave la merci des lois naturelles Blanche eacutemeute des mots Un quasar veille

Livre Ier

44

Toute une vie pour ressembler

Toute une vie pour ressembler agrave lrsquointerstice ougrave lrsquoon eacutecoute le sommeil Ton souffle hors du noir poussera tout alentour et eacuteclatera dans le vent Architectes frimas nous danserons aux bras de la voie lacteacutee

CAHIERS DE POESIE

45

Eacuteric DUBOIS

(France)

CAHIERS DE POESIE

46

Hivernage

Mon recircve a brucircleacute les terres geleacutees de lrsquohiver Crsquoest agrave lrsquoinstant ougrave jrsquoai mis les mains dans les poches

Tu vendais des journaux aux portes cochegraveres Je ne sais plus quand ni comment je trsquoai parleacute Sous la couette jrsquoai connu de longs hivernages

Degraves que possible jrsquoatteindrai les derniegraveres cimes Jrsquoai promis agrave lrsquoaube des mots les premiers Tu viendras mrsquoeacutecouter happeacutee par la rue

Dire mon souffle entrecoupeacute de rires Aux inconnus que nulle porte nrsquoarrecircte

CAHIERS DE POESIE

47

Silhouette

Encore un signe De toi

Consommeacute dans lrsquo Urgence

Vu qursquoune

Silhouette srsquoanimer Dans lrsquoair

Je ne trsquoai pas reconnue

Au milieu des contingences Jrsquoai penseacute un moment disparaicirctre

Le souvenir de toi Mrsquoa retenu

Jrsquoai laisseacute mes penseacutees lagrave

Elles bruissent sans Moi

Tu nrsquoes Plus qursquoune silhouette

Sans visage Maintenant le souvenir a creuseacute un

Sillon eacutetroit Comme une ride qui srsquoajoute

Au nombre des Jours

Livre Ier

48

Lrsquoacircne sur la colline

Demain jrsquoouvrirai les yeux Et ce sera un matin calme

Comme un chant eacutemouvant A entendre

Tu disais je fuis les jours

Jrsquoaimerais emporter avec moi Tous ces noms que jrsquoai appris agrave

Comprendre agrave aimer

La poeacutesie gagne agrave ecirctre connue Disais-tu parfois quand le temps

Se faisait plus menaccedilant Et qursquoon menait lrsquoacircne sur la colline

Pour y mourir

Jrsquoose espeacuterer disais-tu Jrsquoose

Que ceux qui viendront apregraves nous Se tiendront droits Les recircves on les fait Comme des enfants

Ils sont un peu de nous On les aime pour ccedila

Un peu plus humains chaque jour

CAHIERS DE POESIE

49

Soir drsquohiver

amp le soir vient tu tries des papiers importants

tu ranges des dossiers tu te rappelles les soirs drsquohiver

identiques

il y a bien longtemps deacutejagrave crsquoest toujours la mecircme appreacutehension

quand le soir drsquohiver tombe crsquoest la fin de lrsquoanneacutee

il faut faire vite

par la lucarne il y a les marronniers de la Voucircte

comme des signatures deacutecharneacutees sur le papier glaceacute blanc

de lrsquohiver

il y a bien longtemps deacutejagrave entre le Canal et la Marne tu es planteacute lagrave

agrave faire fleurir des souvenirs des cendres de quelques regrets

tu te rappelles tu courais les magasins sur les Grands Boulevards

Livre Ier

50

crsquoest toujours la mecircme appreacutehension mettre de lrsquoordre dans tout ccedila

agrave quoi bon agrave qui ccedila servira tu aimes te souvenir

crsquoest deacutejagrave ccedila mecircme si crsquoest incomplet inexact

les soirs drsquohiver identiques

CAHIERS DE POESIE

51

Corpus de la nouvelle anneacutee

Une nouvelle anneacutee Et tout mon ecirctre

Se libegravere Mes membres engourdis Appellent le vent le soleil Dans quelques mois

Une nouvelle anneacutee Et tout mon corps

Se deacutetache

Des liens terrestres De la matiegravere Et prend le pouls Du temps

Les questions laisseacutees sans Reacuteponse

Ne se posent plus

Car mon corps Eacutepouse les flancs De la colline

Jrsquoattends un ecirctre

Libeacuterateur Jrsquoattends

Livre Ier

52

Les mots Les premiers

Eacutenoncer la veacuteriteacute Ultime Transmise depuis Longtemps

La veacuteriteacute cacheacutee Oublieacutee

A partager A meacutediter

CAHIERS DE POESIE

53

Roselyne MARTY

(France)

CAHIERS DE POESIE

54

Pourquoi

Pourquoi toi Pour quelle raison cet acharnement de la vie

Pourquoi cette maudite nouvelle en ce jour de janvier Qui tel un nuage est venue assombrir un ciel si bleu

Pourquoi a-t-il fallu que cela trsquoarrive agrave toi Pourquoi la vie et le destin srsquoacharnent-ils contre toi

Moi-mecircme ne trsquoai pas eacutepargneacute et ajouteacute agrave ta souffrance Jour apregraves jour ton combat sera dur et difficile agrave supporter

Mais telle une ombre je veillerai sur toi au-delagrave de la Parce que tu es mon ami pour toujours [souffrance

Et ce depuis le premier instant de notre rencontre En ce jour ougrave le ciel eacutetait bleu

Au moment ougrave cet orage nous a paru si fantastique Pourquoi toi

Je ne le saurai jamais Mais je serai lagravehellip

CAHIERS DE POESIE

55

Agrave mes parents

Vous qui avez fait de moi un ecirctre courageux Et dont nous avons toujours partageacute lrsquoessentiel

Moi petite je vous voyais vous deacutebattre Dans les soucis et jrsquoavais mal au fond de mon cœur

Je me suis toujours ndash et encore ndash sentie rejeteacutee par mes fregraveres

Mais cela nrsquoavait pas drsquoimportance vous eacutetiez lagrave Quand jrsquoavais peur le soir maman tu me gardais pregraves de toi pour dormir

Adulte tu mrsquoas toujours aideacutee jamais je ne me suis sentie seule

Nous eacutetions les trois mousquetaires mais nous ne sommes plus que deux Et crsquoest lourd agrave porter la vie nrsquoefface pas les blessures au contraire

Jrsquoai besoin de toi maman pour continuer agrave ecirctre forte et digne

Je me sens si deacutesempareacutee cette anneacutee et plein drsquoamertume Envers ma fille que lrsquoon croyait avec nous

Jrsquoai des regrets pour la premiegravere fois de ma vie Six anneacutees gacirccheacutees par sa faute ses mensonges

Je dois maintenant reacuteapprendre agrave vivre avec ce regret

Mais je sais que je peux mrsquoappuyer sur ton eacutepaule Toi maman qui a toujours eacuteteacute lagrave

Pour votre gueacutepiot

Livre Ier

56

Franccediloise JEANNIN-KAZEROONIE-DEZELLUS

(France)

CAHIERS DE POESIE

57

Nazak

Il eacutetait une foi Dans lrsquoacircme drsquoun pays lointain

Une petite princesse Son pegravere eacutetait vilain

Sa megravere eacutetait tregraves belle Elle grandit dans un palais

Elle apprit en pension Elle eacutetudia loin de son pays

Dans un autre continent America

Pendant ce temps-lagrave Lrsquohistoire se fit

Elle srsquoappelait reacutevolution islamique Coupeacutee de sa terre natale

La princesse devenue grande se mit agrave voyager Se mit agrave photographier

Un jour arriva Je la rencontrai Crsquoeacutetait agrave Paris

Loin de son pays Dans une boutique

Elle se preacutesenta Elle y travailla

Et elle continua Drsquoerrer

De photographier De suivre sa destineacutee Celle drsquoune reacutefugieacutee

La sœur du Shah eacutetait lagrave

Livre Ier

58

La princesse survivra Mais un jour de froid

Un jour drsquohiver Celui de son fregravere

Nazak Pahlavi srsquoendormit Assise en tailleur Pour aller ailleurs Treize ans deacutejagrave

Lrsquoannonce fut faite Officielle

Par son cousin Reza Shah On lrsquoenterra

Pourtant Nazak eacutetait encore lagrave Dans mon esprit

Dans ma Vie Un jour arriva

Que sa cousine Leiumlla Alla la retrouver

laquo Un jour des teacutenegravebres jaillira la lumiegravere raquo dira Farah Ce jour arriva

La valise oublieacutee

Fut retrouveacutee Tel un treacutesor Non partageacute Jrsquoai deacutecideacute

De deacutevoilerhellip

CAHIERS DE POESIE

59

Chanson en hommage agrave Ahmad Shah Massoud

Pregraves de chez moi Je ne le savais pas

Il venait lagrave

Pregraves drsquoun jardin Avenue Raphaeumll

Elles eacutetaient (b)elles

Quelques poegravemes Gisaient sur le trottoir

Il faisait noir

Le lendemain Elles se sont eacutecrouleacutees

A la teacuteleacute

Pregraves de chez moi Je ne le savais pas

Il venait lagrave

Un mois plus tard Ils sont partis lagrave-bas

Pour la burka

Deux mois plus tard Chasseacutes drsquoAfghanistan

Les Talibans

Livre Ier

60

Dans le Pandjshir

Le Lion srsquoest endormi Toute une Vie

Pregraves de chez moi Je ne le savais pas

Il venait lagrave

Et toujours pas De belles stegraveles Avenue Raphaeumll

Et toujours pas

Deux belles stegraveles Avenue Raphaeumll

CAHIERS DE POESIE

61

Tant qui par agrave pour agrave

Demain jrsquoouvrirai les yeux Ils seront gonfleacutes de larmes

Comme une outre trop pleine Tant de peine

Demain jrsquoouvrirai les yeux Ils seront pleins drsquoamour Comme cet enfant recircveur

qui nrsquoa plus peur

Demain jrsquoouvrirai les yeux Ils seront pleins de haine Comme ce soldat fatigueacute

par la destineacutee

Demain jrsquoouvrirai les yeux Ils seront pleins de bleus Comme ce corps meurtri

agrave lrsquoinfini

Demain jrsquoouvrirai les yeux Ils seront pleins drsquoespoir

Comme cette femme aimeacutee pour lrsquoeacuteterniteacute

Ce soir je fermerai les yeux

Ils seront pleins de noir Comme cette nuit passeacutee

agrave espeacutererhellip

Livre Ier

62

De lrsquoautre cocircteacute de la porte

De lrsquoautre cocircteacute de la porte Il y a une sorte Drsquoanimal Deacutemon de mes nuits Diable de ma vie De lrsquoautre cocircteacute de la porte Il y a une espegravece De macircle Homme de ma vie Ombre de mes nuits De lrsquoautre cocircteacute de la porte Il y a une lumiegravere Tunnel de la mort Ou celle de la vie De lrsquoautre cocircteacute de la porte Il y a un bruit Courrier de mes ennuis Pas de mes amis De lrsquoautre cocircteacute de la porte Il y a une sonnette Celle que lrsquoon sonne Et je mrsquoabandonne Avec lui LrsquoAnimalhellip

CAHIERS DE POESIE

63

Le hasard nrsquoexiste pas

Le hasard nrsquoexiste pas Tout est preacutevu ici-bas

Une enfance Reacutesurgence

Le hasard nrsquoexiste pas Tout est attendu de lagrave

Pressenti Infini

Le hasard nrsquoexiste pas

Tout est en hibernation Ocirc sommeil Le reacuteveil

Le hasard nrsquoexiste pas

Tout est en congeacutelation Engourdi Par la Vie

Le hasard nrsquoexiste pas

Tout est une programmation Deacutesigner

Veacuteriteacute

Le hasard nrsquoexiste pas Il est en toi

Livre Ier

64

La poeacutesie disparue Faim drsquoanneacutee 20041

En cette fin drsquoanneacutee la poeacutetesse pleure lrsquoAsie du Sud-Est Et vous les poegravetes agrave vous drsquoobserver auriez-vous oublieacute Eacutevaporeacutees vos qualiteacutes Futiliteacutes Et votre cœur Et votre acircme A jamais endormis dans lrsquooubli de votre vie Laissez vos petites blessures de lrsquoautre cocircteacute de la porte Ocirc Marie Eacutecoute ma priegravere Inchallah Asie de lrsquoeau delagrave

1 Jeu de mots

CAHIERS DE POESIE

65

Sommeil sur la terre

Sommeil sur la terre Sommeil sous la terre Sur la terre sous la terre des corps eacutetendus Neacuteant partout Deacutesert du neacuteant Des hommes arrivent Drsquoautres srsquoen vont1

Omar Khayyacircm (1048-1131)

1 Le poegraveme est citeacute par Franccediloise-Jeannin-Kazeroonie-Dezellus

CAHIERS DE POESIE

66

Jenny MARTY

(France)

CAHIERS DE POESIE

67

Lrsquounionhellip

Doucement je te prends contre moi En caressant timidement de mes doigts Toute la surface qui eacutemane de ton ecirctre

Blanc immaculeacute qui ne demande qursquoagrave renaicirctre

Je vais griffonner quelques quatrains poeacutetiques Sur toi qui sont en attente des mots symphoniques

Afin de cacher ta nuditeacute pourtant si jolie Quand on la regarde tourneacutee vers lrsquoinfini

Ma plume boit ton eacutelixir couleur marine

Pour mieux griffonner sur le papier de Chine Quelques balbutiements envies et deacutesirs eacutepars

Qui peu agrave peu prendront leur envoleacutee vers lrsquoespace

Tu envelopperas mon corps devenu feacutebrile De tes pages remplies de mon encre indeacuteleacutebile

Et nous danserons en ne faisant plus qursquoun Sous une merveilleuse pluie discontinue drsquoembrun

Nous joindrons lrsquoosmose agrave cette chose agreacuteable

Qursquoest lrsquounion drsquoune feuille et drsquoune plume irremplaccedilable Pour le seul plaisir de nos regards tourneacutes vers lrsquohorizon

Dans un tendre va-et-vient nous serons au diapason

Laisse-moi eacutepouser les formes de ton ecirctre Au greacute du temps et de lrsquoespace

Et nous ferons renaicirctre Les seins de glace

Livre Ier

68

Sur le chemin Sans fin

CAHIERS DE POESIE

69

Quand un ecirctre vous manque

Tout est deacutepeupleacute autour de nous comme si Un agrave un les gens srsquoeacuteloignaient loin dici

En vous laissant seules et deacutesempareacutees Ainsi Quand un ecirctre vous manque crsquoest pour lrsquoinfini

Les journeacutees agrandissent les nuits aussi Tout devient inaccessible crsquoest une folie Le besoin drsquoaimer et de se sentir aimeacutees

Crsquoest une chose dont on ne peut pas se passer

Quand un ecirctre vous manque la vie est sans valeur Puisque seules nous sommes prostreacutees dans notre malheur

Aupregraves de la solitude agrave jamais pour toujours Faire un voyage vers le mal de vivre sans lrsquoonce drsquoun retour

Une destineacutee qui peu agrave peu au fil du temps blesse

Pour atteindre sans lrsquoombre drsquoun deacutetour nos faiblesses Un ecirctre nous manque et tout devient noir de jour en jour

Avec comme seule compagnie nos larmes face agrave ce deacutesamour

Avancer tout en souriant et croire encore en lrsquoamour Mais comment est-ce possible quand un ecirctre nous manque

Il ne nous reste qursquoun cercueil comme derniegravere planque A moins qursquoadvienne le baiser tant attendu drsquoun troubadour

Il est parfois bon de recircver mais seule face agrave la reacutealiteacute

La vie est autrement puisqursquoelle est agrave nos yeux deacutepeupleacutee De cette immense chose qursquoest le besoin drsquoecirctre aimeacutees Car quand un ecirctre nous manque crsquoest pour leacuteterniteacute

Livre Ier

70

Les acircmes esseuleacutees

Une rose est lagrave poseacutee pregraves drsquoun album agrave photos Quelques peacutetales sont tombeacutes sur le recueil des mots La piegravece sentait lrsquoencens et lrsquoespoirhellip Doucement la nuit tombe agrave pas de velours Le silence devient drsquoor agrave chaque carrefourhellip Sur un banc il y a un homme aux yeux hagards Precirct agrave passer une nuit de plus seul face agrave certains mauvais

[ regards (hellip) Une femme aux pas presseacutes srsquoarrecircte devant lui En lui donnant quelques sous et sa baguette de painhellip Elle lui glisse quelques phrases en cette nuit Froide et insensiblehellip Il est lagrave agrave regarder la gracircce et la beauteacute De cette apparition qui est agrave ses yeux Un don de Dieu Naturellement il accepte cette main (hellip) Peu agrave peu il reprendra en main son destin En croyant un peu plus agrave la viehellip La vie et ses secretshellip La vie et ses chagrinshellip La vie une fidegravele amiehellip Elle nrsquoest que mystegravere et infiniteacutehellip La femme nrsquoest qursquoune simple poeacutetesse Et crsquoest de par ses mots Qursquoelle taira les mauxhellip Elle reprend la rose qursquoelle caresse De ses doigts tout en recommenccedilant agrave eacutecrire de lrsquoautre Que peut-elle faire sinon devenir lrsquoapocirctre

CAHIERS DE POESIE

71

De toutes les acircmes esseuleacutees Sa tacircche est si simple ici sur terre Qursquoelle nrsquoest pas precircte de faire de sa vie un monastegraverehellip Bien au contraire Car jamais elle ne pourra se taire (hellip)

Livre Ier

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Lrsquoamour

Pas un ecirctre humain ne peut se passer drsquoamour Mais combien sur la terre vive un deacutesamour

Lrsquoamour commence degraves le premier instant de vie Pour lrsquoenfant que lrsquoon met au monde mais aussi

Quand lrsquoamour reacuteunit deux personnes en srsquoaimant sans deacutetour Dans un partage et une confiance pour toujours

On ne peut pas aimer sans lrsquoonce de brin drsquoamour

On ne peut pas faire lrsquoamour sans lrsquoombre drsquoun sentiment Pour celui ou celle avec qui on veut chaque jour

Aimer deacutesirer afin de ne faire plus qursquoun Sur le mecircme chemin jusqursquoagrave lrsquoinfini main dans la main

En se frayant un passage vers une destineacutee remplie drsquoamour

Lrsquoamour de son prochain lrsquoamour des becirctes et de la nature Lrsquoamour nrsquoa aucune limite car notre cœur est assez grand Pour aimer se diviser se multiplier jusqursquoau deacutecuplement

Mais face agrave lrsquohomme ou la femme de sa vie ce que lrsquoon ressent Est diffeacuterenthellip Lrsquoamour doit ecirctre agrave lrsquoinfini le ciment du couple

Sans amour tout srsquoeacutecroule comme un chacircteau de cartes

Lrsquoamour brille dans nos cœurs et tant que nous verrons lrsquoeacutetoile Lagrave-haut dans le ciel se pavaner avec gracircce

Lrsquoamour que nous donnons sans rien attendre en retour Se perdurera sur lrsquoimmensiteacute de la terre et de toute sa surface

En laissant comme une couleacutee drsquoembrun sur les toiles

Faire ce don crsquoest un heacuteritage que nous laisserons pour toujours

CAHIERS DE POESIE

73

Lrsquoamourhellip

Livre Ier

74

Lrsquoivresse de la vie

Ouvre tes bras afin que vienne jusqursquoagrave toi Lrsquoivresse de la vie qui te mettra en eacutemoi Porte ton regard sur notre nouvel avenir

Et ramegravene sur tes legravevres ton sourire

Eacuteclate-toi jusqursquoagrave lrsquoinfini des temps En surfant entre les mers et les oceacuteans

Nrsquoaie pas peur drsquoaller vers tes lendemains Arpenter ce monde qui est ton destin

Ouvre grand ton cœur agrave ton prochain En lui offrant une envoleacutee en son sein

Le partage nrsquoen sera que meilleur tu sais Et puis en acqueacuterant lrsquoosmose tu seraishellip

Tu serais aux anges alors crois en lrsquoamour

En fonccedilant vers les portes des toujours Lrsquoivresse de la vie te tend sa main

Prends-la et ose Va vers ton chemin

Ne fais pas de ta vie un champ de bataille Mais un havre de paix sans lrsquoonce drsquoune faille

Donne-toi en partage en abaissant les barriegraveres Pour au fil du temps atteindre la lumiegravere

Abreuve-toi des plaisirs sans en devenir ivre Tout en gardant toujours cette joie de vivre

Accueil agrave bras ouvert lrsquoivresse de la vie Que tu cheacuteriras jusqursquoagrave lrsquoinfini

CAHIERS DE POESIE

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Poeacutesie agrave lrsquoinfini

Belle Eacuteternelle Jolie Angeacutelique Poeacutetique Symphoniquehellip Poeacutesie De toi Jrsquoen reste inassouvie A lrsquoinfinihellip Quelquefois Je suis en eacutemoi Devant tes mots Qui sont agrave mes yeux Merveilleux Si beauxhellip Poeacutesie agrave lrsquoinfini Jrsquote tire mon chapeau Pour tes vers Deacuteposeacutes agrave pas de velours Sur notre terre En ce nouveau Milleacutenairehellip En toi Il y a des syllabes amp des voyelles Des ratures Le tout eacutecrit avec amour Dans de tendres murmureshellip Tu es tendresse

Livre Ier

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Passion Finesse Bonheur Mais quelquefois Tu hurles agrave chaque carrefour Tes maux Douleurs Rancœurs Face agrave la socieacuteteacute (hellip) Poeacutesie agrave lrsquoinfini Tu es lrsquoamie La confidente De lrsquoeacutecrivain Qui ne peut rester en attente Drsquoeacutecrire encore et encore Sur ton laquo corps raquo Immaculeacutehellip Je deacutesire dans mon cercueil satin Un parchemin Entre mes mains Et poseacute avec tendresse Entre mes seins Ma poeacutesie pour lrsquoinfini (hellip)

CAHIERS DE POESIE

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Les roses de lrsquoamour Une rose eacutetoileacutee Pour toi belle dulcineacutee Belle de jour Pour toujours Jrsquotrsquoaime mon amourhellip Une deuxiegraveme ma bellissima Pour trsquooffrir en partage Un sourire sur ton ravissant visage Laissant entrevoir des yeux Couleur bleuehellip Une troisiegraveme que je deacutepose Au creux de ta main Avec une bague Une prose Un bisou Puis tous nagerons dans la vague Formeacutee de perles de roseacuteeshellip Une quatriegraveme Pour te dire simplement laquo je trsquoaime raquo La cinquiegraveme au pourtour Oranger Pour ton corps de prsquotite feacutee Doucement je la glisse entre tes seinshellip La sixiegraveme est sur les draps satin Couleur eacuteternelle Celle de lrsquoamour Celle drsquoun jour Celle de toujourshellip La septiegraveme repreacutesente lrsquoeacutetincelle

Livre Ier

78

De ton regard amoureux de la vie Alors reste ainsi La huitiegraveme se pavane sur ton bureau Endroit magique ougrave tu eacutecris tes mots Face agrave une bougie Dansant au rythme de ta respirationhellip La neuviegraveme pour te dire laquo ti amo raquo Tout ce qui eacutemane de toi est si beau Que mon deacutesir est de trsquoemporter Vers un sublime destin Qui sera le nocirctrehellip Donne-moi ta main Offre-moi ton cœur Et je te couvrirais de fleurs Pour lrsquoinfinihellip Une deux trois (hellip) Roses Peu importe puisque que se sont les roses de lrsquoamour Des roses pour celle qui sera mienne un jour Des roses pour toi Alors laisse pour une fois Eacuteclater ta joie dans une de tes compositions Une prose Qui me mettra en eacutemoihellip Une rose eacutetoileacutee A jamais se perdure vers lrsquoeacuteterniteacute (hellip)

CAHIERS DE POESIE

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Psaume drsquoamourhellip Mais encore

Aimerhellip Trsquoaimerhellip Je trsquoaimerais si fort

Jusqursquoagrave lrsquoinfini des tempshellip Mais encore

Je serais la femme maicirctresse Une douce caresse

Qui viendra la nuit dormir contre toi Et dans un eacutelan de tendresse

Tu mrsquoenlaceras au milieu des draps de soie Tu mrsquoemporteras jusqursquoau Mont-Royal

Jrsquoserais ton petit reacutegal Mais encore

Je te coucherais des psaumes drsquoamour A chaque carrefour

Et sans deacutetour Tu les attraperas au volhellip

Je deviendrais une parabole Afin que tu me captes lagrave ougrave je suishellip Je serais ton Aphrodite de tes nuits Et dans un tendre corps agrave corps

Nous irons en partance en gondole A Capri nous fondre dans les grotteshellip

Mais encore Je trsquooffrirais des matins cacirclins

En devenant une succulente papillote Que tu parcourras avec deacutelicatesse

De ta langue assoiffeacutee de mon laquo moi raquohellip Je te nommerais roi

Tu seras mon roi et je serais ta reine

Livre Ier

80

Et agrave tes pieds je deacuteposerais des psaumes drsquoamour Pour te conter mon ivresse

De toihellip Mais encore

Mais encore Mais encore

Sans tabous je serais tienne Mes mots seront douceur

Ma peau chaleur Mes legravevres assoiffeacutees Mon deacutesir reacutealiteacutehellip Mais encore

Des psaumes drsquoamour Pour toi mon bohegraveme

Des regards chaque jour Afin de me noyer dans tes yeuxhellip

Des laquo je trsquoaime raquo

De beaux poegravemes Un destin le nocirctrehellip Nrsquoest-ce pas merveilleux

CAHIERS DE POESIE

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Ton amitieacute eacuteternellehellip

Que serais-je sans toi si tu me rejetais Au loinhellip Comme si tu me pieacutetinaishellip Jrsquone serais rien crois-moi Car mecircme si tu es marieacute(e) Jrsquoaurais toujours besoin de ton amitieacute Comment croire qursquoentre nous tout est fini Comme si rien nrsquoavait existeacutehellip Comment veux-tu que je trsquooublie toi mon ami(e) Puisque nous sommes lieacute(e)s Et que tu sembles encore mrsquoaimer Je caressais lrsquoespoir de te charmer Mais comment pourrais-tu te donner agrave moi Puisqursquoagrave nous deux nous pourrions tout briser Et taire agrave tout jamais cet amour que nous avons lrsquoun pour lrsquoautre (hellip) Soyons ami(e)s les meilleurs ami(e)s du monde Toujours lagrave pour toihellip Toujours lagrave pour moihellip Des larmes inondent Mon triste visage Mais crsquoest tout ce que je demande Ton Amitieacute Eacuteternellehellip Qursquoest-ce lrsquoamitieacute dans une vie Crsquoest beaucouphellip Crsquoest des Milliers de Nuageshellip Des Millions drsquoEacutetoileshellip LrsquoImmensiteacute Reacuteelle De deux ecirctres srsquoaimant pour lrsquoinfini Comme toi et moi Moi et toi En tant qursquoami(e)s

Livre Ier

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Permets-moi drsquoecirctre un instant ton apocirctrehellip Celle qui sera lagrave Celle qui trsquoouvrira les bras Pour te consoler quand tout ira mal ici-bashellip Je ne veux qursquoune chose Ton Amitieacute Eacuteternelle Qursquoelle puisse grandir agrave petites doses Pour toujours agrave tout jamais se perdurer dans le tempshellip Sourire agrave chaque renouvellement de printemps Et passer les frontiegraveres en allant jusqursquoau firmamenthellip Je trsquoaime mon ami(e) Je trsquoaime tout simplement

CAHIERS DE POESIE

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Un deacutesert en pleurshellip Cindy Eacutecoute ce hurlementhellip Il vient de mes entrailleshellip Crsquoest un cri de deacutesespoir et de ragehellip Je patauge dans un mareacutecage Depuis des mois et des mois A ne plus savoir quoi fairehellip Ocirc Je ne puis me taire Face agrave cette douleur amegraverehellip Jrsquoai beau lutter je ne trouve point la faillehellip Ma vie est plongeacutee dans un total deacutesarroi Un fosseacute grandit entre toi et moi Oui Entre nous il y a cet abicircmehellip Petite fille tu es agrave mes yeux sublime Une perle beacutenite des dieuxhellip Je trsquoai enfanteacutee dans la joie Je trsquoai donneacute la viehellip Un cadeau merveilleuxhellip Mais tu me manques tellementhellip Ton absence est un malheur Un deacutesert en pleurs Une oasis sans fleurshellip Cindy Jrsquoessaie de tatteindre sans le pouvoirhellip Des grains de sables nous seacuteparent Le vent du Sahara se deacutechaicircne chaque soir Un mot de ta part Un simple regard Mais rien ne se passe depuis ton deacuteparthellip Ocirc Mon Dieu POURQUOI Elle est mienne

Livre Ier

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Et je veux qursquoelle me revienne Avant qursquoil ne soit trop tardhellip Une megravere qui se meurt Sans son enfanthellip Elle srsquoenfonce dans les profondeurs Nauseacuteabondes du neacuteanthellip Cindy Ton absence est un malheur Un deacutesert en pleurs Un oasis sans fleurshellip

CAHIERS DE POESIE

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Une entente planeacutetaire

Les yeux larmoyants je fuis sans lrsquoonce drsquoun discours Ce monde qui malheureusement se perdure sans deacutetour Mais tenaces elles srsquoaccrochent les sangsues agrave ma chair

Pour me voir finir en lambeaux dans les entrailles de la terre

Ocirc Mer Deacutelivre-moi de cet enfer qui peu agrave peu mrsquoemporte Vers le neacuteanthellip Crsquoest un monde reacutepugnant qui me deacutegoutte

Un monde ougrave je nrsquoai pas ma place pour atteindre la porte Celle qui srsquoouvre sur ma destineacutee en partant de la troisiegraveme voucircte

Toi le ciel je veux voir ta colegravere entre tes eacuteclairs eacuteparses

Oui Crache ton venin sur ces ecirctres immondes et malfaisants Embrase la terre de tes larmes amegraveres sur toute sa surface

En eacutepargnant je trsquoen supplie les honnecirctes gens et les enfants

Amis volcans deacutechaicircnez-vous comme le feraient toutes les megraveres Unissons nos forces pour aneacuteantir la vermine du troisiegraveme Milleacutenaire

Et toi le tremblement de terre aspire-les au creux de tes viscegraveres Ensemble faisons leur face comme si lrsquoon reacutepondait agrave leur guerre

Pourquoi srsquoeacutecharnent-ils ainsi sans se soucier des conseacutequences A savoir qursquoils srsquoen mordront les doigts ici-bas ou dans lrsquoau-delagrave

Je fuis en courant ces malotrus vers un lieu sucircr avant que ne sonne le glas Comme tout un chacun je veux la seacutereacuteniteacute la paix la gueacuterison et lrsquoespeacuterance

Filez Des pestes vous ecircteshellip Pire que tout vous serez les oublieacutes de la terre Les deacutemons assoiffeacutes de chairs humaines ne feront qursquoune boucheacutee de vous

De vous agrave moi Eacuteloignez-vous vite vite de moi avant que le peuple devienne fou Car je nrsquoaspire qursquoagrave une chose dans la vie une entente planeacutetaire

Livre Ier

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Crsquoest bientocirct Noeumll

Les rayons de magasins peu agrave peu se remplissent Les vitrines quant agrave elles srsquoembellissent Et derriegraverehellip Il y a des regards drsquoenfants envieux Chaque anneacutee crsquoest la mecircme chose Alors pourquoi pourquoi mon Dieu Pourquoi ne pas se battre pour une bonne cause Ces enfants sont notre avenir Ils ne sont pas ici sur terre pour souffrir Encore moins pour pleurer en ce jour Ils sont lagrave devant une triste nouvelle Car crsquoest bientocirct Noeumll Mais ougrave est donc cet amour Je parle de lrsquoamour maternel amp paternel Celui qui est eacuteternel Dans le cœur drsquoun enfant Je ne sais que faire Pour leur venir tous en aide alorshellip Alors je queacutemande Au peuple de la terre De leur tendre leur main De taire leur chagrin De leur offrir Un sourire En offrande Crsquoest bientocirct Noeumll Et oui Combien auront froid et faim Pendant que drsquoautres se rempliront lrsquoestomac Mon Dieu que la deacutecheacuteance humaine est tombeacutee bien bas Plus les anneacutees passent Plus il y a des douleurs horribles en surface

CAHIERS DE POESIE

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Et les premiers toucheacutes sont nos petites tecirctes blondes Rejeteacutees abuseacutees violenteacutees par des ecirctres immondes Vous les malotrus passez votre chemin Crsquoest bientocirct Noeumll et soyez certains Que la becirctise se paiera un jour ou lrsquoautre Lrsquoenfant il est de toutes les races et de toutes les cultures Lrsquoenfant que lrsquoon vend lrsquoenfant que lrsquoon tuehellip Cet enfant-lagrave crsquoest le fils ou la fille de lrsquohumaniteacute Et nous en sommes responsables Soyez-en sucircrs Ma lutte continue Car agrave mes yeux il mrsquoest deacutesagreacuteable De voir un enfant blesseacute Qursquoil soit le mien le leur ou le vocirctre Drsquoavancehellip Un joyeux Noeumll

Livre Ier

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De gracircce

De gracircce messieurs ne laissez pas le peuple en attente Mais offrez-leur je vous en supplie un avenir qui chante Personne nrsquoa le droit de deacutetruire un recircve comme la vie Qui aux yeux de tout un chacun agrave des valeurs infinies Si lrsquoon venait srsquoen prendre aux vocirctres afin qursquoils subissent Les mecircmes horreurs pour finir ensuite dans les abysses Je ne pense pas que vous approuviez une seconde Encore moins lrsquoideacutee de voir nos gestes immondes Il est important quelquefois de savoir inverser les rocircles Et de vous montrer que de tuer ce nrsquoest pas drocircle Ocirc Non messieurs vous causez tellement de malheur Que vous naissez avec une pierre agrave la place du cœur De gracircce quand aurez-vous compris que sur la terre Nous devons tendre la main aux terriens nos fregraveres Votre et notre devenir en serait agrave ce jour meilleur Le racisme est horrible et inconcevable agrave mes yeux Vous tenez entre vos doigts une bombe humaine La pire des choses ici-bashellip Messieurs crsquoqui me gegravene Crsquoest la souffrance que je vois au travers de lrsquounivers Et tout cela gracircce agrave vos horribles guerres De gracircce messieurs abaissez vos armes Afin que ne soient plus verseacutees les larmes Soyez pour le peuple des troubadours Apportant un message de paix et drsquoamour

CAHIERS DE POESIE

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Ocirc De gracircce messieurs Cela serait merveilleux Si vous nous offriez Votre amitieacute

Livre Ier

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ESSEhellip

Altesse Duchesse Princesse Deacuteesse Belles ivresses De nos jeunesses Prenez en partage la caresse Que je vous laissehellip Tout en finesse Sans aucune maladresse Je resterais la poeacutetesse Divine maicirctresse De mes mots nommeacutes deacutetresseshellip Crsquoest une promesse Figeacutee dans votre carnet drsquoadresses Au loin la paresse Plus de petitesse Par politesse A vos piedshellip Je mrsquoabaisse Pour vous deacuteposer mille tendresseshellip Drsquoune prosehellip Je resterais la diablesse Inassouvie drsquoun monde poeacutetique devenue enchanteressehellip Donnez-moi en plus car en douce poeacutetesse Je veux mourir drsquoivresse Au beau milieu des mots intituleacutes laquo caresseshellip raquo

CAHIERS DE POESIE

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Sacrificehellip

Les yeux dans les yeux ils dansent comme si Crsquoeacutetait le dernier dernier jour de leur viehellip La valse semble eacuteternellehellip Elle si belle

Qursquoil ne peut deacutetacher son regard sur celle Qui a eacuteteacute son unique bonheur pour lrsquoinfini

Depuis leur rencontre elle lutte contre la maladie

En la faisant tournoyer il pense agrave sa bien aimeacutee Qursquoune larme coule sur son visage amaigri et rideacute

Mais que faire pour lui ocircter ses maux pour toujours Que faire pour ramener agrave moi ce microbe qui la tue

Ocirc mon Dieu Aidez-moi agrave sauver ma belle inconnue Si belle que pour elle je lui donnerais ma vie par amour

A genoux il embrasse la main de celle qui fut sienne

Depuis qursquoils se sont dit laquo OUI raquo le jour de leur mariage Puis il semble srsquoeacutevader un court instant comme sihellip

Comme si son deacutesir allait ecirctre exauceacute en lui donnant sa vie Et pourtanthellip Aux pieds de la belle une rose rouge saignait Comme si elle avait pris sur elle toutes ses douleurs et plaies

A son tour elle srsquoagenouille pour laquo le raquo regarder en caressant

Une par une ses peacutetales denteleacutes engorgeacutes de sang Puis elle se sent reconnaicirctre face agrave laquo cette fleur raquo qursquoelle a tant aimeacutee Car pour elle il a tout deacutelaisseacute pour ecirctre pour toujours agrave ses cocircteacutes

Dans la joie et les pleurs dans le bien ecirctre ou la souffrance Par amour pour sa belle il a fait don de sa vie sur une derniegravere danse

Eux deux si compliceshellip Quel beau sacrifice

A la plus belle des ambassadrices Qursquoil eut aimeacutee avec passion et deacutelice

Seule elle veillera sur cette rose couleur rouge sang

Livre Ier

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Afin qursquoensemble ils puissent partir jusqursquoagrave lrsquooreacutee du temps

CAHIERS DE POESIE

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Ta plume

Elle est lagrave sautillant Dansant Sur le papier blanc En y laissant sa trace En surface Au fil des pages Sans oublier la preacuteface Belle donzelle Que de mains trsquoont tenue Telle une sangsue Tu jouis encore de leurs preacutesences Pour jouer de ta prestance En y laissant quelques empreintes eacuteparseshellip Dans le temps jadis Tu eacutetais lrsquoamie fidegravele des eacutecoliers Qui fiegraverement te trempaient dans leur encrier Pour eacutecrire sur leurs cahiers Et que dire sur nos poegravetes disparus Ne posseacutedant qursquoune bougie comme eacuteclairage Ils vivaient de leur plume En admirant la brume Et les saisons volageshellip Prsquotite plume Trsquoassume Depuis la nuit des temps Des eacutecrits agrave nrsquoen plus finir Des livres messages Recueils contes bibles parchemins A lire

Livre Ier

94

Et agrave relirehellip Hop Un plongeon dans lrsquoencre bleuteacutee Pour y deacuteposer Avec ta plume agile Des mots indeacuteleacutebiles

CAHIERS DE POESIE

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Claude HIBLOT

(France)

CAHIERS DE POESIE

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Ougrave es-tu

Ocirc ma fauve eacutegeacuterie Ma vipegravere ougrave es-tu Mors moi venin furie Je trsquoattends ougrave es-tu Malheureux badinage Tu ne mrsquoaimes plus Crsquoest un carambolage Je trsquoattends ougrave es-tu Jrsquoaurais recircveacute sans frein Ton corps tes reins nus Et mes mains sur tes seins Je trsquoattends ougrave es-tu Jrsquoaurais recircveacute en vain Et je trsquoaurais perdue Pour un oui pour un rien Je trsquoattends ougrave es-tu

CAHIERS DE POESIE

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Eacuteclisses

Ce nrsquoest que lrsquoeacutetincelle Et crsquoest deacutejagrave la braise Deacutejagrave lrsquoeacuteclisse sucreacutee Les eacutepices enfieacutevreacutees La reacuteglisse et la fraise Et ses legravevres cannelle Crsquoest encore la lisiegravere Et deacutejagrave la douce glisse Deacutejagrave la volute la caresse La soyeuse tendresse La fontaine aux deacutelices Enchacircsseacutee de lumiegraveres Bat mon cœur bat Chamade ou breloque Bat son plein bonheur Roule tambour pleure Danse chante moque Bat mon cœur aime-la

Livre Ier

98

Cafards drsquoautomne

Rampants cadaveacutereux Les brouillards givrants Interdisent au soleil Drsquoeacutecarquiller les yeux Cafards drsquoautomne Pureteacutes taries Au bas du village creux Le ruisseau murmurant En un demi-sommeil Fuit son lit tortueux Cafards drsquoautomne Chœurs engourdis Depuis les toits honteux Srsquoeacutelegravevent peacuteniblement Sans savoir vers quel ciel Des moutons charbonneux Cafards drsquoautomne Ardeurs fleacutetries De son clocher anxieux Lrsquoeacuteglise obstineacutement Donne lrsquoheure artificielle Au pays besogneux

CAHIERS DE POESIE

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Cafards drsquoautomne Meacutelancolie

Livre Ier

100

Tango

Il est si beau le tango bleu Celui qui danse avec le feu Il est si fort le tango noir Celui qui danse le deacutesespoir La cumparsita si La paloma ya Plus fou plus langoureux Le tango rouge et noir Plus doux plus amoureux Le tango bleu drsquoun soir La cumparsita si La paloma ya Viens rouler dans mes bras Viens danser dans mes yeux Viens partager mes pas Viens chanter dans mon jeu La cumparsita si La paloma ya Allons danser veux-tu Chantons dansons sans cesse Allons chanter veux-tu Dansons chantons lrsquoivresse

CAHIERS DE POESIE

101

La cumparsita si La paloma ya

Livre Ier

102

Tes larmes noires

Jrsquoai lu tes larmes noires A tiacute Maria del mar Marie Marie-Mar A tiacute Marie Maria del Mar Maravillosa y feminina Corazoacuten y razoacuten de hermosura Claramente acata la ley divina De la clausura viva de la vida Jrsquoai vu tes inquieacutetudes et tes sourires heureux Jrsquoai lu tes moues joyeuses tes sentiments anxieux Jrsquoai reccedilu les souffrances les espoirs fougueux Ougrave tu puises ta force et ton rire contagieux A tiacute Maria del Mar poetica Caacutercel feliz de la belleza Aureo rostro celeste mirada Misteriosa fontana de alegriacutea Y de sabiduriacutea traviesa Jrsquoai lu les pleurs noirs dans tes yeux drsquoAndalouse Jrsquoai vu le deacutechirement le bourdon et le blues Jrsquoai bu les larmes chaudes dansant le flamenco Enflammant la torpeur de doux recircves indigo A tiacute Marie Maria del Mar Mar de los suentildeos infantiles Flor de las flores azules

CAHIERS DE POESIE

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Luces de la luce ardiente Tu canto es la rima caliente Effaccedilant la teacutenegravebre drue la jalouse la morose Lrsquoeacutetoile mysteacuterieuse illumine tes yeux de jais Et toi gracieuse tu passes raffineacutee virtuose Rose forte et deacutetermineacutee maicirctresse du palais Marie Maria del Mar Gouttelette de mer Deacutelicat eacuteclat de joie Tu vois le tintamarre Que ton sourire ibegravere Fais reacutesonner en moi

Livre Ier

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Alors poegravete ougrave es-tu

Alors poegravete futile nrsquoas-tu rien agrave pleurer Sauf ton petit cœur abandonneacute qui trisse Et qui migre rien rien de plus agrave proteacuteger Si ta plume agrave lisser aux reflets de Narcisse Alors eacutecrivaillon rien drsquoautre agrave meacutenager Que ton petit miroir petit toi preacutetentieux Et tes tristes amours et tes chagrins pisseux Tu dis que ccedila nrsquova pas trsquoas rien agrave ajouter Ah elle est belle ta plume jolie parure de paon Dans sa deacutemonstration de roue verte aux yeux noirs Ta deacutemarche de dindon lui fait rendre raison De mecircme ta poeacutesie et tes chansons agrave boire

Ta plume ne disais-tu pas ta Durandale Tu devais la porter si haut et pourfendre Les feacutelons et quoi hellip quoi cet appendice caudal Plumitif faceacutetieux rigolard et trop tendre A qui veux-tu faire peur et qui va srsquoy meacuteprendre Regarde ce clochard et ce chien bien en face Et dis-leur qui tu es dis-leur srsquoils veulent entendre Le deacutedain le meacutepris lrsquoindiffeacuterence ccedila trsquoagace Et pourtant elle est ougrave elle est ougrave ta hargneuse Envie de justice il est ougrave ton combat ougrave Sur le mur de ta chambre lrsquoaffiche racoleuse Le portrait du Che Et Mao et crsquoest tout

CAHIERS DE POESIE

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La carpe est agrave lrsquoeau

Crsquoeacutetait un soir Ou une nuit Un beau canard Bourreacute drsquoennui Cherchait des vers Solides en our Des rimes en lrsquoair Pour faire lrsquoamour Il en a marre Des gros tecirctards Canard bizarre Soixante balais Murs aux cerises Fada jobard Ouf et dadais Ado en crise Il en a marre Des gros tecirctards Bah ougrave est-elle Sa jolie canne La belle colombe Toute en dentelle Sa poule faisane Douce palombe

Livre Ier

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Il en a marre Des gros tecirctards Ougrave est lrsquoappeau Appel appeau Bah ougrave est-elle Dans sa dentelle Fille ingeacutenue Tombant des nues Il en a marre Des gros tecirctards Appeau Appeau Et alors Plaf Un vole de carpe Qui tombe agrave lrsquoeau Bah eh fais gaffe Ou je trsquoeacutecharpe Gros dindonneau Il en a marre Des gros tecirctards laquo ― Ah non pas dinde Je suis la carpe raquo Elle dit la dingue laquo ― Je suis si belle Jrsquoarrive drsquoInde Avec ma harpe En caravelle raquo Il en a marre Des gros tecirctards

CAHIERS DE POESIE

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laquo ― Tu trsquoappelles raquo laquo ― Marie Theacuteregravese La carpe qui rit Quand on la braise raquo laquo ― Tu sens la fraise Trsquoes tregraves jolie Trsquoes javanaise Trsquoes demoiselle raquo Il en a marre Des gros tecirctards laquo ― On fait lrsquoamour raquo laquo ― Cochon canard raquo laquo ― Trsquoes si jolie Jrsquoai tregraves envie Drsquoun gros panard Baisse lrsquoabat-jour raquo Il en a marre Des gros tecirctards laquo ― Cours toujours Zappe mes appas Tiens vrsquolagrave mon mac Un beau brochet De vingt balais Je lrsquoaime drsquoamour raquo Il en a marre Des gros tecirctards laquo ― Ah le tango Lrsquoa dans la peau Le flamenco

Livre Ier

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Et les toros Crsquoest son boulot A mon jojo raquo Il en a marre Des gros tecirctards Tu nrsquoauras pas Theacuteregravese Petit canard laqueacute Elle nrsquoest pas Antibaise Mais elle srsquoest deacutebineacutee Moraliteacute Y en a pas Des appas Y en a pas Non plus Zut ccedila ne rime plus

CAHIERS DE POESIE

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La chanson de Chloeacute preacute-poeacutesie ado

Chloeacute ma belle Mon roudoudou Regard rebelle Petit bijou Tu lrsquoas eacutecrite Ta belle chanson Une reacuteussite Pleine drsquoeacutemotion Chloeacute ma belle Mon roudoudou Regard rebelle Petit matou Crsquoest une peacutepite Pour la moisson Des marguerites De la passion Chloeacute ma belle Mon roudoudou Regard rebelle Gentil tatou Viens dans la ronde Danse les vers fous Et lance agrave lrsquoonde Ton beau caillou

Livre Ier

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Chloeacute ma belle Mon roudoudou Regard rebelle Petit chouchou Fracasse la chaicircne Des mots jaloux De toi la reine Aux yeux cachou Chloeacute ma belle Mon roudoudou Regard rebelle Petit loulou Ouvre la cage Casse le verrou Peins le plumage Drsquoun beau vers doux Chloeacute ma belle Mon roudoudou Regard rebelle Joli coucou Libegravere la graine Et legraveve lrsquoeacutecrou De la rengaine Au cœur zazou Un gros bijou Comme un caillou Tombe dans les choux Pregraves drsquoun joujou Sur un hibou Qui srsquogratte les poux Au drsquosus des genoux

CAHIERS DE POESIE

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Et moi Jrsquote dis Chloeacute Merci Ma joie Jrsquoeacutecris Chloeacute Merci A toi Si si Chloeacute Merci

Livre Ier

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Sage comme une image Chanson pour Ethel

La belle Ethel est sage Comme une image Mais si mais si Elle dessine sur sa page Un eacuteleacutephant qui nage Un kiwi qui dit oui Une guenon qui dit non Et un serpent python Qui joue du mirliton La belle Ethel est sage Comme une image Eh si pardi Elle dessine sur la plage Avec des coquillages Un petit ouistiti Avec un gros bidon A chrsquoval sur un dragon Qui joue drsquolrsquoaccordeacuteon La belle Ethel est sage Comme une image Bah oui bah oui Dans le ciel de marelle Elle peint agrave lrsquoaquarelle Un canard rikiki Il cacircline un pigeon

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Qui roucoule sa chanson En jouant de lrsquoorpheacuteon La belle Ethel est sage Comme une image Ah bon ah si Elle gribouille une citrouille Et pregraves drsquoune grenouille La pie en bigoudis Monte agrave califourchon Le grand cameacuteleacuteon Qui souffle dans son clairon Ouistiti Rikiki Fait pipi Au lit Prsquotit coco Corico Fait du cacao Tout chaud

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Marie-Claude MARTY

(France)

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Amour

Nuits bleuteacutees Chants drsquoalleacutegresses

Souvenirs tourmenteacutes En un soir drsquoivresse

Entendre au lointain Des rires drsquoenfants

Qui srsquoeacutegregravenent au loin Dans le printemps naissant

Une main qui caresse

Le dos deacutejagrave voucircteacute Du passant en paresse

De vie et drsquoeacuteterniteacute

Un sourire amorceacute Un espoir de promesses

Croire en lrsquohumaniteacute Et toujours avancer

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Laurent FELS

(Luxembourg)

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Sans paroles1

Il est des nuits sans passeacute obscur chapitre de lrsquoHistoire terreur cris angoisses Silence Grand bourdonnement des heacutelices eacutetincelles volantes puis tout demeure en sourdinehellip

1 Extrait du recueil Paroles oublieacutees Paris Eacuteditions Le Manuscrit 2005

Livre Ier

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La Bibliothegraveque

Refuge magique Gardien de secrets Tombeau vivant des grands eacutecrivains comme Bossuet Feacutenelon Voltaire Baudelaire Saint-John Perse ou Proust Tous y ont laisseacute leur sagesse et y vivent ensemble mais non sans clivagehellip Lrsquoescalier en colimaccedilon menant au Premier Eacutetage comme lrsquoacircme des Poegravetes srsquoenvole vers des sphegraveres supeacuterieures Ce sont maintenant les Auteurs Antiques qui appellent le visiteur vers le centre de la sagesse Lecteur Sache qursquoen ouvrant une page de quelque livre

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que ce soit Tu plonges dans un Univers qui ne trsquoappartient pas Les opinions peuvent srsquoopposer entre Philosophes ou Eacutecrivains comme des lettres noires sur une page blanchehellip Respecte-les toutes mecircme si elles peuvent te paraicirctre eacutetranges et appreacutecie le cadeau extraordinaire que les Penseurs et Hommes de Lettres trsquoont leacutegueacute Ce nrsquoest qursquoagrave travers Ta Personne qursquoils continuent de vivre agrave lrsquointeacuterieur et agrave lrsquoexteacuterieur de leur sarcophage en feuilles

Livre Ier

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Lrsquoattente

En regardant par la fenecirctre Tu ne vois que pluies et brouillard Pas un seul cri drsquooiseau ni un rayon de soleil Rien que de la grisaille Tristesse Les arbres ne portent plus une seule feuille Les fleurs sont effeuilleacutees sous lrsquoeffet Drsquoun vent inapprivoisable Un vrai paysage de deacutesespoir Crsquoest la saison que veux-tu faire Bientocirct les rues et forecircts seront couvertes Drsquoun voile blanchacirctre et eacutepais Et tu ne sauras plus distinguer ni lac ni prairie Noeumll approche agrave pas de geacuteant Fecircte des familles et de lrsquoamour Autour drsquoune grande table On est reacuteuni en toute harmonie crsquoest coutume Toutefois beaucoup de personnes sont seules Et abandonneacutees de leurs proches Surtout les gens acircgeacutes laquo dont on nrsquoa plus besoin raquo Comme le formulent les jeunes parfois Que ce poegraveme soit deacutedieacute agrave ces naufrageacutes du Temps Dont le chagrin a blanchi la chevelure Non sans peines ni douleurs Ils sont courbeacutes sous le travail de longues anneacutees

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Ne les oublions pas et invitons-les agrave notre table Qursquoils soient remercieacutes de ce qursquoils ont fait Pour nous LrsquoEacutetoile bleue luira aussi pour eux

Livre Ier

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Degraves que

Degraves que tu seras partie la vie deviendra Insupportable pour moi Comment pourrai-je vivre sans toi Dans cette ville qui ceint la haine humaine Degraves que tes beaux yeux bleus se deacutetourneront Des miens pour fixer les vastes oceacuteans Qui nous seacutepareront pour un certain temps Je me rendrai compte agrave quel point tu me manqueras Degraves que tes cheveux flavescents seront Caresseacutes par les douces brises marines Et degraves que je ne sentirai plus ton parfum exotique La nuit eacuteternelle deacuteploiera son grand voile noir pour tuer Les derniers rayons de soleil Bien que nous soyons loin lrsquoun de lrsquoautre Notre amour ne sera pas moins fort Nos acircmes fondront et engendreront un nouveau jour Degraves que tu seras de retour pour toujours Sicut flumina per campum labuntur Ita animae nostrae una progredientur

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Flocons de neige

Lrsquoatmosphegravere est calme Il y a tregraves peu de vent un grand froid srsquoeacutetend sur Les champs et collines Des nuages cumuliformes srsquoapprochent lentement Et commencent agrave saupoudrer leacutegegraverement la surface Terrestre de leur divin blanc On dirait qursquoIreacuteneacutee mecircme srsquoest endormi courbeacute sur ce Paysage exempt de toute violence et haine semble-t-il Comme il serait facile de srsquohabituer agrave une telle scegravene Paradisiaque Toutefois agrave lrsquoinstar de notre vie la neige disparaicirct apregraves un certain temps Ce calme qui nous est si familier Et auquel nous deacutesirons nous accrocher Il nrsquoexiste pas pour tout le monde Avant-hier encore certains nrsquoauraient pas penseacute que Chez eux La vie srsquoeffondre si rapidement Des vagues geacuteantes plus infacircmes que Polyphegraveme Se sont empareacutees du pays mecircme En nrsquoy laissant qursquoun sauvage abattoir

Livre Ier

Cadavres Deacutechiqueteacutes Maisons Deacutetruites Partout Rien Que Des Deacutebris Et le corps drsquoun petit enfant innocent Gicirct sur une civiegravere agrave cocircteacute drsquoune tour Eacutecrouleacutee et ressemblant agrave une pelote de laine Dont Atropos a coupeacute le filhellip En contemplant tranquillement notre paysage hivernal Accordons une penseacutee aux victimes drsquoAsie du Sud Chacun drsquoentre nous aurait pu ecirctre concerneacute Sans ecirctre preacutevenu Comme la neige fond souvent du jour au lendemain

(1)

1 laquo Considegravere les malheurs de tes amis comme les tiens raquo

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Deuxiegraveme partie

Eacutetudes lectures et analyses

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Mary-Jo ANDRICH

(Luxembourg)

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EacuteDOUARD GLISSANT Soleil de la conscience

Une reacuteflexion critique sur lrsquoexotisme

Lrsquoexotisme deacutesignant selon Le Petit Robert laquo tout ce qui nrsquoappartient pas aux civilisations de lrsquoOccident raquo agrave savoir tout ce qui provient des pays lointains et chauds constitue une notion rejeteacutee par lrsquoeacutecrivain martiniquais Eacutedouard Glissant dans son œuvre intituleacutee Soleil de la conscience Pour deacutefinir son exotisme lrsquoeacutecrivain srsquoinspire des propos de Victor Segalen que lrsquoon trouve dans lrsquoEssai sur le divers ougrave ce dernier a formeacute le projet de reacuteeacutevaluer la notion drsquoexotisme en lui donnant une authenticiteacute une pleacutenitude qui lui ont eacuteteacute confisqueacutees par les litteacuteratures coloniales Deacutesormais on ne relate plus agrave la faccedilon des eacutecrivains colonialistes car Glissant manifeste cette ambition drsquoaboutir agrave une contestation du voyage lui-mecircme les lieux du reacutecit de voyage se trouvant ainsi bouleverseacutes Lrsquoexotisme devient alors une interrogation philosophique en ce qursquoil est la relation drsquoun contact authentique et par conseacutequent parfait avec lrsquoailleurs lrsquoautre La notion de divers est mise en valeur ici le rapport que le voyageur peut entretenir avec lrsquoailleurs le voyage constituant enfin un formidable moyen du voyageur pour acceacuteder agrave la diversiteacute En reprenant le terme drsquoexotisme certes inspireacute par Segalen comment Eacutedouard Glissant arrive-t-il agrave poser une toute autre probleacutematique lrsquoexotisme agrave rebours et agrave lui attribuer un sens plus profond plus pur et par conseacutequent hors du commun

Apregraves avoir releveacute quelques eacuteleacutements dans Soleil de la conscience

qui teacutemoignent de la diffeacuterence entre lrsquoacception quotidienne et la

Livre Ier

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deacutefinition nouvelle du mot laquo exotisme raquo nous allons voir comment Glissant eacutechappe agrave lrsquoexotisme des reacuteveacutelateurs pour enfin constater par quels moyens il arrive agrave deacuteguster le divers agrave la faccedilon segalenienne et par conseacutequent agrave critiquer la vision du simple voyageur laquo voyageant avec ses bas de laine raquo

Drsquoabord il est indispensable de noter que Glissant dans son

œuvre ne deacutecrit pas la quecircte drsquoun pays exotique dans lrsquoacception commune du mot et par conseacutequent comme lrsquoaffirme Segalen laquo il ne peut y ecirctre question de tropiques et de cocotiers ni de colonies ou drsquoacircmes negravegres ni de chameaux ni de vaisseaux ni de grandes houles ni drsquoodeurs ni drsquoeacutepices ni drsquoIcircles enchanteacutees ni drsquoincompreacutehensions ni de soulegravevements indigegravenes ni de neacuteant et de mort ni de larmes de couleurs ni de penseacutees jaunes ni drsquoeacutetrangeteacutes ni drsquoaucune des saugrenuiteacutes que le mot Exotisme enferme dans son acception quotidienne raquo En effet degraves le deacutebut de son essai Eacutedouard Glissant ressent la neacutecessiteacute drsquoopposer sa vision de voyage agrave la simple impression du voyage qursquoil considegravere comme totalement deacutepourvue drsquointeacuterecirct laquo [n]on comme le voyageur qui nrsquoattend de lrsquoapparence des monuments que la quittance de son deacutepart mais comme tel qui apprivoiserait le doute de savoir raquo On constate ici une mise au point volontaire de lrsquoauteur qui deacutenonce lrsquoacception quotidienne du voyage celle du voyageur dit immobile ayant pour unique but le deacuteplacement physique dans un pays inconnu Pourtant lrsquoauteur ne voyage pas dans un pays consideacutereacute comme exotique drsquoapregraves lrsquoacception traditionnelle du mot mais agrave Paris ce qui annonce sa conception drsquoexotisme qui est autre lrsquoexotisme agrave rebours que nous essaierons drsquoeacuteclaircir plus tard dans notre analyse laquo [c]hacun se trouve dans sa chambre et combien cette situation (lrsquoexpression mecircme) laisse agrave penser agrave lrsquoinsulaire et au tropical Le voilagrave lrsquoexotisme agrave rebourshellip raquo Le passage qui contient cette deacutefinition quelque peu surprenante de lrsquoexotisme drsquoEacutedouard Glissant marque lrsquoarriveacutee de ce dernier dans la capitale qui elle nrsquoest pas pour autant deacutefinie ou deacutecrite au sens mateacuteriel ou geacuteographique du terme Comme

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lrsquoauteur en mentionne uniquement le nom Paris constitue un non-lieu indeacutecis et indeacutefinissable Ainsi le lecteur remarque que Glissant qui est certes fils historique de la France gracircce agrave ses origines martiniquaises et qui nrsquoaboutit pas agrave une description dite geacuteographique de la ville de Paris du paysage franccedilais A lui srsquoimpose ici laquo la vision de lrsquoEacutetranger raquo car afin qursquoil y ait exotisme une sorte de va-et-vient entre sa propre speacutecificiteacute et la particulariteacute de lrsquoautre est indispensable cette derniegravere ne se limitant pas agrave lrsquoespace geacuteographique Crsquoest donc laquo le regard du fils et la vision de lrsquoEacutetranger raquo qui deacutetermine la position initiale de lrsquoauteur qui nrsquoa pas encore abouti agrave la connaissance profonde de ce paysage Il est loin des voyageurs presseacutes et verbeux il se trouve dans lrsquoincapaciteacute de produire un reacutecit structureacute et mateacuteriel agrave lrsquoimage des touristes ou plutocirct des voyageurs immobiles qui nrsquoessaient pas de connaicirctre lrsquoessence drsquoune culture qursquoils ignorent Certes Glissant constate des diffeacuterences entre son monde et celui de lrsquoautre mais il nrsquoeacuteprouve pas agrave la faccedilon des touristes cette neacutecessiteacute irreacutemeacutediable de distinction entre les paysages pour pouvoir parler drsquoexotisme ou de voyage En effet il cherche mecircme agrave eacutetablir lrsquoune ou lrsquoautre relation entre laquo ces deux mondes car tout ecirctre vient agrave la conscience du monde par son monde drsquoabord drsquoautant universel (pour parler large) qursquoil est particulier raquo Pour illustrer cette recherche de relation chegravere agrave lrsquoauteur relevons un exemple remarquable et drsquoune subtiliteacute sublime la relation eacutetablie entre la neige et le soleil laquo hellip elle est presque chaude Telle mrsquoest la neige une illumination (je touche enfin lrsquohiver) une ouverture (je suis enfin agrave mecircme ce spectacle) lrsquoeacutelargissement la communication eacutetablie (la neige aussi une durable deacutefinitive que le soleil pesant)hellip raquo Glissant illustre dans ces propos une tentative de fusionner deux pheacutenomegravenes naturels de les concevoir ensemble et non pas de les opposer diameacutetralement Gracircce agrave cette ideacutee de fusion lrsquoauteur arrive agrave critiquer le voyageur en quecircte du nouveau le nouveau srsquoaveacuterant indispensable agrave ce dernier afin qursquoil puisse parler de voyage Aussi lrsquoauteur affirme-t-il laquo je ne peux connaicirctre cet appel exotique du

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nouveau que jrsquoai si souvent observeacute dans lrsquoallure de nos visiteurs en sandalettes raquo En employant le mot visiteurs lrsquoauteur avance le caractegravere eacutepheacutemegravere passager et superficiel du voyage qursquoeacuteprouvent ces voyageurs du commun des mortels voyageant dans lrsquounique but de se deacuteplacer et ne cherchant dans le voyage une distinction souvent que geacuteographique Lrsquoauteur insiste eacutegalement sur la diffeacuterence qui persiste entre lui et les eacutecrivains colonialistes qui agrave la faccedilon des ethnologues retracent minutieusement leurs impressions visuelles ce qursquoils ont vu lors de leurs voyages qui selon eux sont exotiques Drsquoapregraves Glissant ces descriptions ne sont que le reflet drsquoune science exacte matheacutematique et coheacuterente et on ne peut y parler drsquoexotisme En effet il ne peut point accepter cette faccedilon ethnologique de conter ce qui explique pourquoi il deacutepouille lrsquoexotisme de son acception seulement tropicale et geacuteographique pour opeacuterer un veacuteritable deacutetournement de sens pour deacutecrire une toute autre probleacutematique Loin de tout reacutecit de voyage et de toute la litteacuterature coloniale Eacutedouard Glissant nous preacutesente dans Soleil de la conscience une sublimation du voyage une sensation drsquoexotisme qui nrsquoest rien drsquoautre que la notion du diffeacuterent la perception du divers et par conseacutequent le pouvoir de concevoir lrsquoautre

Apregraves avoir insisteacute sur le fait que lrsquoexotisme nrsquoest qursquoen

apparence une formule tautologique Glissant eacutenumegravere les moyens gracircce auxquels il acceacutedera agrave la diversiteacute agrave lrsquoillumination de son exotisme Son modegravele Victor Segalen a deacutejagrave eacuteprouveacute le besoin drsquoopposer sa conception drsquoexotisme agrave lrsquoexotisme des reacuteveacutelateurs laquo [l]rsquoexotisme nrsquoest donc pas cet eacutetat kaleacuteidoscopique du touriste et du meacutediocre spectateur mais la reacuteaction vive et curieuse au choc drsquoune individualiteacute forte contre une objectiviteacute dont elle perccediloit et deacuteguste la distance raquo Crsquoest preacuteciseacutement cette ouverture individuelle sur un ailleurs quelconque qui srsquoavegravere indispensable non seulement agrave Segalen mais aussi agrave Glissant pour connaicirctre lrsquoailleurs pour acceacuteder agrave la diversiteacute et par conseacutequent pour sentir lrsquoautre Cette neacutecessiteacute drsquoouverture de soi

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qui implique entre autres un besoin de deacutetachement de tous les steacutereacuteotypes que lrsquoecirctre humain peut porter en lui Eacutedouard Glissant lrsquoaccentue agrave sa faccedilon en affirmant ce qui suit laquo [f]ermeacute cerneacute brucirclant drsquoimaginer le reste agrave son image il faut qursquoil ouvre qursquoil srsquoouvre qursquoil voit autre chose lrsquoautre raquo Cet appel de voir ou mieux de concevoir lrsquoautre dans son authenticiteacute profonde et non pas agrave travers des clicheacutes deacutetermine justement lrsquoexotisme de lrsquoauteur Crsquoest alors la connaissance veacuteritable lrsquoessence du savoir qui est interpelleacutee tout ecirctre venant agrave la conscience du monde par son monde drsquoabord Lrsquohumain apregraves avoir cerneacute tous les aspects de son entourage aura la capaciteacute drsquoacceacuteder agrave la diversiteacute du monde universel La perception du divers ne se limite donc pas agrave la simple reacuteveacutelation ethnologique de ce qursquoon a vu ou de ce qursquoon a senti en preacutesence des choses et des gens inattendus mais crsquoest plutocirct la vision de ce que ces gens pensent en eux et drsquoeux Ce nrsquoest pas la reacuteaction du milieu sur le voyageur qui est deacuteterminante mais celle du voyageur sur le milieu

La quecircte de la sensation du divers constituant en quelque

sorte lrsquoexotisme essentiel crsquoest-agrave-dire laquo celui de lrsquoobjet pour le sujet raquo est deacutepouilleacutee de toute description segraveche et banale Glissant manifeste cette aspiration agrave un exotisme hors du commun en disant laquo comme une addition de fruits ivres de souvenances dans le muet deacutesir des bananiers raquo Cette sensation drsquoexotisme qui a priori ne veut rien dire Segalen la deacutefinit comme suit laquo [eacute]carter vivement ce qursquoelle contient de banal le cocotier et le chameau Passer agrave la belle saveur Ne pas essayer de la deacutecrire mais lrsquoindiquer agrave ceux qui sont aptes agrave la deacuteguster raquo et qui agrave partir de cette ideacutee peuvent produire du sens Crsquoest donc le deacutesir du sujet agrave concevoir son objet agrave se connaicirctre diffeacuterent du sujet qui est agrave lrsquoorigine du divers Cette attribution de lrsquoauthenticiteacute agrave la connaissance constitue une sorte de phase transitoire agrave la naissance du divers apregraves avoir cerneacute toute cette probleacutematique nouvelle et apregraves lrsquoavoir sentie personnellement Glissant se voit maintenant capable de sentir le divers comme la

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deacutecouverte drsquoun ailleurs laquo [j]e dis que lrsquoeacuteveacutenement ce transport drsquoune rive agrave lrsquoautre par quoi cette force (expression) srsquoeacuteprouve nrsquoest exprimable pareacute pour lrsquooffrande qursquoagrave travers et apregraves le silence qui lui succegravede raquo Ce nrsquoest pas forceacutement voire pas du tout en preacutesence de lrsquoobjet que naicirct le divers mais plus tard quand lrsquoimaginaire lrsquoemporte en quelque sorte sur la simple reproduction de lrsquoeacuteveacutenement sur la constatation ou encore sur la description Crsquoest dans le silence et dans la solitude que jaillit lrsquoexotisme drsquoEacutedouard Glissant et ougrave il pourra enfin deacuteguster le divers Crsquoest ici que nous sommes contraint agrave rappeler la deacutefinition drsquoexotisme deacutejagrave eacutevoqueacutee plus haut laquo [c]hacun se trouve dans sa chambre et combien cette situation (lrsquoexpression mecircme) laisse agrave penser agrave lrsquoinsulaire et au tropicale Le voilagrave lrsquoexotisme agrave rebourshellip raquo

Ayant avanceacute les moyens par lesquels lrsquoauteur aboutit agrave la

connaissance profonde de la diversiteacute de lrsquoautre il se voit maintenant apte agrave acceacuteder agrave lrsquoautre par un art subtil notamment la creacuteation poeacutetique Il savoure enfin le divers gracircce agrave cet exotisme exceptionnel qursquoil nomme lrsquoexotisme agrave rebours Comme nous avons pu le noter preacuteceacutedemment nous voilagrave loin du voyage exotique ordinaire qui sous-entend un deacuteplacement physique dans un pays chaud Eacutedouard Glissant se trouvant enfin au seuil de son voyage le voyage poeacutetique Crsquoest donc gracircce agrave la poeacutesie que son itineacuteraire prend forme car selon lrsquoauteur le voyage nrsquoa de sens que lorsqursquoil permet de creacuteer du nouveau Ainsi le perpeacutetuel va-et-vient entre sa propre speacutecificiteacute et la particulariteacute de lrsquoautre deacutefinit deacutejagrave depuis Segalen laquo le moyen drsquoapprocher la connaissance du monde dans sa diversiteacute ce qui rend le proceacutedeacute de creacuteation poeacutetique possible puisque crsquoest au moment ougrave se trouvent confronteacutes les deux versants irreacuteductibles du divers que jaillit lrsquoimage poeacutetique raquo Crsquoest cette ideacutee de confrontation des deux versants qui engendre ce voyage purifieacute et libeacutereacute de tout espace geacuteographique Aussi pour Glissant laquo la connaissance est[-elle] de matiegravere libeacutereacutee qui se retourne sur soi srsquoexamine et

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srsquoordonne ndash sans se buter pour autant dans un catalogue de formes fixes raquo Cette liberteacute personnelle et neacutecessairement poeacutetique acquise par une deacutemarche purement philosophique montre que lrsquoauteur passe du simple eacuteveacutenement veacuterifiable dans le monde exteacuterieur agrave quelque chose de plus rechercheacute et par conseacutequent de plus authentique En effet laquo toute la force diffuse ne peut rien sans lrsquoExpression qui est seconde Qursquoest-ce la Reacuteveacutelation sans lrsquoappareil et lrsquoornement juste raquo Ces propos montrant que Glissant doit passer de lrsquoeacuteveacutenement agrave lrsquoexpression afin qursquoil puisse parler voyage et srsquoeacutevader dans son exotisme illustrent que son intention consiste dans le fait de chercher au-delagrave de la perception mateacuterielle quelque chose de plus pur tandis que le touriste ou encore lrsquoethnologue clocircturent le simple eacuteveacutenement Ainsi laquo ce que lrsquoon vit est deacuterisoire tant que la penseacutee ne lrsquoa point corrigeacute raquo et srsquoavegravere ecirctre lrsquoexpression cleacute deacuteterminant le voyage plutocirct mental de lrsquoauteur naissant dans le silence et la solitude Aussi le voyageur Glissant affirme-t-il que le laquo voyage nrsquoa de sens qursquoautant que le voyageur sait ce qursquoil quitte et ce qursquoil retrouve raquo supposant toujours un aller et un retour Il est donc en quecircte drsquoattaches profondes et authentiques et non pas superficielles et eacutepheacutemegraveres lui accordant une identification mutuelle aux deux versants irreacuteductibles du divers ougrave la connaissance a rendu possible lrsquoabolition des lieux Nous voilagrave dans un monde ougrave la diffeacuterence de lrsquoici et de lrsquoailleurs se trouve en quelque sorte aneacuteantie Crsquoest donc la fusion poeacutetique la puissance de pouvoir concevoir lrsquoautre et soi-mecircme dans un lieu quelconque notamment dans une chambre qui illustre lrsquoexotisme agrave rebours dans Soleil de la conscience laquo il y a aussi lrsquoattente chambre fraicircche parmi les arbres raquo Lrsquoauteur a donc abouti agrave travers la creacuteation poeacutetique agrave son but laquo ecirctre le mecircme et lrsquoautre le fils ensemble et lrsquoeacutetranger raquo

Nous voilagrave maintenant apte agrave comprendre lrsquoexotisme

drsquoEacutedouard Glissant qui vers la fin de son essai nous fait sentir toute la force diffuse par sa reacuteflexion qui est une sublimation

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particuliegravere du voyage laquo [l]rsquoexotisme est bien mort agrave partir du moment ougrave la geacuteographie cesse drsquoecirctre absolue (crsquoest-agrave-dire ici limiteacutee agrave elle-mecircme) pour commencer agrave ecirctre solidaire de son histoire qui est celle de lrsquohomme La confrontation des paysages confirme celle des cultures des sensibiliteacutes non pas comme exaltation drsquoun Inconnu mais comme maniegravere enfin de se deacutebarrasser de son eacutecorce pour connaicirctre sa projection dans une autre lumiegravere lrsquoombre de ce que lrsquoon sera raquo

Soleil de la conscience constitue donc un essai ougrave Eacutedouard

Glissant a savamment exploiteacute le thegraveme de son exotisme lrsquoexotisme agrave rebours en lrsquoopposant par un style tregraves rechercheacute et souvent indirect agrave lrsquoexotisme des reacuteveacutelateurs De ce dernier il semble vouloir proclamer la mort en le rendant par les propos qursquoil avance vain et futile Toute lrsquoauthenticiteacute reacuteside dans cet exotisme hors du commun dont lrsquoauteur trace la quecircte quelque peu philosophique drsquoun ailleurs drsquoun ici et drsquoun lagrave-bas de la diversiteacute en posant sur le monde le regard du fils ensemble avec lrsquoeacutetranger regard qui fait naicirctre une purification du voyage exotique une estheacutetique du divers

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BAUDELAIRE laquo LrsquoAlbatros raquo

Souvent pour srsquoamuser les hommes drsquoeacutequipage Prennent des albatros vastes oiseaux des mers Qui suivent indolents compagnons de voyage Le navire glissant sur les gouffres amers Agrave peine les ont-ils deacuteposeacutes sur les planches Que ces rois de lrsquoazur maladroits et honteux Laissent piteusement leurs grandes ailes blanches Comme des avirons traicircner agrave cocircteacute drsquoeux Ce voyageur aileacute comme il est gauche et veule Lui naguegravere si beau qursquoil est comique et laid Lrsquoun agace son bec avec un brucircle-gueule Lrsquoautre mime en boitant lrsquoinfirme qui volait Le Poegravete est semblable au prince des nueacutees Qui hante la tempecircte et se rit de lrsquoarcher Exileacute sur le sol au milieu des hueacutees Ses ailes de geacuteant lrsquoempecircchent de marcher1

1 BAUDELAIRE Œuvres complegravetes Paris Gallimard (Bibliothegraveque de la Pleacuteiade) 1975 t1 pp9-10

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COMMENTAIRE

Introduction

laquo LrsquoAlbatros raquo constitue le deuxiegraveme poegraveme de la partie

intituleacutee laquo Spleen et Ideacuteal raquo des Fleurs du Mal Dans cette œuvre poeacutetique Baudelaire fait probablement allusion agrave un eacuteveacutenement qui srsquoest passeacute entre 1841 et 1842 lors drsquoun voyage en bateau selon quelques teacutemoins de lrsquoeacutepoque Baudelaire apercevant des marins en train de torturer quelques albatros se serait jeteacute sur eux et leur aurait donneacute des coups de poing Lrsquoimage de lrsquoalbatros est devenue le symbole de la poeacutesie baudelairienne voire une veacuteritable laquo piegravece heacuteraldique raquo1 Le thegraveme central du poegraveme est lrsquoirreacuteveacuterence des hommes envers les albatros et par extension envers les poegravetes Par ailleurs le texte montre une certaine action les marins maltraitent les oiseaux Cette ideacutee est mise en œuvre agrave travers diffeacuterents proceacutedeacutes que nous allons eacutetudier dans le preacutesent commentaire La premiegravere partie de cette analyse sera consacreacutee agrave lrsquoimage de lrsquoalbatros et agrave celle du poegravete Nous enchaicircnerons avec une eacutetude de la versification et des rimes pour aboutir au jeu des figures de style

1 Robert-Benoicirct CHEacuteRIX Commentaire des laquo Fleurs du Mal raquo Essai drsquoune critique inteacutegrale Genegraveve Slatkine Reprints 1993 p 25

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Lrsquoimage de lrsquoalbatros et lrsquoimage du poegravete

En examinant de plus pregraves le poegraveme baudelairien nous remarquons que les albatros1 apparaissent sous deux formes drsquoun cocircteacute ils sont les laquo rois de lrsquoazur raquo (v 6) ou les laquo vastes oiseaux des mers raquo (v 2) qui sont laquo si beau[x] raquo (v 10) Ils peuvent srsquoeacutelever dans les airs gracircce agrave laquo leurs grandes ailes blanches raquo (v 7) Lrsquoimage des ailes pourrait ecirctre rapprocheacutee du deacutesir du poegravete de srsquoenfuir vers un ailleurs vers lrsquoinconnu Lrsquoalbatros est devenu le symbole voire lrsquoemblegraveme par excellence de la poeacutesie de Baudelaire Par ailleurs ces oiseaux palmipegravedes sont laquo deacuteposeacutes sur les planches raquo (v5) laquo maladroits et honteux raquo (v 6) Leurs ailes traicircnent laquo piteusement raquo (v 7) derriegravere eux laquo comme des avirons raquo (v 8) A cela srsquoajoute que lrsquoalbatros est laquo gauche et veule raquo (v9) ainsi que laquo comique et laid raquo (v 10) Le poegravete le qualifie mecircme drsquolaquo infirme raquo (v 12) qui est un terme assez fort

Cette conception de lrsquoalbatros contraste nettement avec celle

que nous avons exposeacutee plus haut On a ici plutocirct affaire agrave un exileacute ou agrave un marginal rejeteacute par la socieacuteteacute Crsquoest dans cette optique que lrsquoimage de lrsquoanimal rejoint celle du poegravete au dernier quatrain laquo Le Poegravete est semblable au prince des nueacutees raquo (v 13) Selon Robert-Benoicirct Cheacuterix laquo [l]e sens de cette alleacutegorie dramatique est des plus clairs le poegravete libre et fort dans ses conquecirctes de lrsquoideacuteal ne srsquoadapte pas aux conditions terrestres et agrave la meacutechanceteacute des hommes raquo2 Cette derniegravere strophe est proche du laquo Pin des Landes raquo de Theacuteophile Gautier ougrave nous trouvons un arbre blesseacute qui renvoie agrave lrsquoimage du poegravete Lrsquoideacutee de la blessure nrsquoapparaicirct donc pas seulement chez Baudelaire mais eacutegalement chez drsquoautres eacutecrivains du XIXe siegravecle Il se deacutegage une veacuteritable obsession de la torture qui reflegravete la condition poeacutetique

1 laquo Le plus grand oiseau de mer palmipegravede au plumage blanc et gris au bec crochu vivant souvent en vastes colonies raquo (Paul ROBERT Le Petit Robert Paris Editions Le Robert 1987 p 25) Ajoutons que ces oiseaux savent survoler la mer drsquoun continent agrave lrsquoautre 2 Robert-Benoicirct CHEacuteRIX Commentaire des laquo Fleurs du Mal raquo Essai drsquoune critique inteacutegrale Genegraveve Slatkine Reprints 1993 p 25

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Versification et rimes

laquo LrsquoAlbatros raquo est composeacute de quatre quatrains dont chaque vers constitue un alexandrin Prenons un vers de chaque strophe pour justifier cette affirmation vers 1 laquo Souvent pour srsquoamuser les hommes drsquoeacutequipag(e) raquo

(2424) vers 5 laquo A peine les ont-ils deacuteposeacutes sur les planches raquo

(2433) vers 9 laquo Ce voyageur aileacute comm(e) il est gauch(e) et veul(e)

(4242) vers 13 laquo Le Poegravet(e) est semblabl(e) au prince des nueacutees raquo

(3324)

De faccedilon geacuteneacuterale lrsquoalexandrin est un vers reacutegulier et sert agrave

deacutecrire soit la grandeur ou la majesteacute drsquoun personnage soit la dureacutee drsquoune action Dans le poegraveme que voici les deux interpreacutetations se rejoignent drsquoune part crsquoest la beauteacute de lrsquoalbatros (laquo vastes oiseaux des mers raquo (v 2)) qui est deacutecrite drsquoautre part crsquoest la dureacutee des tortures que les hommes drsquoeacutequipage lui infligent (laquo Souvent pour srsquoamuser les hommes drsquoeacutequipage Prennent des albatros raquo (v 1-2)) Un deacutetail reste agrave preacuteciser la place variable de la coupe Pour que le rythme de

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lrsquoalexandrin soit tregraves reacutegulier il faudrait une coupe apregraves la troisiegraveme syllabe la ceacutesure apregraves la sixiegraveme et une seconde coupe apregraves la neuviegraveme syllabe (3333) Or tel nrsquoest pas toujours le cas dans laquo LrsquoAlbatros raquo Dans les vers que nous venons de citer on trouve 2422 2433 4242 3324 Pour expliquer la place de la coupe il faut examiner de plus pregraves les mots qui la preacutecegravedent ou par lesquels elle passe Dans notre premier exemple lrsquoadverbe laquo souvent raquo est mis en eacutevidence eacutetant donneacute qursquoil preacutecegravede immeacutediatement la coupe Crsquoest par ce biais que le poegravete veut preacuteciser qursquoil ne srsquoagit pas drsquoun eacuteveacutenement unique mais qursquoil se reacutepegravete agrave plusieurs reprises Dans le deuxiegraveme heacutemistiche la coupe passe agrave travers le substantif laquo homme raquo Nrsquoest-ce pas une faccedilon drsquoillustrer que les ecirctres humains sont agrave lrsquoorigine de la souffrance des albatros

Au vers 5 la coupe se situe au milieu de laquo peine raquo et dans le deuxiegraveme heacutemistiche crsquoest le participe passeacute laquo deacuteposeacutes raquo qui est mis en relief sous lrsquoeffet de la coupe Dans le premier cas il faut prendre en consideacuteration la locution adverbiale entiegravere laquo agrave peine raquo Que signifie donc la mise en eacutevidence de laquo agrave peine raquo et de laquo deacuteposeacutes raquo La reacuteponse est relativement simple aussitocirct que les albatros ont laquo deacuteposeacute raquo leurs grandes ailes sur les laquo planches raquo du navire ils perdent leur beauteacute et deviennent gauches

Lrsquoon retrouve cette ideacutee au vers 9 cette fois-ci ce sont les termes laquo voyageur raquo et laquo gauche raquo qui sont marqueacutes par la coupe Degraves que le voyageur aileacute se trouve sur un sol ferme il devient laquo gauche et veule raquo et ne peut plus ecirctre consideacutereacute comme laquo roi de lrsquoazur raquo

Finalement au vers 13 la coupe passe agrave travers les substantifs laquo Poegravete raquo et laquo prince raquo Le but en est de rapprocher les deux termes car Baudelaire veut preacuteciseacutement montrer que le poegravete est

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laquo semblable au prince des nueacutees raquo Lrsquoeacutecrivain est agrave son tour incapable de supporter la laquo meacutechanceteacute des hommes raquo1

Nous voyons que lrsquoauteur des Fleurs du Mal exploite lucidement les effets rythmiques pour souligner lrsquoopposition entre les hommes et les albatros

De leur cocircteacute les rimes jouent eacutegalement un rocircle preacutepondeacuterant dans le poegraveme que nous analysons dans le preacutesent commentaire Il srsquoagit de rimes croiseacutees dont le scheacutema est ABAB BCBC DEDE FGFG Il importe drsquoeacutetudier les termes rapprocheacutes sous lrsquoeffet des rimes Pour faire cela nous nous baserons sur le premier et le troisiegraveme quatrains Dans la premiegravere strophe ce sont drsquoabord les substantifs laquo eacutequipage raquo et laquo voyage raquo qui riment Il srsquoagit de rimes suffisantes2 ainsi que de rimes pour lrsquoœil3 Le lecteur peut se demander pourquoi ces deux termes sont ainsi rapprocheacutes Du moment que lrsquoon entreprend un laquo voyage raquo en bateau il faut toujours un laquo eacutequipage raquo pour le diriger Le mecircme pheacutenomegravene phonique peut ecirctre observeacute chez les deux autres rimes du premier quatrain laquo mers raquo et laquo amers raquo Il srsquoagit cette fois-ci drsquoune rime riche4 qui est eacutegalement pour lrsquoœil Les deux mots ainsi relieacutes sont similaires lrsquoeau saleacutee de la mer a un goucirct amer

Au troisiegraveme quatrain nous pouvons drsquoabord rapprocher

lrsquoadjectif laquo veule raquo et le substantif laquo brucircle-gueule raquo Il srsquoagit lagrave encore drsquoune rime suffisante pour lrsquoœil En examinant les deux termes nous remarquons qursquoils sont assez proches lrsquoun de lrsquoautre une fois que lrsquooiseau se trouve au sol il apparaicirct laquo gauche et

1 op cit p 25 2 Une rime est dite suffisante laquo lorsqursquoelle possegravede deux sonoriteacutes [prononceacutees] soit vocaliques soit consonantiques homophones raquo (Franccediloise NAYROLLES Pour eacutetudier un poegraveme Paris Hatier (coll laquo Profil raquo) 1996 p 29) 3 laquo La lsquorime pour lrsquoœilrsquo est fondeacutee non seulement sur lrsquohomophonie mais eacutegalement sur lrsquohomographie crsquoest-agrave-dire lrsquoeacutecriture identique des sons raquo (op cit p 28) 4 Une rime riche laquo possegravede trois sonoriteacutes ou plus soit vocaliques soit consonantiques homophones raquo (op cit p 29)

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veule raquo de par ses grandes ailes qursquoil traicircne agrave cocircteacute de lui Crsquoest agrave cause de son aspect physique que les marins le torturent entre autres avec un laquo brucircle-gueule raquo On le maltraite tout simplement parce qursquoil est diffeacuterent Crsquoest peut-ecirctre une raison pour laquelle le poegravete cherche agrave fuir les hommes en srsquoeacutelevant sur drsquoautres sphegraveres En ce qui concerne les deux autres vers ce sont lrsquoadjectif laquo laid raquo et le verbe laquo volait raquo qui forment une rime pauvre1 pour lrsquoœil Voilagrave deux termes qui marquent une opposition sur les planches du navire lrsquoalbatros est laquo comique et laid raquo Or au moment ougrave il laquo volait raquo il eacutetait un laquo vaste oiseau des mers raquo ou encore un des laquo rois de lrsquoazur raquo Dans cet exemple la rime permet drsquoopposer les deux conceptions de lrsquoalbatros il est beau lorsqursquoil vole mais il est laquo gauche et veule raquo sur le sol ferme Baudelaire a donc savamment exploiteacute lrsquoeffet des rimes Les figures de style

A cocircteacute des images marquantes et des effets de la versification et des rimes il est possible de relever quelques proceacutedeacutes stylistiques qui renvoient au thegraveme central du poegraveme

Le proceacutedeacute dominant dans laquo LrsquoAlbatros raquo est la meacutetaphore La

premiegravere occurrence se trouve au vers 4 laquo Le navire glissant sur les gouffres amers raquo Ces laquo gouffres amers raquo ne rappellent-ils pas les profondeurs de la mer2 Rappelons que le substantif laquo gouffre raquo revient agrave maintes reprises dans lrsquoœuvre de Baudelaire Une autre meacutetaphore est celle des laquo grandes ailes blanches raquo au vers 7 Nous avons preacuteciseacute que lrsquoalbatros est le symbole de lrsquoœuvre baudelairienne Par extension les ailes blanches pourraient symboliser la pureteacute de la poeacutesie Selon de Dictionnaire

1 Une rime pauvre laquo possegravede une sonoriteacute soit vocalique soit consonantique homophone raquo (op cit p 29) 2 On pourrait mecircme voir dans lrsquoadjectif laquo amer raquo un groupe preacutepositionnel laquo agrave [la] mer raquo comme ce sera le cas pour une des œuvres de Saint-John Perse au XXe siegravecle Il y aurait alors un renvoi direct agrave lrsquooceacutean

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des symboles laquo [l]e blanc ndash candidus ndash est la couleur du candidat crsquoest-agrave-dire de celui qui va changer de condition [hellip] raquo1 Or lrsquoalbatros change-t-il vraiment de condition Il paraicirct que oui surtout si lrsquoon songe agrave la meacutetamorphose que subit cet animal en descendant du statut de laquo roi de lrsquoazur raquo agrave celui de lrsquolaquo infirme raquo qui boite Le changement se fait donc en deacutecrescendo Cette meacutetaphore permet parfaitement drsquoillustrer le deacuteclin de la condition de lrsquooiseau

Outre la meacutetaphore nous rencontrons la personnification

dans laquo LrsquoAlbatros raquo laquo indolents compagnons raquo (v 3) laquo rois de lrsquoazur raquo (v 6) laquo voyageur aileacute raquo (v 9) laquo prince des nueacutees raquo (v 13) En geacuteneacuteral ces expressions sont plutocirct mises en relation avec des ecirctres humains et non pas avec des animaux Si elles se rapportent dans ce poegraveme aux oiseaux palmipegravedes cela a un but preacutecis agrave lrsquoaide de ce proceacutedeacute Baudelaire peut plus facilement faire le rapprochement entre les albatros et le poegravete car laquo Le Poegravete est semblable au prince des nueacutees raquo (v 13)

Citons en dernier lieu deux occurrences de la comparaison

laquo Comme des avirons traicircner agrave cocircteacute drsquoeux raquo (v 8) laquo Le Poegravete est semblable au prince des nueacutees raquo (v13) Dans le premier exemple les laquo grandes ailes blanches raquo des albatros sont compareacutees aux avirons drsquoun navire Symboliquement les ailes repreacutesentent des avirons qui permettent aux oiseaux de se deacuteplacer en lrsquoair de mecircme que les marins doivent ramer pour que le bateau puisse se mettre en mouvement (agrave moins qursquoil ne srsquoagisse drsquoun voilier) Le deuxiegraveme exemple compare le poegravete agrave lrsquoalbatros ils connaissent tous les deux des difficulteacutes agrave vivre parmi la meacutechanceteacute des ecirctres humains qui ne savent pas appreacutecier leur vraie valeur Chacun drsquoeux possegravede de laquo grandes ailes raquo ou des laquo ailes de geacuteant raquo qui les empecircchent de se mouvoir librement dans un milieu drsquoignorance et de malheur En revanche dans les sphegraveres supeacuterieures ils sont

1 Jean CHEVALIER Alain GHEERBRANT Dictionnaire des symboles Paris Robert LaffontJupiter 1982 p 125

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les princes de lrsquoart qui laquo hante[nt] la tempecircte et se ri[ent] de lrsquoarcher raquo (v 14) Ils rappellent en quelque sorte deux fregraveres qui se ressemblent comme crsquoest le cas au deacutebut du poegraveme laquo LrsquoHomme et la mer raquo du mecircme auteur Conclusion

Apregraves avoir analyseacute ce poegraveme des Fleurs du Mal nous constatons que Baudelaire a exploiteacute les images la versification et les rimes ainsi que les figures de rheacutetorique pour souligner le thegraveme central de sa poeacutesie Il en reacutesulte non seulement que le poegravete est identifieacute agrave lrsquoalbatros mais lrsquooiseau est devenu le symbole mecircme de la poeacutesie baudelairienne Il est possible de deacutegager une certaine progression dans le texte la situation de deacutepart est diffeacuterente de celle que lrsquoon trouve agrave la fin Nous pouvons dire que lrsquoauteur est omnipreacutesent dans lrsquoœuvre mais il demeure invisible il ne se manifeste que dans le dernier quatrain et mecircme indirectement lorsqursquoil avance le substantif laquo Poegravete raquo Ajoutons que la troisiegraveme strophe ne figure pas dans la premiegravere version de laquo LrsquoAlbatros raquo elle a eacuteteacute inseacutereacutee par le poegravete sur le conseil de son ami Asselineau pour mieux marquer laquo la gaucherie ou du moins [hellip] la gecircne de lrsquoalbatros pour faire tableau de son embarras raquo1 Interrogeons-nous pour terminer sur lrsquointention de Baudelaire en eacutecrivant cette œuvre poeacutetique Ce qursquoil a sans doute voulu montrer crsquoest que la poeacutesie est parfois deacutedaigneacutee par les hommes qui ne lrsquoentendent pas Il en est de mecircme pour les animaux crsquoest leur diffeacuterence agrave lrsquoeacutegard des hommes qui incite ces derniers agrave les consideacuterer comme des ecirctres infeacuterieurs Le poegravete veut preacuteciseacutement critiquer cette attitude condamnable et lancer un appel pour que lrsquoon porte remegravede agrave cette situation de meacutepris En somme gracircce agrave une habileteacute poeacutetique qui a atteint son apogeacutee laquo LrsquoAlbatros raquo est

1 BAUDELAIRE Œuvres complegravetes Paris Gallimard (Bibliothegraveque de la Pleacuteiade) 1975 t1 p 836

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un chef-drsquoœuvre litteacuteraire qui sert de seuil agrave la poeacutesie de Baudelaire

Mary-Jo ANDRICH Laurent FELS

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Nadine BAULESCH

(Luxembourg)

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SUZON HEacuteDO (1942-1990)

laquo Tableau raquo1

Tecircte drsquoeacutebegravene Tecircte de reine

Longs yeux drsquoamande

Chant de deux glandes

Front drsquoambre large Miroir drsquoamour

Bouche lippue Baiser tout nu

1 Poegravemes de 12 agrave 18 ans Luxembourg 1962

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LECTURE DU POEgraveME

Ce court poegraveme eacutecrit dans les anneacutees soixante du vingtiegraveme siegravecle est un exemple type de la poeacutesie moderne il propose au lecteur une structure assez libre toute diffeacuterente de celle qursquoil peut trouver dans la litteacuterature classique ougrave la forme eacutetait strictement reacutegleacutee A cela srsquoajoute le fait que lrsquoauteur utilise une meacutethode drsquoeacutecriture qui rend difficile la distinction du thegraveme apregraves une premiegravere lecture Remarquons donc qursquoune telle œuvre demande un travail plus seacuterieux voire analytique pour deacutegager clairement son intention

En effet la seule chose que lrsquoon peut dire apregraves une premiegravere

reacuteflexion sur la composante principale crsquoest qursquoil srsquoagit ici de la description plus ou moins symbolique drsquoun tableau drsquoart Comme nous lrsquoavons vu lrsquoauteur ne nous donne pas une description preacutecise mais il travaille plutocirct avec des impressions

Ainsi il est presque exigeacute qursquoil nous propose au moins un

mot-cleacute pour nous aider agrave voir de quoi il srsquoagit dans le texte Cette laquo aide raquo nous est accordeacutee par le titre mecircme du poegraveme Effectivement le lecteur peut maintenant se concentrer sur ses questions sur le thegraveme de la description impressionnante drsquoun portrait

En regardant de plus pregraves lrsquoensemble des images utiliseacutees qui

se compose avant tout de meacutetaphores nous pouvons certifier lrsquoideacutee du portrait plein drsquoharmonie ce que lrsquoauteur souligne en donnant une structure et un rythme bien reacuteguliers agrave son texte

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Deacutejagrave dans le premier vers nous nous voyons confronteacutes agrave une image forte La tecircte est drsquoeacutebegravene ce qui renvoie agrave ce bois ceacutelegravebre pour sa couleur tregraves fonceacutee ou mecircme noire et en plus bien connu pour sa dureteacute On pourrait mecircme le qualifier de laquo roi des bois raquo ce qui le rapproche bien eacutevidemment drsquoun point de vue seacutemantique du terme du deuxiegraveme vers ougrave lrsquoauteur parle de laquo tecircte de reine raquo Ensuite dans les deux strophes suivantes sont eacutevoqueacutees les laquo yeux drsquoamande raquo et le laquo front drsquoambre raquo de la personne portraiteacutee ajouteacutes agrave la caracteacuteristique physique des cheveux noirs1 ce qui nous fait penser agrave un personnage appartenant agrave un peuple asiatique Les yeux eacutetant deux glandes ils sont le reacuteservoir des larmes image qui srsquooppose drsquoailleurs ici agrave lrsquoideacutee du laquo chant raquo de ces deux glandes

La suite et notamment la troisiegraveme strophe du poegraveme fait

allusion agrave lrsquoamour On a vraiment ici lrsquoimpression que le front et avec celui-ci le reste du visage est un laquo miroir drsquoamour raquo comme le dit le poegravete Crsquoest ici la premiegravere fois que se preacutesente une ideacutee claire dans de texte Cette ideacutee de lrsquoamour nous renvoie certainement aux impressions et aux sentiments que la personne contemplant le tableau ressent en soi

Effectivement le poegravete ne deacutecrit pas le tableau de maniegravere

tregraves concise mais il produit un effet fascinant qui nous prend aussi fortement que la personne qui se trouve reacuteellement devant le portrait

La fin du poegraveme constitue le zeacutenith de la progression des

effets dans ce texte Cette derniegravere strophe nous propose des images touchant deacutejagrave presque agrave un domaine eacuterotique Lrsquoauteur nous illustre cette facette en eacutevoquant la laquo bouche lippue raquo pour finir avec le laquo baiser tout nu raquo Mais ce nrsquoest pas du tout lrsquoeacuterotisme qui est important ici

1 Meacutetaphoriseacutes par lrsquoimage laquo tecircte raquo drsquoeacutebegravene

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Toutes les sensations visuelles1 les couleurs bien signifiantes2 les formes rondes3 creacuteent un effet vraiment fascinant et le lecteur est fortement impressionneacute surtout parce que lrsquoauteur qui eacutevite de se manifester ne lui montre pas tout Il reste une grande curiositeacute dont on peut penser que crsquoest lagrave lrsquointention majeure du poegravete

Cet effet de fasciner le lecteur est bien sucircr encore renforceacute

par le style mecircme du poegraveme Le rythme et la musicaliteacute reacuteguliers creacuteent une atmosphegravere tellement harmonieuse et magique presque ensorcelante qursquoil devient tout agrave fait impossible de ne pas ecirctre toucheacute par cette ambiance merveilleuse

La progression du thegraveme est donc inteacuteressante surtout parce

qursquoelle preacutesente un veacuteritable crescendo depuis le deacutebut du poegraveme jusqursquoagrave sa fin

La beauteacute de lrsquoœuvre drsquoart repreacutesenteacutee ici par le portrait

artistique drsquoune personne apparemment parfaite drsquoun cocircteacute et par le poegraveme preacutesentant une ambiance comparable agrave celle du tableau parfaitement composeacute de lrsquoautre cocircteacute constitue en quelque sorte un ideacuteal pour le poegravete-artiste qui deacutesire creacuteer les mecircmes effets qui ont agi sur lui chez le lecteur Avec son œuvre moderne aux vers quadrisyllabes qui construisent des strophes isomeacutetriques horizontales4 dans lesquelles on peut trouver beaucoup de proceacutedeacutes stylistiques autres que la meacutetaphore seule comme par exemple des anaphores5 ainsi que des assonances6 la poeacutetesse a bien reacuteussi agrave creacuteer une atmosphegravere vraiment impressionnante En effet le fait de donner seulement des fragments de ce tableau qursquoelle tente de montrer ainsi que lrsquoutilisation drsquoimages qui

1 Preacutesents dans toutes les strophes 2 Lrsquoambre (clair) qui srsquooppose au noir drsquoeacutebegravene (sombre) 3 Tecircte yeux en forme drsquoamande compareacutes agrave des glandes la bouche etc 4 Particulariteacute de strophes dont le nombre de vers est infeacuterieur au nombre de syllabes par vers 5 Notamment dans la premiegravere et la derniegravere strophe 6 Richesse des sons laquo egrave raquo laquo an raquo laquo ou raquo et laquo u raquo

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deviennent presque des symboles illustrent bien cette intention du poegravete de fasciner le lecteur

Mais on pourrait tout de mecircme dire qursquoagrave la fin le lecteur de

ce poegraveme ne sait toujours pas vraiment quel est le message reacuteel du texte Et voila ce qui est inteacuteressant Un poegravete ne doit pas toujours proposer un message explicite il reste avant tout un artiste auquel on doit parfois accorder le droit de se contenter de toucher simplement son lecteur gracircce agrave des sensations ou des symboles Cela appartient aussi au vaste domaine de lrsquoart et crsquoest lagrave avant tout un exemple de perfectionnisme artistique sans ce laquo devoir raquo drsquoapporter un aspect moralisant ou avertissant Ne pourrait-on pas dire de ce poegraveme qursquoil montre des caracteacuteristiques du symbolisme courant poeacutetique qui cherchait lrsquoart raffineacute et estheacutetique tout en creacuteant laquo seulement raquo des impressions Tout ce que nous avons vu maintenant dans ce poegraveme nous fait effectivement affirmer cette ideacutee

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Christophe DURAND ndash LE MENN

(France)

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CLAUDE DE MALLEVILLE (1592 - 1647)

laquo Imitation du Cavalier Marin raquo

Que Parteacutenice est belle encor qursquoelle soit noire Crsquoest le plus digne objet ougrave srsquoadressent nos vœux A lrsquoeacutebegravene eacuteclatant qui luit en ses cheveux Lrsquoor et lrsquoambre ont ceacutedeacute lrsquohonneur de la victoire Quelle si blanche main ou drsquoalbacirctre ou drsquoivoire De ses liens si noirs peut deacutefaire les nœuds Quelle clarteacute de teint brille de tant de feux Que les ombres du sien nrsquoen offusquent la gloire Qui jamais vit en terre une diviniteacute Paraicirctre sous un voile avec tant de beauteacute Qui vit jamais sortir tant drsquoeacuteclairs drsquoun nuage Soleil retirez-vous un autre est en ces lieux Un autre qui pourvu drsquoun plus riche partage Porte la nuit au front et le jour dans les yeux

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LECTURE DU POEgraveME

Donner une deacutefinition du baroque serait reacuteduire consideacuterablement le concept mecircme de baroque neacuteanmoins nous pouvons en tracer les lignes majeures les thegravemes communs de lrsquoinspiration baroque sont le mouvement lrsquoinconstance lrsquoeacutepheacutemegravere lrsquoextravagant lrsquoillusion la prolifeacuteration drsquoimages dans la poeacutesie baroque catalyse cette mouvance obseacutedante et cyclique Le poegraveme que nous nous proposons drsquoeacutetudier est un sonnet intituleacute laquo Imitation du Cavalier Marin raquo eacutecrit par Malleville Ce poegraveme deacutegage le goucirct du paradoxe cher aux baroques en ceacuteleacutebrant la beauteacute noire de Parteacutenice

La composition du sonnet est claire le premier quatrain

annonce lrsquoobjet de ce poegraveme Parteacutenice le deuxiegraveme quatrain vient srsquoopposer au preacuteceacutedent en exposant lrsquoimpossibiliteacute pour la blancheur de se fondre dans le noir le premier tercet exalte lrsquoabsolue uniciteacute de cette beauteacute le deuxiegraveme tercet enfin affirme et confirme la supeacuterioriteacute de cette beauteacute noire sur toute autre chose

Nous savons que les femmes noires de mecircme que les veuves

ont exerceacute une fascination sensuelle sur les poegravetes baroques qui ont chanteacute vanteacute les charmes de ces beauteacutes inaccessibles Cet envoucirctement quasi mystique se ressent dans le premier quatrain degraves lrsquoincipit le poegravete annonce son admiration beacuteate face agrave lrsquoeacutetrange beauteacute qui srsquooffre agrave ses yeux laquo Que Parteacutenice est belle raquo la simpliciteacute de lrsquoadjectif nous emporte au-delagrave du commun le charme est absolu presque ideacuteal Parteacutenice est lrsquoimage de la Beauteacute image inverseacutee car elle est linteacuterieur du miroir le contre-pied du phantasme commun (tout au moins au

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XVIIe siegravecle) laquo encor qursquoelle soit noire raquo La noirceur de cette femme nrsquoest en aucun cas un obstacle agrave sa beauteacute mais opegravere au contraire de maniegravere homotheacutetique le noir redouble la fascination du poegravete le noir est ici vertueux laquo Crsquoest le plus digne objet ougrave srsquoadressent nos vœux raquo Le terme laquo objet raquo galant montre la fixation du poegravete agrave lrsquoeacutegard de cette femme Parteacutenice est le centre drsquoun jeu eacuterotique crsquoest un appas de qualiteacute supeacuterieure vers lequel tend le poegravete Le paradoxe se poursuit dans le vers suivant ougrave lrsquoeacutebegravene est qualifieacute drsquolaquo eacuteclatant raquo la beauteacute noire scintille de ses feux obscurs et lrsquoeacuteclat semble reluire sur cette peau hacircleacutee sur cette chevelure agrave la sensualiteacute provocante Nous pouvons deacutejagrave remarquer lrsquoemploi de codes analogiques celui du bois (laquo eacutebegravene raquo) et celui des meacutetaux dans le vers 4 laquo Lrsquoor et lrsquoambre raquo Le vers 4 annonce la deacutefaite de lrsquoeacuteclat lactescent et la victoire de la noirceur Les beauteacutes doreacutees ceacuteleacutebreacutees par lrsquoimagerie commune srsquoeffacent se courbent devant cette sombre princesse laquo Lrsquoor et lrsquoambre ont ceacutedeacute lrsquohonneur de la victoire raquo Parteacutenice est ainsi preacutesenteacutee comme digne de tous les honneurs

Le deuxiegraveme quatrain vient opposer agrave cette noirceur

innocente la blancheur drsquoune main avide Deux questions transpercent lrsquoesprit du poegravete La premiegravere question deacutenonce lrsquoimpossibiliteacute drsquoatteindre cette beauteacute noire Parteacutenice semble hors de porteacutee inaccessible agrave tout homme blanc agrave tout visage pacircle crsquoest lrsquoimpossibiliteacute drsquounir les deux extrecircmes dans lrsquoarc-en-ciel chromatique il srsquoagit bien ici drsquoextrecircmes le poegravete insiste sur lrsquoopposition laquo Quelle si blanche main [hellip] De ses liens si noirs raquo Le poegravete exhausse les deux couleurs en deux absolus incompatibles laquo peut deacutefaire les nœuds raquo Le vers 5 utilise le code des matiegraveres preacutecieuses laquo ou drsquoalbacirctre ou drsquoivoire raquo les deux protagonistes appartiennent ainsi agrave des sphegraveres privileacutegieacutees mais tregraves eacuteloigneacutees lrsquoune de lrsquoautre le blanc et le noir font partie de deux mondes diffeacuterents La deuxiegraveme question pose eacutegalement le problegraveme de lrsquoopposition mais souligne la supeacuterioriteacute de la beauteacute noire mise en face drsquoune beauteacute claire lrsquolaquoombre raquo du teint de

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Parteacutenice est plus eacuteclatante que tous les laquo feux raquo drsquoune peau claire Nous pouvons noter aussi que dans ces deux quatrains se deacutegage une sensualiteacute envoucirctante gracircce agrave lrsquoutilisation de termes renvoyant au corps humain laquo cheveux raquo (vers 3) laquo main raquo (vers 5) laquo teint raquo (vers 7) Ainsi tout un deacuteploiement drsquoimages est mis en place pour ceacuteleacutebrer la beauteacute unique et mystique de Parteacutenice en effet certains termes sont emprunteacutes au vocabulaire religieux laquo dignes raquo laquo vœux raquo (vers 2) et laquo gloire raquo (vers 8)

La progression vers le divin et lrsquounique continue dans les deux

tercets ougrave Parteacutenice est litteacuteralement placeacutee sur un pieacutedestal antique elle est mise au rang de laquo diviniteacute raquo descendue sur terre une sorte de mi-deacuteesse un Ange noir Lrsquouniciteacute est ici marqueacutee par le terme laquo jamais raquo aux vers 9 et 11 crsquoest la premiegravere fois qursquoune telle beauteacute se reacutevegravele mais il faut en mecircme temps la chercher car cette beauteacute est cacheacutee derriegravere un laquo voile raquo sa peau noire Une autre opposition est mise en valeur au vers 11 laquo tant drsquoeacuteclairs drsquoun nuage raquo ce laquo nuage raquo sombre eacuteclaire le contemplateur Nous retrouvons donc ici lrsquoimage baroque drsquoun monde inverseacute drsquoune nature ougrave le noir est divin et le candide commun Nous pouvons aussi constater la force de Parteacutenice cette laquo diviniteacute raquo qui lance des laquo eacuteclairs raquo Parteacutenice devient ainsi une deacuteesse eacuterotique gracircce au charme obscur de sa beauteacute

Elle acquiert enfin au dernier tercet la place privileacutegieacutee de lrsquoastre qui illumine le monde le Soleil Mecircme le soleil roi du firmament se doit de srsquoeacuteclipser crsquoest plus qursquoune obligation crsquoest un ordre laquo Soleil retirez-vous raquo (vers 12) Malleville oppose ici au soleil Parteacutenice soleil noir cet laquo autre [hellip] pourvu drsquoun plus riche partage raquo Le paneacutegyrique srsquoachegraveve enfin sur une pointe antitheacutetique ce soleil noir Parteacutenice laquo porte la nuit au front et le jour dans les yeux raquo Ce sont ses yeux qui provoquent laquo tant drsquoeacuteclairs raquo ses yeux qui brillent dans la laquo nuit raquo de sa peau Parteacutenice est ainsi porteuse de lrsquoinfini puisqursquoen elle se meacutelangent la jour et la nuit sa beauteacute noire est eacuteternelle paradoxale et en

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mouvement constant crsquoest un soleil qui forme une reacutevolution autour de la fascination beacuteate du poegravete

Nous avons donc vu que ce poegraveme en abordant le thegraveme

baroque de la beauteacute noire utilise aussi les armes de la poeacutesie baroque agrave savoir le paradoxe lrsquoantithegravese les codes meacutetaphoriques les oppositions avec comme lignes directrices le mouvement lrsquoeacutepheacutemegravere (car cette beauteacute nrsquoest que de passage) le monde inverseacute tout ceci dans une prolifeacuteration drsquoimages Nous pourrions le qualifier de poegraveme baroque classique (sic) Mais ce sonnet pose aussi le problegraveme de la sinceacuteriteacute dans la poeacutesie baroque est-ce vraiment une ceacuteleacutebration de la beauteacute noire ou bien seulement un preacutetexte agrave un deacuteploiement drsquoimages un simple jeu poeacutetique comme pourrait le suggeacuterer le titre du poegraveme laquo Imitation du Cavalier Marin raquo

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Laurent FELS

(Luxembourg)

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Saint-John Perse1

Agrave lrsquooccasion du 30e anniversaire de la mort du poegravete et diplomate

laquo Un jour pourtant elles trouvegraverent sur mon lit un volume Crsquoeacutetaient des poegravemes admirables mais obscurs de Saint-Leacuteger Leacuteger Ceacuteleste lut quelques pages et me dit Mais ecirctes-vous bien sucircr que ce sont des vers est-ce que ce ne serait pas plutocirct des devinettes Eacutevidemment pour une personne qui avait appris dans son enfance une seule poeacutesie Ici-bas tous les lilas meurent il y avait manque de transition raquo (Marcel Proust) laquo Et puis crsquoeacutetait en 1916 agrave Nantes dans une chambre drsquointerne agrave lrsquohocircpital de la rue du Boccage je lisais Eloges agrave mon ami Jacques Vacheacute et je me rappelle comme je tressaillais au passage de certaines phrases et comme il y reacuteagissait aussi quoiqursquoen se surveillant bien davantage raquo (Andreacute Breton)

1815-1887 Avant la naissance drsquoAlexis Leacuteger

Crsquoest en 1815 que le premier membre de la famille Leacuteger vient srsquoinstaller en Guadeloupe Crsquoest un homme acircgeacute de vingt-neuf ans du nom de Prosper-Louis Leacuteger qui exerce le meacutetier de notaire depuis 1799 Il a quitteacute Paris une fois que lrsquoeacutetude qursquoil a commenceacutee en 1799 est tombeacutee en faillite en 1813 Arriveacute en Guadeloupe il deacutecide en 1815 drsquoacheter une eacutetude de notaire agrave Basse-Terre Quatre ans plus tard vient au monde le cinquiegraveme enfant de Prosper-Louis Leacuteger il srsquoagit drsquoAlexis-Edmond Leacuteger le futur grand-pegravere du poegravete

Alexis-Edmond srsquoengage dans la carriegravere notariale agrave Pointe-agrave-Pitre en 1851 agrave lrsquoacircge de trente-deux ans et eacutepouse Augusta Caille

1 Extrait de lrsquoouvrage Saint-John Perse Images agrave Crusoeacute A la recherche du temps et de lrsquoespace perdus Paris Editions Le Manuscrit 2005

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en 1845 acircgeacutee de dix-neuf ans et demi Le mariage donnera naissance agrave quatre enfants dont deux fils (Arthur et Ameacutedeacutee) et deux filles (Louise et Steacutephanie) Arthur mourra agrave lrsquoacircge de trois ans Quant agrave Ameacutedeacutee il sera le pegravere drsquoAlexis Leacuteger futur Saint-John Perse

En 1884 de retour en Guadeloupe apregraves ses eacutetudes de droit

en France Ameacutedeacutee Leacuteger srsquoinstalle comme avocat-avoueacute agrave Pointe-agrave-Pitre et se marie avec une fille de planteurs Parallegravelement agrave son activiteacute professionnelle il est eacutelu au Conseil municipal de la ville deviendra troisiegraveme puis deuxiegraveme et finalement premier adjoint au maire Ses engagements politiques le porteront du cocircteacute des reacutepublicains Sa liste est soutenue par le journal Le Progregraves Il est peut-ecirctre franc-maccedilon (beaucoup de ses amis le sont) alors que son eacutepouse Reneacutee Dormoy est tregraves catholique Neacutee agrave Basse-Terre elle a passeacute son enfance et son adolescence sur une habitation acquise par son pegravere Bois-Debout non loin de Capesterre habitation sucriegravere Par sa megravere neacutee Le Dentu elle se rattache aux proprieacutetaires de lrsquohabitation cafeacuteiegravere La Joseacutephine situeacutee au-dessus de Basse-Terre Les premiers poegravemes du futur Saint-John Perse eacutevoqueront alternativement drsquoune part la ville de Pointe-agrave-Pitre en parfait contraste avec ces deux habitations en pleine nature ougrave il a souvent seacutejourneacute pendant ses vacances Cinq enfants sont issus du mariage entre Ameacutedeacutee Leacuteger et Reneacutee Dormoy Eliane naicirct en 1884 Paulette vient au monde en 1886 puis un an plus tard naicirct Alexis le futur poegravete Lrsquoanneacutee 1889 est celle de la naissance de Marguerite et finalement en 1893 crsquoest le dernier enfant de ce mariage qui vient au monde agrave savoir Solange 1887 naissance drsquoAlexis Leacuteger

Le 31 mai 1887 agrave cinq heures du soir dans la maison de la dame Deacutelias rue drsquoArbaud agrave Pointe-agrave-Pitre ougrave se situe la reacutesidence de son pegravere naicirct Marie-Reneacute-Auguste-Alexis Leacuteger On

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trouve ces donneacutees dans lrsquoacte de naissance de lrsquoenfant Le poegravete a souhaiteacute qursquoon croie ndash et pendant longtemps les critiques ont reacutepeacuteteacute ndash qursquoil eacutetait neacute non en ville mais dans une petite icircle au large de la Guadeloupe Les Leacuteger ont effectivement posseacutedeacute dans la rade de Pointe-agrave-Pitre un icirclet appeleacute Icirclet-Feuilles ou Icirclet-agrave-Feuilles1 et dans son enfance il est arriveacute agrave Alexis drsquoy faire une excursion lrsquoideacutee selon laquelle il y serait neacute est hautement improbable mais poeacutetiquement fort inteacuteressantehellip

Une anneacutee apregraves le grand-pegravere du cocircteacute paternel (Alexis

Leacuteger) rejoint lrsquoeacuteterniteacute Il legravegue tous ses biens dont lrsquoIcirclet-agrave-Feuilles agrave sa femme Augusta Caille la grand-megravere du futur poegravete En 1890 crsquoest le grand-pegravere maternel Paul Dormoy qui srsquoeacuteteint

Quatre ans plus tard la sœur cadette drsquoAlexis Leacuteger (Solange)

deacutecegravede le 31 juillet agrave lrsquoacircge drsquoun an Son fregravere eacutevoquera sa mort dans un chant drsquoEacuteloges Cette mecircme anneacutee 1894 les parents et les deux sœurs aicircneacutees drsquoAlexis entreprennent un voyage en France et plus preacuteciseacutement agrave Bordeaux La famille retournera le 21 janvier 1895 aux Antilles A lrsquooccasion du huitiegraveme anniversaire de leur fils ses parents lui offrent une barque un cheval et une lunette astronomique Crsquoest en octobre 1895 que lrsquoenfant entre en huitiegraveme au lyceacutee Carnot agrave Pointe-agrave-Pitre

En octobre 1896 il entre en classe de septiegraveme Lrsquoenfant a la santeacute fragile il tombe malade en septembre et fait sa rentreacutee avec un mois de retard deacutebut novembre On suppose qursquoil est atteint de fiegravevres paludeacuteennes

Lrsquoanneacutee suivante en avril lrsquoicircle a subi un leacuteger tremblement de

terre dont le bilan compte deux morts et quinze blesseacutes agrave Pointe-agrave-Pitre Le 14 septembre 1897 les parents drsquoAlexis voyagent de nouveau en France alors que les enfants restent aupregraves de leurs deux aiumleules En feacutevrier 1898 le pegravere retourne aux icircles tandis que la megravere seacutejourne en Europe jusqursquoau mois drsquoaoucirct Le premier

1 Cette icircle srsquoappelle aujourdrsquohui laquo Icirclet agrave Petreluzzi raquo bien que la famille Petreluzzi nrsquoen soit plus proprieacutetaire

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octobre de la mecircme anneacutee le jeune Alexis entre en sixiegraveme classique Crsquoest en 1898 que les Leacuteger entreprennent les derniegraveres preacuteparations avant de quitter deacutefinitivement la Guadeloupe La crise eacuteconomique et lrsquoinstabiliteacute politique de lrsquoicircle ont pousseacute beaucoup de Blancs de la Guadeloupe agrave srsquoinstaller sur le continent europeacuteen Saint-John Perse nous donne encore une autre raison de lrsquoinstallation de sa famille en France agrave savoir qursquoil y a pu faire de meilleures eacutetudes Mais il y a encore deux autres raisons du deacutepart des Leacuteger le deacutesir ancien drsquoAugusta exprimeacute degraves son retour en Guadeloupe en 1840 de revenir en meacutetropole et puis la santeacute de la megravere du poegravete Les anneacutees de lyceacutee agrave Pau et de faculteacute agrave Bordeaux

Le 4 mars 1899 la famille drsquoAlexis Leacuteger srsquoembarque sur le Canada pour Bordeaux Ils y deacutebarqueront le 17 mars et srsquoinstalleront au numeacutero 7 de la rue Latapie agrave Pau Quant agrave Augusta Caille la grand-megravere elle les suivra et srsquoeacutetablira avec sa fille Steacutephanie et ses petits-enfants au numeacutero 18 rue Latapie Le 1er mai 1899 elle quitte Pointe-agrave-Pitre agrave bord du Labrador Une fois les logements installeacutes agrave Pau les trois sœurs drsquoAlexis freacutequentent le collegravege des Ursulines alors que leur fregravere est inscrit en classe de cinquiegraveme au lyceacutee de Pau qui porte aujourdrsquohui le nom de laquo Lyceacutee Saint-John Perse raquo Il passera son baccalaureacuteat dans le mecircme eacutetablissement Le lyceacutee est eacutegalement le lieu de rencontre avec des personnages qui joueront un rocircle important dans la vie drsquoAlexis Leacuteger comme Gustave-Adolphe Monod fils drsquoErnest Monod qui est le pasteur de lrsquoEacuteglise reacuteformeacutee agrave Pau Alexis fait de bonnes eacutetudes Pendant les vacances la famille seacutejourne agrave Bielle-drsquoOssau agrave Saint-Sauveur voire dans le pays Basque agrave Tardets (tous ces lieux se situent dans les Pyreacuteneacutees) En 1902 lrsquoicircle voisine de la Guadeloupe est deacutevasteacutee par lrsquoeacuteruption de la montagne Peleacutee Les Leacuteger entretenaient drsquoeacutetroites alliances

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familiales avec quelques habitants de la Martinique et sont donc fortement bouleverseacutes par cette mauvaise nouvelle

En 1902 Alexis rencontre Francis Jammes Celui-ci a trente-

quatre ans agrave lrsquoeacutepoque Cela ne lrsquoempecircche pas de lier une relation amicale avec le jeune Alexis acircgeacute de quinze ans Ils parlent souvent de litteacuterature et Jammes lui fait lire Paul Claudel Deux ans plus tard le futur Saint-John Perse passe son baccalaureacuteat avec mention au lyceacutee de Pau Au mois drsquooctobre de la mecircme anneacutee il srsquoinscrit pour des eacutetudes de droit agrave la faculteacute de Bordeaux Il sera logeacute chez son cousin Paul Warin Parallegravelement il freacutequente la faculteacute de meacutedecine celle des sciences et la faculteacute de lettres en tant qursquoeacutetudiant libre Il faut preacuteciser qursquoAlexis nrsquoa pris aucune autre inscription que celle agrave la faculteacute de droit Cette mecircme anneacutee Leacuteger fait la connaissance de Gabriel Frizeau qui est un ami de Francis Jammes et de Paul Claudel Frizeau est un grand amateur drsquoart et meacutecegravene Chez lui le jeune poegravete rencontre Andreacute Lhote et Odilon Redon il y deacutecouvre Gauguin et notamment sa grande toile laquo Qui je fus raquo Son poegraveme LrsquoAnimale est directement inspireacute de Gauguin Premiegraveres publications

Selon Alexis Leacuteger il aurait eacutecrit en 1897 le poegraveme Deacutesir de Creacuteole qui ne figure pas dans les Œuvres complegravetes de la Pleacuteiade Il lrsquoaurait donc reacutedigeacute agrave Pointe-agrave-Pitre en Guadeloupe agrave lrsquoacircge de dix ans Crsquoest une des rares productions ougrave il a adopteacute la versification classique Le poegraveme composeacute en alexandrins reacuteguliers a plus vraisemblablement eacuteteacute eacutecrit alors quAlexis Leacuteger avait eacutetudieacute Lamartine au lyceacutee probablement en classe de premiegravere (donc en 1902-3 lorsqursquoil avait seize ans) Par ailleurs le lecteur trouve dans cette œuvre de tregraves beaux tableaux des Antilles et quelques allusions agrave des leacutegendes relateacutees par les habitants

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Lrsquoanneacutee 1904 est celle de la reacutedaction de Des Villes sur trois modes dont la publication se fera en 1908 dans le numeacutero 7 de la revue Pan bien que lrsquoœuvre soit dateacutee 1906 Ce poegraveme a eacuteteacute joint agrave une lettre qursquoAlexis Leacuteger a adresseacutee agrave son ami de lyceacutee Gustave-Adolphe Monod en 1908 Lrsquoensemble du poegraveme est diviseacute en trois parties dont chacune comporte une eacutepigraphe latine emprunteacutee agrave un Pegravere de lrsquoEacuteglise Dans la premiegravere partie le poegravete nous chante sa haine des grandes villes (laquo Ocirc villes ougrave les fruits pourrissent aux larmiers raquo laquo Ocirc villes drsquoindigence indignes du pillage raquo) thegraveme que lrsquoon retrouvera plus tard dans Images agrave Crusoeacute La deuxiegraveme partie contient encore lrsquoideacutee du pillage drsquoune ville mais cette fois-ci par des corsaires violents (laquo Compagnons des Trois Mers Ranccedilonneurs et Pirates raquo) Finalement dans la troisiegraveme partie de Des Villes sur trois modes le jeune Alexis deacutecrit ce que Mireille Sacotte la grande speacutecialiste de Saint-John Perse appelle laquo la vie libre et deacutepraveacutee des corsaires raquo1 Dans ce dernier chant nous retrouvons des traits du Bateau ivre de Rimbaud mais aussi lrsquoinfluence de Baudelaire et de Heacutereacutedia On srsquoaccorde agrave reconnaicirctre Pau dans la premiegravere ville Bordeaux dans la deuxiegraveme et Pointe-agrave-Pitre dans la troisiegraveme Cette œuvre de jeunesse montre deacutejagrave le style brillant ainsi que la grande habileteacute poeacutetique du futur Saint-John Perse Images agrave Crusoeacute reacutedigeacute en 1904 ne verra sa publication qursquoen 1909 dans la Nouvelle Revue franccedilaise (NRF) Il srsquoagit de la reacuteeacutecriture du mythe de Robinson Crusoeacute tel que nous le preacutesente Daniel Defoe Toutefois le Crusoeacute de Leacuteger est un personnage tout agrave fait diffeacuterent de celui que nous propose le romancier anglais Crsquoest le Robinson nostalgique imagineacute par Jammes

1905 est une anneacutee riche en rencontres Alexis Leacuteger fait la

connaissance de Franccedilois Mauriac agrave la faculteacute des lettres agrave Bordeaux Chez Jammes agrave Orthez il rencontre Claudel qui lui offre un exemplaire des Muses A cocircteacute de ses eacutetudes et des travaux de reacutedaction le jeune poegravete fait beaucoup de sport il pratique

1 Mireille SACOTTE Alexis LeacutegerSaint-John Perse Paris LrsquoHarmattan 1997

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lrsquoescrime la voile et lrsquoeacutequitation Lors drsquoune randonneacutee en montagne il fait la connaissance de Henry Russel Depuis toujours Alexis Leacuteger srsquoest passionneacute pour la musique surtout pour Debussy et les laquo musiciens de lrsquoeacutecole russe raquo En octobre 1905 il entre dans le service militaire qursquoil terminera en septembre 1906 Sous le matricule 5758 il fait partie de la laquo troisiegraveme section de la quatriegraveme compagnie au dix-huitiegraveme reacutegiment drsquoinfanterie raquo de Pau Leacuteger est inscrit comme soldat de deuxiegraveme classe

Il met fin agrave son service militaire en 1906 et retourne agrave Bordeaux ougrave il continue ses eacutetudes de droit En mecircme temps il commence une licence de philosophie Cette mecircme anneacutee chez Gabriel Frizeau il rencontre Jacques Riviegravere critique romancier eacutediteur et directeur de la Nouvelle Revue franccedilaise En aoucirct 1906 il voyage de nouveau en Espagne Depuis un certain temps il fait preuve drsquoun grand inteacuterecirct pour la meacutetrique grecque Une fois que sa traduction des Eacutepinicies de Pindare est acheveacutee il deacutecide de faire la traduction de trente des trente-cinq Pythiques

Lrsquoanneacutee 1907 marque un tournant dans la vie du jeune poegravete

son pegravere Ameacutedeacutee Leacuteger meurt subitement En tant que seul garccedilon de la famille crsquoest Alexis qui doit srsquooccuper de sa famille au deacutetriment de ses eacutetudes qursquoil interrompt pour quelque temps Il prend en charge la geacuterance du portefeuille drsquoactions de la famille qui est suffisant pour faire vivre cinq personnes Peu de temps apregraves la mort du pegravere les Leacuteger quittent leur habitation et vont srsquoinstaller au 23 boulevard drsquoAlsace-Lorraine Plusieurs œuvres datent de cette anneacutee LrsquoAnimale Pour fecircter des oiseaux (qui prendra le titre de Cohorte) Pour fecircter une enfance et finalement Reacutecitation agrave lrsquoeacuteloge drsquoune Reine Un an apregraves crsquoest la grand-megravere Augusta Caille qui deacutecegravede le 29 juillet Alexis entretient une correspondance ininterrompue avec Riviegravere qui lrsquoinforme de la fondation de la Nouvelle Revue franccedilaise par Gaston Gallimard Jean Schlumberger Andreacute Ruyters Andreacute Gide Henri Gheacuteon et

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Jacques Copeau Il reacutedige Eacutecrit sur la porte et les dix-huit poegravemes drsquolaquo Eacuteloges raquo

Les eacutetudes universitaires le megraveneront dans diverses directions

Ses domaines de preacutedilection sont la philosophie lrsquoanthropologie et lrsquoethnologie La musique occupe eacutegalement une place importante dans sa vie et il se passionne surtout pour Vincent drsquoIndy et la laquo Schola Cantorum raquo En 1909 il rencontre Edouard Brunel qui est alors chef drsquoorchestre et srsquooccupe des concerts de Pau Alexis fait aussi la connaissance de Paul Maufret le fondateur de la laquo Schola de Pau raquo Ils deacutecident alors ensemble que des morceaux contemporains seront mis au programme Le poegravete reacutedige des articles de critique musicale dans Pau-Gazette sur les concerts en question La mecircme anneacutee il publie Images agrave Crusoeacute qursquoil a drsquoabord proposeacute agrave la revue Anteacutee et agrave La Phalange qui en ont refuseacute la publication Lrsquoœuvre paraicirct finalement dans le numeacutero 7 (1er aoucirct) de la Nouvelle Revue franccedilaise Le poegraveme est signeacute par le pseudonyme laquo Saintleacuteger Leacuteger raquo Des textes de Jules Romains et drsquoEmile Verhaeren sont publieacutes dans le mecircme numeacutero En 1910 il achegraveve avec succegraves sa licence de droit La mecircme anneacutee les Leacuteger srsquoinstallent au numeacutero 37 rue de Bordeaux Lrsquoauteur publie Eacutecrit sur la porte Pour fecircter une enfance et Reacutecitation agrave lrsquoeacuteloge drsquoune reine dans la NRF sous le titre drsquoEacuteloges Un an apregraves les dix-huit poegravemes drsquolaquo Eacuteloges raquo sont publieacutes dans la mecircme revue et en mecircme temps ces œuvres sont eacutediteacutees sous forme de volume Peu agrave peu Alexis Leacuteger fait parler de lui dans les milieux litteacuteraires Valery Larbaud et Alain-Fournier lui rendent visite agrave Pau Une tregraves bonne critique des premiers poegravemes de Saintleacuteger Leacuteger est due agrave la plume de Larbaud dans La Phalange Drsquoailleurs il y aura une leacutegegravere querelle litteacuteraire entre le jeune eacutecrivain et Francis Jammes qui nrsquoarrive pas agrave saisir entiegraverement les orientations poeacutetiques de Leacuteger ni son laquo indeacutependance fondamentale raquo Une fois lrsquoideacutee abandonneacutee de commencer une carriegravere en tant que planteur aux colonies il srsquooriente vers la diplomatie encourageacute par Frizeau Claudel et Jammes En feacutevrier 1911 Jammes le

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preacutesente agrave Philippe Berthelot le directeur-adjoint drsquoAsie au Quai drsquoOrsay Alexis voyage agrave Paris et rencontre Andreacute Gide agrave Auteuil et Jean Schlumberger A cela srsquoajoute qursquoil freacutequente Fargue Gallimard Larbaud Henri de Reacutegnier et Francis Vieleacute-Griffin Lrsquoorientation vers la carriegravere de diplomate

1912 est lrsquoanneacutee de son voyage en Angleterre et surtout agrave Londres ougrave il rencontre Larbaud et rend visite agrave Joseph Conrad agrave Rabindranath Tagore Leacuteger perfectionne sa pratique des langues anglaise et espagnole eacutetant donneacute qursquoil deacutesire se preacutesenter au concours des Affaires eacutetrangegraveres En octobre 1912 sa famille quitte Pau afin de srsquoinstaller dans la reacutegion parisienne Alexis srsquoinscrit au lyceacutee Louis-le-Grand dans la section diplomatique

Lrsquoanneacutee 1914 marque de nouveau un changement important

dans la vie du futur diplomate il est reccedilu au concours des Affaires eacutetrangegraveres Au moment ougrave la France entre en guerre Alexis Leacuteger est attacheacute au cabinet du ministre Delcasseacute dans le service de presse Deux anneacutees plus tard il fait la connaissance de Paul Valeacutery et entretient une liaison amicale avec lui Alexis Leacuteger en Chine

En 1916 il est envoyeacute en Chine gracircce agrave lrsquoaide de Philippe Berthelot et assiste un laquo chargeacute drsquoaffaires agrave la Leacutegation de France en Chine raquo agrave savoir le comte Damien Martel qui a eacuteteacute pris au deacutepourvu avec une Leacutegation tregraves deacutemunie laquo devant une crise assez seacuterieuse drsquohysteacuterie chinoise raquo En drsquoautres termes les troubles de Trsquoien-tsin ont eacuteteacute provoqueacutes par lrsquoextension de la Concession franccedilaise On assiste agrave une veacuteritable crise franco-

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chinoise Le deacutepart subit pour la Chine est partiellement ducirc agrave des raisons personnelles Alexis essaie de fuir ainsi une femme qui est amoureuse de lui mais avec laquelle il refuse drsquoentrer dans une vie conjugale Le fait qursquoil aille en Chine nrsquoest pas fortuit il veut imiter en quelque sorte ses preacutedeacutecesseurs qursquoil admire tant comme Philippe Berthelot et Paul Claudel Sa carriegravere le megravene du rang de troisiegraveme agrave celui de premier secreacutetaire agrave la Leacutegation de France agrave Peacutekin Etant donneacute qursquoil y a un manque consideacuterable de personnel Leacuteger doit eacutegalement assurer parfois la fonction de conseiller En outre il est secreacutetaire de la Confeacuterence des Allieacutes et en mecircme temps secreacutetaire du corps diplomatique

La France est repreacutesenteacutee dans presque toutes les

circonstances officielles agrave travers le personnage drsquoAlexis Leacuteger Il assiste entre autres aux fecirctes du Jour de lrsquoAn aux vecircpres diplomatiques aux reacuteceptions de la Colonie franccedilaise et il se charge de lrsquoorganisation drsquoune fecircte au profit de la Croix-Rouge En 1917 il traite les questions qui sont en rapport avec lrsquoIndochine En feacutevrier de la mecircme anneacutee le ministre Alexandre Conty arrive agrave Peacutekin Alexis entretient drsquoexcellentes relations avec celui-ci Conty laisse une liberteacute assez grande agrave Leacuteger et laquo srsquoen remet agrave lui pour de nombreuses neacutegociations raquo Au mois de novembre Conty est rappeleacute agrave Paris au profit du nouveau ministre Boppe Cela ne reste pas sans conseacutequences pour Alexis Leacuteger qui doit deacutesormais reprendre ses activiteacutes de troisiegraveme secreacutetaire Drsquoailleurs il est laquo maire (syndic) du Peacutekin diplomatique raquo il est donc eacutelu de la Commission internationale du quartier diplomatique

Vers la fin de lrsquoanneacutee 1920 suite aux troubles qui existent

deacutesormais entre le nord et le sud de la Chine Alexis Leacuteger demande son rapatriement agrave Philippe Berthelot Cependant il fait un voyage dans le Gobi en compagnie de G-Ch Toussaint qui est alors preacutesident du tribunal consulaire de Shanghai et avec le

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docteur Bussiegravere meacutedecin de la Leacutegation Leacuteger participe eacutegalement agrave lrsquoouverture du Congregraves des affaires sino-franccedilaises et il reccediloit Leacutevy-Bruhl sociologue et Paul Painleveacute matheacutematicien Le 28 aoucirct 1920 on lui demande de remplir les fonctions de deuxiegraveme secreacutetaire agrave Peacutekin Le deacutepart de Chine

En mars 1921 Alexis Leacuteger annonce qursquoil quittera prochainement la Chine En effet il a toujours eacuteteacute seacuteduit par le statut drsquoeacutetranger et les anneacutees qursquoil a passeacutees dans le grand pays asiatique lrsquoont marqueacute consideacuterablement Certes il a freacutequenteacute maints hommes politiques lettreacutes et diplomates mais il a eacutegalement aimeacute des peacuteriodes de solitude Aussi a-t-il loueacute un petit temple situeacute au nord-ouest de Peacutekin agrave des moines taoiumlstes Il srsquoy rend agrave cheval Crsquoest dans ce lieu calme et paisible qursquoil eacutecrit Anabase et Amitieacute du Prince Vu son goucirct pour la Chine Leacuteger lit non seulement de nombreuses publications sur ce pays mais eacutegalement des traductions de plusieurs livres chinois Pelliot Granet Staeumll-Holstein sont des sinologues qursquoil freacutequente agrave plusieurs reprises Mais il srsquoadresse en mecircme temps aux speacutecialistes du Tibet Bacot et G-Ch Toussaint Son inteacuterecirct pour la culture chinoise ne se limite pourtant pas agrave ces domaines-lagrave le poegravete laquo srsquoinitie agrave lrsquoart chinois et surtout aux grands courants de penseacutee raquo comme les preacuteceptes de Confucius le chamanisme le bouddhisme tantrique et le tao Alexis Leacuteger et sa carriegravere de diplomate

Le 28 juillet 1921 Leacuteger devient consul de deuxiegraveme classe En novembre de la mecircme anneacutee on le deacutesigne comme laquo expert

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politique agrave la Confeacuterence internationale de Washington sur la limitation des armements et les questions drsquoExtrecircme-Orient raquo La raison en est sa compeacutetence dans les affaires drsquoAsie Il sera attacheacute agrave Aristide Briand qui est ministre des Affaires eacutetrangegraveres agrave lrsquoeacutepoque Le 9 deacutecembre 1921 Alexis Leacuteger est nommeacute secreacutetaire drsquoambassade de deuxiegraveme classe et le 31 deacutecembre il devient laquo sous-chef de bureau agrave la Direction politique et commerciale du Quai drsquoOrsay raquo Ami de Paul Valeacutery il freacutequente le salon de la duchesse de Larochefoucauld il y rencontre la sœur de celle-ci Marthe de Fels et entretiendra avec elle une liaison passionneacutee Plus tard elle lui rendra visite en Ameacuterique et aux Vigneaux

Entre 1922 et 1923 Alexis Leacuteger est attireacute par le milieu

litteacuteraire de la Nouvelle Revue franccedilaise Il y freacutequente Riviegravere Fargue Valeacutery Gallimard et Gide La librairie-maison drsquoeacutedition drsquoAdrienne Monnier expose en vitrine les œuvres de Saintleacuteger Leacuteger agrave une eacutepoque ougrave il nrsquoest pas encore tregraves connu Quelques auteurs surreacutealistes comme Breton Vitrac ou Crevel viennent lui rendre visite Agrave cause de sa passion pour la musique Leacuteger se rend souvent agrave lrsquoOpeacutera et freacutequente Poulenc Satie Honegger Milhaud qui a transposeacute en musique Images agrave Crusoeacute Nadia Boulanger et Igor Stravinski En mecircme temps il entretient une liaison amicale avec Sert et fait preuve de beaucoup drsquoadmiration pour Misia Avec Marie Laurencin qui a eacuteteacute la compagne de Guillaume Apollinaire il nrsquoentretient qursquoune liaison passagegravere En avril la chanson liminaire drsquoAnabase paraicirct dans la NRF sous le titre de Poegraveme sans ecirctre signeacutee

Lrsquoanneacutee 1924 est celle de la publication drsquoAnabase dans la

Nouvelle Revue franccedilaise sous la signature de laquo Saint-John Perse raquo En outre le 27 juillet il devient chevalier de la Leacutegion drsquohonneur Son amie Marguerite Caetani princesse de Bassiano lance la revue Commerce Leacuteger participe agrave sa fondation et agrave sa direction Il en a suggeacutereacute le titre Saint-John Perse utilise souvent ce terme dans son poegraveme contemporain Anabase Paul Valeacutery Leacuteon-Paul

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Fargue et Valeacutery Larbaud sont les trois directeurs de la revue Le nom drsquoAlexis Leacuteger nrsquoapparaicirct point il est lrsquolaquo eacuteminence grise raquo Le 31 octobre il est deacuteleacutegueacute laquo dans les fonctions de chef de bureau agrave la sous-direction drsquoAsie raquo On le nomme secreacutetaire drsquoambassade de premiegravere classe le 21 novembre 1924

Le 31 octobre de lrsquoanneacutee suivante il remplit les fonctions de

sous-directeur drsquoAsie et drsquoOceacuteanie Il est obligeacute de geacuterer la crise franco-chinoise pendant les mouvements nationalistes qui agitent la Chine en 1925 et 1926 Deux mois plus tard il devient conseiller drsquoambassade Les trois hommes Briand Berthelot et Leacuteger mettent en place un laquo systegraveme drsquoalliances et de pactes unissant la France agrave tous les pays drsquoEurope raquo pour que la paix soit automatiquement assureacutee De cette faccedilon les insuffisances de la Socieacuteteacute des Nations (SDN) seront combleacutees

Alexis Leacuteger est nommeacute laquo ministre pleacutenipotentiaire raquo de

seconde classe le 23 avril 1927 Au mois de deacutecembre de la mecircme anneacutee il devient directeur adjoint des Affaires politiques et commerciales Il est eacutegalement agrave lrsquoorigine du Pacte de Paris laquo Pacte geacuteneacuteral de renonciation agrave la guerre comme instrument de politique nationale raquo peut-ecirctre plus connu sous le nom de laquo Pacte Briand-Kellog raquo signeacute le 27 avril

En septembre 1931 Leacuteger fait un voyage agrave Berlin ensemble

avec Briand et Berthelot Il y aura des pourparlers secrets qui visent un pacte de non-agression avec lrsquoURSS Lrsquoanneacutee suivante Aristide Briand prend sa retraite et meurt peu de temps apregraves En mai 1932 le diplomate-poegravete entre en relation avec la Cubaine Lilita Abreu Le 31 juillet on lrsquoeacutelegraveve au grade drsquoofficier de la Leacutegion drsquohonneur Pseudonymes

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Il est indeacuteniable que de nos jours Alexis Leacuteger ndash tel est son

vrai nom ndash est plus connu sous le pseudonyme de laquo Saint-John Perse raquo alors que les premiegraveres poeacutesies ont eacuteteacute signeacutees soit laquo Saint-Leacuteger Leacuteger raquo soit laquo Saintleacuteger Leacuteger raquo Parfois nous trouvons mecircme la forme abreacutegeacutee laquo St L Leacuteger raquo Pourquoi y a-t-il un redoublement du nom Selon Alexis il y aurait eu un lointain ancecirctre de la famille qui aurait entrepris drsquointervertir les trois parties de son nom de sorte qursquoil en reacutesultait laquo Leacuteger Saint Leacuteger raquo De telle faccedilon il aurait voulu laquo affirmer son indeacutependance raquo et montrer qursquoil eacutetait agrave lrsquoorigine drsquoune nouvelle ligneacutee Dans le pseudonyme qursquoutilise le poegravete1 laquo Saint raquo a pour objectif drsquoanoblir le nom Le tout laquo Saintleacuteger Leacuteger raquo ou laquo Saint-Leacuteger Leacuteger raquo lui permet de le distinguer du simple laquo Saint Leacuteger raquo qui agrave ce qursquoil paraicirct nrsquoest pas si rare en France qursquoon ait pu le penser

Reste agrave expliquer lrsquoautre nom de plume qui est laquo Saint-John

Perse raquo et qui nrsquoa eacuteteacute employeacute pour la premiegravere fois qursquoen 1924 pour signer Anabase Il faut dire que ce pseudonyme a fait couler beaucoup drsquoencre Voici quelques-unes des nombreuses theacuteories qui ont tenteacute drsquoexpliquer le mystegravere de ce nom Saint lrsquoadjectif aurait la fonction drsquoanoblissement (comme

dans laquo Saintleacuteger Leacuteger raquo) On trouve chez drsquoautres eacutecrivains le recours agrave la particule laquo de raquo comme crsquoest le cas pour Honoreacute de Balzac

John il srsquoagit drsquoun nom anglais de mecircme que lrsquoensemble

laquo Saint-John raquo Alexis Leacuteger a toujours manifesteacute un goucirct prononceacute pour lrsquoaristocratie et les mœurs anglaises Une autre possibiliteacute serait lrsquoeacuteventuel rapport entre

1 Nous savons aujourdrsquohui qursquoil ne srsquoest jamais appeleacute Saint-Leacuteger Leacuteger contrairement agrave ce qursquoil preacutetend dans sa biographie dans les Œuvres complegravetes de la Pleacuteiade Son vrai nom a tout simplement eacuteteacute Leacuteger

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Leacuteger et lrsquoicircle Saint John qui se situe aux Antilles ameacutericaines et que le poegravete avait visiteacutee Mais lagrave encore les pistes restent brouilleacutees

Perse on pourrait songer au poegravete latin Persius dont lrsquoœuvre

se serait apparemment trouveacutee sur la table de travail drsquoAlexis Leacuteger au moment ougrave il a chercheacute un nom de plume pour signer son Anabase en 1924 Cependant lui-mecircme a toujours proclameacute que Perse nrsquoaurait laquo rien agrave voir avec le poegravete latin Perse raquo Il aurait laquo drsquoabord penseacute agrave Archibald Perse raquo qui aurait fait allusion agrave laquo Archibald Olson Barnabooth raquo de Valeacutery Larbaud Par ailleurs nous pourrions voir un jeu de mots entre laquo Alexis Leacuteger raquo et laquo Alexandre le Grand raquo conqueacuterant entre autres de la Perse drsquoautant plus que lrsquoimage drsquoAlexandre se trouve bien que dissimuleacutee dans Anabase

Malgreacute les nombreuses tentatives drsquoexpliquer lrsquoorigine de laquo Saint-John Perse raquo il faut avouer que nous pouvons tout au plus formuler des hypothegraveses agrave lrsquoeacuteclaircissement de la mythopoeacutetique complexe de ce pseudonyme Lrsquoexil

Crsquoest en 1940 que le diplomate Alexis Leacuteger doit srsquoexiler aux Eacutetats-Unis agrave cause de son attitude anti-hitleacuterienne Le 29 octobre il apprend qursquoil est laquo deacutechu de la nationaliteacute franccedilaise que ses biens ont eacuteteacute confisqueacutes qursquoil a eacuteteacute radieacute de lrsquoOrdre de la Leacutegion drsquohonneur par le gouvernement de Vichy raquo La Gestapo a confisqueacute tous ses papiers Crsquoest en Ameacuterique qursquoil commence agrave reprendre son activiteacute poeacutetique La premiegravere œuvre qursquoil reacutedige dans le grand pays drsquooutre-atlantique est Exil dateacute de Long Beach

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Island New Jersey 1941 Il la deacutedie agrave son ami Archibald MacLeish

En mars 1942 il fera un bref seacutejour agrave New York ougrave il

prononcera un discours agrave la meacutemoire drsquoAristide Briand Crsquoest agrave Washington qursquoil reacutedige pendant lrsquoeacuteteacute Poegraveme agrave lrsquoEacutetrangegravere qui vise en effet Lilita Abreu Lrsquoanneacutee suivante il visite la Caroline du Sud et la Geacuteorgie Pendant une nuit drsquoorage relateacutee par Charlton Ogburn il commence la reacutedaction du poegraveme Pluies Lilita Abreu quitte Leacuteger en 1944 pour srsquoinstaller agrave New York sans lui laisser drsquoadresse

Pendant son travail agrave la bibliothegraveque du Congregraves Leacuteger

publie trois ouvrages de compilation A selection of works for an understanding of World Affairs since 19141 La Production litteacuteraire en France depuis la guerre2 La Publication franccedilaise pendant la guerre 1940-19453

En 1942 eacutegalement le geacuteneacuteral de Gaulle essaie de le

laquo concilier agrave la cause de la France libre agrave Londres raquo Alexis Leacuteger admet lrsquoautoriteacute du geacuteneacuteral de Gaulle en tant que chef militaire de la France mais il se meacutefie de son action politique et craint lrsquoeacutetablissement drsquoune dictature militaire en France

Juillet 1944 est la date de parution de Neiges dans Les Lettres

franccedilaises de Buenos Aires dateacute de New York La mecircme anneacutee Exil est publieacute dans sa totaliteacute (laquo Quatre Poegravemes raquo) chez la mecircme maison drsquoeacutedition Le premier septembre 1944 Alexis Leacuteger est reacuteinteacutegreacute agrave la Libeacuteration dans le service de la diplomatie franccedilaise en tant qursquoambassadeur en disponibiliteacute Lrsquoanneacutee suivante Berceuse fait sa parution en automne dans la revue Mesa Crsquoest Herbert Steiner traducteur des œuvres persiennes en langue allemande

1 1943 laquo by Alexis Leacuteger consultant in French Literature raquo 2 1944 ouvrage drsquoagrave peu pregraves cent pages 3 1945-1946

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qui dirige et eacutedite cette revue Les quatre poegravemes drsquoExil sont publieacutes en 1945 aux eacuteditions Gallimard Le poegravete eacutecrit la mecircme anneacutee Vents qursquoil deacutedie agrave Atlanta et Allan P

En aoucirct 1947 il seacutejourne dans lrsquoicircle de Beacuteatrice Chanler Il y

commence la reacutedaction drsquoAmers En mecircme temps il rend visite agrave Marthe de Fels A la fin de lrsquoanneacutee Leacuteger est accableacute par des calculs reacutenaux En 1948 on assiste agrave une nouvelle eacutedition drsquoEacuteloges chez Gallimard et une nouvelle eacutedition corrigeacutee drsquoAnabase Crsquoest en 1954 qursquoil rencontre Dorothy Russell Milburn qursquoil eacutepousera quelques anneacutees plus tard Le retour en France

Leacuteger ne retourne en France qursquoen 1957 Une amie agrave lui Mina

Curtiss meacutecegravene de nationaliteacute ameacutericaine et commentatrice de plusieurs lettres de Proust lui offre la proprieacuteteacute dans la presqursquoicircle de Giens les laquo Vigneaux raquo A partir de ce moment il passera plusieurs mois de lrsquoanneacutee en France et les autres aux Eacutetats-Unis 1957 est eacutegalement lrsquoanneacutee de la publication drsquoAmers aux eacuteditions Gallimard

En 1958 agrave lrsquoacircge de 71 ans il eacutepouse lrsquoAmeacutericaine Dorothy

Milburn qursquoil rebaptise laquo Diane raquo Chronique qui est dateacute de la presqursquoicircle de Giens septembre 1959 paraicirctra chez Gallimard

1960 est une anneacutee importante dans la vie drsquoAlexis Leacuteger

surtout en ce qui concerne sa carriegravere de poegravete le 10 deacutecembre il reccediloit le Prix Nobel de litteacuterature agrave Stockholm A cette occasion il prononce le discours Poeacutesie qui est devenu ceacutelegravebre par la suite Deux anneacutees apregraves des poegravemes qursquoil a speacutecialement eacutecrits accompagnent les dessins de Georges Braque Le tout est publieacute sous le titre LrsquoOrdre des Oiseaux aux eacuteditions Au Vent drsquoArles

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Quant aux textes de ce livre ils paraicirctront seacutepareacutement en 1963 sous le titre Oiseaux chez Gallimard Le 20 avril 1965 Saint-John Perse prononce le ceacutelegravebre discours Pour Dante agrave lrsquoinauguration du Congregraves International reacuteuni agrave Florence pour le septiegraveme centenaire du poegravete italien

En 1969 crsquoest le poegraveme Chanteacute par celle qui fut lagrave qui est publieacute

agrave la Nouvelle Revue franccedilaise (1er septembre) Une anneacutee apregraves on assiste agrave la parution de Chant pour un eacutequinoxe eacutegalement agrave la NRF (1er janvier)

Le travail majeur dans la carriegravere litteacuteraire de Saint-John Perse

est sans doute la reacutealisation des Œuvres complegravetes dans la Bibliothegraveque de la Pleacuteiade chez Gallimard Il est rare qursquoun auteur y soit publieacute de son vivant La preacuteparation du volume a dureacute plus de six ans En 1973 Nocturne est publieacute agrave la NRF (1er janvier) et une anneacutee apregraves crsquoest Seacutecheresse qui paraicirct agrave son tour agrave la NRF (1er juin) Deacutesormais le poegravete souffrira drsquoarthrite et de migraines

Crsquoest le 20 septembre 1975 qursquoAlexis Leacuteger deacutecegravede aux

Vigneaux Son corps gicirct au petit cimetiegravere marin de Giens Les presses eacutecrite et orale ont tregraves peu parleacute de la mort de ce grand homme qui est consideacutereacute encore de nos jours comme lrsquoune des figures marquantes du XXe siegravecle1

1 Lrsquoensemble de ses œuvres se trouve agrave la Fondation Saint-John Perse agrave Aix-en-Provence

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BIBLIOGRAPHIE SOMMAIRE

SAINT-JOHN PERSE Œuvres complegravetes Paris Gallimard (Bibliothegraveque de la Pleacuteiade) 1982 (1egravere eacutedition 1972 du vivant de lrsquoauteur) SAINT-JOHN PERSE Eacuteloges suivi de La Gloire des Rois Anabase Exil Paris Gallimard (coll laquo PoeacutesieGallimard raquo) 1960 SAINT-JOHN PERSE Amers suivi de Oiseaux Paris Gallimard (coll laquo PoeacutesieGallimard raquo) 1963 SAINT-JOHN PERSE Vents suivi de Chronique Paris Gallimard (coll laquo PoeacutesieGallimard raquo) 1975

BOSQUET (Alain) Saint-John Perse Paris Pierre Seghers 1953 FELS (Laurent) Saint-John Perse Images agrave Crusoeacute A la recherche du temps et de lrsquoespace perdus Paris Le Manuscrit 2005 LEVILLAIN (Henriette) Le rituel poeacutetique de Saint-John Perse Paris Gallimard 1977 SACOTTE (Mireille) Parcours de Saint-John Perse Paris-Genegraveve Champion-Slatkine 1987 SACOTTE (Mireille) Alexis LeacutegerSaint-John Perse Paris LrsquoHarmattan 1997 (1egravere eacutedition chez Belfond en 1991)

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SACOTTE (Mireille) Eacuteloges de Saint-John Perse Paris Gallimard (Foliothegraveque) 1999

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Extrait du Chant X drsquoAnabase de Saint-John Perse

laquo Ha toutes sortes drsquohommes dans leurs voies et faccedilons mangeurs drsquoinsectes de fruits drsquoeau porteurs drsquoemplacirctres de richesses lrsquoagriculteur et lrsquoadalingue lrsquoacuponcteur et le saunier le peacuteager le forgeron marchands de sucre de cannelle de coupes agrave boire en meacutetal blanc et de lampes de corne celui qui taille un vecirctement de cuir des sandales dans le bois et des boutons en forme drsquoolives celui qui donne agrave la terre ses faccedilons et lrsquohomme de nul meacutetier homme au faucon homme agrave la flucircte homme aux abeilles celui qui tire son plaisir du timbre de sa voix celui qui trouve son emploi dans la contemplation drsquoune pierre verte qui fait brucircler pour son plaisir un feu drsquoeacutecorces sur son toit qui se fait sur la terre un lit de feuilles odorantes qui srsquoy couche et repose qui pense agrave des dessins de ceacuteramiques vertes pour des bassins drsquoeaux vives et celui qui a fait des voyages et songe agrave repartir qui a veacutecu dans un pays de grandes pluies qui joue aux deacutes aux osselets au jeu des gobelets ou qui a deacuteployeacute sur le sol ses tables agrave calcul celui qui a des vues sur lrsquoemploi drsquoune calebasse celui qui traicircne un aigle mort comme un faix de branchages sur ses pas (et la plume est donneacutee non vendue pour lrsquoempennage des flegraveches) celui qui reacutecolte le pollen dans un vaisseau de bois (et mon plaisir dit-il est dans cette couleur jaune) celui qui mange des beignets des vers de palmes des framboises celui qui aime le goucirct de lrsquoestragon celui qui recircve drsquoun poivron ou bien encore celui qui macircche drsquoune gomme fossile qui porte une conque agrave son oreille et celui qui eacutepie le parfum de geacutenie aux cassures fraicircches de la pierre celui qui pense au corps de femme homme libidineux celui qui voit son acircme au reflet drsquoune lame lrsquohomme verseacute dans les sciences dans lrsquoonomastique lrsquohomme en faveur dans les conseils celui qui nomme les fontaines qui fait un don de siegraveges sous les arbres de laines teintes pour les sages et fait sceller aux carrefours de tregraves grands bols de bronze pour la soif bien mieux celui qui ne fait rien tel homme et tel dans ses faccedilons et tant drsquoautres encore les ramasseurs de cailles dans les plis de terrains ceux qui reacutecoltent dans les broussailles les oeufs tiqueteacutes de vert ceux qui descendent de cheval pour ramasser des choses des agates une pierre bleu pacircle que lrsquoon taille agrave lrsquoentreacutee des faubourgs (en maniegravere drsquoeacutetuis de tabatiegraveres et drsquoagrafes ou de boules agrave rouler aux mains des paralytiques) ceux qui peignent en sifflant des coffrets en plein air lrsquohomme au bacircton drsquoivoire lrsquohomme agrave la chaise de

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rotin lrsquoermite orneacute de mains de fille et le guerrier licencieacute qui a planteacute sa lance sur son seuil pour attacher un singehellip ha toutes sortes drsquohommes dans leurs voies et faccedilons et soudain apparu dans ses vecirctements du soir et tranchant agrave la ronde toutes questions de preacuteseacuteance le Conteur qui prend place au pied du teacutereacutebinthehellip raquo1

1 Bernard LECHERBONNIER Dominique RINCEacute Pierre BRUNEL amp Christiane MOATTI Litteacuterature XXe siegravecle Textes et documents Paris Nathan (Collection laquo Henri Mitterand raquo) 1989 pp 559-560

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Le repos du Conqueacuterant et la deacutecouverte de soi-mecircme

(Quelques reacuteflexions sur lrsquoextrait qui preacutecegravede)

Terre arable du songe Qui parle de bacirctir ndash Jrsquoai vu la terre distribueacutee en de vastes espaces et ma penseacutee nrsquoest point distraite du navigateur

(Saint-John Perse Anabase X)

Proleacutegomegravenes

Le passage drsquoAnabase (1924) que nous propose lrsquoanthologie Litteacuterature XXe siegravecle est un extrait tireacute du Chant X qui se situe directement avant le deacutesinit du long poegraveme agrave valeur drsquoune eacutepopeacutee1 Il srsquoagit drsquoun texte reacutedigeacute en prose poeacutetique Si dans les Chants I agrave IX il est question drsquoun Conqueacuterant qui apparaicirct sous diffeacuterentes formes au fil de lrsquoœuvre et qui fonde une ville apregraves avoir fait une expeacutedition agrave lrsquointeacuterieur drsquoun pays2 comme lrsquoindique deacutejagrave le titre3 le Chant X relate le repos du personnage principal

1 laquo Proche du mythe lrsquoeacutepopeacutee chante lrsquohistoire drsquoune tradition un complexe de repreacutesentations sociales politiques religieuses un code moral une estheacutetique A travers le reacutecit des eacutepreuves et des hauts faits drsquoun heacuteros ou drsquoune heacuteroiumlne elle met en lumiegravere un monde total une reacutealiteacute vivante un savoir sur le monde raquo (Nicole REVEL laquo Epopeacutee raquo in Encyclopaeligdia Universalis Dictionnaire des Genres et notions litteacuteraires Paris Albin Michel 2001 p 256) 2 La Chine en lrsquooccurrence 3 Le substantif laquo Anabase raquo est agrave prendre dans son sens eacutetymologique calqueacute sur le grec

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deacutenommeacute cette fois-ci laquo Conteur raquo1 Saint-John Perse nous fait drsquoabord une longue eacutenumeacuteration des diffeacuterentes occupations ndash voire des divers meacutetiers ndash des hommes souvent tregraves distants les uns des autres ce qui ne les empecircche pas de vivre en toute harmonie Preacutecisons pourtant qursquoil ne srsquoagit nullement drsquoun texte anthropocentrique2 la tregraves longe phrase dont est constitueacute ce passage qui prend une veacuteritable allure proustienne met eacutegalement en relief la grande admiration3 de Saint-John Perse pour la flore et la faune (de preacutefeacuterence exotiques) ainsi que pour les mineacuteraux

Le titre Anabase a une double sens agrave cocircteacute de celui que nous

avons deacutejagrave mentionneacute il srsquoagit pour lrsquoauteur de Vents aussi drsquoune laquo expeacutedition raquo vers lrsquointeacuterieur mental Lrsquoessentiel pour lui est que le poegravete soit laquo homme dans la penseacutee et dans lrsquoaction raquo comme il lrsquoeacutecrit agrave propos de Dante4 Le fait qursquoAnabase soit le premier poegraveme signeacute laquo Saint-John Perse raquo est significatif agrave lrsquoinstar du Conteur qui a acheveacute sa tacircche difficile le poegravete semble avoir trouveacute sa vraie identiteacute drsquoautant plus que tous les poegravemes posteacuterieurs agrave Anabase sont signeacutes par ce pseudonyme5

laquo anabasis raquo qui signifie laquo expeacutedition agrave lrsquointeacuterieur drsquoun pays raquo il fait allusion aux exploits du protagoniste Crsquoest sans doute lrsquoAnabase de Xeacutenophon qui a inspireacute agrave Saint-John Perse le titre de son œuvre 1 On pourrait consacrer une eacutetude entiegravere agrave ce personnage qui est en mecircme temps laquo Fondateur de villes raquo laquo Nomade raquo laquo Etranger raquo etc Or tel nrsquoest pas lrsquoobjectif du travail que voici qui se limite agrave lrsquoextrait proposeacute dans Litteacuterature XXe siegravecle 2 Qui a pour centre lrsquohomme 3 Nous pourrions mecircme avancer le terme de laquo veacuteneacuteration raquo 4 laquo Pour Dante Discours pour lrsquoinauguration du Congregraves international reacuteuni agrave Florence agrave lrsquooccasion du 7e Centenaire de Dante (20 avril 1965) raquo (SAINT-JOHN PERSE Œuvres complegravetes Paris Gallimard (Bibliothegraveque de la Pleacuteiade) 1982 p 455) 5 La palette des pseudonymes drsquoAlexis Leacuteger est assez consideacuterable les premiegraveres œuvres sont signeacutees laquo Saintleacuteger Leacuteger raquo (ou laquo Saint-Leacuteger Leacuteger raquo) Ce nrsquoest qursquoagrave partir drsquoAnabase (1924) qursquoon trouve le pseudonyme laquo Saint-John Perse raquo Dans sa correspondance avec Mina Curtiss il emploie le nom de laquo Pierre Fenestre raquo qui lui rappelle un eacutepisode personnel En outre il nous propose dans ses Œuvres complegravetes la correspondance avec sa megravere Madame Ameacutedeacutee Saint-Leacuteger Leacuteger Or nous savons que les lettres adresseacutees agrave sa megravere nrsquoont jamais eacuteteacute retrouveacutees Il srsquoagit donc drsquoun autre pseudonyme qursquoil a choisi pour srsquoadresser agrave lui-mecircme Drsquoailleurs son vrai nom nrsquoa pas eacuteteacute laquo Saintleacuteger Leacuteger raquo ou laquo Saint-Leacuteger Leacuteger raquo comme il le preacutetend dans sa biographie au deacutebut des Œuvres complegravetes dans la Pleacuteiade le deacutecryptage de son acte de naissance nous a montreacute qursquoil

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La plus grande partie drsquoAnabase a eacuteteacute reacutedigeacutee dans un petit

temple en plein deacutesert que Saint-John Perse avait loueacute agrave des moines taoiumlstes pour ecirctre seul Crsquoest de cet endroit qursquoil contemple les laquo communauteacutes rurales raquo1 Cette atmosphegravere calme et paisible dont il est entoureacute dans ce lieu deacuterobeacute agrave la vie urbaine se manifeste dans lrsquoextrait que nous allons eacutetudier

Lrsquoanalyse que voici traitera successivement les points

suivants les champs lexicaux les figures de style le rythme et lrsquoimage du Conteur

Les champs lexicaux Lrsquoextrait en question repose sur un filet drsquoisotopies2

savamment eacutetabli qui dressent lrsquoinventaire des meacutetiers des occupations des milieux veacutegeacutetal et animal ainsi que des mateacuteriaux dans le nouveau pays fondeacute par le Conteur

Le premier champ lexical que nous pouvons deacutegager est celui des meacutetiers et nous dirions mecircme des laquo arts et meacutetiers raquo Il regroupe les diverses occupations humaines qui contrastent parfois de faccedilon eacutetonnante laquo mangeurs drsquoinsectes de fruits drsquoeau porteurs drsquoemplacirctres de richesses lrsquoagriculteur et lrsquoadalingue3 lrsquoacuponcteur et le saunier4 le peacuteager le forgeron marchands de sucre de cannelle [hellip] et lrsquohomme de nul meacutetier homme au faucon homme agrave la flucircte homme aux abeilles [hellip] celui qui pense au corps de femme [hellip] lrsquohomme verseacute dans les

srsquoappelait laquo Marie-Reneacute-Auguste-Alexis Leacuteger raquo 1 Mireille SACOTTE Alexis LeacutegerSaint-John Perse Paris LrsquoHarmattan 1997 p 260 2 Tous les termes qui forment un mecircme champ lexical 3 Jeune cavalier noble 4 Ouvrier dans un marais salant

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sciences dans lrsquoonomastique1 [hellip] celui qui ne fait rien [hellip] les ramasseurs de cailles dans les plis de terrains raquo etc Enumeacuterer tous les meacutetiers et arts mentionneacutes par Saint-John Perse exigerait la reproduction de lrsquoextrait entier Pourtant la seacutelection2 que nous venons de faire illustre que le poegravete a puiseacute les diffeacuterentes occupations des hommes dans de multiples domaines qui se concentrent drsquoailleurs dans un seul et unique endroit la ville fondeacutee par le Conteur Ajoutons que dans le long inventaire on trouve eacutegalement des personnes laquo de nul meacutetier raquo Ce sont principalement les artistes (laquo homme agrave la flucircte raquo) et les nobles (laquo homme au faucon raquo) auxquels le poegravete veut faire allusion sans drsquoailleurs deacutenigrer leurs tacircches

Le milieu preacutesenteacute par Alexis Leacuteger peut ecirctre consideacutereacute

comme une sorte drsquoutopie3 il est rare que des hommes exerccedilant des meacutetiers si opposeacutes vivent en toute harmonie dans une mecircme ville Nrsquoest-ce pas cette atmosphegravere paisible et calme qui a toujours eacuteteacute procircneacutee par le poegravete surtout dans son temple taoiumlste Au fur et agrave mesure que nous progressons dans le texte Saint-John Perse trouve sa vraie identiteacute (poeacutetique) dans un lieu quasi eacutedeacutenique ougrave tous les citoyens vivent en paix

A cocircteacute de ce premier champ lexical il nous est possible de

relever lrsquoisotopie du milieu veacutegeacutetal Voici quelques passages qui la constituent laquo fruitslowast drsquoau [hellip] sucre4 de cannelle [hellip] des sandales dans le bois et des boutons en forme drsquoolives [hellip] qui fait brucircler pour son plaisir un feu drsquoeacutecorces sur son toit qui se fait

1 laquo Etude science des noms propres et speacutecialt des noms de personnes raquo (Paul ROBERT Le Petit Robert Paris Le Robert 1987 p 1311) 2 On pourrait nous reprocher de ne pas avoir fait de sous-cateacutegories regroupant p ex tous les meacutetiers de lrsquoagriculture du forgeage etc Cependant nous nrsquoavons pas voulu surcharger notre eacutetude drsquoinformations 3 laquo Plan drsquoun gouvernement imaginaire raquo (op cit p 2056) lowast Tous les termes marqueacutes drsquoun asteacuterisque ont eacuteteacute souligneacutes par nos soins 4 Le sucre est tireacute de la plante appeleacutee laquo canne agrave sucre raquo (laquo Bois-Debout raquo en creacuteole qui est eacutegalement le nom drsquoune des deux plantations de la famille drsquoAlexis Leacuteger) Aussi le classons-nous parmi les plantes

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sur la terre un lit de feuilles odorantes [hellip] celui qui a des vues sur lrsquoemploi drsquoune calebasse celui qui traicircne un aigle mort comme un faix de branchages sur ses pas [hellip] celui qui reacutecolte le pollen dans un vaisseau de bois [hellip] des vers de palmes des framboises celui qui aime le goucirct de lrsquoestragon celui qui recircve drsquoun poivron [hellip] qui fait un don de siegraveges sous les arbres de laines teintes pour les sages ceux qui reacutecoltent dans les broussailles [hellip] lrsquohomme agrave la chaise de rotin1 [hellip] le Conteur qui prend place au pied du teacutereacutebinthe2 raquo Crsquoest pourtant une eacutenumeacuteration assez importante des diffeacuterents veacutegeacutetaux Nous savons que Saint-John Perse a toujours manifesteacute un goucirct prononceacute pour la flore ndash de preacutefeacuterence exotique ndash qui ornait deacutejagrave sa Guadeloupe natale

Bien que le regravegne veacutegeacutetal occupe une place tregraves importante

dans lrsquoœuvre entiegravere du poegravete antillais il faut ajouter que Saint-John Perse ne srsquoattarde jamais sur la description des images poeacutetiques Il les nomme3 puis il passe agrave autre chose Cependant cela ne lrsquoempecircche de faire lrsquoeacuteloge4 du milieu naturel Il respecte agrave la lettre ce que Gaston Bachelard expose dans son livre LrsquoAir et les Songes laquo [p]reacutecisez un peu trop une image poeacutetique vous faites rire Enlevez un peu de preacutecision agrave une image triviale et ridicule vous faites naicirctre une eacutemotion poeacutetique raquo5

Le fait qursquoAlexis Leacuteger fasse preuve drsquoune grande passion

pour les plantes ne veut pas dire qursquoil nrsquoappreacutecie pas les animaux Aussi trouvons-nous maintes expressions que nous pouvons regrouper sous le champ lexical de la faune laquo mangeurs drsquoinsectes

1 laquo Partie de la tige des branches du rotang utiliseacutee pour faire des cannes des meubles raquo (Paul ROBERT Le Petit Robert Paris Le Robert 1987 p 1731) 2 laquo Pistachier reacutesineux [hellip] toujours vert qui donne une reacutesine dite teacutereacutebenthine de Chio raquo (op cit p 1945) 3 laquo Nommer nrsquoest plus alors seulement srsquoapproprier et savourer les mots les choses et leurs eacutetranges rapports crsquoest aussi faire advenir Nommer creacuteer raquo (Mireille SACOTTE Eacuteloges de Saint-John Perse Paris Gallimard (Foliothegraveque) 1999 p 56) 4 Ce substantif est tregraves cher agrave Saint-John Perse drsquoautant plus que nous pouvons en tirer par anagramme le nom laquo Leacuteger raquo 5 Gaston BACHELARD LrsquoAir et les Songes Paris Joseacute Corti 1943

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[hellip] homme au faucon [hellip] homme aux abeilles celui qui traicircne un aigle mort comme un faix de branchages sur ses pas (et la plume est donneacutee [hellip]) [hellip] des vers de palmes [hellip] qui porte une conque agrave son oreille [hellip] les ramasseurs de cailles1 dans les plis de terrains ceux qui reacutecoltent dans les broussailles les œufs tiqueteacutes de vert ceux qui descendent de cheval [hellip] le guerrier licencieacute qui a planteacute sa lance sur son seuil pour attacher un singe raquo Le poegravete semble ne pas avoir de preacutedilection pour une espegravece animaliegravere preacutecise eacutetant donneacute qursquoil nomme les insectes en passant par la basse-court jusqursquoaux chevaux2 Il aime tous les animaux et les considegravere comme les compagnons de lrsquohomme sur terre Contrairement aux ecirctres humains ils ne sont pas atteints du peacutecheacute originel et symbolisent donc la pureteacute absolue Comme le poegravete ils font partie drsquoune eacutelite et sont les eacutelus pour une vie laquo supeacuterieure raquo

Analysons en dernier lieu lrsquoisotopie du mineacuteral qui joue un

rocircle important dans les poegravemes persiens mecircme si les termes qui la constituent sont moins nombreux que ceux des autres champs lexicaux laquo celui qui donne agrave la terre ses faccedilons [hellip] celui qui trouve son emploi dans la contemplation drsquoune pierre verte [hellip] qui se fait sur la terre un lit de feuilles odorantes [hellip] qui pense agrave ses dessins de ceacuteramiques vertes pour des bassins drsquoeaux vives [hellip] et celui qui eacutepie le parfum de geacutenie aux cassures fraicircches de la pierre [hellip] des agates3 une pierre bleu pacircle que lrsquoon taille agrave lrsquoentreacutee des faubourgs [hellip] lrsquohomme au bacircton drsquoivoire raquo Les mineacuteraux eux aussi symbolisent la pureteacute les richesses mateacuterielles de la terre (pour les pierres preacutecieuses) et ne doivent pas faire deacutefaut dans une ville reacutecemment fondeacutee ou dans une œuvre qui vient drsquoecirctre acheveacuteehellip

1 laquo Oiseau migrateur des champs et des preacutes voisin de la perdrix raquo (Paul ROBERT Le Petit Robert Paris Le Robert 1987 p 235) 2 Rappelons qursquoagrave lrsquooccasion de son huitiegraveme anniversaire les parents drsquoAlexis Leacuteger lui ont offert un cheval Voilagrave pourquoi cet animal apparaicirct assez freacutequemment dans son œuvre 3 laquo Varieacuteteacute de calceacutedoine finement zoneacutee aux teintes nuanceacutees et contrasteacutees utiliseacutee comme pierre preacutecieuse raquo (op cit p 35)

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Nous voyons que les isotopies forment un veacuteritable laquo texte raquo

dans le sens eacutetymologique du terme1 sur lequel sont eacuterigeacutees la ville et la poeacutesie

Les figures de style A part les solides bases que constitue le reacuteseau drsquoisotopies

lucidement eacutetabli Saint-John Perse utilise souvent des figures de rheacutetorique qui lui permettent de souligner stylistiquement les ideacutees centrales du texte

Dans un premier temps il nous est possible de deacutenicher des

anaphores2 dans lrsquoextrait du Chant X drsquoAnabase que nous propose Litteacuterature XXe siegravecle laquo celui qui taille un vecirctement de cuir [hellip] celui qui donne agrave la terre ses faccedilons [hellip] celui qui tire son plaisir du timbre de sa voix celui qui trouve son emploi [hellip] et celui qui a fait des voyages [hellip] celui qui a des vues sur lrsquoemploi drsquoune calebasse celui qui traicircne un aigle mort [hellip] celui qui reacutecolte le pollen [hellip] celui qui mange des beignets [hellip] celui qui aime le goucirct de lrsquoestragon celui qui recircve drsquoun poivron ou bien encore celui qui macircche drsquoune gomme fossile [hellip] et celui qui eacutepie le parfum [hellip] celui qui pense aux corps de femme [hellip] celui qui voit son acircme au reflet drsquoune lame raquo etc Cette extraposition du pronom laquo celui qui raquo met en eacutevidence les multiples meacutetiers arts et occupations si diffeacuterents soient-ils que lrsquoon peut trouver dans la nouvelle ville fondeacutee par le Conteur De mecircme le pronom relatif laquo qui raquo dans sa forme simple surgit agrave plusieurs reprises laquo qui fait brucircler [hellip] qui se fait sur la terre [hellip] qui srsquoy couche et repose qui pense agrave des dessins [hellip] qui a veacutecu dans un pays de grandes pluies qui joue aux deacutes [hellip] ou qui a deacuteployeacute sur le sol [hellip]

1 Le verbe latin laquo texere raquo signifie laquo tisser raquo Il y a donc lrsquoideacutee drsquoun veacuteritable filet 2 laquo Reacutepeacutetition du mecircme mot en tecircte de phrase ou des membres de phrase raquo (Bernard DUPRIEZ Gradus ndash Les proceacutedeacutes litteacuteraires (Dictionnaire) Paris Eacuteditions 1018 1984 p 46)

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qui porte une conque raquo etc Lrsquoexplication de lrsquoemploi de cette anaphore est la mecircme que celle que nous avons donneacutee pour la reacutepeacutetition de laquo celui qui raquo donc la mise en relief Par ailleurs la juxtaposition des diffeacuterentes occupations nrsquoest faite selon aucune suite logique le poegravete met cocircte agrave cocircte les meacutetiers les plus divers pour souligner le caractegravere polyvalent de la nouvelle ville

Un autre proceacutedeacute stylistique que lrsquoon retrouve presque dans

chaque vers de ce poegraveme est lrsquoellipse1 Qursquoil srsquoagisse de la suppression du verbe (laquo toutes sortes drsquohommes dans leurs voies et faccedilons mangeurs drsquoinsectes de fruits drsquoeau [hellip] homme au faucon homme agrave la flucircte homme aux abeilles [hellip] raquo) ou du sujet (laquo et fait sceller aux carrefours de tregraves grands bols de bronze pour la soif [hellip] raquo) il y a maints bouts de phrases (lrsquoextrait entier est composeacute drsquoune tregraves longue phrase) dans le passage en question qui sont incomplets Cela provoque que le rythme est beaucoup plus rapide2

Lrsquoambiguiumlteacute est une autre figure de rheacutetorique qui apparaicirct

freacutequemment dans lrsquoœuvre de Saint-John Perse Le but en est de rendre la lecture plus difficile et de permettre plusieurs pistes de lecture3 Un lecteur presseacute pourrait reprocher au poegravete drsquoecirctre parfois trop eacutequivoque ce qui exige naturellement une eacutetude beaucoup plus deacutetailleacutee et complexe Mais nrsquoest-ce pas preacuteciseacutement le mystegravere voire lrsquoeacutenigme de certains passages qui procurent agrave la creacuteation litteacuteraire son charme Voici quelques passages qui nous mettent en preacutesence drsquoune ambiguiumlteacute apparente laquo et lrsquohomme de nul meacutetier raquo faut-il entendre par lagrave un homme qui nrsquoexerce aucun laquo meacutetier raquo reacutemuneacutereacute (mais qui peut bien ecirctre artiste ou avoir drsquoautres talents) ou quelqursquoun qui ne fait

1 laquo Suppression de mots qui seraient neacutecessaires agrave la pleacutenitude de la construction mais que ceux qui sont exprimeacutes font assez entendre pour qursquoil ne reste ni obscuriteacute ni incertitude raquo (op cit p 173) 2 Nous reviendrons en deacutetail sur les questions de rythme 3 Anabase est le poegraveme ougrave lrsquoon trouve le plus grand nombre de passages ambigus Beaucoup drsquoouvrages et de thegraveses dans lesquels on trouve parfois des interpreacutetations tregraves diffeacuterentes les unes des autres ont eacuteteacute consacreacutes agrave cette œuvre

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rien du tout Qursquoen est-il de la phrase laquo celui qui donne agrave la terre ses faccedilons raquo srsquoagit-il drsquoun artiste qui modegravele la terre (crsquoest-agrave-dire lrsquoargile) ou est-ce le Creacuteateur de la terre (Dieu) ou encore le Fondateur de la nouvelle ville (le Conqueacuterant ou Conteur) A notre avis il est plutocirct question du potier mais drsquoautres interpreacutetations ne sont pas agrave exclure

Relevons encore quelques meacutetaphores1 et surtout la valeur

meacutetaphorique des couleurs qui jouent un rocircle preacutepondeacuterant dans la poeacutesie persienne Il y a drsquoabord la couleur verte qui apparaicirct agrave trois reprises laquo celui qui trouve son emploi dans la contemplation drsquoune pierre verte [hellip] qui pense agrave des dessins de ceacuteramiques vertes pour des bassins drsquoeaux vives [hellip] ceux qui reacutecoltent dans les broussailles les œufs tiqueteacutes de vert raquo Chez Saint-John Perse le vert laquo est lieacute agrave une notion drsquoexcellence pureteacute bonheur pleacutenitude [hellip] raquo2 Si dans Eacuteloges la couleur verte est mise en relation soit avec la nature soit avec lrsquoaube3 dans le preacutesent extrait du Chant X drsquoAnabase elle se rapporte au mineacuteral ou agrave la sculpture Cela montre qursquoil y a pureteacute au niveau de la nouvelle ville (construite en pierres) ainsi qursquoau niveau de lrsquoart laquo Le vert reste lieacute agrave lrsquoexcellence et agrave la pleacutenitude [hellip] agrave la pierre que lrsquoon contemple raquo4

Au vert srsquoajoute la couleur jaune dont nous ne notons qursquoun

seule occurrence laquo et mon plaisir dit-il est dans cette couleur jaune raquo Le jaune deacutesigne la couleur du pollen reacutecolteacute dans laquo un vaisseau de bois raquo Selon Yves-Alain Favre laquo il est signe de lumiegravere et drsquoabondance souvent il srsquoidentifie agrave lrsquoor avec lequel on fabrique plats et ustensiles preacutecieux avec lequel on fait la monnaie par lagrave il marque la puissance et la domination et il se

1 laquo Crsquoest le plus eacutelaboreacute des tropes [hellip] car le passage drsquoun sens agrave lrsquoautre a lieu par une opeacuteration personnelle fondeacutee sur une impression ou une interpreacutetation et celle-ci demande agrave ecirctre trouveacutee sinon reveacutecue par le lecteur raquo (op cit p 286) 2 Yves-Alain FAVRE Saint-John Perse le langage et le sacreacute Paris Joseacute Corti 1977 p 88 3 laquo Aube verte raquo 4 op cit pp 88-89

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trouve apporter le bonheur et le contentement [hellip] il est lieacute aussi agrave lrsquoideacutee drsquoimmortaliteacute et de peacuterenniteacute raquo1 Immortaliteacute et peacuterenniteacute voilagrave deux termes que Saint-John Perse appreacutecie beaucoup et qui reacutesument lrsquoobjectif de sa poeacutesie faire en sorte qursquoil devienne eacuteternel

Eacutevoquons en dernier lieu la preacutesence drsquoune veacuteritable

synestheacutesie2 dans le sens baudelairien du terme En tant que grand amateur de la poeacutesie de Baudelaire Saint-John Perse met en relation diffeacuterentes sensations pour illustrer la varieacuteteacute des meacutetiers arts et occupations qui se concentrent dans la nouvelle ville On trouve drsquoabord la vue (laquo celui qui voit son acircme au reflet drsquoune lame raquo) puis le goucirct (laquo goucirct de lrsquoestragon raquo) le sens auditif (laquo qui porte une conque agrave son oreille raquo) lrsquoodorat (laquo et celui qui eacutepie le parfum de geacutenie aux cassures fraicircches de la pierre raquo) et finalement le toucher (laquo les ramasseurs de cailles raquo laquo ceux qui descendent de cheval pour ramasser des choses raquo) Nous voilagrave assez proche du jeu des sensations tel que nous le preacutesente le poegravete du XIXe siegravecle Neacuteanmoins Saint-John Perse ajoute une autre capaciteacute propre agrave lrsquohomme que nous classerons parmi les sensations et qui forme un espegravece de laquo sixiegraveme sens raquo la reacuteflexion laquo celui qui pense au corps de femme [hellip] lrsquohomme verseacute dans les sciences dans lrsquoonomastique raquo Il nrsquoest pas eacutetonnant que le poegravete ait introduit la faculteacute de penser dans lrsquoeacutechantillon des occupations en tant que licencieacute en philosophie il srsquoest toujours inteacuteresseacute aux capaciteacutes intellectuelles de lrsquohomme

On pourrait continuer lrsquoeacutetude des figures de style employeacutees

dans le preacutesent extrait mais nous nous arrecirctons agrave cet endroit pour ne pas accroicirctre deacutemesureacutement notre analyse

1 Ibidem 2 laquo Trouble de la perception sensorielle caracteacuteriseacutee par la perception drsquoune sensation suppleacutementaire agrave celle perccedilue normalement dans une autre reacutegion du corps ou concernant un autre domaine sensoriel raquo (Paul ROBERT Le Petit Robert Paris Le Robert 1987 p 1907)

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Le rythme

Les questions de rythme dans lrsquoœuvre persienne sont tregraves

deacutelicates agrave traiter Il faut drsquoabord preacuteciser qursquoil srsquoagit toujours chez Saint-John Perse de poegravemes en versets1 et non pas en prose Le lecteur trouvera diffeacuterents types de vers dans le passage drsquoAnabase que propose Litteacuterature XXe siegravecle dont nous ne citons que quelques exemples Cela commence par lrsquointerjection monosyllabique laquo Ha raquo qui surgit agrave deux reprises (dans la premiegravere ligne et dans la quatriegraveme avant la fin) Elle marque la vitaliteacute du texte et le caractegravere grandiose de la nouvelle ville

Suit un alexandrin laquo toutes sortes drsquohommes dans leurs voies et faccedilons raquo (2424) Prenons quelques autres vers du mecircme type avant de passer agrave lrsquoexplication de la valeur du vers dodeacutecasyllabique laquo qui a veacutecu dans un pays de grandes pluies raquo

(33 33) laquo celui qui voit son acircm(e) au reflet drsquoune lam(e) raquo

(33 24) laquo le Conteur qui prend plac(e) au pied du teacutereacutebinth(e) raquo

(24 6)

En somme lrsquoalexandrin est le vers qui est utiliseacute pour deacutecrire

1 laquo Depuis le deacutebut du XXe siegravecle [le verset] est employeacute pour deacutesigner dans certains textes poeacutetiques des ensembles qui excegravedent la mesure du vers et peuvent mecircme compter plusieurs lignes jusqursquoau paragraphe entier Un verset commence presque toujours par un alineacutea comme un paragraphe cependant il peut arriver qursquoil deacutebute contre la marge gauche et se poursuive ensuite par des retraits degraves la deuxiegraveme ligne raquo (Michegravele AQUIEN amp Georges MOLINIEacute Dictionnaire de rheacutetorique et de poeacutetique Paris Livre de Poche (coll laquo Encyclopeacutedies drsquoaujourdrsquohui raquo) 1999 p 727)

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les scegravenes avec une certaine splendeur et majesteacute Crsquoest le cas pour les exemples que nous venons de citer ougrave ce sont les hommes les pluies lrsquoacircme ou le Conteur qui sont valoriseacutes positivement Certes la reacutepartition des coupes nrsquoest pas toujours identique pour chaque alexandrin mais de faccedilon geacuteneacuterale ce vers souligne la grandeur des hommes ou des objets dont il fait lrsquoeacuteloge

A certains endroits le rythme se trouve acceacuteleacutereacute par des

seacutequences tri- ou quadrisyllabiques telles que laquo mangeurs drsquoinsectes raquo (4) laquo de fruits drsquoeau raquo (3) laquo porteurs drsquoemplacirctres raquo (4) laquo de richesses raquo (3) laquo le peacuteager raquo (4) laquo le forgeron raquo (4) laquo marchands de sucre raquo (4) etc Ces uniteacutes rythmiques courtes paires et impaires meacutelangeacutees illustrent la panoplie des meacutetiers dans la nouvelle agglomeacuteration et la rapiditeacute avec laquelle cette derniegravere a eacuteteacute creacuteeacutee

Drsquoautres types de vers comme des octosyllabes et des

deacutecasyllabes sont eacutegalement repeacuterables dans lrsquoextrait en question Cependant ils renvoient tous agrave la mecircme ideacutee centrale pluraliteacute des occupations et majesteacute du Fondateur de la ville Inutile donc de les citer Lrsquoimage du Conteur

Dans ce dernier point de notre analyse nous examinerons de plus pregraves lrsquoimage du Conteur dans lrsquoextrait du Chant X Qui est-ce et pourquoi nrsquoest-il citeacute qursquoagrave la fin Comme nous lrsquoavons signaleacute dans lrsquointroduction il apparaicirct sous diffeacuterentes formes au fil drsquoAnabase Il est agrave la fois le Conqueacuterant le Fondateur lrsquoEtranger1 le Conteur etc Ne fait-il pas songer en quelque sorte agrave Alexandre le Grand2 A lrsquoinstar de ce grand conqueacuterant Saint-John Perse a

1 Ce terme est cher agrave Saint-John Perse 2 A noter le jeu de mots entre Alexis Leacuteger qui devient par anagramme ALEX[andre] LE G[rand] auquel il srsquoest souvent compareacute Par ailleurs crsquoest une justification de plus pour le choix de lrsquoalexandrin

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lui aussi conquis une nouvelle terre sa poeacutesie Il a deacutecouvert sa vraie identiteacute dans ses œuvres gracircce agrave une laquo anabase raquo vers lrsquointeacuterieur de son esprit

On pourrait se demander pourquoi il est question drsquoun

laquo Conteur raquo dans cet extrait et non pas drsquoun prince ou drsquoun conqueacuterant La reacuteponse est simple la terre qursquoil a conquise nrsquoest que fictive elle symbolise le territoire poeacutetique persien dans sa plus pure essence Cet endroit existe seulement parce qursquoil nous est deacutecrit par lrsquoauteur Le poegravete est ce Conteur qui une fois lrsquoœuvre acheveacutee peut se reposer sous le teacutereacutebinthe et admirer sa creacuteation

Il reste une chose agrave expliquer lrsquoapparition du Conteur agrave la fin

de lrsquoextrait Nous sommes en preacutesence drsquoun texte savamment organiseacute qui ne laisse rien au hasard Si le personnage principal ne surgit qursquoagrave la fin cela a une raison preacutecise le passage entier repose sur une construction en crescendo commenccedilant par les ecirctres les plus banaux (laquo mangeurs drsquoinsectes raquo) en passant par la noblesse (laquo homme au faucon raquo) pour aboutir au grand Conteur dont lrsquoarriveacutee majestueuse est comparable agrave lrsquoeacutetincellement de lrsquoeacutetoile la plus luisante sur la voucircte ceacuteleste Il constitue le faicircte de la creacuteation Aussi nrsquoest-il citeacute qursquoen dernier lieu une fois que toutes les banaliteacutes de lrsquoincipit sont passeacutees par profits et pertes Ce qui subsiste crsquoest la pureteacute absoluehellip Conclusion

Dans lrsquoextrait du Chant X drsquoAnabase que nous trouvons dans lrsquoanthologie Litteacuterature XXe siegravecle le poegravete nous relate les difficulteacutes qursquoil a connues pour trouver sa vraie identiteacute La nouvelle ville qursquoil a fondeacutee est devenue le symbole-mecircme de la creacuteation poeacutetique La polyvalence de cette terre et les durs efforts qursquoil a

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ducirc produire avant de pouvoir se reposer sont mis en œuvre par une large palette de proceacutedeacutes et drsquoimages faisant de la quecircte de soi-mecircme une creacuteation litteacuteraire eacutelaboreacutee agrave valeur drsquoun veacuteritable chef-drsquoœuvre Anabase est lrsquoeacutepopeacutee drsquoun Conqueacuterant-poegravete dont le territoire occupeacute est la litteacuterature le seul moyen drsquoeacutechapper agrave lrsquooubli une fois que lrsquoon est mort Laissons une derniegravere fois la parole au poegravete qui reacutesume lrsquoobjectif rechercheacute dans sa creacuteation laquo Et nos poegravemes encore srsquoen iront sur la route des hommes portant semence et fruit dans la ligneacutee des hommes drsquoun autre acircge raquo1

1 SAINT-JOHN PERSE Vents Paris Gallimard (coll laquo PoeacutesieGallimard raquo) 1960

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Saint-John Perse laquo Le Mur raquo

Le pan de mur est en face pour conjurer le cercle de ton recircve

Mais lrsquoimage pousse son cri La tecircte contre une oreille du fauteuil gras tu

eacuteprouves tes dents avec ta langue le goucirct des graisses et des sauces infecte tes gencives

Et tu songes aux nueacutees pures sur ton icircle quand lrsquoaube verte srsquoeacutelucide au sein des eaux mysteacuterieuses

hellip Crsquoest la sueur des recircves en exil le suint amer des plantes agrave siliques lrsquoacirccre insinuation des mangliers char- nus et lrsquoacide bonheur drsquoune substance noire dans les gousses

Crsquoest le miel fauve des fourmis dans les galeries de lrsquoarbre mort

Crsquoest un goucirct de fruit vert dont surit lrsquoaube que tu bois lrsquoair laiteux enrichi du sel des alizeacuteshellip

Joie ocirc joie deacutelieacutee dans les hauteurs du ciel Les toiles pures resplendissent les parvis invisibles sont semeacutes drsquoherbages et les vertes deacutelices du sol se peignent au siegravecle drsquoun long jourhellip1

1 SAINT-JOHN PERSE Œuvres complegravetes Paris Gallimard (Bibliothegraveque de la Pleacuteiade) 1982 p 12

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LECTURE DU POEgraveME

Ce poegraveme dont le titre initial eacutetait laquo Association raquo et qui a subi beaucoup de modifications depuis lrsquoeacutebauche agrave la version deacutefinitive nous preacutesente le poegravete en train de recircver de son icircle natale qursquoest la Guadeloupe Si la premiegravere version drsquo laquo Association raquo fait preuve drsquoimages religieuses laquo Le Mur raquo met plutocirct lrsquoaccent sur la distance entre les Antilles et Bordeaux

Dans le premier vers Saint-John Perse nous montre une sorte

de laquo mur raquo imaginaire qui se situe entre la Guadeloupe et la ville franccedilaise

laquo Le pan de mur est en face pour conjurer le cercle de ton recircve raquo (v 1-2)

On a lrsquoimpression qursquoil y a une frontiegravere mateacuterielle (un

laquo mur raquo) entre le pays drsquoorigine du poegravete et son seacutejour actuel Lrsquoeacutecrivain srsquoadresse au recircvant agrave la deuxiegraveme personne (laquo ton recircve raquo) parle-t-il agrave son autre MOI ou est-ce tout simplement une faccedilon de preacuteciser la diffeacuterence entre la reacutealiteacute et le recircve A premiegravere vue ce laquo pan de mur raquo paraicirct infranchissable eacutetant donneacute qursquoil deacutetourne le laquo cercle raquo du recircve de la personne endormie Le substantif laquo cercle raquo ne fait-il pas songer au rayon drsquoaction drsquoun navire Une fois le point de non retour atteint il est impossible drsquoaller plus loin Neacuteanmoins peut-il y avoir une frontiegravere dans un recircve

Le troisiegraveme vers legraveve le voile sur ce mystegravere

laquo Mais lrsquoimage pousse son cri raquo (v3)

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Le souvenir des icircles est tellement fort qursquoil entend leur laquo cri raquo

mecircme agrave travers le mur la Caraiumlbe personnifieacutee invite le poegravete agrave traverser cette frontiegravere et agrave retourner au paradis antillais

Eacutepris par la nostalgie Alexis Leacuteger nrsquoa pas manqueacute de deacutecrire

le recircveur

laquo La tecircte contre une oreille du fauteuil gras tu eacuteprouves tes dents avec ta langue le goucirct des graisses et des sauces infecte tes gencives raquo (v4-6)

Installeacute dans son fauteuil le poegravete srsquoest calmement endormi

Neacuteanmoins il y a une image neacutegative qui apparaicirct ses gencives sont irriteacutees par le laquo goucirct des graisses et des sauces raquo mecircme si le protagoniste de cette poeacutesie essaie agrave tout prix de songer aux paysages paradisiaques de la Guadeloupe il garde toujours ce goucirct amer de la vie urbaine dans la bouche En drsquoautres termes il nrsquoarrive pas encore agrave franchir complegravetement le seuil de lrsquoidylle de ses songes Il y a une sorte de laquo mur raquo entre les mondes onirique et reacuteel Pour le poegravete la situation ideacuteale serait de se trouver dans lrsquoicircle Or les Antilles sont tregraves eacuteloigneacutees de Bordeaux et la seule chose que Saint-John Perse puisse faire crsquoest recircver

Le deacutesir de se rappeler son enfance eacutetant tellement fort

Alexis Leacuteger parvient finalement agrave transpercer le mur et agrave songer aux paysages lointains

laquo Et tu songes aux nueacutees pures sur ton icircle quand lrsquoaube verte srsquoeacutelucide au sein des eaux mysteacuterieuses raquo (v7-8)

Les laquo nueacutees pures raquo ne symbolisent-elles pas la pureteacute et

lrsquoinnocence qui regravegnent au paradis Sans doute les icircles repreacutesentent pour le poegravete lrsquoEacuteden auquel il a eacuteteacute arracheacute Lrsquoenfance est mentionneacutee agrave travers lrsquolaquo aube verte raquo Saint-Leacuteger Leacuteger utilise souvent cette meacutetaphore pour parler de

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lrsquoenfance respectivement le creacutepuscule pour eacutevoquer le treacutepas Le fait que lrsquoaube soit verte suggegravere probablement la pureteacute de lrsquoenfant qui vient au monde et qui doit faire ses propres expeacuteriences comme par exemple deacutecouvrir les laquo eaux mysteacuterieuses raquo qui entourent lrsquoicircle Pour un nouveau-neacute tout ce qursquoil ne connaicirct pas lui paraicirct mysteacuterieux

Suit une eacutenumeacuteration de plantes tropicales

laquo hellip Crsquoest la sueur des segraveves en exil le suint amer des plantes agrave siliques lrsquoacirccre insinuation des mangliers charnus et lrsquoacide bonheur drsquoune substance noire dans les gousses raquo (v9-12)

Ce vocabulaire speacutecialiseacute ne fait-il pas preuve du goucirct

prononceacute de Saint-Leacuteger Leacuteger pour les plantes exotiques Les trois points de suspension en tecircte du vers 9 nous laissent le temps drsquoimaginer les paysages paradisiaques tels qursquoils existent aux Antilles Ces descriptions exactes des plantes exotiques (laquo sueur des segraveves en exil raquo laquo suint amer des plantes agrave siliques raquo etc) montrent que les souvenirs de lrsquoeacutecrivain en rapport avec son icircle natale sont tregraves deacutetailleacutes il nrsquoy a que des affirmations pas de questions ni de mots indiquant un certain doute On a lrsquoimpression qursquoAlexis Leacuteger a quitteacute la Guadeloupe le jour mecircme ougrave il a eacutecrit ces vers

A cocircteacute de ces souvenirs heureux le lecteur est eacutegalement

confronteacute agrave des images plus pessimistes qui deacutecrivent lrsquoeacutetat drsquoacircme actuel de lrsquoeacutecrivain

laquo Crsquoest le miel fauve des fourmis dans les galeries de lrsquoarbre mort raquo (v13-14)

Le laquo miel fauve des fourmis raquo ne renvoie-t-il pas agrave la multitude

drsquoinsectes qursquoil y a dans cet arbre mort Nous sommes en preacutesence drsquoun contraste entre la vie (laquo fourmis raquo) et la mort (laquo arbre mort raquo) il se peut que les animaux deacutesignent les vives

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reacuteminiscences que le poegravete a gardeacutees de son enfance et que lrsquolaquo arbre mort raquo soit le symbole du deacutepart de la Caraiumlbe en direction de Pau On pense au fameux sonnet de Du Bellay laquo Qui a vu quelquefois un grand checircne asseacutecheacute raquo (Antiquiteacutes de Rome sonnet XXVIII) ougrave lrsquoarbre symbolise les ruines de la Rome antique Certes dans laquo Le Mur raquo il nrsquoest pas question de ruines mais le fait que la plante morte soit associeacutee agrave la perte drsquoune icircle laquo veacuteneacutereacutee raquo fait pourtant songer agrave lrsquoœuvre du poegravete du XVIe siegravecle Lrsquoimage du miel est particuliegraverement bien choisie car cette substance gluante illustre la faccedilon dont Saint-Leacuteger Leacuteger est attacheacute agrave la vie insulaire

laquo Crsquoest un goucirct de fruit vert dont surit lrsquoaube que tu bois lrsquoair laiteux enrichi du sel des alizeacuteshellip raquo (v15-16)

Le poegravete a lrsquoimpression que lrsquoaube est devenue aigre (laquo dont

surit lrsquoaube raquo) agrave lrsquoinstar drsquoun fruit qui nrsquoest pas encore mucircr le fait de songer agrave la Caraiumlbe fait souffrir Saint-John Perse et le plonge dans un sentiment de meacutelancolie En mecircme temps il imagine que les alizeacutes apportent un air laquo laiteux raquo qui est laquo enrichi de sel raquo Lrsquoadjectif laquo laiteux raquo ne rappelle-t-il pas la jeune enfance du poegravete crsquoest-agrave-dire lrsquoeacutepoque ougrave il eacutetait nourri par sa megravere Le sel qui est contenu dans lrsquoair provient de la mer qui entoure les icircles Nous voilagrave en preacutesence drsquoune sorte de synestheacutesie de mecircme que dans laquo Correspondances raquo de Baudelaire nous trouvons dans ce poegraveme le sens auditif (laquo lrsquoimage pousse son cri raquo) le toucher (laquo tu eacuteprouves tes dents avec ta langue raquo) la vue (laquo lrsquoaube verte srsquoeacutelucide raquo) le goucirct (laquo acide raquo laquo amer raquo laquo surit raquo laquo sel raquo) et lrsquoodorat (laquo sueur raquo)

De nouveau les trois points de suspension permettent au

lecteur de se repreacutesenter mentalement la scegravene on a lrsquoimpression de voir le poegravete goucircter le fruit vert et le sel des alizeacutes

Dans les quatre derniers vers Saint-Leacuteger Leacuteger se souvient

qursquoil est toujours agrave Bordeaux Aussi legraveve-t-il les yeux et crie

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laquo Joie ocirc joie deacutelieacutee dans les hauteurs du ciel Les toiles pures resplendissent les parvis invisibles sont semeacutes drsquoherbages et les vertes deacutelices du sol se peignent au siegravecle drsquoun long jourhellip raquo (v17-20)

En pensant aux Antilles le poegravete eacuteprouve une grande joie qui

semble venir du ciel peut-ecirctre ce plaisir est-il lieacute au vent qui megravene le navire (laquo toiles raquo1) vers le pays deacutesireacute

Quant aux laquo parvis invisibles semeacutes drsquoherbages2 vertes raquo il

doit srsquoagir drsquoune allusion agrave la proprieacuteteacute priveacutee des Leacuteger aux icircles les herbes ont pousseacute et il nrsquoy a plus personne pour les couper ndash la famille du poegravete srsquoeacutetant installeacutee agrave Pau Lrsquoinvisibiliteacute de ces parvis ne symbolise-t-elle pas la grande distance entre les Antilles et le sud de la France

Saint-John Perse ne se contente pas de mentionner la maison

et le jardin il nous donne eacutegalement des preacutecisions sur lrsquoeacutetat actuel des plantations laquo les verts deacutelices du sol se peignent au siegravecle drsquoun long jourhellip raquo Ces laquo vertes deacutelices raquo renvoient probablement aux plantes de tabac de cacao3 de cafeacute et de canne agrave sucre qui constituent la partie majeure de la culture agraire agrave la Caraiumlbe Malheureusement la famille du poegravete ne peut plus cultiver ces moissons sur les plantations car elle a quitteacute deacutefinitivement ses terres Au moment ougrave Saint-John Perse eacutecrit ce poegraveme il ignore srsquoil retournera un jour en Guadeloupe Cette incertitude est peut-ecirctre suggeacutereacutee agrave travers les trois points de suspension agrave la fin du poegraveme

Ajoutons en guise de conclusion que laquo Le Mur raquo est un

poegraveme composeacute de souvenirs et de sensations qui permettent agrave

1 Il srsquoagit drsquoune synecdoque laquo Trope qui permet de deacutesigner qqch par un terme dont le sens inclut celui du terme propre ou est inclus par lui raquo (Bernard DUPRIEZ Gradus ndash Les proceacutedeacutes litteacuteraires (Dictionnaire) Paris Eacuteditions 1018 1984) 2 En geacuteneacuteral les laquo herbages raquo deacutesignent non pas le gazon devant une maison mais lrsquoherbe des preacutes 3 Mentionneacute dans laquo Eacutecrit sur la porte raquo en traduction creacuteole kako

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lrsquoeacutecrivain de retrouver agrave lrsquoinstar de Marcel Proust le laquo temps perdu raquo Nous avons remarqueacute que lrsquoadjectif laquo vert raquo et le substantif laquo aube raquo apparaissent agrave plusieurs reprises Alexis Leacuteger a souvent recours agrave ces deux meacutetaphores pour parler de son enfance Il srsquoagit drsquoune caracteacuteristique typiquement persienne Les descriptions exactes du milieu floral plongent le lecteur dans lrsquounivers paradisiaque dont recircve le poegravete Ce sont agrave la fois les nombreuses images et le savoir scientifique de Saint-Leacuteger Leacuteger qui font de cette poeacutesie un veacuteritable chef-drsquoœuvre litteacuteraire

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Charles Sorel Polygraphe1 et poegravete2 de romans comiques

Aperccedilu bio-bibliographique

Charles Sorel Sieur de Souvigny fils drsquoun procureur est neacute agrave Paris vers 1600 Il fait de solides eacutetudes qui une fois acheveacutees le megravenent vers la carriegravere litteacuteraire Son goucirct prononceacute pour les lettres favorise la rencontre avec Theacuteophile de Viau3 Saint-Amant4 et Boisrobert5 Divers romans sentimentaux et nouvelles sont dus agrave sa plume mais son succegraves qui repose en partie sur un scandale nrsquoatteint son apogeacutee qursquoapregraves la publication de lrsquoHistoire comique de Francion (1623) Le roman sera augmenteacute de faccedilon continuelle dans les anneacutees qui suivent sa premiegravere publication Cependant lrsquoauteur atteacutenue progressivement les deacutetails les plus provocateurs

Son premier emploi est celui de secreacutetaire du comte de

Cramail puis du comte de Marcilly et finalement du comte de Baradaz En 1635 il devient historiographe du roi Il faut preacuteciser que Sorel nrsquoabandonne jamais la litteacuterature de fiction Cependant il se voit deacutetourneacute de cette vocation eacutetant donneacute que son Polyandre (1648) tableau satirique de la bourgeoisie parisienne qui constitue

1 Ce substantif vient du grec πολλά (beaucoup) et de γράϕειν (eacutecrire) Il deacutesigne une personne qui eacutecrit beaucoup et sur divers sujets 2 Le substantif laquo poegravete raquo est agrave prendre dans son sens eacutetymologique il deacuterive du grec ποιητής qui signifie laquo celui qui composecreacutee raquo 3 Poegravete franccedilais (1590-1626) contemporain de Malherbe qui fut reacutehabiliteacute par les romantiques 4 Poegravete (1594-1661) dont lrsquoœuvre reflegravete agrave la perfection lrsquoestheacutetique baroque 5 Poegravete et dramaturge franccedilais (1592-1662) favori de Richelieu lrsquoun des fondateurs et des premiers membres de lrsquoAcadeacutemie franccedilaise

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une tentative de roman drsquoune forme nouvelle nrsquoa pas eacuteteacute compris par les lecteurs du temps et a ainsi eacuteteacute voueacute agrave lrsquoeacutechec

Quelques anneacutees apregraves cette deacuteception il se consacre aux

eacutetudes morales agrave la critique litteacuteraire et surtout agrave des laquo travaux pionniers dans le domaine de la bibliographie et de lrsquohistoire litteacuteraire raquo1 En mecircme temps il reacutedige une parodie de lrsquoAstreacutee drsquoHonoreacute drsquoUrfeacute en ridiculisant les poncifs ainsi que les excegraves du genre romanesque aristocratique pastoral et preacutecieux crsquoest le Berger extravagant (1627) Sa querelle avec Furetiegravere2 portant sur la Nouvelle alleacutegorique vaudra agrave ce dernier le nom de laquo Charoselles raquo dans le Roman bourgeois (1666) de Sorel

Lrsquoauteur du Francion preacutetend descendre des anciens rois

drsquoAngleterre comme il lrsquoexpose dans La Solitude et lrsquoamour philosophique de Cleacuteomegravede Plusieurs de ses ouvrages sont signeacutes du surnom laquo De lrsquoIsle raquo ou laquo Des Isles raquo qui rappelle les origines de sa famille Nous trouvons une allusion de ce nom dans lrsquoEacutecole des Femmes de Moliegravere

Je sais un paysan qursquoon appelait Gros-Pierre Qui nrsquoayant pour tout bien qursquoun seul quartier de terre Y fit tout agrave lrsquoentour faire une fosse bourbeux Et de Monsieur de lrsquoIsle en prit le nom pompeux3

A cocircteacute de ce pseudonyme Sorel en emploie encore drsquoautres

comme par exemple laquo Estor de Sorel raquo (citeacute par Olivier de la Marche)

1 Anne BERTHELOT et alii Langue et litteacuterature Anthologie Moyen Acircge XVIe ndash XVIIe ndash XVIIIe siegravecles Paris Nathan 1992 p 228 2 Furetiegravere qui preacutepare sa candidature agrave lrsquoAcadeacutemie franccedilaise propose dans sa Nouvelle alleacutegorique une sorte de catalogue des bons et mauvais eacutecrivains de son temps Sorel nrsquoaime pas lrsquoAcadeacutemie et se facircche de le voir passer agrave lrsquoennemi Certes Furetiegravere lrsquoa classeacute parmi les laquo bons eacutecrivains raquo mais il lrsquoa deacutesigneacute comme lrsquoauteur du Francion ce qui est aux yeux de Sorel une tregraves grande indiscreacutetion 3 Ces vers sont citeacutes dans lrsquoouvrage suivant Emile ROY La vie et les œuvres de Charles Sorel Sieur de Souvigny (1602-1674) Genegraveve Slatkine Reprints 1970 p 5

CAHIERS DE POESIE

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Outre les œuvres deacutejagrave mentionneacutees Charles Sorel est lrsquoauteur de reacuteflexions sur le genre romanesque de son temps comme le teacutemoigne la Bibliothegraveque franccedilaise (1664-1667) ou De la connaissance des bons livres (1671) A cocircteacute de sa passion pour les lettres il se consacre au travail de lrsquohistorien Ses principaux ouvrages historiques sont lrsquoHistoire de la monarchie franccedilaise (1630) ainsi que lrsquoHistoire de la monarchie franccedilaise sous Louis XIV (1662) Dans la Science universelle (1634-1644) Sorel se montre encyclopeacutediste

Il est difficile agrave dire au juste combien drsquoœuvres Sorel a

produites Selon le Pegravere Niceron il y aurait trente-neuf ouvrages auxquels il faudrait ajouter une vingtaine de publications telles que le Jugement du Cid par un bourgeois de Paris marguillier de sa paroisse ou encore la Comeacutedie de Chansons ainsi que les Lois de la galanterie Parmi ses œuvres romanesques nous trouvons par exemple le Francion ou encore les Amours de Cleacuteageacutenor et Doristeacutee (1622) ougrave lrsquoheacuteroiumlne du roman Doristeacutee change de costume agrave travers cinq pages Soit elle inspire des laquo passions furieuses agrave tous les cavaliers de France et drsquoItalie raquo1 soit elle se deacuteguise en domestique masculin et doit reacutesister aux maicirctresses de la maison Le Palais drsquoAngeacutelie (1622 deacutedieacute agrave Madame la sœur du Roi) figure eacutegalement parmi les œuvres romanesques de Sorel Il relate lrsquohistoire de jeunes gens qui se reacuteunissent agrave la campagne pour faire de la musique et pour se raconter des contes dont chacun deacutebouche sur un rapt Crsquoest une allusion agrave la conspiration qui vise agrave enlever la sœur du Roi On trouve dans ce livre de nettes exageacuterations voulues par lrsquoauteur ce qui ne lrsquoempecircche pas drsquoecirctre un laquo curieux tableau des mœurs violentes et raffineacutees de lrsquoeacutepoque raquo2 Ces histoires ne sont pas sans nous rappeler le Deacutecameacuteron de Boccace Quant aux Nouvelles franccedilaises (1623) celles-ci ont eacuteteacute publieacutees quelques mois apregraves le Palais drsquoAngeacutelie mais elles nrsquoont pas connu le mecircme inteacuterecirct Le cadre de ce livre est Paris que Sorel qualifie de laquo plus belle ville du monde raquo La Maison

1 op cit p 35 2 op cit p 36

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des Jeux (1642) est un recueil de nouvelles qui a connu cette fois-ci davantage de succegraves Ces histoires nous ramegravenent directement agrave des comeacutedies bien connues agrave lrsquoeacutepoque Il reste encore agrave classer parmi les œuvres romanesques le Chemin de la Fortune la Vraie suite de la Polyxegravene LrsquoOrphyse de Chrysante et le Berger extravagant (1627)

Crsquoest apregraves une vieillesse relativement pauvre mais ougrave il

travaille toujours agrave la laquo connaissance des bons livres raquo que Charles Sorel srsquoeacuteteint en mars 1674

LrsquoHistoire comique de Francion (1623-1633)1

LrsquoHistoire comique de Francion est lrsquoun des plus grands succegraves litteacuteraires du XVIIe siegravecle Voici un bref reacutesumeacute drsquoune œuvre qui nrsquoa pas seulement marqueacute les lecteurs de son eacutepoque mais eacutegalement les eacutecrivains

laquo Le jeune Francion aristocrate mais pauvre parcourt la France agrave la recherche de la bonne fortune Francion raconte ses aventures qui ont commenceacute par la poursuite de Laurette une jeune femme dont il est tombeacute amoureux (Livre I) Apregraves quelques eacutepisodes burlesques et le reacutecit de la vie de Laurette (Livre II) Francion qursquoun gentilhomme a recueilli dans son chacircteau entreprend de raconter son enfance et son eacuteducation (Livres III et IV) le portrait du peacutedant Hortensius donne lieu agrave une veacuteritable satire de lrsquoeacuteducation Il deacutecrit ensuite les milieux de libres-penseurs qursquoil a freacutequenteacutes ce qui lui permet de deacutevelopper sa conception du laquo geacuteneacutereux raquo homme affranchi de tous les preacutejugeacutes (Livre V) ses aventures le megravenent aussi parmi la noblesse de province dont il fait un tableau amuseacute et pittoresque avant de deacutecrire les peacuteripeacuteties qui le ramegravenent agrave la cour du roi (Livre VI) La fin de cette premiegravere partie culmine avec la

1 Pour faire la preacutesentation du Francion nous nous sommes baseacute sur lrsquoouvrage drsquoEmile ROY La vie et les œuvres de Charles Sorel Sieur de Souvigny (1602-1674) Genegraveve Slatkine Reprints 1970 ainsi que sur celui de Herveacute-D BEacuteCHADE Les romans comiques de Charles Sorel Fiction narrative langue et langages Genegraveve Droz 1981

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description de la vie libertine et deacutebaucheacutee que megravenent Francion et ses amis dans le chacircteau du gentilhomme Raymond (Livre VII) raquo1

Le Francion est agrave la fois un roman drsquoapprentissage dans lequel Sorel fait beaucoup drsquoallusions agrave sa famille agrave sa fortune et agrave ses ancecirctres Crsquoest un trait de caractegravere de cet eacutecrivain du XVIIe siegravecle Cependant nous y trouvons aussi des traces drsquoun roman philosophique drsquoun roman satirique ainsi que drsquoun roman critique Lrsquoensemble deacutebouche sur une sagesse pleine drsquohumour qui annonce deacutejagrave de faccedilon tregraves nette lrsquoœuvre de Moliegravere

La premiegravere eacutedition du Francion datant de 1623 et publieacutee

sans nom drsquoauteur se compose de sept livres En 1623 elle en est suivie drsquoune deuxiegraveme qui est augmenteacutee de quatre livres Ce nrsquoest qursquoen 1633 que lrsquoeacutedition deacutefinitive constitueacutee de douze livres est publieacutee sous le titre complet de La Vraye Histoire Comique de Francion Composeacutee par Nicolas de Moulinet Sieur du Parc Gentilhomme Lorrain Amplifieacutee en plusieurs endroicts et augmenteacutee drsquoun Livre suivant les manuscripts de lrsquoAutheur Elle est preacuteceacutedeacutee de la deacutedicace laquo A Francion raquo

Selon Charles Sorel laquo [n]ous avons assez drsquohistoires tragiques

qui ne font que nous attrister Il en faut maintenant voir une qui soit toute comique raquo Le Francion premier en date des romans de mœurs franccedilais peut ecirctre consideacutereacute comme lrsquoancecirctre de lrsquoHistoire de Gil Blas de Sentillane (1715-1735) drsquoAlain Reneacute Lesage ou encore de Jacques le Fataliste et son maicirctre (1773) de Denis Diderot qui sont deux œuvres du XVIIIe siegravecle

On ne peut nier qursquoil y ait quelque rapport entre les aventures

de Francion relateacutees par le protagoniste eacuteponyme (qui est en mecircme temps narrateur intradieacutegeacutetique) et son preacutenom qui le dit laquo franc raquo crsquoest-agrave-dire laquo libre raquo Il est mecircme possible de relever

1 Anne BERTHELOT et alii Langue et litteacuterature Anthologie Moyen Acircge XVIe ndash XVIIe ndash XVIIIe siegravecles Paris Nathan 1992 p 229

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quelques traits communs entre le personnage principal du roman et lrsquoauteur lui-mecircme surtout si lrsquoon songe aux anneacutees de jeunesse de Sorel

Une autre caracteacuteristique du roman Histoire comique de Francion

est la protestation contre la litteacuterature romanesque Crsquoest une sorte de laquo revanche de lrsquoesprit gaulois sur le bel esprit raquo1 de la part de Sorel En drsquoautres termes les Preacutecieuses ont lrsquohabitude de preacutetendre qursquoelles descendent en ligne directe des rois de France Or Sorel condamne cette attitude gauloise ainsi que la falsification des origines Cela peut eacutetonner le lecteur moderne car nous savons que lrsquoauteur de la Maison des Jeux a lui-mecircme toujours preacutetendu descendre des rois drsquoAngleterre

Apregraves lrsquoeacutedition deacutefinitive du Francion Sorel srsquoest arrecircteacute

drsquoeacutecrire des ouvrages de ce genre bien que ce dernier roman comique ait connu un grand succegraves aupregraves du public franccedilais La raison de cet abandon est le nombre croissant drsquoennemis que lrsquoeacutecrivain srsquoest faits Aussi le succegraves du Francion est-il eacutetroitement lieacute au scandale En lisant la Science universelle (1635) nous avons lrsquoimpression que lrsquoeacutecrivain srsquoexcuse dans lrsquolaquo Avertissement raquo de ne plus eacutecrire des œuvres comiques

laquo Jamais les honnecirctes gens ne se scandaliseront pour voir que lrsquoon srsquoadonne agrave quelques piegraveces reacutecreacuteatives parmi des ouvrages seacuterieux Toutefois il est certain que la plupart des hommes sont si stupides qursquoils ne peuvent consideacuterer ceci et que si un brave homme a fait quelque chose de faceacutetieux ils lrsquoestiment moins qursquoun hypocrite qui fait des livres de deacutevotion pour se faire croire homme de bien et attraper des beacuteneacutefices ou qursquoun esprit vain et sot qui compose des livres de morale et de politique afin de faire lrsquohomme drsquoEtat et le personnage drsquoimportance quoique toutes ces sortes drsquoouvrages ne soient que des redites de ce qui est ailleurs et lrsquoon ne considegravere pas

1 Emile ROY La vie et les œuvres de Charles Sorel Sieur de Souvigny (1602-1674) Genegraveve Slatkine Reprints 1970 p 111

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qursquoune bonne satire valait encore bien mieux en ces temps-ci et qursquoil eacutetait bien plus malaiseacute drsquoy reacuteussir raquo1

On constate qursquoil y a plusieurs traces de colegravere dans cette

affirmation qui reacutesume la cause du deacutetournement de Sorel des romans comiques Sorel preacutecieux et eacutecrivain anti-preacutecieux

Lrsquoauteur du Berger extravagant manifeste un goucirct prononceacute pour les salons aristocratiques et les salles de theacuteacirctre Depuis son service de secreacutetaire chez le comte de Cramail Sorel est devenu tregraves galant tout en imitant le style les maniegraveres et parfois mecircme les pseudonymes tels que laquo Erophile raquo de son maicirctre Crsquoest avec un orgueil indeacuteniable qursquoil se rend dans la salle du Petit-Bourbon avec des livrets qursquoil distribue avec plaisir aux dames Cependant il ne peut srsquoempecirccher de se rire parfois inteacuterieurement des stupides questions des laquo grands seigneurs raquo Nrsquoest-ce pas deacutejagrave un trait anti-preacutecieux qui se fait remarquer chez le Sieur de Souvigny Pourtant il ne cesse de deacuteployer tous ses talents dans les reacuteunions de lrsquoaristocratie et de la riche bourgeoisie en proposant aux dames des thegraveses drsquoamour

Ce sont les brillantes relations qui ont fait de Sorel un

homme fier Il accepte mecircme lrsquoanagramme de son nom proposeacutee par son ami Guy Patin agrave savoir laquo Clarus sol ero raquo

Sorel comme un soleil en nos ans paraicirctra

Si dans sa vie priveacutee Sorel aime srsquoattribuer des qualiteacutes preacutecieuses dans son œuvre quelques indices nous prouvent plutocirct le contraire En drsquoautres termes lrsquoauteur du Francion deacutecrit

1 SOREL Avertissement de la Science universelle 1635

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souvent des scegravenes deacutegoucirctantes et macabres dans la Maison des Jeux que Moliegravere a preacutefeacutereacute laisser de cocircteacute vu que le public franccedilais ne les aurait pas supporteacutees Cela constitue bel et bien un trait anti-preacutecieux surtout si lrsquoon se rappelle qursquoune des laquo lois raquo de la preacuteciositeacute est de srsquoexprimer dans une langue soutenue et difficile drsquoaccegraves Mecircme la premiegravere eacutedition de lrsquoHistoire comique de Francion contient des jurons trop excessifs et des pages grossiegraveres comme par exemple le reacutecit du songe Somme toute lrsquoeffet du choc ainsi que la grossiegravereteacute constituent les principaux deacutefauts de lrsquoœuvre de Charles Sorel sans qursquoelle ne perde cependant de son utiliteacute ni de lrsquooriginaliteacute des teacutemoignages de lrsquoeacutepoque qui y sont exposeacutes

Un dernier exemple qui prouve que Sorel est un eacutecrivain anti-

preacutecieux est qursquoil critique dans le Berger extravagant les expressions nouvelles procircneacutees dans les milieux preacutecieux et usiteacutees par de nombreux auteurs de lrsquoeacutepoque Voici ce que Sorel pense des œuvres dues agrave leur plume

laquo Chacun demeurera drsquoaccord [hellip] que si lrsquoon voulait nrsquoecirctre pas trompeacute il serait besoin drsquoeacutetablir un censeur de livres qui ne donnacirct congeacute qursquoaux bons drsquoaller de par le monde et condamnacirct les autres agrave la poussiegravere drsquoun cabinet raquo1

Nous voyons que malgreacute sa personnaliteacute marqueacutee par le

caractegravere de la preacuteciositeacute Sorel demeure un eacutecrivain anti-preacutecieux dans ses œuvres et nrsquoheacutesite pas agrave critiquer ouvertement ses adversaires et confregraveres Conclusion

Dans la preacutesentation qui preacutecegravede nous avons vu que Sorel se distingue non seulement par le style mais eacutegalement par le contenu de ses œuvres des autres eacutecrivains du XVIIe siegravecle Srsquoil

1 op cit p 148

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preacutesente lui-mecircme des traits de caractegravere propres agrave la preacuteciositeacute il nrsquoheacutesite pas agrave condamner les attitudes des Preacutecieuses dans ses textes Lrsquoimportance de ses ouvrages se manifeste surtout par les nombreux emprunts que drsquoautres hommes de lettres ont faits agrave Sorel Le plus connu drsquoentre eux est sans doute Moliegravere qui nous deacutecrit dans les Preacutecieuses ridicules des scegravenes qui sont nettement inspireacutees par lrsquoauteur du Francion Nous pouvons mecircme preacutetendre que crsquoest gracircce aux teacutemoignages de Sorel que nous arrivons agrave mieux saisir la piegravece de Moliegravere Aussi lrsquoauteur du Berger extravagant peut-il ecirctre consideacutereacute comme lrsquoune des figures marquantes du XVIIe siegravecle mecircme srsquoil est en partie passeacute par profits et pertes dans les temps modernes

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Baudelaire laquo LrsquoHomme et la mer raquo

Homme libre toujours tu cheacuteriras la mer La mer est ton miroir tu contemples ton acircme Dans le deacuteroulement infini de sa lame Et ton esprit nrsquoest pas un gouffre moins amer Tu te plais agrave plonger au sein de ton image Tu lrsquoembrasses des yeux et des bras et ton cœur Se distrait quelquefois de sa propre rumeur Au bruit de cette plainte indomptable et sauvage Vous ecirctes tous les deux teacuteneacutebreux et discrets Homme nul nrsquoa sondeacute le fond de tes abicircmes O mer nul ne connaicirct tes richesses intimes Tant vous ecirctes jaloux de garder vos secrets Et cependant voilagrave des siegravecles innombrables Que vous vous combattez sans pitieacute ni remord Tellement vous aimez le carnage et la mort O lutteurs eacuteternels ocirc fregraveres implacables 1

Les Fleurs du Mal - XIV

1 BAUDELAIRE Œuvres complegravetes Paris Gallimard (Bibliothegraveque de la Pleacuteiade) 1975 t 1 p 19

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APPLICATION DE LA MEacuteTHODE JAKOBSONIENNE

Introduction

Le poegraveme laquo LrsquoHomme et la mer raquo publieacute pour la premiegravere fois en octobre 1852 dans la Revue de Paris (RP) se situe dans la partie intituleacutee laquo Spleen et Ideacutealndash Le cycle de la poeacutesie et de la beauteacute raquo qui constitue le deacutebut des Fleurs du Mal1 Le titre initial ayant eacuteteacute laquo LrsquoHomme libre et la mer raquo cette poeacutesie agrave thegraveme romantique met lrsquoaccent sur les correspondances Baudelaire y ajoute lrsquoaffrontement fraternel dans la derniegravere strophe

On pourrait reprocher agrave la preacutesente eacutetude drsquoecirctre trop bregraveve

mais son unique objectif est de preacutesenter quelques approches baseacutees sur les travaux de Roman Jakobson qui devraient servir de base agrave une lecture aiseacutee du poegraveme baudelairien

1 BAUDELAIRE Œuvres complegravetes Paris Gallimard (Bibliothegraveque de la Pleacuteiade) 1975 t1

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Bregraveve preacutesentation de lrsquoapproche jakobsonienne

Roman Jakobson linguiste neacute en URSS essaie de soumettre les œuvres litteacuteraires agrave une critique qui ne se reacutefegravere qursquoau poegraveme lui-mecircme tout en faisant table-rase du paratexte Lrsquoobjectif de cette meacutethode se trouve reacutesumeacute dans la question suivante laquo Qursquoest-ce qui fait drsquoun message verbal une œuvre litteacuteraire raquo1 Pour deacutemontrer sa theacuteorie Jakobson eacutetablit un scheacutema comprenant six facteurs constitutifs de tout acte de communication verbale

ContexteIV

DestinateurIhelliphelliphellipMessageIIhelliphellipDestinataireIII

ContactV

CodeVI

I) Le destinateur constitue le locuteur crsquoest celui qui parle II) Le message repreacutesente ce qui est raconteacute III) Quant au destinataire encore appeleacute locutaire ou

interlocuteur il srsquoagit de la personne agrave laquelle srsquoadresse le destinateur

IV) Le contexte est le cadre le sujet dont on parle (p ex la

bataille de Waterloo)

1 Roman JAKOBSON laquo Linguistique et poeacutetique raquo in Essais de linguistique geacuteneacuterale Paris Eacuteditions de Minuit 1963 p210

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V) Le contact peut ecirctre visuel ou verbal selon la nature de communication (conversation teacuteleacute-phonique dialogue face-agrave-face)

VI) Le code repreacutesente la langue qui permet de srsquoexprimer Il se

peut drsquoailleurs aussi qursquoil nrsquoy ait que des symboles (p ex panneaux routiers etc)

Jakobson preacutecise que chacun de ces six facteurs engendre une fonction linguistique diffeacuterente Neacuteanmoins les messages remplissent en geacuteneacuteral plusieurs fonctions et il est tregraves difficile drsquoen trouver qui nrsquoen remplisse qursquoune seule Les six fonctions dont parlent les formalistes sont les suivantes

ReacutefeacuterentielleII

EacutemotiveIhelliphelliphelliphellipPoeacutetiqueIIIhelliphelliphellipConativeVI

PhatiqueIV

MeacutetalinguistiqueV I) La fonction eacutemotive consiste agrave faire part de ses sentiments II) On a recours agrave la fonction reacutefeacuterentielle lorsqursquoune

information est transmise (p ex laquo Le train part agrave huit heures raquo)

III) La fonction poeacutetique preacutedomine dans un texte litteacuteraire IV) La tentative drsquoappeler quelqursquoun fait preuve drsquoun emploi de

la fonction phatique (du grec φατίξω je deacuteclare je dis) (p ex laquo allocirc Mrsquoentends-tu raquo)

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V) A la fonction meacutetalinguistique se rapportent les deacutefinitions des dictionnaires

VI) Si lrsquoon donne un ordre agrave quelqursquoun ou que lrsquoon essaie drsquoagir

sur lrsquoautre on fait usage de la fonction conative (du latin conari essayertenter)

Reacuteduire la fonction poeacutetique agrave la poeacutesie serait simplifier

consideacuterablement les choses Bien qursquoelle soit celle qui domine elle ne constitue aucunement la seule fonction de lrsquoart du langage

Sans doute la phrase-cleacute du formalisme est laquo la forme produit

du sens raquo En drsquoautres termes les partisans de cette theacuteorie essaient de deacutemontrer qursquoen analysant les particulariteacutes formelles ils aboutissent neacutecessairement agrave la construction du sens drsquoune œuvre litteacuteraire Par ailleurs il existe dans la poeacutesie une certaine ambiguiumlteacute selon Jakobson elle est laquo une proprieacuteteacute intrinsegraveque inalteacuterable de tout message centreacute sur lui-mecircme bref crsquoest un corollaire obligeacute de la poeacutesie raquo1 Autrement formuleacute il se peut qursquoil y ait plusieurs interpreacutetations possibles drsquoun mecircme poegraveme ce qui en fait preacuteciseacutement un chef-drsquoœuvre litteacuteraire

En ce qui concerne les rimes drsquoune poeacutesie les formalistes

pensent qursquoil ne faut pas seulement les traiter du point de vue sonore laquo la rime implique neacutecessairement une relation seacutemantique entre les uniteacutes qursquoelle lie [hellip] raquo2 Il nrsquoest donc pas ducirc au hasard que certains termes soient rapprocheacutes par lrsquoeffet de rime en geacuteneacuteral les poegravetes ont recours agrave ce proceacutedeacute soit pour mettre en eacutevidence certaines expressions soit pour marquer leur similitude ou leur opposition Il en est de mecircme pour la meacutetaphore3 la comparaison1 la parabole2 lrsquoantithegravese3 le

1 Roman JAKOBSON laquo Linguistique et poeacutetique raquo in Essais de linguistique geacuteneacuterale Paris Eacuteditions de Minuit 1963 p238 2 op cit p233 3 laquo [hellip] le passage drsquoun sens agrave lrsquoautre a lieu par une opeacuteration personnelle fondeacutee sur une impression ou une interpreacutetation et celle-ci demande agrave ecirctre trouveacutee sinon reveacutecue par le lecteur raquo

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contraste4 etc Il faut toujours analyser les liens entre les mots rapprocheacutes sous lrsquoeffet des proceacutedeacutes stylistiques ou syntaxiques

Lrsquoavantage de lrsquoapproche jakobsonienne par rapport agrave

drsquoautres meacutethodes de critique litteacuteraire est qursquoelle ne neacutecessite aucune information sur la genegravese de lrsquoœuvre ni sur lrsquoauteur A la limite les formalistes nrsquoauraient mecircme pas besoin de connaicirctre le nom de lrsquoeacutecrivain Ils partent du texte proprement dit et non pas de ce qui lrsquoentoure Cela permet geacuteneacuteralement drsquoaboutir agrave des reacutesultats deacutemontrables et difficiles agrave contredire Tel nrsquoest cependant pas le cas pour la critique qui se base sur la biographie de lrsquoauteur on a parfois tendance agrave voir quelque chose dans le poegraveme qui nrsquoest pas toujours recevable voire deacutemontrable

La meacutethode de Jakobson permet en plus drsquoanalyser des textes anonymes dont le critique ignore tout de lrsquoauteur et de la genegravese de lrsquoœuvre La recherche des particulariteacutes du texte permet tout de mecircme drsquoarriver agrave des interpreacutetations solides dont la logique peut facilement ecirctre suivie On essaie de deacutemontrer que laquo la forme produit du sens raquo

ANALYSE DU POEgraveME Les isotopies

(Bernard DUPRIEZ Gradus ndash Les proceacutedeacutes litteacuteraires (Dictionnaire) Paris Eacuteditions 1018 1984 p286) 1 laquo On rapproche deux entiteacutes quelconques du mecircme ordre au regard drsquoune mecircme action drsquoune mecircme qualiteacute etc raquo (op cit p121) 2 laquo [hellip] petit reacutecit alleacutegorique qui propose un enseignement moral ou un message religieux raquo (Bruno HONGRE Le dictionnaire portatif du bachelier Paris Hatier (coll laquo Profil raquo) 2002 p447) 3 laquo Preacutesenter mais en lrsquoeacutecartant ou en la niant une ideacutee inverse en vue de mettre en relief lrsquoideacutee principale raquo (Bernard DUPRIEZ Gradus ndash Les proceacutedeacutes litteacuteraires (Dictionnaire) Paris Eacuteditions 1018 1984 p57) 4 laquo Opposition de deux choses dont lrsquoune fait ressortir lrsquoautre raquo (Paul ROBERT Le Petit Robert Paris Le Robert 1987 p381)

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Le poegraveme laquo LrsquoHomme et la mer raquo permet au lecteur de deacutegager diffeacuterentes isotopies sur lesquelles se base lrsquoœuvre en premier lieu il y a le champ lexical de la beauteacute et les mots qui srsquoy rapportent sont

cheacuteriras (v1) miroir (v1) contemples (v2) tu te plais (v5) image (v5) embrasses (v6)

Une deuxiegraveme isotopie que lrsquoon trouve dans cette poeacutesie est celle de la mer

lame (v3) gouffre (v4) plonger (v5)

indomptable (v8) sauvage (v8) teacuteneacutebreux (v9) abicircmes (v10)

Parallegravelement il existe un nombre assez consideacuterable de termes qui renvoient au champ lexical de lrsquohomme

libre (v1) acircme (v2) esprit (v4) yeux (v6) bras (v6) cœur (v8) rumeur (v9)

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Enfin la quatriegraveme isotopie regroupe les mots qui se rapportent au thegraveme de la bataille

bruit (v8) indomptable (v8) sauvage (v8) teacuteneacutebreux (v9) combattez sans pitieacute ni remord (v14) carnage (v15) mort (v15) lutteurs (v16) implacables (v16)

Nous voyons que le poegravete puise les termes qursquoil emploie dans diffeacuterents domaines qui forment un ensemble et renvoient agrave une ideacutee centrale que nous analyserons ulteacuterieurement Les champs seacutemantiques

Une lecture plus approfondie du poegraveme baudelairien nous oblige agrave analyser eacutegalement les champs seacutemantiques Degraves le deacutebut du texte nous assistons agrave un rapprochement entre lrsquohomme et la mer qui se poursuivra jusqursquoau dernier vers lrsquohomme laquo cheacuterira raquo toujours la mer qui est son laquo miroir raquo Ce miroir est constitueacute de laquo lames raquo (ondes marines) dans lesquelles lrsquoecirctre humain peut laquo contempler raquo son laquo acircme raquo Tous les deux la mer et lrsquolaquo esprit raquo humain sont des laquo gouffres amers raquo ils sont agrave la fois laquo teacuteneacutebreux raquo et laquo discrets raquo Leur deacutesir de garder leurs laquo secrets raquo constitue un autre parallegravele entre eux La ressemblance entre homme et mer est si grande que lrsquoecirctre humain finit par se deacutecouvrir dans lrsquooceacutean qui est son laquo fregravere raquo Neacuteanmoins leurs traits communs ne sont pas toujours positifs chacun drsquoentre eux

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aime le laquo carnage raquo et la laquo mort raquo Ils sont des laquo lutteurs eacuteternels raquo En regroupant tous les termes positifs drsquoun cocircteacute et les mots

neacutegatifs de lrsquoautre nous constatons que la somme des mots agrave connotation neacutegative compte une expression de plus positif libre (v1)

cheacuteriras (v1) miroir (v2) contemples (v2) acircme (v2) esprit (v4) plais (v5) embrasses (v6) cœur (v6) distrait (v7) discrets (v9) richesses (v11) intimes (v11) fregraveres (v16)

(14 occurrences) neacutegatif gouffre (v4)

amer (v4) rumeur (v7) bruit (v8) plainte (v8) indomptable (v8) sauvage (v8) teacuteneacutebreux (v9) abicircmes (v10)

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combattez (v14) sans pitieacute ni remord (v14) carnage (v15) mort (v15) lutteurs (v16) implacable (v16)

(15 occurrences)

Le fait que les termes neacutegatifs lrsquoemportent sur les expressions positives montre deacutejagrave qursquoen deacutepit de la laquo fraterniteacute raquo entre homme et mer la chute du poegraveme sera probablement neacutegative agrave son tour Le niveau phonique

Nous nous trouvons face agrave quatre quatrains composeacutes drsquoalexandrins (vers dodeacutecasyllabiques) Homme libre toujours tu cheacuteriras la mer

La mer est ton miroir tu contemples ton acircm(e) Dans le deacuteroulement infini de sa lam(e) Et ton esprit nrsquoest pas un gouffre moins amer Tu te plais agrave plonger au sein de ton imag(e) Tu lrsquoembrasses des yeux et des bras et ton cœur Se distrait quelquefois de sa propre rumeur

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Au bruit de cette plaint(e) indomptabl(e) et sauvag(e) Vous ecirctes tous les deux teacuteneacutebreux et discrets Homme nul nrsquoa sondeacute le fond de tes abicircmes O mer nul ne connaicirct tes richeses intimes Tant vous ecirctes jaloux de garder vos secrets

Et cependant voilagrave des siegravecles innombrables Que vous vous combattez sans pitieacute ni remord Tellement vous aimez le carnag(e) et la mort O lutteurs eacuteternels ocirc fregraveres implacables

Le rythme de ces vers est reacutegulier eacutetant donneacute qursquoil srsquoagit drsquoalexandrins Nrsquoest-ce pas lagrave une faccedilon de montrer que la situation entre homme et mer telle que nous la preacutesente Baudelaire a dureacute depuis de nombreux siegravecles et durera probablement toujours Certains termes sont mis en eacutevidence drsquoun cocircteacute par la coupe de lrsquoautre cocircteacute par la ceacutesure Lrsquoabsence de coupe dans les vers 13 et 14 montre qursquoil y a un changement par rapport agrave ce qui preacutecegravede bien que lrsquohomme et lrsquooceacutean puissent ecirctre consideacutereacutes comme des laquo fregraveres raquo ils se combattent mutuellement

A part le rythme le lecteur trouve beaucoup de rimes

embrasseacutees dont le scheacutema est ABBA CDDC EFFE GHHG

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Au surplus il y a une alternance des rimes masculines et feacuteminines1 Passons agrave une analyse plus deacutetailleacutee des rimes Premier quatrain mer ndash amer rime riche2 pour lrsquoœil3 Ces deux mots relieacutes par lrsquoeffet de lrsquoidentiteacute sonore sont similaires En drsquoautres termes lrsquoeau saleacutee de la mer a un goucirct amer acircme ndash lame rime pauvre4 pour lrsquooreille5 Voici une opposition les lames sont visibles et leur dureacutee drsquoexistence est limiteacutee agrave quelques secondes En revanche lrsquoacircme est quelque chose drsquoimmateacuteriel qui est supposeacute durer eacuteternellement Drsquoougrave lrsquoimperfection de la rime Deuxiegraveme quatrain image ndash sauvage rime suffisante6 pour lrsquoœil Le poegravete nous raconte que lrsquohomme deacutecouvre son image dans les ondes marines Neacuteanmoins nrsquoest-il pas aussi sauvage et cruel que la mer pendant une tempecircte cœur ndash rumeur rime suffisante pour lrsquooreille

1 laquo Rappelons qursquoune rime feacuteminine est termineacutee par un e muet qui ne se prononce pas tandis que la rime masculine est termineacutee par une syllabe qui se prononce raquo (Franccediloise NAYROLLES Examens ndash Pour eacutetudier un poegraveme Paris Hatier (coll laquo Profil raquo) 1996 p27) 2 Une rime est dite riche laquo lorsqursquoelle possegravede trois sonoriteacutes ou plus soit vocaliques soit consonantiques homophones raquo (op cit p29) 3 laquo La lsquorime pour lrsquoœilrsquo est fondeacutee non seulement sur lrsquohomophonie mais eacutegalement sur lrsquohomographie crsquoest-agrave-dire lrsquoeacutecriture identique des sons raquo (op cit p28) 4 La rime pauvre laquo [hellip] possegravede une sonoriteacute soit vocalique soit consonantique homophone raquo (op cit p29) 5 laquo La lsquorime pour lrsquooreillersquo est fondeacutee sur lrsquohomophonie crsquoest-agrave-dire la reprise de sons identiques raquo (op cit p28) 6 Une rime suffisante laquo [hellip] possegravede deux sonoriteacutes soit vocaliques soit consonantiques homophones raquo (op cit p29)

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Parfois le cœur est accableacute par des rumeurs1 Il srsquoagit sans doute des bonne et mauvaise consciences qui se disputent agrave lrsquointeacuterieur de notre corps Le cœur a besoin de temps en temps de srsquoen distraire Troisiegraveme quatrain discrets ndash secrets rime riche pour lrsquoœil Les secrets demandent neacutecessairement une certaine discreacutetion pour qursquoils ne soient pas divulgueacutes Les deux termes ne srsquoopposent donc nullement abicircmes ndash intimes rime pauvre pour lrsquooreille Nous avons lrsquoimpression que ces deux mots nrsquoont aucun rapport entre eux Or tel nrsquoest pas le cas ils sont mecircme assez proches lrsquoun de lrsquoautre lrsquointimiteacute drsquoune personne est souvent consideacutereacutee comme une sorte drsquoabicircme que les autres ne peuvent pas sonder Il srsquoagit drsquoune espegravece de treacutesor que chacun drsquoentre nous possegravede Quatriegraveme quatrain innombrables ndash implacables rime riche pour lrsquoœil Depuis drsquolaquo innombrables raquo anneacutees les hommes ainsi que la mer nrsquoont cesseacute drsquoecirctre laquo implacables raquo crsquoest-agrave-dire cruels remord ndash mort rime riche pour lrsquooreille Ces deux substantifs sont en effet tregraves lieacutes souvent lrsquohomme et lrsquooceacutean sacrifient des vies et ils nrsquoen ont mecircme pas mauvaise conscience

1 laquo Bruit confus de voix raquo (Paul ROBERT Le Petit Robert Paris Le Robert 1987)

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Lrsquoalliteacuteration en laquo m raquo

Un lecteur sensible remarquera lrsquoalliteacuteration1 en laquo m raquo dans le premier quatrain

homme (v1) mer (v1) miroir (v2) acircme (v2) deacuteroulement (v3) lame (v3) moins (v4) amer (v4)

Les mots ainsi rapprocheacutes ne reacutesument-ils pas de faccedilon tregraves claire lrsquoideacutee centrale du poegraveme agrave savoir que lrsquohomme essaie de deacutecouvrir les traces de son acircme dans les flots amers de lrsquooceacutean Nous nous limitons dans ce sous-chapitre agrave cette sonoriteacute eacutetant donneacute qursquoelle est agrave notre avis la plus eacuteloquente et facilement deacutemontrable Le niveau syntaxique

Avant de passer agrave lrsquoanalyse drsquoeacuteventuelles anomalies syntaxiques deacutefinissons drsquoabord les diffeacuterents types de phrases que lrsquoon peut trouver dans cette œuvre litteacuteraire le premier vers du premier quatrain le quatriegraveme vers de la troisiegraveme strophe ainsi que le quatriegraveme vers du quatriegraveme quatrain sont des phrases de type exclamatif Les autres sont affirmatives Ce sont

1 laquo Retours multiplieacutes drsquoun son [consonantique] identique raquo (Bernard DUPRIEZ Gradus ndash Les proceacutedeacutes litteacuteraires (Dictionnaire) Paris Eacuteditions 1018 1984 p33)

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les vers-cleacutes qui sont constitueacutes de phrases exclamatives

Homme libre toujours tu cheacuteriras la mer (v1)

[hellip]

Tant vous ecirctes jaloux de garder vos secrets (v12)

[hellip]

O lutteurs eacuteternels ocirc fregraveres implacables (v16)

En modifiant le ton de ces vers par rapport aux autres Baudelaire parvient agrave les mettre en relief au deacutebut lrsquohomme veacutenegravere la mer au troisiegraveme quatrain lrsquooceacutean et lui sont deacutesireux de garder leurs secrets et finalement au dernier vers ils se combattent mutuellement Il y a une eacutevolution agrave partir du tempus pacis initial au tempus belli final dont le douziegraveme vers preacutesente lrsquoorigine

Drsquoautre part le premier vers nous met en preacutesence drsquoune rupture de syntaxe

Homme libre toujours tu cheacuteriras la mer (v1)

Pour que la phrase soit syntaxiquement correcte le poegravete aurait ducirc eacutecrire

Homme libre tu cheacuteriras toujours la mer Neacuteanmoins en choisissant cette tournure un peu insolite il

lui est possible de mettre lrsquoaccent sur lrsquoadverbe laquo toujours raquo qui se trouve en plus devant la ceacutesure et beacuteneacuteficie ainsi drsquoune double mise en eacutevidence Il ne srsquoagit donc pas drsquoun fait unique mais

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lrsquohomme veacuteneacuterera la mer agrave toutes les eacutepoques futures de la mecircme faccedilon qursquoil lrsquoa fait au passeacute

Dans le dernier quatrain lrsquoordre syntaxique est entiegraverement

bouleverseacute

Et cependant voilagrave des siegravecles innombrables Que vous vous combattez sans pitieacute ni remord Tellement vous aimez le carnage et la mort O lutteurs eacuteternels ocirc fregraveres implacables

Selon les regravegles de la syntaxe Baudelaire aurait eacuteteacute obligeacute de

formuler la phrase de la faccedilon suivante

O lutteurs eacuteternels ocirc fregraveres implacables Voilagrave cependant des siegravecles innombrables Que vous vous combattez sans pitieacute ni remord Tellement vous aimez le carnage et la mort

Or les groupes nominaux laquo lutteurs eacuteternels raquo et laquo fregraveres implacables raquo nrsquoauraient plus leur place privileacutegieacutee agrave la fin du texte qui les met pourtant bien en relief et illustre clairement leur vraie relation Le niveau morphosyntaxique

Si dans les huit premiers vers le pronom preacutedominant est laquo tu raquo la deuxiegraveme moitieacute du poegraveme traite lrsquohomme et la mer ensemble en employant le pronom laquo vous raquo Le lecteur a lrsquoimpression qursquoils forment un vrai couple fraternel qui ne cesse de se disputer bien que lrsquoincipit du poegraveme fasse songer plutocirct au contraire Chacun est drsquoabord preacutesenteacute individuellement et ce

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nrsquoest que dans la deuxiegraveme partie1 que lrsquoecirctre humain et lrsquooceacutean sont deacutecrits comme eacutetant deux laquo fregraveres implacables raquo qui se querellent eacuteternellement Conclusion

En parcourant les eacutetapes de lrsquoanalyse qui preacutecegravede nous remarquons que le thegraveme central du poegraveme laquo LrsquoHomme et la mer raquo est illustreacute drsquoun cocircteacute par le contenu et de lrsquoautre cocircteacute par la forme Les formalistes nrsquoont-ils pas preacuteciseacutement essayeacute de deacutemontrer que laquo la forme produit du sens raquo Lrsquoapproche jakobsonienne permet de corroborer cette thegravese les diffeacuterentes structures des phrases le rythme et le jeu des rimes contribuent agrave lrsquoexposeacute du thegraveme de lrsquoœuvre sans que lrsquoon nrsquoait besoin de connaicirctre les aspects biographiques de lrsquoauteur ou lrsquoeacutepoque agrave laquelle le texte a eacuteteacute reacutedigeacute Voilagrave lrsquoavantage de la meacutethode du linguiste Jakobson qui permet drsquoaboutir agrave des analyses solides deacutemontrables et veacuterifiables En mecircme temps la luciditeacute et la maicirctrise poeacutetique de lrsquoauteur sont ainsi mises en relief il nrsquoest sans doute pas fortuit que Baudelaire ait employeacute tel mot agrave tel endroit Lrsquoapproche jakobsonienne permet drsquoexpliquer les rapports qui se trouvent dans le texte sans pour autant rendre la poeacutesie trop laquo meacutecanique raquo Il faut que le lecteur garde la conviction de se trouver face agrave un veacuteritable chef-drsquoœuvre litteacuteraire

1 On peut diviser le poegraveme en deux parties agrave partir du huitiegraveme vers ougrave la situation commence agrave changer

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Acheveacute drsquoimprimer en France

sur les presses de Joseph Ouaknine

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  • Avant-propos
  • Premiegravere partie Œuvres poeacutetiques
    • Eacutelisa HUTTIN
      • Depuis
      • Nuit et jour
      • laquo Tanka raquo tresseacutes dans le deacutesert
      • De lrsquoautre cocircteacute
      • Parle-nous
      • Le pot aux recircves
      • Ici mais ailleurs
      • Reboisement
      • Un baromegravetre en porte-cleacutes
      • Siregravene siregravene
      • Streap-tease
        • Charles LEGROS
          • Ferme les yeux
          • La blessure
            • Nadine BAULESCH
              • Poeacutetrie
                • Chakib HAMMADA
                  • Espeacuterances ravineacutees
                  • Fahima
                  • Lrsquoamour de demain
                  • Les recircnes briseacutees
                  • Nous eacutetions deux
                  • Teacutenegravebres
                  • Soleil-Matiegravere
                  • Lrsquoatome coaguleacute
                    • Geneviegraveve DEPLATIEgraveRE
                      • Les enfants courent accrocheacutes agrave leurs cerfs-vola
                      • Toute une vie pour ressembler
                        • Eacuteric DUBOIS
                          • Hivernage
                          • Silhouette
                          • Lrsquoacircne sur la colline
                          • Soir drsquohiver
                          • Corpus de la nouvelle anneacutee
                            • Roselyne MARTY
                              • Pourquoi
                              • Agrave mes parents
                                • Franccediloise JEANNIN-KAZEROONIE-DEZELLUS
                                  • Nazak
                                  • Chanson en hommage agrave Ahmad Shah Massoud
                                  • Tant qui par agrave pour agrave
                                  • De lrsquoautre cocircteacute de la porte
                                  • Le hasard nrsquoexiste pas
                                  • La poeacutesie disparue
                                  • Sommeil sur la terre
                                    • Jenny MARTY
                                      • Lrsquounionhellip
                                      • Quand un ecirctre vous manque
                                      • Les acircmes esseuleacutees
                                      • Lrsquoamour
                                      • Lrsquoivresse de la vie
                                      • Poeacutesie agrave lrsquoinfini
                                      • Les roses de lrsquoamour
                                      • Psaume drsquoamourhellip Mais encore
                                      • Ton amitieacute eacuteternellehellip
                                      • Un deacutesert en pleurshellip
                                      • Une entente planeacutetaire
                                      • Crsquoest bientocirct Noeumll
                                      • De gracircce
                                      • ESSEhellip
                                      • Sacrificehellip
                                      • Ta plume
                                        • Claude HIBLOT
                                          • Ougrave es-tu
                                          • Eacuteclisses
                                          • Cafards drsquoautomne
                                          • Tango
                                          • Tes larmes noires
                                          • Alors poegravete ougrave es-tu
                                          • La carpe est agrave lrsquoeau
                                          • La chanson de Chloeacute
                                          • Sage comme une image
                                            • Marie-Claude MARTY
                                              • Amour
                                                • Laurent FELS
                                                  • Sans paroles
                                                  • La Bibliothegraveque
                                                  • Lrsquoattente
                                                  • Degraves que
                                                  • Flocons de neige
                                                      • Deuxiegraveme partie Eacutetudes lectures et analyses
                                                        • Mary-Jo ANDRICH
                                                          • EacuteDOUARD GLISSANT
                                                            • Soleil de la conscience
                                                              • BAUDELAIRE
                                                                • laquo LrsquoAlbatros raquo
                                                                  • COMMENTAIRE
                                                                      • Nadine BAULESCH
                                                                        • SUZON HEacuteDO(1942-1990)
                                                                          • laquo Tableau raquo
                                                                            • LECTURE DU POEgraveME
                                                                                • Christophe DURAND ndash LE MENN
                                                                                  • CLAUDE DE MALLEVILLE
                                                                                    • laquo Imitation du Cavalier Marin raquo
                                                                                      • LECTURE DU POEgraveME
                                                                                          • Laurent FELS
                                                                                            • Saint-John Perse
                                                                                            • Extrait du Chant X drsquoAnabasede Saint-John Perse
                                                                                            • Saint-John Perse laquo Le Mur raquo
                                                                                              • LECTURE DU POEgraveME
                                                                                                • Charles Sorel Polygraphe et poegravete de roman
                                                                                                • Baudelaire laquo LrsquoHomme et la mer raquo
                                                                                                  • APPLICATION DE LA MEacuteTHODE JAKOBSONIENNE
                                                                                                  • ANALYSE DU POEgraveME
Page 5: Avec des contributions de

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Geneviegraveve DEPLATIEgraveRE 42 Les enfants courent accrocheacutes agrave leurs cerfs-volants 43 Toute une vie pour ressembler 44

Eacuteric DUBOIS 45 Hivernage 46 Silhouette 47 Lrsquoacircne sur la colline 48 Soir drsquohiver 49 Corpus de la nouvelle anneacutee 51

Roselyne MARTY 53 Pourquoi 54 Agrave mes parents 55

Franccediloise JEANNIN-KAZEROONIE-DEZELLUS 56 Nazak 57 Chanson en hommage agrave Ahmad Shah Massoud 59 Tant qui par agrave pour agrave 61 De lrsquoautre cocircteacute de la porte 62 Le hasard nrsquoexiste pas 63 La poeacutesie disparue 64 Sommeil sur la terre 65

Jenny MARTY 66 Lrsquounionhellip 67 Quand un ecirctre vous manque 69 Les acircmes esseuleacutees 70 Lrsquoamour 72 Lrsquoivresse de la vie 74 Poeacutesie agrave lrsquoinfini 75 Les roses de lrsquoamour 77 Psaume drsquoamourhellip Mais 79 Ton amitieacute eacuteternellehellip 81 Un deacutesert en pleurshellip 83 Une entente planeacutetaire 85 Crsquoest bientocirct Noeumll 86 De gracircce 88

Livre Ier

6

ESSEhellip 90 Sacrificehellip 91 Ta plume 93

Claude HIBLOT 95 Ougrave es-tu 96 Eacuteclisses 97 Cafards drsquoautomne 98 Tango 100 Tes larmes noires 102 Alors poegravete ougrave es-tu 104 La carpe est agrave lrsquoeau 105 La chanson de Chloeacute 109 Sage comme une image 112

Marie-Claude MARTY 114 Amour 115

Laurent FELS 116 Sans paroles 117 La Bibliothegraveque 118 Lrsquoattente 120 Degraves que 122 Flocons de neige 123

Deuxiegraveme partie Eacutetudes lectures et analyses 125 Mary-Jo ANDRICH 126

Soleil de la conscience 127 laquo LrsquoAlbatros raquo 135

Nadine BAULESCH 145 laquo Tableau raquo 146

Christophe DURAND ndash LE MENN 151 laquo Imitation du Cavalier Marin raquo 152

Laurent FELS 157 Saint-John Perse 158 Extrait du Chant X drsquoAnabase de Saint-John Perse 178

CAHIERS DE POESIE

7

Saint-John Perse laquo Le Mur raquo 194 Charles Sorel Polygraphe et poegravete de romans comiques201 Baudelaire laquo LrsquoHomme et la mer raquo 210

Livre Ier

8

Avant-propos

Le preacutesent livre constitue la premiegravere publication des Cahiers de Poeacutesie dont le but est de favoriser avant tout la creacuteation litteacuteraire La liste de diffusion1 est ouverte aux contributions des poegravetes peintres critiques litteacuteraires et chercheurs en litteacuterature

La livraison que voici est diviseacutee en deux parties la premiegravere

contient des poegravemes drsquoEacutelisa Huttin de Charles Legros de Nadine Baulesch de Chakib Hammada de Geneviegraveve Deplatiegravere drsquoEacuteric Dubois de Roselyne Marty de Franccediloise-Jeannin-Kazeroonie-Dezellus de Jenny Marty de Claude Hiblot de Marie-Claude Marty et de Laurent Fels Les auteurs proposent des textes sur diffeacuterents sujets qui constituent souvent des thegravemes drsquoactualiteacute

Quant agrave la deuxiegraveme partie elle regroupe principalement des

eacutetudes Mary-Jo Andrich ouvre ce volet par une analyse de Soleil de la conscience drsquoEacutedouard Glissant et par un commentaire sur laquo LrsquoAlbatros raquo de Baudelaire Nadine Baulesch enchaicircne avec une lecture de laquo Tableau raquo de Suzon Heacutedo Christophe Durand-Le Menn preacutesente une inter-preacutetation du poegraveme laquo Imitation du Cavalier Marin raquo de Malleville Les cinq textes de Laurent Fels ndash drsquoabord une bio-bibliographie de Saint-John Perse puis un commentaire sur un extrait du Chant X drsquoAnabase une lecture de laquo Le Mur raquo de Saint-John Perse un parcours de la vie et des œuvres de Charles Sorel et finalement une eacutetude sur laquo LrsquoHomme et la mer raquo de Baudelaire ndash clocircturent ce premier fascicule

LF

1 httpwwwcahiersdepoesieeurost

CAHIERS DE POESIE

9

Premiegravere partie

Œuvres poeacutetiques

CAHIERS DE POESIE

10

Eacutelisa HUTTIN

(France)

CAHIERS DE POESIE

11

Depuis

Lrsquooceacutean srsquoest tu srsquoest retireacute sous les galets Le bout de lrsquoicircle nrsquoest plus qursquoun vieux caillou mouilleacute Au creux drsquoune vague Lrsquoodeur des eacuteteacutes calcineacutes srsquoest endormie sous les brumes Leacutegegraveres comme les petits papillons bleus eacutepheacutemegraveres La vie mrsquoapprendhellip La chaleur rouge qui fait chanter le bois mort Le froid bleu qui glace lrsquoherbe verte qui dort Le frais transparent qui perle de roseacutee le deacutecor Le temps mrsquoapprendhellip Les matins deacutemaquilleacutes aux legravevres pacircles Les soirs nus aux apparences deacuteshabilleacutees Lrsquoattente du jour pour une nuit sans escale Lrsquoamour mrsquoapprendhellip Lrsquoimmensiteacute du si petit espace entre deux mains Ougrave plus que lrsquooceacutean lrsquounivers entier se retient Au creux sans vague Les doux parfums de la peau tiegravede qui srsquoeacuteveille Indescriptibles comme les ailes du vent invisibles

Livre Ier

12

Nuit et jour

Ombres leacutegegraveres doux voilage du soir La nuit se nourrit en ogre affameacute De toutes les deacuteclinaisons du noir Le sombre De tes ongles endeuilleacutes qui arrachent la terre Le profond De la nuit quand tombent les eacutetoiles eacutegareacutees Lrsquoeacutetouffant De lrsquoacirctre fermeacute qui brucircle en larmes de sang Brumes aeacuteriennes tulle frais du matin Lrsquoaurore srsquoabreuve agrave petites gorgeacutees De toutes les nuances de soie et du satin La clarteacute De ta peau eacuteveilleacutee qui caresse le soleil La leacutegegravereteacute Des nuages qui retiennent le bleu du ciel La fraicirccheur De lrsquoeau ougrave tant de mains cueillent la vie

CAHIERS DE POESIE

13

laquo Tanka raquo tresseacutes dans le deacutesert

Souvenir drsquooasis Les empreintes craqueleacutees Point drsquoeau asseacutecheacute Tournent en ronde les ombres Dans le soleil les vautours Courent les dunes Poussiegravere et vent de sable Lrsquoattente et le theacute Sous la tente srsquoeacuteteint le temps Goucirct de menthe et amitieacute Voix jaillie des pierres Tambourins et luths berbegraveres Chœurs en sarabande Battements rythmeacutes de khocircl Un regard pose et srsquoenvole Miroirs au soleil Flaques drsquoeau sans nuages Transparents mirages Rubans bleus glissent dans lrsquoombre Deacutevoilent chevelures sombres

Livre Ier

14

Passe le conteur Des enfants courent en riant Commence lrsquohistoire

Mots murmureacutes agrave lrsquooreille Sourire poseacute sur la bouche Fumet de tagine Paniers de figues et dattes Oranges sanguines Legravevres humides srsquoeacutevaporent Leur offrande est accepteacutee Or creacutepusculaire De lrsquohorizon flamboyant Mouvance du ciel Deacutenude le bleu et le bronze Vecirct chemise de baisers Tissus marchandeacutes Tapis brodeacutes partageacutes Accueille la nuit Voiles Touaregs sous la lune Lueurs de corps endiableacutes

CAHIERS DE POESIE

15

La course du vent La nuit souffle les areg1 Change les chemins

Sous la tente srsquoeacutetreint le temps La source est rose des vents Caresses drsquoalizeacute Sur le sable coulent les pas Srsquoestompent les traces

Nomade emporte sa toile Les yeux au ciel suit lrsquoeacutetoile

Eacutelisa et Olivier HUTTIN

1 laquo Reg raquo ou laquo areg raquo (mot invariable) deacutesert de pierres

Livre Ier

16

De lrsquoautre cocircteacute

Les bruits de pas se font familiers Les mains qui cognent les tours de cleacutes De lrsquoautre cocircteacute Ces bruits de pas qui trsquoeacutetaient familiers Ces mains qui cognaient et ces tours de cleacute De notre cocircteacute De part et drsquoautre les portes Srsquoimpregravegnent de lumiegravere du jour et des neacuteons Mais que lrsquoon entre ou que lrsquoon sorte Il est une face qui ne connaicirct que lrsquoombre et les deacutemons Tes bruits de pas se font familiers Tes mains qui cognent nos tours de cleacutes De notre cocircteacute Nos bruits de pas se font familiers Tes mains qui cognent nos tours de cleacutes De ton cocircteacute De lrsquoœil ouvert de cette porte Nos yeux srsquoapprochent de tes yeux fermeacutes Qui srsquoouvrent enfin de part et drsquoautre Et qui ne voient clair que drsquoun seul cocircteacute Nos bruits de pas te deviennent familiers Mecircme nos voix nos tours de cleacutes De lrsquoautre cocircteacute

CAHIERS DE POESIE

17

Parle-nous

Souviens-nous de nos ballades entre Mars et la Lune Quand tu me racontais les valses de dunes Mes parcelles de peau cherchaient agrave avoir chaud Sous lrsquoeacutetrange soleil Revois-nous dans le fond des riviegraveres Quand pour la premiegravere fois jrsquoai plongeacute dans le froid Mon enveloppe eacutetait bleue et cherchait la lumiegravere Dans le pur transparent Refais-nous notre dernier voyage Quand nous nrsquoeacutetions encore que des enfants drsquoeacutetoile Mon espoir eacutetait aussi clair que lrsquoair frais de la terre Sous la pluie et le vent Reacuteveille-nous

Livre Ier

18

Le pot aux recircves

Jrsquoai verseacute le pot aux recircves de mon imaginaire Dans la coupe de tes mains relieacutees Jrsquoai jeteacute le pot aux roses dans les airs Et laisseacute les peacutetales srsquoeacuteparpiller Le hasard aura fait le reste Rien ne srsquoest perdu tout srsquoest retrouveacute Le pot aux recircves a recueilli les peacutetales Dans des airs de chansons oublieacutees Le pot aux roses a suivi une rafale Et srsquoest poseacute dans tes mains affoleacutees Le hasard aura refait le reste Rien nrsquoa disparu tout srsquoest reacuteinventeacute

CAHIERS DE POESIE

19

Ici mais ailleurs

Perdue sous les eacutecailles du temps Dans le sens de lrsquoeau et du vent Perdue Dans tout ce qui se ressemble Une main une feuille qui tremble Tout est inconnu Un goucirct se souvient sur la langue Seul Un regard accrocheur se suspend Et reste seul Inconnu Les chemins se deacuteroulent agrave lrsquoinverse Sous les pas eacutegareacutes qui se pressent Pour nulle part Rien ne srsquoeacutevade par aucune porte Mecircme le vent nrsquoemporte rien Seul le miroir muet rapporte La peur dans les yeux Le regard oublieux

Livre Ier

20

Reboisement

Troncs jaunes en rangs drsquooignons Repeuplent le regard des hommes Effacent lentement les moignons Calcineacutes drsquoune forecirct monotone Sous mes paupiegraveres Loin des yeux du monde Une petite fille danse dans mes nuits Elle ne sait rien des cimes tombeacutees en poussiegravere De la suie de la cendre de la boue des orniegraveres Sous les bras verts pleins de vent elle rit Elle apprend des airs de ronde Crsquoeacutetait hierhellip Mais aujourdrsquohui Arbres drsquoailleurs grandiront ici Pour graver la meacutemoire des enfants Cacher les premiers amours interdits Et faire pleurer les vieux amants

CAHIERS DE POESIE

21

Un baromegravetre en porte-cleacutes

La cleacute de lrsquoavenir ouvre une rue sur lrsquoinconnu Une eacutetendue de sable bleu eacutechappeacute drsquoun sablier Qui se moque du temps qui passe La cleacute drsquoun souvenir ouvre la rue noire de monde Ougrave le temps reste au beau fixe pour le reste de lrsquoanneacutee Peut-ecirctre mecircme pour lrsquoeacuteterniteacute Deux cleacutes suspendues agrave un porte-bonheur Un baromegravetre en porte-cleacutes La meacutemoire se fixe sur les murs gris et les paveacutes Recompte les pas perdus pour te chercher agrave la ronde Et ne jamais te trouver Il nrsquoest pas de tristesse juste un regret sur le tard Drsquoavoir perdu en laissant carte blanche au hasard Les traces de tes pas Rien nrsquoest perdu elle a un porte-bonheur Un baromegravetre en porte-cleacutes Le temps et les horloges vident toujours les sabliers Le sien est presque vide encore quelques grains Jusqursquoau deacutepart drsquoun dernier train Qursquoimporte Elle nrsquoaura qursquoagrave fermer les yeux pour reacuteouvrir les souvenirs Mecircler la meacutemoire au recircve et pour le temps drsquoune histoire Venir srsquoasseoir agrave ta table Juste en serrant tregraves fort son porte-bonheur Un baromegravetre en porte-cleacutes

Livre Ier

22

Siregravene siregravene

Il a fait naufrage ce soir au large de son acircme lagrave-bas Bu les lames de fond briseacute les vagues casseacute le macirct

Un point sur la ligne drsquohorizon sous la ligne de flottaison Couleacute Les yeux ouverts les bras en croix toucheacute le fond

Les rayons de pleine lune percent le plafond en surface Elle entre dans la lueur elle ondule danse avec gracircce Elle un jour rejeteacutee sur le sable fin entre les varechs

Qursquoil avait sauveacute poseacute sur les vagues et son amour avec

Chaque soir de pleine lune elle revenait chanter sa brune Brisant son cœur fragile de sa voix cristalline des lagunes

Elle sa reine siregravene si frecircle entre les algues si femme Avait envoucircteacute de fragrances oceacuteanes et nocturnes son acircme

Il a largueacute les amarres ce soir deacutesancreacute lrsquoancre agrave jamais

Laceacutereacute en lambeaux ses voiles laisseacute deacuteriveacute le voilier Creveacute la coque du bateau en larges sourires de voies drsquoeau Sombreacute jusqursquoagrave son tombeau Une siregravene en son chacircteau

CAHIERS DE POESIE

23

Streap-tease

Pour toi mon Amour je soulegraveverai lentement mon voile diaphane Car il reste encore entre nous de larges prairies ombrageacutees Des contre-jours des paravents des brumes bleues oceacuteanes Que le soleil se plaicirct un peu plus chaque jour agrave dissiper Quand lrsquoair nous donnera la plus grande et pure des transparences Je quitterai sous tes yeux le dernier voile opaque qui mrsquohabille Sur de douces notes de musique je trsquooffrirai quelques pas de danse Et glisseront sur mes hanches mes vecirctements jusqursquoaux chevilles

CAHIERS DE POESIE

24

Charles LEGROS

(France)

CAHIERS DE POESIE

25

Ferme les yeux

Ferme les yeux petit(e) Ferme les yeux et imagine Dis tu vois la neige tomber

Et lagrave tu vois ce beau chapiteau Avance maintenant

En face de toi que des clowns Des nez rouges

Nrsquoouvre pas les yeux Continue imagine

Tiens un veacutelo des animaux Crsquoest quoi ce paradis

Tu es dans ton univers Regarde la lumiegravere

Celle que tu ne vois pas avec les yeux ouverts Continue imagine

Fais ton film Tiens me voilagrave

Lagrave juste en face de toi Je te tends la main

Prends-la prends-la Non nrsquoouvre pas tes yeux tu vas tout effacer

Regarde je te souris tu me vois Accroche-toi regarde la lumiegravere

Et lagrave ougrave es-tu Je ne te vois plus

Jrsquoai beau fermer mes yeux je ne te vois plus fais-moi un signe

Regarde jrsquoai mis mon nez rouge Je trsquoentends rire au loin

Livre Ier

26

Tu ris de joie Tu changes tu ris

Continues oublies ris Ris vie

attention jrsquoouvre les yeux et je suis en face de notre reacutealiteacute

Tu es lagrave assis sur ton lit Et moi je passe et je ne te regarde mecircme pas

Je continue avec mes petits tracas Et jrsquooublie mecircme qursquoil suffit de fermer les yeux pour changer de

vie

CAHIERS DE POESIE

27

La blessure

Et oui je suis une blessure Une blessure drsquoamour

Une vraie blessure Celle qui ne cicatrise pas rapidement

Et qui te colle agrave la peau Une blessure drsquoamour

blessure par balle Tireacutee par le cœur

Et non par un fusil Comment imaginer qursquoun cœur peut blesser ou tuer Pourquoi un mot si joli qursquoamour peut faire du mal

Mal jrsquoai mal Laissez tomber les urgences

Cette blessure lagrave reste agrave jamais Cette blessure reste tout simplement ouverte pour la vie

CAHIERS DE POESIE

28

Nadine BAULESCH

(Luxembourg)

CAHIERS DE POESIE

29

Poeacutetrie

Le chant des fers et lrsquoacircme des vers voilagrave ce qui mrsquoest cher

Quand le ciel devient rouge

et le cœur se reacutejouit au-dessus de ma ville

en dessous de mes yeux

Le chant des fers et lrsquoacircme des vers me montrent lrsquoinfini

Enfin

Lrsquoamour survit et deacutepasse la nuit

CAHIERS DE POESIE

30

Chakib HAMMADA

(Algeacuterie)

CAHIERS DE POESIE

31

Espeacuterances ravineacutees1

tes cris rejaillissent de mes espeacuterances ravineacutees ascension vertigineuse

drsquoun Nous amputeacute tu caresses impassible mes instincts neacutecrophiles

pour poser sur mes legravevres sensuelle et nue

la rengaine misogyne drsquoune harmonie briseacutee

1 Extrait de Triangle ouvert sur Fahima poegravemes preacutesentation de Kamel Bencheikh Editions Le Manuscrit (75011-Paris)

Livre Ier

32

Fahima1

mirage de tendresse ocirc soleil des amants maicirctresse de mes entrailles

toi mon cycle agrave mille temps sur les berges de tes legravevres pareil au moucheron je demeure suspendu

au frou-frou de ta voix

1 Extrait de Triangle ouvert sur Fahima poegravemes preacutesentation de Kamel Bencheikh Editions Le Manuscrit (75011-Paris)

CAHIERS DE POESIE

33

Lrsquoamour de demain1

Pour Souacircd

et la moisson vint souffler lrsquoorage et lrsquoeacuteteacute srsquoancra au cœur de ces vers humides et je trsquoaime mon amour au preacutesent de ton absence et mes rires transis souffreteux lancinants eacutetreignent le galbe de tes yeux miroitants et je trsquoaime mon amour au preacutesent de ton absence tu es lagrave et ta voix fraicircche sereine vibre dans mes yeux alourdis par la peine

1 Extrait de Triangle ouvert sur Fahima poegravemes preacutesentation de Kamel Bencheikh Editions Le Manuscrit (75011-Paris)

Livre Ier

34

et je trsquoaime mon amour au preacutesent de ton absence

et tes cris et mes cris belle farandole embrasent les racines de cette morne solitude et je trsquoaime mon amour au preacutesent de ton absence et demain mon amour et demain et toujours nos yeux confondus se conteront mille refrains et nous nous rirons des noirs chemins ougrave lrsquoangoisse megravere de tous les vices conjugue la peine et les amours qui se deacutefont et nous vivrons mon amour et nous vivrons dans toute sa pleacutenitude la vie notre vie confondus comme un

CAHIERS DE POESIE

35

Les recircnes briseacutees1

jrsquoai senti dans mon ventre un matin bleu-opaque tes legravevres-souvenirs

hurler dans mes yeux helliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphellip

Fahima-tendresse kholkhal de mon acircme

ton absence brise en moi les recircnes de lrsquoespoir

1 Extrait de Triangle ouvert sur Fahima poegravemes preacutesentation de Kamel Bencheikh Editions Le Manuscrit (75011-Paris)

Livre Ier

36

Nous eacutetions deux1

nos amours en eacutetiage se mirent sur les rivages de nos serments rideacutes

par les affres de ce recircve brutal ougrave se perd

lrsquoestheacutetique sauvage drsquoun poegraveme-matiegravere

souffles aphasiques qui ne chantent plus ce Nous eacutecheveleacute

qursquoenchaicircnent les tripes obscures drsquoun preacutesent inaccessible

miroir creux

ougrave se deacutebat la fureur drsquoune charge passionnelle

hier encore nous eacutetions deux

1 Extrait de Triangle ouvert sur Fahima poegravemes Preacutesentations de Kamel Bencheikh Editions Le Manuscrit (75002-Paris)

CAHIERS DE POESIE

37

Teacutenegravebres1

encore longtemps je me souviendrai de la brume relative agrave ce ruisseau de larmes

qui coule serpent sans joie au pied de ce Mur que

le vent du malheur dressa entre-Nous

je nrsquoirai plus conter ma peine agrave

lrsquooceacutean chant nonchalant que

Fahima coud aux rires muets du hasard qui peuple mes silences et deacutechire mes ardeurs

lrsquoadieu revit

sens oblique drsquoun amour lateacuteral

au souffle creux Brasero

1 Extrait de Triangle ouvert sur Fahima poegravemes Preacutesentation de Kamel Bencheikh Editions Le Manuscrit (75002-Paris)

Livre Ier

38

aux mille eacutetoiles qursquoune larme eacuteteint

Graine sereine sans Toi je ne suis plus

tiens reprends ce cœur drsquoalcools poussif teacuteneacutebreux vaseux

useacute par tes caprices bourgeois tes recircves

drsquoalios

je ne recircve plus je caresserai sans plus recircver

le souvenir du giron qui me dorlota veilla anima

megravere megravere Fahima vient de partir

pourquoi pourquoi

ce regard voileacute ces yeux baisseacutes cet air qui pue lrsquohumiliation ces

larmes eacutepineuses qui eacutecorchent lrsquoespoir

pourquoi srsquoaimer pour se haiumlr lutter joies contre peines

sans Toi je ne suis plus

CAHIERS DE POESIE

39

viens donc Fahima aube sereine

mrsquoaider agrave vivre ces joies non veacutecues

Livre Ier

40

Soleil-Matiegravere1

viens pareille agrave la mer un soir drsquoeacuteteacute caresser les rivages de mes entrailles avides sur les flancs de tes vagues il fait si bon recircver jrsquoaime agrave voir tes yeux se deacuterider ces soleils-matiegraveres qui dansent dans ta voix Sur ton front large et pur il fait si bon aimer viens sur le souffle drsquoune espeacuterance agrave la premiegravere lueur drsquoun sou- rire franc eacutechancrer mes recircves en deuil sous la foudre de tes yeux il fait si bon souffrir

1 Extrait de Triangle ouvert sur Fahima poegravemes Preacutesentation de Kamel Bencheikh Editions Le Manuscrit (75002-Paris)

CAHIERS DE POESIE

41

Lrsquoatome coaguleacute1

je nrsquoai plus agrave recircver sur un atome coaguleacute ou sur lrsquooreille maladroite drsquoun chaton sevreacute Retrouverai-je la seacutereacuteniteacute de cette aube enivrante ougrave jrsquoai vu mon cœur palpiter dans tes yeux jrsquoai encore dans la pacircleur de mes veines le souvenir hal- lucinant du jardin de ton corps ougrave dansent admirables ces bouquets de roses Blanches sur tes bras tes chevilles et ton cou lagrave jrsquoai inscrit sur le vide de mon acircme en lettres de roc sur une page-feu ton nom ta voix la douceur de tes yeux sans toi atome mon atome coaguleacute que serait la vie au cœur drsquoun clair poegraveme

1 Extrait de Triangle ouvert sur Fahima p24 Editions Le Manuscrit (75002-Paris) 4egraveme trimestre 2004

CAHIERS DE POESIE

42

Geneviegraveve DEPLATIEgraveRE

(France)

CAHIERS DE POESIE

43

Les enfants courent accrocheacutes agrave leurs cerfs-volants

Les enfants courent accrocheacutes agrave leurs cerfs-volants La blessure de ton autrefois srsquoenlumine au tiers-point de ton envol le balancier de tes souvenirs a frocircleacute le vertige Mais jamais un geste jamais un mot ne trsquoont trahi Les ombres bleues restent en eacutequilibre sur les flancs de la montagne Toi qui mrsquoexplores tu oses le miracle de la priegravere la gloire de tes legravevres de tes mains de ton ventre Je me mets agrave la merci des lois naturelles Blanche eacutemeute des mots Un quasar veille

Livre Ier

44

Toute une vie pour ressembler

Toute une vie pour ressembler agrave lrsquointerstice ougrave lrsquoon eacutecoute le sommeil Ton souffle hors du noir poussera tout alentour et eacuteclatera dans le vent Architectes frimas nous danserons aux bras de la voie lacteacutee

CAHIERS DE POESIE

45

Eacuteric DUBOIS

(France)

CAHIERS DE POESIE

46

Hivernage

Mon recircve a brucircleacute les terres geleacutees de lrsquohiver Crsquoest agrave lrsquoinstant ougrave jrsquoai mis les mains dans les poches

Tu vendais des journaux aux portes cochegraveres Je ne sais plus quand ni comment je trsquoai parleacute Sous la couette jrsquoai connu de longs hivernages

Degraves que possible jrsquoatteindrai les derniegraveres cimes Jrsquoai promis agrave lrsquoaube des mots les premiers Tu viendras mrsquoeacutecouter happeacutee par la rue

Dire mon souffle entrecoupeacute de rires Aux inconnus que nulle porte nrsquoarrecircte

CAHIERS DE POESIE

47

Silhouette

Encore un signe De toi

Consommeacute dans lrsquo Urgence

Vu qursquoune

Silhouette srsquoanimer Dans lrsquoair

Je ne trsquoai pas reconnue

Au milieu des contingences Jrsquoai penseacute un moment disparaicirctre

Le souvenir de toi Mrsquoa retenu

Jrsquoai laisseacute mes penseacutees lagrave

Elles bruissent sans Moi

Tu nrsquoes Plus qursquoune silhouette

Sans visage Maintenant le souvenir a creuseacute un

Sillon eacutetroit Comme une ride qui srsquoajoute

Au nombre des Jours

Livre Ier

48

Lrsquoacircne sur la colline

Demain jrsquoouvrirai les yeux Et ce sera un matin calme

Comme un chant eacutemouvant A entendre

Tu disais je fuis les jours

Jrsquoaimerais emporter avec moi Tous ces noms que jrsquoai appris agrave

Comprendre agrave aimer

La poeacutesie gagne agrave ecirctre connue Disais-tu parfois quand le temps

Se faisait plus menaccedilant Et qursquoon menait lrsquoacircne sur la colline

Pour y mourir

Jrsquoose espeacuterer disais-tu Jrsquoose

Que ceux qui viendront apregraves nous Se tiendront droits Les recircves on les fait Comme des enfants

Ils sont un peu de nous On les aime pour ccedila

Un peu plus humains chaque jour

CAHIERS DE POESIE

49

Soir drsquohiver

amp le soir vient tu tries des papiers importants

tu ranges des dossiers tu te rappelles les soirs drsquohiver

identiques

il y a bien longtemps deacutejagrave crsquoest toujours la mecircme appreacutehension

quand le soir drsquohiver tombe crsquoest la fin de lrsquoanneacutee

il faut faire vite

par la lucarne il y a les marronniers de la Voucircte

comme des signatures deacutecharneacutees sur le papier glaceacute blanc

de lrsquohiver

il y a bien longtemps deacutejagrave entre le Canal et la Marne tu es planteacute lagrave

agrave faire fleurir des souvenirs des cendres de quelques regrets

tu te rappelles tu courais les magasins sur les Grands Boulevards

Livre Ier

50

crsquoest toujours la mecircme appreacutehension mettre de lrsquoordre dans tout ccedila

agrave quoi bon agrave qui ccedila servira tu aimes te souvenir

crsquoest deacutejagrave ccedila mecircme si crsquoest incomplet inexact

les soirs drsquohiver identiques

CAHIERS DE POESIE

51

Corpus de la nouvelle anneacutee

Une nouvelle anneacutee Et tout mon ecirctre

Se libegravere Mes membres engourdis Appellent le vent le soleil Dans quelques mois

Une nouvelle anneacutee Et tout mon corps

Se deacutetache

Des liens terrestres De la matiegravere Et prend le pouls Du temps

Les questions laisseacutees sans Reacuteponse

Ne se posent plus

Car mon corps Eacutepouse les flancs De la colline

Jrsquoattends un ecirctre

Libeacuterateur Jrsquoattends

Livre Ier

52

Les mots Les premiers

Eacutenoncer la veacuteriteacute Ultime Transmise depuis Longtemps

La veacuteriteacute cacheacutee Oublieacutee

A partager A meacutediter

CAHIERS DE POESIE

53

Roselyne MARTY

(France)

CAHIERS DE POESIE

54

Pourquoi

Pourquoi toi Pour quelle raison cet acharnement de la vie

Pourquoi cette maudite nouvelle en ce jour de janvier Qui tel un nuage est venue assombrir un ciel si bleu

Pourquoi a-t-il fallu que cela trsquoarrive agrave toi Pourquoi la vie et le destin srsquoacharnent-ils contre toi

Moi-mecircme ne trsquoai pas eacutepargneacute et ajouteacute agrave ta souffrance Jour apregraves jour ton combat sera dur et difficile agrave supporter

Mais telle une ombre je veillerai sur toi au-delagrave de la Parce que tu es mon ami pour toujours [souffrance

Et ce depuis le premier instant de notre rencontre En ce jour ougrave le ciel eacutetait bleu

Au moment ougrave cet orage nous a paru si fantastique Pourquoi toi

Je ne le saurai jamais Mais je serai lagravehellip

CAHIERS DE POESIE

55

Agrave mes parents

Vous qui avez fait de moi un ecirctre courageux Et dont nous avons toujours partageacute lrsquoessentiel

Moi petite je vous voyais vous deacutebattre Dans les soucis et jrsquoavais mal au fond de mon cœur

Je me suis toujours ndash et encore ndash sentie rejeteacutee par mes fregraveres

Mais cela nrsquoavait pas drsquoimportance vous eacutetiez lagrave Quand jrsquoavais peur le soir maman tu me gardais pregraves de toi pour dormir

Adulte tu mrsquoas toujours aideacutee jamais je ne me suis sentie seule

Nous eacutetions les trois mousquetaires mais nous ne sommes plus que deux Et crsquoest lourd agrave porter la vie nrsquoefface pas les blessures au contraire

Jrsquoai besoin de toi maman pour continuer agrave ecirctre forte et digne

Je me sens si deacutesempareacutee cette anneacutee et plein drsquoamertume Envers ma fille que lrsquoon croyait avec nous

Jrsquoai des regrets pour la premiegravere fois de ma vie Six anneacutees gacirccheacutees par sa faute ses mensonges

Je dois maintenant reacuteapprendre agrave vivre avec ce regret

Mais je sais que je peux mrsquoappuyer sur ton eacutepaule Toi maman qui a toujours eacuteteacute lagrave

Pour votre gueacutepiot

Livre Ier

56

Franccediloise JEANNIN-KAZEROONIE-DEZELLUS

(France)

CAHIERS DE POESIE

57

Nazak

Il eacutetait une foi Dans lrsquoacircme drsquoun pays lointain

Une petite princesse Son pegravere eacutetait vilain

Sa megravere eacutetait tregraves belle Elle grandit dans un palais

Elle apprit en pension Elle eacutetudia loin de son pays

Dans un autre continent America

Pendant ce temps-lagrave Lrsquohistoire se fit

Elle srsquoappelait reacutevolution islamique Coupeacutee de sa terre natale

La princesse devenue grande se mit agrave voyager Se mit agrave photographier

Un jour arriva Je la rencontrai Crsquoeacutetait agrave Paris

Loin de son pays Dans une boutique

Elle se preacutesenta Elle y travailla

Et elle continua Drsquoerrer

De photographier De suivre sa destineacutee Celle drsquoune reacutefugieacutee

La sœur du Shah eacutetait lagrave

Livre Ier

58

La princesse survivra Mais un jour de froid

Un jour drsquohiver Celui de son fregravere

Nazak Pahlavi srsquoendormit Assise en tailleur Pour aller ailleurs Treize ans deacutejagrave

Lrsquoannonce fut faite Officielle

Par son cousin Reza Shah On lrsquoenterra

Pourtant Nazak eacutetait encore lagrave Dans mon esprit

Dans ma Vie Un jour arriva

Que sa cousine Leiumlla Alla la retrouver

laquo Un jour des teacutenegravebres jaillira la lumiegravere raquo dira Farah Ce jour arriva

La valise oublieacutee

Fut retrouveacutee Tel un treacutesor Non partageacute Jrsquoai deacutecideacute

De deacutevoilerhellip

CAHIERS DE POESIE

59

Chanson en hommage agrave Ahmad Shah Massoud

Pregraves de chez moi Je ne le savais pas

Il venait lagrave

Pregraves drsquoun jardin Avenue Raphaeumll

Elles eacutetaient (b)elles

Quelques poegravemes Gisaient sur le trottoir

Il faisait noir

Le lendemain Elles se sont eacutecrouleacutees

A la teacuteleacute

Pregraves de chez moi Je ne le savais pas

Il venait lagrave

Un mois plus tard Ils sont partis lagrave-bas

Pour la burka

Deux mois plus tard Chasseacutes drsquoAfghanistan

Les Talibans

Livre Ier

60

Dans le Pandjshir

Le Lion srsquoest endormi Toute une Vie

Pregraves de chez moi Je ne le savais pas

Il venait lagrave

Et toujours pas De belles stegraveles Avenue Raphaeumll

Et toujours pas

Deux belles stegraveles Avenue Raphaeumll

CAHIERS DE POESIE

61

Tant qui par agrave pour agrave

Demain jrsquoouvrirai les yeux Ils seront gonfleacutes de larmes

Comme une outre trop pleine Tant de peine

Demain jrsquoouvrirai les yeux Ils seront pleins drsquoamour Comme cet enfant recircveur

qui nrsquoa plus peur

Demain jrsquoouvrirai les yeux Ils seront pleins de haine Comme ce soldat fatigueacute

par la destineacutee

Demain jrsquoouvrirai les yeux Ils seront pleins de bleus Comme ce corps meurtri

agrave lrsquoinfini

Demain jrsquoouvrirai les yeux Ils seront pleins drsquoespoir

Comme cette femme aimeacutee pour lrsquoeacuteterniteacute

Ce soir je fermerai les yeux

Ils seront pleins de noir Comme cette nuit passeacutee

agrave espeacutererhellip

Livre Ier

62

De lrsquoautre cocircteacute de la porte

De lrsquoautre cocircteacute de la porte Il y a une sorte Drsquoanimal Deacutemon de mes nuits Diable de ma vie De lrsquoautre cocircteacute de la porte Il y a une espegravece De macircle Homme de ma vie Ombre de mes nuits De lrsquoautre cocircteacute de la porte Il y a une lumiegravere Tunnel de la mort Ou celle de la vie De lrsquoautre cocircteacute de la porte Il y a un bruit Courrier de mes ennuis Pas de mes amis De lrsquoautre cocircteacute de la porte Il y a une sonnette Celle que lrsquoon sonne Et je mrsquoabandonne Avec lui LrsquoAnimalhellip

CAHIERS DE POESIE

63

Le hasard nrsquoexiste pas

Le hasard nrsquoexiste pas Tout est preacutevu ici-bas

Une enfance Reacutesurgence

Le hasard nrsquoexiste pas Tout est attendu de lagrave

Pressenti Infini

Le hasard nrsquoexiste pas

Tout est en hibernation Ocirc sommeil Le reacuteveil

Le hasard nrsquoexiste pas

Tout est en congeacutelation Engourdi Par la Vie

Le hasard nrsquoexiste pas

Tout est une programmation Deacutesigner

Veacuteriteacute

Le hasard nrsquoexiste pas Il est en toi

Livre Ier

64

La poeacutesie disparue Faim drsquoanneacutee 20041

En cette fin drsquoanneacutee la poeacutetesse pleure lrsquoAsie du Sud-Est Et vous les poegravetes agrave vous drsquoobserver auriez-vous oublieacute Eacutevaporeacutees vos qualiteacutes Futiliteacutes Et votre cœur Et votre acircme A jamais endormis dans lrsquooubli de votre vie Laissez vos petites blessures de lrsquoautre cocircteacute de la porte Ocirc Marie Eacutecoute ma priegravere Inchallah Asie de lrsquoeau delagrave

1 Jeu de mots

CAHIERS DE POESIE

65

Sommeil sur la terre

Sommeil sur la terre Sommeil sous la terre Sur la terre sous la terre des corps eacutetendus Neacuteant partout Deacutesert du neacuteant Des hommes arrivent Drsquoautres srsquoen vont1

Omar Khayyacircm (1048-1131)

1 Le poegraveme est citeacute par Franccediloise-Jeannin-Kazeroonie-Dezellus

CAHIERS DE POESIE

66

Jenny MARTY

(France)

CAHIERS DE POESIE

67

Lrsquounionhellip

Doucement je te prends contre moi En caressant timidement de mes doigts Toute la surface qui eacutemane de ton ecirctre

Blanc immaculeacute qui ne demande qursquoagrave renaicirctre

Je vais griffonner quelques quatrains poeacutetiques Sur toi qui sont en attente des mots symphoniques

Afin de cacher ta nuditeacute pourtant si jolie Quand on la regarde tourneacutee vers lrsquoinfini

Ma plume boit ton eacutelixir couleur marine

Pour mieux griffonner sur le papier de Chine Quelques balbutiements envies et deacutesirs eacutepars

Qui peu agrave peu prendront leur envoleacutee vers lrsquoespace

Tu envelopperas mon corps devenu feacutebrile De tes pages remplies de mon encre indeacuteleacutebile

Et nous danserons en ne faisant plus qursquoun Sous une merveilleuse pluie discontinue drsquoembrun

Nous joindrons lrsquoosmose agrave cette chose agreacuteable

Qursquoest lrsquounion drsquoune feuille et drsquoune plume irremplaccedilable Pour le seul plaisir de nos regards tourneacutes vers lrsquohorizon

Dans un tendre va-et-vient nous serons au diapason

Laisse-moi eacutepouser les formes de ton ecirctre Au greacute du temps et de lrsquoespace

Et nous ferons renaicirctre Les seins de glace

Livre Ier

68

Sur le chemin Sans fin

CAHIERS DE POESIE

69

Quand un ecirctre vous manque

Tout est deacutepeupleacute autour de nous comme si Un agrave un les gens srsquoeacuteloignaient loin dici

En vous laissant seules et deacutesempareacutees Ainsi Quand un ecirctre vous manque crsquoest pour lrsquoinfini

Les journeacutees agrandissent les nuits aussi Tout devient inaccessible crsquoest une folie Le besoin drsquoaimer et de se sentir aimeacutees

Crsquoest une chose dont on ne peut pas se passer

Quand un ecirctre vous manque la vie est sans valeur Puisque seules nous sommes prostreacutees dans notre malheur

Aupregraves de la solitude agrave jamais pour toujours Faire un voyage vers le mal de vivre sans lrsquoonce drsquoun retour

Une destineacutee qui peu agrave peu au fil du temps blesse

Pour atteindre sans lrsquoombre drsquoun deacutetour nos faiblesses Un ecirctre nous manque et tout devient noir de jour en jour

Avec comme seule compagnie nos larmes face agrave ce deacutesamour

Avancer tout en souriant et croire encore en lrsquoamour Mais comment est-ce possible quand un ecirctre nous manque

Il ne nous reste qursquoun cercueil comme derniegravere planque A moins qursquoadvienne le baiser tant attendu drsquoun troubadour

Il est parfois bon de recircver mais seule face agrave la reacutealiteacute

La vie est autrement puisqursquoelle est agrave nos yeux deacutepeupleacutee De cette immense chose qursquoest le besoin drsquoecirctre aimeacutees Car quand un ecirctre nous manque crsquoest pour leacuteterniteacute

Livre Ier

70

Les acircmes esseuleacutees

Une rose est lagrave poseacutee pregraves drsquoun album agrave photos Quelques peacutetales sont tombeacutes sur le recueil des mots La piegravece sentait lrsquoencens et lrsquoespoirhellip Doucement la nuit tombe agrave pas de velours Le silence devient drsquoor agrave chaque carrefourhellip Sur un banc il y a un homme aux yeux hagards Precirct agrave passer une nuit de plus seul face agrave certains mauvais

[ regards (hellip) Une femme aux pas presseacutes srsquoarrecircte devant lui En lui donnant quelques sous et sa baguette de painhellip Elle lui glisse quelques phrases en cette nuit Froide et insensiblehellip Il est lagrave agrave regarder la gracircce et la beauteacute De cette apparition qui est agrave ses yeux Un don de Dieu Naturellement il accepte cette main (hellip) Peu agrave peu il reprendra en main son destin En croyant un peu plus agrave la viehellip La vie et ses secretshellip La vie et ses chagrinshellip La vie une fidegravele amiehellip Elle nrsquoest que mystegravere et infiniteacutehellip La femme nrsquoest qursquoune simple poeacutetesse Et crsquoest de par ses mots Qursquoelle taira les mauxhellip Elle reprend la rose qursquoelle caresse De ses doigts tout en recommenccedilant agrave eacutecrire de lrsquoautre Que peut-elle faire sinon devenir lrsquoapocirctre

CAHIERS DE POESIE

71

De toutes les acircmes esseuleacutees Sa tacircche est si simple ici sur terre Qursquoelle nrsquoest pas precircte de faire de sa vie un monastegraverehellip Bien au contraire Car jamais elle ne pourra se taire (hellip)

Livre Ier

72

Lrsquoamour

Pas un ecirctre humain ne peut se passer drsquoamour Mais combien sur la terre vive un deacutesamour

Lrsquoamour commence degraves le premier instant de vie Pour lrsquoenfant que lrsquoon met au monde mais aussi

Quand lrsquoamour reacuteunit deux personnes en srsquoaimant sans deacutetour Dans un partage et une confiance pour toujours

On ne peut pas aimer sans lrsquoonce de brin drsquoamour

On ne peut pas faire lrsquoamour sans lrsquoombre drsquoun sentiment Pour celui ou celle avec qui on veut chaque jour

Aimer deacutesirer afin de ne faire plus qursquoun Sur le mecircme chemin jusqursquoagrave lrsquoinfini main dans la main

En se frayant un passage vers une destineacutee remplie drsquoamour

Lrsquoamour de son prochain lrsquoamour des becirctes et de la nature Lrsquoamour nrsquoa aucune limite car notre cœur est assez grand Pour aimer se diviser se multiplier jusqursquoau deacutecuplement

Mais face agrave lrsquohomme ou la femme de sa vie ce que lrsquoon ressent Est diffeacuterenthellip Lrsquoamour doit ecirctre agrave lrsquoinfini le ciment du couple

Sans amour tout srsquoeacutecroule comme un chacircteau de cartes

Lrsquoamour brille dans nos cœurs et tant que nous verrons lrsquoeacutetoile Lagrave-haut dans le ciel se pavaner avec gracircce

Lrsquoamour que nous donnons sans rien attendre en retour Se perdurera sur lrsquoimmensiteacute de la terre et de toute sa surface

En laissant comme une couleacutee drsquoembrun sur les toiles

Faire ce don crsquoest un heacuteritage que nous laisserons pour toujours

CAHIERS DE POESIE

73

Lrsquoamourhellip

Livre Ier

74

Lrsquoivresse de la vie

Ouvre tes bras afin que vienne jusqursquoagrave toi Lrsquoivresse de la vie qui te mettra en eacutemoi Porte ton regard sur notre nouvel avenir

Et ramegravene sur tes legravevres ton sourire

Eacuteclate-toi jusqursquoagrave lrsquoinfini des temps En surfant entre les mers et les oceacuteans

Nrsquoaie pas peur drsquoaller vers tes lendemains Arpenter ce monde qui est ton destin

Ouvre grand ton cœur agrave ton prochain En lui offrant une envoleacutee en son sein

Le partage nrsquoen sera que meilleur tu sais Et puis en acqueacuterant lrsquoosmose tu seraishellip

Tu serais aux anges alors crois en lrsquoamour

En fonccedilant vers les portes des toujours Lrsquoivresse de la vie te tend sa main

Prends-la et ose Va vers ton chemin

Ne fais pas de ta vie un champ de bataille Mais un havre de paix sans lrsquoonce drsquoune faille

Donne-toi en partage en abaissant les barriegraveres Pour au fil du temps atteindre la lumiegravere

Abreuve-toi des plaisirs sans en devenir ivre Tout en gardant toujours cette joie de vivre

Accueil agrave bras ouvert lrsquoivresse de la vie Que tu cheacuteriras jusqursquoagrave lrsquoinfini

CAHIERS DE POESIE

75

Poeacutesie agrave lrsquoinfini

Belle Eacuteternelle Jolie Angeacutelique Poeacutetique Symphoniquehellip Poeacutesie De toi Jrsquoen reste inassouvie A lrsquoinfinihellip Quelquefois Je suis en eacutemoi Devant tes mots Qui sont agrave mes yeux Merveilleux Si beauxhellip Poeacutesie agrave lrsquoinfini Jrsquote tire mon chapeau Pour tes vers Deacuteposeacutes agrave pas de velours Sur notre terre En ce nouveau Milleacutenairehellip En toi Il y a des syllabes amp des voyelles Des ratures Le tout eacutecrit avec amour Dans de tendres murmureshellip Tu es tendresse

Livre Ier

76

Passion Finesse Bonheur Mais quelquefois Tu hurles agrave chaque carrefour Tes maux Douleurs Rancœurs Face agrave la socieacuteteacute (hellip) Poeacutesie agrave lrsquoinfini Tu es lrsquoamie La confidente De lrsquoeacutecrivain Qui ne peut rester en attente Drsquoeacutecrire encore et encore Sur ton laquo corps raquo Immaculeacutehellip Je deacutesire dans mon cercueil satin Un parchemin Entre mes mains Et poseacute avec tendresse Entre mes seins Ma poeacutesie pour lrsquoinfini (hellip)

CAHIERS DE POESIE

77

Les roses de lrsquoamour Une rose eacutetoileacutee Pour toi belle dulcineacutee Belle de jour Pour toujours Jrsquotrsquoaime mon amourhellip Une deuxiegraveme ma bellissima Pour trsquooffrir en partage Un sourire sur ton ravissant visage Laissant entrevoir des yeux Couleur bleuehellip Une troisiegraveme que je deacutepose Au creux de ta main Avec une bague Une prose Un bisou Puis tous nagerons dans la vague Formeacutee de perles de roseacuteeshellip Une quatriegraveme Pour te dire simplement laquo je trsquoaime raquo La cinquiegraveme au pourtour Oranger Pour ton corps de prsquotite feacutee Doucement je la glisse entre tes seinshellip La sixiegraveme est sur les draps satin Couleur eacuteternelle Celle de lrsquoamour Celle drsquoun jour Celle de toujourshellip La septiegraveme repreacutesente lrsquoeacutetincelle

Livre Ier

78

De ton regard amoureux de la vie Alors reste ainsi La huitiegraveme se pavane sur ton bureau Endroit magique ougrave tu eacutecris tes mots Face agrave une bougie Dansant au rythme de ta respirationhellip La neuviegraveme pour te dire laquo ti amo raquo Tout ce qui eacutemane de toi est si beau Que mon deacutesir est de trsquoemporter Vers un sublime destin Qui sera le nocirctrehellip Donne-moi ta main Offre-moi ton cœur Et je te couvrirais de fleurs Pour lrsquoinfinihellip Une deux trois (hellip) Roses Peu importe puisque que se sont les roses de lrsquoamour Des roses pour celle qui sera mienne un jour Des roses pour toi Alors laisse pour une fois Eacuteclater ta joie dans une de tes compositions Une prose Qui me mettra en eacutemoihellip Une rose eacutetoileacutee A jamais se perdure vers lrsquoeacuteterniteacute (hellip)

CAHIERS DE POESIE

79

Psaume drsquoamourhellip Mais encore

Aimerhellip Trsquoaimerhellip Je trsquoaimerais si fort

Jusqursquoagrave lrsquoinfini des tempshellip Mais encore

Je serais la femme maicirctresse Une douce caresse

Qui viendra la nuit dormir contre toi Et dans un eacutelan de tendresse

Tu mrsquoenlaceras au milieu des draps de soie Tu mrsquoemporteras jusqursquoau Mont-Royal

Jrsquoserais ton petit reacutegal Mais encore

Je te coucherais des psaumes drsquoamour A chaque carrefour

Et sans deacutetour Tu les attraperas au volhellip

Je deviendrais une parabole Afin que tu me captes lagrave ougrave je suishellip Je serais ton Aphrodite de tes nuits Et dans un tendre corps agrave corps

Nous irons en partance en gondole A Capri nous fondre dans les grotteshellip

Mais encore Je trsquooffrirais des matins cacirclins

En devenant une succulente papillote Que tu parcourras avec deacutelicatesse

De ta langue assoiffeacutee de mon laquo moi raquohellip Je te nommerais roi

Tu seras mon roi et je serais ta reine

Livre Ier

80

Et agrave tes pieds je deacuteposerais des psaumes drsquoamour Pour te conter mon ivresse

De toihellip Mais encore

Mais encore Mais encore

Sans tabous je serais tienne Mes mots seront douceur

Ma peau chaleur Mes legravevres assoiffeacutees Mon deacutesir reacutealiteacutehellip Mais encore

Des psaumes drsquoamour Pour toi mon bohegraveme

Des regards chaque jour Afin de me noyer dans tes yeuxhellip

Des laquo je trsquoaime raquo

De beaux poegravemes Un destin le nocirctrehellip Nrsquoest-ce pas merveilleux

CAHIERS DE POESIE

81

Ton amitieacute eacuteternellehellip

Que serais-je sans toi si tu me rejetais Au loinhellip Comme si tu me pieacutetinaishellip Jrsquone serais rien crois-moi Car mecircme si tu es marieacute(e) Jrsquoaurais toujours besoin de ton amitieacute Comment croire qursquoentre nous tout est fini Comme si rien nrsquoavait existeacutehellip Comment veux-tu que je trsquooublie toi mon ami(e) Puisque nous sommes lieacute(e)s Et que tu sembles encore mrsquoaimer Je caressais lrsquoespoir de te charmer Mais comment pourrais-tu te donner agrave moi Puisqursquoagrave nous deux nous pourrions tout briser Et taire agrave tout jamais cet amour que nous avons lrsquoun pour lrsquoautre (hellip) Soyons ami(e)s les meilleurs ami(e)s du monde Toujours lagrave pour toihellip Toujours lagrave pour moihellip Des larmes inondent Mon triste visage Mais crsquoest tout ce que je demande Ton Amitieacute Eacuteternellehellip Qursquoest-ce lrsquoamitieacute dans une vie Crsquoest beaucouphellip Crsquoest des Milliers de Nuageshellip Des Millions drsquoEacutetoileshellip LrsquoImmensiteacute Reacuteelle De deux ecirctres srsquoaimant pour lrsquoinfini Comme toi et moi Moi et toi En tant qursquoami(e)s

Livre Ier

82

Permets-moi drsquoecirctre un instant ton apocirctrehellip Celle qui sera lagrave Celle qui trsquoouvrira les bras Pour te consoler quand tout ira mal ici-bashellip Je ne veux qursquoune chose Ton Amitieacute Eacuteternelle Qursquoelle puisse grandir agrave petites doses Pour toujours agrave tout jamais se perdurer dans le tempshellip Sourire agrave chaque renouvellement de printemps Et passer les frontiegraveres en allant jusqursquoau firmamenthellip Je trsquoaime mon ami(e) Je trsquoaime tout simplement

CAHIERS DE POESIE

83

Un deacutesert en pleurshellip Cindy Eacutecoute ce hurlementhellip Il vient de mes entrailleshellip Crsquoest un cri de deacutesespoir et de ragehellip Je patauge dans un mareacutecage Depuis des mois et des mois A ne plus savoir quoi fairehellip Ocirc Je ne puis me taire Face agrave cette douleur amegraverehellip Jrsquoai beau lutter je ne trouve point la faillehellip Ma vie est plongeacutee dans un total deacutesarroi Un fosseacute grandit entre toi et moi Oui Entre nous il y a cet abicircmehellip Petite fille tu es agrave mes yeux sublime Une perle beacutenite des dieuxhellip Je trsquoai enfanteacutee dans la joie Je trsquoai donneacute la viehellip Un cadeau merveilleuxhellip Mais tu me manques tellementhellip Ton absence est un malheur Un deacutesert en pleurs Une oasis sans fleurshellip Cindy Jrsquoessaie de tatteindre sans le pouvoirhellip Des grains de sables nous seacuteparent Le vent du Sahara se deacutechaicircne chaque soir Un mot de ta part Un simple regard Mais rien ne se passe depuis ton deacuteparthellip Ocirc Mon Dieu POURQUOI Elle est mienne

Livre Ier

84

Et je veux qursquoelle me revienne Avant qursquoil ne soit trop tardhellip Une megravere qui se meurt Sans son enfanthellip Elle srsquoenfonce dans les profondeurs Nauseacuteabondes du neacuteanthellip Cindy Ton absence est un malheur Un deacutesert en pleurs Un oasis sans fleurshellip

CAHIERS DE POESIE

85

Une entente planeacutetaire

Les yeux larmoyants je fuis sans lrsquoonce drsquoun discours Ce monde qui malheureusement se perdure sans deacutetour Mais tenaces elles srsquoaccrochent les sangsues agrave ma chair

Pour me voir finir en lambeaux dans les entrailles de la terre

Ocirc Mer Deacutelivre-moi de cet enfer qui peu agrave peu mrsquoemporte Vers le neacuteanthellip Crsquoest un monde reacutepugnant qui me deacutegoutte

Un monde ougrave je nrsquoai pas ma place pour atteindre la porte Celle qui srsquoouvre sur ma destineacutee en partant de la troisiegraveme voucircte

Toi le ciel je veux voir ta colegravere entre tes eacuteclairs eacuteparses

Oui Crache ton venin sur ces ecirctres immondes et malfaisants Embrase la terre de tes larmes amegraveres sur toute sa surface

En eacutepargnant je trsquoen supplie les honnecirctes gens et les enfants

Amis volcans deacutechaicircnez-vous comme le feraient toutes les megraveres Unissons nos forces pour aneacuteantir la vermine du troisiegraveme Milleacutenaire

Et toi le tremblement de terre aspire-les au creux de tes viscegraveres Ensemble faisons leur face comme si lrsquoon reacutepondait agrave leur guerre

Pourquoi srsquoeacutecharnent-ils ainsi sans se soucier des conseacutequences A savoir qursquoils srsquoen mordront les doigts ici-bas ou dans lrsquoau-delagrave

Je fuis en courant ces malotrus vers un lieu sucircr avant que ne sonne le glas Comme tout un chacun je veux la seacutereacuteniteacute la paix la gueacuterison et lrsquoespeacuterance

Filez Des pestes vous ecircteshellip Pire que tout vous serez les oublieacutes de la terre Les deacutemons assoiffeacutes de chairs humaines ne feront qursquoune boucheacutee de vous

De vous agrave moi Eacuteloignez-vous vite vite de moi avant que le peuple devienne fou Car je nrsquoaspire qursquoagrave une chose dans la vie une entente planeacutetaire

Livre Ier

86

Crsquoest bientocirct Noeumll

Les rayons de magasins peu agrave peu se remplissent Les vitrines quant agrave elles srsquoembellissent Et derriegraverehellip Il y a des regards drsquoenfants envieux Chaque anneacutee crsquoest la mecircme chose Alors pourquoi pourquoi mon Dieu Pourquoi ne pas se battre pour une bonne cause Ces enfants sont notre avenir Ils ne sont pas ici sur terre pour souffrir Encore moins pour pleurer en ce jour Ils sont lagrave devant une triste nouvelle Car crsquoest bientocirct Noeumll Mais ougrave est donc cet amour Je parle de lrsquoamour maternel amp paternel Celui qui est eacuteternel Dans le cœur drsquoun enfant Je ne sais que faire Pour leur venir tous en aide alorshellip Alors je queacutemande Au peuple de la terre De leur tendre leur main De taire leur chagrin De leur offrir Un sourire En offrande Crsquoest bientocirct Noeumll Et oui Combien auront froid et faim Pendant que drsquoautres se rempliront lrsquoestomac Mon Dieu que la deacutecheacuteance humaine est tombeacutee bien bas Plus les anneacutees passent Plus il y a des douleurs horribles en surface

CAHIERS DE POESIE

87

Et les premiers toucheacutes sont nos petites tecirctes blondes Rejeteacutees abuseacutees violenteacutees par des ecirctres immondes Vous les malotrus passez votre chemin Crsquoest bientocirct Noeumll et soyez certains Que la becirctise se paiera un jour ou lrsquoautre Lrsquoenfant il est de toutes les races et de toutes les cultures Lrsquoenfant que lrsquoon vend lrsquoenfant que lrsquoon tuehellip Cet enfant-lagrave crsquoest le fils ou la fille de lrsquohumaniteacute Et nous en sommes responsables Soyez-en sucircrs Ma lutte continue Car agrave mes yeux il mrsquoest deacutesagreacuteable De voir un enfant blesseacute Qursquoil soit le mien le leur ou le vocirctre Drsquoavancehellip Un joyeux Noeumll

Livre Ier

88

De gracircce

De gracircce messieurs ne laissez pas le peuple en attente Mais offrez-leur je vous en supplie un avenir qui chante Personne nrsquoa le droit de deacutetruire un recircve comme la vie Qui aux yeux de tout un chacun agrave des valeurs infinies Si lrsquoon venait srsquoen prendre aux vocirctres afin qursquoils subissent Les mecircmes horreurs pour finir ensuite dans les abysses Je ne pense pas que vous approuviez une seconde Encore moins lrsquoideacutee de voir nos gestes immondes Il est important quelquefois de savoir inverser les rocircles Et de vous montrer que de tuer ce nrsquoest pas drocircle Ocirc Non messieurs vous causez tellement de malheur Que vous naissez avec une pierre agrave la place du cœur De gracircce quand aurez-vous compris que sur la terre Nous devons tendre la main aux terriens nos fregraveres Votre et notre devenir en serait agrave ce jour meilleur Le racisme est horrible et inconcevable agrave mes yeux Vous tenez entre vos doigts une bombe humaine La pire des choses ici-bashellip Messieurs crsquoqui me gegravene Crsquoest la souffrance que je vois au travers de lrsquounivers Et tout cela gracircce agrave vos horribles guerres De gracircce messieurs abaissez vos armes Afin que ne soient plus verseacutees les larmes Soyez pour le peuple des troubadours Apportant un message de paix et drsquoamour

CAHIERS DE POESIE

89

Ocirc De gracircce messieurs Cela serait merveilleux Si vous nous offriez Votre amitieacute

Livre Ier

90

ESSEhellip

Altesse Duchesse Princesse Deacuteesse Belles ivresses De nos jeunesses Prenez en partage la caresse Que je vous laissehellip Tout en finesse Sans aucune maladresse Je resterais la poeacutetesse Divine maicirctresse De mes mots nommeacutes deacutetresseshellip Crsquoest une promesse Figeacutee dans votre carnet drsquoadresses Au loin la paresse Plus de petitesse Par politesse A vos piedshellip Je mrsquoabaisse Pour vous deacuteposer mille tendresseshellip Drsquoune prosehellip Je resterais la diablesse Inassouvie drsquoun monde poeacutetique devenue enchanteressehellip Donnez-moi en plus car en douce poeacutetesse Je veux mourir drsquoivresse Au beau milieu des mots intituleacutes laquo caresseshellip raquo

CAHIERS DE POESIE

91

Sacrificehellip

Les yeux dans les yeux ils dansent comme si Crsquoeacutetait le dernier dernier jour de leur viehellip La valse semble eacuteternellehellip Elle si belle

Qursquoil ne peut deacutetacher son regard sur celle Qui a eacuteteacute son unique bonheur pour lrsquoinfini

Depuis leur rencontre elle lutte contre la maladie

En la faisant tournoyer il pense agrave sa bien aimeacutee Qursquoune larme coule sur son visage amaigri et rideacute

Mais que faire pour lui ocircter ses maux pour toujours Que faire pour ramener agrave moi ce microbe qui la tue

Ocirc mon Dieu Aidez-moi agrave sauver ma belle inconnue Si belle que pour elle je lui donnerais ma vie par amour

A genoux il embrasse la main de celle qui fut sienne

Depuis qursquoils se sont dit laquo OUI raquo le jour de leur mariage Puis il semble srsquoeacutevader un court instant comme sihellip

Comme si son deacutesir allait ecirctre exauceacute en lui donnant sa vie Et pourtanthellip Aux pieds de la belle une rose rouge saignait Comme si elle avait pris sur elle toutes ses douleurs et plaies

A son tour elle srsquoagenouille pour laquo le raquo regarder en caressant

Une par une ses peacutetales denteleacutes engorgeacutes de sang Puis elle se sent reconnaicirctre face agrave laquo cette fleur raquo qursquoelle a tant aimeacutee Car pour elle il a tout deacutelaisseacute pour ecirctre pour toujours agrave ses cocircteacutes

Dans la joie et les pleurs dans le bien ecirctre ou la souffrance Par amour pour sa belle il a fait don de sa vie sur une derniegravere danse

Eux deux si compliceshellip Quel beau sacrifice

A la plus belle des ambassadrices Qursquoil eut aimeacutee avec passion et deacutelice

Seule elle veillera sur cette rose couleur rouge sang

Livre Ier

92

Afin qursquoensemble ils puissent partir jusqursquoagrave lrsquooreacutee du temps

CAHIERS DE POESIE

93

Ta plume

Elle est lagrave sautillant Dansant Sur le papier blanc En y laissant sa trace En surface Au fil des pages Sans oublier la preacuteface Belle donzelle Que de mains trsquoont tenue Telle une sangsue Tu jouis encore de leurs preacutesences Pour jouer de ta prestance En y laissant quelques empreintes eacuteparseshellip Dans le temps jadis Tu eacutetais lrsquoamie fidegravele des eacutecoliers Qui fiegraverement te trempaient dans leur encrier Pour eacutecrire sur leurs cahiers Et que dire sur nos poegravetes disparus Ne posseacutedant qursquoune bougie comme eacuteclairage Ils vivaient de leur plume En admirant la brume Et les saisons volageshellip Prsquotite plume Trsquoassume Depuis la nuit des temps Des eacutecrits agrave nrsquoen plus finir Des livres messages Recueils contes bibles parchemins A lire

Livre Ier

94

Et agrave relirehellip Hop Un plongeon dans lrsquoencre bleuteacutee Pour y deacuteposer Avec ta plume agile Des mots indeacuteleacutebiles

CAHIERS DE POESIE

95

Claude HIBLOT

(France)

CAHIERS DE POESIE

96

Ougrave es-tu

Ocirc ma fauve eacutegeacuterie Ma vipegravere ougrave es-tu Mors moi venin furie Je trsquoattends ougrave es-tu Malheureux badinage Tu ne mrsquoaimes plus Crsquoest un carambolage Je trsquoattends ougrave es-tu Jrsquoaurais recircveacute sans frein Ton corps tes reins nus Et mes mains sur tes seins Je trsquoattends ougrave es-tu Jrsquoaurais recircveacute en vain Et je trsquoaurais perdue Pour un oui pour un rien Je trsquoattends ougrave es-tu

CAHIERS DE POESIE

97

Eacuteclisses

Ce nrsquoest que lrsquoeacutetincelle Et crsquoest deacutejagrave la braise Deacutejagrave lrsquoeacuteclisse sucreacutee Les eacutepices enfieacutevreacutees La reacuteglisse et la fraise Et ses legravevres cannelle Crsquoest encore la lisiegravere Et deacutejagrave la douce glisse Deacutejagrave la volute la caresse La soyeuse tendresse La fontaine aux deacutelices Enchacircsseacutee de lumiegraveres Bat mon cœur bat Chamade ou breloque Bat son plein bonheur Roule tambour pleure Danse chante moque Bat mon cœur aime-la

Livre Ier

98

Cafards drsquoautomne

Rampants cadaveacutereux Les brouillards givrants Interdisent au soleil Drsquoeacutecarquiller les yeux Cafards drsquoautomne Pureteacutes taries Au bas du village creux Le ruisseau murmurant En un demi-sommeil Fuit son lit tortueux Cafards drsquoautomne Chœurs engourdis Depuis les toits honteux Srsquoeacutelegravevent peacuteniblement Sans savoir vers quel ciel Des moutons charbonneux Cafards drsquoautomne Ardeurs fleacutetries De son clocher anxieux Lrsquoeacuteglise obstineacutement Donne lrsquoheure artificielle Au pays besogneux

CAHIERS DE POESIE

99

Cafards drsquoautomne Meacutelancolie

Livre Ier

100

Tango

Il est si beau le tango bleu Celui qui danse avec le feu Il est si fort le tango noir Celui qui danse le deacutesespoir La cumparsita si La paloma ya Plus fou plus langoureux Le tango rouge et noir Plus doux plus amoureux Le tango bleu drsquoun soir La cumparsita si La paloma ya Viens rouler dans mes bras Viens danser dans mes yeux Viens partager mes pas Viens chanter dans mon jeu La cumparsita si La paloma ya Allons danser veux-tu Chantons dansons sans cesse Allons chanter veux-tu Dansons chantons lrsquoivresse

CAHIERS DE POESIE

101

La cumparsita si La paloma ya

Livre Ier

102

Tes larmes noires

Jrsquoai lu tes larmes noires A tiacute Maria del mar Marie Marie-Mar A tiacute Marie Maria del Mar Maravillosa y feminina Corazoacuten y razoacuten de hermosura Claramente acata la ley divina De la clausura viva de la vida Jrsquoai vu tes inquieacutetudes et tes sourires heureux Jrsquoai lu tes moues joyeuses tes sentiments anxieux Jrsquoai reccedilu les souffrances les espoirs fougueux Ougrave tu puises ta force et ton rire contagieux A tiacute Maria del Mar poetica Caacutercel feliz de la belleza Aureo rostro celeste mirada Misteriosa fontana de alegriacutea Y de sabiduriacutea traviesa Jrsquoai lu les pleurs noirs dans tes yeux drsquoAndalouse Jrsquoai vu le deacutechirement le bourdon et le blues Jrsquoai bu les larmes chaudes dansant le flamenco Enflammant la torpeur de doux recircves indigo A tiacute Marie Maria del Mar Mar de los suentildeos infantiles Flor de las flores azules

CAHIERS DE POESIE

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Luces de la luce ardiente Tu canto es la rima caliente Effaccedilant la teacutenegravebre drue la jalouse la morose Lrsquoeacutetoile mysteacuterieuse illumine tes yeux de jais Et toi gracieuse tu passes raffineacutee virtuose Rose forte et deacutetermineacutee maicirctresse du palais Marie Maria del Mar Gouttelette de mer Deacutelicat eacuteclat de joie Tu vois le tintamarre Que ton sourire ibegravere Fais reacutesonner en moi

Livre Ier

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Alors poegravete ougrave es-tu

Alors poegravete futile nrsquoas-tu rien agrave pleurer Sauf ton petit cœur abandonneacute qui trisse Et qui migre rien rien de plus agrave proteacuteger Si ta plume agrave lisser aux reflets de Narcisse Alors eacutecrivaillon rien drsquoautre agrave meacutenager Que ton petit miroir petit toi preacutetentieux Et tes tristes amours et tes chagrins pisseux Tu dis que ccedila nrsquova pas trsquoas rien agrave ajouter Ah elle est belle ta plume jolie parure de paon Dans sa deacutemonstration de roue verte aux yeux noirs Ta deacutemarche de dindon lui fait rendre raison De mecircme ta poeacutesie et tes chansons agrave boire

Ta plume ne disais-tu pas ta Durandale Tu devais la porter si haut et pourfendre Les feacutelons et quoi hellip quoi cet appendice caudal Plumitif faceacutetieux rigolard et trop tendre A qui veux-tu faire peur et qui va srsquoy meacuteprendre Regarde ce clochard et ce chien bien en face Et dis-leur qui tu es dis-leur srsquoils veulent entendre Le deacutedain le meacutepris lrsquoindiffeacuterence ccedila trsquoagace Et pourtant elle est ougrave elle est ougrave ta hargneuse Envie de justice il est ougrave ton combat ougrave Sur le mur de ta chambre lrsquoaffiche racoleuse Le portrait du Che Et Mao et crsquoest tout

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La carpe est agrave lrsquoeau

Crsquoeacutetait un soir Ou une nuit Un beau canard Bourreacute drsquoennui Cherchait des vers Solides en our Des rimes en lrsquoair Pour faire lrsquoamour Il en a marre Des gros tecirctards Canard bizarre Soixante balais Murs aux cerises Fada jobard Ouf et dadais Ado en crise Il en a marre Des gros tecirctards Bah ougrave est-elle Sa jolie canne La belle colombe Toute en dentelle Sa poule faisane Douce palombe

Livre Ier

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Il en a marre Des gros tecirctards Ougrave est lrsquoappeau Appel appeau Bah ougrave est-elle Dans sa dentelle Fille ingeacutenue Tombant des nues Il en a marre Des gros tecirctards Appeau Appeau Et alors Plaf Un vole de carpe Qui tombe agrave lrsquoeau Bah eh fais gaffe Ou je trsquoeacutecharpe Gros dindonneau Il en a marre Des gros tecirctards laquo ― Ah non pas dinde Je suis la carpe raquo Elle dit la dingue laquo ― Je suis si belle Jrsquoarrive drsquoInde Avec ma harpe En caravelle raquo Il en a marre Des gros tecirctards

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laquo ― Tu trsquoappelles raquo laquo ― Marie Theacuteregravese La carpe qui rit Quand on la braise raquo laquo ― Tu sens la fraise Trsquoes tregraves jolie Trsquoes javanaise Trsquoes demoiselle raquo Il en a marre Des gros tecirctards laquo ― On fait lrsquoamour raquo laquo ― Cochon canard raquo laquo ― Trsquoes si jolie Jrsquoai tregraves envie Drsquoun gros panard Baisse lrsquoabat-jour raquo Il en a marre Des gros tecirctards laquo ― Cours toujours Zappe mes appas Tiens vrsquolagrave mon mac Un beau brochet De vingt balais Je lrsquoaime drsquoamour raquo Il en a marre Des gros tecirctards laquo ― Ah le tango Lrsquoa dans la peau Le flamenco

Livre Ier

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Et les toros Crsquoest son boulot A mon jojo raquo Il en a marre Des gros tecirctards Tu nrsquoauras pas Theacuteregravese Petit canard laqueacute Elle nrsquoest pas Antibaise Mais elle srsquoest deacutebineacutee Moraliteacute Y en a pas Des appas Y en a pas Non plus Zut ccedila ne rime plus

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La chanson de Chloeacute preacute-poeacutesie ado

Chloeacute ma belle Mon roudoudou Regard rebelle Petit bijou Tu lrsquoas eacutecrite Ta belle chanson Une reacuteussite Pleine drsquoeacutemotion Chloeacute ma belle Mon roudoudou Regard rebelle Petit matou Crsquoest une peacutepite Pour la moisson Des marguerites De la passion Chloeacute ma belle Mon roudoudou Regard rebelle Gentil tatou Viens dans la ronde Danse les vers fous Et lance agrave lrsquoonde Ton beau caillou

Livre Ier

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Chloeacute ma belle Mon roudoudou Regard rebelle Petit chouchou Fracasse la chaicircne Des mots jaloux De toi la reine Aux yeux cachou Chloeacute ma belle Mon roudoudou Regard rebelle Petit loulou Ouvre la cage Casse le verrou Peins le plumage Drsquoun beau vers doux Chloeacute ma belle Mon roudoudou Regard rebelle Joli coucou Libegravere la graine Et legraveve lrsquoeacutecrou De la rengaine Au cœur zazou Un gros bijou Comme un caillou Tombe dans les choux Pregraves drsquoun joujou Sur un hibou Qui srsquogratte les poux Au drsquosus des genoux

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Et moi Jrsquote dis Chloeacute Merci Ma joie Jrsquoeacutecris Chloeacute Merci A toi Si si Chloeacute Merci

Livre Ier

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Sage comme une image Chanson pour Ethel

La belle Ethel est sage Comme une image Mais si mais si Elle dessine sur sa page Un eacuteleacutephant qui nage Un kiwi qui dit oui Une guenon qui dit non Et un serpent python Qui joue du mirliton La belle Ethel est sage Comme une image Eh si pardi Elle dessine sur la plage Avec des coquillages Un petit ouistiti Avec un gros bidon A chrsquoval sur un dragon Qui joue drsquolrsquoaccordeacuteon La belle Ethel est sage Comme une image Bah oui bah oui Dans le ciel de marelle Elle peint agrave lrsquoaquarelle Un canard rikiki Il cacircline un pigeon

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Qui roucoule sa chanson En jouant de lrsquoorpheacuteon La belle Ethel est sage Comme une image Ah bon ah si Elle gribouille une citrouille Et pregraves drsquoune grenouille La pie en bigoudis Monte agrave califourchon Le grand cameacuteleacuteon Qui souffle dans son clairon Ouistiti Rikiki Fait pipi Au lit Prsquotit coco Corico Fait du cacao Tout chaud

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Marie-Claude MARTY

(France)

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Amour

Nuits bleuteacutees Chants drsquoalleacutegresses

Souvenirs tourmenteacutes En un soir drsquoivresse

Entendre au lointain Des rires drsquoenfants

Qui srsquoeacutegregravenent au loin Dans le printemps naissant

Une main qui caresse

Le dos deacutejagrave voucircteacute Du passant en paresse

De vie et drsquoeacuteterniteacute

Un sourire amorceacute Un espoir de promesses

Croire en lrsquohumaniteacute Et toujours avancer

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Laurent FELS

(Luxembourg)

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Sans paroles1

Il est des nuits sans passeacute obscur chapitre de lrsquoHistoire terreur cris angoisses Silence Grand bourdonnement des heacutelices eacutetincelles volantes puis tout demeure en sourdinehellip

1 Extrait du recueil Paroles oublieacutees Paris Eacuteditions Le Manuscrit 2005

Livre Ier

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La Bibliothegraveque

Refuge magique Gardien de secrets Tombeau vivant des grands eacutecrivains comme Bossuet Feacutenelon Voltaire Baudelaire Saint-John Perse ou Proust Tous y ont laisseacute leur sagesse et y vivent ensemble mais non sans clivagehellip Lrsquoescalier en colimaccedilon menant au Premier Eacutetage comme lrsquoacircme des Poegravetes srsquoenvole vers des sphegraveres supeacuterieures Ce sont maintenant les Auteurs Antiques qui appellent le visiteur vers le centre de la sagesse Lecteur Sache qursquoen ouvrant une page de quelque livre

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que ce soit Tu plonges dans un Univers qui ne trsquoappartient pas Les opinions peuvent srsquoopposer entre Philosophes ou Eacutecrivains comme des lettres noires sur une page blanchehellip Respecte-les toutes mecircme si elles peuvent te paraicirctre eacutetranges et appreacutecie le cadeau extraordinaire que les Penseurs et Hommes de Lettres trsquoont leacutegueacute Ce nrsquoest qursquoagrave travers Ta Personne qursquoils continuent de vivre agrave lrsquointeacuterieur et agrave lrsquoexteacuterieur de leur sarcophage en feuilles

Livre Ier

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Lrsquoattente

En regardant par la fenecirctre Tu ne vois que pluies et brouillard Pas un seul cri drsquooiseau ni un rayon de soleil Rien que de la grisaille Tristesse Les arbres ne portent plus une seule feuille Les fleurs sont effeuilleacutees sous lrsquoeffet Drsquoun vent inapprivoisable Un vrai paysage de deacutesespoir Crsquoest la saison que veux-tu faire Bientocirct les rues et forecircts seront couvertes Drsquoun voile blanchacirctre et eacutepais Et tu ne sauras plus distinguer ni lac ni prairie Noeumll approche agrave pas de geacuteant Fecircte des familles et de lrsquoamour Autour drsquoune grande table On est reacuteuni en toute harmonie crsquoest coutume Toutefois beaucoup de personnes sont seules Et abandonneacutees de leurs proches Surtout les gens acircgeacutes laquo dont on nrsquoa plus besoin raquo Comme le formulent les jeunes parfois Que ce poegraveme soit deacutedieacute agrave ces naufrageacutes du Temps Dont le chagrin a blanchi la chevelure Non sans peines ni douleurs Ils sont courbeacutes sous le travail de longues anneacutees

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Ne les oublions pas et invitons-les agrave notre table Qursquoils soient remercieacutes de ce qursquoils ont fait Pour nous LrsquoEacutetoile bleue luira aussi pour eux

Livre Ier

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Degraves que

Degraves que tu seras partie la vie deviendra Insupportable pour moi Comment pourrai-je vivre sans toi Dans cette ville qui ceint la haine humaine Degraves que tes beaux yeux bleus se deacutetourneront Des miens pour fixer les vastes oceacuteans Qui nous seacutepareront pour un certain temps Je me rendrai compte agrave quel point tu me manqueras Degraves que tes cheveux flavescents seront Caresseacutes par les douces brises marines Et degraves que je ne sentirai plus ton parfum exotique La nuit eacuteternelle deacuteploiera son grand voile noir pour tuer Les derniers rayons de soleil Bien que nous soyons loin lrsquoun de lrsquoautre Notre amour ne sera pas moins fort Nos acircmes fondront et engendreront un nouveau jour Degraves que tu seras de retour pour toujours Sicut flumina per campum labuntur Ita animae nostrae una progredientur

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Flocons de neige

Lrsquoatmosphegravere est calme Il y a tregraves peu de vent un grand froid srsquoeacutetend sur Les champs et collines Des nuages cumuliformes srsquoapprochent lentement Et commencent agrave saupoudrer leacutegegraverement la surface Terrestre de leur divin blanc On dirait qursquoIreacuteneacutee mecircme srsquoest endormi courbeacute sur ce Paysage exempt de toute violence et haine semble-t-il Comme il serait facile de srsquohabituer agrave une telle scegravene Paradisiaque Toutefois agrave lrsquoinstar de notre vie la neige disparaicirct apregraves un certain temps Ce calme qui nous est si familier Et auquel nous deacutesirons nous accrocher Il nrsquoexiste pas pour tout le monde Avant-hier encore certains nrsquoauraient pas penseacute que Chez eux La vie srsquoeffondre si rapidement Des vagues geacuteantes plus infacircmes que Polyphegraveme Se sont empareacutees du pays mecircme En nrsquoy laissant qursquoun sauvage abattoir

Livre Ier

Cadavres Deacutechiqueteacutes Maisons Deacutetruites Partout Rien Que Des Deacutebris Et le corps drsquoun petit enfant innocent Gicirct sur une civiegravere agrave cocircteacute drsquoune tour Eacutecrouleacutee et ressemblant agrave une pelote de laine Dont Atropos a coupeacute le filhellip En contemplant tranquillement notre paysage hivernal Accordons une penseacutee aux victimes drsquoAsie du Sud Chacun drsquoentre nous aurait pu ecirctre concerneacute Sans ecirctre preacutevenu Comme la neige fond souvent du jour au lendemain

(1)

1 laquo Considegravere les malheurs de tes amis comme les tiens raquo

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Deuxiegraveme partie

Eacutetudes lectures et analyses

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Mary-Jo ANDRICH

(Luxembourg)

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EacuteDOUARD GLISSANT Soleil de la conscience

Une reacuteflexion critique sur lrsquoexotisme

Lrsquoexotisme deacutesignant selon Le Petit Robert laquo tout ce qui nrsquoappartient pas aux civilisations de lrsquoOccident raquo agrave savoir tout ce qui provient des pays lointains et chauds constitue une notion rejeteacutee par lrsquoeacutecrivain martiniquais Eacutedouard Glissant dans son œuvre intituleacutee Soleil de la conscience Pour deacutefinir son exotisme lrsquoeacutecrivain srsquoinspire des propos de Victor Segalen que lrsquoon trouve dans lrsquoEssai sur le divers ougrave ce dernier a formeacute le projet de reacuteeacutevaluer la notion drsquoexotisme en lui donnant une authenticiteacute une pleacutenitude qui lui ont eacuteteacute confisqueacutees par les litteacuteratures coloniales Deacutesormais on ne relate plus agrave la faccedilon des eacutecrivains colonialistes car Glissant manifeste cette ambition drsquoaboutir agrave une contestation du voyage lui-mecircme les lieux du reacutecit de voyage se trouvant ainsi bouleverseacutes Lrsquoexotisme devient alors une interrogation philosophique en ce qursquoil est la relation drsquoun contact authentique et par conseacutequent parfait avec lrsquoailleurs lrsquoautre La notion de divers est mise en valeur ici le rapport que le voyageur peut entretenir avec lrsquoailleurs le voyage constituant enfin un formidable moyen du voyageur pour acceacuteder agrave la diversiteacute En reprenant le terme drsquoexotisme certes inspireacute par Segalen comment Eacutedouard Glissant arrive-t-il agrave poser une toute autre probleacutematique lrsquoexotisme agrave rebours et agrave lui attribuer un sens plus profond plus pur et par conseacutequent hors du commun

Apregraves avoir releveacute quelques eacuteleacutements dans Soleil de la conscience

qui teacutemoignent de la diffeacuterence entre lrsquoacception quotidienne et la

Livre Ier

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deacutefinition nouvelle du mot laquo exotisme raquo nous allons voir comment Glissant eacutechappe agrave lrsquoexotisme des reacuteveacutelateurs pour enfin constater par quels moyens il arrive agrave deacuteguster le divers agrave la faccedilon segalenienne et par conseacutequent agrave critiquer la vision du simple voyageur laquo voyageant avec ses bas de laine raquo

Drsquoabord il est indispensable de noter que Glissant dans son

œuvre ne deacutecrit pas la quecircte drsquoun pays exotique dans lrsquoacception commune du mot et par conseacutequent comme lrsquoaffirme Segalen laquo il ne peut y ecirctre question de tropiques et de cocotiers ni de colonies ou drsquoacircmes negravegres ni de chameaux ni de vaisseaux ni de grandes houles ni drsquoodeurs ni drsquoeacutepices ni drsquoIcircles enchanteacutees ni drsquoincompreacutehensions ni de soulegravevements indigegravenes ni de neacuteant et de mort ni de larmes de couleurs ni de penseacutees jaunes ni drsquoeacutetrangeteacutes ni drsquoaucune des saugrenuiteacutes que le mot Exotisme enferme dans son acception quotidienne raquo En effet degraves le deacutebut de son essai Eacutedouard Glissant ressent la neacutecessiteacute drsquoopposer sa vision de voyage agrave la simple impression du voyage qursquoil considegravere comme totalement deacutepourvue drsquointeacuterecirct laquo [n]on comme le voyageur qui nrsquoattend de lrsquoapparence des monuments que la quittance de son deacutepart mais comme tel qui apprivoiserait le doute de savoir raquo On constate ici une mise au point volontaire de lrsquoauteur qui deacutenonce lrsquoacception quotidienne du voyage celle du voyageur dit immobile ayant pour unique but le deacuteplacement physique dans un pays inconnu Pourtant lrsquoauteur ne voyage pas dans un pays consideacutereacute comme exotique drsquoapregraves lrsquoacception traditionnelle du mot mais agrave Paris ce qui annonce sa conception drsquoexotisme qui est autre lrsquoexotisme agrave rebours que nous essaierons drsquoeacuteclaircir plus tard dans notre analyse laquo [c]hacun se trouve dans sa chambre et combien cette situation (lrsquoexpression mecircme) laisse agrave penser agrave lrsquoinsulaire et au tropical Le voilagrave lrsquoexotisme agrave rebourshellip raquo Le passage qui contient cette deacutefinition quelque peu surprenante de lrsquoexotisme drsquoEacutedouard Glissant marque lrsquoarriveacutee de ce dernier dans la capitale qui elle nrsquoest pas pour autant deacutefinie ou deacutecrite au sens mateacuteriel ou geacuteographique du terme Comme

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lrsquoauteur en mentionne uniquement le nom Paris constitue un non-lieu indeacutecis et indeacutefinissable Ainsi le lecteur remarque que Glissant qui est certes fils historique de la France gracircce agrave ses origines martiniquaises et qui nrsquoaboutit pas agrave une description dite geacuteographique de la ville de Paris du paysage franccedilais A lui srsquoimpose ici laquo la vision de lrsquoEacutetranger raquo car afin qursquoil y ait exotisme une sorte de va-et-vient entre sa propre speacutecificiteacute et la particulariteacute de lrsquoautre est indispensable cette derniegravere ne se limitant pas agrave lrsquoespace geacuteographique Crsquoest donc laquo le regard du fils et la vision de lrsquoEacutetranger raquo qui deacutetermine la position initiale de lrsquoauteur qui nrsquoa pas encore abouti agrave la connaissance profonde de ce paysage Il est loin des voyageurs presseacutes et verbeux il se trouve dans lrsquoincapaciteacute de produire un reacutecit structureacute et mateacuteriel agrave lrsquoimage des touristes ou plutocirct des voyageurs immobiles qui nrsquoessaient pas de connaicirctre lrsquoessence drsquoune culture qursquoils ignorent Certes Glissant constate des diffeacuterences entre son monde et celui de lrsquoautre mais il nrsquoeacuteprouve pas agrave la faccedilon des touristes cette neacutecessiteacute irreacutemeacutediable de distinction entre les paysages pour pouvoir parler drsquoexotisme ou de voyage En effet il cherche mecircme agrave eacutetablir lrsquoune ou lrsquoautre relation entre laquo ces deux mondes car tout ecirctre vient agrave la conscience du monde par son monde drsquoabord drsquoautant universel (pour parler large) qursquoil est particulier raquo Pour illustrer cette recherche de relation chegravere agrave lrsquoauteur relevons un exemple remarquable et drsquoune subtiliteacute sublime la relation eacutetablie entre la neige et le soleil laquo hellip elle est presque chaude Telle mrsquoest la neige une illumination (je touche enfin lrsquohiver) une ouverture (je suis enfin agrave mecircme ce spectacle) lrsquoeacutelargissement la communication eacutetablie (la neige aussi une durable deacutefinitive que le soleil pesant)hellip raquo Glissant illustre dans ces propos une tentative de fusionner deux pheacutenomegravenes naturels de les concevoir ensemble et non pas de les opposer diameacutetralement Gracircce agrave cette ideacutee de fusion lrsquoauteur arrive agrave critiquer le voyageur en quecircte du nouveau le nouveau srsquoaveacuterant indispensable agrave ce dernier afin qursquoil puisse parler de voyage Aussi lrsquoauteur affirme-t-il laquo je ne peux connaicirctre cet appel exotique du

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nouveau que jrsquoai si souvent observeacute dans lrsquoallure de nos visiteurs en sandalettes raquo En employant le mot visiteurs lrsquoauteur avance le caractegravere eacutepheacutemegravere passager et superficiel du voyage qursquoeacuteprouvent ces voyageurs du commun des mortels voyageant dans lrsquounique but de se deacuteplacer et ne cherchant dans le voyage une distinction souvent que geacuteographique Lrsquoauteur insiste eacutegalement sur la diffeacuterence qui persiste entre lui et les eacutecrivains colonialistes qui agrave la faccedilon des ethnologues retracent minutieusement leurs impressions visuelles ce qursquoils ont vu lors de leurs voyages qui selon eux sont exotiques Drsquoapregraves Glissant ces descriptions ne sont que le reflet drsquoune science exacte matheacutematique et coheacuterente et on ne peut y parler drsquoexotisme En effet il ne peut point accepter cette faccedilon ethnologique de conter ce qui explique pourquoi il deacutepouille lrsquoexotisme de son acception seulement tropicale et geacuteographique pour opeacuterer un veacuteritable deacutetournement de sens pour deacutecrire une toute autre probleacutematique Loin de tout reacutecit de voyage et de toute la litteacuterature coloniale Eacutedouard Glissant nous preacutesente dans Soleil de la conscience une sublimation du voyage une sensation drsquoexotisme qui nrsquoest rien drsquoautre que la notion du diffeacuterent la perception du divers et par conseacutequent le pouvoir de concevoir lrsquoautre

Apregraves avoir insisteacute sur le fait que lrsquoexotisme nrsquoest qursquoen

apparence une formule tautologique Glissant eacutenumegravere les moyens gracircce auxquels il acceacutedera agrave la diversiteacute agrave lrsquoillumination de son exotisme Son modegravele Victor Segalen a deacutejagrave eacuteprouveacute le besoin drsquoopposer sa conception drsquoexotisme agrave lrsquoexotisme des reacuteveacutelateurs laquo [l]rsquoexotisme nrsquoest donc pas cet eacutetat kaleacuteidoscopique du touriste et du meacutediocre spectateur mais la reacuteaction vive et curieuse au choc drsquoune individualiteacute forte contre une objectiviteacute dont elle perccediloit et deacuteguste la distance raquo Crsquoest preacuteciseacutement cette ouverture individuelle sur un ailleurs quelconque qui srsquoavegravere indispensable non seulement agrave Segalen mais aussi agrave Glissant pour connaicirctre lrsquoailleurs pour acceacuteder agrave la diversiteacute et par conseacutequent pour sentir lrsquoautre Cette neacutecessiteacute drsquoouverture de soi

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qui implique entre autres un besoin de deacutetachement de tous les steacutereacuteotypes que lrsquoecirctre humain peut porter en lui Eacutedouard Glissant lrsquoaccentue agrave sa faccedilon en affirmant ce qui suit laquo [f]ermeacute cerneacute brucirclant drsquoimaginer le reste agrave son image il faut qursquoil ouvre qursquoil srsquoouvre qursquoil voit autre chose lrsquoautre raquo Cet appel de voir ou mieux de concevoir lrsquoautre dans son authenticiteacute profonde et non pas agrave travers des clicheacutes deacutetermine justement lrsquoexotisme de lrsquoauteur Crsquoest alors la connaissance veacuteritable lrsquoessence du savoir qui est interpelleacutee tout ecirctre venant agrave la conscience du monde par son monde drsquoabord Lrsquohumain apregraves avoir cerneacute tous les aspects de son entourage aura la capaciteacute drsquoacceacuteder agrave la diversiteacute du monde universel La perception du divers ne se limite donc pas agrave la simple reacuteveacutelation ethnologique de ce qursquoon a vu ou de ce qursquoon a senti en preacutesence des choses et des gens inattendus mais crsquoest plutocirct la vision de ce que ces gens pensent en eux et drsquoeux Ce nrsquoest pas la reacuteaction du milieu sur le voyageur qui est deacuteterminante mais celle du voyageur sur le milieu

La quecircte de la sensation du divers constituant en quelque

sorte lrsquoexotisme essentiel crsquoest-agrave-dire laquo celui de lrsquoobjet pour le sujet raquo est deacutepouilleacutee de toute description segraveche et banale Glissant manifeste cette aspiration agrave un exotisme hors du commun en disant laquo comme une addition de fruits ivres de souvenances dans le muet deacutesir des bananiers raquo Cette sensation drsquoexotisme qui a priori ne veut rien dire Segalen la deacutefinit comme suit laquo [eacute]carter vivement ce qursquoelle contient de banal le cocotier et le chameau Passer agrave la belle saveur Ne pas essayer de la deacutecrire mais lrsquoindiquer agrave ceux qui sont aptes agrave la deacuteguster raquo et qui agrave partir de cette ideacutee peuvent produire du sens Crsquoest donc le deacutesir du sujet agrave concevoir son objet agrave se connaicirctre diffeacuterent du sujet qui est agrave lrsquoorigine du divers Cette attribution de lrsquoauthenticiteacute agrave la connaissance constitue une sorte de phase transitoire agrave la naissance du divers apregraves avoir cerneacute toute cette probleacutematique nouvelle et apregraves lrsquoavoir sentie personnellement Glissant se voit maintenant capable de sentir le divers comme la

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deacutecouverte drsquoun ailleurs laquo [j]e dis que lrsquoeacuteveacutenement ce transport drsquoune rive agrave lrsquoautre par quoi cette force (expression) srsquoeacuteprouve nrsquoest exprimable pareacute pour lrsquooffrande qursquoagrave travers et apregraves le silence qui lui succegravede raquo Ce nrsquoest pas forceacutement voire pas du tout en preacutesence de lrsquoobjet que naicirct le divers mais plus tard quand lrsquoimaginaire lrsquoemporte en quelque sorte sur la simple reproduction de lrsquoeacuteveacutenement sur la constatation ou encore sur la description Crsquoest dans le silence et dans la solitude que jaillit lrsquoexotisme drsquoEacutedouard Glissant et ougrave il pourra enfin deacuteguster le divers Crsquoest ici que nous sommes contraint agrave rappeler la deacutefinition drsquoexotisme deacutejagrave eacutevoqueacutee plus haut laquo [c]hacun se trouve dans sa chambre et combien cette situation (lrsquoexpression mecircme) laisse agrave penser agrave lrsquoinsulaire et au tropicale Le voilagrave lrsquoexotisme agrave rebourshellip raquo

Ayant avanceacute les moyens par lesquels lrsquoauteur aboutit agrave la

connaissance profonde de la diversiteacute de lrsquoautre il se voit maintenant apte agrave acceacuteder agrave lrsquoautre par un art subtil notamment la creacuteation poeacutetique Il savoure enfin le divers gracircce agrave cet exotisme exceptionnel qursquoil nomme lrsquoexotisme agrave rebours Comme nous avons pu le noter preacuteceacutedemment nous voilagrave loin du voyage exotique ordinaire qui sous-entend un deacuteplacement physique dans un pays chaud Eacutedouard Glissant se trouvant enfin au seuil de son voyage le voyage poeacutetique Crsquoest donc gracircce agrave la poeacutesie que son itineacuteraire prend forme car selon lrsquoauteur le voyage nrsquoa de sens que lorsqursquoil permet de creacuteer du nouveau Ainsi le perpeacutetuel va-et-vient entre sa propre speacutecificiteacute et la particulariteacute de lrsquoautre deacutefinit deacutejagrave depuis Segalen laquo le moyen drsquoapprocher la connaissance du monde dans sa diversiteacute ce qui rend le proceacutedeacute de creacuteation poeacutetique possible puisque crsquoest au moment ougrave se trouvent confronteacutes les deux versants irreacuteductibles du divers que jaillit lrsquoimage poeacutetique raquo Crsquoest cette ideacutee de confrontation des deux versants qui engendre ce voyage purifieacute et libeacutereacute de tout espace geacuteographique Aussi pour Glissant laquo la connaissance est[-elle] de matiegravere libeacutereacutee qui se retourne sur soi srsquoexamine et

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srsquoordonne ndash sans se buter pour autant dans un catalogue de formes fixes raquo Cette liberteacute personnelle et neacutecessairement poeacutetique acquise par une deacutemarche purement philosophique montre que lrsquoauteur passe du simple eacuteveacutenement veacuterifiable dans le monde exteacuterieur agrave quelque chose de plus rechercheacute et par conseacutequent de plus authentique En effet laquo toute la force diffuse ne peut rien sans lrsquoExpression qui est seconde Qursquoest-ce la Reacuteveacutelation sans lrsquoappareil et lrsquoornement juste raquo Ces propos montrant que Glissant doit passer de lrsquoeacuteveacutenement agrave lrsquoexpression afin qursquoil puisse parler voyage et srsquoeacutevader dans son exotisme illustrent que son intention consiste dans le fait de chercher au-delagrave de la perception mateacuterielle quelque chose de plus pur tandis que le touriste ou encore lrsquoethnologue clocircturent le simple eacuteveacutenement Ainsi laquo ce que lrsquoon vit est deacuterisoire tant que la penseacutee ne lrsquoa point corrigeacute raquo et srsquoavegravere ecirctre lrsquoexpression cleacute deacuteterminant le voyage plutocirct mental de lrsquoauteur naissant dans le silence et la solitude Aussi le voyageur Glissant affirme-t-il que le laquo voyage nrsquoa de sens qursquoautant que le voyageur sait ce qursquoil quitte et ce qursquoil retrouve raquo supposant toujours un aller et un retour Il est donc en quecircte drsquoattaches profondes et authentiques et non pas superficielles et eacutepheacutemegraveres lui accordant une identification mutuelle aux deux versants irreacuteductibles du divers ougrave la connaissance a rendu possible lrsquoabolition des lieux Nous voilagrave dans un monde ougrave la diffeacuterence de lrsquoici et de lrsquoailleurs se trouve en quelque sorte aneacuteantie Crsquoest donc la fusion poeacutetique la puissance de pouvoir concevoir lrsquoautre et soi-mecircme dans un lieu quelconque notamment dans une chambre qui illustre lrsquoexotisme agrave rebours dans Soleil de la conscience laquo il y a aussi lrsquoattente chambre fraicircche parmi les arbres raquo Lrsquoauteur a donc abouti agrave travers la creacuteation poeacutetique agrave son but laquo ecirctre le mecircme et lrsquoautre le fils ensemble et lrsquoeacutetranger raquo

Nous voilagrave maintenant apte agrave comprendre lrsquoexotisme

drsquoEacutedouard Glissant qui vers la fin de son essai nous fait sentir toute la force diffuse par sa reacuteflexion qui est une sublimation

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particuliegravere du voyage laquo [l]rsquoexotisme est bien mort agrave partir du moment ougrave la geacuteographie cesse drsquoecirctre absolue (crsquoest-agrave-dire ici limiteacutee agrave elle-mecircme) pour commencer agrave ecirctre solidaire de son histoire qui est celle de lrsquohomme La confrontation des paysages confirme celle des cultures des sensibiliteacutes non pas comme exaltation drsquoun Inconnu mais comme maniegravere enfin de se deacutebarrasser de son eacutecorce pour connaicirctre sa projection dans une autre lumiegravere lrsquoombre de ce que lrsquoon sera raquo

Soleil de la conscience constitue donc un essai ougrave Eacutedouard

Glissant a savamment exploiteacute le thegraveme de son exotisme lrsquoexotisme agrave rebours en lrsquoopposant par un style tregraves rechercheacute et souvent indirect agrave lrsquoexotisme des reacuteveacutelateurs De ce dernier il semble vouloir proclamer la mort en le rendant par les propos qursquoil avance vain et futile Toute lrsquoauthenticiteacute reacuteside dans cet exotisme hors du commun dont lrsquoauteur trace la quecircte quelque peu philosophique drsquoun ailleurs drsquoun ici et drsquoun lagrave-bas de la diversiteacute en posant sur le monde le regard du fils ensemble avec lrsquoeacutetranger regard qui fait naicirctre une purification du voyage exotique une estheacutetique du divers

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BAUDELAIRE laquo LrsquoAlbatros raquo

Souvent pour srsquoamuser les hommes drsquoeacutequipage Prennent des albatros vastes oiseaux des mers Qui suivent indolents compagnons de voyage Le navire glissant sur les gouffres amers Agrave peine les ont-ils deacuteposeacutes sur les planches Que ces rois de lrsquoazur maladroits et honteux Laissent piteusement leurs grandes ailes blanches Comme des avirons traicircner agrave cocircteacute drsquoeux Ce voyageur aileacute comme il est gauche et veule Lui naguegravere si beau qursquoil est comique et laid Lrsquoun agace son bec avec un brucircle-gueule Lrsquoautre mime en boitant lrsquoinfirme qui volait Le Poegravete est semblable au prince des nueacutees Qui hante la tempecircte et se rit de lrsquoarcher Exileacute sur le sol au milieu des hueacutees Ses ailes de geacuteant lrsquoempecircchent de marcher1

1 BAUDELAIRE Œuvres complegravetes Paris Gallimard (Bibliothegraveque de la Pleacuteiade) 1975 t1 pp9-10

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COMMENTAIRE

Introduction

laquo LrsquoAlbatros raquo constitue le deuxiegraveme poegraveme de la partie

intituleacutee laquo Spleen et Ideacuteal raquo des Fleurs du Mal Dans cette œuvre poeacutetique Baudelaire fait probablement allusion agrave un eacuteveacutenement qui srsquoest passeacute entre 1841 et 1842 lors drsquoun voyage en bateau selon quelques teacutemoins de lrsquoeacutepoque Baudelaire apercevant des marins en train de torturer quelques albatros se serait jeteacute sur eux et leur aurait donneacute des coups de poing Lrsquoimage de lrsquoalbatros est devenue le symbole de la poeacutesie baudelairienne voire une veacuteritable laquo piegravece heacuteraldique raquo1 Le thegraveme central du poegraveme est lrsquoirreacuteveacuterence des hommes envers les albatros et par extension envers les poegravetes Par ailleurs le texte montre une certaine action les marins maltraitent les oiseaux Cette ideacutee est mise en œuvre agrave travers diffeacuterents proceacutedeacutes que nous allons eacutetudier dans le preacutesent commentaire La premiegravere partie de cette analyse sera consacreacutee agrave lrsquoimage de lrsquoalbatros et agrave celle du poegravete Nous enchaicircnerons avec une eacutetude de la versification et des rimes pour aboutir au jeu des figures de style

1 Robert-Benoicirct CHEacuteRIX Commentaire des laquo Fleurs du Mal raquo Essai drsquoune critique inteacutegrale Genegraveve Slatkine Reprints 1993 p 25

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Lrsquoimage de lrsquoalbatros et lrsquoimage du poegravete

En examinant de plus pregraves le poegraveme baudelairien nous remarquons que les albatros1 apparaissent sous deux formes drsquoun cocircteacute ils sont les laquo rois de lrsquoazur raquo (v 6) ou les laquo vastes oiseaux des mers raquo (v 2) qui sont laquo si beau[x] raquo (v 10) Ils peuvent srsquoeacutelever dans les airs gracircce agrave laquo leurs grandes ailes blanches raquo (v 7) Lrsquoimage des ailes pourrait ecirctre rapprocheacutee du deacutesir du poegravete de srsquoenfuir vers un ailleurs vers lrsquoinconnu Lrsquoalbatros est devenu le symbole voire lrsquoemblegraveme par excellence de la poeacutesie de Baudelaire Par ailleurs ces oiseaux palmipegravedes sont laquo deacuteposeacutes sur les planches raquo (v5) laquo maladroits et honteux raquo (v 6) Leurs ailes traicircnent laquo piteusement raquo (v 7) derriegravere eux laquo comme des avirons raquo (v 8) A cela srsquoajoute que lrsquoalbatros est laquo gauche et veule raquo (v9) ainsi que laquo comique et laid raquo (v 10) Le poegravete le qualifie mecircme drsquolaquo infirme raquo (v 12) qui est un terme assez fort

Cette conception de lrsquoalbatros contraste nettement avec celle

que nous avons exposeacutee plus haut On a ici plutocirct affaire agrave un exileacute ou agrave un marginal rejeteacute par la socieacuteteacute Crsquoest dans cette optique que lrsquoimage de lrsquoanimal rejoint celle du poegravete au dernier quatrain laquo Le Poegravete est semblable au prince des nueacutees raquo (v 13) Selon Robert-Benoicirct Cheacuterix laquo [l]e sens de cette alleacutegorie dramatique est des plus clairs le poegravete libre et fort dans ses conquecirctes de lrsquoideacuteal ne srsquoadapte pas aux conditions terrestres et agrave la meacutechanceteacute des hommes raquo2 Cette derniegravere strophe est proche du laquo Pin des Landes raquo de Theacuteophile Gautier ougrave nous trouvons un arbre blesseacute qui renvoie agrave lrsquoimage du poegravete Lrsquoideacutee de la blessure nrsquoapparaicirct donc pas seulement chez Baudelaire mais eacutegalement chez drsquoautres eacutecrivains du XIXe siegravecle Il se deacutegage une veacuteritable obsession de la torture qui reflegravete la condition poeacutetique

1 laquo Le plus grand oiseau de mer palmipegravede au plumage blanc et gris au bec crochu vivant souvent en vastes colonies raquo (Paul ROBERT Le Petit Robert Paris Editions Le Robert 1987 p 25) Ajoutons que ces oiseaux savent survoler la mer drsquoun continent agrave lrsquoautre 2 Robert-Benoicirct CHEacuteRIX Commentaire des laquo Fleurs du Mal raquo Essai drsquoune critique inteacutegrale Genegraveve Slatkine Reprints 1993 p 25

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Versification et rimes

laquo LrsquoAlbatros raquo est composeacute de quatre quatrains dont chaque vers constitue un alexandrin Prenons un vers de chaque strophe pour justifier cette affirmation vers 1 laquo Souvent pour srsquoamuser les hommes drsquoeacutequipag(e) raquo

(2424) vers 5 laquo A peine les ont-ils deacuteposeacutes sur les planches raquo

(2433) vers 9 laquo Ce voyageur aileacute comm(e) il est gauch(e) et veul(e)

(4242) vers 13 laquo Le Poegravet(e) est semblabl(e) au prince des nueacutees raquo

(3324)

De faccedilon geacuteneacuterale lrsquoalexandrin est un vers reacutegulier et sert agrave

deacutecrire soit la grandeur ou la majesteacute drsquoun personnage soit la dureacutee drsquoune action Dans le poegraveme que voici les deux interpreacutetations se rejoignent drsquoune part crsquoest la beauteacute de lrsquoalbatros (laquo vastes oiseaux des mers raquo (v 2)) qui est deacutecrite drsquoautre part crsquoest la dureacutee des tortures que les hommes drsquoeacutequipage lui infligent (laquo Souvent pour srsquoamuser les hommes drsquoeacutequipage Prennent des albatros raquo (v 1-2)) Un deacutetail reste agrave preacuteciser la place variable de la coupe Pour que le rythme de

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lrsquoalexandrin soit tregraves reacutegulier il faudrait une coupe apregraves la troisiegraveme syllabe la ceacutesure apregraves la sixiegraveme et une seconde coupe apregraves la neuviegraveme syllabe (3333) Or tel nrsquoest pas toujours le cas dans laquo LrsquoAlbatros raquo Dans les vers que nous venons de citer on trouve 2422 2433 4242 3324 Pour expliquer la place de la coupe il faut examiner de plus pregraves les mots qui la preacutecegravedent ou par lesquels elle passe Dans notre premier exemple lrsquoadverbe laquo souvent raquo est mis en eacutevidence eacutetant donneacute qursquoil preacutecegravede immeacutediatement la coupe Crsquoest par ce biais que le poegravete veut preacuteciser qursquoil ne srsquoagit pas drsquoun eacuteveacutenement unique mais qursquoil se reacutepegravete agrave plusieurs reprises Dans le deuxiegraveme heacutemistiche la coupe passe agrave travers le substantif laquo homme raquo Nrsquoest-ce pas une faccedilon drsquoillustrer que les ecirctres humains sont agrave lrsquoorigine de la souffrance des albatros

Au vers 5 la coupe se situe au milieu de laquo peine raquo et dans le deuxiegraveme heacutemistiche crsquoest le participe passeacute laquo deacuteposeacutes raquo qui est mis en relief sous lrsquoeffet de la coupe Dans le premier cas il faut prendre en consideacuteration la locution adverbiale entiegravere laquo agrave peine raquo Que signifie donc la mise en eacutevidence de laquo agrave peine raquo et de laquo deacuteposeacutes raquo La reacuteponse est relativement simple aussitocirct que les albatros ont laquo deacuteposeacute raquo leurs grandes ailes sur les laquo planches raquo du navire ils perdent leur beauteacute et deviennent gauches

Lrsquoon retrouve cette ideacutee au vers 9 cette fois-ci ce sont les termes laquo voyageur raquo et laquo gauche raquo qui sont marqueacutes par la coupe Degraves que le voyageur aileacute se trouve sur un sol ferme il devient laquo gauche et veule raquo et ne peut plus ecirctre consideacutereacute comme laquo roi de lrsquoazur raquo

Finalement au vers 13 la coupe passe agrave travers les substantifs laquo Poegravete raquo et laquo prince raquo Le but en est de rapprocher les deux termes car Baudelaire veut preacuteciseacutement montrer que le poegravete est

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laquo semblable au prince des nueacutees raquo Lrsquoeacutecrivain est agrave son tour incapable de supporter la laquo meacutechanceteacute des hommes raquo1

Nous voyons que lrsquoauteur des Fleurs du Mal exploite lucidement les effets rythmiques pour souligner lrsquoopposition entre les hommes et les albatros

De leur cocircteacute les rimes jouent eacutegalement un rocircle preacutepondeacuterant dans le poegraveme que nous analysons dans le preacutesent commentaire Il srsquoagit de rimes croiseacutees dont le scheacutema est ABAB BCBC DEDE FGFG Il importe drsquoeacutetudier les termes rapprocheacutes sous lrsquoeffet des rimes Pour faire cela nous nous baserons sur le premier et le troisiegraveme quatrains Dans la premiegravere strophe ce sont drsquoabord les substantifs laquo eacutequipage raquo et laquo voyage raquo qui riment Il srsquoagit de rimes suffisantes2 ainsi que de rimes pour lrsquoœil3 Le lecteur peut se demander pourquoi ces deux termes sont ainsi rapprocheacutes Du moment que lrsquoon entreprend un laquo voyage raquo en bateau il faut toujours un laquo eacutequipage raquo pour le diriger Le mecircme pheacutenomegravene phonique peut ecirctre observeacute chez les deux autres rimes du premier quatrain laquo mers raquo et laquo amers raquo Il srsquoagit cette fois-ci drsquoune rime riche4 qui est eacutegalement pour lrsquoœil Les deux mots ainsi relieacutes sont similaires lrsquoeau saleacutee de la mer a un goucirct amer

Au troisiegraveme quatrain nous pouvons drsquoabord rapprocher

lrsquoadjectif laquo veule raquo et le substantif laquo brucircle-gueule raquo Il srsquoagit lagrave encore drsquoune rime suffisante pour lrsquoœil En examinant les deux termes nous remarquons qursquoils sont assez proches lrsquoun de lrsquoautre une fois que lrsquooiseau se trouve au sol il apparaicirct laquo gauche et

1 op cit p 25 2 Une rime est dite suffisante laquo lorsqursquoelle possegravede deux sonoriteacutes [prononceacutees] soit vocaliques soit consonantiques homophones raquo (Franccediloise NAYROLLES Pour eacutetudier un poegraveme Paris Hatier (coll laquo Profil raquo) 1996 p 29) 3 laquo La lsquorime pour lrsquoœilrsquo est fondeacutee non seulement sur lrsquohomophonie mais eacutegalement sur lrsquohomographie crsquoest-agrave-dire lrsquoeacutecriture identique des sons raquo (op cit p 28) 4 Une rime riche laquo possegravede trois sonoriteacutes ou plus soit vocaliques soit consonantiques homophones raquo (op cit p 29)

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veule raquo de par ses grandes ailes qursquoil traicircne agrave cocircteacute de lui Crsquoest agrave cause de son aspect physique que les marins le torturent entre autres avec un laquo brucircle-gueule raquo On le maltraite tout simplement parce qursquoil est diffeacuterent Crsquoest peut-ecirctre une raison pour laquelle le poegravete cherche agrave fuir les hommes en srsquoeacutelevant sur drsquoautres sphegraveres En ce qui concerne les deux autres vers ce sont lrsquoadjectif laquo laid raquo et le verbe laquo volait raquo qui forment une rime pauvre1 pour lrsquoœil Voilagrave deux termes qui marquent une opposition sur les planches du navire lrsquoalbatros est laquo comique et laid raquo Or au moment ougrave il laquo volait raquo il eacutetait un laquo vaste oiseau des mers raquo ou encore un des laquo rois de lrsquoazur raquo Dans cet exemple la rime permet drsquoopposer les deux conceptions de lrsquoalbatros il est beau lorsqursquoil vole mais il est laquo gauche et veule raquo sur le sol ferme Baudelaire a donc savamment exploiteacute lrsquoeffet des rimes Les figures de style

A cocircteacute des images marquantes et des effets de la versification et des rimes il est possible de relever quelques proceacutedeacutes stylistiques qui renvoient au thegraveme central du poegraveme

Le proceacutedeacute dominant dans laquo LrsquoAlbatros raquo est la meacutetaphore La

premiegravere occurrence se trouve au vers 4 laquo Le navire glissant sur les gouffres amers raquo Ces laquo gouffres amers raquo ne rappellent-ils pas les profondeurs de la mer2 Rappelons que le substantif laquo gouffre raquo revient agrave maintes reprises dans lrsquoœuvre de Baudelaire Une autre meacutetaphore est celle des laquo grandes ailes blanches raquo au vers 7 Nous avons preacuteciseacute que lrsquoalbatros est le symbole de lrsquoœuvre baudelairienne Par extension les ailes blanches pourraient symboliser la pureteacute de la poeacutesie Selon de Dictionnaire

1 Une rime pauvre laquo possegravede une sonoriteacute soit vocalique soit consonantique homophone raquo (op cit p 29) 2 On pourrait mecircme voir dans lrsquoadjectif laquo amer raquo un groupe preacutepositionnel laquo agrave [la] mer raquo comme ce sera le cas pour une des œuvres de Saint-John Perse au XXe siegravecle Il y aurait alors un renvoi direct agrave lrsquooceacutean

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des symboles laquo [l]e blanc ndash candidus ndash est la couleur du candidat crsquoest-agrave-dire de celui qui va changer de condition [hellip] raquo1 Or lrsquoalbatros change-t-il vraiment de condition Il paraicirct que oui surtout si lrsquoon songe agrave la meacutetamorphose que subit cet animal en descendant du statut de laquo roi de lrsquoazur raquo agrave celui de lrsquolaquo infirme raquo qui boite Le changement se fait donc en deacutecrescendo Cette meacutetaphore permet parfaitement drsquoillustrer le deacuteclin de la condition de lrsquooiseau

Outre la meacutetaphore nous rencontrons la personnification

dans laquo LrsquoAlbatros raquo laquo indolents compagnons raquo (v 3) laquo rois de lrsquoazur raquo (v 6) laquo voyageur aileacute raquo (v 9) laquo prince des nueacutees raquo (v 13) En geacuteneacuteral ces expressions sont plutocirct mises en relation avec des ecirctres humains et non pas avec des animaux Si elles se rapportent dans ce poegraveme aux oiseaux palmipegravedes cela a un but preacutecis agrave lrsquoaide de ce proceacutedeacute Baudelaire peut plus facilement faire le rapprochement entre les albatros et le poegravete car laquo Le Poegravete est semblable au prince des nueacutees raquo (v 13)

Citons en dernier lieu deux occurrences de la comparaison

laquo Comme des avirons traicircner agrave cocircteacute drsquoeux raquo (v 8) laquo Le Poegravete est semblable au prince des nueacutees raquo (v13) Dans le premier exemple les laquo grandes ailes blanches raquo des albatros sont compareacutees aux avirons drsquoun navire Symboliquement les ailes repreacutesentent des avirons qui permettent aux oiseaux de se deacuteplacer en lrsquoair de mecircme que les marins doivent ramer pour que le bateau puisse se mettre en mouvement (agrave moins qursquoil ne srsquoagisse drsquoun voilier) Le deuxiegraveme exemple compare le poegravete agrave lrsquoalbatros ils connaissent tous les deux des difficulteacutes agrave vivre parmi la meacutechanceteacute des ecirctres humains qui ne savent pas appreacutecier leur vraie valeur Chacun drsquoeux possegravede de laquo grandes ailes raquo ou des laquo ailes de geacuteant raquo qui les empecircchent de se mouvoir librement dans un milieu drsquoignorance et de malheur En revanche dans les sphegraveres supeacuterieures ils sont

1 Jean CHEVALIER Alain GHEERBRANT Dictionnaire des symboles Paris Robert LaffontJupiter 1982 p 125

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les princes de lrsquoart qui laquo hante[nt] la tempecircte et se ri[ent] de lrsquoarcher raquo (v 14) Ils rappellent en quelque sorte deux fregraveres qui se ressemblent comme crsquoest le cas au deacutebut du poegraveme laquo LrsquoHomme et la mer raquo du mecircme auteur Conclusion

Apregraves avoir analyseacute ce poegraveme des Fleurs du Mal nous constatons que Baudelaire a exploiteacute les images la versification et les rimes ainsi que les figures de rheacutetorique pour souligner le thegraveme central de sa poeacutesie Il en reacutesulte non seulement que le poegravete est identifieacute agrave lrsquoalbatros mais lrsquooiseau est devenu le symbole mecircme de la poeacutesie baudelairienne Il est possible de deacutegager une certaine progression dans le texte la situation de deacutepart est diffeacuterente de celle que lrsquoon trouve agrave la fin Nous pouvons dire que lrsquoauteur est omnipreacutesent dans lrsquoœuvre mais il demeure invisible il ne se manifeste que dans le dernier quatrain et mecircme indirectement lorsqursquoil avance le substantif laquo Poegravete raquo Ajoutons que la troisiegraveme strophe ne figure pas dans la premiegravere version de laquo LrsquoAlbatros raquo elle a eacuteteacute inseacutereacutee par le poegravete sur le conseil de son ami Asselineau pour mieux marquer laquo la gaucherie ou du moins [hellip] la gecircne de lrsquoalbatros pour faire tableau de son embarras raquo1 Interrogeons-nous pour terminer sur lrsquointention de Baudelaire en eacutecrivant cette œuvre poeacutetique Ce qursquoil a sans doute voulu montrer crsquoest que la poeacutesie est parfois deacutedaigneacutee par les hommes qui ne lrsquoentendent pas Il en est de mecircme pour les animaux crsquoest leur diffeacuterence agrave lrsquoeacutegard des hommes qui incite ces derniers agrave les consideacuterer comme des ecirctres infeacuterieurs Le poegravete veut preacuteciseacutement critiquer cette attitude condamnable et lancer un appel pour que lrsquoon porte remegravede agrave cette situation de meacutepris En somme gracircce agrave une habileteacute poeacutetique qui a atteint son apogeacutee laquo LrsquoAlbatros raquo est

1 BAUDELAIRE Œuvres complegravetes Paris Gallimard (Bibliothegraveque de la Pleacuteiade) 1975 t1 p 836

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un chef-drsquoœuvre litteacuteraire qui sert de seuil agrave la poeacutesie de Baudelaire

Mary-Jo ANDRICH Laurent FELS

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Nadine BAULESCH

(Luxembourg)

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SUZON HEacuteDO (1942-1990)

laquo Tableau raquo1

Tecircte drsquoeacutebegravene Tecircte de reine

Longs yeux drsquoamande

Chant de deux glandes

Front drsquoambre large Miroir drsquoamour

Bouche lippue Baiser tout nu

1 Poegravemes de 12 agrave 18 ans Luxembourg 1962

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LECTURE DU POEgraveME

Ce court poegraveme eacutecrit dans les anneacutees soixante du vingtiegraveme siegravecle est un exemple type de la poeacutesie moderne il propose au lecteur une structure assez libre toute diffeacuterente de celle qursquoil peut trouver dans la litteacuterature classique ougrave la forme eacutetait strictement reacutegleacutee A cela srsquoajoute le fait que lrsquoauteur utilise une meacutethode drsquoeacutecriture qui rend difficile la distinction du thegraveme apregraves une premiegravere lecture Remarquons donc qursquoune telle œuvre demande un travail plus seacuterieux voire analytique pour deacutegager clairement son intention

En effet la seule chose que lrsquoon peut dire apregraves une premiegravere

reacuteflexion sur la composante principale crsquoest qursquoil srsquoagit ici de la description plus ou moins symbolique drsquoun tableau drsquoart Comme nous lrsquoavons vu lrsquoauteur ne nous donne pas une description preacutecise mais il travaille plutocirct avec des impressions

Ainsi il est presque exigeacute qursquoil nous propose au moins un

mot-cleacute pour nous aider agrave voir de quoi il srsquoagit dans le texte Cette laquo aide raquo nous est accordeacutee par le titre mecircme du poegraveme Effectivement le lecteur peut maintenant se concentrer sur ses questions sur le thegraveme de la description impressionnante drsquoun portrait

En regardant de plus pregraves lrsquoensemble des images utiliseacutees qui

se compose avant tout de meacutetaphores nous pouvons certifier lrsquoideacutee du portrait plein drsquoharmonie ce que lrsquoauteur souligne en donnant une structure et un rythme bien reacuteguliers agrave son texte

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Deacutejagrave dans le premier vers nous nous voyons confronteacutes agrave une image forte La tecircte est drsquoeacutebegravene ce qui renvoie agrave ce bois ceacutelegravebre pour sa couleur tregraves fonceacutee ou mecircme noire et en plus bien connu pour sa dureteacute On pourrait mecircme le qualifier de laquo roi des bois raquo ce qui le rapproche bien eacutevidemment drsquoun point de vue seacutemantique du terme du deuxiegraveme vers ougrave lrsquoauteur parle de laquo tecircte de reine raquo Ensuite dans les deux strophes suivantes sont eacutevoqueacutees les laquo yeux drsquoamande raquo et le laquo front drsquoambre raquo de la personne portraiteacutee ajouteacutes agrave la caracteacuteristique physique des cheveux noirs1 ce qui nous fait penser agrave un personnage appartenant agrave un peuple asiatique Les yeux eacutetant deux glandes ils sont le reacuteservoir des larmes image qui srsquooppose drsquoailleurs ici agrave lrsquoideacutee du laquo chant raquo de ces deux glandes

La suite et notamment la troisiegraveme strophe du poegraveme fait

allusion agrave lrsquoamour On a vraiment ici lrsquoimpression que le front et avec celui-ci le reste du visage est un laquo miroir drsquoamour raquo comme le dit le poegravete Crsquoest ici la premiegravere fois que se preacutesente une ideacutee claire dans de texte Cette ideacutee de lrsquoamour nous renvoie certainement aux impressions et aux sentiments que la personne contemplant le tableau ressent en soi

Effectivement le poegravete ne deacutecrit pas le tableau de maniegravere

tregraves concise mais il produit un effet fascinant qui nous prend aussi fortement que la personne qui se trouve reacuteellement devant le portrait

La fin du poegraveme constitue le zeacutenith de la progression des

effets dans ce texte Cette derniegravere strophe nous propose des images touchant deacutejagrave presque agrave un domaine eacuterotique Lrsquoauteur nous illustre cette facette en eacutevoquant la laquo bouche lippue raquo pour finir avec le laquo baiser tout nu raquo Mais ce nrsquoest pas du tout lrsquoeacuterotisme qui est important ici

1 Meacutetaphoriseacutes par lrsquoimage laquo tecircte raquo drsquoeacutebegravene

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Toutes les sensations visuelles1 les couleurs bien signifiantes2 les formes rondes3 creacuteent un effet vraiment fascinant et le lecteur est fortement impressionneacute surtout parce que lrsquoauteur qui eacutevite de se manifester ne lui montre pas tout Il reste une grande curiositeacute dont on peut penser que crsquoest lagrave lrsquointention majeure du poegravete

Cet effet de fasciner le lecteur est bien sucircr encore renforceacute

par le style mecircme du poegraveme Le rythme et la musicaliteacute reacuteguliers creacuteent une atmosphegravere tellement harmonieuse et magique presque ensorcelante qursquoil devient tout agrave fait impossible de ne pas ecirctre toucheacute par cette ambiance merveilleuse

La progression du thegraveme est donc inteacuteressante surtout parce

qursquoelle preacutesente un veacuteritable crescendo depuis le deacutebut du poegraveme jusqursquoagrave sa fin

La beauteacute de lrsquoœuvre drsquoart repreacutesenteacutee ici par le portrait

artistique drsquoune personne apparemment parfaite drsquoun cocircteacute et par le poegraveme preacutesentant une ambiance comparable agrave celle du tableau parfaitement composeacute de lrsquoautre cocircteacute constitue en quelque sorte un ideacuteal pour le poegravete-artiste qui deacutesire creacuteer les mecircmes effets qui ont agi sur lui chez le lecteur Avec son œuvre moderne aux vers quadrisyllabes qui construisent des strophes isomeacutetriques horizontales4 dans lesquelles on peut trouver beaucoup de proceacutedeacutes stylistiques autres que la meacutetaphore seule comme par exemple des anaphores5 ainsi que des assonances6 la poeacutetesse a bien reacuteussi agrave creacuteer une atmosphegravere vraiment impressionnante En effet le fait de donner seulement des fragments de ce tableau qursquoelle tente de montrer ainsi que lrsquoutilisation drsquoimages qui

1 Preacutesents dans toutes les strophes 2 Lrsquoambre (clair) qui srsquooppose au noir drsquoeacutebegravene (sombre) 3 Tecircte yeux en forme drsquoamande compareacutes agrave des glandes la bouche etc 4 Particulariteacute de strophes dont le nombre de vers est infeacuterieur au nombre de syllabes par vers 5 Notamment dans la premiegravere et la derniegravere strophe 6 Richesse des sons laquo egrave raquo laquo an raquo laquo ou raquo et laquo u raquo

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deviennent presque des symboles illustrent bien cette intention du poegravete de fasciner le lecteur

Mais on pourrait tout de mecircme dire qursquoagrave la fin le lecteur de

ce poegraveme ne sait toujours pas vraiment quel est le message reacuteel du texte Et voila ce qui est inteacuteressant Un poegravete ne doit pas toujours proposer un message explicite il reste avant tout un artiste auquel on doit parfois accorder le droit de se contenter de toucher simplement son lecteur gracircce agrave des sensations ou des symboles Cela appartient aussi au vaste domaine de lrsquoart et crsquoest lagrave avant tout un exemple de perfectionnisme artistique sans ce laquo devoir raquo drsquoapporter un aspect moralisant ou avertissant Ne pourrait-on pas dire de ce poegraveme qursquoil montre des caracteacuteristiques du symbolisme courant poeacutetique qui cherchait lrsquoart raffineacute et estheacutetique tout en creacuteant laquo seulement raquo des impressions Tout ce que nous avons vu maintenant dans ce poegraveme nous fait effectivement affirmer cette ideacutee

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Christophe DURAND ndash LE MENN

(France)

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CLAUDE DE MALLEVILLE (1592 - 1647)

laquo Imitation du Cavalier Marin raquo

Que Parteacutenice est belle encor qursquoelle soit noire Crsquoest le plus digne objet ougrave srsquoadressent nos vœux A lrsquoeacutebegravene eacuteclatant qui luit en ses cheveux Lrsquoor et lrsquoambre ont ceacutedeacute lrsquohonneur de la victoire Quelle si blanche main ou drsquoalbacirctre ou drsquoivoire De ses liens si noirs peut deacutefaire les nœuds Quelle clarteacute de teint brille de tant de feux Que les ombres du sien nrsquoen offusquent la gloire Qui jamais vit en terre une diviniteacute Paraicirctre sous un voile avec tant de beauteacute Qui vit jamais sortir tant drsquoeacuteclairs drsquoun nuage Soleil retirez-vous un autre est en ces lieux Un autre qui pourvu drsquoun plus riche partage Porte la nuit au front et le jour dans les yeux

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LECTURE DU POEgraveME

Donner une deacutefinition du baroque serait reacuteduire consideacuterablement le concept mecircme de baroque neacuteanmoins nous pouvons en tracer les lignes majeures les thegravemes communs de lrsquoinspiration baroque sont le mouvement lrsquoinconstance lrsquoeacutepheacutemegravere lrsquoextravagant lrsquoillusion la prolifeacuteration drsquoimages dans la poeacutesie baroque catalyse cette mouvance obseacutedante et cyclique Le poegraveme que nous nous proposons drsquoeacutetudier est un sonnet intituleacute laquo Imitation du Cavalier Marin raquo eacutecrit par Malleville Ce poegraveme deacutegage le goucirct du paradoxe cher aux baroques en ceacuteleacutebrant la beauteacute noire de Parteacutenice

La composition du sonnet est claire le premier quatrain

annonce lrsquoobjet de ce poegraveme Parteacutenice le deuxiegraveme quatrain vient srsquoopposer au preacuteceacutedent en exposant lrsquoimpossibiliteacute pour la blancheur de se fondre dans le noir le premier tercet exalte lrsquoabsolue uniciteacute de cette beauteacute le deuxiegraveme tercet enfin affirme et confirme la supeacuterioriteacute de cette beauteacute noire sur toute autre chose

Nous savons que les femmes noires de mecircme que les veuves

ont exerceacute une fascination sensuelle sur les poegravetes baroques qui ont chanteacute vanteacute les charmes de ces beauteacutes inaccessibles Cet envoucirctement quasi mystique se ressent dans le premier quatrain degraves lrsquoincipit le poegravete annonce son admiration beacuteate face agrave lrsquoeacutetrange beauteacute qui srsquooffre agrave ses yeux laquo Que Parteacutenice est belle raquo la simpliciteacute de lrsquoadjectif nous emporte au-delagrave du commun le charme est absolu presque ideacuteal Parteacutenice est lrsquoimage de la Beauteacute image inverseacutee car elle est linteacuterieur du miroir le contre-pied du phantasme commun (tout au moins au

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XVIIe siegravecle) laquo encor qursquoelle soit noire raquo La noirceur de cette femme nrsquoest en aucun cas un obstacle agrave sa beauteacute mais opegravere au contraire de maniegravere homotheacutetique le noir redouble la fascination du poegravete le noir est ici vertueux laquo Crsquoest le plus digne objet ougrave srsquoadressent nos vœux raquo Le terme laquo objet raquo galant montre la fixation du poegravete agrave lrsquoeacutegard de cette femme Parteacutenice est le centre drsquoun jeu eacuterotique crsquoest un appas de qualiteacute supeacuterieure vers lequel tend le poegravete Le paradoxe se poursuit dans le vers suivant ougrave lrsquoeacutebegravene est qualifieacute drsquolaquo eacuteclatant raquo la beauteacute noire scintille de ses feux obscurs et lrsquoeacuteclat semble reluire sur cette peau hacircleacutee sur cette chevelure agrave la sensualiteacute provocante Nous pouvons deacutejagrave remarquer lrsquoemploi de codes analogiques celui du bois (laquo eacutebegravene raquo) et celui des meacutetaux dans le vers 4 laquo Lrsquoor et lrsquoambre raquo Le vers 4 annonce la deacutefaite de lrsquoeacuteclat lactescent et la victoire de la noirceur Les beauteacutes doreacutees ceacuteleacutebreacutees par lrsquoimagerie commune srsquoeffacent se courbent devant cette sombre princesse laquo Lrsquoor et lrsquoambre ont ceacutedeacute lrsquohonneur de la victoire raquo Parteacutenice est ainsi preacutesenteacutee comme digne de tous les honneurs

Le deuxiegraveme quatrain vient opposer agrave cette noirceur

innocente la blancheur drsquoune main avide Deux questions transpercent lrsquoesprit du poegravete La premiegravere question deacutenonce lrsquoimpossibiliteacute drsquoatteindre cette beauteacute noire Parteacutenice semble hors de porteacutee inaccessible agrave tout homme blanc agrave tout visage pacircle crsquoest lrsquoimpossibiliteacute drsquounir les deux extrecircmes dans lrsquoarc-en-ciel chromatique il srsquoagit bien ici drsquoextrecircmes le poegravete insiste sur lrsquoopposition laquo Quelle si blanche main [hellip] De ses liens si noirs raquo Le poegravete exhausse les deux couleurs en deux absolus incompatibles laquo peut deacutefaire les nœuds raquo Le vers 5 utilise le code des matiegraveres preacutecieuses laquo ou drsquoalbacirctre ou drsquoivoire raquo les deux protagonistes appartiennent ainsi agrave des sphegraveres privileacutegieacutees mais tregraves eacuteloigneacutees lrsquoune de lrsquoautre le blanc et le noir font partie de deux mondes diffeacuterents La deuxiegraveme question pose eacutegalement le problegraveme de lrsquoopposition mais souligne la supeacuterioriteacute de la beauteacute noire mise en face drsquoune beauteacute claire lrsquolaquoombre raquo du teint de

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Parteacutenice est plus eacuteclatante que tous les laquo feux raquo drsquoune peau claire Nous pouvons noter aussi que dans ces deux quatrains se deacutegage une sensualiteacute envoucirctante gracircce agrave lrsquoutilisation de termes renvoyant au corps humain laquo cheveux raquo (vers 3) laquo main raquo (vers 5) laquo teint raquo (vers 7) Ainsi tout un deacuteploiement drsquoimages est mis en place pour ceacuteleacutebrer la beauteacute unique et mystique de Parteacutenice en effet certains termes sont emprunteacutes au vocabulaire religieux laquo dignes raquo laquo vœux raquo (vers 2) et laquo gloire raquo (vers 8)

La progression vers le divin et lrsquounique continue dans les deux

tercets ougrave Parteacutenice est litteacuteralement placeacutee sur un pieacutedestal antique elle est mise au rang de laquo diviniteacute raquo descendue sur terre une sorte de mi-deacuteesse un Ange noir Lrsquouniciteacute est ici marqueacutee par le terme laquo jamais raquo aux vers 9 et 11 crsquoest la premiegravere fois qursquoune telle beauteacute se reacutevegravele mais il faut en mecircme temps la chercher car cette beauteacute est cacheacutee derriegravere un laquo voile raquo sa peau noire Une autre opposition est mise en valeur au vers 11 laquo tant drsquoeacuteclairs drsquoun nuage raquo ce laquo nuage raquo sombre eacuteclaire le contemplateur Nous retrouvons donc ici lrsquoimage baroque drsquoun monde inverseacute drsquoune nature ougrave le noir est divin et le candide commun Nous pouvons aussi constater la force de Parteacutenice cette laquo diviniteacute raquo qui lance des laquo eacuteclairs raquo Parteacutenice devient ainsi une deacuteesse eacuterotique gracircce au charme obscur de sa beauteacute

Elle acquiert enfin au dernier tercet la place privileacutegieacutee de lrsquoastre qui illumine le monde le Soleil Mecircme le soleil roi du firmament se doit de srsquoeacuteclipser crsquoest plus qursquoune obligation crsquoest un ordre laquo Soleil retirez-vous raquo (vers 12) Malleville oppose ici au soleil Parteacutenice soleil noir cet laquo autre [hellip] pourvu drsquoun plus riche partage raquo Le paneacutegyrique srsquoachegraveve enfin sur une pointe antitheacutetique ce soleil noir Parteacutenice laquo porte la nuit au front et le jour dans les yeux raquo Ce sont ses yeux qui provoquent laquo tant drsquoeacuteclairs raquo ses yeux qui brillent dans la laquo nuit raquo de sa peau Parteacutenice est ainsi porteuse de lrsquoinfini puisqursquoen elle se meacutelangent la jour et la nuit sa beauteacute noire est eacuteternelle paradoxale et en

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mouvement constant crsquoest un soleil qui forme une reacutevolution autour de la fascination beacuteate du poegravete

Nous avons donc vu que ce poegraveme en abordant le thegraveme

baroque de la beauteacute noire utilise aussi les armes de la poeacutesie baroque agrave savoir le paradoxe lrsquoantithegravese les codes meacutetaphoriques les oppositions avec comme lignes directrices le mouvement lrsquoeacutepheacutemegravere (car cette beauteacute nrsquoest que de passage) le monde inverseacute tout ceci dans une prolifeacuteration drsquoimages Nous pourrions le qualifier de poegraveme baroque classique (sic) Mais ce sonnet pose aussi le problegraveme de la sinceacuteriteacute dans la poeacutesie baroque est-ce vraiment une ceacuteleacutebration de la beauteacute noire ou bien seulement un preacutetexte agrave un deacuteploiement drsquoimages un simple jeu poeacutetique comme pourrait le suggeacuterer le titre du poegraveme laquo Imitation du Cavalier Marin raquo

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Laurent FELS

(Luxembourg)

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Saint-John Perse1

Agrave lrsquooccasion du 30e anniversaire de la mort du poegravete et diplomate

laquo Un jour pourtant elles trouvegraverent sur mon lit un volume Crsquoeacutetaient des poegravemes admirables mais obscurs de Saint-Leacuteger Leacuteger Ceacuteleste lut quelques pages et me dit Mais ecirctes-vous bien sucircr que ce sont des vers est-ce que ce ne serait pas plutocirct des devinettes Eacutevidemment pour une personne qui avait appris dans son enfance une seule poeacutesie Ici-bas tous les lilas meurent il y avait manque de transition raquo (Marcel Proust) laquo Et puis crsquoeacutetait en 1916 agrave Nantes dans une chambre drsquointerne agrave lrsquohocircpital de la rue du Boccage je lisais Eloges agrave mon ami Jacques Vacheacute et je me rappelle comme je tressaillais au passage de certaines phrases et comme il y reacuteagissait aussi quoiqursquoen se surveillant bien davantage raquo (Andreacute Breton)

1815-1887 Avant la naissance drsquoAlexis Leacuteger

Crsquoest en 1815 que le premier membre de la famille Leacuteger vient srsquoinstaller en Guadeloupe Crsquoest un homme acircgeacute de vingt-neuf ans du nom de Prosper-Louis Leacuteger qui exerce le meacutetier de notaire depuis 1799 Il a quitteacute Paris une fois que lrsquoeacutetude qursquoil a commenceacutee en 1799 est tombeacutee en faillite en 1813 Arriveacute en Guadeloupe il deacutecide en 1815 drsquoacheter une eacutetude de notaire agrave Basse-Terre Quatre ans plus tard vient au monde le cinquiegraveme enfant de Prosper-Louis Leacuteger il srsquoagit drsquoAlexis-Edmond Leacuteger le futur grand-pegravere du poegravete

Alexis-Edmond srsquoengage dans la carriegravere notariale agrave Pointe-agrave-Pitre en 1851 agrave lrsquoacircge de trente-deux ans et eacutepouse Augusta Caille

1 Extrait de lrsquoouvrage Saint-John Perse Images agrave Crusoeacute A la recherche du temps et de lrsquoespace perdus Paris Editions Le Manuscrit 2005

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en 1845 acircgeacutee de dix-neuf ans et demi Le mariage donnera naissance agrave quatre enfants dont deux fils (Arthur et Ameacutedeacutee) et deux filles (Louise et Steacutephanie) Arthur mourra agrave lrsquoacircge de trois ans Quant agrave Ameacutedeacutee il sera le pegravere drsquoAlexis Leacuteger futur Saint-John Perse

En 1884 de retour en Guadeloupe apregraves ses eacutetudes de droit

en France Ameacutedeacutee Leacuteger srsquoinstalle comme avocat-avoueacute agrave Pointe-agrave-Pitre et se marie avec une fille de planteurs Parallegravelement agrave son activiteacute professionnelle il est eacutelu au Conseil municipal de la ville deviendra troisiegraveme puis deuxiegraveme et finalement premier adjoint au maire Ses engagements politiques le porteront du cocircteacute des reacutepublicains Sa liste est soutenue par le journal Le Progregraves Il est peut-ecirctre franc-maccedilon (beaucoup de ses amis le sont) alors que son eacutepouse Reneacutee Dormoy est tregraves catholique Neacutee agrave Basse-Terre elle a passeacute son enfance et son adolescence sur une habitation acquise par son pegravere Bois-Debout non loin de Capesterre habitation sucriegravere Par sa megravere neacutee Le Dentu elle se rattache aux proprieacutetaires de lrsquohabitation cafeacuteiegravere La Joseacutephine situeacutee au-dessus de Basse-Terre Les premiers poegravemes du futur Saint-John Perse eacutevoqueront alternativement drsquoune part la ville de Pointe-agrave-Pitre en parfait contraste avec ces deux habitations en pleine nature ougrave il a souvent seacutejourneacute pendant ses vacances Cinq enfants sont issus du mariage entre Ameacutedeacutee Leacuteger et Reneacutee Dormoy Eliane naicirct en 1884 Paulette vient au monde en 1886 puis un an plus tard naicirct Alexis le futur poegravete Lrsquoanneacutee 1889 est celle de la naissance de Marguerite et finalement en 1893 crsquoest le dernier enfant de ce mariage qui vient au monde agrave savoir Solange 1887 naissance drsquoAlexis Leacuteger

Le 31 mai 1887 agrave cinq heures du soir dans la maison de la dame Deacutelias rue drsquoArbaud agrave Pointe-agrave-Pitre ougrave se situe la reacutesidence de son pegravere naicirct Marie-Reneacute-Auguste-Alexis Leacuteger On

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trouve ces donneacutees dans lrsquoacte de naissance de lrsquoenfant Le poegravete a souhaiteacute qursquoon croie ndash et pendant longtemps les critiques ont reacutepeacuteteacute ndash qursquoil eacutetait neacute non en ville mais dans une petite icircle au large de la Guadeloupe Les Leacuteger ont effectivement posseacutedeacute dans la rade de Pointe-agrave-Pitre un icirclet appeleacute Icirclet-Feuilles ou Icirclet-agrave-Feuilles1 et dans son enfance il est arriveacute agrave Alexis drsquoy faire une excursion lrsquoideacutee selon laquelle il y serait neacute est hautement improbable mais poeacutetiquement fort inteacuteressantehellip

Une anneacutee apregraves le grand-pegravere du cocircteacute paternel (Alexis

Leacuteger) rejoint lrsquoeacuteterniteacute Il legravegue tous ses biens dont lrsquoIcirclet-agrave-Feuilles agrave sa femme Augusta Caille la grand-megravere du futur poegravete En 1890 crsquoest le grand-pegravere maternel Paul Dormoy qui srsquoeacuteteint

Quatre ans plus tard la sœur cadette drsquoAlexis Leacuteger (Solange)

deacutecegravede le 31 juillet agrave lrsquoacircge drsquoun an Son fregravere eacutevoquera sa mort dans un chant drsquoEacuteloges Cette mecircme anneacutee 1894 les parents et les deux sœurs aicircneacutees drsquoAlexis entreprennent un voyage en France et plus preacuteciseacutement agrave Bordeaux La famille retournera le 21 janvier 1895 aux Antilles A lrsquooccasion du huitiegraveme anniversaire de leur fils ses parents lui offrent une barque un cheval et une lunette astronomique Crsquoest en octobre 1895 que lrsquoenfant entre en huitiegraveme au lyceacutee Carnot agrave Pointe-agrave-Pitre

En octobre 1896 il entre en classe de septiegraveme Lrsquoenfant a la santeacute fragile il tombe malade en septembre et fait sa rentreacutee avec un mois de retard deacutebut novembre On suppose qursquoil est atteint de fiegravevres paludeacuteennes

Lrsquoanneacutee suivante en avril lrsquoicircle a subi un leacuteger tremblement de

terre dont le bilan compte deux morts et quinze blesseacutes agrave Pointe-agrave-Pitre Le 14 septembre 1897 les parents drsquoAlexis voyagent de nouveau en France alors que les enfants restent aupregraves de leurs deux aiumleules En feacutevrier 1898 le pegravere retourne aux icircles tandis que la megravere seacutejourne en Europe jusqursquoau mois drsquoaoucirct Le premier

1 Cette icircle srsquoappelle aujourdrsquohui laquo Icirclet agrave Petreluzzi raquo bien que la famille Petreluzzi nrsquoen soit plus proprieacutetaire

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octobre de la mecircme anneacutee le jeune Alexis entre en sixiegraveme classique Crsquoest en 1898 que les Leacuteger entreprennent les derniegraveres preacuteparations avant de quitter deacutefinitivement la Guadeloupe La crise eacuteconomique et lrsquoinstabiliteacute politique de lrsquoicircle ont pousseacute beaucoup de Blancs de la Guadeloupe agrave srsquoinstaller sur le continent europeacuteen Saint-John Perse nous donne encore une autre raison de lrsquoinstallation de sa famille en France agrave savoir qursquoil y a pu faire de meilleures eacutetudes Mais il y a encore deux autres raisons du deacutepart des Leacuteger le deacutesir ancien drsquoAugusta exprimeacute degraves son retour en Guadeloupe en 1840 de revenir en meacutetropole et puis la santeacute de la megravere du poegravete Les anneacutees de lyceacutee agrave Pau et de faculteacute agrave Bordeaux

Le 4 mars 1899 la famille drsquoAlexis Leacuteger srsquoembarque sur le Canada pour Bordeaux Ils y deacutebarqueront le 17 mars et srsquoinstalleront au numeacutero 7 de la rue Latapie agrave Pau Quant agrave Augusta Caille la grand-megravere elle les suivra et srsquoeacutetablira avec sa fille Steacutephanie et ses petits-enfants au numeacutero 18 rue Latapie Le 1er mai 1899 elle quitte Pointe-agrave-Pitre agrave bord du Labrador Une fois les logements installeacutes agrave Pau les trois sœurs drsquoAlexis freacutequentent le collegravege des Ursulines alors que leur fregravere est inscrit en classe de cinquiegraveme au lyceacutee de Pau qui porte aujourdrsquohui le nom de laquo Lyceacutee Saint-John Perse raquo Il passera son baccalaureacuteat dans le mecircme eacutetablissement Le lyceacutee est eacutegalement le lieu de rencontre avec des personnages qui joueront un rocircle important dans la vie drsquoAlexis Leacuteger comme Gustave-Adolphe Monod fils drsquoErnest Monod qui est le pasteur de lrsquoEacuteglise reacuteformeacutee agrave Pau Alexis fait de bonnes eacutetudes Pendant les vacances la famille seacutejourne agrave Bielle-drsquoOssau agrave Saint-Sauveur voire dans le pays Basque agrave Tardets (tous ces lieux se situent dans les Pyreacuteneacutees) En 1902 lrsquoicircle voisine de la Guadeloupe est deacutevasteacutee par lrsquoeacuteruption de la montagne Peleacutee Les Leacuteger entretenaient drsquoeacutetroites alliances

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familiales avec quelques habitants de la Martinique et sont donc fortement bouleverseacutes par cette mauvaise nouvelle

En 1902 Alexis rencontre Francis Jammes Celui-ci a trente-

quatre ans agrave lrsquoeacutepoque Cela ne lrsquoempecircche pas de lier une relation amicale avec le jeune Alexis acircgeacute de quinze ans Ils parlent souvent de litteacuterature et Jammes lui fait lire Paul Claudel Deux ans plus tard le futur Saint-John Perse passe son baccalaureacuteat avec mention au lyceacutee de Pau Au mois drsquooctobre de la mecircme anneacutee il srsquoinscrit pour des eacutetudes de droit agrave la faculteacute de Bordeaux Il sera logeacute chez son cousin Paul Warin Parallegravelement il freacutequente la faculteacute de meacutedecine celle des sciences et la faculteacute de lettres en tant qursquoeacutetudiant libre Il faut preacuteciser qursquoAlexis nrsquoa pris aucune autre inscription que celle agrave la faculteacute de droit Cette mecircme anneacutee Leacuteger fait la connaissance de Gabriel Frizeau qui est un ami de Francis Jammes et de Paul Claudel Frizeau est un grand amateur drsquoart et meacutecegravene Chez lui le jeune poegravete rencontre Andreacute Lhote et Odilon Redon il y deacutecouvre Gauguin et notamment sa grande toile laquo Qui je fus raquo Son poegraveme LrsquoAnimale est directement inspireacute de Gauguin Premiegraveres publications

Selon Alexis Leacuteger il aurait eacutecrit en 1897 le poegraveme Deacutesir de Creacuteole qui ne figure pas dans les Œuvres complegravetes de la Pleacuteiade Il lrsquoaurait donc reacutedigeacute agrave Pointe-agrave-Pitre en Guadeloupe agrave lrsquoacircge de dix ans Crsquoest une des rares productions ougrave il a adopteacute la versification classique Le poegraveme composeacute en alexandrins reacuteguliers a plus vraisemblablement eacuteteacute eacutecrit alors quAlexis Leacuteger avait eacutetudieacute Lamartine au lyceacutee probablement en classe de premiegravere (donc en 1902-3 lorsqursquoil avait seize ans) Par ailleurs le lecteur trouve dans cette œuvre de tregraves beaux tableaux des Antilles et quelques allusions agrave des leacutegendes relateacutees par les habitants

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Lrsquoanneacutee 1904 est celle de la reacutedaction de Des Villes sur trois modes dont la publication se fera en 1908 dans le numeacutero 7 de la revue Pan bien que lrsquoœuvre soit dateacutee 1906 Ce poegraveme a eacuteteacute joint agrave une lettre qursquoAlexis Leacuteger a adresseacutee agrave son ami de lyceacutee Gustave-Adolphe Monod en 1908 Lrsquoensemble du poegraveme est diviseacute en trois parties dont chacune comporte une eacutepigraphe latine emprunteacutee agrave un Pegravere de lrsquoEacuteglise Dans la premiegravere partie le poegravete nous chante sa haine des grandes villes (laquo Ocirc villes ougrave les fruits pourrissent aux larmiers raquo laquo Ocirc villes drsquoindigence indignes du pillage raquo) thegraveme que lrsquoon retrouvera plus tard dans Images agrave Crusoeacute La deuxiegraveme partie contient encore lrsquoideacutee du pillage drsquoune ville mais cette fois-ci par des corsaires violents (laquo Compagnons des Trois Mers Ranccedilonneurs et Pirates raquo) Finalement dans la troisiegraveme partie de Des Villes sur trois modes le jeune Alexis deacutecrit ce que Mireille Sacotte la grande speacutecialiste de Saint-John Perse appelle laquo la vie libre et deacutepraveacutee des corsaires raquo1 Dans ce dernier chant nous retrouvons des traits du Bateau ivre de Rimbaud mais aussi lrsquoinfluence de Baudelaire et de Heacutereacutedia On srsquoaccorde agrave reconnaicirctre Pau dans la premiegravere ville Bordeaux dans la deuxiegraveme et Pointe-agrave-Pitre dans la troisiegraveme Cette œuvre de jeunesse montre deacutejagrave le style brillant ainsi que la grande habileteacute poeacutetique du futur Saint-John Perse Images agrave Crusoeacute reacutedigeacute en 1904 ne verra sa publication qursquoen 1909 dans la Nouvelle Revue franccedilaise (NRF) Il srsquoagit de la reacuteeacutecriture du mythe de Robinson Crusoeacute tel que nous le preacutesente Daniel Defoe Toutefois le Crusoeacute de Leacuteger est un personnage tout agrave fait diffeacuterent de celui que nous propose le romancier anglais Crsquoest le Robinson nostalgique imagineacute par Jammes

1905 est une anneacutee riche en rencontres Alexis Leacuteger fait la

connaissance de Franccedilois Mauriac agrave la faculteacute des lettres agrave Bordeaux Chez Jammes agrave Orthez il rencontre Claudel qui lui offre un exemplaire des Muses A cocircteacute de ses eacutetudes et des travaux de reacutedaction le jeune poegravete fait beaucoup de sport il pratique

1 Mireille SACOTTE Alexis LeacutegerSaint-John Perse Paris LrsquoHarmattan 1997

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lrsquoescrime la voile et lrsquoeacutequitation Lors drsquoune randonneacutee en montagne il fait la connaissance de Henry Russel Depuis toujours Alexis Leacuteger srsquoest passionneacute pour la musique surtout pour Debussy et les laquo musiciens de lrsquoeacutecole russe raquo En octobre 1905 il entre dans le service militaire qursquoil terminera en septembre 1906 Sous le matricule 5758 il fait partie de la laquo troisiegraveme section de la quatriegraveme compagnie au dix-huitiegraveme reacutegiment drsquoinfanterie raquo de Pau Leacuteger est inscrit comme soldat de deuxiegraveme classe

Il met fin agrave son service militaire en 1906 et retourne agrave Bordeaux ougrave il continue ses eacutetudes de droit En mecircme temps il commence une licence de philosophie Cette mecircme anneacutee chez Gabriel Frizeau il rencontre Jacques Riviegravere critique romancier eacutediteur et directeur de la Nouvelle Revue franccedilaise En aoucirct 1906 il voyage de nouveau en Espagne Depuis un certain temps il fait preuve drsquoun grand inteacuterecirct pour la meacutetrique grecque Une fois que sa traduction des Eacutepinicies de Pindare est acheveacutee il deacutecide de faire la traduction de trente des trente-cinq Pythiques

Lrsquoanneacutee 1907 marque un tournant dans la vie du jeune poegravete

son pegravere Ameacutedeacutee Leacuteger meurt subitement En tant que seul garccedilon de la famille crsquoest Alexis qui doit srsquooccuper de sa famille au deacutetriment de ses eacutetudes qursquoil interrompt pour quelque temps Il prend en charge la geacuterance du portefeuille drsquoactions de la famille qui est suffisant pour faire vivre cinq personnes Peu de temps apregraves la mort du pegravere les Leacuteger quittent leur habitation et vont srsquoinstaller au 23 boulevard drsquoAlsace-Lorraine Plusieurs œuvres datent de cette anneacutee LrsquoAnimale Pour fecircter des oiseaux (qui prendra le titre de Cohorte) Pour fecircter une enfance et finalement Reacutecitation agrave lrsquoeacuteloge drsquoune Reine Un an apregraves crsquoest la grand-megravere Augusta Caille qui deacutecegravede le 29 juillet Alexis entretient une correspondance ininterrompue avec Riviegravere qui lrsquoinforme de la fondation de la Nouvelle Revue franccedilaise par Gaston Gallimard Jean Schlumberger Andreacute Ruyters Andreacute Gide Henri Gheacuteon et

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Jacques Copeau Il reacutedige Eacutecrit sur la porte et les dix-huit poegravemes drsquolaquo Eacuteloges raquo

Les eacutetudes universitaires le megraveneront dans diverses directions

Ses domaines de preacutedilection sont la philosophie lrsquoanthropologie et lrsquoethnologie La musique occupe eacutegalement une place importante dans sa vie et il se passionne surtout pour Vincent drsquoIndy et la laquo Schola Cantorum raquo En 1909 il rencontre Edouard Brunel qui est alors chef drsquoorchestre et srsquooccupe des concerts de Pau Alexis fait aussi la connaissance de Paul Maufret le fondateur de la laquo Schola de Pau raquo Ils deacutecident alors ensemble que des morceaux contemporains seront mis au programme Le poegravete reacutedige des articles de critique musicale dans Pau-Gazette sur les concerts en question La mecircme anneacutee il publie Images agrave Crusoeacute qursquoil a drsquoabord proposeacute agrave la revue Anteacutee et agrave La Phalange qui en ont refuseacute la publication Lrsquoœuvre paraicirct finalement dans le numeacutero 7 (1er aoucirct) de la Nouvelle Revue franccedilaise Le poegraveme est signeacute par le pseudonyme laquo Saintleacuteger Leacuteger raquo Des textes de Jules Romains et drsquoEmile Verhaeren sont publieacutes dans le mecircme numeacutero En 1910 il achegraveve avec succegraves sa licence de droit La mecircme anneacutee les Leacuteger srsquoinstallent au numeacutero 37 rue de Bordeaux Lrsquoauteur publie Eacutecrit sur la porte Pour fecircter une enfance et Reacutecitation agrave lrsquoeacuteloge drsquoune reine dans la NRF sous le titre drsquoEacuteloges Un an apregraves les dix-huit poegravemes drsquolaquo Eacuteloges raquo sont publieacutes dans la mecircme revue et en mecircme temps ces œuvres sont eacutediteacutees sous forme de volume Peu agrave peu Alexis Leacuteger fait parler de lui dans les milieux litteacuteraires Valery Larbaud et Alain-Fournier lui rendent visite agrave Pau Une tregraves bonne critique des premiers poegravemes de Saintleacuteger Leacuteger est due agrave la plume de Larbaud dans La Phalange Drsquoailleurs il y aura une leacutegegravere querelle litteacuteraire entre le jeune eacutecrivain et Francis Jammes qui nrsquoarrive pas agrave saisir entiegraverement les orientations poeacutetiques de Leacuteger ni son laquo indeacutependance fondamentale raquo Une fois lrsquoideacutee abandonneacutee de commencer une carriegravere en tant que planteur aux colonies il srsquooriente vers la diplomatie encourageacute par Frizeau Claudel et Jammes En feacutevrier 1911 Jammes le

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preacutesente agrave Philippe Berthelot le directeur-adjoint drsquoAsie au Quai drsquoOrsay Alexis voyage agrave Paris et rencontre Andreacute Gide agrave Auteuil et Jean Schlumberger A cela srsquoajoute qursquoil freacutequente Fargue Gallimard Larbaud Henri de Reacutegnier et Francis Vieleacute-Griffin Lrsquoorientation vers la carriegravere de diplomate

1912 est lrsquoanneacutee de son voyage en Angleterre et surtout agrave Londres ougrave il rencontre Larbaud et rend visite agrave Joseph Conrad agrave Rabindranath Tagore Leacuteger perfectionne sa pratique des langues anglaise et espagnole eacutetant donneacute qursquoil deacutesire se preacutesenter au concours des Affaires eacutetrangegraveres En octobre 1912 sa famille quitte Pau afin de srsquoinstaller dans la reacutegion parisienne Alexis srsquoinscrit au lyceacutee Louis-le-Grand dans la section diplomatique

Lrsquoanneacutee 1914 marque de nouveau un changement important

dans la vie du futur diplomate il est reccedilu au concours des Affaires eacutetrangegraveres Au moment ougrave la France entre en guerre Alexis Leacuteger est attacheacute au cabinet du ministre Delcasseacute dans le service de presse Deux anneacutees plus tard il fait la connaissance de Paul Valeacutery et entretient une liaison amicale avec lui Alexis Leacuteger en Chine

En 1916 il est envoyeacute en Chine gracircce agrave lrsquoaide de Philippe Berthelot et assiste un laquo chargeacute drsquoaffaires agrave la Leacutegation de France en Chine raquo agrave savoir le comte Damien Martel qui a eacuteteacute pris au deacutepourvu avec une Leacutegation tregraves deacutemunie laquo devant une crise assez seacuterieuse drsquohysteacuterie chinoise raquo En drsquoautres termes les troubles de Trsquoien-tsin ont eacuteteacute provoqueacutes par lrsquoextension de la Concession franccedilaise On assiste agrave une veacuteritable crise franco-

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chinoise Le deacutepart subit pour la Chine est partiellement ducirc agrave des raisons personnelles Alexis essaie de fuir ainsi une femme qui est amoureuse de lui mais avec laquelle il refuse drsquoentrer dans une vie conjugale Le fait qursquoil aille en Chine nrsquoest pas fortuit il veut imiter en quelque sorte ses preacutedeacutecesseurs qursquoil admire tant comme Philippe Berthelot et Paul Claudel Sa carriegravere le megravene du rang de troisiegraveme agrave celui de premier secreacutetaire agrave la Leacutegation de France agrave Peacutekin Etant donneacute qursquoil y a un manque consideacuterable de personnel Leacuteger doit eacutegalement assurer parfois la fonction de conseiller En outre il est secreacutetaire de la Confeacuterence des Allieacutes et en mecircme temps secreacutetaire du corps diplomatique

La France est repreacutesenteacutee dans presque toutes les

circonstances officielles agrave travers le personnage drsquoAlexis Leacuteger Il assiste entre autres aux fecirctes du Jour de lrsquoAn aux vecircpres diplomatiques aux reacuteceptions de la Colonie franccedilaise et il se charge de lrsquoorganisation drsquoune fecircte au profit de la Croix-Rouge En 1917 il traite les questions qui sont en rapport avec lrsquoIndochine En feacutevrier de la mecircme anneacutee le ministre Alexandre Conty arrive agrave Peacutekin Alexis entretient drsquoexcellentes relations avec celui-ci Conty laisse une liberteacute assez grande agrave Leacuteger et laquo srsquoen remet agrave lui pour de nombreuses neacutegociations raquo Au mois de novembre Conty est rappeleacute agrave Paris au profit du nouveau ministre Boppe Cela ne reste pas sans conseacutequences pour Alexis Leacuteger qui doit deacutesormais reprendre ses activiteacutes de troisiegraveme secreacutetaire Drsquoailleurs il est laquo maire (syndic) du Peacutekin diplomatique raquo il est donc eacutelu de la Commission internationale du quartier diplomatique

Vers la fin de lrsquoanneacutee 1920 suite aux troubles qui existent

deacutesormais entre le nord et le sud de la Chine Alexis Leacuteger demande son rapatriement agrave Philippe Berthelot Cependant il fait un voyage dans le Gobi en compagnie de G-Ch Toussaint qui est alors preacutesident du tribunal consulaire de Shanghai et avec le

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docteur Bussiegravere meacutedecin de la Leacutegation Leacuteger participe eacutegalement agrave lrsquoouverture du Congregraves des affaires sino-franccedilaises et il reccediloit Leacutevy-Bruhl sociologue et Paul Painleveacute matheacutematicien Le 28 aoucirct 1920 on lui demande de remplir les fonctions de deuxiegraveme secreacutetaire agrave Peacutekin Le deacutepart de Chine

En mars 1921 Alexis Leacuteger annonce qursquoil quittera prochainement la Chine En effet il a toujours eacuteteacute seacuteduit par le statut drsquoeacutetranger et les anneacutees qursquoil a passeacutees dans le grand pays asiatique lrsquoont marqueacute consideacuterablement Certes il a freacutequenteacute maints hommes politiques lettreacutes et diplomates mais il a eacutegalement aimeacute des peacuteriodes de solitude Aussi a-t-il loueacute un petit temple situeacute au nord-ouest de Peacutekin agrave des moines taoiumlstes Il srsquoy rend agrave cheval Crsquoest dans ce lieu calme et paisible qursquoil eacutecrit Anabase et Amitieacute du Prince Vu son goucirct pour la Chine Leacuteger lit non seulement de nombreuses publications sur ce pays mais eacutegalement des traductions de plusieurs livres chinois Pelliot Granet Staeumll-Holstein sont des sinologues qursquoil freacutequente agrave plusieurs reprises Mais il srsquoadresse en mecircme temps aux speacutecialistes du Tibet Bacot et G-Ch Toussaint Son inteacuterecirct pour la culture chinoise ne se limite pourtant pas agrave ces domaines-lagrave le poegravete laquo srsquoinitie agrave lrsquoart chinois et surtout aux grands courants de penseacutee raquo comme les preacuteceptes de Confucius le chamanisme le bouddhisme tantrique et le tao Alexis Leacuteger et sa carriegravere de diplomate

Le 28 juillet 1921 Leacuteger devient consul de deuxiegraveme classe En novembre de la mecircme anneacutee on le deacutesigne comme laquo expert

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politique agrave la Confeacuterence internationale de Washington sur la limitation des armements et les questions drsquoExtrecircme-Orient raquo La raison en est sa compeacutetence dans les affaires drsquoAsie Il sera attacheacute agrave Aristide Briand qui est ministre des Affaires eacutetrangegraveres agrave lrsquoeacutepoque Le 9 deacutecembre 1921 Alexis Leacuteger est nommeacute secreacutetaire drsquoambassade de deuxiegraveme classe et le 31 deacutecembre il devient laquo sous-chef de bureau agrave la Direction politique et commerciale du Quai drsquoOrsay raquo Ami de Paul Valeacutery il freacutequente le salon de la duchesse de Larochefoucauld il y rencontre la sœur de celle-ci Marthe de Fels et entretiendra avec elle une liaison passionneacutee Plus tard elle lui rendra visite en Ameacuterique et aux Vigneaux

Entre 1922 et 1923 Alexis Leacuteger est attireacute par le milieu

litteacuteraire de la Nouvelle Revue franccedilaise Il y freacutequente Riviegravere Fargue Valeacutery Gallimard et Gide La librairie-maison drsquoeacutedition drsquoAdrienne Monnier expose en vitrine les œuvres de Saintleacuteger Leacuteger agrave une eacutepoque ougrave il nrsquoest pas encore tregraves connu Quelques auteurs surreacutealistes comme Breton Vitrac ou Crevel viennent lui rendre visite Agrave cause de sa passion pour la musique Leacuteger se rend souvent agrave lrsquoOpeacutera et freacutequente Poulenc Satie Honegger Milhaud qui a transposeacute en musique Images agrave Crusoeacute Nadia Boulanger et Igor Stravinski En mecircme temps il entretient une liaison amicale avec Sert et fait preuve de beaucoup drsquoadmiration pour Misia Avec Marie Laurencin qui a eacuteteacute la compagne de Guillaume Apollinaire il nrsquoentretient qursquoune liaison passagegravere En avril la chanson liminaire drsquoAnabase paraicirct dans la NRF sous le titre de Poegraveme sans ecirctre signeacutee

Lrsquoanneacutee 1924 est celle de la publication drsquoAnabase dans la

Nouvelle Revue franccedilaise sous la signature de laquo Saint-John Perse raquo En outre le 27 juillet il devient chevalier de la Leacutegion drsquohonneur Son amie Marguerite Caetani princesse de Bassiano lance la revue Commerce Leacuteger participe agrave sa fondation et agrave sa direction Il en a suggeacutereacute le titre Saint-John Perse utilise souvent ce terme dans son poegraveme contemporain Anabase Paul Valeacutery Leacuteon-Paul

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Fargue et Valeacutery Larbaud sont les trois directeurs de la revue Le nom drsquoAlexis Leacuteger nrsquoapparaicirct point il est lrsquolaquo eacuteminence grise raquo Le 31 octobre il est deacuteleacutegueacute laquo dans les fonctions de chef de bureau agrave la sous-direction drsquoAsie raquo On le nomme secreacutetaire drsquoambassade de premiegravere classe le 21 novembre 1924

Le 31 octobre de lrsquoanneacutee suivante il remplit les fonctions de

sous-directeur drsquoAsie et drsquoOceacuteanie Il est obligeacute de geacuterer la crise franco-chinoise pendant les mouvements nationalistes qui agitent la Chine en 1925 et 1926 Deux mois plus tard il devient conseiller drsquoambassade Les trois hommes Briand Berthelot et Leacuteger mettent en place un laquo systegraveme drsquoalliances et de pactes unissant la France agrave tous les pays drsquoEurope raquo pour que la paix soit automatiquement assureacutee De cette faccedilon les insuffisances de la Socieacuteteacute des Nations (SDN) seront combleacutees

Alexis Leacuteger est nommeacute laquo ministre pleacutenipotentiaire raquo de

seconde classe le 23 avril 1927 Au mois de deacutecembre de la mecircme anneacutee il devient directeur adjoint des Affaires politiques et commerciales Il est eacutegalement agrave lrsquoorigine du Pacte de Paris laquo Pacte geacuteneacuteral de renonciation agrave la guerre comme instrument de politique nationale raquo peut-ecirctre plus connu sous le nom de laquo Pacte Briand-Kellog raquo signeacute le 27 avril

En septembre 1931 Leacuteger fait un voyage agrave Berlin ensemble

avec Briand et Berthelot Il y aura des pourparlers secrets qui visent un pacte de non-agression avec lrsquoURSS Lrsquoanneacutee suivante Aristide Briand prend sa retraite et meurt peu de temps apregraves En mai 1932 le diplomate-poegravete entre en relation avec la Cubaine Lilita Abreu Le 31 juillet on lrsquoeacutelegraveve au grade drsquoofficier de la Leacutegion drsquohonneur Pseudonymes

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Il est indeacuteniable que de nos jours Alexis Leacuteger ndash tel est son

vrai nom ndash est plus connu sous le pseudonyme de laquo Saint-John Perse raquo alors que les premiegraveres poeacutesies ont eacuteteacute signeacutees soit laquo Saint-Leacuteger Leacuteger raquo soit laquo Saintleacuteger Leacuteger raquo Parfois nous trouvons mecircme la forme abreacutegeacutee laquo St L Leacuteger raquo Pourquoi y a-t-il un redoublement du nom Selon Alexis il y aurait eu un lointain ancecirctre de la famille qui aurait entrepris drsquointervertir les trois parties de son nom de sorte qursquoil en reacutesultait laquo Leacuteger Saint Leacuteger raquo De telle faccedilon il aurait voulu laquo affirmer son indeacutependance raquo et montrer qursquoil eacutetait agrave lrsquoorigine drsquoune nouvelle ligneacutee Dans le pseudonyme qursquoutilise le poegravete1 laquo Saint raquo a pour objectif drsquoanoblir le nom Le tout laquo Saintleacuteger Leacuteger raquo ou laquo Saint-Leacuteger Leacuteger raquo lui permet de le distinguer du simple laquo Saint Leacuteger raquo qui agrave ce qursquoil paraicirct nrsquoest pas si rare en France qursquoon ait pu le penser

Reste agrave expliquer lrsquoautre nom de plume qui est laquo Saint-John

Perse raquo et qui nrsquoa eacuteteacute employeacute pour la premiegravere fois qursquoen 1924 pour signer Anabase Il faut dire que ce pseudonyme a fait couler beaucoup drsquoencre Voici quelques-unes des nombreuses theacuteories qui ont tenteacute drsquoexpliquer le mystegravere de ce nom Saint lrsquoadjectif aurait la fonction drsquoanoblissement (comme

dans laquo Saintleacuteger Leacuteger raquo) On trouve chez drsquoautres eacutecrivains le recours agrave la particule laquo de raquo comme crsquoest le cas pour Honoreacute de Balzac

John il srsquoagit drsquoun nom anglais de mecircme que lrsquoensemble

laquo Saint-John raquo Alexis Leacuteger a toujours manifesteacute un goucirct prononceacute pour lrsquoaristocratie et les mœurs anglaises Une autre possibiliteacute serait lrsquoeacuteventuel rapport entre

1 Nous savons aujourdrsquohui qursquoil ne srsquoest jamais appeleacute Saint-Leacuteger Leacuteger contrairement agrave ce qursquoil preacutetend dans sa biographie dans les Œuvres complegravetes de la Pleacuteiade Son vrai nom a tout simplement eacuteteacute Leacuteger

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Leacuteger et lrsquoicircle Saint John qui se situe aux Antilles ameacutericaines et que le poegravete avait visiteacutee Mais lagrave encore les pistes restent brouilleacutees

Perse on pourrait songer au poegravete latin Persius dont lrsquoœuvre

se serait apparemment trouveacutee sur la table de travail drsquoAlexis Leacuteger au moment ougrave il a chercheacute un nom de plume pour signer son Anabase en 1924 Cependant lui-mecircme a toujours proclameacute que Perse nrsquoaurait laquo rien agrave voir avec le poegravete latin Perse raquo Il aurait laquo drsquoabord penseacute agrave Archibald Perse raquo qui aurait fait allusion agrave laquo Archibald Olson Barnabooth raquo de Valeacutery Larbaud Par ailleurs nous pourrions voir un jeu de mots entre laquo Alexis Leacuteger raquo et laquo Alexandre le Grand raquo conqueacuterant entre autres de la Perse drsquoautant plus que lrsquoimage drsquoAlexandre se trouve bien que dissimuleacutee dans Anabase

Malgreacute les nombreuses tentatives drsquoexpliquer lrsquoorigine de laquo Saint-John Perse raquo il faut avouer que nous pouvons tout au plus formuler des hypothegraveses agrave lrsquoeacuteclaircissement de la mythopoeacutetique complexe de ce pseudonyme Lrsquoexil

Crsquoest en 1940 que le diplomate Alexis Leacuteger doit srsquoexiler aux Eacutetats-Unis agrave cause de son attitude anti-hitleacuterienne Le 29 octobre il apprend qursquoil est laquo deacutechu de la nationaliteacute franccedilaise que ses biens ont eacuteteacute confisqueacutes qursquoil a eacuteteacute radieacute de lrsquoOrdre de la Leacutegion drsquohonneur par le gouvernement de Vichy raquo La Gestapo a confisqueacute tous ses papiers Crsquoest en Ameacuterique qursquoil commence agrave reprendre son activiteacute poeacutetique La premiegravere œuvre qursquoil reacutedige dans le grand pays drsquooutre-atlantique est Exil dateacute de Long Beach

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Island New Jersey 1941 Il la deacutedie agrave son ami Archibald MacLeish

En mars 1942 il fera un bref seacutejour agrave New York ougrave il

prononcera un discours agrave la meacutemoire drsquoAristide Briand Crsquoest agrave Washington qursquoil reacutedige pendant lrsquoeacuteteacute Poegraveme agrave lrsquoEacutetrangegravere qui vise en effet Lilita Abreu Lrsquoanneacutee suivante il visite la Caroline du Sud et la Geacuteorgie Pendant une nuit drsquoorage relateacutee par Charlton Ogburn il commence la reacutedaction du poegraveme Pluies Lilita Abreu quitte Leacuteger en 1944 pour srsquoinstaller agrave New York sans lui laisser drsquoadresse

Pendant son travail agrave la bibliothegraveque du Congregraves Leacuteger

publie trois ouvrages de compilation A selection of works for an understanding of World Affairs since 19141 La Production litteacuteraire en France depuis la guerre2 La Publication franccedilaise pendant la guerre 1940-19453

En 1942 eacutegalement le geacuteneacuteral de Gaulle essaie de le

laquo concilier agrave la cause de la France libre agrave Londres raquo Alexis Leacuteger admet lrsquoautoriteacute du geacuteneacuteral de Gaulle en tant que chef militaire de la France mais il se meacutefie de son action politique et craint lrsquoeacutetablissement drsquoune dictature militaire en France

Juillet 1944 est la date de parution de Neiges dans Les Lettres

franccedilaises de Buenos Aires dateacute de New York La mecircme anneacutee Exil est publieacute dans sa totaliteacute (laquo Quatre Poegravemes raquo) chez la mecircme maison drsquoeacutedition Le premier septembre 1944 Alexis Leacuteger est reacuteinteacutegreacute agrave la Libeacuteration dans le service de la diplomatie franccedilaise en tant qursquoambassadeur en disponibiliteacute Lrsquoanneacutee suivante Berceuse fait sa parution en automne dans la revue Mesa Crsquoest Herbert Steiner traducteur des œuvres persiennes en langue allemande

1 1943 laquo by Alexis Leacuteger consultant in French Literature raquo 2 1944 ouvrage drsquoagrave peu pregraves cent pages 3 1945-1946

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qui dirige et eacutedite cette revue Les quatre poegravemes drsquoExil sont publieacutes en 1945 aux eacuteditions Gallimard Le poegravete eacutecrit la mecircme anneacutee Vents qursquoil deacutedie agrave Atlanta et Allan P

En aoucirct 1947 il seacutejourne dans lrsquoicircle de Beacuteatrice Chanler Il y

commence la reacutedaction drsquoAmers En mecircme temps il rend visite agrave Marthe de Fels A la fin de lrsquoanneacutee Leacuteger est accableacute par des calculs reacutenaux En 1948 on assiste agrave une nouvelle eacutedition drsquoEacuteloges chez Gallimard et une nouvelle eacutedition corrigeacutee drsquoAnabase Crsquoest en 1954 qursquoil rencontre Dorothy Russell Milburn qursquoil eacutepousera quelques anneacutees plus tard Le retour en France

Leacuteger ne retourne en France qursquoen 1957 Une amie agrave lui Mina

Curtiss meacutecegravene de nationaliteacute ameacutericaine et commentatrice de plusieurs lettres de Proust lui offre la proprieacuteteacute dans la presqursquoicircle de Giens les laquo Vigneaux raquo A partir de ce moment il passera plusieurs mois de lrsquoanneacutee en France et les autres aux Eacutetats-Unis 1957 est eacutegalement lrsquoanneacutee de la publication drsquoAmers aux eacuteditions Gallimard

En 1958 agrave lrsquoacircge de 71 ans il eacutepouse lrsquoAmeacutericaine Dorothy

Milburn qursquoil rebaptise laquo Diane raquo Chronique qui est dateacute de la presqursquoicircle de Giens septembre 1959 paraicirctra chez Gallimard

1960 est une anneacutee importante dans la vie drsquoAlexis Leacuteger

surtout en ce qui concerne sa carriegravere de poegravete le 10 deacutecembre il reccediloit le Prix Nobel de litteacuterature agrave Stockholm A cette occasion il prononce le discours Poeacutesie qui est devenu ceacutelegravebre par la suite Deux anneacutees apregraves des poegravemes qursquoil a speacutecialement eacutecrits accompagnent les dessins de Georges Braque Le tout est publieacute sous le titre LrsquoOrdre des Oiseaux aux eacuteditions Au Vent drsquoArles

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Quant aux textes de ce livre ils paraicirctront seacutepareacutement en 1963 sous le titre Oiseaux chez Gallimard Le 20 avril 1965 Saint-John Perse prononce le ceacutelegravebre discours Pour Dante agrave lrsquoinauguration du Congregraves International reacuteuni agrave Florence pour le septiegraveme centenaire du poegravete italien

En 1969 crsquoest le poegraveme Chanteacute par celle qui fut lagrave qui est publieacute

agrave la Nouvelle Revue franccedilaise (1er septembre) Une anneacutee apregraves on assiste agrave la parution de Chant pour un eacutequinoxe eacutegalement agrave la NRF (1er janvier)

Le travail majeur dans la carriegravere litteacuteraire de Saint-John Perse

est sans doute la reacutealisation des Œuvres complegravetes dans la Bibliothegraveque de la Pleacuteiade chez Gallimard Il est rare qursquoun auteur y soit publieacute de son vivant La preacuteparation du volume a dureacute plus de six ans En 1973 Nocturne est publieacute agrave la NRF (1er janvier) et une anneacutee apregraves crsquoest Seacutecheresse qui paraicirct agrave son tour agrave la NRF (1er juin) Deacutesormais le poegravete souffrira drsquoarthrite et de migraines

Crsquoest le 20 septembre 1975 qursquoAlexis Leacuteger deacutecegravede aux

Vigneaux Son corps gicirct au petit cimetiegravere marin de Giens Les presses eacutecrite et orale ont tregraves peu parleacute de la mort de ce grand homme qui est consideacutereacute encore de nos jours comme lrsquoune des figures marquantes du XXe siegravecle1

1 Lrsquoensemble de ses œuvres se trouve agrave la Fondation Saint-John Perse agrave Aix-en-Provence

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BIBLIOGRAPHIE SOMMAIRE

SAINT-JOHN PERSE Œuvres complegravetes Paris Gallimard (Bibliothegraveque de la Pleacuteiade) 1982 (1egravere eacutedition 1972 du vivant de lrsquoauteur) SAINT-JOHN PERSE Eacuteloges suivi de La Gloire des Rois Anabase Exil Paris Gallimard (coll laquo PoeacutesieGallimard raquo) 1960 SAINT-JOHN PERSE Amers suivi de Oiseaux Paris Gallimard (coll laquo PoeacutesieGallimard raquo) 1963 SAINT-JOHN PERSE Vents suivi de Chronique Paris Gallimard (coll laquo PoeacutesieGallimard raquo) 1975

BOSQUET (Alain) Saint-John Perse Paris Pierre Seghers 1953 FELS (Laurent) Saint-John Perse Images agrave Crusoeacute A la recherche du temps et de lrsquoespace perdus Paris Le Manuscrit 2005 LEVILLAIN (Henriette) Le rituel poeacutetique de Saint-John Perse Paris Gallimard 1977 SACOTTE (Mireille) Parcours de Saint-John Perse Paris-Genegraveve Champion-Slatkine 1987 SACOTTE (Mireille) Alexis LeacutegerSaint-John Perse Paris LrsquoHarmattan 1997 (1egravere eacutedition chez Belfond en 1991)

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SACOTTE (Mireille) Eacuteloges de Saint-John Perse Paris Gallimard (Foliothegraveque) 1999

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Extrait du Chant X drsquoAnabase de Saint-John Perse

laquo Ha toutes sortes drsquohommes dans leurs voies et faccedilons mangeurs drsquoinsectes de fruits drsquoeau porteurs drsquoemplacirctres de richesses lrsquoagriculteur et lrsquoadalingue lrsquoacuponcteur et le saunier le peacuteager le forgeron marchands de sucre de cannelle de coupes agrave boire en meacutetal blanc et de lampes de corne celui qui taille un vecirctement de cuir des sandales dans le bois et des boutons en forme drsquoolives celui qui donne agrave la terre ses faccedilons et lrsquohomme de nul meacutetier homme au faucon homme agrave la flucircte homme aux abeilles celui qui tire son plaisir du timbre de sa voix celui qui trouve son emploi dans la contemplation drsquoune pierre verte qui fait brucircler pour son plaisir un feu drsquoeacutecorces sur son toit qui se fait sur la terre un lit de feuilles odorantes qui srsquoy couche et repose qui pense agrave des dessins de ceacuteramiques vertes pour des bassins drsquoeaux vives et celui qui a fait des voyages et songe agrave repartir qui a veacutecu dans un pays de grandes pluies qui joue aux deacutes aux osselets au jeu des gobelets ou qui a deacuteployeacute sur le sol ses tables agrave calcul celui qui a des vues sur lrsquoemploi drsquoune calebasse celui qui traicircne un aigle mort comme un faix de branchages sur ses pas (et la plume est donneacutee non vendue pour lrsquoempennage des flegraveches) celui qui reacutecolte le pollen dans un vaisseau de bois (et mon plaisir dit-il est dans cette couleur jaune) celui qui mange des beignets des vers de palmes des framboises celui qui aime le goucirct de lrsquoestragon celui qui recircve drsquoun poivron ou bien encore celui qui macircche drsquoune gomme fossile qui porte une conque agrave son oreille et celui qui eacutepie le parfum de geacutenie aux cassures fraicircches de la pierre celui qui pense au corps de femme homme libidineux celui qui voit son acircme au reflet drsquoune lame lrsquohomme verseacute dans les sciences dans lrsquoonomastique lrsquohomme en faveur dans les conseils celui qui nomme les fontaines qui fait un don de siegraveges sous les arbres de laines teintes pour les sages et fait sceller aux carrefours de tregraves grands bols de bronze pour la soif bien mieux celui qui ne fait rien tel homme et tel dans ses faccedilons et tant drsquoautres encore les ramasseurs de cailles dans les plis de terrains ceux qui reacutecoltent dans les broussailles les oeufs tiqueteacutes de vert ceux qui descendent de cheval pour ramasser des choses des agates une pierre bleu pacircle que lrsquoon taille agrave lrsquoentreacutee des faubourgs (en maniegravere drsquoeacutetuis de tabatiegraveres et drsquoagrafes ou de boules agrave rouler aux mains des paralytiques) ceux qui peignent en sifflant des coffrets en plein air lrsquohomme au bacircton drsquoivoire lrsquohomme agrave la chaise de

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rotin lrsquoermite orneacute de mains de fille et le guerrier licencieacute qui a planteacute sa lance sur son seuil pour attacher un singehellip ha toutes sortes drsquohommes dans leurs voies et faccedilons et soudain apparu dans ses vecirctements du soir et tranchant agrave la ronde toutes questions de preacuteseacuteance le Conteur qui prend place au pied du teacutereacutebinthehellip raquo1

1 Bernard LECHERBONNIER Dominique RINCEacute Pierre BRUNEL amp Christiane MOATTI Litteacuterature XXe siegravecle Textes et documents Paris Nathan (Collection laquo Henri Mitterand raquo) 1989 pp 559-560

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Le repos du Conqueacuterant et la deacutecouverte de soi-mecircme

(Quelques reacuteflexions sur lrsquoextrait qui preacutecegravede)

Terre arable du songe Qui parle de bacirctir ndash Jrsquoai vu la terre distribueacutee en de vastes espaces et ma penseacutee nrsquoest point distraite du navigateur

(Saint-John Perse Anabase X)

Proleacutegomegravenes

Le passage drsquoAnabase (1924) que nous propose lrsquoanthologie Litteacuterature XXe siegravecle est un extrait tireacute du Chant X qui se situe directement avant le deacutesinit du long poegraveme agrave valeur drsquoune eacutepopeacutee1 Il srsquoagit drsquoun texte reacutedigeacute en prose poeacutetique Si dans les Chants I agrave IX il est question drsquoun Conqueacuterant qui apparaicirct sous diffeacuterentes formes au fil de lrsquoœuvre et qui fonde une ville apregraves avoir fait une expeacutedition agrave lrsquointeacuterieur drsquoun pays2 comme lrsquoindique deacutejagrave le titre3 le Chant X relate le repos du personnage principal

1 laquo Proche du mythe lrsquoeacutepopeacutee chante lrsquohistoire drsquoune tradition un complexe de repreacutesentations sociales politiques religieuses un code moral une estheacutetique A travers le reacutecit des eacutepreuves et des hauts faits drsquoun heacuteros ou drsquoune heacuteroiumlne elle met en lumiegravere un monde total une reacutealiteacute vivante un savoir sur le monde raquo (Nicole REVEL laquo Epopeacutee raquo in Encyclopaeligdia Universalis Dictionnaire des Genres et notions litteacuteraires Paris Albin Michel 2001 p 256) 2 La Chine en lrsquooccurrence 3 Le substantif laquo Anabase raquo est agrave prendre dans son sens eacutetymologique calqueacute sur le grec

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deacutenommeacute cette fois-ci laquo Conteur raquo1 Saint-John Perse nous fait drsquoabord une longue eacutenumeacuteration des diffeacuterentes occupations ndash voire des divers meacutetiers ndash des hommes souvent tregraves distants les uns des autres ce qui ne les empecircche pas de vivre en toute harmonie Preacutecisons pourtant qursquoil ne srsquoagit nullement drsquoun texte anthropocentrique2 la tregraves longe phrase dont est constitueacute ce passage qui prend une veacuteritable allure proustienne met eacutegalement en relief la grande admiration3 de Saint-John Perse pour la flore et la faune (de preacutefeacuterence exotiques) ainsi que pour les mineacuteraux

Le titre Anabase a une double sens agrave cocircteacute de celui que nous

avons deacutejagrave mentionneacute il srsquoagit pour lrsquoauteur de Vents aussi drsquoune laquo expeacutedition raquo vers lrsquointeacuterieur mental Lrsquoessentiel pour lui est que le poegravete soit laquo homme dans la penseacutee et dans lrsquoaction raquo comme il lrsquoeacutecrit agrave propos de Dante4 Le fait qursquoAnabase soit le premier poegraveme signeacute laquo Saint-John Perse raquo est significatif agrave lrsquoinstar du Conteur qui a acheveacute sa tacircche difficile le poegravete semble avoir trouveacute sa vraie identiteacute drsquoautant plus que tous les poegravemes posteacuterieurs agrave Anabase sont signeacutes par ce pseudonyme5

laquo anabasis raquo qui signifie laquo expeacutedition agrave lrsquointeacuterieur drsquoun pays raquo il fait allusion aux exploits du protagoniste Crsquoest sans doute lrsquoAnabase de Xeacutenophon qui a inspireacute agrave Saint-John Perse le titre de son œuvre 1 On pourrait consacrer une eacutetude entiegravere agrave ce personnage qui est en mecircme temps laquo Fondateur de villes raquo laquo Nomade raquo laquo Etranger raquo etc Or tel nrsquoest pas lrsquoobjectif du travail que voici qui se limite agrave lrsquoextrait proposeacute dans Litteacuterature XXe siegravecle 2 Qui a pour centre lrsquohomme 3 Nous pourrions mecircme avancer le terme de laquo veacuteneacuteration raquo 4 laquo Pour Dante Discours pour lrsquoinauguration du Congregraves international reacuteuni agrave Florence agrave lrsquooccasion du 7e Centenaire de Dante (20 avril 1965) raquo (SAINT-JOHN PERSE Œuvres complegravetes Paris Gallimard (Bibliothegraveque de la Pleacuteiade) 1982 p 455) 5 La palette des pseudonymes drsquoAlexis Leacuteger est assez consideacuterable les premiegraveres œuvres sont signeacutees laquo Saintleacuteger Leacuteger raquo (ou laquo Saint-Leacuteger Leacuteger raquo) Ce nrsquoest qursquoagrave partir drsquoAnabase (1924) qursquoon trouve le pseudonyme laquo Saint-John Perse raquo Dans sa correspondance avec Mina Curtiss il emploie le nom de laquo Pierre Fenestre raquo qui lui rappelle un eacutepisode personnel En outre il nous propose dans ses Œuvres complegravetes la correspondance avec sa megravere Madame Ameacutedeacutee Saint-Leacuteger Leacuteger Or nous savons que les lettres adresseacutees agrave sa megravere nrsquoont jamais eacuteteacute retrouveacutees Il srsquoagit donc drsquoun autre pseudonyme qursquoil a choisi pour srsquoadresser agrave lui-mecircme Drsquoailleurs son vrai nom nrsquoa pas eacuteteacute laquo Saintleacuteger Leacuteger raquo ou laquo Saint-Leacuteger Leacuteger raquo comme il le preacutetend dans sa biographie au deacutebut des Œuvres complegravetes dans la Pleacuteiade le deacutecryptage de son acte de naissance nous a montreacute qursquoil

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La plus grande partie drsquoAnabase a eacuteteacute reacutedigeacutee dans un petit

temple en plein deacutesert que Saint-John Perse avait loueacute agrave des moines taoiumlstes pour ecirctre seul Crsquoest de cet endroit qursquoil contemple les laquo communauteacutes rurales raquo1 Cette atmosphegravere calme et paisible dont il est entoureacute dans ce lieu deacuterobeacute agrave la vie urbaine se manifeste dans lrsquoextrait que nous allons eacutetudier

Lrsquoanalyse que voici traitera successivement les points

suivants les champs lexicaux les figures de style le rythme et lrsquoimage du Conteur

Les champs lexicaux Lrsquoextrait en question repose sur un filet drsquoisotopies2

savamment eacutetabli qui dressent lrsquoinventaire des meacutetiers des occupations des milieux veacutegeacutetal et animal ainsi que des mateacuteriaux dans le nouveau pays fondeacute par le Conteur

Le premier champ lexical que nous pouvons deacutegager est celui des meacutetiers et nous dirions mecircme des laquo arts et meacutetiers raquo Il regroupe les diverses occupations humaines qui contrastent parfois de faccedilon eacutetonnante laquo mangeurs drsquoinsectes de fruits drsquoeau porteurs drsquoemplacirctres de richesses lrsquoagriculteur et lrsquoadalingue3 lrsquoacuponcteur et le saunier4 le peacuteager le forgeron marchands de sucre de cannelle [hellip] et lrsquohomme de nul meacutetier homme au faucon homme agrave la flucircte homme aux abeilles [hellip] celui qui pense au corps de femme [hellip] lrsquohomme verseacute dans les

srsquoappelait laquo Marie-Reneacute-Auguste-Alexis Leacuteger raquo 1 Mireille SACOTTE Alexis LeacutegerSaint-John Perse Paris LrsquoHarmattan 1997 p 260 2 Tous les termes qui forment un mecircme champ lexical 3 Jeune cavalier noble 4 Ouvrier dans un marais salant

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sciences dans lrsquoonomastique1 [hellip] celui qui ne fait rien [hellip] les ramasseurs de cailles dans les plis de terrains raquo etc Enumeacuterer tous les meacutetiers et arts mentionneacutes par Saint-John Perse exigerait la reproduction de lrsquoextrait entier Pourtant la seacutelection2 que nous venons de faire illustre que le poegravete a puiseacute les diffeacuterentes occupations des hommes dans de multiples domaines qui se concentrent drsquoailleurs dans un seul et unique endroit la ville fondeacutee par le Conteur Ajoutons que dans le long inventaire on trouve eacutegalement des personnes laquo de nul meacutetier raquo Ce sont principalement les artistes (laquo homme agrave la flucircte raquo) et les nobles (laquo homme au faucon raquo) auxquels le poegravete veut faire allusion sans drsquoailleurs deacutenigrer leurs tacircches

Le milieu preacutesenteacute par Alexis Leacuteger peut ecirctre consideacutereacute

comme une sorte drsquoutopie3 il est rare que des hommes exerccedilant des meacutetiers si opposeacutes vivent en toute harmonie dans une mecircme ville Nrsquoest-ce pas cette atmosphegravere paisible et calme qui a toujours eacuteteacute procircneacutee par le poegravete surtout dans son temple taoiumlste Au fur et agrave mesure que nous progressons dans le texte Saint-John Perse trouve sa vraie identiteacute (poeacutetique) dans un lieu quasi eacutedeacutenique ougrave tous les citoyens vivent en paix

A cocircteacute de ce premier champ lexical il nous est possible de

relever lrsquoisotopie du milieu veacutegeacutetal Voici quelques passages qui la constituent laquo fruitslowast drsquoau [hellip] sucre4 de cannelle [hellip] des sandales dans le bois et des boutons en forme drsquoolives [hellip] qui fait brucircler pour son plaisir un feu drsquoeacutecorces sur son toit qui se fait

1 laquo Etude science des noms propres et speacutecialt des noms de personnes raquo (Paul ROBERT Le Petit Robert Paris Le Robert 1987 p 1311) 2 On pourrait nous reprocher de ne pas avoir fait de sous-cateacutegories regroupant p ex tous les meacutetiers de lrsquoagriculture du forgeage etc Cependant nous nrsquoavons pas voulu surcharger notre eacutetude drsquoinformations 3 laquo Plan drsquoun gouvernement imaginaire raquo (op cit p 2056) lowast Tous les termes marqueacutes drsquoun asteacuterisque ont eacuteteacute souligneacutes par nos soins 4 Le sucre est tireacute de la plante appeleacutee laquo canne agrave sucre raquo (laquo Bois-Debout raquo en creacuteole qui est eacutegalement le nom drsquoune des deux plantations de la famille drsquoAlexis Leacuteger) Aussi le classons-nous parmi les plantes

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sur la terre un lit de feuilles odorantes [hellip] celui qui a des vues sur lrsquoemploi drsquoune calebasse celui qui traicircne un aigle mort comme un faix de branchages sur ses pas [hellip] celui qui reacutecolte le pollen dans un vaisseau de bois [hellip] des vers de palmes des framboises celui qui aime le goucirct de lrsquoestragon celui qui recircve drsquoun poivron [hellip] qui fait un don de siegraveges sous les arbres de laines teintes pour les sages ceux qui reacutecoltent dans les broussailles [hellip] lrsquohomme agrave la chaise de rotin1 [hellip] le Conteur qui prend place au pied du teacutereacutebinthe2 raquo Crsquoest pourtant une eacutenumeacuteration assez importante des diffeacuterents veacutegeacutetaux Nous savons que Saint-John Perse a toujours manifesteacute un goucirct prononceacute pour la flore ndash de preacutefeacuterence exotique ndash qui ornait deacutejagrave sa Guadeloupe natale

Bien que le regravegne veacutegeacutetal occupe une place tregraves importante

dans lrsquoœuvre entiegravere du poegravete antillais il faut ajouter que Saint-John Perse ne srsquoattarde jamais sur la description des images poeacutetiques Il les nomme3 puis il passe agrave autre chose Cependant cela ne lrsquoempecircche de faire lrsquoeacuteloge4 du milieu naturel Il respecte agrave la lettre ce que Gaston Bachelard expose dans son livre LrsquoAir et les Songes laquo [p]reacutecisez un peu trop une image poeacutetique vous faites rire Enlevez un peu de preacutecision agrave une image triviale et ridicule vous faites naicirctre une eacutemotion poeacutetique raquo5

Le fait qursquoAlexis Leacuteger fasse preuve drsquoune grande passion

pour les plantes ne veut pas dire qursquoil nrsquoappreacutecie pas les animaux Aussi trouvons-nous maintes expressions que nous pouvons regrouper sous le champ lexical de la faune laquo mangeurs drsquoinsectes

1 laquo Partie de la tige des branches du rotang utiliseacutee pour faire des cannes des meubles raquo (Paul ROBERT Le Petit Robert Paris Le Robert 1987 p 1731) 2 laquo Pistachier reacutesineux [hellip] toujours vert qui donne une reacutesine dite teacutereacutebenthine de Chio raquo (op cit p 1945) 3 laquo Nommer nrsquoest plus alors seulement srsquoapproprier et savourer les mots les choses et leurs eacutetranges rapports crsquoest aussi faire advenir Nommer creacuteer raquo (Mireille SACOTTE Eacuteloges de Saint-John Perse Paris Gallimard (Foliothegraveque) 1999 p 56) 4 Ce substantif est tregraves cher agrave Saint-John Perse drsquoautant plus que nous pouvons en tirer par anagramme le nom laquo Leacuteger raquo 5 Gaston BACHELARD LrsquoAir et les Songes Paris Joseacute Corti 1943

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[hellip] homme au faucon [hellip] homme aux abeilles celui qui traicircne un aigle mort comme un faix de branchages sur ses pas (et la plume est donneacutee [hellip]) [hellip] des vers de palmes [hellip] qui porte une conque agrave son oreille [hellip] les ramasseurs de cailles1 dans les plis de terrains ceux qui reacutecoltent dans les broussailles les œufs tiqueteacutes de vert ceux qui descendent de cheval [hellip] le guerrier licencieacute qui a planteacute sa lance sur son seuil pour attacher un singe raquo Le poegravete semble ne pas avoir de preacutedilection pour une espegravece animaliegravere preacutecise eacutetant donneacute qursquoil nomme les insectes en passant par la basse-court jusqursquoaux chevaux2 Il aime tous les animaux et les considegravere comme les compagnons de lrsquohomme sur terre Contrairement aux ecirctres humains ils ne sont pas atteints du peacutecheacute originel et symbolisent donc la pureteacute absolue Comme le poegravete ils font partie drsquoune eacutelite et sont les eacutelus pour une vie laquo supeacuterieure raquo

Analysons en dernier lieu lrsquoisotopie du mineacuteral qui joue un

rocircle important dans les poegravemes persiens mecircme si les termes qui la constituent sont moins nombreux que ceux des autres champs lexicaux laquo celui qui donne agrave la terre ses faccedilons [hellip] celui qui trouve son emploi dans la contemplation drsquoune pierre verte [hellip] qui se fait sur la terre un lit de feuilles odorantes [hellip] qui pense agrave ses dessins de ceacuteramiques vertes pour des bassins drsquoeaux vives [hellip] et celui qui eacutepie le parfum de geacutenie aux cassures fraicircches de la pierre [hellip] des agates3 une pierre bleu pacircle que lrsquoon taille agrave lrsquoentreacutee des faubourgs [hellip] lrsquohomme au bacircton drsquoivoire raquo Les mineacuteraux eux aussi symbolisent la pureteacute les richesses mateacuterielles de la terre (pour les pierres preacutecieuses) et ne doivent pas faire deacutefaut dans une ville reacutecemment fondeacutee ou dans une œuvre qui vient drsquoecirctre acheveacuteehellip

1 laquo Oiseau migrateur des champs et des preacutes voisin de la perdrix raquo (Paul ROBERT Le Petit Robert Paris Le Robert 1987 p 235) 2 Rappelons qursquoagrave lrsquooccasion de son huitiegraveme anniversaire les parents drsquoAlexis Leacuteger lui ont offert un cheval Voilagrave pourquoi cet animal apparaicirct assez freacutequemment dans son œuvre 3 laquo Varieacuteteacute de calceacutedoine finement zoneacutee aux teintes nuanceacutees et contrasteacutees utiliseacutee comme pierre preacutecieuse raquo (op cit p 35)

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Nous voyons que les isotopies forment un veacuteritable laquo texte raquo

dans le sens eacutetymologique du terme1 sur lequel sont eacuterigeacutees la ville et la poeacutesie

Les figures de style A part les solides bases que constitue le reacuteseau drsquoisotopies

lucidement eacutetabli Saint-John Perse utilise souvent des figures de rheacutetorique qui lui permettent de souligner stylistiquement les ideacutees centrales du texte

Dans un premier temps il nous est possible de deacutenicher des

anaphores2 dans lrsquoextrait du Chant X drsquoAnabase que nous propose Litteacuterature XXe siegravecle laquo celui qui taille un vecirctement de cuir [hellip] celui qui donne agrave la terre ses faccedilons [hellip] celui qui tire son plaisir du timbre de sa voix celui qui trouve son emploi [hellip] et celui qui a fait des voyages [hellip] celui qui a des vues sur lrsquoemploi drsquoune calebasse celui qui traicircne un aigle mort [hellip] celui qui reacutecolte le pollen [hellip] celui qui mange des beignets [hellip] celui qui aime le goucirct de lrsquoestragon celui qui recircve drsquoun poivron ou bien encore celui qui macircche drsquoune gomme fossile [hellip] et celui qui eacutepie le parfum [hellip] celui qui pense aux corps de femme [hellip] celui qui voit son acircme au reflet drsquoune lame raquo etc Cette extraposition du pronom laquo celui qui raquo met en eacutevidence les multiples meacutetiers arts et occupations si diffeacuterents soient-ils que lrsquoon peut trouver dans la nouvelle ville fondeacutee par le Conteur De mecircme le pronom relatif laquo qui raquo dans sa forme simple surgit agrave plusieurs reprises laquo qui fait brucircler [hellip] qui se fait sur la terre [hellip] qui srsquoy couche et repose qui pense agrave des dessins [hellip] qui a veacutecu dans un pays de grandes pluies qui joue aux deacutes [hellip] ou qui a deacuteployeacute sur le sol [hellip]

1 Le verbe latin laquo texere raquo signifie laquo tisser raquo Il y a donc lrsquoideacutee drsquoun veacuteritable filet 2 laquo Reacutepeacutetition du mecircme mot en tecircte de phrase ou des membres de phrase raquo (Bernard DUPRIEZ Gradus ndash Les proceacutedeacutes litteacuteraires (Dictionnaire) Paris Eacuteditions 1018 1984 p 46)

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qui porte une conque raquo etc Lrsquoexplication de lrsquoemploi de cette anaphore est la mecircme que celle que nous avons donneacutee pour la reacutepeacutetition de laquo celui qui raquo donc la mise en relief Par ailleurs la juxtaposition des diffeacuterentes occupations nrsquoest faite selon aucune suite logique le poegravete met cocircte agrave cocircte les meacutetiers les plus divers pour souligner le caractegravere polyvalent de la nouvelle ville

Un autre proceacutedeacute stylistique que lrsquoon retrouve presque dans

chaque vers de ce poegraveme est lrsquoellipse1 Qursquoil srsquoagisse de la suppression du verbe (laquo toutes sortes drsquohommes dans leurs voies et faccedilons mangeurs drsquoinsectes de fruits drsquoeau [hellip] homme au faucon homme agrave la flucircte homme aux abeilles [hellip] raquo) ou du sujet (laquo et fait sceller aux carrefours de tregraves grands bols de bronze pour la soif [hellip] raquo) il y a maints bouts de phrases (lrsquoextrait entier est composeacute drsquoune tregraves longue phrase) dans le passage en question qui sont incomplets Cela provoque que le rythme est beaucoup plus rapide2

Lrsquoambiguiumlteacute est une autre figure de rheacutetorique qui apparaicirct

freacutequemment dans lrsquoœuvre de Saint-John Perse Le but en est de rendre la lecture plus difficile et de permettre plusieurs pistes de lecture3 Un lecteur presseacute pourrait reprocher au poegravete drsquoecirctre parfois trop eacutequivoque ce qui exige naturellement une eacutetude beaucoup plus deacutetailleacutee et complexe Mais nrsquoest-ce pas preacuteciseacutement le mystegravere voire lrsquoeacutenigme de certains passages qui procurent agrave la creacuteation litteacuteraire son charme Voici quelques passages qui nous mettent en preacutesence drsquoune ambiguiumlteacute apparente laquo et lrsquohomme de nul meacutetier raquo faut-il entendre par lagrave un homme qui nrsquoexerce aucun laquo meacutetier raquo reacutemuneacutereacute (mais qui peut bien ecirctre artiste ou avoir drsquoautres talents) ou quelqursquoun qui ne fait

1 laquo Suppression de mots qui seraient neacutecessaires agrave la pleacutenitude de la construction mais que ceux qui sont exprimeacutes font assez entendre pour qursquoil ne reste ni obscuriteacute ni incertitude raquo (op cit p 173) 2 Nous reviendrons en deacutetail sur les questions de rythme 3 Anabase est le poegraveme ougrave lrsquoon trouve le plus grand nombre de passages ambigus Beaucoup drsquoouvrages et de thegraveses dans lesquels on trouve parfois des interpreacutetations tregraves diffeacuterentes les unes des autres ont eacuteteacute consacreacutes agrave cette œuvre

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rien du tout Qursquoen est-il de la phrase laquo celui qui donne agrave la terre ses faccedilons raquo srsquoagit-il drsquoun artiste qui modegravele la terre (crsquoest-agrave-dire lrsquoargile) ou est-ce le Creacuteateur de la terre (Dieu) ou encore le Fondateur de la nouvelle ville (le Conqueacuterant ou Conteur) A notre avis il est plutocirct question du potier mais drsquoautres interpreacutetations ne sont pas agrave exclure

Relevons encore quelques meacutetaphores1 et surtout la valeur

meacutetaphorique des couleurs qui jouent un rocircle preacutepondeacuterant dans la poeacutesie persienne Il y a drsquoabord la couleur verte qui apparaicirct agrave trois reprises laquo celui qui trouve son emploi dans la contemplation drsquoune pierre verte [hellip] qui pense agrave des dessins de ceacuteramiques vertes pour des bassins drsquoeaux vives [hellip] ceux qui reacutecoltent dans les broussailles les œufs tiqueteacutes de vert raquo Chez Saint-John Perse le vert laquo est lieacute agrave une notion drsquoexcellence pureteacute bonheur pleacutenitude [hellip] raquo2 Si dans Eacuteloges la couleur verte est mise en relation soit avec la nature soit avec lrsquoaube3 dans le preacutesent extrait du Chant X drsquoAnabase elle se rapporte au mineacuteral ou agrave la sculpture Cela montre qursquoil y a pureteacute au niveau de la nouvelle ville (construite en pierres) ainsi qursquoau niveau de lrsquoart laquo Le vert reste lieacute agrave lrsquoexcellence et agrave la pleacutenitude [hellip] agrave la pierre que lrsquoon contemple raquo4

Au vert srsquoajoute la couleur jaune dont nous ne notons qursquoun

seule occurrence laquo et mon plaisir dit-il est dans cette couleur jaune raquo Le jaune deacutesigne la couleur du pollen reacutecolteacute dans laquo un vaisseau de bois raquo Selon Yves-Alain Favre laquo il est signe de lumiegravere et drsquoabondance souvent il srsquoidentifie agrave lrsquoor avec lequel on fabrique plats et ustensiles preacutecieux avec lequel on fait la monnaie par lagrave il marque la puissance et la domination et il se

1 laquo Crsquoest le plus eacutelaboreacute des tropes [hellip] car le passage drsquoun sens agrave lrsquoautre a lieu par une opeacuteration personnelle fondeacutee sur une impression ou une interpreacutetation et celle-ci demande agrave ecirctre trouveacutee sinon reveacutecue par le lecteur raquo (op cit p 286) 2 Yves-Alain FAVRE Saint-John Perse le langage et le sacreacute Paris Joseacute Corti 1977 p 88 3 laquo Aube verte raquo 4 op cit pp 88-89

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trouve apporter le bonheur et le contentement [hellip] il est lieacute aussi agrave lrsquoideacutee drsquoimmortaliteacute et de peacuterenniteacute raquo1 Immortaliteacute et peacuterenniteacute voilagrave deux termes que Saint-John Perse appreacutecie beaucoup et qui reacutesument lrsquoobjectif de sa poeacutesie faire en sorte qursquoil devienne eacuteternel

Eacutevoquons en dernier lieu la preacutesence drsquoune veacuteritable

synestheacutesie2 dans le sens baudelairien du terme En tant que grand amateur de la poeacutesie de Baudelaire Saint-John Perse met en relation diffeacuterentes sensations pour illustrer la varieacuteteacute des meacutetiers arts et occupations qui se concentrent dans la nouvelle ville On trouve drsquoabord la vue (laquo celui qui voit son acircme au reflet drsquoune lame raquo) puis le goucirct (laquo goucirct de lrsquoestragon raquo) le sens auditif (laquo qui porte une conque agrave son oreille raquo) lrsquoodorat (laquo et celui qui eacutepie le parfum de geacutenie aux cassures fraicircches de la pierre raquo) et finalement le toucher (laquo les ramasseurs de cailles raquo laquo ceux qui descendent de cheval pour ramasser des choses raquo) Nous voilagrave assez proche du jeu des sensations tel que nous le preacutesente le poegravete du XIXe siegravecle Neacuteanmoins Saint-John Perse ajoute une autre capaciteacute propre agrave lrsquohomme que nous classerons parmi les sensations et qui forme un espegravece de laquo sixiegraveme sens raquo la reacuteflexion laquo celui qui pense au corps de femme [hellip] lrsquohomme verseacute dans les sciences dans lrsquoonomastique raquo Il nrsquoest pas eacutetonnant que le poegravete ait introduit la faculteacute de penser dans lrsquoeacutechantillon des occupations en tant que licencieacute en philosophie il srsquoest toujours inteacuteresseacute aux capaciteacutes intellectuelles de lrsquohomme

On pourrait continuer lrsquoeacutetude des figures de style employeacutees

dans le preacutesent extrait mais nous nous arrecirctons agrave cet endroit pour ne pas accroicirctre deacutemesureacutement notre analyse

1 Ibidem 2 laquo Trouble de la perception sensorielle caracteacuteriseacutee par la perception drsquoune sensation suppleacutementaire agrave celle perccedilue normalement dans une autre reacutegion du corps ou concernant un autre domaine sensoriel raquo (Paul ROBERT Le Petit Robert Paris Le Robert 1987 p 1907)

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Le rythme

Les questions de rythme dans lrsquoœuvre persienne sont tregraves

deacutelicates agrave traiter Il faut drsquoabord preacuteciser qursquoil srsquoagit toujours chez Saint-John Perse de poegravemes en versets1 et non pas en prose Le lecteur trouvera diffeacuterents types de vers dans le passage drsquoAnabase que propose Litteacuterature XXe siegravecle dont nous ne citons que quelques exemples Cela commence par lrsquointerjection monosyllabique laquo Ha raquo qui surgit agrave deux reprises (dans la premiegravere ligne et dans la quatriegraveme avant la fin) Elle marque la vitaliteacute du texte et le caractegravere grandiose de la nouvelle ville

Suit un alexandrin laquo toutes sortes drsquohommes dans leurs voies et faccedilons raquo (2424) Prenons quelques autres vers du mecircme type avant de passer agrave lrsquoexplication de la valeur du vers dodeacutecasyllabique laquo qui a veacutecu dans un pays de grandes pluies raquo

(33 33) laquo celui qui voit son acircm(e) au reflet drsquoune lam(e) raquo

(33 24) laquo le Conteur qui prend plac(e) au pied du teacutereacutebinth(e) raquo

(24 6)

En somme lrsquoalexandrin est le vers qui est utiliseacute pour deacutecrire

1 laquo Depuis le deacutebut du XXe siegravecle [le verset] est employeacute pour deacutesigner dans certains textes poeacutetiques des ensembles qui excegravedent la mesure du vers et peuvent mecircme compter plusieurs lignes jusqursquoau paragraphe entier Un verset commence presque toujours par un alineacutea comme un paragraphe cependant il peut arriver qursquoil deacutebute contre la marge gauche et se poursuive ensuite par des retraits degraves la deuxiegraveme ligne raquo (Michegravele AQUIEN amp Georges MOLINIEacute Dictionnaire de rheacutetorique et de poeacutetique Paris Livre de Poche (coll laquo Encyclopeacutedies drsquoaujourdrsquohui raquo) 1999 p 727)

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les scegravenes avec une certaine splendeur et majesteacute Crsquoest le cas pour les exemples que nous venons de citer ougrave ce sont les hommes les pluies lrsquoacircme ou le Conteur qui sont valoriseacutes positivement Certes la reacutepartition des coupes nrsquoest pas toujours identique pour chaque alexandrin mais de faccedilon geacuteneacuterale ce vers souligne la grandeur des hommes ou des objets dont il fait lrsquoeacuteloge

A certains endroits le rythme se trouve acceacuteleacutereacute par des

seacutequences tri- ou quadrisyllabiques telles que laquo mangeurs drsquoinsectes raquo (4) laquo de fruits drsquoeau raquo (3) laquo porteurs drsquoemplacirctres raquo (4) laquo de richesses raquo (3) laquo le peacuteager raquo (4) laquo le forgeron raquo (4) laquo marchands de sucre raquo (4) etc Ces uniteacutes rythmiques courtes paires et impaires meacutelangeacutees illustrent la panoplie des meacutetiers dans la nouvelle agglomeacuteration et la rapiditeacute avec laquelle cette derniegravere a eacuteteacute creacuteeacutee

Drsquoautres types de vers comme des octosyllabes et des

deacutecasyllabes sont eacutegalement repeacuterables dans lrsquoextrait en question Cependant ils renvoient tous agrave la mecircme ideacutee centrale pluraliteacute des occupations et majesteacute du Fondateur de la ville Inutile donc de les citer Lrsquoimage du Conteur

Dans ce dernier point de notre analyse nous examinerons de plus pregraves lrsquoimage du Conteur dans lrsquoextrait du Chant X Qui est-ce et pourquoi nrsquoest-il citeacute qursquoagrave la fin Comme nous lrsquoavons signaleacute dans lrsquointroduction il apparaicirct sous diffeacuterentes formes au fil drsquoAnabase Il est agrave la fois le Conqueacuterant le Fondateur lrsquoEtranger1 le Conteur etc Ne fait-il pas songer en quelque sorte agrave Alexandre le Grand2 A lrsquoinstar de ce grand conqueacuterant Saint-John Perse a

1 Ce terme est cher agrave Saint-John Perse 2 A noter le jeu de mots entre Alexis Leacuteger qui devient par anagramme ALEX[andre] LE G[rand] auquel il srsquoest souvent compareacute Par ailleurs crsquoest une justification de plus pour le choix de lrsquoalexandrin

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lui aussi conquis une nouvelle terre sa poeacutesie Il a deacutecouvert sa vraie identiteacute dans ses œuvres gracircce agrave une laquo anabase raquo vers lrsquointeacuterieur de son esprit

On pourrait se demander pourquoi il est question drsquoun

laquo Conteur raquo dans cet extrait et non pas drsquoun prince ou drsquoun conqueacuterant La reacuteponse est simple la terre qursquoil a conquise nrsquoest que fictive elle symbolise le territoire poeacutetique persien dans sa plus pure essence Cet endroit existe seulement parce qursquoil nous est deacutecrit par lrsquoauteur Le poegravete est ce Conteur qui une fois lrsquoœuvre acheveacutee peut se reposer sous le teacutereacutebinthe et admirer sa creacuteation

Il reste une chose agrave expliquer lrsquoapparition du Conteur agrave la fin

de lrsquoextrait Nous sommes en preacutesence drsquoun texte savamment organiseacute qui ne laisse rien au hasard Si le personnage principal ne surgit qursquoagrave la fin cela a une raison preacutecise le passage entier repose sur une construction en crescendo commenccedilant par les ecirctres les plus banaux (laquo mangeurs drsquoinsectes raquo) en passant par la noblesse (laquo homme au faucon raquo) pour aboutir au grand Conteur dont lrsquoarriveacutee majestueuse est comparable agrave lrsquoeacutetincellement de lrsquoeacutetoile la plus luisante sur la voucircte ceacuteleste Il constitue le faicircte de la creacuteation Aussi nrsquoest-il citeacute qursquoen dernier lieu une fois que toutes les banaliteacutes de lrsquoincipit sont passeacutees par profits et pertes Ce qui subsiste crsquoest la pureteacute absoluehellip Conclusion

Dans lrsquoextrait du Chant X drsquoAnabase que nous trouvons dans lrsquoanthologie Litteacuterature XXe siegravecle le poegravete nous relate les difficulteacutes qursquoil a connues pour trouver sa vraie identiteacute La nouvelle ville qursquoil a fondeacutee est devenue le symbole-mecircme de la creacuteation poeacutetique La polyvalence de cette terre et les durs efforts qursquoil a

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ducirc produire avant de pouvoir se reposer sont mis en œuvre par une large palette de proceacutedeacutes et drsquoimages faisant de la quecircte de soi-mecircme une creacuteation litteacuteraire eacutelaboreacutee agrave valeur drsquoun veacuteritable chef-drsquoœuvre Anabase est lrsquoeacutepopeacutee drsquoun Conqueacuterant-poegravete dont le territoire occupeacute est la litteacuterature le seul moyen drsquoeacutechapper agrave lrsquooubli une fois que lrsquoon est mort Laissons une derniegravere fois la parole au poegravete qui reacutesume lrsquoobjectif rechercheacute dans sa creacuteation laquo Et nos poegravemes encore srsquoen iront sur la route des hommes portant semence et fruit dans la ligneacutee des hommes drsquoun autre acircge raquo1

1 SAINT-JOHN PERSE Vents Paris Gallimard (coll laquo PoeacutesieGallimard raquo) 1960

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Saint-John Perse laquo Le Mur raquo

Le pan de mur est en face pour conjurer le cercle de ton recircve

Mais lrsquoimage pousse son cri La tecircte contre une oreille du fauteuil gras tu

eacuteprouves tes dents avec ta langue le goucirct des graisses et des sauces infecte tes gencives

Et tu songes aux nueacutees pures sur ton icircle quand lrsquoaube verte srsquoeacutelucide au sein des eaux mysteacuterieuses

hellip Crsquoest la sueur des recircves en exil le suint amer des plantes agrave siliques lrsquoacirccre insinuation des mangliers char- nus et lrsquoacide bonheur drsquoune substance noire dans les gousses

Crsquoest le miel fauve des fourmis dans les galeries de lrsquoarbre mort

Crsquoest un goucirct de fruit vert dont surit lrsquoaube que tu bois lrsquoair laiteux enrichi du sel des alizeacuteshellip

Joie ocirc joie deacutelieacutee dans les hauteurs du ciel Les toiles pures resplendissent les parvis invisibles sont semeacutes drsquoherbages et les vertes deacutelices du sol se peignent au siegravecle drsquoun long jourhellip1

1 SAINT-JOHN PERSE Œuvres complegravetes Paris Gallimard (Bibliothegraveque de la Pleacuteiade) 1982 p 12

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LECTURE DU POEgraveME

Ce poegraveme dont le titre initial eacutetait laquo Association raquo et qui a subi beaucoup de modifications depuis lrsquoeacutebauche agrave la version deacutefinitive nous preacutesente le poegravete en train de recircver de son icircle natale qursquoest la Guadeloupe Si la premiegravere version drsquo laquo Association raquo fait preuve drsquoimages religieuses laquo Le Mur raquo met plutocirct lrsquoaccent sur la distance entre les Antilles et Bordeaux

Dans le premier vers Saint-John Perse nous montre une sorte

de laquo mur raquo imaginaire qui se situe entre la Guadeloupe et la ville franccedilaise

laquo Le pan de mur est en face pour conjurer le cercle de ton recircve raquo (v 1-2)

On a lrsquoimpression qursquoil y a une frontiegravere mateacuterielle (un

laquo mur raquo) entre le pays drsquoorigine du poegravete et son seacutejour actuel Lrsquoeacutecrivain srsquoadresse au recircvant agrave la deuxiegraveme personne (laquo ton recircve raquo) parle-t-il agrave son autre MOI ou est-ce tout simplement une faccedilon de preacuteciser la diffeacuterence entre la reacutealiteacute et le recircve A premiegravere vue ce laquo pan de mur raquo paraicirct infranchissable eacutetant donneacute qursquoil deacutetourne le laquo cercle raquo du recircve de la personne endormie Le substantif laquo cercle raquo ne fait-il pas songer au rayon drsquoaction drsquoun navire Une fois le point de non retour atteint il est impossible drsquoaller plus loin Neacuteanmoins peut-il y avoir une frontiegravere dans un recircve

Le troisiegraveme vers legraveve le voile sur ce mystegravere

laquo Mais lrsquoimage pousse son cri raquo (v3)

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Le souvenir des icircles est tellement fort qursquoil entend leur laquo cri raquo

mecircme agrave travers le mur la Caraiumlbe personnifieacutee invite le poegravete agrave traverser cette frontiegravere et agrave retourner au paradis antillais

Eacutepris par la nostalgie Alexis Leacuteger nrsquoa pas manqueacute de deacutecrire

le recircveur

laquo La tecircte contre une oreille du fauteuil gras tu eacuteprouves tes dents avec ta langue le goucirct des graisses et des sauces infecte tes gencives raquo (v4-6)

Installeacute dans son fauteuil le poegravete srsquoest calmement endormi

Neacuteanmoins il y a une image neacutegative qui apparaicirct ses gencives sont irriteacutees par le laquo goucirct des graisses et des sauces raquo mecircme si le protagoniste de cette poeacutesie essaie agrave tout prix de songer aux paysages paradisiaques de la Guadeloupe il garde toujours ce goucirct amer de la vie urbaine dans la bouche En drsquoautres termes il nrsquoarrive pas encore agrave franchir complegravetement le seuil de lrsquoidylle de ses songes Il y a une sorte de laquo mur raquo entre les mondes onirique et reacuteel Pour le poegravete la situation ideacuteale serait de se trouver dans lrsquoicircle Or les Antilles sont tregraves eacuteloigneacutees de Bordeaux et la seule chose que Saint-John Perse puisse faire crsquoest recircver

Le deacutesir de se rappeler son enfance eacutetant tellement fort

Alexis Leacuteger parvient finalement agrave transpercer le mur et agrave songer aux paysages lointains

laquo Et tu songes aux nueacutees pures sur ton icircle quand lrsquoaube verte srsquoeacutelucide au sein des eaux mysteacuterieuses raquo (v7-8)

Les laquo nueacutees pures raquo ne symbolisent-elles pas la pureteacute et

lrsquoinnocence qui regravegnent au paradis Sans doute les icircles repreacutesentent pour le poegravete lrsquoEacuteden auquel il a eacuteteacute arracheacute Lrsquoenfance est mentionneacutee agrave travers lrsquolaquo aube verte raquo Saint-Leacuteger Leacuteger utilise souvent cette meacutetaphore pour parler de

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lrsquoenfance respectivement le creacutepuscule pour eacutevoquer le treacutepas Le fait que lrsquoaube soit verte suggegravere probablement la pureteacute de lrsquoenfant qui vient au monde et qui doit faire ses propres expeacuteriences comme par exemple deacutecouvrir les laquo eaux mysteacuterieuses raquo qui entourent lrsquoicircle Pour un nouveau-neacute tout ce qursquoil ne connaicirct pas lui paraicirct mysteacuterieux

Suit une eacutenumeacuteration de plantes tropicales

laquo hellip Crsquoest la sueur des segraveves en exil le suint amer des plantes agrave siliques lrsquoacirccre insinuation des mangliers charnus et lrsquoacide bonheur drsquoune substance noire dans les gousses raquo (v9-12)

Ce vocabulaire speacutecialiseacute ne fait-il pas preuve du goucirct

prononceacute de Saint-Leacuteger Leacuteger pour les plantes exotiques Les trois points de suspension en tecircte du vers 9 nous laissent le temps drsquoimaginer les paysages paradisiaques tels qursquoils existent aux Antilles Ces descriptions exactes des plantes exotiques (laquo sueur des segraveves en exil raquo laquo suint amer des plantes agrave siliques raquo etc) montrent que les souvenirs de lrsquoeacutecrivain en rapport avec son icircle natale sont tregraves deacutetailleacutes il nrsquoy a que des affirmations pas de questions ni de mots indiquant un certain doute On a lrsquoimpression qursquoAlexis Leacuteger a quitteacute la Guadeloupe le jour mecircme ougrave il a eacutecrit ces vers

A cocircteacute de ces souvenirs heureux le lecteur est eacutegalement

confronteacute agrave des images plus pessimistes qui deacutecrivent lrsquoeacutetat drsquoacircme actuel de lrsquoeacutecrivain

laquo Crsquoest le miel fauve des fourmis dans les galeries de lrsquoarbre mort raquo (v13-14)

Le laquo miel fauve des fourmis raquo ne renvoie-t-il pas agrave la multitude

drsquoinsectes qursquoil y a dans cet arbre mort Nous sommes en preacutesence drsquoun contraste entre la vie (laquo fourmis raquo) et la mort (laquo arbre mort raquo) il se peut que les animaux deacutesignent les vives

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reacuteminiscences que le poegravete a gardeacutees de son enfance et que lrsquolaquo arbre mort raquo soit le symbole du deacutepart de la Caraiumlbe en direction de Pau On pense au fameux sonnet de Du Bellay laquo Qui a vu quelquefois un grand checircne asseacutecheacute raquo (Antiquiteacutes de Rome sonnet XXVIII) ougrave lrsquoarbre symbolise les ruines de la Rome antique Certes dans laquo Le Mur raquo il nrsquoest pas question de ruines mais le fait que la plante morte soit associeacutee agrave la perte drsquoune icircle laquo veacuteneacutereacutee raquo fait pourtant songer agrave lrsquoœuvre du poegravete du XVIe siegravecle Lrsquoimage du miel est particuliegraverement bien choisie car cette substance gluante illustre la faccedilon dont Saint-Leacuteger Leacuteger est attacheacute agrave la vie insulaire

laquo Crsquoest un goucirct de fruit vert dont surit lrsquoaube que tu bois lrsquoair laiteux enrichi du sel des alizeacuteshellip raquo (v15-16)

Le poegravete a lrsquoimpression que lrsquoaube est devenue aigre (laquo dont

surit lrsquoaube raquo) agrave lrsquoinstar drsquoun fruit qui nrsquoest pas encore mucircr le fait de songer agrave la Caraiumlbe fait souffrir Saint-John Perse et le plonge dans un sentiment de meacutelancolie En mecircme temps il imagine que les alizeacutes apportent un air laquo laiteux raquo qui est laquo enrichi de sel raquo Lrsquoadjectif laquo laiteux raquo ne rappelle-t-il pas la jeune enfance du poegravete crsquoest-agrave-dire lrsquoeacutepoque ougrave il eacutetait nourri par sa megravere Le sel qui est contenu dans lrsquoair provient de la mer qui entoure les icircles Nous voilagrave en preacutesence drsquoune sorte de synestheacutesie de mecircme que dans laquo Correspondances raquo de Baudelaire nous trouvons dans ce poegraveme le sens auditif (laquo lrsquoimage pousse son cri raquo) le toucher (laquo tu eacuteprouves tes dents avec ta langue raquo) la vue (laquo lrsquoaube verte srsquoeacutelucide raquo) le goucirct (laquo acide raquo laquo amer raquo laquo surit raquo laquo sel raquo) et lrsquoodorat (laquo sueur raquo)

De nouveau les trois points de suspension permettent au

lecteur de se repreacutesenter mentalement la scegravene on a lrsquoimpression de voir le poegravete goucircter le fruit vert et le sel des alizeacutes

Dans les quatre derniers vers Saint-Leacuteger Leacuteger se souvient

qursquoil est toujours agrave Bordeaux Aussi legraveve-t-il les yeux et crie

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laquo Joie ocirc joie deacutelieacutee dans les hauteurs du ciel Les toiles pures resplendissent les parvis invisibles sont semeacutes drsquoherbages et les vertes deacutelices du sol se peignent au siegravecle drsquoun long jourhellip raquo (v17-20)

En pensant aux Antilles le poegravete eacuteprouve une grande joie qui

semble venir du ciel peut-ecirctre ce plaisir est-il lieacute au vent qui megravene le navire (laquo toiles raquo1) vers le pays deacutesireacute

Quant aux laquo parvis invisibles semeacutes drsquoherbages2 vertes raquo il

doit srsquoagir drsquoune allusion agrave la proprieacuteteacute priveacutee des Leacuteger aux icircles les herbes ont pousseacute et il nrsquoy a plus personne pour les couper ndash la famille du poegravete srsquoeacutetant installeacutee agrave Pau Lrsquoinvisibiliteacute de ces parvis ne symbolise-t-elle pas la grande distance entre les Antilles et le sud de la France

Saint-John Perse ne se contente pas de mentionner la maison

et le jardin il nous donne eacutegalement des preacutecisions sur lrsquoeacutetat actuel des plantations laquo les verts deacutelices du sol se peignent au siegravecle drsquoun long jourhellip raquo Ces laquo vertes deacutelices raquo renvoient probablement aux plantes de tabac de cacao3 de cafeacute et de canne agrave sucre qui constituent la partie majeure de la culture agraire agrave la Caraiumlbe Malheureusement la famille du poegravete ne peut plus cultiver ces moissons sur les plantations car elle a quitteacute deacutefinitivement ses terres Au moment ougrave Saint-John Perse eacutecrit ce poegraveme il ignore srsquoil retournera un jour en Guadeloupe Cette incertitude est peut-ecirctre suggeacutereacutee agrave travers les trois points de suspension agrave la fin du poegraveme

Ajoutons en guise de conclusion que laquo Le Mur raquo est un

poegraveme composeacute de souvenirs et de sensations qui permettent agrave

1 Il srsquoagit drsquoune synecdoque laquo Trope qui permet de deacutesigner qqch par un terme dont le sens inclut celui du terme propre ou est inclus par lui raquo (Bernard DUPRIEZ Gradus ndash Les proceacutedeacutes litteacuteraires (Dictionnaire) Paris Eacuteditions 1018 1984) 2 En geacuteneacuteral les laquo herbages raquo deacutesignent non pas le gazon devant une maison mais lrsquoherbe des preacutes 3 Mentionneacute dans laquo Eacutecrit sur la porte raquo en traduction creacuteole kako

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lrsquoeacutecrivain de retrouver agrave lrsquoinstar de Marcel Proust le laquo temps perdu raquo Nous avons remarqueacute que lrsquoadjectif laquo vert raquo et le substantif laquo aube raquo apparaissent agrave plusieurs reprises Alexis Leacuteger a souvent recours agrave ces deux meacutetaphores pour parler de son enfance Il srsquoagit drsquoune caracteacuteristique typiquement persienne Les descriptions exactes du milieu floral plongent le lecteur dans lrsquounivers paradisiaque dont recircve le poegravete Ce sont agrave la fois les nombreuses images et le savoir scientifique de Saint-Leacuteger Leacuteger qui font de cette poeacutesie un veacuteritable chef-drsquoœuvre litteacuteraire

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Charles Sorel Polygraphe1 et poegravete2 de romans comiques

Aperccedilu bio-bibliographique

Charles Sorel Sieur de Souvigny fils drsquoun procureur est neacute agrave Paris vers 1600 Il fait de solides eacutetudes qui une fois acheveacutees le megravenent vers la carriegravere litteacuteraire Son goucirct prononceacute pour les lettres favorise la rencontre avec Theacuteophile de Viau3 Saint-Amant4 et Boisrobert5 Divers romans sentimentaux et nouvelles sont dus agrave sa plume mais son succegraves qui repose en partie sur un scandale nrsquoatteint son apogeacutee qursquoapregraves la publication de lrsquoHistoire comique de Francion (1623) Le roman sera augmenteacute de faccedilon continuelle dans les anneacutees qui suivent sa premiegravere publication Cependant lrsquoauteur atteacutenue progressivement les deacutetails les plus provocateurs

Son premier emploi est celui de secreacutetaire du comte de

Cramail puis du comte de Marcilly et finalement du comte de Baradaz En 1635 il devient historiographe du roi Il faut preacuteciser que Sorel nrsquoabandonne jamais la litteacuterature de fiction Cependant il se voit deacutetourneacute de cette vocation eacutetant donneacute que son Polyandre (1648) tableau satirique de la bourgeoisie parisienne qui constitue

1 Ce substantif vient du grec πολλά (beaucoup) et de γράϕειν (eacutecrire) Il deacutesigne une personne qui eacutecrit beaucoup et sur divers sujets 2 Le substantif laquo poegravete raquo est agrave prendre dans son sens eacutetymologique il deacuterive du grec ποιητής qui signifie laquo celui qui composecreacutee raquo 3 Poegravete franccedilais (1590-1626) contemporain de Malherbe qui fut reacutehabiliteacute par les romantiques 4 Poegravete (1594-1661) dont lrsquoœuvre reflegravete agrave la perfection lrsquoestheacutetique baroque 5 Poegravete et dramaturge franccedilais (1592-1662) favori de Richelieu lrsquoun des fondateurs et des premiers membres de lrsquoAcadeacutemie franccedilaise

Livre Ier

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une tentative de roman drsquoune forme nouvelle nrsquoa pas eacuteteacute compris par les lecteurs du temps et a ainsi eacuteteacute voueacute agrave lrsquoeacutechec

Quelques anneacutees apregraves cette deacuteception il se consacre aux

eacutetudes morales agrave la critique litteacuteraire et surtout agrave des laquo travaux pionniers dans le domaine de la bibliographie et de lrsquohistoire litteacuteraire raquo1 En mecircme temps il reacutedige une parodie de lrsquoAstreacutee drsquoHonoreacute drsquoUrfeacute en ridiculisant les poncifs ainsi que les excegraves du genre romanesque aristocratique pastoral et preacutecieux crsquoest le Berger extravagant (1627) Sa querelle avec Furetiegravere2 portant sur la Nouvelle alleacutegorique vaudra agrave ce dernier le nom de laquo Charoselles raquo dans le Roman bourgeois (1666) de Sorel

Lrsquoauteur du Francion preacutetend descendre des anciens rois

drsquoAngleterre comme il lrsquoexpose dans La Solitude et lrsquoamour philosophique de Cleacuteomegravede Plusieurs de ses ouvrages sont signeacutes du surnom laquo De lrsquoIsle raquo ou laquo Des Isles raquo qui rappelle les origines de sa famille Nous trouvons une allusion de ce nom dans lrsquoEacutecole des Femmes de Moliegravere

Je sais un paysan qursquoon appelait Gros-Pierre Qui nrsquoayant pour tout bien qursquoun seul quartier de terre Y fit tout agrave lrsquoentour faire une fosse bourbeux Et de Monsieur de lrsquoIsle en prit le nom pompeux3

A cocircteacute de ce pseudonyme Sorel en emploie encore drsquoautres

comme par exemple laquo Estor de Sorel raquo (citeacute par Olivier de la Marche)

1 Anne BERTHELOT et alii Langue et litteacuterature Anthologie Moyen Acircge XVIe ndash XVIIe ndash XVIIIe siegravecles Paris Nathan 1992 p 228 2 Furetiegravere qui preacutepare sa candidature agrave lrsquoAcadeacutemie franccedilaise propose dans sa Nouvelle alleacutegorique une sorte de catalogue des bons et mauvais eacutecrivains de son temps Sorel nrsquoaime pas lrsquoAcadeacutemie et se facircche de le voir passer agrave lrsquoennemi Certes Furetiegravere lrsquoa classeacute parmi les laquo bons eacutecrivains raquo mais il lrsquoa deacutesigneacute comme lrsquoauteur du Francion ce qui est aux yeux de Sorel une tregraves grande indiscreacutetion 3 Ces vers sont citeacutes dans lrsquoouvrage suivant Emile ROY La vie et les œuvres de Charles Sorel Sieur de Souvigny (1602-1674) Genegraveve Slatkine Reprints 1970 p 5

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Outre les œuvres deacutejagrave mentionneacutees Charles Sorel est lrsquoauteur de reacuteflexions sur le genre romanesque de son temps comme le teacutemoigne la Bibliothegraveque franccedilaise (1664-1667) ou De la connaissance des bons livres (1671) A cocircteacute de sa passion pour les lettres il se consacre au travail de lrsquohistorien Ses principaux ouvrages historiques sont lrsquoHistoire de la monarchie franccedilaise (1630) ainsi que lrsquoHistoire de la monarchie franccedilaise sous Louis XIV (1662) Dans la Science universelle (1634-1644) Sorel se montre encyclopeacutediste

Il est difficile agrave dire au juste combien drsquoœuvres Sorel a

produites Selon le Pegravere Niceron il y aurait trente-neuf ouvrages auxquels il faudrait ajouter une vingtaine de publications telles que le Jugement du Cid par un bourgeois de Paris marguillier de sa paroisse ou encore la Comeacutedie de Chansons ainsi que les Lois de la galanterie Parmi ses œuvres romanesques nous trouvons par exemple le Francion ou encore les Amours de Cleacuteageacutenor et Doristeacutee (1622) ougrave lrsquoheacuteroiumlne du roman Doristeacutee change de costume agrave travers cinq pages Soit elle inspire des laquo passions furieuses agrave tous les cavaliers de France et drsquoItalie raquo1 soit elle se deacuteguise en domestique masculin et doit reacutesister aux maicirctresses de la maison Le Palais drsquoAngeacutelie (1622 deacutedieacute agrave Madame la sœur du Roi) figure eacutegalement parmi les œuvres romanesques de Sorel Il relate lrsquohistoire de jeunes gens qui se reacuteunissent agrave la campagne pour faire de la musique et pour se raconter des contes dont chacun deacutebouche sur un rapt Crsquoest une allusion agrave la conspiration qui vise agrave enlever la sœur du Roi On trouve dans ce livre de nettes exageacuterations voulues par lrsquoauteur ce qui ne lrsquoempecircche pas drsquoecirctre un laquo curieux tableau des mœurs violentes et raffineacutees de lrsquoeacutepoque raquo2 Ces histoires ne sont pas sans nous rappeler le Deacutecameacuteron de Boccace Quant aux Nouvelles franccedilaises (1623) celles-ci ont eacuteteacute publieacutees quelques mois apregraves le Palais drsquoAngeacutelie mais elles nrsquoont pas connu le mecircme inteacuterecirct Le cadre de ce livre est Paris que Sorel qualifie de laquo plus belle ville du monde raquo La Maison

1 op cit p 35 2 op cit p 36

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des Jeux (1642) est un recueil de nouvelles qui a connu cette fois-ci davantage de succegraves Ces histoires nous ramegravenent directement agrave des comeacutedies bien connues agrave lrsquoeacutepoque Il reste encore agrave classer parmi les œuvres romanesques le Chemin de la Fortune la Vraie suite de la Polyxegravene LrsquoOrphyse de Chrysante et le Berger extravagant (1627)

Crsquoest apregraves une vieillesse relativement pauvre mais ougrave il

travaille toujours agrave la laquo connaissance des bons livres raquo que Charles Sorel srsquoeacuteteint en mars 1674

LrsquoHistoire comique de Francion (1623-1633)1

LrsquoHistoire comique de Francion est lrsquoun des plus grands succegraves litteacuteraires du XVIIe siegravecle Voici un bref reacutesumeacute drsquoune œuvre qui nrsquoa pas seulement marqueacute les lecteurs de son eacutepoque mais eacutegalement les eacutecrivains

laquo Le jeune Francion aristocrate mais pauvre parcourt la France agrave la recherche de la bonne fortune Francion raconte ses aventures qui ont commenceacute par la poursuite de Laurette une jeune femme dont il est tombeacute amoureux (Livre I) Apregraves quelques eacutepisodes burlesques et le reacutecit de la vie de Laurette (Livre II) Francion qursquoun gentilhomme a recueilli dans son chacircteau entreprend de raconter son enfance et son eacuteducation (Livres III et IV) le portrait du peacutedant Hortensius donne lieu agrave une veacuteritable satire de lrsquoeacuteducation Il deacutecrit ensuite les milieux de libres-penseurs qursquoil a freacutequenteacutes ce qui lui permet de deacutevelopper sa conception du laquo geacuteneacutereux raquo homme affranchi de tous les preacutejugeacutes (Livre V) ses aventures le megravenent aussi parmi la noblesse de province dont il fait un tableau amuseacute et pittoresque avant de deacutecrire les peacuteripeacuteties qui le ramegravenent agrave la cour du roi (Livre VI) La fin de cette premiegravere partie culmine avec la

1 Pour faire la preacutesentation du Francion nous nous sommes baseacute sur lrsquoouvrage drsquoEmile ROY La vie et les œuvres de Charles Sorel Sieur de Souvigny (1602-1674) Genegraveve Slatkine Reprints 1970 ainsi que sur celui de Herveacute-D BEacuteCHADE Les romans comiques de Charles Sorel Fiction narrative langue et langages Genegraveve Droz 1981

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description de la vie libertine et deacutebaucheacutee que megravenent Francion et ses amis dans le chacircteau du gentilhomme Raymond (Livre VII) raquo1

Le Francion est agrave la fois un roman drsquoapprentissage dans lequel Sorel fait beaucoup drsquoallusions agrave sa famille agrave sa fortune et agrave ses ancecirctres Crsquoest un trait de caractegravere de cet eacutecrivain du XVIIe siegravecle Cependant nous y trouvons aussi des traces drsquoun roman philosophique drsquoun roman satirique ainsi que drsquoun roman critique Lrsquoensemble deacutebouche sur une sagesse pleine drsquohumour qui annonce deacutejagrave de faccedilon tregraves nette lrsquoœuvre de Moliegravere

La premiegravere eacutedition du Francion datant de 1623 et publieacutee

sans nom drsquoauteur se compose de sept livres En 1623 elle en est suivie drsquoune deuxiegraveme qui est augmenteacutee de quatre livres Ce nrsquoest qursquoen 1633 que lrsquoeacutedition deacutefinitive constitueacutee de douze livres est publieacutee sous le titre complet de La Vraye Histoire Comique de Francion Composeacutee par Nicolas de Moulinet Sieur du Parc Gentilhomme Lorrain Amplifieacutee en plusieurs endroicts et augmenteacutee drsquoun Livre suivant les manuscripts de lrsquoAutheur Elle est preacuteceacutedeacutee de la deacutedicace laquo A Francion raquo

Selon Charles Sorel laquo [n]ous avons assez drsquohistoires tragiques

qui ne font que nous attrister Il en faut maintenant voir une qui soit toute comique raquo Le Francion premier en date des romans de mœurs franccedilais peut ecirctre consideacutereacute comme lrsquoancecirctre de lrsquoHistoire de Gil Blas de Sentillane (1715-1735) drsquoAlain Reneacute Lesage ou encore de Jacques le Fataliste et son maicirctre (1773) de Denis Diderot qui sont deux œuvres du XVIIIe siegravecle

On ne peut nier qursquoil y ait quelque rapport entre les aventures

de Francion relateacutees par le protagoniste eacuteponyme (qui est en mecircme temps narrateur intradieacutegeacutetique) et son preacutenom qui le dit laquo franc raquo crsquoest-agrave-dire laquo libre raquo Il est mecircme possible de relever

1 Anne BERTHELOT et alii Langue et litteacuterature Anthologie Moyen Acircge XVIe ndash XVIIe ndash XVIIIe siegravecles Paris Nathan 1992 p 229

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quelques traits communs entre le personnage principal du roman et lrsquoauteur lui-mecircme surtout si lrsquoon songe aux anneacutees de jeunesse de Sorel

Une autre caracteacuteristique du roman Histoire comique de Francion

est la protestation contre la litteacuterature romanesque Crsquoest une sorte de laquo revanche de lrsquoesprit gaulois sur le bel esprit raquo1 de la part de Sorel En drsquoautres termes les Preacutecieuses ont lrsquohabitude de preacutetendre qursquoelles descendent en ligne directe des rois de France Or Sorel condamne cette attitude gauloise ainsi que la falsification des origines Cela peut eacutetonner le lecteur moderne car nous savons que lrsquoauteur de la Maison des Jeux a lui-mecircme toujours preacutetendu descendre des rois drsquoAngleterre

Apregraves lrsquoeacutedition deacutefinitive du Francion Sorel srsquoest arrecircteacute

drsquoeacutecrire des ouvrages de ce genre bien que ce dernier roman comique ait connu un grand succegraves aupregraves du public franccedilais La raison de cet abandon est le nombre croissant drsquoennemis que lrsquoeacutecrivain srsquoest faits Aussi le succegraves du Francion est-il eacutetroitement lieacute au scandale En lisant la Science universelle (1635) nous avons lrsquoimpression que lrsquoeacutecrivain srsquoexcuse dans lrsquolaquo Avertissement raquo de ne plus eacutecrire des œuvres comiques

laquo Jamais les honnecirctes gens ne se scandaliseront pour voir que lrsquoon srsquoadonne agrave quelques piegraveces reacutecreacuteatives parmi des ouvrages seacuterieux Toutefois il est certain que la plupart des hommes sont si stupides qursquoils ne peuvent consideacuterer ceci et que si un brave homme a fait quelque chose de faceacutetieux ils lrsquoestiment moins qursquoun hypocrite qui fait des livres de deacutevotion pour se faire croire homme de bien et attraper des beacuteneacutefices ou qursquoun esprit vain et sot qui compose des livres de morale et de politique afin de faire lrsquohomme drsquoEtat et le personnage drsquoimportance quoique toutes ces sortes drsquoouvrages ne soient que des redites de ce qui est ailleurs et lrsquoon ne considegravere pas

1 Emile ROY La vie et les œuvres de Charles Sorel Sieur de Souvigny (1602-1674) Genegraveve Slatkine Reprints 1970 p 111

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qursquoune bonne satire valait encore bien mieux en ces temps-ci et qursquoil eacutetait bien plus malaiseacute drsquoy reacuteussir raquo1

On constate qursquoil y a plusieurs traces de colegravere dans cette

affirmation qui reacutesume la cause du deacutetournement de Sorel des romans comiques Sorel preacutecieux et eacutecrivain anti-preacutecieux

Lrsquoauteur du Berger extravagant manifeste un goucirct prononceacute pour les salons aristocratiques et les salles de theacuteacirctre Depuis son service de secreacutetaire chez le comte de Cramail Sorel est devenu tregraves galant tout en imitant le style les maniegraveres et parfois mecircme les pseudonymes tels que laquo Erophile raquo de son maicirctre Crsquoest avec un orgueil indeacuteniable qursquoil se rend dans la salle du Petit-Bourbon avec des livrets qursquoil distribue avec plaisir aux dames Cependant il ne peut srsquoempecirccher de se rire parfois inteacuterieurement des stupides questions des laquo grands seigneurs raquo Nrsquoest-ce pas deacutejagrave un trait anti-preacutecieux qui se fait remarquer chez le Sieur de Souvigny Pourtant il ne cesse de deacuteployer tous ses talents dans les reacuteunions de lrsquoaristocratie et de la riche bourgeoisie en proposant aux dames des thegraveses drsquoamour

Ce sont les brillantes relations qui ont fait de Sorel un

homme fier Il accepte mecircme lrsquoanagramme de son nom proposeacutee par son ami Guy Patin agrave savoir laquo Clarus sol ero raquo

Sorel comme un soleil en nos ans paraicirctra

Si dans sa vie priveacutee Sorel aime srsquoattribuer des qualiteacutes preacutecieuses dans son œuvre quelques indices nous prouvent plutocirct le contraire En drsquoautres termes lrsquoauteur du Francion deacutecrit

1 SOREL Avertissement de la Science universelle 1635

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souvent des scegravenes deacutegoucirctantes et macabres dans la Maison des Jeux que Moliegravere a preacutefeacutereacute laisser de cocircteacute vu que le public franccedilais ne les aurait pas supporteacutees Cela constitue bel et bien un trait anti-preacutecieux surtout si lrsquoon se rappelle qursquoune des laquo lois raquo de la preacuteciositeacute est de srsquoexprimer dans une langue soutenue et difficile drsquoaccegraves Mecircme la premiegravere eacutedition de lrsquoHistoire comique de Francion contient des jurons trop excessifs et des pages grossiegraveres comme par exemple le reacutecit du songe Somme toute lrsquoeffet du choc ainsi que la grossiegravereteacute constituent les principaux deacutefauts de lrsquoœuvre de Charles Sorel sans qursquoelle ne perde cependant de son utiliteacute ni de lrsquooriginaliteacute des teacutemoignages de lrsquoeacutepoque qui y sont exposeacutes

Un dernier exemple qui prouve que Sorel est un eacutecrivain anti-

preacutecieux est qursquoil critique dans le Berger extravagant les expressions nouvelles procircneacutees dans les milieux preacutecieux et usiteacutees par de nombreux auteurs de lrsquoeacutepoque Voici ce que Sorel pense des œuvres dues agrave leur plume

laquo Chacun demeurera drsquoaccord [hellip] que si lrsquoon voulait nrsquoecirctre pas trompeacute il serait besoin drsquoeacutetablir un censeur de livres qui ne donnacirct congeacute qursquoaux bons drsquoaller de par le monde et condamnacirct les autres agrave la poussiegravere drsquoun cabinet raquo1

Nous voyons que malgreacute sa personnaliteacute marqueacutee par le

caractegravere de la preacuteciositeacute Sorel demeure un eacutecrivain anti-preacutecieux dans ses œuvres et nrsquoheacutesite pas agrave critiquer ouvertement ses adversaires et confregraveres Conclusion

Dans la preacutesentation qui preacutecegravede nous avons vu que Sorel se distingue non seulement par le style mais eacutegalement par le contenu de ses œuvres des autres eacutecrivains du XVIIe siegravecle Srsquoil

1 op cit p 148

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preacutesente lui-mecircme des traits de caractegravere propres agrave la preacuteciositeacute il nrsquoheacutesite pas agrave condamner les attitudes des Preacutecieuses dans ses textes Lrsquoimportance de ses ouvrages se manifeste surtout par les nombreux emprunts que drsquoautres hommes de lettres ont faits agrave Sorel Le plus connu drsquoentre eux est sans doute Moliegravere qui nous deacutecrit dans les Preacutecieuses ridicules des scegravenes qui sont nettement inspireacutees par lrsquoauteur du Francion Nous pouvons mecircme preacutetendre que crsquoest gracircce aux teacutemoignages de Sorel que nous arrivons agrave mieux saisir la piegravece de Moliegravere Aussi lrsquoauteur du Berger extravagant peut-il ecirctre consideacutereacute comme lrsquoune des figures marquantes du XVIIe siegravecle mecircme srsquoil est en partie passeacute par profits et pertes dans les temps modernes

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Baudelaire laquo LrsquoHomme et la mer raquo

Homme libre toujours tu cheacuteriras la mer La mer est ton miroir tu contemples ton acircme Dans le deacuteroulement infini de sa lame Et ton esprit nrsquoest pas un gouffre moins amer Tu te plais agrave plonger au sein de ton image Tu lrsquoembrasses des yeux et des bras et ton cœur Se distrait quelquefois de sa propre rumeur Au bruit de cette plainte indomptable et sauvage Vous ecirctes tous les deux teacuteneacutebreux et discrets Homme nul nrsquoa sondeacute le fond de tes abicircmes O mer nul ne connaicirct tes richesses intimes Tant vous ecirctes jaloux de garder vos secrets Et cependant voilagrave des siegravecles innombrables Que vous vous combattez sans pitieacute ni remord Tellement vous aimez le carnage et la mort O lutteurs eacuteternels ocirc fregraveres implacables 1

Les Fleurs du Mal - XIV

1 BAUDELAIRE Œuvres complegravetes Paris Gallimard (Bibliothegraveque de la Pleacuteiade) 1975 t 1 p 19

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APPLICATION DE LA MEacuteTHODE JAKOBSONIENNE

Introduction

Le poegraveme laquo LrsquoHomme et la mer raquo publieacute pour la premiegravere fois en octobre 1852 dans la Revue de Paris (RP) se situe dans la partie intituleacutee laquo Spleen et Ideacutealndash Le cycle de la poeacutesie et de la beauteacute raquo qui constitue le deacutebut des Fleurs du Mal1 Le titre initial ayant eacuteteacute laquo LrsquoHomme libre et la mer raquo cette poeacutesie agrave thegraveme romantique met lrsquoaccent sur les correspondances Baudelaire y ajoute lrsquoaffrontement fraternel dans la derniegravere strophe

On pourrait reprocher agrave la preacutesente eacutetude drsquoecirctre trop bregraveve

mais son unique objectif est de preacutesenter quelques approches baseacutees sur les travaux de Roman Jakobson qui devraient servir de base agrave une lecture aiseacutee du poegraveme baudelairien

1 BAUDELAIRE Œuvres complegravetes Paris Gallimard (Bibliothegraveque de la Pleacuteiade) 1975 t1

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Bregraveve preacutesentation de lrsquoapproche jakobsonienne

Roman Jakobson linguiste neacute en URSS essaie de soumettre les œuvres litteacuteraires agrave une critique qui ne se reacutefegravere qursquoau poegraveme lui-mecircme tout en faisant table-rase du paratexte Lrsquoobjectif de cette meacutethode se trouve reacutesumeacute dans la question suivante laquo Qursquoest-ce qui fait drsquoun message verbal une œuvre litteacuteraire raquo1 Pour deacutemontrer sa theacuteorie Jakobson eacutetablit un scheacutema comprenant six facteurs constitutifs de tout acte de communication verbale

ContexteIV

DestinateurIhelliphelliphellipMessageIIhelliphellipDestinataireIII

ContactV

CodeVI

I) Le destinateur constitue le locuteur crsquoest celui qui parle II) Le message repreacutesente ce qui est raconteacute III) Quant au destinataire encore appeleacute locutaire ou

interlocuteur il srsquoagit de la personne agrave laquelle srsquoadresse le destinateur

IV) Le contexte est le cadre le sujet dont on parle (p ex la

bataille de Waterloo)

1 Roman JAKOBSON laquo Linguistique et poeacutetique raquo in Essais de linguistique geacuteneacuterale Paris Eacuteditions de Minuit 1963 p210

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V) Le contact peut ecirctre visuel ou verbal selon la nature de communication (conversation teacuteleacute-phonique dialogue face-agrave-face)

VI) Le code repreacutesente la langue qui permet de srsquoexprimer Il se

peut drsquoailleurs aussi qursquoil nrsquoy ait que des symboles (p ex panneaux routiers etc)

Jakobson preacutecise que chacun de ces six facteurs engendre une fonction linguistique diffeacuterente Neacuteanmoins les messages remplissent en geacuteneacuteral plusieurs fonctions et il est tregraves difficile drsquoen trouver qui nrsquoen remplisse qursquoune seule Les six fonctions dont parlent les formalistes sont les suivantes

ReacutefeacuterentielleII

EacutemotiveIhelliphelliphelliphellipPoeacutetiqueIIIhelliphelliphellipConativeVI

PhatiqueIV

MeacutetalinguistiqueV I) La fonction eacutemotive consiste agrave faire part de ses sentiments II) On a recours agrave la fonction reacutefeacuterentielle lorsqursquoune

information est transmise (p ex laquo Le train part agrave huit heures raquo)

III) La fonction poeacutetique preacutedomine dans un texte litteacuteraire IV) La tentative drsquoappeler quelqursquoun fait preuve drsquoun emploi de

la fonction phatique (du grec φατίξω je deacuteclare je dis) (p ex laquo allocirc Mrsquoentends-tu raquo)

Livre Ier

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V) A la fonction meacutetalinguistique se rapportent les deacutefinitions des dictionnaires

VI) Si lrsquoon donne un ordre agrave quelqursquoun ou que lrsquoon essaie drsquoagir

sur lrsquoautre on fait usage de la fonction conative (du latin conari essayertenter)

Reacuteduire la fonction poeacutetique agrave la poeacutesie serait simplifier

consideacuterablement les choses Bien qursquoelle soit celle qui domine elle ne constitue aucunement la seule fonction de lrsquoart du langage

Sans doute la phrase-cleacute du formalisme est laquo la forme produit

du sens raquo En drsquoautres termes les partisans de cette theacuteorie essaient de deacutemontrer qursquoen analysant les particulariteacutes formelles ils aboutissent neacutecessairement agrave la construction du sens drsquoune œuvre litteacuteraire Par ailleurs il existe dans la poeacutesie une certaine ambiguiumlteacute selon Jakobson elle est laquo une proprieacuteteacute intrinsegraveque inalteacuterable de tout message centreacute sur lui-mecircme bref crsquoest un corollaire obligeacute de la poeacutesie raquo1 Autrement formuleacute il se peut qursquoil y ait plusieurs interpreacutetations possibles drsquoun mecircme poegraveme ce qui en fait preacuteciseacutement un chef-drsquoœuvre litteacuteraire

En ce qui concerne les rimes drsquoune poeacutesie les formalistes

pensent qursquoil ne faut pas seulement les traiter du point de vue sonore laquo la rime implique neacutecessairement une relation seacutemantique entre les uniteacutes qursquoelle lie [hellip] raquo2 Il nrsquoest donc pas ducirc au hasard que certains termes soient rapprocheacutes par lrsquoeffet de rime en geacuteneacuteral les poegravetes ont recours agrave ce proceacutedeacute soit pour mettre en eacutevidence certaines expressions soit pour marquer leur similitude ou leur opposition Il en est de mecircme pour la meacutetaphore3 la comparaison1 la parabole2 lrsquoantithegravese3 le

1 Roman JAKOBSON laquo Linguistique et poeacutetique raquo in Essais de linguistique geacuteneacuterale Paris Eacuteditions de Minuit 1963 p238 2 op cit p233 3 laquo [hellip] le passage drsquoun sens agrave lrsquoautre a lieu par une opeacuteration personnelle fondeacutee sur une impression ou une interpreacutetation et celle-ci demande agrave ecirctre trouveacutee sinon reveacutecue par le lecteur raquo

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contraste4 etc Il faut toujours analyser les liens entre les mots rapprocheacutes sous lrsquoeffet des proceacutedeacutes stylistiques ou syntaxiques

Lrsquoavantage de lrsquoapproche jakobsonienne par rapport agrave

drsquoautres meacutethodes de critique litteacuteraire est qursquoelle ne neacutecessite aucune information sur la genegravese de lrsquoœuvre ni sur lrsquoauteur A la limite les formalistes nrsquoauraient mecircme pas besoin de connaicirctre le nom de lrsquoeacutecrivain Ils partent du texte proprement dit et non pas de ce qui lrsquoentoure Cela permet geacuteneacuteralement drsquoaboutir agrave des reacutesultats deacutemontrables et difficiles agrave contredire Tel nrsquoest cependant pas le cas pour la critique qui se base sur la biographie de lrsquoauteur on a parfois tendance agrave voir quelque chose dans le poegraveme qui nrsquoest pas toujours recevable voire deacutemontrable

La meacutethode de Jakobson permet en plus drsquoanalyser des textes anonymes dont le critique ignore tout de lrsquoauteur et de la genegravese de lrsquoœuvre La recherche des particulariteacutes du texte permet tout de mecircme drsquoarriver agrave des interpreacutetations solides dont la logique peut facilement ecirctre suivie On essaie de deacutemontrer que laquo la forme produit du sens raquo

ANALYSE DU POEgraveME Les isotopies

(Bernard DUPRIEZ Gradus ndash Les proceacutedeacutes litteacuteraires (Dictionnaire) Paris Eacuteditions 1018 1984 p286) 1 laquo On rapproche deux entiteacutes quelconques du mecircme ordre au regard drsquoune mecircme action drsquoune mecircme qualiteacute etc raquo (op cit p121) 2 laquo [hellip] petit reacutecit alleacutegorique qui propose un enseignement moral ou un message religieux raquo (Bruno HONGRE Le dictionnaire portatif du bachelier Paris Hatier (coll laquo Profil raquo) 2002 p447) 3 laquo Preacutesenter mais en lrsquoeacutecartant ou en la niant une ideacutee inverse en vue de mettre en relief lrsquoideacutee principale raquo (Bernard DUPRIEZ Gradus ndash Les proceacutedeacutes litteacuteraires (Dictionnaire) Paris Eacuteditions 1018 1984 p57) 4 laquo Opposition de deux choses dont lrsquoune fait ressortir lrsquoautre raquo (Paul ROBERT Le Petit Robert Paris Le Robert 1987 p381)

Livre Ier

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Le poegraveme laquo LrsquoHomme et la mer raquo permet au lecteur de deacutegager diffeacuterentes isotopies sur lesquelles se base lrsquoœuvre en premier lieu il y a le champ lexical de la beauteacute et les mots qui srsquoy rapportent sont

cheacuteriras (v1) miroir (v1) contemples (v2) tu te plais (v5) image (v5) embrasses (v6)

Une deuxiegraveme isotopie que lrsquoon trouve dans cette poeacutesie est celle de la mer

lame (v3) gouffre (v4) plonger (v5)

indomptable (v8) sauvage (v8) teacuteneacutebreux (v9) abicircmes (v10)

Parallegravelement il existe un nombre assez consideacuterable de termes qui renvoient au champ lexical de lrsquohomme

libre (v1) acircme (v2) esprit (v4) yeux (v6) bras (v6) cœur (v8) rumeur (v9)

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Enfin la quatriegraveme isotopie regroupe les mots qui se rapportent au thegraveme de la bataille

bruit (v8) indomptable (v8) sauvage (v8) teacuteneacutebreux (v9) combattez sans pitieacute ni remord (v14) carnage (v15) mort (v15) lutteurs (v16) implacables (v16)

Nous voyons que le poegravete puise les termes qursquoil emploie dans diffeacuterents domaines qui forment un ensemble et renvoient agrave une ideacutee centrale que nous analyserons ulteacuterieurement Les champs seacutemantiques

Une lecture plus approfondie du poegraveme baudelairien nous oblige agrave analyser eacutegalement les champs seacutemantiques Degraves le deacutebut du texte nous assistons agrave un rapprochement entre lrsquohomme et la mer qui se poursuivra jusqursquoau dernier vers lrsquohomme laquo cheacuterira raquo toujours la mer qui est son laquo miroir raquo Ce miroir est constitueacute de laquo lames raquo (ondes marines) dans lesquelles lrsquoecirctre humain peut laquo contempler raquo son laquo acircme raquo Tous les deux la mer et lrsquolaquo esprit raquo humain sont des laquo gouffres amers raquo ils sont agrave la fois laquo teacuteneacutebreux raquo et laquo discrets raquo Leur deacutesir de garder leurs laquo secrets raquo constitue un autre parallegravele entre eux La ressemblance entre homme et mer est si grande que lrsquoecirctre humain finit par se deacutecouvrir dans lrsquooceacutean qui est son laquo fregravere raquo Neacuteanmoins leurs traits communs ne sont pas toujours positifs chacun drsquoentre eux

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aime le laquo carnage raquo et la laquo mort raquo Ils sont des laquo lutteurs eacuteternels raquo En regroupant tous les termes positifs drsquoun cocircteacute et les mots

neacutegatifs de lrsquoautre nous constatons que la somme des mots agrave connotation neacutegative compte une expression de plus positif libre (v1)

cheacuteriras (v1) miroir (v2) contemples (v2) acircme (v2) esprit (v4) plais (v5) embrasses (v6) cœur (v6) distrait (v7) discrets (v9) richesses (v11) intimes (v11) fregraveres (v16)

(14 occurrences) neacutegatif gouffre (v4)

amer (v4) rumeur (v7) bruit (v8) plainte (v8) indomptable (v8) sauvage (v8) teacuteneacutebreux (v9) abicircmes (v10)

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combattez (v14) sans pitieacute ni remord (v14) carnage (v15) mort (v15) lutteurs (v16) implacable (v16)

(15 occurrences)

Le fait que les termes neacutegatifs lrsquoemportent sur les expressions positives montre deacutejagrave qursquoen deacutepit de la laquo fraterniteacute raquo entre homme et mer la chute du poegraveme sera probablement neacutegative agrave son tour Le niveau phonique

Nous nous trouvons face agrave quatre quatrains composeacutes drsquoalexandrins (vers dodeacutecasyllabiques) Homme libre toujours tu cheacuteriras la mer

La mer est ton miroir tu contemples ton acircm(e) Dans le deacuteroulement infini de sa lam(e) Et ton esprit nrsquoest pas un gouffre moins amer Tu te plais agrave plonger au sein de ton imag(e) Tu lrsquoembrasses des yeux et des bras et ton cœur Se distrait quelquefois de sa propre rumeur

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Au bruit de cette plaint(e) indomptabl(e) et sauvag(e) Vous ecirctes tous les deux teacuteneacutebreux et discrets Homme nul nrsquoa sondeacute le fond de tes abicircmes O mer nul ne connaicirct tes richeses intimes Tant vous ecirctes jaloux de garder vos secrets

Et cependant voilagrave des siegravecles innombrables Que vous vous combattez sans pitieacute ni remord Tellement vous aimez le carnag(e) et la mort O lutteurs eacuteternels ocirc fregraveres implacables

Le rythme de ces vers est reacutegulier eacutetant donneacute qursquoil srsquoagit drsquoalexandrins Nrsquoest-ce pas lagrave une faccedilon de montrer que la situation entre homme et mer telle que nous la preacutesente Baudelaire a dureacute depuis de nombreux siegravecles et durera probablement toujours Certains termes sont mis en eacutevidence drsquoun cocircteacute par la coupe de lrsquoautre cocircteacute par la ceacutesure Lrsquoabsence de coupe dans les vers 13 et 14 montre qursquoil y a un changement par rapport agrave ce qui preacutecegravede bien que lrsquohomme et lrsquooceacutean puissent ecirctre consideacutereacutes comme des laquo fregraveres raquo ils se combattent mutuellement

A part le rythme le lecteur trouve beaucoup de rimes

embrasseacutees dont le scheacutema est ABBA CDDC EFFE GHHG

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Au surplus il y a une alternance des rimes masculines et feacuteminines1 Passons agrave une analyse plus deacutetailleacutee des rimes Premier quatrain mer ndash amer rime riche2 pour lrsquoœil3 Ces deux mots relieacutes par lrsquoeffet de lrsquoidentiteacute sonore sont similaires En drsquoautres termes lrsquoeau saleacutee de la mer a un goucirct amer acircme ndash lame rime pauvre4 pour lrsquooreille5 Voici une opposition les lames sont visibles et leur dureacutee drsquoexistence est limiteacutee agrave quelques secondes En revanche lrsquoacircme est quelque chose drsquoimmateacuteriel qui est supposeacute durer eacuteternellement Drsquoougrave lrsquoimperfection de la rime Deuxiegraveme quatrain image ndash sauvage rime suffisante6 pour lrsquoœil Le poegravete nous raconte que lrsquohomme deacutecouvre son image dans les ondes marines Neacuteanmoins nrsquoest-il pas aussi sauvage et cruel que la mer pendant une tempecircte cœur ndash rumeur rime suffisante pour lrsquooreille

1 laquo Rappelons qursquoune rime feacuteminine est termineacutee par un e muet qui ne se prononce pas tandis que la rime masculine est termineacutee par une syllabe qui se prononce raquo (Franccediloise NAYROLLES Examens ndash Pour eacutetudier un poegraveme Paris Hatier (coll laquo Profil raquo) 1996 p27) 2 Une rime est dite riche laquo lorsqursquoelle possegravede trois sonoriteacutes ou plus soit vocaliques soit consonantiques homophones raquo (op cit p29) 3 laquo La lsquorime pour lrsquoœilrsquo est fondeacutee non seulement sur lrsquohomophonie mais eacutegalement sur lrsquohomographie crsquoest-agrave-dire lrsquoeacutecriture identique des sons raquo (op cit p28) 4 La rime pauvre laquo [hellip] possegravede une sonoriteacute soit vocalique soit consonantique homophone raquo (op cit p29) 5 laquo La lsquorime pour lrsquooreillersquo est fondeacutee sur lrsquohomophonie crsquoest-agrave-dire la reprise de sons identiques raquo (op cit p28) 6 Une rime suffisante laquo [hellip] possegravede deux sonoriteacutes soit vocaliques soit consonantiques homophones raquo (op cit p29)

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Parfois le cœur est accableacute par des rumeurs1 Il srsquoagit sans doute des bonne et mauvaise consciences qui se disputent agrave lrsquointeacuterieur de notre corps Le cœur a besoin de temps en temps de srsquoen distraire Troisiegraveme quatrain discrets ndash secrets rime riche pour lrsquoœil Les secrets demandent neacutecessairement une certaine discreacutetion pour qursquoils ne soient pas divulgueacutes Les deux termes ne srsquoopposent donc nullement abicircmes ndash intimes rime pauvre pour lrsquooreille Nous avons lrsquoimpression que ces deux mots nrsquoont aucun rapport entre eux Or tel nrsquoest pas le cas ils sont mecircme assez proches lrsquoun de lrsquoautre lrsquointimiteacute drsquoune personne est souvent consideacutereacutee comme une sorte drsquoabicircme que les autres ne peuvent pas sonder Il srsquoagit drsquoune espegravece de treacutesor que chacun drsquoentre nous possegravede Quatriegraveme quatrain innombrables ndash implacables rime riche pour lrsquoœil Depuis drsquolaquo innombrables raquo anneacutees les hommes ainsi que la mer nrsquoont cesseacute drsquoecirctre laquo implacables raquo crsquoest-agrave-dire cruels remord ndash mort rime riche pour lrsquooreille Ces deux substantifs sont en effet tregraves lieacutes souvent lrsquohomme et lrsquooceacutean sacrifient des vies et ils nrsquoen ont mecircme pas mauvaise conscience

1 laquo Bruit confus de voix raquo (Paul ROBERT Le Petit Robert Paris Le Robert 1987)

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Lrsquoalliteacuteration en laquo m raquo

Un lecteur sensible remarquera lrsquoalliteacuteration1 en laquo m raquo dans le premier quatrain

homme (v1) mer (v1) miroir (v2) acircme (v2) deacuteroulement (v3) lame (v3) moins (v4) amer (v4)

Les mots ainsi rapprocheacutes ne reacutesument-ils pas de faccedilon tregraves claire lrsquoideacutee centrale du poegraveme agrave savoir que lrsquohomme essaie de deacutecouvrir les traces de son acircme dans les flots amers de lrsquooceacutean Nous nous limitons dans ce sous-chapitre agrave cette sonoriteacute eacutetant donneacute qursquoelle est agrave notre avis la plus eacuteloquente et facilement deacutemontrable Le niveau syntaxique

Avant de passer agrave lrsquoanalyse drsquoeacuteventuelles anomalies syntaxiques deacutefinissons drsquoabord les diffeacuterents types de phrases que lrsquoon peut trouver dans cette œuvre litteacuteraire le premier vers du premier quatrain le quatriegraveme vers de la troisiegraveme strophe ainsi que le quatriegraveme vers du quatriegraveme quatrain sont des phrases de type exclamatif Les autres sont affirmatives Ce sont

1 laquo Retours multiplieacutes drsquoun son [consonantique] identique raquo (Bernard DUPRIEZ Gradus ndash Les proceacutedeacutes litteacuteraires (Dictionnaire) Paris Eacuteditions 1018 1984 p33)

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les vers-cleacutes qui sont constitueacutes de phrases exclamatives

Homme libre toujours tu cheacuteriras la mer (v1)

[hellip]

Tant vous ecirctes jaloux de garder vos secrets (v12)

[hellip]

O lutteurs eacuteternels ocirc fregraveres implacables (v16)

En modifiant le ton de ces vers par rapport aux autres Baudelaire parvient agrave les mettre en relief au deacutebut lrsquohomme veacutenegravere la mer au troisiegraveme quatrain lrsquooceacutean et lui sont deacutesireux de garder leurs secrets et finalement au dernier vers ils se combattent mutuellement Il y a une eacutevolution agrave partir du tempus pacis initial au tempus belli final dont le douziegraveme vers preacutesente lrsquoorigine

Drsquoautre part le premier vers nous met en preacutesence drsquoune rupture de syntaxe

Homme libre toujours tu cheacuteriras la mer (v1)

Pour que la phrase soit syntaxiquement correcte le poegravete aurait ducirc eacutecrire

Homme libre tu cheacuteriras toujours la mer Neacuteanmoins en choisissant cette tournure un peu insolite il

lui est possible de mettre lrsquoaccent sur lrsquoadverbe laquo toujours raquo qui se trouve en plus devant la ceacutesure et beacuteneacuteficie ainsi drsquoune double mise en eacutevidence Il ne srsquoagit donc pas drsquoun fait unique mais

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lrsquohomme veacuteneacuterera la mer agrave toutes les eacutepoques futures de la mecircme faccedilon qursquoil lrsquoa fait au passeacute

Dans le dernier quatrain lrsquoordre syntaxique est entiegraverement

bouleverseacute

Et cependant voilagrave des siegravecles innombrables Que vous vous combattez sans pitieacute ni remord Tellement vous aimez le carnage et la mort O lutteurs eacuteternels ocirc fregraveres implacables

Selon les regravegles de la syntaxe Baudelaire aurait eacuteteacute obligeacute de

formuler la phrase de la faccedilon suivante

O lutteurs eacuteternels ocirc fregraveres implacables Voilagrave cependant des siegravecles innombrables Que vous vous combattez sans pitieacute ni remord Tellement vous aimez le carnage et la mort

Or les groupes nominaux laquo lutteurs eacuteternels raquo et laquo fregraveres implacables raquo nrsquoauraient plus leur place privileacutegieacutee agrave la fin du texte qui les met pourtant bien en relief et illustre clairement leur vraie relation Le niveau morphosyntaxique

Si dans les huit premiers vers le pronom preacutedominant est laquo tu raquo la deuxiegraveme moitieacute du poegraveme traite lrsquohomme et la mer ensemble en employant le pronom laquo vous raquo Le lecteur a lrsquoimpression qursquoils forment un vrai couple fraternel qui ne cesse de se disputer bien que lrsquoincipit du poegraveme fasse songer plutocirct au contraire Chacun est drsquoabord preacutesenteacute individuellement et ce

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nrsquoest que dans la deuxiegraveme partie1 que lrsquoecirctre humain et lrsquooceacutean sont deacutecrits comme eacutetant deux laquo fregraveres implacables raquo qui se querellent eacuteternellement Conclusion

En parcourant les eacutetapes de lrsquoanalyse qui preacutecegravede nous remarquons que le thegraveme central du poegraveme laquo LrsquoHomme et la mer raquo est illustreacute drsquoun cocircteacute par le contenu et de lrsquoautre cocircteacute par la forme Les formalistes nrsquoont-ils pas preacuteciseacutement essayeacute de deacutemontrer que laquo la forme produit du sens raquo Lrsquoapproche jakobsonienne permet de corroborer cette thegravese les diffeacuterentes structures des phrases le rythme et le jeu des rimes contribuent agrave lrsquoexposeacute du thegraveme de lrsquoœuvre sans que lrsquoon nrsquoait besoin de connaicirctre les aspects biographiques de lrsquoauteur ou lrsquoeacutepoque agrave laquelle le texte a eacuteteacute reacutedigeacute Voilagrave lrsquoavantage de la meacutethode du linguiste Jakobson qui permet drsquoaboutir agrave des analyses solides deacutemontrables et veacuterifiables En mecircme temps la luciditeacute et la maicirctrise poeacutetique de lrsquoauteur sont ainsi mises en relief il nrsquoest sans doute pas fortuit que Baudelaire ait employeacute tel mot agrave tel endroit Lrsquoapproche jakobsonienne permet drsquoexpliquer les rapports qui se trouvent dans le texte sans pour autant rendre la poeacutesie trop laquo meacutecanique raquo Il faut que le lecteur garde la conviction de se trouver face agrave un veacuteritable chef-drsquoœuvre litteacuteraire

1 On peut diviser le poegraveme en deux parties agrave partir du huitiegraveme vers ougrave la situation commence agrave changer

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Acheveacute drsquoimprimer en France

sur les presses de Joseph Ouaknine

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  • Avant-propos
  • Premiegravere partie Œuvres poeacutetiques
    • Eacutelisa HUTTIN
      • Depuis
      • Nuit et jour
      • laquo Tanka raquo tresseacutes dans le deacutesert
      • De lrsquoautre cocircteacute
      • Parle-nous
      • Le pot aux recircves
      • Ici mais ailleurs
      • Reboisement
      • Un baromegravetre en porte-cleacutes
      • Siregravene siregravene
      • Streap-tease
        • Charles LEGROS
          • Ferme les yeux
          • La blessure
            • Nadine BAULESCH
              • Poeacutetrie
                • Chakib HAMMADA
                  • Espeacuterances ravineacutees
                  • Fahima
                  • Lrsquoamour de demain
                  • Les recircnes briseacutees
                  • Nous eacutetions deux
                  • Teacutenegravebres
                  • Soleil-Matiegravere
                  • Lrsquoatome coaguleacute
                    • Geneviegraveve DEPLATIEgraveRE
                      • Les enfants courent accrocheacutes agrave leurs cerfs-vola
                      • Toute une vie pour ressembler
                        • Eacuteric DUBOIS
                          • Hivernage
                          • Silhouette
                          • Lrsquoacircne sur la colline
                          • Soir drsquohiver
                          • Corpus de la nouvelle anneacutee
                            • Roselyne MARTY
                              • Pourquoi
                              • Agrave mes parents
                                • Franccediloise JEANNIN-KAZEROONIE-DEZELLUS
                                  • Nazak
                                  • Chanson en hommage agrave Ahmad Shah Massoud
                                  • Tant qui par agrave pour agrave
                                  • De lrsquoautre cocircteacute de la porte
                                  • Le hasard nrsquoexiste pas
                                  • La poeacutesie disparue
                                  • Sommeil sur la terre
                                    • Jenny MARTY
                                      • Lrsquounionhellip
                                      • Quand un ecirctre vous manque
                                      • Les acircmes esseuleacutees
                                      • Lrsquoamour
                                      • Lrsquoivresse de la vie
                                      • Poeacutesie agrave lrsquoinfini
                                      • Les roses de lrsquoamour
                                      • Psaume drsquoamourhellip Mais encore
                                      • Ton amitieacute eacuteternellehellip
                                      • Un deacutesert en pleurshellip
                                      • Une entente planeacutetaire
                                      • Crsquoest bientocirct Noeumll
                                      • De gracircce
                                      • ESSEhellip
                                      • Sacrificehellip
                                      • Ta plume
                                        • Claude HIBLOT
                                          • Ougrave es-tu
                                          • Eacuteclisses
                                          • Cafards drsquoautomne
                                          • Tango
                                          • Tes larmes noires
                                          • Alors poegravete ougrave es-tu
                                          • La carpe est agrave lrsquoeau
                                          • La chanson de Chloeacute
                                          • Sage comme une image
                                            • Marie-Claude MARTY
                                              • Amour
                                                • Laurent FELS
                                                  • Sans paroles
                                                  • La Bibliothegraveque
                                                  • Lrsquoattente
                                                  • Degraves que
                                                  • Flocons de neige
                                                      • Deuxiegraveme partie Eacutetudes lectures et analyses
                                                        • Mary-Jo ANDRICH
                                                          • EacuteDOUARD GLISSANT
                                                            • Soleil de la conscience
                                                              • BAUDELAIRE
                                                                • laquo LrsquoAlbatros raquo
                                                                  • COMMENTAIRE
                                                                      • Nadine BAULESCH
                                                                        • SUZON HEacuteDO(1942-1990)
                                                                          • laquo Tableau raquo
                                                                            • LECTURE DU POEgraveME
                                                                                • Christophe DURAND ndash LE MENN
                                                                                  • CLAUDE DE MALLEVILLE
                                                                                    • laquo Imitation du Cavalier Marin raquo
                                                                                      • LECTURE DU POEgraveME
                                                                                          • Laurent FELS
                                                                                            • Saint-John Perse
                                                                                            • Extrait du Chant X drsquoAnabasede Saint-John Perse
                                                                                            • Saint-John Perse laquo Le Mur raquo
                                                                                              • LECTURE DU POEgraveME
                                                                                                • Charles Sorel Polygraphe et poegravete de roman
                                                                                                • Baudelaire laquo LrsquoHomme et la mer raquo
                                                                                                  • APPLICATION DE LA MEacuteTHODE JAKOBSONIENNE
                                                                                                  • ANALYSE DU POEgraveME
Page 6: Avec des contributions de

Livre Ier

6

ESSEhellip 90 Sacrificehellip 91 Ta plume 93

Claude HIBLOT 95 Ougrave es-tu 96 Eacuteclisses 97 Cafards drsquoautomne 98 Tango 100 Tes larmes noires 102 Alors poegravete ougrave es-tu 104 La carpe est agrave lrsquoeau 105 La chanson de Chloeacute 109 Sage comme une image 112

Marie-Claude MARTY 114 Amour 115

Laurent FELS 116 Sans paroles 117 La Bibliothegraveque 118 Lrsquoattente 120 Degraves que 122 Flocons de neige 123

Deuxiegraveme partie Eacutetudes lectures et analyses 125 Mary-Jo ANDRICH 126

Soleil de la conscience 127 laquo LrsquoAlbatros raquo 135

Nadine BAULESCH 145 laquo Tableau raquo 146

Christophe DURAND ndash LE MENN 151 laquo Imitation du Cavalier Marin raquo 152

Laurent FELS 157 Saint-John Perse 158 Extrait du Chant X drsquoAnabase de Saint-John Perse 178

CAHIERS DE POESIE

7

Saint-John Perse laquo Le Mur raquo 194 Charles Sorel Polygraphe et poegravete de romans comiques201 Baudelaire laquo LrsquoHomme et la mer raquo 210

Livre Ier

8

Avant-propos

Le preacutesent livre constitue la premiegravere publication des Cahiers de Poeacutesie dont le but est de favoriser avant tout la creacuteation litteacuteraire La liste de diffusion1 est ouverte aux contributions des poegravetes peintres critiques litteacuteraires et chercheurs en litteacuterature

La livraison que voici est diviseacutee en deux parties la premiegravere

contient des poegravemes drsquoEacutelisa Huttin de Charles Legros de Nadine Baulesch de Chakib Hammada de Geneviegraveve Deplatiegravere drsquoEacuteric Dubois de Roselyne Marty de Franccediloise-Jeannin-Kazeroonie-Dezellus de Jenny Marty de Claude Hiblot de Marie-Claude Marty et de Laurent Fels Les auteurs proposent des textes sur diffeacuterents sujets qui constituent souvent des thegravemes drsquoactualiteacute

Quant agrave la deuxiegraveme partie elle regroupe principalement des

eacutetudes Mary-Jo Andrich ouvre ce volet par une analyse de Soleil de la conscience drsquoEacutedouard Glissant et par un commentaire sur laquo LrsquoAlbatros raquo de Baudelaire Nadine Baulesch enchaicircne avec une lecture de laquo Tableau raquo de Suzon Heacutedo Christophe Durand-Le Menn preacutesente une inter-preacutetation du poegraveme laquo Imitation du Cavalier Marin raquo de Malleville Les cinq textes de Laurent Fels ndash drsquoabord une bio-bibliographie de Saint-John Perse puis un commentaire sur un extrait du Chant X drsquoAnabase une lecture de laquo Le Mur raquo de Saint-John Perse un parcours de la vie et des œuvres de Charles Sorel et finalement une eacutetude sur laquo LrsquoHomme et la mer raquo de Baudelaire ndash clocircturent ce premier fascicule

LF

1 httpwwwcahiersdepoesieeurost

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9

Premiegravere partie

Œuvres poeacutetiques

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10

Eacutelisa HUTTIN

(France)

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Depuis

Lrsquooceacutean srsquoest tu srsquoest retireacute sous les galets Le bout de lrsquoicircle nrsquoest plus qursquoun vieux caillou mouilleacute Au creux drsquoune vague Lrsquoodeur des eacuteteacutes calcineacutes srsquoest endormie sous les brumes Leacutegegraveres comme les petits papillons bleus eacutepheacutemegraveres La vie mrsquoapprendhellip La chaleur rouge qui fait chanter le bois mort Le froid bleu qui glace lrsquoherbe verte qui dort Le frais transparent qui perle de roseacutee le deacutecor Le temps mrsquoapprendhellip Les matins deacutemaquilleacutes aux legravevres pacircles Les soirs nus aux apparences deacuteshabilleacutees Lrsquoattente du jour pour une nuit sans escale Lrsquoamour mrsquoapprendhellip Lrsquoimmensiteacute du si petit espace entre deux mains Ougrave plus que lrsquooceacutean lrsquounivers entier se retient Au creux sans vague Les doux parfums de la peau tiegravede qui srsquoeacuteveille Indescriptibles comme les ailes du vent invisibles

Livre Ier

12

Nuit et jour

Ombres leacutegegraveres doux voilage du soir La nuit se nourrit en ogre affameacute De toutes les deacuteclinaisons du noir Le sombre De tes ongles endeuilleacutes qui arrachent la terre Le profond De la nuit quand tombent les eacutetoiles eacutegareacutees Lrsquoeacutetouffant De lrsquoacirctre fermeacute qui brucircle en larmes de sang Brumes aeacuteriennes tulle frais du matin Lrsquoaurore srsquoabreuve agrave petites gorgeacutees De toutes les nuances de soie et du satin La clarteacute De ta peau eacuteveilleacutee qui caresse le soleil La leacutegegravereteacute Des nuages qui retiennent le bleu du ciel La fraicirccheur De lrsquoeau ougrave tant de mains cueillent la vie

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laquo Tanka raquo tresseacutes dans le deacutesert

Souvenir drsquooasis Les empreintes craqueleacutees Point drsquoeau asseacutecheacute Tournent en ronde les ombres Dans le soleil les vautours Courent les dunes Poussiegravere et vent de sable Lrsquoattente et le theacute Sous la tente srsquoeacuteteint le temps Goucirct de menthe et amitieacute Voix jaillie des pierres Tambourins et luths berbegraveres Chœurs en sarabande Battements rythmeacutes de khocircl Un regard pose et srsquoenvole Miroirs au soleil Flaques drsquoeau sans nuages Transparents mirages Rubans bleus glissent dans lrsquoombre Deacutevoilent chevelures sombres

Livre Ier

14

Passe le conteur Des enfants courent en riant Commence lrsquohistoire

Mots murmureacutes agrave lrsquooreille Sourire poseacute sur la bouche Fumet de tagine Paniers de figues et dattes Oranges sanguines Legravevres humides srsquoeacutevaporent Leur offrande est accepteacutee Or creacutepusculaire De lrsquohorizon flamboyant Mouvance du ciel Deacutenude le bleu et le bronze Vecirct chemise de baisers Tissus marchandeacutes Tapis brodeacutes partageacutes Accueille la nuit Voiles Touaregs sous la lune Lueurs de corps endiableacutes

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La course du vent La nuit souffle les areg1 Change les chemins

Sous la tente srsquoeacutetreint le temps La source est rose des vents Caresses drsquoalizeacute Sur le sable coulent les pas Srsquoestompent les traces

Nomade emporte sa toile Les yeux au ciel suit lrsquoeacutetoile

Eacutelisa et Olivier HUTTIN

1 laquo Reg raquo ou laquo areg raquo (mot invariable) deacutesert de pierres

Livre Ier

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De lrsquoautre cocircteacute

Les bruits de pas se font familiers Les mains qui cognent les tours de cleacutes De lrsquoautre cocircteacute Ces bruits de pas qui trsquoeacutetaient familiers Ces mains qui cognaient et ces tours de cleacute De notre cocircteacute De part et drsquoautre les portes Srsquoimpregravegnent de lumiegravere du jour et des neacuteons Mais que lrsquoon entre ou que lrsquoon sorte Il est une face qui ne connaicirct que lrsquoombre et les deacutemons Tes bruits de pas se font familiers Tes mains qui cognent nos tours de cleacutes De notre cocircteacute Nos bruits de pas se font familiers Tes mains qui cognent nos tours de cleacutes De ton cocircteacute De lrsquoœil ouvert de cette porte Nos yeux srsquoapprochent de tes yeux fermeacutes Qui srsquoouvrent enfin de part et drsquoautre Et qui ne voient clair que drsquoun seul cocircteacute Nos bruits de pas te deviennent familiers Mecircme nos voix nos tours de cleacutes De lrsquoautre cocircteacute

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Parle-nous

Souviens-nous de nos ballades entre Mars et la Lune Quand tu me racontais les valses de dunes Mes parcelles de peau cherchaient agrave avoir chaud Sous lrsquoeacutetrange soleil Revois-nous dans le fond des riviegraveres Quand pour la premiegravere fois jrsquoai plongeacute dans le froid Mon enveloppe eacutetait bleue et cherchait la lumiegravere Dans le pur transparent Refais-nous notre dernier voyage Quand nous nrsquoeacutetions encore que des enfants drsquoeacutetoile Mon espoir eacutetait aussi clair que lrsquoair frais de la terre Sous la pluie et le vent Reacuteveille-nous

Livre Ier

18

Le pot aux recircves

Jrsquoai verseacute le pot aux recircves de mon imaginaire Dans la coupe de tes mains relieacutees Jrsquoai jeteacute le pot aux roses dans les airs Et laisseacute les peacutetales srsquoeacuteparpiller Le hasard aura fait le reste Rien ne srsquoest perdu tout srsquoest retrouveacute Le pot aux recircves a recueilli les peacutetales Dans des airs de chansons oublieacutees Le pot aux roses a suivi une rafale Et srsquoest poseacute dans tes mains affoleacutees Le hasard aura refait le reste Rien nrsquoa disparu tout srsquoest reacuteinventeacute

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19

Ici mais ailleurs

Perdue sous les eacutecailles du temps Dans le sens de lrsquoeau et du vent Perdue Dans tout ce qui se ressemble Une main une feuille qui tremble Tout est inconnu Un goucirct se souvient sur la langue Seul Un regard accrocheur se suspend Et reste seul Inconnu Les chemins se deacuteroulent agrave lrsquoinverse Sous les pas eacutegareacutes qui se pressent Pour nulle part Rien ne srsquoeacutevade par aucune porte Mecircme le vent nrsquoemporte rien Seul le miroir muet rapporte La peur dans les yeux Le regard oublieux

Livre Ier

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Reboisement

Troncs jaunes en rangs drsquooignons Repeuplent le regard des hommes Effacent lentement les moignons Calcineacutes drsquoune forecirct monotone Sous mes paupiegraveres Loin des yeux du monde Une petite fille danse dans mes nuits Elle ne sait rien des cimes tombeacutees en poussiegravere De la suie de la cendre de la boue des orniegraveres Sous les bras verts pleins de vent elle rit Elle apprend des airs de ronde Crsquoeacutetait hierhellip Mais aujourdrsquohui Arbres drsquoailleurs grandiront ici Pour graver la meacutemoire des enfants Cacher les premiers amours interdits Et faire pleurer les vieux amants

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Un baromegravetre en porte-cleacutes

La cleacute de lrsquoavenir ouvre une rue sur lrsquoinconnu Une eacutetendue de sable bleu eacutechappeacute drsquoun sablier Qui se moque du temps qui passe La cleacute drsquoun souvenir ouvre la rue noire de monde Ougrave le temps reste au beau fixe pour le reste de lrsquoanneacutee Peut-ecirctre mecircme pour lrsquoeacuteterniteacute Deux cleacutes suspendues agrave un porte-bonheur Un baromegravetre en porte-cleacutes La meacutemoire se fixe sur les murs gris et les paveacutes Recompte les pas perdus pour te chercher agrave la ronde Et ne jamais te trouver Il nrsquoest pas de tristesse juste un regret sur le tard Drsquoavoir perdu en laissant carte blanche au hasard Les traces de tes pas Rien nrsquoest perdu elle a un porte-bonheur Un baromegravetre en porte-cleacutes Le temps et les horloges vident toujours les sabliers Le sien est presque vide encore quelques grains Jusqursquoau deacutepart drsquoun dernier train Qursquoimporte Elle nrsquoaura qursquoagrave fermer les yeux pour reacuteouvrir les souvenirs Mecircler la meacutemoire au recircve et pour le temps drsquoune histoire Venir srsquoasseoir agrave ta table Juste en serrant tregraves fort son porte-bonheur Un baromegravetre en porte-cleacutes

Livre Ier

22

Siregravene siregravene

Il a fait naufrage ce soir au large de son acircme lagrave-bas Bu les lames de fond briseacute les vagues casseacute le macirct

Un point sur la ligne drsquohorizon sous la ligne de flottaison Couleacute Les yeux ouverts les bras en croix toucheacute le fond

Les rayons de pleine lune percent le plafond en surface Elle entre dans la lueur elle ondule danse avec gracircce Elle un jour rejeteacutee sur le sable fin entre les varechs

Qursquoil avait sauveacute poseacute sur les vagues et son amour avec

Chaque soir de pleine lune elle revenait chanter sa brune Brisant son cœur fragile de sa voix cristalline des lagunes

Elle sa reine siregravene si frecircle entre les algues si femme Avait envoucircteacute de fragrances oceacuteanes et nocturnes son acircme

Il a largueacute les amarres ce soir deacutesancreacute lrsquoancre agrave jamais

Laceacutereacute en lambeaux ses voiles laisseacute deacuteriveacute le voilier Creveacute la coque du bateau en larges sourires de voies drsquoeau Sombreacute jusqursquoagrave son tombeau Une siregravene en son chacircteau

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23

Streap-tease

Pour toi mon Amour je soulegraveverai lentement mon voile diaphane Car il reste encore entre nous de larges prairies ombrageacutees Des contre-jours des paravents des brumes bleues oceacuteanes Que le soleil se plaicirct un peu plus chaque jour agrave dissiper Quand lrsquoair nous donnera la plus grande et pure des transparences Je quitterai sous tes yeux le dernier voile opaque qui mrsquohabille Sur de douces notes de musique je trsquooffrirai quelques pas de danse Et glisseront sur mes hanches mes vecirctements jusqursquoaux chevilles

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Charles LEGROS

(France)

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25

Ferme les yeux

Ferme les yeux petit(e) Ferme les yeux et imagine Dis tu vois la neige tomber

Et lagrave tu vois ce beau chapiteau Avance maintenant

En face de toi que des clowns Des nez rouges

Nrsquoouvre pas les yeux Continue imagine

Tiens un veacutelo des animaux Crsquoest quoi ce paradis

Tu es dans ton univers Regarde la lumiegravere

Celle que tu ne vois pas avec les yeux ouverts Continue imagine

Fais ton film Tiens me voilagrave

Lagrave juste en face de toi Je te tends la main

Prends-la prends-la Non nrsquoouvre pas tes yeux tu vas tout effacer

Regarde je te souris tu me vois Accroche-toi regarde la lumiegravere

Et lagrave ougrave es-tu Je ne te vois plus

Jrsquoai beau fermer mes yeux je ne te vois plus fais-moi un signe

Regarde jrsquoai mis mon nez rouge Je trsquoentends rire au loin

Livre Ier

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Tu ris de joie Tu changes tu ris

Continues oublies ris Ris vie

attention jrsquoouvre les yeux et je suis en face de notre reacutealiteacute

Tu es lagrave assis sur ton lit Et moi je passe et je ne te regarde mecircme pas

Je continue avec mes petits tracas Et jrsquooublie mecircme qursquoil suffit de fermer les yeux pour changer de

vie

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La blessure

Et oui je suis une blessure Une blessure drsquoamour

Une vraie blessure Celle qui ne cicatrise pas rapidement

Et qui te colle agrave la peau Une blessure drsquoamour

blessure par balle Tireacutee par le cœur

Et non par un fusil Comment imaginer qursquoun cœur peut blesser ou tuer Pourquoi un mot si joli qursquoamour peut faire du mal

Mal jrsquoai mal Laissez tomber les urgences

Cette blessure lagrave reste agrave jamais Cette blessure reste tout simplement ouverte pour la vie

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Nadine BAULESCH

(Luxembourg)

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Poeacutetrie

Le chant des fers et lrsquoacircme des vers voilagrave ce qui mrsquoest cher

Quand le ciel devient rouge

et le cœur se reacutejouit au-dessus de ma ville

en dessous de mes yeux

Le chant des fers et lrsquoacircme des vers me montrent lrsquoinfini

Enfin

Lrsquoamour survit et deacutepasse la nuit

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Chakib HAMMADA

(Algeacuterie)

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Espeacuterances ravineacutees1

tes cris rejaillissent de mes espeacuterances ravineacutees ascension vertigineuse

drsquoun Nous amputeacute tu caresses impassible mes instincts neacutecrophiles

pour poser sur mes legravevres sensuelle et nue

la rengaine misogyne drsquoune harmonie briseacutee

1 Extrait de Triangle ouvert sur Fahima poegravemes preacutesentation de Kamel Bencheikh Editions Le Manuscrit (75011-Paris)

Livre Ier

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Fahima1

mirage de tendresse ocirc soleil des amants maicirctresse de mes entrailles

toi mon cycle agrave mille temps sur les berges de tes legravevres pareil au moucheron je demeure suspendu

au frou-frou de ta voix

1 Extrait de Triangle ouvert sur Fahima poegravemes preacutesentation de Kamel Bencheikh Editions Le Manuscrit (75011-Paris)

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Lrsquoamour de demain1

Pour Souacircd

et la moisson vint souffler lrsquoorage et lrsquoeacuteteacute srsquoancra au cœur de ces vers humides et je trsquoaime mon amour au preacutesent de ton absence et mes rires transis souffreteux lancinants eacutetreignent le galbe de tes yeux miroitants et je trsquoaime mon amour au preacutesent de ton absence tu es lagrave et ta voix fraicircche sereine vibre dans mes yeux alourdis par la peine

1 Extrait de Triangle ouvert sur Fahima poegravemes preacutesentation de Kamel Bencheikh Editions Le Manuscrit (75011-Paris)

Livre Ier

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et je trsquoaime mon amour au preacutesent de ton absence

et tes cris et mes cris belle farandole embrasent les racines de cette morne solitude et je trsquoaime mon amour au preacutesent de ton absence et demain mon amour et demain et toujours nos yeux confondus se conteront mille refrains et nous nous rirons des noirs chemins ougrave lrsquoangoisse megravere de tous les vices conjugue la peine et les amours qui se deacutefont et nous vivrons mon amour et nous vivrons dans toute sa pleacutenitude la vie notre vie confondus comme un

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Les recircnes briseacutees1

jrsquoai senti dans mon ventre un matin bleu-opaque tes legravevres-souvenirs

hurler dans mes yeux helliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphellip

Fahima-tendresse kholkhal de mon acircme

ton absence brise en moi les recircnes de lrsquoespoir

1 Extrait de Triangle ouvert sur Fahima poegravemes preacutesentation de Kamel Bencheikh Editions Le Manuscrit (75011-Paris)

Livre Ier

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Nous eacutetions deux1

nos amours en eacutetiage se mirent sur les rivages de nos serments rideacutes

par les affres de ce recircve brutal ougrave se perd

lrsquoestheacutetique sauvage drsquoun poegraveme-matiegravere

souffles aphasiques qui ne chantent plus ce Nous eacutecheveleacute

qursquoenchaicircnent les tripes obscures drsquoun preacutesent inaccessible

miroir creux

ougrave se deacutebat la fureur drsquoune charge passionnelle

hier encore nous eacutetions deux

1 Extrait de Triangle ouvert sur Fahima poegravemes Preacutesentations de Kamel Bencheikh Editions Le Manuscrit (75002-Paris)

CAHIERS DE POESIE

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Teacutenegravebres1

encore longtemps je me souviendrai de la brume relative agrave ce ruisseau de larmes

qui coule serpent sans joie au pied de ce Mur que

le vent du malheur dressa entre-Nous

je nrsquoirai plus conter ma peine agrave

lrsquooceacutean chant nonchalant que

Fahima coud aux rires muets du hasard qui peuple mes silences et deacutechire mes ardeurs

lrsquoadieu revit

sens oblique drsquoun amour lateacuteral

au souffle creux Brasero

1 Extrait de Triangle ouvert sur Fahima poegravemes Preacutesentation de Kamel Bencheikh Editions Le Manuscrit (75002-Paris)

Livre Ier

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aux mille eacutetoiles qursquoune larme eacuteteint

Graine sereine sans Toi je ne suis plus

tiens reprends ce cœur drsquoalcools poussif teacuteneacutebreux vaseux

useacute par tes caprices bourgeois tes recircves

drsquoalios

je ne recircve plus je caresserai sans plus recircver

le souvenir du giron qui me dorlota veilla anima

megravere megravere Fahima vient de partir

pourquoi pourquoi

ce regard voileacute ces yeux baisseacutes cet air qui pue lrsquohumiliation ces

larmes eacutepineuses qui eacutecorchent lrsquoespoir

pourquoi srsquoaimer pour se haiumlr lutter joies contre peines

sans Toi je ne suis plus

CAHIERS DE POESIE

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viens donc Fahima aube sereine

mrsquoaider agrave vivre ces joies non veacutecues

Livre Ier

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Soleil-Matiegravere1

viens pareille agrave la mer un soir drsquoeacuteteacute caresser les rivages de mes entrailles avides sur les flancs de tes vagues il fait si bon recircver jrsquoaime agrave voir tes yeux se deacuterider ces soleils-matiegraveres qui dansent dans ta voix Sur ton front large et pur il fait si bon aimer viens sur le souffle drsquoune espeacuterance agrave la premiegravere lueur drsquoun sou- rire franc eacutechancrer mes recircves en deuil sous la foudre de tes yeux il fait si bon souffrir

1 Extrait de Triangle ouvert sur Fahima poegravemes Preacutesentation de Kamel Bencheikh Editions Le Manuscrit (75002-Paris)

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Lrsquoatome coaguleacute1

je nrsquoai plus agrave recircver sur un atome coaguleacute ou sur lrsquooreille maladroite drsquoun chaton sevreacute Retrouverai-je la seacutereacuteniteacute de cette aube enivrante ougrave jrsquoai vu mon cœur palpiter dans tes yeux jrsquoai encore dans la pacircleur de mes veines le souvenir hal- lucinant du jardin de ton corps ougrave dansent admirables ces bouquets de roses Blanches sur tes bras tes chevilles et ton cou lagrave jrsquoai inscrit sur le vide de mon acircme en lettres de roc sur une page-feu ton nom ta voix la douceur de tes yeux sans toi atome mon atome coaguleacute que serait la vie au cœur drsquoun clair poegraveme

1 Extrait de Triangle ouvert sur Fahima p24 Editions Le Manuscrit (75002-Paris) 4egraveme trimestre 2004

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Geneviegraveve DEPLATIEgraveRE

(France)

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Les enfants courent accrocheacutes agrave leurs cerfs-volants

Les enfants courent accrocheacutes agrave leurs cerfs-volants La blessure de ton autrefois srsquoenlumine au tiers-point de ton envol le balancier de tes souvenirs a frocircleacute le vertige Mais jamais un geste jamais un mot ne trsquoont trahi Les ombres bleues restent en eacutequilibre sur les flancs de la montagne Toi qui mrsquoexplores tu oses le miracle de la priegravere la gloire de tes legravevres de tes mains de ton ventre Je me mets agrave la merci des lois naturelles Blanche eacutemeute des mots Un quasar veille

Livre Ier

44

Toute une vie pour ressembler

Toute une vie pour ressembler agrave lrsquointerstice ougrave lrsquoon eacutecoute le sommeil Ton souffle hors du noir poussera tout alentour et eacuteclatera dans le vent Architectes frimas nous danserons aux bras de la voie lacteacutee

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Eacuteric DUBOIS

(France)

CAHIERS DE POESIE

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Hivernage

Mon recircve a brucircleacute les terres geleacutees de lrsquohiver Crsquoest agrave lrsquoinstant ougrave jrsquoai mis les mains dans les poches

Tu vendais des journaux aux portes cochegraveres Je ne sais plus quand ni comment je trsquoai parleacute Sous la couette jrsquoai connu de longs hivernages

Degraves que possible jrsquoatteindrai les derniegraveres cimes Jrsquoai promis agrave lrsquoaube des mots les premiers Tu viendras mrsquoeacutecouter happeacutee par la rue

Dire mon souffle entrecoupeacute de rires Aux inconnus que nulle porte nrsquoarrecircte

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Silhouette

Encore un signe De toi

Consommeacute dans lrsquo Urgence

Vu qursquoune

Silhouette srsquoanimer Dans lrsquoair

Je ne trsquoai pas reconnue

Au milieu des contingences Jrsquoai penseacute un moment disparaicirctre

Le souvenir de toi Mrsquoa retenu

Jrsquoai laisseacute mes penseacutees lagrave

Elles bruissent sans Moi

Tu nrsquoes Plus qursquoune silhouette

Sans visage Maintenant le souvenir a creuseacute un

Sillon eacutetroit Comme une ride qui srsquoajoute

Au nombre des Jours

Livre Ier

48

Lrsquoacircne sur la colline

Demain jrsquoouvrirai les yeux Et ce sera un matin calme

Comme un chant eacutemouvant A entendre

Tu disais je fuis les jours

Jrsquoaimerais emporter avec moi Tous ces noms que jrsquoai appris agrave

Comprendre agrave aimer

La poeacutesie gagne agrave ecirctre connue Disais-tu parfois quand le temps

Se faisait plus menaccedilant Et qursquoon menait lrsquoacircne sur la colline

Pour y mourir

Jrsquoose espeacuterer disais-tu Jrsquoose

Que ceux qui viendront apregraves nous Se tiendront droits Les recircves on les fait Comme des enfants

Ils sont un peu de nous On les aime pour ccedila

Un peu plus humains chaque jour

CAHIERS DE POESIE

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Soir drsquohiver

amp le soir vient tu tries des papiers importants

tu ranges des dossiers tu te rappelles les soirs drsquohiver

identiques

il y a bien longtemps deacutejagrave crsquoest toujours la mecircme appreacutehension

quand le soir drsquohiver tombe crsquoest la fin de lrsquoanneacutee

il faut faire vite

par la lucarne il y a les marronniers de la Voucircte

comme des signatures deacutecharneacutees sur le papier glaceacute blanc

de lrsquohiver

il y a bien longtemps deacutejagrave entre le Canal et la Marne tu es planteacute lagrave

agrave faire fleurir des souvenirs des cendres de quelques regrets

tu te rappelles tu courais les magasins sur les Grands Boulevards

Livre Ier

50

crsquoest toujours la mecircme appreacutehension mettre de lrsquoordre dans tout ccedila

agrave quoi bon agrave qui ccedila servira tu aimes te souvenir

crsquoest deacutejagrave ccedila mecircme si crsquoest incomplet inexact

les soirs drsquohiver identiques

CAHIERS DE POESIE

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Corpus de la nouvelle anneacutee

Une nouvelle anneacutee Et tout mon ecirctre

Se libegravere Mes membres engourdis Appellent le vent le soleil Dans quelques mois

Une nouvelle anneacutee Et tout mon corps

Se deacutetache

Des liens terrestres De la matiegravere Et prend le pouls Du temps

Les questions laisseacutees sans Reacuteponse

Ne se posent plus

Car mon corps Eacutepouse les flancs De la colline

Jrsquoattends un ecirctre

Libeacuterateur Jrsquoattends

Livre Ier

52

Les mots Les premiers

Eacutenoncer la veacuteriteacute Ultime Transmise depuis Longtemps

La veacuteriteacute cacheacutee Oublieacutee

A partager A meacutediter

CAHIERS DE POESIE

53

Roselyne MARTY

(France)

CAHIERS DE POESIE

54

Pourquoi

Pourquoi toi Pour quelle raison cet acharnement de la vie

Pourquoi cette maudite nouvelle en ce jour de janvier Qui tel un nuage est venue assombrir un ciel si bleu

Pourquoi a-t-il fallu que cela trsquoarrive agrave toi Pourquoi la vie et le destin srsquoacharnent-ils contre toi

Moi-mecircme ne trsquoai pas eacutepargneacute et ajouteacute agrave ta souffrance Jour apregraves jour ton combat sera dur et difficile agrave supporter

Mais telle une ombre je veillerai sur toi au-delagrave de la Parce que tu es mon ami pour toujours [souffrance

Et ce depuis le premier instant de notre rencontre En ce jour ougrave le ciel eacutetait bleu

Au moment ougrave cet orage nous a paru si fantastique Pourquoi toi

Je ne le saurai jamais Mais je serai lagravehellip

CAHIERS DE POESIE

55

Agrave mes parents

Vous qui avez fait de moi un ecirctre courageux Et dont nous avons toujours partageacute lrsquoessentiel

Moi petite je vous voyais vous deacutebattre Dans les soucis et jrsquoavais mal au fond de mon cœur

Je me suis toujours ndash et encore ndash sentie rejeteacutee par mes fregraveres

Mais cela nrsquoavait pas drsquoimportance vous eacutetiez lagrave Quand jrsquoavais peur le soir maman tu me gardais pregraves de toi pour dormir

Adulte tu mrsquoas toujours aideacutee jamais je ne me suis sentie seule

Nous eacutetions les trois mousquetaires mais nous ne sommes plus que deux Et crsquoest lourd agrave porter la vie nrsquoefface pas les blessures au contraire

Jrsquoai besoin de toi maman pour continuer agrave ecirctre forte et digne

Je me sens si deacutesempareacutee cette anneacutee et plein drsquoamertume Envers ma fille que lrsquoon croyait avec nous

Jrsquoai des regrets pour la premiegravere fois de ma vie Six anneacutees gacirccheacutees par sa faute ses mensonges

Je dois maintenant reacuteapprendre agrave vivre avec ce regret

Mais je sais que je peux mrsquoappuyer sur ton eacutepaule Toi maman qui a toujours eacuteteacute lagrave

Pour votre gueacutepiot

Livre Ier

56

Franccediloise JEANNIN-KAZEROONIE-DEZELLUS

(France)

CAHIERS DE POESIE

57

Nazak

Il eacutetait une foi Dans lrsquoacircme drsquoun pays lointain

Une petite princesse Son pegravere eacutetait vilain

Sa megravere eacutetait tregraves belle Elle grandit dans un palais

Elle apprit en pension Elle eacutetudia loin de son pays

Dans un autre continent America

Pendant ce temps-lagrave Lrsquohistoire se fit

Elle srsquoappelait reacutevolution islamique Coupeacutee de sa terre natale

La princesse devenue grande se mit agrave voyager Se mit agrave photographier

Un jour arriva Je la rencontrai Crsquoeacutetait agrave Paris

Loin de son pays Dans une boutique

Elle se preacutesenta Elle y travailla

Et elle continua Drsquoerrer

De photographier De suivre sa destineacutee Celle drsquoune reacutefugieacutee

La sœur du Shah eacutetait lagrave

Livre Ier

58

La princesse survivra Mais un jour de froid

Un jour drsquohiver Celui de son fregravere

Nazak Pahlavi srsquoendormit Assise en tailleur Pour aller ailleurs Treize ans deacutejagrave

Lrsquoannonce fut faite Officielle

Par son cousin Reza Shah On lrsquoenterra

Pourtant Nazak eacutetait encore lagrave Dans mon esprit

Dans ma Vie Un jour arriva

Que sa cousine Leiumlla Alla la retrouver

laquo Un jour des teacutenegravebres jaillira la lumiegravere raquo dira Farah Ce jour arriva

La valise oublieacutee

Fut retrouveacutee Tel un treacutesor Non partageacute Jrsquoai deacutecideacute

De deacutevoilerhellip

CAHIERS DE POESIE

59

Chanson en hommage agrave Ahmad Shah Massoud

Pregraves de chez moi Je ne le savais pas

Il venait lagrave

Pregraves drsquoun jardin Avenue Raphaeumll

Elles eacutetaient (b)elles

Quelques poegravemes Gisaient sur le trottoir

Il faisait noir

Le lendemain Elles se sont eacutecrouleacutees

A la teacuteleacute

Pregraves de chez moi Je ne le savais pas

Il venait lagrave

Un mois plus tard Ils sont partis lagrave-bas

Pour la burka

Deux mois plus tard Chasseacutes drsquoAfghanistan

Les Talibans

Livre Ier

60

Dans le Pandjshir

Le Lion srsquoest endormi Toute une Vie

Pregraves de chez moi Je ne le savais pas

Il venait lagrave

Et toujours pas De belles stegraveles Avenue Raphaeumll

Et toujours pas

Deux belles stegraveles Avenue Raphaeumll

CAHIERS DE POESIE

61

Tant qui par agrave pour agrave

Demain jrsquoouvrirai les yeux Ils seront gonfleacutes de larmes

Comme une outre trop pleine Tant de peine

Demain jrsquoouvrirai les yeux Ils seront pleins drsquoamour Comme cet enfant recircveur

qui nrsquoa plus peur

Demain jrsquoouvrirai les yeux Ils seront pleins de haine Comme ce soldat fatigueacute

par la destineacutee

Demain jrsquoouvrirai les yeux Ils seront pleins de bleus Comme ce corps meurtri

agrave lrsquoinfini

Demain jrsquoouvrirai les yeux Ils seront pleins drsquoespoir

Comme cette femme aimeacutee pour lrsquoeacuteterniteacute

Ce soir je fermerai les yeux

Ils seront pleins de noir Comme cette nuit passeacutee

agrave espeacutererhellip

Livre Ier

62

De lrsquoautre cocircteacute de la porte

De lrsquoautre cocircteacute de la porte Il y a une sorte Drsquoanimal Deacutemon de mes nuits Diable de ma vie De lrsquoautre cocircteacute de la porte Il y a une espegravece De macircle Homme de ma vie Ombre de mes nuits De lrsquoautre cocircteacute de la porte Il y a une lumiegravere Tunnel de la mort Ou celle de la vie De lrsquoautre cocircteacute de la porte Il y a un bruit Courrier de mes ennuis Pas de mes amis De lrsquoautre cocircteacute de la porte Il y a une sonnette Celle que lrsquoon sonne Et je mrsquoabandonne Avec lui LrsquoAnimalhellip

CAHIERS DE POESIE

63

Le hasard nrsquoexiste pas

Le hasard nrsquoexiste pas Tout est preacutevu ici-bas

Une enfance Reacutesurgence

Le hasard nrsquoexiste pas Tout est attendu de lagrave

Pressenti Infini

Le hasard nrsquoexiste pas

Tout est en hibernation Ocirc sommeil Le reacuteveil

Le hasard nrsquoexiste pas

Tout est en congeacutelation Engourdi Par la Vie

Le hasard nrsquoexiste pas

Tout est une programmation Deacutesigner

Veacuteriteacute

Le hasard nrsquoexiste pas Il est en toi

Livre Ier

64

La poeacutesie disparue Faim drsquoanneacutee 20041

En cette fin drsquoanneacutee la poeacutetesse pleure lrsquoAsie du Sud-Est Et vous les poegravetes agrave vous drsquoobserver auriez-vous oublieacute Eacutevaporeacutees vos qualiteacutes Futiliteacutes Et votre cœur Et votre acircme A jamais endormis dans lrsquooubli de votre vie Laissez vos petites blessures de lrsquoautre cocircteacute de la porte Ocirc Marie Eacutecoute ma priegravere Inchallah Asie de lrsquoeau delagrave

1 Jeu de mots

CAHIERS DE POESIE

65

Sommeil sur la terre

Sommeil sur la terre Sommeil sous la terre Sur la terre sous la terre des corps eacutetendus Neacuteant partout Deacutesert du neacuteant Des hommes arrivent Drsquoautres srsquoen vont1

Omar Khayyacircm (1048-1131)

1 Le poegraveme est citeacute par Franccediloise-Jeannin-Kazeroonie-Dezellus

CAHIERS DE POESIE

66

Jenny MARTY

(France)

CAHIERS DE POESIE

67

Lrsquounionhellip

Doucement je te prends contre moi En caressant timidement de mes doigts Toute la surface qui eacutemane de ton ecirctre

Blanc immaculeacute qui ne demande qursquoagrave renaicirctre

Je vais griffonner quelques quatrains poeacutetiques Sur toi qui sont en attente des mots symphoniques

Afin de cacher ta nuditeacute pourtant si jolie Quand on la regarde tourneacutee vers lrsquoinfini

Ma plume boit ton eacutelixir couleur marine

Pour mieux griffonner sur le papier de Chine Quelques balbutiements envies et deacutesirs eacutepars

Qui peu agrave peu prendront leur envoleacutee vers lrsquoespace

Tu envelopperas mon corps devenu feacutebrile De tes pages remplies de mon encre indeacuteleacutebile

Et nous danserons en ne faisant plus qursquoun Sous une merveilleuse pluie discontinue drsquoembrun

Nous joindrons lrsquoosmose agrave cette chose agreacuteable

Qursquoest lrsquounion drsquoune feuille et drsquoune plume irremplaccedilable Pour le seul plaisir de nos regards tourneacutes vers lrsquohorizon

Dans un tendre va-et-vient nous serons au diapason

Laisse-moi eacutepouser les formes de ton ecirctre Au greacute du temps et de lrsquoespace

Et nous ferons renaicirctre Les seins de glace

Livre Ier

68

Sur le chemin Sans fin

CAHIERS DE POESIE

69

Quand un ecirctre vous manque

Tout est deacutepeupleacute autour de nous comme si Un agrave un les gens srsquoeacuteloignaient loin dici

En vous laissant seules et deacutesempareacutees Ainsi Quand un ecirctre vous manque crsquoest pour lrsquoinfini

Les journeacutees agrandissent les nuits aussi Tout devient inaccessible crsquoest une folie Le besoin drsquoaimer et de se sentir aimeacutees

Crsquoest une chose dont on ne peut pas se passer

Quand un ecirctre vous manque la vie est sans valeur Puisque seules nous sommes prostreacutees dans notre malheur

Aupregraves de la solitude agrave jamais pour toujours Faire un voyage vers le mal de vivre sans lrsquoonce drsquoun retour

Une destineacutee qui peu agrave peu au fil du temps blesse

Pour atteindre sans lrsquoombre drsquoun deacutetour nos faiblesses Un ecirctre nous manque et tout devient noir de jour en jour

Avec comme seule compagnie nos larmes face agrave ce deacutesamour

Avancer tout en souriant et croire encore en lrsquoamour Mais comment est-ce possible quand un ecirctre nous manque

Il ne nous reste qursquoun cercueil comme derniegravere planque A moins qursquoadvienne le baiser tant attendu drsquoun troubadour

Il est parfois bon de recircver mais seule face agrave la reacutealiteacute

La vie est autrement puisqursquoelle est agrave nos yeux deacutepeupleacutee De cette immense chose qursquoest le besoin drsquoecirctre aimeacutees Car quand un ecirctre nous manque crsquoest pour leacuteterniteacute

Livre Ier

70

Les acircmes esseuleacutees

Une rose est lagrave poseacutee pregraves drsquoun album agrave photos Quelques peacutetales sont tombeacutes sur le recueil des mots La piegravece sentait lrsquoencens et lrsquoespoirhellip Doucement la nuit tombe agrave pas de velours Le silence devient drsquoor agrave chaque carrefourhellip Sur un banc il y a un homme aux yeux hagards Precirct agrave passer une nuit de plus seul face agrave certains mauvais

[ regards (hellip) Une femme aux pas presseacutes srsquoarrecircte devant lui En lui donnant quelques sous et sa baguette de painhellip Elle lui glisse quelques phrases en cette nuit Froide et insensiblehellip Il est lagrave agrave regarder la gracircce et la beauteacute De cette apparition qui est agrave ses yeux Un don de Dieu Naturellement il accepte cette main (hellip) Peu agrave peu il reprendra en main son destin En croyant un peu plus agrave la viehellip La vie et ses secretshellip La vie et ses chagrinshellip La vie une fidegravele amiehellip Elle nrsquoest que mystegravere et infiniteacutehellip La femme nrsquoest qursquoune simple poeacutetesse Et crsquoest de par ses mots Qursquoelle taira les mauxhellip Elle reprend la rose qursquoelle caresse De ses doigts tout en recommenccedilant agrave eacutecrire de lrsquoautre Que peut-elle faire sinon devenir lrsquoapocirctre

CAHIERS DE POESIE

71

De toutes les acircmes esseuleacutees Sa tacircche est si simple ici sur terre Qursquoelle nrsquoest pas precircte de faire de sa vie un monastegraverehellip Bien au contraire Car jamais elle ne pourra se taire (hellip)

Livre Ier

72

Lrsquoamour

Pas un ecirctre humain ne peut se passer drsquoamour Mais combien sur la terre vive un deacutesamour

Lrsquoamour commence degraves le premier instant de vie Pour lrsquoenfant que lrsquoon met au monde mais aussi

Quand lrsquoamour reacuteunit deux personnes en srsquoaimant sans deacutetour Dans un partage et une confiance pour toujours

On ne peut pas aimer sans lrsquoonce de brin drsquoamour

On ne peut pas faire lrsquoamour sans lrsquoombre drsquoun sentiment Pour celui ou celle avec qui on veut chaque jour

Aimer deacutesirer afin de ne faire plus qursquoun Sur le mecircme chemin jusqursquoagrave lrsquoinfini main dans la main

En se frayant un passage vers une destineacutee remplie drsquoamour

Lrsquoamour de son prochain lrsquoamour des becirctes et de la nature Lrsquoamour nrsquoa aucune limite car notre cœur est assez grand Pour aimer se diviser se multiplier jusqursquoau deacutecuplement

Mais face agrave lrsquohomme ou la femme de sa vie ce que lrsquoon ressent Est diffeacuterenthellip Lrsquoamour doit ecirctre agrave lrsquoinfini le ciment du couple

Sans amour tout srsquoeacutecroule comme un chacircteau de cartes

Lrsquoamour brille dans nos cœurs et tant que nous verrons lrsquoeacutetoile Lagrave-haut dans le ciel se pavaner avec gracircce

Lrsquoamour que nous donnons sans rien attendre en retour Se perdurera sur lrsquoimmensiteacute de la terre et de toute sa surface

En laissant comme une couleacutee drsquoembrun sur les toiles

Faire ce don crsquoest un heacuteritage que nous laisserons pour toujours

CAHIERS DE POESIE

73

Lrsquoamourhellip

Livre Ier

74

Lrsquoivresse de la vie

Ouvre tes bras afin que vienne jusqursquoagrave toi Lrsquoivresse de la vie qui te mettra en eacutemoi Porte ton regard sur notre nouvel avenir

Et ramegravene sur tes legravevres ton sourire

Eacuteclate-toi jusqursquoagrave lrsquoinfini des temps En surfant entre les mers et les oceacuteans

Nrsquoaie pas peur drsquoaller vers tes lendemains Arpenter ce monde qui est ton destin

Ouvre grand ton cœur agrave ton prochain En lui offrant une envoleacutee en son sein

Le partage nrsquoen sera que meilleur tu sais Et puis en acqueacuterant lrsquoosmose tu seraishellip

Tu serais aux anges alors crois en lrsquoamour

En fonccedilant vers les portes des toujours Lrsquoivresse de la vie te tend sa main

Prends-la et ose Va vers ton chemin

Ne fais pas de ta vie un champ de bataille Mais un havre de paix sans lrsquoonce drsquoune faille

Donne-toi en partage en abaissant les barriegraveres Pour au fil du temps atteindre la lumiegravere

Abreuve-toi des plaisirs sans en devenir ivre Tout en gardant toujours cette joie de vivre

Accueil agrave bras ouvert lrsquoivresse de la vie Que tu cheacuteriras jusqursquoagrave lrsquoinfini

CAHIERS DE POESIE

75

Poeacutesie agrave lrsquoinfini

Belle Eacuteternelle Jolie Angeacutelique Poeacutetique Symphoniquehellip Poeacutesie De toi Jrsquoen reste inassouvie A lrsquoinfinihellip Quelquefois Je suis en eacutemoi Devant tes mots Qui sont agrave mes yeux Merveilleux Si beauxhellip Poeacutesie agrave lrsquoinfini Jrsquote tire mon chapeau Pour tes vers Deacuteposeacutes agrave pas de velours Sur notre terre En ce nouveau Milleacutenairehellip En toi Il y a des syllabes amp des voyelles Des ratures Le tout eacutecrit avec amour Dans de tendres murmureshellip Tu es tendresse

Livre Ier

76

Passion Finesse Bonheur Mais quelquefois Tu hurles agrave chaque carrefour Tes maux Douleurs Rancœurs Face agrave la socieacuteteacute (hellip) Poeacutesie agrave lrsquoinfini Tu es lrsquoamie La confidente De lrsquoeacutecrivain Qui ne peut rester en attente Drsquoeacutecrire encore et encore Sur ton laquo corps raquo Immaculeacutehellip Je deacutesire dans mon cercueil satin Un parchemin Entre mes mains Et poseacute avec tendresse Entre mes seins Ma poeacutesie pour lrsquoinfini (hellip)

CAHIERS DE POESIE

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Les roses de lrsquoamour Une rose eacutetoileacutee Pour toi belle dulcineacutee Belle de jour Pour toujours Jrsquotrsquoaime mon amourhellip Une deuxiegraveme ma bellissima Pour trsquooffrir en partage Un sourire sur ton ravissant visage Laissant entrevoir des yeux Couleur bleuehellip Une troisiegraveme que je deacutepose Au creux de ta main Avec une bague Une prose Un bisou Puis tous nagerons dans la vague Formeacutee de perles de roseacuteeshellip Une quatriegraveme Pour te dire simplement laquo je trsquoaime raquo La cinquiegraveme au pourtour Oranger Pour ton corps de prsquotite feacutee Doucement je la glisse entre tes seinshellip La sixiegraveme est sur les draps satin Couleur eacuteternelle Celle de lrsquoamour Celle drsquoun jour Celle de toujourshellip La septiegraveme repreacutesente lrsquoeacutetincelle

Livre Ier

78

De ton regard amoureux de la vie Alors reste ainsi La huitiegraveme se pavane sur ton bureau Endroit magique ougrave tu eacutecris tes mots Face agrave une bougie Dansant au rythme de ta respirationhellip La neuviegraveme pour te dire laquo ti amo raquo Tout ce qui eacutemane de toi est si beau Que mon deacutesir est de trsquoemporter Vers un sublime destin Qui sera le nocirctrehellip Donne-moi ta main Offre-moi ton cœur Et je te couvrirais de fleurs Pour lrsquoinfinihellip Une deux trois (hellip) Roses Peu importe puisque que se sont les roses de lrsquoamour Des roses pour celle qui sera mienne un jour Des roses pour toi Alors laisse pour une fois Eacuteclater ta joie dans une de tes compositions Une prose Qui me mettra en eacutemoihellip Une rose eacutetoileacutee A jamais se perdure vers lrsquoeacuteterniteacute (hellip)

CAHIERS DE POESIE

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Psaume drsquoamourhellip Mais encore

Aimerhellip Trsquoaimerhellip Je trsquoaimerais si fort

Jusqursquoagrave lrsquoinfini des tempshellip Mais encore

Je serais la femme maicirctresse Une douce caresse

Qui viendra la nuit dormir contre toi Et dans un eacutelan de tendresse

Tu mrsquoenlaceras au milieu des draps de soie Tu mrsquoemporteras jusqursquoau Mont-Royal

Jrsquoserais ton petit reacutegal Mais encore

Je te coucherais des psaumes drsquoamour A chaque carrefour

Et sans deacutetour Tu les attraperas au volhellip

Je deviendrais une parabole Afin que tu me captes lagrave ougrave je suishellip Je serais ton Aphrodite de tes nuits Et dans un tendre corps agrave corps

Nous irons en partance en gondole A Capri nous fondre dans les grotteshellip

Mais encore Je trsquooffrirais des matins cacirclins

En devenant une succulente papillote Que tu parcourras avec deacutelicatesse

De ta langue assoiffeacutee de mon laquo moi raquohellip Je te nommerais roi

Tu seras mon roi et je serais ta reine

Livre Ier

80

Et agrave tes pieds je deacuteposerais des psaumes drsquoamour Pour te conter mon ivresse

De toihellip Mais encore

Mais encore Mais encore

Sans tabous je serais tienne Mes mots seront douceur

Ma peau chaleur Mes legravevres assoiffeacutees Mon deacutesir reacutealiteacutehellip Mais encore

Des psaumes drsquoamour Pour toi mon bohegraveme

Des regards chaque jour Afin de me noyer dans tes yeuxhellip

Des laquo je trsquoaime raquo

De beaux poegravemes Un destin le nocirctrehellip Nrsquoest-ce pas merveilleux

CAHIERS DE POESIE

81

Ton amitieacute eacuteternellehellip

Que serais-je sans toi si tu me rejetais Au loinhellip Comme si tu me pieacutetinaishellip Jrsquone serais rien crois-moi Car mecircme si tu es marieacute(e) Jrsquoaurais toujours besoin de ton amitieacute Comment croire qursquoentre nous tout est fini Comme si rien nrsquoavait existeacutehellip Comment veux-tu que je trsquooublie toi mon ami(e) Puisque nous sommes lieacute(e)s Et que tu sembles encore mrsquoaimer Je caressais lrsquoespoir de te charmer Mais comment pourrais-tu te donner agrave moi Puisqursquoagrave nous deux nous pourrions tout briser Et taire agrave tout jamais cet amour que nous avons lrsquoun pour lrsquoautre (hellip) Soyons ami(e)s les meilleurs ami(e)s du monde Toujours lagrave pour toihellip Toujours lagrave pour moihellip Des larmes inondent Mon triste visage Mais crsquoest tout ce que je demande Ton Amitieacute Eacuteternellehellip Qursquoest-ce lrsquoamitieacute dans une vie Crsquoest beaucouphellip Crsquoest des Milliers de Nuageshellip Des Millions drsquoEacutetoileshellip LrsquoImmensiteacute Reacuteelle De deux ecirctres srsquoaimant pour lrsquoinfini Comme toi et moi Moi et toi En tant qursquoami(e)s

Livre Ier

82

Permets-moi drsquoecirctre un instant ton apocirctrehellip Celle qui sera lagrave Celle qui trsquoouvrira les bras Pour te consoler quand tout ira mal ici-bashellip Je ne veux qursquoune chose Ton Amitieacute Eacuteternelle Qursquoelle puisse grandir agrave petites doses Pour toujours agrave tout jamais se perdurer dans le tempshellip Sourire agrave chaque renouvellement de printemps Et passer les frontiegraveres en allant jusqursquoau firmamenthellip Je trsquoaime mon ami(e) Je trsquoaime tout simplement

CAHIERS DE POESIE

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Un deacutesert en pleurshellip Cindy Eacutecoute ce hurlementhellip Il vient de mes entrailleshellip Crsquoest un cri de deacutesespoir et de ragehellip Je patauge dans un mareacutecage Depuis des mois et des mois A ne plus savoir quoi fairehellip Ocirc Je ne puis me taire Face agrave cette douleur amegraverehellip Jrsquoai beau lutter je ne trouve point la faillehellip Ma vie est plongeacutee dans un total deacutesarroi Un fosseacute grandit entre toi et moi Oui Entre nous il y a cet abicircmehellip Petite fille tu es agrave mes yeux sublime Une perle beacutenite des dieuxhellip Je trsquoai enfanteacutee dans la joie Je trsquoai donneacute la viehellip Un cadeau merveilleuxhellip Mais tu me manques tellementhellip Ton absence est un malheur Un deacutesert en pleurs Une oasis sans fleurshellip Cindy Jrsquoessaie de tatteindre sans le pouvoirhellip Des grains de sables nous seacuteparent Le vent du Sahara se deacutechaicircne chaque soir Un mot de ta part Un simple regard Mais rien ne se passe depuis ton deacuteparthellip Ocirc Mon Dieu POURQUOI Elle est mienne

Livre Ier

84

Et je veux qursquoelle me revienne Avant qursquoil ne soit trop tardhellip Une megravere qui se meurt Sans son enfanthellip Elle srsquoenfonce dans les profondeurs Nauseacuteabondes du neacuteanthellip Cindy Ton absence est un malheur Un deacutesert en pleurs Un oasis sans fleurshellip

CAHIERS DE POESIE

85

Une entente planeacutetaire

Les yeux larmoyants je fuis sans lrsquoonce drsquoun discours Ce monde qui malheureusement se perdure sans deacutetour Mais tenaces elles srsquoaccrochent les sangsues agrave ma chair

Pour me voir finir en lambeaux dans les entrailles de la terre

Ocirc Mer Deacutelivre-moi de cet enfer qui peu agrave peu mrsquoemporte Vers le neacuteanthellip Crsquoest un monde reacutepugnant qui me deacutegoutte

Un monde ougrave je nrsquoai pas ma place pour atteindre la porte Celle qui srsquoouvre sur ma destineacutee en partant de la troisiegraveme voucircte

Toi le ciel je veux voir ta colegravere entre tes eacuteclairs eacuteparses

Oui Crache ton venin sur ces ecirctres immondes et malfaisants Embrase la terre de tes larmes amegraveres sur toute sa surface

En eacutepargnant je trsquoen supplie les honnecirctes gens et les enfants

Amis volcans deacutechaicircnez-vous comme le feraient toutes les megraveres Unissons nos forces pour aneacuteantir la vermine du troisiegraveme Milleacutenaire

Et toi le tremblement de terre aspire-les au creux de tes viscegraveres Ensemble faisons leur face comme si lrsquoon reacutepondait agrave leur guerre

Pourquoi srsquoeacutecharnent-ils ainsi sans se soucier des conseacutequences A savoir qursquoils srsquoen mordront les doigts ici-bas ou dans lrsquoau-delagrave

Je fuis en courant ces malotrus vers un lieu sucircr avant que ne sonne le glas Comme tout un chacun je veux la seacutereacuteniteacute la paix la gueacuterison et lrsquoespeacuterance

Filez Des pestes vous ecircteshellip Pire que tout vous serez les oublieacutes de la terre Les deacutemons assoiffeacutes de chairs humaines ne feront qursquoune boucheacutee de vous

De vous agrave moi Eacuteloignez-vous vite vite de moi avant que le peuple devienne fou Car je nrsquoaspire qursquoagrave une chose dans la vie une entente planeacutetaire

Livre Ier

86

Crsquoest bientocirct Noeumll

Les rayons de magasins peu agrave peu se remplissent Les vitrines quant agrave elles srsquoembellissent Et derriegraverehellip Il y a des regards drsquoenfants envieux Chaque anneacutee crsquoest la mecircme chose Alors pourquoi pourquoi mon Dieu Pourquoi ne pas se battre pour une bonne cause Ces enfants sont notre avenir Ils ne sont pas ici sur terre pour souffrir Encore moins pour pleurer en ce jour Ils sont lagrave devant une triste nouvelle Car crsquoest bientocirct Noeumll Mais ougrave est donc cet amour Je parle de lrsquoamour maternel amp paternel Celui qui est eacuteternel Dans le cœur drsquoun enfant Je ne sais que faire Pour leur venir tous en aide alorshellip Alors je queacutemande Au peuple de la terre De leur tendre leur main De taire leur chagrin De leur offrir Un sourire En offrande Crsquoest bientocirct Noeumll Et oui Combien auront froid et faim Pendant que drsquoautres se rempliront lrsquoestomac Mon Dieu que la deacutecheacuteance humaine est tombeacutee bien bas Plus les anneacutees passent Plus il y a des douleurs horribles en surface

CAHIERS DE POESIE

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Et les premiers toucheacutes sont nos petites tecirctes blondes Rejeteacutees abuseacutees violenteacutees par des ecirctres immondes Vous les malotrus passez votre chemin Crsquoest bientocirct Noeumll et soyez certains Que la becirctise se paiera un jour ou lrsquoautre Lrsquoenfant il est de toutes les races et de toutes les cultures Lrsquoenfant que lrsquoon vend lrsquoenfant que lrsquoon tuehellip Cet enfant-lagrave crsquoest le fils ou la fille de lrsquohumaniteacute Et nous en sommes responsables Soyez-en sucircrs Ma lutte continue Car agrave mes yeux il mrsquoest deacutesagreacuteable De voir un enfant blesseacute Qursquoil soit le mien le leur ou le vocirctre Drsquoavancehellip Un joyeux Noeumll

Livre Ier

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De gracircce

De gracircce messieurs ne laissez pas le peuple en attente Mais offrez-leur je vous en supplie un avenir qui chante Personne nrsquoa le droit de deacutetruire un recircve comme la vie Qui aux yeux de tout un chacun agrave des valeurs infinies Si lrsquoon venait srsquoen prendre aux vocirctres afin qursquoils subissent Les mecircmes horreurs pour finir ensuite dans les abysses Je ne pense pas que vous approuviez une seconde Encore moins lrsquoideacutee de voir nos gestes immondes Il est important quelquefois de savoir inverser les rocircles Et de vous montrer que de tuer ce nrsquoest pas drocircle Ocirc Non messieurs vous causez tellement de malheur Que vous naissez avec une pierre agrave la place du cœur De gracircce quand aurez-vous compris que sur la terre Nous devons tendre la main aux terriens nos fregraveres Votre et notre devenir en serait agrave ce jour meilleur Le racisme est horrible et inconcevable agrave mes yeux Vous tenez entre vos doigts une bombe humaine La pire des choses ici-bashellip Messieurs crsquoqui me gegravene Crsquoest la souffrance que je vois au travers de lrsquounivers Et tout cela gracircce agrave vos horribles guerres De gracircce messieurs abaissez vos armes Afin que ne soient plus verseacutees les larmes Soyez pour le peuple des troubadours Apportant un message de paix et drsquoamour

CAHIERS DE POESIE

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Ocirc De gracircce messieurs Cela serait merveilleux Si vous nous offriez Votre amitieacute

Livre Ier

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ESSEhellip

Altesse Duchesse Princesse Deacuteesse Belles ivresses De nos jeunesses Prenez en partage la caresse Que je vous laissehellip Tout en finesse Sans aucune maladresse Je resterais la poeacutetesse Divine maicirctresse De mes mots nommeacutes deacutetresseshellip Crsquoest une promesse Figeacutee dans votre carnet drsquoadresses Au loin la paresse Plus de petitesse Par politesse A vos piedshellip Je mrsquoabaisse Pour vous deacuteposer mille tendresseshellip Drsquoune prosehellip Je resterais la diablesse Inassouvie drsquoun monde poeacutetique devenue enchanteressehellip Donnez-moi en plus car en douce poeacutetesse Je veux mourir drsquoivresse Au beau milieu des mots intituleacutes laquo caresseshellip raquo

CAHIERS DE POESIE

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Sacrificehellip

Les yeux dans les yeux ils dansent comme si Crsquoeacutetait le dernier dernier jour de leur viehellip La valse semble eacuteternellehellip Elle si belle

Qursquoil ne peut deacutetacher son regard sur celle Qui a eacuteteacute son unique bonheur pour lrsquoinfini

Depuis leur rencontre elle lutte contre la maladie

En la faisant tournoyer il pense agrave sa bien aimeacutee Qursquoune larme coule sur son visage amaigri et rideacute

Mais que faire pour lui ocircter ses maux pour toujours Que faire pour ramener agrave moi ce microbe qui la tue

Ocirc mon Dieu Aidez-moi agrave sauver ma belle inconnue Si belle que pour elle je lui donnerais ma vie par amour

A genoux il embrasse la main de celle qui fut sienne

Depuis qursquoils se sont dit laquo OUI raquo le jour de leur mariage Puis il semble srsquoeacutevader un court instant comme sihellip

Comme si son deacutesir allait ecirctre exauceacute en lui donnant sa vie Et pourtanthellip Aux pieds de la belle une rose rouge saignait Comme si elle avait pris sur elle toutes ses douleurs et plaies

A son tour elle srsquoagenouille pour laquo le raquo regarder en caressant

Une par une ses peacutetales denteleacutes engorgeacutes de sang Puis elle se sent reconnaicirctre face agrave laquo cette fleur raquo qursquoelle a tant aimeacutee Car pour elle il a tout deacutelaisseacute pour ecirctre pour toujours agrave ses cocircteacutes

Dans la joie et les pleurs dans le bien ecirctre ou la souffrance Par amour pour sa belle il a fait don de sa vie sur une derniegravere danse

Eux deux si compliceshellip Quel beau sacrifice

A la plus belle des ambassadrices Qursquoil eut aimeacutee avec passion et deacutelice

Seule elle veillera sur cette rose couleur rouge sang

Livre Ier

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Afin qursquoensemble ils puissent partir jusqursquoagrave lrsquooreacutee du temps

CAHIERS DE POESIE

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Ta plume

Elle est lagrave sautillant Dansant Sur le papier blanc En y laissant sa trace En surface Au fil des pages Sans oublier la preacuteface Belle donzelle Que de mains trsquoont tenue Telle une sangsue Tu jouis encore de leurs preacutesences Pour jouer de ta prestance En y laissant quelques empreintes eacuteparseshellip Dans le temps jadis Tu eacutetais lrsquoamie fidegravele des eacutecoliers Qui fiegraverement te trempaient dans leur encrier Pour eacutecrire sur leurs cahiers Et que dire sur nos poegravetes disparus Ne posseacutedant qursquoune bougie comme eacuteclairage Ils vivaient de leur plume En admirant la brume Et les saisons volageshellip Prsquotite plume Trsquoassume Depuis la nuit des temps Des eacutecrits agrave nrsquoen plus finir Des livres messages Recueils contes bibles parchemins A lire

Livre Ier

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Et agrave relirehellip Hop Un plongeon dans lrsquoencre bleuteacutee Pour y deacuteposer Avec ta plume agile Des mots indeacuteleacutebiles

CAHIERS DE POESIE

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Claude HIBLOT

(France)

CAHIERS DE POESIE

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Ougrave es-tu

Ocirc ma fauve eacutegeacuterie Ma vipegravere ougrave es-tu Mors moi venin furie Je trsquoattends ougrave es-tu Malheureux badinage Tu ne mrsquoaimes plus Crsquoest un carambolage Je trsquoattends ougrave es-tu Jrsquoaurais recircveacute sans frein Ton corps tes reins nus Et mes mains sur tes seins Je trsquoattends ougrave es-tu Jrsquoaurais recircveacute en vain Et je trsquoaurais perdue Pour un oui pour un rien Je trsquoattends ougrave es-tu

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Eacuteclisses

Ce nrsquoest que lrsquoeacutetincelle Et crsquoest deacutejagrave la braise Deacutejagrave lrsquoeacuteclisse sucreacutee Les eacutepices enfieacutevreacutees La reacuteglisse et la fraise Et ses legravevres cannelle Crsquoest encore la lisiegravere Et deacutejagrave la douce glisse Deacutejagrave la volute la caresse La soyeuse tendresse La fontaine aux deacutelices Enchacircsseacutee de lumiegraveres Bat mon cœur bat Chamade ou breloque Bat son plein bonheur Roule tambour pleure Danse chante moque Bat mon cœur aime-la

Livre Ier

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Cafards drsquoautomne

Rampants cadaveacutereux Les brouillards givrants Interdisent au soleil Drsquoeacutecarquiller les yeux Cafards drsquoautomne Pureteacutes taries Au bas du village creux Le ruisseau murmurant En un demi-sommeil Fuit son lit tortueux Cafards drsquoautomne Chœurs engourdis Depuis les toits honteux Srsquoeacutelegravevent peacuteniblement Sans savoir vers quel ciel Des moutons charbonneux Cafards drsquoautomne Ardeurs fleacutetries De son clocher anxieux Lrsquoeacuteglise obstineacutement Donne lrsquoheure artificielle Au pays besogneux

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Cafards drsquoautomne Meacutelancolie

Livre Ier

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Tango

Il est si beau le tango bleu Celui qui danse avec le feu Il est si fort le tango noir Celui qui danse le deacutesespoir La cumparsita si La paloma ya Plus fou plus langoureux Le tango rouge et noir Plus doux plus amoureux Le tango bleu drsquoun soir La cumparsita si La paloma ya Viens rouler dans mes bras Viens danser dans mes yeux Viens partager mes pas Viens chanter dans mon jeu La cumparsita si La paloma ya Allons danser veux-tu Chantons dansons sans cesse Allons chanter veux-tu Dansons chantons lrsquoivresse

CAHIERS DE POESIE

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La cumparsita si La paloma ya

Livre Ier

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Tes larmes noires

Jrsquoai lu tes larmes noires A tiacute Maria del mar Marie Marie-Mar A tiacute Marie Maria del Mar Maravillosa y feminina Corazoacuten y razoacuten de hermosura Claramente acata la ley divina De la clausura viva de la vida Jrsquoai vu tes inquieacutetudes et tes sourires heureux Jrsquoai lu tes moues joyeuses tes sentiments anxieux Jrsquoai reccedilu les souffrances les espoirs fougueux Ougrave tu puises ta force et ton rire contagieux A tiacute Maria del Mar poetica Caacutercel feliz de la belleza Aureo rostro celeste mirada Misteriosa fontana de alegriacutea Y de sabiduriacutea traviesa Jrsquoai lu les pleurs noirs dans tes yeux drsquoAndalouse Jrsquoai vu le deacutechirement le bourdon et le blues Jrsquoai bu les larmes chaudes dansant le flamenco Enflammant la torpeur de doux recircves indigo A tiacute Marie Maria del Mar Mar de los suentildeos infantiles Flor de las flores azules

CAHIERS DE POESIE

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Luces de la luce ardiente Tu canto es la rima caliente Effaccedilant la teacutenegravebre drue la jalouse la morose Lrsquoeacutetoile mysteacuterieuse illumine tes yeux de jais Et toi gracieuse tu passes raffineacutee virtuose Rose forte et deacutetermineacutee maicirctresse du palais Marie Maria del Mar Gouttelette de mer Deacutelicat eacuteclat de joie Tu vois le tintamarre Que ton sourire ibegravere Fais reacutesonner en moi

Livre Ier

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Alors poegravete ougrave es-tu

Alors poegravete futile nrsquoas-tu rien agrave pleurer Sauf ton petit cœur abandonneacute qui trisse Et qui migre rien rien de plus agrave proteacuteger Si ta plume agrave lisser aux reflets de Narcisse Alors eacutecrivaillon rien drsquoautre agrave meacutenager Que ton petit miroir petit toi preacutetentieux Et tes tristes amours et tes chagrins pisseux Tu dis que ccedila nrsquova pas trsquoas rien agrave ajouter Ah elle est belle ta plume jolie parure de paon Dans sa deacutemonstration de roue verte aux yeux noirs Ta deacutemarche de dindon lui fait rendre raison De mecircme ta poeacutesie et tes chansons agrave boire

Ta plume ne disais-tu pas ta Durandale Tu devais la porter si haut et pourfendre Les feacutelons et quoi hellip quoi cet appendice caudal Plumitif faceacutetieux rigolard et trop tendre A qui veux-tu faire peur et qui va srsquoy meacuteprendre Regarde ce clochard et ce chien bien en face Et dis-leur qui tu es dis-leur srsquoils veulent entendre Le deacutedain le meacutepris lrsquoindiffeacuterence ccedila trsquoagace Et pourtant elle est ougrave elle est ougrave ta hargneuse Envie de justice il est ougrave ton combat ougrave Sur le mur de ta chambre lrsquoaffiche racoleuse Le portrait du Che Et Mao et crsquoest tout

CAHIERS DE POESIE

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La carpe est agrave lrsquoeau

Crsquoeacutetait un soir Ou une nuit Un beau canard Bourreacute drsquoennui Cherchait des vers Solides en our Des rimes en lrsquoair Pour faire lrsquoamour Il en a marre Des gros tecirctards Canard bizarre Soixante balais Murs aux cerises Fada jobard Ouf et dadais Ado en crise Il en a marre Des gros tecirctards Bah ougrave est-elle Sa jolie canne La belle colombe Toute en dentelle Sa poule faisane Douce palombe

Livre Ier

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Il en a marre Des gros tecirctards Ougrave est lrsquoappeau Appel appeau Bah ougrave est-elle Dans sa dentelle Fille ingeacutenue Tombant des nues Il en a marre Des gros tecirctards Appeau Appeau Et alors Plaf Un vole de carpe Qui tombe agrave lrsquoeau Bah eh fais gaffe Ou je trsquoeacutecharpe Gros dindonneau Il en a marre Des gros tecirctards laquo ― Ah non pas dinde Je suis la carpe raquo Elle dit la dingue laquo ― Je suis si belle Jrsquoarrive drsquoInde Avec ma harpe En caravelle raquo Il en a marre Des gros tecirctards

CAHIERS DE POESIE

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laquo ― Tu trsquoappelles raquo laquo ― Marie Theacuteregravese La carpe qui rit Quand on la braise raquo laquo ― Tu sens la fraise Trsquoes tregraves jolie Trsquoes javanaise Trsquoes demoiselle raquo Il en a marre Des gros tecirctards laquo ― On fait lrsquoamour raquo laquo ― Cochon canard raquo laquo ― Trsquoes si jolie Jrsquoai tregraves envie Drsquoun gros panard Baisse lrsquoabat-jour raquo Il en a marre Des gros tecirctards laquo ― Cours toujours Zappe mes appas Tiens vrsquolagrave mon mac Un beau brochet De vingt balais Je lrsquoaime drsquoamour raquo Il en a marre Des gros tecirctards laquo ― Ah le tango Lrsquoa dans la peau Le flamenco

Livre Ier

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Et les toros Crsquoest son boulot A mon jojo raquo Il en a marre Des gros tecirctards Tu nrsquoauras pas Theacuteregravese Petit canard laqueacute Elle nrsquoest pas Antibaise Mais elle srsquoest deacutebineacutee Moraliteacute Y en a pas Des appas Y en a pas Non plus Zut ccedila ne rime plus

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La chanson de Chloeacute preacute-poeacutesie ado

Chloeacute ma belle Mon roudoudou Regard rebelle Petit bijou Tu lrsquoas eacutecrite Ta belle chanson Une reacuteussite Pleine drsquoeacutemotion Chloeacute ma belle Mon roudoudou Regard rebelle Petit matou Crsquoest une peacutepite Pour la moisson Des marguerites De la passion Chloeacute ma belle Mon roudoudou Regard rebelle Gentil tatou Viens dans la ronde Danse les vers fous Et lance agrave lrsquoonde Ton beau caillou

Livre Ier

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Chloeacute ma belle Mon roudoudou Regard rebelle Petit chouchou Fracasse la chaicircne Des mots jaloux De toi la reine Aux yeux cachou Chloeacute ma belle Mon roudoudou Regard rebelle Petit loulou Ouvre la cage Casse le verrou Peins le plumage Drsquoun beau vers doux Chloeacute ma belle Mon roudoudou Regard rebelle Joli coucou Libegravere la graine Et legraveve lrsquoeacutecrou De la rengaine Au cœur zazou Un gros bijou Comme un caillou Tombe dans les choux Pregraves drsquoun joujou Sur un hibou Qui srsquogratte les poux Au drsquosus des genoux

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Et moi Jrsquote dis Chloeacute Merci Ma joie Jrsquoeacutecris Chloeacute Merci A toi Si si Chloeacute Merci

Livre Ier

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Sage comme une image Chanson pour Ethel

La belle Ethel est sage Comme une image Mais si mais si Elle dessine sur sa page Un eacuteleacutephant qui nage Un kiwi qui dit oui Une guenon qui dit non Et un serpent python Qui joue du mirliton La belle Ethel est sage Comme une image Eh si pardi Elle dessine sur la plage Avec des coquillages Un petit ouistiti Avec un gros bidon A chrsquoval sur un dragon Qui joue drsquolrsquoaccordeacuteon La belle Ethel est sage Comme une image Bah oui bah oui Dans le ciel de marelle Elle peint agrave lrsquoaquarelle Un canard rikiki Il cacircline un pigeon

CAHIERS DE POESIE

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Qui roucoule sa chanson En jouant de lrsquoorpheacuteon La belle Ethel est sage Comme une image Ah bon ah si Elle gribouille une citrouille Et pregraves drsquoune grenouille La pie en bigoudis Monte agrave califourchon Le grand cameacuteleacuteon Qui souffle dans son clairon Ouistiti Rikiki Fait pipi Au lit Prsquotit coco Corico Fait du cacao Tout chaud

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Marie-Claude MARTY

(France)

CAHIERS DE POESIE

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Amour

Nuits bleuteacutees Chants drsquoalleacutegresses

Souvenirs tourmenteacutes En un soir drsquoivresse

Entendre au lointain Des rires drsquoenfants

Qui srsquoeacutegregravenent au loin Dans le printemps naissant

Une main qui caresse

Le dos deacutejagrave voucircteacute Du passant en paresse

De vie et drsquoeacuteterniteacute

Un sourire amorceacute Un espoir de promesses

Croire en lrsquohumaniteacute Et toujours avancer

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Laurent FELS

(Luxembourg)

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Sans paroles1

Il est des nuits sans passeacute obscur chapitre de lrsquoHistoire terreur cris angoisses Silence Grand bourdonnement des heacutelices eacutetincelles volantes puis tout demeure en sourdinehellip

1 Extrait du recueil Paroles oublieacutees Paris Eacuteditions Le Manuscrit 2005

Livre Ier

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La Bibliothegraveque

Refuge magique Gardien de secrets Tombeau vivant des grands eacutecrivains comme Bossuet Feacutenelon Voltaire Baudelaire Saint-John Perse ou Proust Tous y ont laisseacute leur sagesse et y vivent ensemble mais non sans clivagehellip Lrsquoescalier en colimaccedilon menant au Premier Eacutetage comme lrsquoacircme des Poegravetes srsquoenvole vers des sphegraveres supeacuterieures Ce sont maintenant les Auteurs Antiques qui appellent le visiteur vers le centre de la sagesse Lecteur Sache qursquoen ouvrant une page de quelque livre

CAHIERS DE POESIE

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que ce soit Tu plonges dans un Univers qui ne trsquoappartient pas Les opinions peuvent srsquoopposer entre Philosophes ou Eacutecrivains comme des lettres noires sur une page blanchehellip Respecte-les toutes mecircme si elles peuvent te paraicirctre eacutetranges et appreacutecie le cadeau extraordinaire que les Penseurs et Hommes de Lettres trsquoont leacutegueacute Ce nrsquoest qursquoagrave travers Ta Personne qursquoils continuent de vivre agrave lrsquointeacuterieur et agrave lrsquoexteacuterieur de leur sarcophage en feuilles

Livre Ier

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Lrsquoattente

En regardant par la fenecirctre Tu ne vois que pluies et brouillard Pas un seul cri drsquooiseau ni un rayon de soleil Rien que de la grisaille Tristesse Les arbres ne portent plus une seule feuille Les fleurs sont effeuilleacutees sous lrsquoeffet Drsquoun vent inapprivoisable Un vrai paysage de deacutesespoir Crsquoest la saison que veux-tu faire Bientocirct les rues et forecircts seront couvertes Drsquoun voile blanchacirctre et eacutepais Et tu ne sauras plus distinguer ni lac ni prairie Noeumll approche agrave pas de geacuteant Fecircte des familles et de lrsquoamour Autour drsquoune grande table On est reacuteuni en toute harmonie crsquoest coutume Toutefois beaucoup de personnes sont seules Et abandonneacutees de leurs proches Surtout les gens acircgeacutes laquo dont on nrsquoa plus besoin raquo Comme le formulent les jeunes parfois Que ce poegraveme soit deacutedieacute agrave ces naufrageacutes du Temps Dont le chagrin a blanchi la chevelure Non sans peines ni douleurs Ils sont courbeacutes sous le travail de longues anneacutees

CAHIERS DE POESIE

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Ne les oublions pas et invitons-les agrave notre table Qursquoils soient remercieacutes de ce qursquoils ont fait Pour nous LrsquoEacutetoile bleue luira aussi pour eux

Livre Ier

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Degraves que

Degraves que tu seras partie la vie deviendra Insupportable pour moi Comment pourrai-je vivre sans toi Dans cette ville qui ceint la haine humaine Degraves que tes beaux yeux bleus se deacutetourneront Des miens pour fixer les vastes oceacuteans Qui nous seacutepareront pour un certain temps Je me rendrai compte agrave quel point tu me manqueras Degraves que tes cheveux flavescents seront Caresseacutes par les douces brises marines Et degraves que je ne sentirai plus ton parfum exotique La nuit eacuteternelle deacuteploiera son grand voile noir pour tuer Les derniers rayons de soleil Bien que nous soyons loin lrsquoun de lrsquoautre Notre amour ne sera pas moins fort Nos acircmes fondront et engendreront un nouveau jour Degraves que tu seras de retour pour toujours Sicut flumina per campum labuntur Ita animae nostrae una progredientur

CAHIERS DE POESIE

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Flocons de neige

Lrsquoatmosphegravere est calme Il y a tregraves peu de vent un grand froid srsquoeacutetend sur Les champs et collines Des nuages cumuliformes srsquoapprochent lentement Et commencent agrave saupoudrer leacutegegraverement la surface Terrestre de leur divin blanc On dirait qursquoIreacuteneacutee mecircme srsquoest endormi courbeacute sur ce Paysage exempt de toute violence et haine semble-t-il Comme il serait facile de srsquohabituer agrave une telle scegravene Paradisiaque Toutefois agrave lrsquoinstar de notre vie la neige disparaicirct apregraves un certain temps Ce calme qui nous est si familier Et auquel nous deacutesirons nous accrocher Il nrsquoexiste pas pour tout le monde Avant-hier encore certains nrsquoauraient pas penseacute que Chez eux La vie srsquoeffondre si rapidement Des vagues geacuteantes plus infacircmes que Polyphegraveme Se sont empareacutees du pays mecircme En nrsquoy laissant qursquoun sauvage abattoir

Livre Ier

Cadavres Deacutechiqueteacutes Maisons Deacutetruites Partout Rien Que Des Deacutebris Et le corps drsquoun petit enfant innocent Gicirct sur une civiegravere agrave cocircteacute drsquoune tour Eacutecrouleacutee et ressemblant agrave une pelote de laine Dont Atropos a coupeacute le filhellip En contemplant tranquillement notre paysage hivernal Accordons une penseacutee aux victimes drsquoAsie du Sud Chacun drsquoentre nous aurait pu ecirctre concerneacute Sans ecirctre preacutevenu Comme la neige fond souvent du jour au lendemain

(1)

1 laquo Considegravere les malheurs de tes amis comme les tiens raquo

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CAHIERS DE POESIE

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Deuxiegraveme partie

Eacutetudes lectures et analyses

CAHIERS DE POESIE

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Mary-Jo ANDRICH

(Luxembourg)

CAHIERS DE POESIE

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EacuteDOUARD GLISSANT Soleil de la conscience

Une reacuteflexion critique sur lrsquoexotisme

Lrsquoexotisme deacutesignant selon Le Petit Robert laquo tout ce qui nrsquoappartient pas aux civilisations de lrsquoOccident raquo agrave savoir tout ce qui provient des pays lointains et chauds constitue une notion rejeteacutee par lrsquoeacutecrivain martiniquais Eacutedouard Glissant dans son œuvre intituleacutee Soleil de la conscience Pour deacutefinir son exotisme lrsquoeacutecrivain srsquoinspire des propos de Victor Segalen que lrsquoon trouve dans lrsquoEssai sur le divers ougrave ce dernier a formeacute le projet de reacuteeacutevaluer la notion drsquoexotisme en lui donnant une authenticiteacute une pleacutenitude qui lui ont eacuteteacute confisqueacutees par les litteacuteratures coloniales Deacutesormais on ne relate plus agrave la faccedilon des eacutecrivains colonialistes car Glissant manifeste cette ambition drsquoaboutir agrave une contestation du voyage lui-mecircme les lieux du reacutecit de voyage se trouvant ainsi bouleverseacutes Lrsquoexotisme devient alors une interrogation philosophique en ce qursquoil est la relation drsquoun contact authentique et par conseacutequent parfait avec lrsquoailleurs lrsquoautre La notion de divers est mise en valeur ici le rapport que le voyageur peut entretenir avec lrsquoailleurs le voyage constituant enfin un formidable moyen du voyageur pour acceacuteder agrave la diversiteacute En reprenant le terme drsquoexotisme certes inspireacute par Segalen comment Eacutedouard Glissant arrive-t-il agrave poser une toute autre probleacutematique lrsquoexotisme agrave rebours et agrave lui attribuer un sens plus profond plus pur et par conseacutequent hors du commun

Apregraves avoir releveacute quelques eacuteleacutements dans Soleil de la conscience

qui teacutemoignent de la diffeacuterence entre lrsquoacception quotidienne et la

Livre Ier

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deacutefinition nouvelle du mot laquo exotisme raquo nous allons voir comment Glissant eacutechappe agrave lrsquoexotisme des reacuteveacutelateurs pour enfin constater par quels moyens il arrive agrave deacuteguster le divers agrave la faccedilon segalenienne et par conseacutequent agrave critiquer la vision du simple voyageur laquo voyageant avec ses bas de laine raquo

Drsquoabord il est indispensable de noter que Glissant dans son

œuvre ne deacutecrit pas la quecircte drsquoun pays exotique dans lrsquoacception commune du mot et par conseacutequent comme lrsquoaffirme Segalen laquo il ne peut y ecirctre question de tropiques et de cocotiers ni de colonies ou drsquoacircmes negravegres ni de chameaux ni de vaisseaux ni de grandes houles ni drsquoodeurs ni drsquoeacutepices ni drsquoIcircles enchanteacutees ni drsquoincompreacutehensions ni de soulegravevements indigegravenes ni de neacuteant et de mort ni de larmes de couleurs ni de penseacutees jaunes ni drsquoeacutetrangeteacutes ni drsquoaucune des saugrenuiteacutes que le mot Exotisme enferme dans son acception quotidienne raquo En effet degraves le deacutebut de son essai Eacutedouard Glissant ressent la neacutecessiteacute drsquoopposer sa vision de voyage agrave la simple impression du voyage qursquoil considegravere comme totalement deacutepourvue drsquointeacuterecirct laquo [n]on comme le voyageur qui nrsquoattend de lrsquoapparence des monuments que la quittance de son deacutepart mais comme tel qui apprivoiserait le doute de savoir raquo On constate ici une mise au point volontaire de lrsquoauteur qui deacutenonce lrsquoacception quotidienne du voyage celle du voyageur dit immobile ayant pour unique but le deacuteplacement physique dans un pays inconnu Pourtant lrsquoauteur ne voyage pas dans un pays consideacutereacute comme exotique drsquoapregraves lrsquoacception traditionnelle du mot mais agrave Paris ce qui annonce sa conception drsquoexotisme qui est autre lrsquoexotisme agrave rebours que nous essaierons drsquoeacuteclaircir plus tard dans notre analyse laquo [c]hacun se trouve dans sa chambre et combien cette situation (lrsquoexpression mecircme) laisse agrave penser agrave lrsquoinsulaire et au tropical Le voilagrave lrsquoexotisme agrave rebourshellip raquo Le passage qui contient cette deacutefinition quelque peu surprenante de lrsquoexotisme drsquoEacutedouard Glissant marque lrsquoarriveacutee de ce dernier dans la capitale qui elle nrsquoest pas pour autant deacutefinie ou deacutecrite au sens mateacuteriel ou geacuteographique du terme Comme

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lrsquoauteur en mentionne uniquement le nom Paris constitue un non-lieu indeacutecis et indeacutefinissable Ainsi le lecteur remarque que Glissant qui est certes fils historique de la France gracircce agrave ses origines martiniquaises et qui nrsquoaboutit pas agrave une description dite geacuteographique de la ville de Paris du paysage franccedilais A lui srsquoimpose ici laquo la vision de lrsquoEacutetranger raquo car afin qursquoil y ait exotisme une sorte de va-et-vient entre sa propre speacutecificiteacute et la particulariteacute de lrsquoautre est indispensable cette derniegravere ne se limitant pas agrave lrsquoespace geacuteographique Crsquoest donc laquo le regard du fils et la vision de lrsquoEacutetranger raquo qui deacutetermine la position initiale de lrsquoauteur qui nrsquoa pas encore abouti agrave la connaissance profonde de ce paysage Il est loin des voyageurs presseacutes et verbeux il se trouve dans lrsquoincapaciteacute de produire un reacutecit structureacute et mateacuteriel agrave lrsquoimage des touristes ou plutocirct des voyageurs immobiles qui nrsquoessaient pas de connaicirctre lrsquoessence drsquoune culture qursquoils ignorent Certes Glissant constate des diffeacuterences entre son monde et celui de lrsquoautre mais il nrsquoeacuteprouve pas agrave la faccedilon des touristes cette neacutecessiteacute irreacutemeacutediable de distinction entre les paysages pour pouvoir parler drsquoexotisme ou de voyage En effet il cherche mecircme agrave eacutetablir lrsquoune ou lrsquoautre relation entre laquo ces deux mondes car tout ecirctre vient agrave la conscience du monde par son monde drsquoabord drsquoautant universel (pour parler large) qursquoil est particulier raquo Pour illustrer cette recherche de relation chegravere agrave lrsquoauteur relevons un exemple remarquable et drsquoune subtiliteacute sublime la relation eacutetablie entre la neige et le soleil laquo hellip elle est presque chaude Telle mrsquoest la neige une illumination (je touche enfin lrsquohiver) une ouverture (je suis enfin agrave mecircme ce spectacle) lrsquoeacutelargissement la communication eacutetablie (la neige aussi une durable deacutefinitive que le soleil pesant)hellip raquo Glissant illustre dans ces propos une tentative de fusionner deux pheacutenomegravenes naturels de les concevoir ensemble et non pas de les opposer diameacutetralement Gracircce agrave cette ideacutee de fusion lrsquoauteur arrive agrave critiquer le voyageur en quecircte du nouveau le nouveau srsquoaveacuterant indispensable agrave ce dernier afin qursquoil puisse parler de voyage Aussi lrsquoauteur affirme-t-il laquo je ne peux connaicirctre cet appel exotique du

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nouveau que jrsquoai si souvent observeacute dans lrsquoallure de nos visiteurs en sandalettes raquo En employant le mot visiteurs lrsquoauteur avance le caractegravere eacutepheacutemegravere passager et superficiel du voyage qursquoeacuteprouvent ces voyageurs du commun des mortels voyageant dans lrsquounique but de se deacuteplacer et ne cherchant dans le voyage une distinction souvent que geacuteographique Lrsquoauteur insiste eacutegalement sur la diffeacuterence qui persiste entre lui et les eacutecrivains colonialistes qui agrave la faccedilon des ethnologues retracent minutieusement leurs impressions visuelles ce qursquoils ont vu lors de leurs voyages qui selon eux sont exotiques Drsquoapregraves Glissant ces descriptions ne sont que le reflet drsquoune science exacte matheacutematique et coheacuterente et on ne peut y parler drsquoexotisme En effet il ne peut point accepter cette faccedilon ethnologique de conter ce qui explique pourquoi il deacutepouille lrsquoexotisme de son acception seulement tropicale et geacuteographique pour opeacuterer un veacuteritable deacutetournement de sens pour deacutecrire une toute autre probleacutematique Loin de tout reacutecit de voyage et de toute la litteacuterature coloniale Eacutedouard Glissant nous preacutesente dans Soleil de la conscience une sublimation du voyage une sensation drsquoexotisme qui nrsquoest rien drsquoautre que la notion du diffeacuterent la perception du divers et par conseacutequent le pouvoir de concevoir lrsquoautre

Apregraves avoir insisteacute sur le fait que lrsquoexotisme nrsquoest qursquoen

apparence une formule tautologique Glissant eacutenumegravere les moyens gracircce auxquels il acceacutedera agrave la diversiteacute agrave lrsquoillumination de son exotisme Son modegravele Victor Segalen a deacutejagrave eacuteprouveacute le besoin drsquoopposer sa conception drsquoexotisme agrave lrsquoexotisme des reacuteveacutelateurs laquo [l]rsquoexotisme nrsquoest donc pas cet eacutetat kaleacuteidoscopique du touriste et du meacutediocre spectateur mais la reacuteaction vive et curieuse au choc drsquoune individualiteacute forte contre une objectiviteacute dont elle perccediloit et deacuteguste la distance raquo Crsquoest preacuteciseacutement cette ouverture individuelle sur un ailleurs quelconque qui srsquoavegravere indispensable non seulement agrave Segalen mais aussi agrave Glissant pour connaicirctre lrsquoailleurs pour acceacuteder agrave la diversiteacute et par conseacutequent pour sentir lrsquoautre Cette neacutecessiteacute drsquoouverture de soi

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qui implique entre autres un besoin de deacutetachement de tous les steacutereacuteotypes que lrsquoecirctre humain peut porter en lui Eacutedouard Glissant lrsquoaccentue agrave sa faccedilon en affirmant ce qui suit laquo [f]ermeacute cerneacute brucirclant drsquoimaginer le reste agrave son image il faut qursquoil ouvre qursquoil srsquoouvre qursquoil voit autre chose lrsquoautre raquo Cet appel de voir ou mieux de concevoir lrsquoautre dans son authenticiteacute profonde et non pas agrave travers des clicheacutes deacutetermine justement lrsquoexotisme de lrsquoauteur Crsquoest alors la connaissance veacuteritable lrsquoessence du savoir qui est interpelleacutee tout ecirctre venant agrave la conscience du monde par son monde drsquoabord Lrsquohumain apregraves avoir cerneacute tous les aspects de son entourage aura la capaciteacute drsquoacceacuteder agrave la diversiteacute du monde universel La perception du divers ne se limite donc pas agrave la simple reacuteveacutelation ethnologique de ce qursquoon a vu ou de ce qursquoon a senti en preacutesence des choses et des gens inattendus mais crsquoest plutocirct la vision de ce que ces gens pensent en eux et drsquoeux Ce nrsquoest pas la reacuteaction du milieu sur le voyageur qui est deacuteterminante mais celle du voyageur sur le milieu

La quecircte de la sensation du divers constituant en quelque

sorte lrsquoexotisme essentiel crsquoest-agrave-dire laquo celui de lrsquoobjet pour le sujet raquo est deacutepouilleacutee de toute description segraveche et banale Glissant manifeste cette aspiration agrave un exotisme hors du commun en disant laquo comme une addition de fruits ivres de souvenances dans le muet deacutesir des bananiers raquo Cette sensation drsquoexotisme qui a priori ne veut rien dire Segalen la deacutefinit comme suit laquo [eacute]carter vivement ce qursquoelle contient de banal le cocotier et le chameau Passer agrave la belle saveur Ne pas essayer de la deacutecrire mais lrsquoindiquer agrave ceux qui sont aptes agrave la deacuteguster raquo et qui agrave partir de cette ideacutee peuvent produire du sens Crsquoest donc le deacutesir du sujet agrave concevoir son objet agrave se connaicirctre diffeacuterent du sujet qui est agrave lrsquoorigine du divers Cette attribution de lrsquoauthenticiteacute agrave la connaissance constitue une sorte de phase transitoire agrave la naissance du divers apregraves avoir cerneacute toute cette probleacutematique nouvelle et apregraves lrsquoavoir sentie personnellement Glissant se voit maintenant capable de sentir le divers comme la

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deacutecouverte drsquoun ailleurs laquo [j]e dis que lrsquoeacuteveacutenement ce transport drsquoune rive agrave lrsquoautre par quoi cette force (expression) srsquoeacuteprouve nrsquoest exprimable pareacute pour lrsquooffrande qursquoagrave travers et apregraves le silence qui lui succegravede raquo Ce nrsquoest pas forceacutement voire pas du tout en preacutesence de lrsquoobjet que naicirct le divers mais plus tard quand lrsquoimaginaire lrsquoemporte en quelque sorte sur la simple reproduction de lrsquoeacuteveacutenement sur la constatation ou encore sur la description Crsquoest dans le silence et dans la solitude que jaillit lrsquoexotisme drsquoEacutedouard Glissant et ougrave il pourra enfin deacuteguster le divers Crsquoest ici que nous sommes contraint agrave rappeler la deacutefinition drsquoexotisme deacutejagrave eacutevoqueacutee plus haut laquo [c]hacun se trouve dans sa chambre et combien cette situation (lrsquoexpression mecircme) laisse agrave penser agrave lrsquoinsulaire et au tropicale Le voilagrave lrsquoexotisme agrave rebourshellip raquo

Ayant avanceacute les moyens par lesquels lrsquoauteur aboutit agrave la

connaissance profonde de la diversiteacute de lrsquoautre il se voit maintenant apte agrave acceacuteder agrave lrsquoautre par un art subtil notamment la creacuteation poeacutetique Il savoure enfin le divers gracircce agrave cet exotisme exceptionnel qursquoil nomme lrsquoexotisme agrave rebours Comme nous avons pu le noter preacuteceacutedemment nous voilagrave loin du voyage exotique ordinaire qui sous-entend un deacuteplacement physique dans un pays chaud Eacutedouard Glissant se trouvant enfin au seuil de son voyage le voyage poeacutetique Crsquoest donc gracircce agrave la poeacutesie que son itineacuteraire prend forme car selon lrsquoauteur le voyage nrsquoa de sens que lorsqursquoil permet de creacuteer du nouveau Ainsi le perpeacutetuel va-et-vient entre sa propre speacutecificiteacute et la particulariteacute de lrsquoautre deacutefinit deacutejagrave depuis Segalen laquo le moyen drsquoapprocher la connaissance du monde dans sa diversiteacute ce qui rend le proceacutedeacute de creacuteation poeacutetique possible puisque crsquoest au moment ougrave se trouvent confronteacutes les deux versants irreacuteductibles du divers que jaillit lrsquoimage poeacutetique raquo Crsquoest cette ideacutee de confrontation des deux versants qui engendre ce voyage purifieacute et libeacutereacute de tout espace geacuteographique Aussi pour Glissant laquo la connaissance est[-elle] de matiegravere libeacutereacutee qui se retourne sur soi srsquoexamine et

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srsquoordonne ndash sans se buter pour autant dans un catalogue de formes fixes raquo Cette liberteacute personnelle et neacutecessairement poeacutetique acquise par une deacutemarche purement philosophique montre que lrsquoauteur passe du simple eacuteveacutenement veacuterifiable dans le monde exteacuterieur agrave quelque chose de plus rechercheacute et par conseacutequent de plus authentique En effet laquo toute la force diffuse ne peut rien sans lrsquoExpression qui est seconde Qursquoest-ce la Reacuteveacutelation sans lrsquoappareil et lrsquoornement juste raquo Ces propos montrant que Glissant doit passer de lrsquoeacuteveacutenement agrave lrsquoexpression afin qursquoil puisse parler voyage et srsquoeacutevader dans son exotisme illustrent que son intention consiste dans le fait de chercher au-delagrave de la perception mateacuterielle quelque chose de plus pur tandis que le touriste ou encore lrsquoethnologue clocircturent le simple eacuteveacutenement Ainsi laquo ce que lrsquoon vit est deacuterisoire tant que la penseacutee ne lrsquoa point corrigeacute raquo et srsquoavegravere ecirctre lrsquoexpression cleacute deacuteterminant le voyage plutocirct mental de lrsquoauteur naissant dans le silence et la solitude Aussi le voyageur Glissant affirme-t-il que le laquo voyage nrsquoa de sens qursquoautant que le voyageur sait ce qursquoil quitte et ce qursquoil retrouve raquo supposant toujours un aller et un retour Il est donc en quecircte drsquoattaches profondes et authentiques et non pas superficielles et eacutepheacutemegraveres lui accordant une identification mutuelle aux deux versants irreacuteductibles du divers ougrave la connaissance a rendu possible lrsquoabolition des lieux Nous voilagrave dans un monde ougrave la diffeacuterence de lrsquoici et de lrsquoailleurs se trouve en quelque sorte aneacuteantie Crsquoest donc la fusion poeacutetique la puissance de pouvoir concevoir lrsquoautre et soi-mecircme dans un lieu quelconque notamment dans une chambre qui illustre lrsquoexotisme agrave rebours dans Soleil de la conscience laquo il y a aussi lrsquoattente chambre fraicircche parmi les arbres raquo Lrsquoauteur a donc abouti agrave travers la creacuteation poeacutetique agrave son but laquo ecirctre le mecircme et lrsquoautre le fils ensemble et lrsquoeacutetranger raquo

Nous voilagrave maintenant apte agrave comprendre lrsquoexotisme

drsquoEacutedouard Glissant qui vers la fin de son essai nous fait sentir toute la force diffuse par sa reacuteflexion qui est une sublimation

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particuliegravere du voyage laquo [l]rsquoexotisme est bien mort agrave partir du moment ougrave la geacuteographie cesse drsquoecirctre absolue (crsquoest-agrave-dire ici limiteacutee agrave elle-mecircme) pour commencer agrave ecirctre solidaire de son histoire qui est celle de lrsquohomme La confrontation des paysages confirme celle des cultures des sensibiliteacutes non pas comme exaltation drsquoun Inconnu mais comme maniegravere enfin de se deacutebarrasser de son eacutecorce pour connaicirctre sa projection dans une autre lumiegravere lrsquoombre de ce que lrsquoon sera raquo

Soleil de la conscience constitue donc un essai ougrave Eacutedouard

Glissant a savamment exploiteacute le thegraveme de son exotisme lrsquoexotisme agrave rebours en lrsquoopposant par un style tregraves rechercheacute et souvent indirect agrave lrsquoexotisme des reacuteveacutelateurs De ce dernier il semble vouloir proclamer la mort en le rendant par les propos qursquoil avance vain et futile Toute lrsquoauthenticiteacute reacuteside dans cet exotisme hors du commun dont lrsquoauteur trace la quecircte quelque peu philosophique drsquoun ailleurs drsquoun ici et drsquoun lagrave-bas de la diversiteacute en posant sur le monde le regard du fils ensemble avec lrsquoeacutetranger regard qui fait naicirctre une purification du voyage exotique une estheacutetique du divers

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BAUDELAIRE laquo LrsquoAlbatros raquo

Souvent pour srsquoamuser les hommes drsquoeacutequipage Prennent des albatros vastes oiseaux des mers Qui suivent indolents compagnons de voyage Le navire glissant sur les gouffres amers Agrave peine les ont-ils deacuteposeacutes sur les planches Que ces rois de lrsquoazur maladroits et honteux Laissent piteusement leurs grandes ailes blanches Comme des avirons traicircner agrave cocircteacute drsquoeux Ce voyageur aileacute comme il est gauche et veule Lui naguegravere si beau qursquoil est comique et laid Lrsquoun agace son bec avec un brucircle-gueule Lrsquoautre mime en boitant lrsquoinfirme qui volait Le Poegravete est semblable au prince des nueacutees Qui hante la tempecircte et se rit de lrsquoarcher Exileacute sur le sol au milieu des hueacutees Ses ailes de geacuteant lrsquoempecircchent de marcher1

1 BAUDELAIRE Œuvres complegravetes Paris Gallimard (Bibliothegraveque de la Pleacuteiade) 1975 t1 pp9-10

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COMMENTAIRE

Introduction

laquo LrsquoAlbatros raquo constitue le deuxiegraveme poegraveme de la partie

intituleacutee laquo Spleen et Ideacuteal raquo des Fleurs du Mal Dans cette œuvre poeacutetique Baudelaire fait probablement allusion agrave un eacuteveacutenement qui srsquoest passeacute entre 1841 et 1842 lors drsquoun voyage en bateau selon quelques teacutemoins de lrsquoeacutepoque Baudelaire apercevant des marins en train de torturer quelques albatros se serait jeteacute sur eux et leur aurait donneacute des coups de poing Lrsquoimage de lrsquoalbatros est devenue le symbole de la poeacutesie baudelairienne voire une veacuteritable laquo piegravece heacuteraldique raquo1 Le thegraveme central du poegraveme est lrsquoirreacuteveacuterence des hommes envers les albatros et par extension envers les poegravetes Par ailleurs le texte montre une certaine action les marins maltraitent les oiseaux Cette ideacutee est mise en œuvre agrave travers diffeacuterents proceacutedeacutes que nous allons eacutetudier dans le preacutesent commentaire La premiegravere partie de cette analyse sera consacreacutee agrave lrsquoimage de lrsquoalbatros et agrave celle du poegravete Nous enchaicircnerons avec une eacutetude de la versification et des rimes pour aboutir au jeu des figures de style

1 Robert-Benoicirct CHEacuteRIX Commentaire des laquo Fleurs du Mal raquo Essai drsquoune critique inteacutegrale Genegraveve Slatkine Reprints 1993 p 25

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Lrsquoimage de lrsquoalbatros et lrsquoimage du poegravete

En examinant de plus pregraves le poegraveme baudelairien nous remarquons que les albatros1 apparaissent sous deux formes drsquoun cocircteacute ils sont les laquo rois de lrsquoazur raquo (v 6) ou les laquo vastes oiseaux des mers raquo (v 2) qui sont laquo si beau[x] raquo (v 10) Ils peuvent srsquoeacutelever dans les airs gracircce agrave laquo leurs grandes ailes blanches raquo (v 7) Lrsquoimage des ailes pourrait ecirctre rapprocheacutee du deacutesir du poegravete de srsquoenfuir vers un ailleurs vers lrsquoinconnu Lrsquoalbatros est devenu le symbole voire lrsquoemblegraveme par excellence de la poeacutesie de Baudelaire Par ailleurs ces oiseaux palmipegravedes sont laquo deacuteposeacutes sur les planches raquo (v5) laquo maladroits et honteux raquo (v 6) Leurs ailes traicircnent laquo piteusement raquo (v 7) derriegravere eux laquo comme des avirons raquo (v 8) A cela srsquoajoute que lrsquoalbatros est laquo gauche et veule raquo (v9) ainsi que laquo comique et laid raquo (v 10) Le poegravete le qualifie mecircme drsquolaquo infirme raquo (v 12) qui est un terme assez fort

Cette conception de lrsquoalbatros contraste nettement avec celle

que nous avons exposeacutee plus haut On a ici plutocirct affaire agrave un exileacute ou agrave un marginal rejeteacute par la socieacuteteacute Crsquoest dans cette optique que lrsquoimage de lrsquoanimal rejoint celle du poegravete au dernier quatrain laquo Le Poegravete est semblable au prince des nueacutees raquo (v 13) Selon Robert-Benoicirct Cheacuterix laquo [l]e sens de cette alleacutegorie dramatique est des plus clairs le poegravete libre et fort dans ses conquecirctes de lrsquoideacuteal ne srsquoadapte pas aux conditions terrestres et agrave la meacutechanceteacute des hommes raquo2 Cette derniegravere strophe est proche du laquo Pin des Landes raquo de Theacuteophile Gautier ougrave nous trouvons un arbre blesseacute qui renvoie agrave lrsquoimage du poegravete Lrsquoideacutee de la blessure nrsquoapparaicirct donc pas seulement chez Baudelaire mais eacutegalement chez drsquoautres eacutecrivains du XIXe siegravecle Il se deacutegage une veacuteritable obsession de la torture qui reflegravete la condition poeacutetique

1 laquo Le plus grand oiseau de mer palmipegravede au plumage blanc et gris au bec crochu vivant souvent en vastes colonies raquo (Paul ROBERT Le Petit Robert Paris Editions Le Robert 1987 p 25) Ajoutons que ces oiseaux savent survoler la mer drsquoun continent agrave lrsquoautre 2 Robert-Benoicirct CHEacuteRIX Commentaire des laquo Fleurs du Mal raquo Essai drsquoune critique inteacutegrale Genegraveve Slatkine Reprints 1993 p 25

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Versification et rimes

laquo LrsquoAlbatros raquo est composeacute de quatre quatrains dont chaque vers constitue un alexandrin Prenons un vers de chaque strophe pour justifier cette affirmation vers 1 laquo Souvent pour srsquoamuser les hommes drsquoeacutequipag(e) raquo

(2424) vers 5 laquo A peine les ont-ils deacuteposeacutes sur les planches raquo

(2433) vers 9 laquo Ce voyageur aileacute comm(e) il est gauch(e) et veul(e)

(4242) vers 13 laquo Le Poegravet(e) est semblabl(e) au prince des nueacutees raquo

(3324)

De faccedilon geacuteneacuterale lrsquoalexandrin est un vers reacutegulier et sert agrave

deacutecrire soit la grandeur ou la majesteacute drsquoun personnage soit la dureacutee drsquoune action Dans le poegraveme que voici les deux interpreacutetations se rejoignent drsquoune part crsquoest la beauteacute de lrsquoalbatros (laquo vastes oiseaux des mers raquo (v 2)) qui est deacutecrite drsquoautre part crsquoest la dureacutee des tortures que les hommes drsquoeacutequipage lui infligent (laquo Souvent pour srsquoamuser les hommes drsquoeacutequipage Prennent des albatros raquo (v 1-2)) Un deacutetail reste agrave preacuteciser la place variable de la coupe Pour que le rythme de

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lrsquoalexandrin soit tregraves reacutegulier il faudrait une coupe apregraves la troisiegraveme syllabe la ceacutesure apregraves la sixiegraveme et une seconde coupe apregraves la neuviegraveme syllabe (3333) Or tel nrsquoest pas toujours le cas dans laquo LrsquoAlbatros raquo Dans les vers que nous venons de citer on trouve 2422 2433 4242 3324 Pour expliquer la place de la coupe il faut examiner de plus pregraves les mots qui la preacutecegravedent ou par lesquels elle passe Dans notre premier exemple lrsquoadverbe laquo souvent raquo est mis en eacutevidence eacutetant donneacute qursquoil preacutecegravede immeacutediatement la coupe Crsquoest par ce biais que le poegravete veut preacuteciser qursquoil ne srsquoagit pas drsquoun eacuteveacutenement unique mais qursquoil se reacutepegravete agrave plusieurs reprises Dans le deuxiegraveme heacutemistiche la coupe passe agrave travers le substantif laquo homme raquo Nrsquoest-ce pas une faccedilon drsquoillustrer que les ecirctres humains sont agrave lrsquoorigine de la souffrance des albatros

Au vers 5 la coupe se situe au milieu de laquo peine raquo et dans le deuxiegraveme heacutemistiche crsquoest le participe passeacute laquo deacuteposeacutes raquo qui est mis en relief sous lrsquoeffet de la coupe Dans le premier cas il faut prendre en consideacuteration la locution adverbiale entiegravere laquo agrave peine raquo Que signifie donc la mise en eacutevidence de laquo agrave peine raquo et de laquo deacuteposeacutes raquo La reacuteponse est relativement simple aussitocirct que les albatros ont laquo deacuteposeacute raquo leurs grandes ailes sur les laquo planches raquo du navire ils perdent leur beauteacute et deviennent gauches

Lrsquoon retrouve cette ideacutee au vers 9 cette fois-ci ce sont les termes laquo voyageur raquo et laquo gauche raquo qui sont marqueacutes par la coupe Degraves que le voyageur aileacute se trouve sur un sol ferme il devient laquo gauche et veule raquo et ne peut plus ecirctre consideacutereacute comme laquo roi de lrsquoazur raquo

Finalement au vers 13 la coupe passe agrave travers les substantifs laquo Poegravete raquo et laquo prince raquo Le but en est de rapprocher les deux termes car Baudelaire veut preacuteciseacutement montrer que le poegravete est

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laquo semblable au prince des nueacutees raquo Lrsquoeacutecrivain est agrave son tour incapable de supporter la laquo meacutechanceteacute des hommes raquo1

Nous voyons que lrsquoauteur des Fleurs du Mal exploite lucidement les effets rythmiques pour souligner lrsquoopposition entre les hommes et les albatros

De leur cocircteacute les rimes jouent eacutegalement un rocircle preacutepondeacuterant dans le poegraveme que nous analysons dans le preacutesent commentaire Il srsquoagit de rimes croiseacutees dont le scheacutema est ABAB BCBC DEDE FGFG Il importe drsquoeacutetudier les termes rapprocheacutes sous lrsquoeffet des rimes Pour faire cela nous nous baserons sur le premier et le troisiegraveme quatrains Dans la premiegravere strophe ce sont drsquoabord les substantifs laquo eacutequipage raquo et laquo voyage raquo qui riment Il srsquoagit de rimes suffisantes2 ainsi que de rimes pour lrsquoœil3 Le lecteur peut se demander pourquoi ces deux termes sont ainsi rapprocheacutes Du moment que lrsquoon entreprend un laquo voyage raquo en bateau il faut toujours un laquo eacutequipage raquo pour le diriger Le mecircme pheacutenomegravene phonique peut ecirctre observeacute chez les deux autres rimes du premier quatrain laquo mers raquo et laquo amers raquo Il srsquoagit cette fois-ci drsquoune rime riche4 qui est eacutegalement pour lrsquoœil Les deux mots ainsi relieacutes sont similaires lrsquoeau saleacutee de la mer a un goucirct amer

Au troisiegraveme quatrain nous pouvons drsquoabord rapprocher

lrsquoadjectif laquo veule raquo et le substantif laquo brucircle-gueule raquo Il srsquoagit lagrave encore drsquoune rime suffisante pour lrsquoœil En examinant les deux termes nous remarquons qursquoils sont assez proches lrsquoun de lrsquoautre une fois que lrsquooiseau se trouve au sol il apparaicirct laquo gauche et

1 op cit p 25 2 Une rime est dite suffisante laquo lorsqursquoelle possegravede deux sonoriteacutes [prononceacutees] soit vocaliques soit consonantiques homophones raquo (Franccediloise NAYROLLES Pour eacutetudier un poegraveme Paris Hatier (coll laquo Profil raquo) 1996 p 29) 3 laquo La lsquorime pour lrsquoœilrsquo est fondeacutee non seulement sur lrsquohomophonie mais eacutegalement sur lrsquohomographie crsquoest-agrave-dire lrsquoeacutecriture identique des sons raquo (op cit p 28) 4 Une rime riche laquo possegravede trois sonoriteacutes ou plus soit vocaliques soit consonantiques homophones raquo (op cit p 29)

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veule raquo de par ses grandes ailes qursquoil traicircne agrave cocircteacute de lui Crsquoest agrave cause de son aspect physique que les marins le torturent entre autres avec un laquo brucircle-gueule raquo On le maltraite tout simplement parce qursquoil est diffeacuterent Crsquoest peut-ecirctre une raison pour laquelle le poegravete cherche agrave fuir les hommes en srsquoeacutelevant sur drsquoautres sphegraveres En ce qui concerne les deux autres vers ce sont lrsquoadjectif laquo laid raquo et le verbe laquo volait raquo qui forment une rime pauvre1 pour lrsquoœil Voilagrave deux termes qui marquent une opposition sur les planches du navire lrsquoalbatros est laquo comique et laid raquo Or au moment ougrave il laquo volait raquo il eacutetait un laquo vaste oiseau des mers raquo ou encore un des laquo rois de lrsquoazur raquo Dans cet exemple la rime permet drsquoopposer les deux conceptions de lrsquoalbatros il est beau lorsqursquoil vole mais il est laquo gauche et veule raquo sur le sol ferme Baudelaire a donc savamment exploiteacute lrsquoeffet des rimes Les figures de style

A cocircteacute des images marquantes et des effets de la versification et des rimes il est possible de relever quelques proceacutedeacutes stylistiques qui renvoient au thegraveme central du poegraveme

Le proceacutedeacute dominant dans laquo LrsquoAlbatros raquo est la meacutetaphore La

premiegravere occurrence se trouve au vers 4 laquo Le navire glissant sur les gouffres amers raquo Ces laquo gouffres amers raquo ne rappellent-ils pas les profondeurs de la mer2 Rappelons que le substantif laquo gouffre raquo revient agrave maintes reprises dans lrsquoœuvre de Baudelaire Une autre meacutetaphore est celle des laquo grandes ailes blanches raquo au vers 7 Nous avons preacuteciseacute que lrsquoalbatros est le symbole de lrsquoœuvre baudelairienne Par extension les ailes blanches pourraient symboliser la pureteacute de la poeacutesie Selon de Dictionnaire

1 Une rime pauvre laquo possegravede une sonoriteacute soit vocalique soit consonantique homophone raquo (op cit p 29) 2 On pourrait mecircme voir dans lrsquoadjectif laquo amer raquo un groupe preacutepositionnel laquo agrave [la] mer raquo comme ce sera le cas pour une des œuvres de Saint-John Perse au XXe siegravecle Il y aurait alors un renvoi direct agrave lrsquooceacutean

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des symboles laquo [l]e blanc ndash candidus ndash est la couleur du candidat crsquoest-agrave-dire de celui qui va changer de condition [hellip] raquo1 Or lrsquoalbatros change-t-il vraiment de condition Il paraicirct que oui surtout si lrsquoon songe agrave la meacutetamorphose que subit cet animal en descendant du statut de laquo roi de lrsquoazur raquo agrave celui de lrsquolaquo infirme raquo qui boite Le changement se fait donc en deacutecrescendo Cette meacutetaphore permet parfaitement drsquoillustrer le deacuteclin de la condition de lrsquooiseau

Outre la meacutetaphore nous rencontrons la personnification

dans laquo LrsquoAlbatros raquo laquo indolents compagnons raquo (v 3) laquo rois de lrsquoazur raquo (v 6) laquo voyageur aileacute raquo (v 9) laquo prince des nueacutees raquo (v 13) En geacuteneacuteral ces expressions sont plutocirct mises en relation avec des ecirctres humains et non pas avec des animaux Si elles se rapportent dans ce poegraveme aux oiseaux palmipegravedes cela a un but preacutecis agrave lrsquoaide de ce proceacutedeacute Baudelaire peut plus facilement faire le rapprochement entre les albatros et le poegravete car laquo Le Poegravete est semblable au prince des nueacutees raquo (v 13)

Citons en dernier lieu deux occurrences de la comparaison

laquo Comme des avirons traicircner agrave cocircteacute drsquoeux raquo (v 8) laquo Le Poegravete est semblable au prince des nueacutees raquo (v13) Dans le premier exemple les laquo grandes ailes blanches raquo des albatros sont compareacutees aux avirons drsquoun navire Symboliquement les ailes repreacutesentent des avirons qui permettent aux oiseaux de se deacuteplacer en lrsquoair de mecircme que les marins doivent ramer pour que le bateau puisse se mettre en mouvement (agrave moins qursquoil ne srsquoagisse drsquoun voilier) Le deuxiegraveme exemple compare le poegravete agrave lrsquoalbatros ils connaissent tous les deux des difficulteacutes agrave vivre parmi la meacutechanceteacute des ecirctres humains qui ne savent pas appreacutecier leur vraie valeur Chacun drsquoeux possegravede de laquo grandes ailes raquo ou des laquo ailes de geacuteant raquo qui les empecircchent de se mouvoir librement dans un milieu drsquoignorance et de malheur En revanche dans les sphegraveres supeacuterieures ils sont

1 Jean CHEVALIER Alain GHEERBRANT Dictionnaire des symboles Paris Robert LaffontJupiter 1982 p 125

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les princes de lrsquoart qui laquo hante[nt] la tempecircte et se ri[ent] de lrsquoarcher raquo (v 14) Ils rappellent en quelque sorte deux fregraveres qui se ressemblent comme crsquoest le cas au deacutebut du poegraveme laquo LrsquoHomme et la mer raquo du mecircme auteur Conclusion

Apregraves avoir analyseacute ce poegraveme des Fleurs du Mal nous constatons que Baudelaire a exploiteacute les images la versification et les rimes ainsi que les figures de rheacutetorique pour souligner le thegraveme central de sa poeacutesie Il en reacutesulte non seulement que le poegravete est identifieacute agrave lrsquoalbatros mais lrsquooiseau est devenu le symbole mecircme de la poeacutesie baudelairienne Il est possible de deacutegager une certaine progression dans le texte la situation de deacutepart est diffeacuterente de celle que lrsquoon trouve agrave la fin Nous pouvons dire que lrsquoauteur est omnipreacutesent dans lrsquoœuvre mais il demeure invisible il ne se manifeste que dans le dernier quatrain et mecircme indirectement lorsqursquoil avance le substantif laquo Poegravete raquo Ajoutons que la troisiegraveme strophe ne figure pas dans la premiegravere version de laquo LrsquoAlbatros raquo elle a eacuteteacute inseacutereacutee par le poegravete sur le conseil de son ami Asselineau pour mieux marquer laquo la gaucherie ou du moins [hellip] la gecircne de lrsquoalbatros pour faire tableau de son embarras raquo1 Interrogeons-nous pour terminer sur lrsquointention de Baudelaire en eacutecrivant cette œuvre poeacutetique Ce qursquoil a sans doute voulu montrer crsquoest que la poeacutesie est parfois deacutedaigneacutee par les hommes qui ne lrsquoentendent pas Il en est de mecircme pour les animaux crsquoest leur diffeacuterence agrave lrsquoeacutegard des hommes qui incite ces derniers agrave les consideacuterer comme des ecirctres infeacuterieurs Le poegravete veut preacuteciseacutement critiquer cette attitude condamnable et lancer un appel pour que lrsquoon porte remegravede agrave cette situation de meacutepris En somme gracircce agrave une habileteacute poeacutetique qui a atteint son apogeacutee laquo LrsquoAlbatros raquo est

1 BAUDELAIRE Œuvres complegravetes Paris Gallimard (Bibliothegraveque de la Pleacuteiade) 1975 t1 p 836

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un chef-drsquoœuvre litteacuteraire qui sert de seuil agrave la poeacutesie de Baudelaire

Mary-Jo ANDRICH Laurent FELS

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Nadine BAULESCH

(Luxembourg)

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SUZON HEacuteDO (1942-1990)

laquo Tableau raquo1

Tecircte drsquoeacutebegravene Tecircte de reine

Longs yeux drsquoamande

Chant de deux glandes

Front drsquoambre large Miroir drsquoamour

Bouche lippue Baiser tout nu

1 Poegravemes de 12 agrave 18 ans Luxembourg 1962

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LECTURE DU POEgraveME

Ce court poegraveme eacutecrit dans les anneacutees soixante du vingtiegraveme siegravecle est un exemple type de la poeacutesie moderne il propose au lecteur une structure assez libre toute diffeacuterente de celle qursquoil peut trouver dans la litteacuterature classique ougrave la forme eacutetait strictement reacutegleacutee A cela srsquoajoute le fait que lrsquoauteur utilise une meacutethode drsquoeacutecriture qui rend difficile la distinction du thegraveme apregraves une premiegravere lecture Remarquons donc qursquoune telle œuvre demande un travail plus seacuterieux voire analytique pour deacutegager clairement son intention

En effet la seule chose que lrsquoon peut dire apregraves une premiegravere

reacuteflexion sur la composante principale crsquoest qursquoil srsquoagit ici de la description plus ou moins symbolique drsquoun tableau drsquoart Comme nous lrsquoavons vu lrsquoauteur ne nous donne pas une description preacutecise mais il travaille plutocirct avec des impressions

Ainsi il est presque exigeacute qursquoil nous propose au moins un

mot-cleacute pour nous aider agrave voir de quoi il srsquoagit dans le texte Cette laquo aide raquo nous est accordeacutee par le titre mecircme du poegraveme Effectivement le lecteur peut maintenant se concentrer sur ses questions sur le thegraveme de la description impressionnante drsquoun portrait

En regardant de plus pregraves lrsquoensemble des images utiliseacutees qui

se compose avant tout de meacutetaphores nous pouvons certifier lrsquoideacutee du portrait plein drsquoharmonie ce que lrsquoauteur souligne en donnant une structure et un rythme bien reacuteguliers agrave son texte

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Deacutejagrave dans le premier vers nous nous voyons confronteacutes agrave une image forte La tecircte est drsquoeacutebegravene ce qui renvoie agrave ce bois ceacutelegravebre pour sa couleur tregraves fonceacutee ou mecircme noire et en plus bien connu pour sa dureteacute On pourrait mecircme le qualifier de laquo roi des bois raquo ce qui le rapproche bien eacutevidemment drsquoun point de vue seacutemantique du terme du deuxiegraveme vers ougrave lrsquoauteur parle de laquo tecircte de reine raquo Ensuite dans les deux strophes suivantes sont eacutevoqueacutees les laquo yeux drsquoamande raquo et le laquo front drsquoambre raquo de la personne portraiteacutee ajouteacutes agrave la caracteacuteristique physique des cheveux noirs1 ce qui nous fait penser agrave un personnage appartenant agrave un peuple asiatique Les yeux eacutetant deux glandes ils sont le reacuteservoir des larmes image qui srsquooppose drsquoailleurs ici agrave lrsquoideacutee du laquo chant raquo de ces deux glandes

La suite et notamment la troisiegraveme strophe du poegraveme fait

allusion agrave lrsquoamour On a vraiment ici lrsquoimpression que le front et avec celui-ci le reste du visage est un laquo miroir drsquoamour raquo comme le dit le poegravete Crsquoest ici la premiegravere fois que se preacutesente une ideacutee claire dans de texte Cette ideacutee de lrsquoamour nous renvoie certainement aux impressions et aux sentiments que la personne contemplant le tableau ressent en soi

Effectivement le poegravete ne deacutecrit pas le tableau de maniegravere

tregraves concise mais il produit un effet fascinant qui nous prend aussi fortement que la personne qui se trouve reacuteellement devant le portrait

La fin du poegraveme constitue le zeacutenith de la progression des

effets dans ce texte Cette derniegravere strophe nous propose des images touchant deacutejagrave presque agrave un domaine eacuterotique Lrsquoauteur nous illustre cette facette en eacutevoquant la laquo bouche lippue raquo pour finir avec le laquo baiser tout nu raquo Mais ce nrsquoest pas du tout lrsquoeacuterotisme qui est important ici

1 Meacutetaphoriseacutes par lrsquoimage laquo tecircte raquo drsquoeacutebegravene

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Toutes les sensations visuelles1 les couleurs bien signifiantes2 les formes rondes3 creacuteent un effet vraiment fascinant et le lecteur est fortement impressionneacute surtout parce que lrsquoauteur qui eacutevite de se manifester ne lui montre pas tout Il reste une grande curiositeacute dont on peut penser que crsquoest lagrave lrsquointention majeure du poegravete

Cet effet de fasciner le lecteur est bien sucircr encore renforceacute

par le style mecircme du poegraveme Le rythme et la musicaliteacute reacuteguliers creacuteent une atmosphegravere tellement harmonieuse et magique presque ensorcelante qursquoil devient tout agrave fait impossible de ne pas ecirctre toucheacute par cette ambiance merveilleuse

La progression du thegraveme est donc inteacuteressante surtout parce

qursquoelle preacutesente un veacuteritable crescendo depuis le deacutebut du poegraveme jusqursquoagrave sa fin

La beauteacute de lrsquoœuvre drsquoart repreacutesenteacutee ici par le portrait

artistique drsquoune personne apparemment parfaite drsquoun cocircteacute et par le poegraveme preacutesentant une ambiance comparable agrave celle du tableau parfaitement composeacute de lrsquoautre cocircteacute constitue en quelque sorte un ideacuteal pour le poegravete-artiste qui deacutesire creacuteer les mecircmes effets qui ont agi sur lui chez le lecteur Avec son œuvre moderne aux vers quadrisyllabes qui construisent des strophes isomeacutetriques horizontales4 dans lesquelles on peut trouver beaucoup de proceacutedeacutes stylistiques autres que la meacutetaphore seule comme par exemple des anaphores5 ainsi que des assonances6 la poeacutetesse a bien reacuteussi agrave creacuteer une atmosphegravere vraiment impressionnante En effet le fait de donner seulement des fragments de ce tableau qursquoelle tente de montrer ainsi que lrsquoutilisation drsquoimages qui

1 Preacutesents dans toutes les strophes 2 Lrsquoambre (clair) qui srsquooppose au noir drsquoeacutebegravene (sombre) 3 Tecircte yeux en forme drsquoamande compareacutes agrave des glandes la bouche etc 4 Particulariteacute de strophes dont le nombre de vers est infeacuterieur au nombre de syllabes par vers 5 Notamment dans la premiegravere et la derniegravere strophe 6 Richesse des sons laquo egrave raquo laquo an raquo laquo ou raquo et laquo u raquo

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deviennent presque des symboles illustrent bien cette intention du poegravete de fasciner le lecteur

Mais on pourrait tout de mecircme dire qursquoagrave la fin le lecteur de

ce poegraveme ne sait toujours pas vraiment quel est le message reacuteel du texte Et voila ce qui est inteacuteressant Un poegravete ne doit pas toujours proposer un message explicite il reste avant tout un artiste auquel on doit parfois accorder le droit de se contenter de toucher simplement son lecteur gracircce agrave des sensations ou des symboles Cela appartient aussi au vaste domaine de lrsquoart et crsquoest lagrave avant tout un exemple de perfectionnisme artistique sans ce laquo devoir raquo drsquoapporter un aspect moralisant ou avertissant Ne pourrait-on pas dire de ce poegraveme qursquoil montre des caracteacuteristiques du symbolisme courant poeacutetique qui cherchait lrsquoart raffineacute et estheacutetique tout en creacuteant laquo seulement raquo des impressions Tout ce que nous avons vu maintenant dans ce poegraveme nous fait effectivement affirmer cette ideacutee

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Christophe DURAND ndash LE MENN

(France)

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CLAUDE DE MALLEVILLE (1592 - 1647)

laquo Imitation du Cavalier Marin raquo

Que Parteacutenice est belle encor qursquoelle soit noire Crsquoest le plus digne objet ougrave srsquoadressent nos vœux A lrsquoeacutebegravene eacuteclatant qui luit en ses cheveux Lrsquoor et lrsquoambre ont ceacutedeacute lrsquohonneur de la victoire Quelle si blanche main ou drsquoalbacirctre ou drsquoivoire De ses liens si noirs peut deacutefaire les nœuds Quelle clarteacute de teint brille de tant de feux Que les ombres du sien nrsquoen offusquent la gloire Qui jamais vit en terre une diviniteacute Paraicirctre sous un voile avec tant de beauteacute Qui vit jamais sortir tant drsquoeacuteclairs drsquoun nuage Soleil retirez-vous un autre est en ces lieux Un autre qui pourvu drsquoun plus riche partage Porte la nuit au front et le jour dans les yeux

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LECTURE DU POEgraveME

Donner une deacutefinition du baroque serait reacuteduire consideacuterablement le concept mecircme de baroque neacuteanmoins nous pouvons en tracer les lignes majeures les thegravemes communs de lrsquoinspiration baroque sont le mouvement lrsquoinconstance lrsquoeacutepheacutemegravere lrsquoextravagant lrsquoillusion la prolifeacuteration drsquoimages dans la poeacutesie baroque catalyse cette mouvance obseacutedante et cyclique Le poegraveme que nous nous proposons drsquoeacutetudier est un sonnet intituleacute laquo Imitation du Cavalier Marin raquo eacutecrit par Malleville Ce poegraveme deacutegage le goucirct du paradoxe cher aux baroques en ceacuteleacutebrant la beauteacute noire de Parteacutenice

La composition du sonnet est claire le premier quatrain

annonce lrsquoobjet de ce poegraveme Parteacutenice le deuxiegraveme quatrain vient srsquoopposer au preacuteceacutedent en exposant lrsquoimpossibiliteacute pour la blancheur de se fondre dans le noir le premier tercet exalte lrsquoabsolue uniciteacute de cette beauteacute le deuxiegraveme tercet enfin affirme et confirme la supeacuterioriteacute de cette beauteacute noire sur toute autre chose

Nous savons que les femmes noires de mecircme que les veuves

ont exerceacute une fascination sensuelle sur les poegravetes baroques qui ont chanteacute vanteacute les charmes de ces beauteacutes inaccessibles Cet envoucirctement quasi mystique se ressent dans le premier quatrain degraves lrsquoincipit le poegravete annonce son admiration beacuteate face agrave lrsquoeacutetrange beauteacute qui srsquooffre agrave ses yeux laquo Que Parteacutenice est belle raquo la simpliciteacute de lrsquoadjectif nous emporte au-delagrave du commun le charme est absolu presque ideacuteal Parteacutenice est lrsquoimage de la Beauteacute image inverseacutee car elle est linteacuterieur du miroir le contre-pied du phantasme commun (tout au moins au

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XVIIe siegravecle) laquo encor qursquoelle soit noire raquo La noirceur de cette femme nrsquoest en aucun cas un obstacle agrave sa beauteacute mais opegravere au contraire de maniegravere homotheacutetique le noir redouble la fascination du poegravete le noir est ici vertueux laquo Crsquoest le plus digne objet ougrave srsquoadressent nos vœux raquo Le terme laquo objet raquo galant montre la fixation du poegravete agrave lrsquoeacutegard de cette femme Parteacutenice est le centre drsquoun jeu eacuterotique crsquoest un appas de qualiteacute supeacuterieure vers lequel tend le poegravete Le paradoxe se poursuit dans le vers suivant ougrave lrsquoeacutebegravene est qualifieacute drsquolaquo eacuteclatant raquo la beauteacute noire scintille de ses feux obscurs et lrsquoeacuteclat semble reluire sur cette peau hacircleacutee sur cette chevelure agrave la sensualiteacute provocante Nous pouvons deacutejagrave remarquer lrsquoemploi de codes analogiques celui du bois (laquo eacutebegravene raquo) et celui des meacutetaux dans le vers 4 laquo Lrsquoor et lrsquoambre raquo Le vers 4 annonce la deacutefaite de lrsquoeacuteclat lactescent et la victoire de la noirceur Les beauteacutes doreacutees ceacuteleacutebreacutees par lrsquoimagerie commune srsquoeffacent se courbent devant cette sombre princesse laquo Lrsquoor et lrsquoambre ont ceacutedeacute lrsquohonneur de la victoire raquo Parteacutenice est ainsi preacutesenteacutee comme digne de tous les honneurs

Le deuxiegraveme quatrain vient opposer agrave cette noirceur

innocente la blancheur drsquoune main avide Deux questions transpercent lrsquoesprit du poegravete La premiegravere question deacutenonce lrsquoimpossibiliteacute drsquoatteindre cette beauteacute noire Parteacutenice semble hors de porteacutee inaccessible agrave tout homme blanc agrave tout visage pacircle crsquoest lrsquoimpossibiliteacute drsquounir les deux extrecircmes dans lrsquoarc-en-ciel chromatique il srsquoagit bien ici drsquoextrecircmes le poegravete insiste sur lrsquoopposition laquo Quelle si blanche main [hellip] De ses liens si noirs raquo Le poegravete exhausse les deux couleurs en deux absolus incompatibles laquo peut deacutefaire les nœuds raquo Le vers 5 utilise le code des matiegraveres preacutecieuses laquo ou drsquoalbacirctre ou drsquoivoire raquo les deux protagonistes appartiennent ainsi agrave des sphegraveres privileacutegieacutees mais tregraves eacuteloigneacutees lrsquoune de lrsquoautre le blanc et le noir font partie de deux mondes diffeacuterents La deuxiegraveme question pose eacutegalement le problegraveme de lrsquoopposition mais souligne la supeacuterioriteacute de la beauteacute noire mise en face drsquoune beauteacute claire lrsquolaquoombre raquo du teint de

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Parteacutenice est plus eacuteclatante que tous les laquo feux raquo drsquoune peau claire Nous pouvons noter aussi que dans ces deux quatrains se deacutegage une sensualiteacute envoucirctante gracircce agrave lrsquoutilisation de termes renvoyant au corps humain laquo cheveux raquo (vers 3) laquo main raquo (vers 5) laquo teint raquo (vers 7) Ainsi tout un deacuteploiement drsquoimages est mis en place pour ceacuteleacutebrer la beauteacute unique et mystique de Parteacutenice en effet certains termes sont emprunteacutes au vocabulaire religieux laquo dignes raquo laquo vœux raquo (vers 2) et laquo gloire raquo (vers 8)

La progression vers le divin et lrsquounique continue dans les deux

tercets ougrave Parteacutenice est litteacuteralement placeacutee sur un pieacutedestal antique elle est mise au rang de laquo diviniteacute raquo descendue sur terre une sorte de mi-deacuteesse un Ange noir Lrsquouniciteacute est ici marqueacutee par le terme laquo jamais raquo aux vers 9 et 11 crsquoest la premiegravere fois qursquoune telle beauteacute se reacutevegravele mais il faut en mecircme temps la chercher car cette beauteacute est cacheacutee derriegravere un laquo voile raquo sa peau noire Une autre opposition est mise en valeur au vers 11 laquo tant drsquoeacuteclairs drsquoun nuage raquo ce laquo nuage raquo sombre eacuteclaire le contemplateur Nous retrouvons donc ici lrsquoimage baroque drsquoun monde inverseacute drsquoune nature ougrave le noir est divin et le candide commun Nous pouvons aussi constater la force de Parteacutenice cette laquo diviniteacute raquo qui lance des laquo eacuteclairs raquo Parteacutenice devient ainsi une deacuteesse eacuterotique gracircce au charme obscur de sa beauteacute

Elle acquiert enfin au dernier tercet la place privileacutegieacutee de lrsquoastre qui illumine le monde le Soleil Mecircme le soleil roi du firmament se doit de srsquoeacuteclipser crsquoest plus qursquoune obligation crsquoest un ordre laquo Soleil retirez-vous raquo (vers 12) Malleville oppose ici au soleil Parteacutenice soleil noir cet laquo autre [hellip] pourvu drsquoun plus riche partage raquo Le paneacutegyrique srsquoachegraveve enfin sur une pointe antitheacutetique ce soleil noir Parteacutenice laquo porte la nuit au front et le jour dans les yeux raquo Ce sont ses yeux qui provoquent laquo tant drsquoeacuteclairs raquo ses yeux qui brillent dans la laquo nuit raquo de sa peau Parteacutenice est ainsi porteuse de lrsquoinfini puisqursquoen elle se meacutelangent la jour et la nuit sa beauteacute noire est eacuteternelle paradoxale et en

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mouvement constant crsquoest un soleil qui forme une reacutevolution autour de la fascination beacuteate du poegravete

Nous avons donc vu que ce poegraveme en abordant le thegraveme

baroque de la beauteacute noire utilise aussi les armes de la poeacutesie baroque agrave savoir le paradoxe lrsquoantithegravese les codes meacutetaphoriques les oppositions avec comme lignes directrices le mouvement lrsquoeacutepheacutemegravere (car cette beauteacute nrsquoest que de passage) le monde inverseacute tout ceci dans une prolifeacuteration drsquoimages Nous pourrions le qualifier de poegraveme baroque classique (sic) Mais ce sonnet pose aussi le problegraveme de la sinceacuteriteacute dans la poeacutesie baroque est-ce vraiment une ceacuteleacutebration de la beauteacute noire ou bien seulement un preacutetexte agrave un deacuteploiement drsquoimages un simple jeu poeacutetique comme pourrait le suggeacuterer le titre du poegraveme laquo Imitation du Cavalier Marin raquo

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Laurent FELS

(Luxembourg)

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Saint-John Perse1

Agrave lrsquooccasion du 30e anniversaire de la mort du poegravete et diplomate

laquo Un jour pourtant elles trouvegraverent sur mon lit un volume Crsquoeacutetaient des poegravemes admirables mais obscurs de Saint-Leacuteger Leacuteger Ceacuteleste lut quelques pages et me dit Mais ecirctes-vous bien sucircr que ce sont des vers est-ce que ce ne serait pas plutocirct des devinettes Eacutevidemment pour une personne qui avait appris dans son enfance une seule poeacutesie Ici-bas tous les lilas meurent il y avait manque de transition raquo (Marcel Proust) laquo Et puis crsquoeacutetait en 1916 agrave Nantes dans une chambre drsquointerne agrave lrsquohocircpital de la rue du Boccage je lisais Eloges agrave mon ami Jacques Vacheacute et je me rappelle comme je tressaillais au passage de certaines phrases et comme il y reacuteagissait aussi quoiqursquoen se surveillant bien davantage raquo (Andreacute Breton)

1815-1887 Avant la naissance drsquoAlexis Leacuteger

Crsquoest en 1815 que le premier membre de la famille Leacuteger vient srsquoinstaller en Guadeloupe Crsquoest un homme acircgeacute de vingt-neuf ans du nom de Prosper-Louis Leacuteger qui exerce le meacutetier de notaire depuis 1799 Il a quitteacute Paris une fois que lrsquoeacutetude qursquoil a commenceacutee en 1799 est tombeacutee en faillite en 1813 Arriveacute en Guadeloupe il deacutecide en 1815 drsquoacheter une eacutetude de notaire agrave Basse-Terre Quatre ans plus tard vient au monde le cinquiegraveme enfant de Prosper-Louis Leacuteger il srsquoagit drsquoAlexis-Edmond Leacuteger le futur grand-pegravere du poegravete

Alexis-Edmond srsquoengage dans la carriegravere notariale agrave Pointe-agrave-Pitre en 1851 agrave lrsquoacircge de trente-deux ans et eacutepouse Augusta Caille

1 Extrait de lrsquoouvrage Saint-John Perse Images agrave Crusoeacute A la recherche du temps et de lrsquoespace perdus Paris Editions Le Manuscrit 2005

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en 1845 acircgeacutee de dix-neuf ans et demi Le mariage donnera naissance agrave quatre enfants dont deux fils (Arthur et Ameacutedeacutee) et deux filles (Louise et Steacutephanie) Arthur mourra agrave lrsquoacircge de trois ans Quant agrave Ameacutedeacutee il sera le pegravere drsquoAlexis Leacuteger futur Saint-John Perse

En 1884 de retour en Guadeloupe apregraves ses eacutetudes de droit

en France Ameacutedeacutee Leacuteger srsquoinstalle comme avocat-avoueacute agrave Pointe-agrave-Pitre et se marie avec une fille de planteurs Parallegravelement agrave son activiteacute professionnelle il est eacutelu au Conseil municipal de la ville deviendra troisiegraveme puis deuxiegraveme et finalement premier adjoint au maire Ses engagements politiques le porteront du cocircteacute des reacutepublicains Sa liste est soutenue par le journal Le Progregraves Il est peut-ecirctre franc-maccedilon (beaucoup de ses amis le sont) alors que son eacutepouse Reneacutee Dormoy est tregraves catholique Neacutee agrave Basse-Terre elle a passeacute son enfance et son adolescence sur une habitation acquise par son pegravere Bois-Debout non loin de Capesterre habitation sucriegravere Par sa megravere neacutee Le Dentu elle se rattache aux proprieacutetaires de lrsquohabitation cafeacuteiegravere La Joseacutephine situeacutee au-dessus de Basse-Terre Les premiers poegravemes du futur Saint-John Perse eacutevoqueront alternativement drsquoune part la ville de Pointe-agrave-Pitre en parfait contraste avec ces deux habitations en pleine nature ougrave il a souvent seacutejourneacute pendant ses vacances Cinq enfants sont issus du mariage entre Ameacutedeacutee Leacuteger et Reneacutee Dormoy Eliane naicirct en 1884 Paulette vient au monde en 1886 puis un an plus tard naicirct Alexis le futur poegravete Lrsquoanneacutee 1889 est celle de la naissance de Marguerite et finalement en 1893 crsquoest le dernier enfant de ce mariage qui vient au monde agrave savoir Solange 1887 naissance drsquoAlexis Leacuteger

Le 31 mai 1887 agrave cinq heures du soir dans la maison de la dame Deacutelias rue drsquoArbaud agrave Pointe-agrave-Pitre ougrave se situe la reacutesidence de son pegravere naicirct Marie-Reneacute-Auguste-Alexis Leacuteger On

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trouve ces donneacutees dans lrsquoacte de naissance de lrsquoenfant Le poegravete a souhaiteacute qursquoon croie ndash et pendant longtemps les critiques ont reacutepeacuteteacute ndash qursquoil eacutetait neacute non en ville mais dans une petite icircle au large de la Guadeloupe Les Leacuteger ont effectivement posseacutedeacute dans la rade de Pointe-agrave-Pitre un icirclet appeleacute Icirclet-Feuilles ou Icirclet-agrave-Feuilles1 et dans son enfance il est arriveacute agrave Alexis drsquoy faire une excursion lrsquoideacutee selon laquelle il y serait neacute est hautement improbable mais poeacutetiquement fort inteacuteressantehellip

Une anneacutee apregraves le grand-pegravere du cocircteacute paternel (Alexis

Leacuteger) rejoint lrsquoeacuteterniteacute Il legravegue tous ses biens dont lrsquoIcirclet-agrave-Feuilles agrave sa femme Augusta Caille la grand-megravere du futur poegravete En 1890 crsquoest le grand-pegravere maternel Paul Dormoy qui srsquoeacuteteint

Quatre ans plus tard la sœur cadette drsquoAlexis Leacuteger (Solange)

deacutecegravede le 31 juillet agrave lrsquoacircge drsquoun an Son fregravere eacutevoquera sa mort dans un chant drsquoEacuteloges Cette mecircme anneacutee 1894 les parents et les deux sœurs aicircneacutees drsquoAlexis entreprennent un voyage en France et plus preacuteciseacutement agrave Bordeaux La famille retournera le 21 janvier 1895 aux Antilles A lrsquooccasion du huitiegraveme anniversaire de leur fils ses parents lui offrent une barque un cheval et une lunette astronomique Crsquoest en octobre 1895 que lrsquoenfant entre en huitiegraveme au lyceacutee Carnot agrave Pointe-agrave-Pitre

En octobre 1896 il entre en classe de septiegraveme Lrsquoenfant a la santeacute fragile il tombe malade en septembre et fait sa rentreacutee avec un mois de retard deacutebut novembre On suppose qursquoil est atteint de fiegravevres paludeacuteennes

Lrsquoanneacutee suivante en avril lrsquoicircle a subi un leacuteger tremblement de

terre dont le bilan compte deux morts et quinze blesseacutes agrave Pointe-agrave-Pitre Le 14 septembre 1897 les parents drsquoAlexis voyagent de nouveau en France alors que les enfants restent aupregraves de leurs deux aiumleules En feacutevrier 1898 le pegravere retourne aux icircles tandis que la megravere seacutejourne en Europe jusqursquoau mois drsquoaoucirct Le premier

1 Cette icircle srsquoappelle aujourdrsquohui laquo Icirclet agrave Petreluzzi raquo bien que la famille Petreluzzi nrsquoen soit plus proprieacutetaire

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octobre de la mecircme anneacutee le jeune Alexis entre en sixiegraveme classique Crsquoest en 1898 que les Leacuteger entreprennent les derniegraveres preacuteparations avant de quitter deacutefinitivement la Guadeloupe La crise eacuteconomique et lrsquoinstabiliteacute politique de lrsquoicircle ont pousseacute beaucoup de Blancs de la Guadeloupe agrave srsquoinstaller sur le continent europeacuteen Saint-John Perse nous donne encore une autre raison de lrsquoinstallation de sa famille en France agrave savoir qursquoil y a pu faire de meilleures eacutetudes Mais il y a encore deux autres raisons du deacutepart des Leacuteger le deacutesir ancien drsquoAugusta exprimeacute degraves son retour en Guadeloupe en 1840 de revenir en meacutetropole et puis la santeacute de la megravere du poegravete Les anneacutees de lyceacutee agrave Pau et de faculteacute agrave Bordeaux

Le 4 mars 1899 la famille drsquoAlexis Leacuteger srsquoembarque sur le Canada pour Bordeaux Ils y deacutebarqueront le 17 mars et srsquoinstalleront au numeacutero 7 de la rue Latapie agrave Pau Quant agrave Augusta Caille la grand-megravere elle les suivra et srsquoeacutetablira avec sa fille Steacutephanie et ses petits-enfants au numeacutero 18 rue Latapie Le 1er mai 1899 elle quitte Pointe-agrave-Pitre agrave bord du Labrador Une fois les logements installeacutes agrave Pau les trois sœurs drsquoAlexis freacutequentent le collegravege des Ursulines alors que leur fregravere est inscrit en classe de cinquiegraveme au lyceacutee de Pau qui porte aujourdrsquohui le nom de laquo Lyceacutee Saint-John Perse raquo Il passera son baccalaureacuteat dans le mecircme eacutetablissement Le lyceacutee est eacutegalement le lieu de rencontre avec des personnages qui joueront un rocircle important dans la vie drsquoAlexis Leacuteger comme Gustave-Adolphe Monod fils drsquoErnest Monod qui est le pasteur de lrsquoEacuteglise reacuteformeacutee agrave Pau Alexis fait de bonnes eacutetudes Pendant les vacances la famille seacutejourne agrave Bielle-drsquoOssau agrave Saint-Sauveur voire dans le pays Basque agrave Tardets (tous ces lieux se situent dans les Pyreacuteneacutees) En 1902 lrsquoicircle voisine de la Guadeloupe est deacutevasteacutee par lrsquoeacuteruption de la montagne Peleacutee Les Leacuteger entretenaient drsquoeacutetroites alliances

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familiales avec quelques habitants de la Martinique et sont donc fortement bouleverseacutes par cette mauvaise nouvelle

En 1902 Alexis rencontre Francis Jammes Celui-ci a trente-

quatre ans agrave lrsquoeacutepoque Cela ne lrsquoempecircche pas de lier une relation amicale avec le jeune Alexis acircgeacute de quinze ans Ils parlent souvent de litteacuterature et Jammes lui fait lire Paul Claudel Deux ans plus tard le futur Saint-John Perse passe son baccalaureacuteat avec mention au lyceacutee de Pau Au mois drsquooctobre de la mecircme anneacutee il srsquoinscrit pour des eacutetudes de droit agrave la faculteacute de Bordeaux Il sera logeacute chez son cousin Paul Warin Parallegravelement il freacutequente la faculteacute de meacutedecine celle des sciences et la faculteacute de lettres en tant qursquoeacutetudiant libre Il faut preacuteciser qursquoAlexis nrsquoa pris aucune autre inscription que celle agrave la faculteacute de droit Cette mecircme anneacutee Leacuteger fait la connaissance de Gabriel Frizeau qui est un ami de Francis Jammes et de Paul Claudel Frizeau est un grand amateur drsquoart et meacutecegravene Chez lui le jeune poegravete rencontre Andreacute Lhote et Odilon Redon il y deacutecouvre Gauguin et notamment sa grande toile laquo Qui je fus raquo Son poegraveme LrsquoAnimale est directement inspireacute de Gauguin Premiegraveres publications

Selon Alexis Leacuteger il aurait eacutecrit en 1897 le poegraveme Deacutesir de Creacuteole qui ne figure pas dans les Œuvres complegravetes de la Pleacuteiade Il lrsquoaurait donc reacutedigeacute agrave Pointe-agrave-Pitre en Guadeloupe agrave lrsquoacircge de dix ans Crsquoest une des rares productions ougrave il a adopteacute la versification classique Le poegraveme composeacute en alexandrins reacuteguliers a plus vraisemblablement eacuteteacute eacutecrit alors quAlexis Leacuteger avait eacutetudieacute Lamartine au lyceacutee probablement en classe de premiegravere (donc en 1902-3 lorsqursquoil avait seize ans) Par ailleurs le lecteur trouve dans cette œuvre de tregraves beaux tableaux des Antilles et quelques allusions agrave des leacutegendes relateacutees par les habitants

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Lrsquoanneacutee 1904 est celle de la reacutedaction de Des Villes sur trois modes dont la publication se fera en 1908 dans le numeacutero 7 de la revue Pan bien que lrsquoœuvre soit dateacutee 1906 Ce poegraveme a eacuteteacute joint agrave une lettre qursquoAlexis Leacuteger a adresseacutee agrave son ami de lyceacutee Gustave-Adolphe Monod en 1908 Lrsquoensemble du poegraveme est diviseacute en trois parties dont chacune comporte une eacutepigraphe latine emprunteacutee agrave un Pegravere de lrsquoEacuteglise Dans la premiegravere partie le poegravete nous chante sa haine des grandes villes (laquo Ocirc villes ougrave les fruits pourrissent aux larmiers raquo laquo Ocirc villes drsquoindigence indignes du pillage raquo) thegraveme que lrsquoon retrouvera plus tard dans Images agrave Crusoeacute La deuxiegraveme partie contient encore lrsquoideacutee du pillage drsquoune ville mais cette fois-ci par des corsaires violents (laquo Compagnons des Trois Mers Ranccedilonneurs et Pirates raquo) Finalement dans la troisiegraveme partie de Des Villes sur trois modes le jeune Alexis deacutecrit ce que Mireille Sacotte la grande speacutecialiste de Saint-John Perse appelle laquo la vie libre et deacutepraveacutee des corsaires raquo1 Dans ce dernier chant nous retrouvons des traits du Bateau ivre de Rimbaud mais aussi lrsquoinfluence de Baudelaire et de Heacutereacutedia On srsquoaccorde agrave reconnaicirctre Pau dans la premiegravere ville Bordeaux dans la deuxiegraveme et Pointe-agrave-Pitre dans la troisiegraveme Cette œuvre de jeunesse montre deacutejagrave le style brillant ainsi que la grande habileteacute poeacutetique du futur Saint-John Perse Images agrave Crusoeacute reacutedigeacute en 1904 ne verra sa publication qursquoen 1909 dans la Nouvelle Revue franccedilaise (NRF) Il srsquoagit de la reacuteeacutecriture du mythe de Robinson Crusoeacute tel que nous le preacutesente Daniel Defoe Toutefois le Crusoeacute de Leacuteger est un personnage tout agrave fait diffeacuterent de celui que nous propose le romancier anglais Crsquoest le Robinson nostalgique imagineacute par Jammes

1905 est une anneacutee riche en rencontres Alexis Leacuteger fait la

connaissance de Franccedilois Mauriac agrave la faculteacute des lettres agrave Bordeaux Chez Jammes agrave Orthez il rencontre Claudel qui lui offre un exemplaire des Muses A cocircteacute de ses eacutetudes et des travaux de reacutedaction le jeune poegravete fait beaucoup de sport il pratique

1 Mireille SACOTTE Alexis LeacutegerSaint-John Perse Paris LrsquoHarmattan 1997

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lrsquoescrime la voile et lrsquoeacutequitation Lors drsquoune randonneacutee en montagne il fait la connaissance de Henry Russel Depuis toujours Alexis Leacuteger srsquoest passionneacute pour la musique surtout pour Debussy et les laquo musiciens de lrsquoeacutecole russe raquo En octobre 1905 il entre dans le service militaire qursquoil terminera en septembre 1906 Sous le matricule 5758 il fait partie de la laquo troisiegraveme section de la quatriegraveme compagnie au dix-huitiegraveme reacutegiment drsquoinfanterie raquo de Pau Leacuteger est inscrit comme soldat de deuxiegraveme classe

Il met fin agrave son service militaire en 1906 et retourne agrave Bordeaux ougrave il continue ses eacutetudes de droit En mecircme temps il commence une licence de philosophie Cette mecircme anneacutee chez Gabriel Frizeau il rencontre Jacques Riviegravere critique romancier eacutediteur et directeur de la Nouvelle Revue franccedilaise En aoucirct 1906 il voyage de nouveau en Espagne Depuis un certain temps il fait preuve drsquoun grand inteacuterecirct pour la meacutetrique grecque Une fois que sa traduction des Eacutepinicies de Pindare est acheveacutee il deacutecide de faire la traduction de trente des trente-cinq Pythiques

Lrsquoanneacutee 1907 marque un tournant dans la vie du jeune poegravete

son pegravere Ameacutedeacutee Leacuteger meurt subitement En tant que seul garccedilon de la famille crsquoest Alexis qui doit srsquooccuper de sa famille au deacutetriment de ses eacutetudes qursquoil interrompt pour quelque temps Il prend en charge la geacuterance du portefeuille drsquoactions de la famille qui est suffisant pour faire vivre cinq personnes Peu de temps apregraves la mort du pegravere les Leacuteger quittent leur habitation et vont srsquoinstaller au 23 boulevard drsquoAlsace-Lorraine Plusieurs œuvres datent de cette anneacutee LrsquoAnimale Pour fecircter des oiseaux (qui prendra le titre de Cohorte) Pour fecircter une enfance et finalement Reacutecitation agrave lrsquoeacuteloge drsquoune Reine Un an apregraves crsquoest la grand-megravere Augusta Caille qui deacutecegravede le 29 juillet Alexis entretient une correspondance ininterrompue avec Riviegravere qui lrsquoinforme de la fondation de la Nouvelle Revue franccedilaise par Gaston Gallimard Jean Schlumberger Andreacute Ruyters Andreacute Gide Henri Gheacuteon et

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Jacques Copeau Il reacutedige Eacutecrit sur la porte et les dix-huit poegravemes drsquolaquo Eacuteloges raquo

Les eacutetudes universitaires le megraveneront dans diverses directions

Ses domaines de preacutedilection sont la philosophie lrsquoanthropologie et lrsquoethnologie La musique occupe eacutegalement une place importante dans sa vie et il se passionne surtout pour Vincent drsquoIndy et la laquo Schola Cantorum raquo En 1909 il rencontre Edouard Brunel qui est alors chef drsquoorchestre et srsquooccupe des concerts de Pau Alexis fait aussi la connaissance de Paul Maufret le fondateur de la laquo Schola de Pau raquo Ils deacutecident alors ensemble que des morceaux contemporains seront mis au programme Le poegravete reacutedige des articles de critique musicale dans Pau-Gazette sur les concerts en question La mecircme anneacutee il publie Images agrave Crusoeacute qursquoil a drsquoabord proposeacute agrave la revue Anteacutee et agrave La Phalange qui en ont refuseacute la publication Lrsquoœuvre paraicirct finalement dans le numeacutero 7 (1er aoucirct) de la Nouvelle Revue franccedilaise Le poegraveme est signeacute par le pseudonyme laquo Saintleacuteger Leacuteger raquo Des textes de Jules Romains et drsquoEmile Verhaeren sont publieacutes dans le mecircme numeacutero En 1910 il achegraveve avec succegraves sa licence de droit La mecircme anneacutee les Leacuteger srsquoinstallent au numeacutero 37 rue de Bordeaux Lrsquoauteur publie Eacutecrit sur la porte Pour fecircter une enfance et Reacutecitation agrave lrsquoeacuteloge drsquoune reine dans la NRF sous le titre drsquoEacuteloges Un an apregraves les dix-huit poegravemes drsquolaquo Eacuteloges raquo sont publieacutes dans la mecircme revue et en mecircme temps ces œuvres sont eacutediteacutees sous forme de volume Peu agrave peu Alexis Leacuteger fait parler de lui dans les milieux litteacuteraires Valery Larbaud et Alain-Fournier lui rendent visite agrave Pau Une tregraves bonne critique des premiers poegravemes de Saintleacuteger Leacuteger est due agrave la plume de Larbaud dans La Phalange Drsquoailleurs il y aura une leacutegegravere querelle litteacuteraire entre le jeune eacutecrivain et Francis Jammes qui nrsquoarrive pas agrave saisir entiegraverement les orientations poeacutetiques de Leacuteger ni son laquo indeacutependance fondamentale raquo Une fois lrsquoideacutee abandonneacutee de commencer une carriegravere en tant que planteur aux colonies il srsquooriente vers la diplomatie encourageacute par Frizeau Claudel et Jammes En feacutevrier 1911 Jammes le

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preacutesente agrave Philippe Berthelot le directeur-adjoint drsquoAsie au Quai drsquoOrsay Alexis voyage agrave Paris et rencontre Andreacute Gide agrave Auteuil et Jean Schlumberger A cela srsquoajoute qursquoil freacutequente Fargue Gallimard Larbaud Henri de Reacutegnier et Francis Vieleacute-Griffin Lrsquoorientation vers la carriegravere de diplomate

1912 est lrsquoanneacutee de son voyage en Angleterre et surtout agrave Londres ougrave il rencontre Larbaud et rend visite agrave Joseph Conrad agrave Rabindranath Tagore Leacuteger perfectionne sa pratique des langues anglaise et espagnole eacutetant donneacute qursquoil deacutesire se preacutesenter au concours des Affaires eacutetrangegraveres En octobre 1912 sa famille quitte Pau afin de srsquoinstaller dans la reacutegion parisienne Alexis srsquoinscrit au lyceacutee Louis-le-Grand dans la section diplomatique

Lrsquoanneacutee 1914 marque de nouveau un changement important

dans la vie du futur diplomate il est reccedilu au concours des Affaires eacutetrangegraveres Au moment ougrave la France entre en guerre Alexis Leacuteger est attacheacute au cabinet du ministre Delcasseacute dans le service de presse Deux anneacutees plus tard il fait la connaissance de Paul Valeacutery et entretient une liaison amicale avec lui Alexis Leacuteger en Chine

En 1916 il est envoyeacute en Chine gracircce agrave lrsquoaide de Philippe Berthelot et assiste un laquo chargeacute drsquoaffaires agrave la Leacutegation de France en Chine raquo agrave savoir le comte Damien Martel qui a eacuteteacute pris au deacutepourvu avec une Leacutegation tregraves deacutemunie laquo devant une crise assez seacuterieuse drsquohysteacuterie chinoise raquo En drsquoautres termes les troubles de Trsquoien-tsin ont eacuteteacute provoqueacutes par lrsquoextension de la Concession franccedilaise On assiste agrave une veacuteritable crise franco-

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chinoise Le deacutepart subit pour la Chine est partiellement ducirc agrave des raisons personnelles Alexis essaie de fuir ainsi une femme qui est amoureuse de lui mais avec laquelle il refuse drsquoentrer dans une vie conjugale Le fait qursquoil aille en Chine nrsquoest pas fortuit il veut imiter en quelque sorte ses preacutedeacutecesseurs qursquoil admire tant comme Philippe Berthelot et Paul Claudel Sa carriegravere le megravene du rang de troisiegraveme agrave celui de premier secreacutetaire agrave la Leacutegation de France agrave Peacutekin Etant donneacute qursquoil y a un manque consideacuterable de personnel Leacuteger doit eacutegalement assurer parfois la fonction de conseiller En outre il est secreacutetaire de la Confeacuterence des Allieacutes et en mecircme temps secreacutetaire du corps diplomatique

La France est repreacutesenteacutee dans presque toutes les

circonstances officielles agrave travers le personnage drsquoAlexis Leacuteger Il assiste entre autres aux fecirctes du Jour de lrsquoAn aux vecircpres diplomatiques aux reacuteceptions de la Colonie franccedilaise et il se charge de lrsquoorganisation drsquoune fecircte au profit de la Croix-Rouge En 1917 il traite les questions qui sont en rapport avec lrsquoIndochine En feacutevrier de la mecircme anneacutee le ministre Alexandre Conty arrive agrave Peacutekin Alexis entretient drsquoexcellentes relations avec celui-ci Conty laisse une liberteacute assez grande agrave Leacuteger et laquo srsquoen remet agrave lui pour de nombreuses neacutegociations raquo Au mois de novembre Conty est rappeleacute agrave Paris au profit du nouveau ministre Boppe Cela ne reste pas sans conseacutequences pour Alexis Leacuteger qui doit deacutesormais reprendre ses activiteacutes de troisiegraveme secreacutetaire Drsquoailleurs il est laquo maire (syndic) du Peacutekin diplomatique raquo il est donc eacutelu de la Commission internationale du quartier diplomatique

Vers la fin de lrsquoanneacutee 1920 suite aux troubles qui existent

deacutesormais entre le nord et le sud de la Chine Alexis Leacuteger demande son rapatriement agrave Philippe Berthelot Cependant il fait un voyage dans le Gobi en compagnie de G-Ch Toussaint qui est alors preacutesident du tribunal consulaire de Shanghai et avec le

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docteur Bussiegravere meacutedecin de la Leacutegation Leacuteger participe eacutegalement agrave lrsquoouverture du Congregraves des affaires sino-franccedilaises et il reccediloit Leacutevy-Bruhl sociologue et Paul Painleveacute matheacutematicien Le 28 aoucirct 1920 on lui demande de remplir les fonctions de deuxiegraveme secreacutetaire agrave Peacutekin Le deacutepart de Chine

En mars 1921 Alexis Leacuteger annonce qursquoil quittera prochainement la Chine En effet il a toujours eacuteteacute seacuteduit par le statut drsquoeacutetranger et les anneacutees qursquoil a passeacutees dans le grand pays asiatique lrsquoont marqueacute consideacuterablement Certes il a freacutequenteacute maints hommes politiques lettreacutes et diplomates mais il a eacutegalement aimeacute des peacuteriodes de solitude Aussi a-t-il loueacute un petit temple situeacute au nord-ouest de Peacutekin agrave des moines taoiumlstes Il srsquoy rend agrave cheval Crsquoest dans ce lieu calme et paisible qursquoil eacutecrit Anabase et Amitieacute du Prince Vu son goucirct pour la Chine Leacuteger lit non seulement de nombreuses publications sur ce pays mais eacutegalement des traductions de plusieurs livres chinois Pelliot Granet Staeumll-Holstein sont des sinologues qursquoil freacutequente agrave plusieurs reprises Mais il srsquoadresse en mecircme temps aux speacutecialistes du Tibet Bacot et G-Ch Toussaint Son inteacuterecirct pour la culture chinoise ne se limite pourtant pas agrave ces domaines-lagrave le poegravete laquo srsquoinitie agrave lrsquoart chinois et surtout aux grands courants de penseacutee raquo comme les preacuteceptes de Confucius le chamanisme le bouddhisme tantrique et le tao Alexis Leacuteger et sa carriegravere de diplomate

Le 28 juillet 1921 Leacuteger devient consul de deuxiegraveme classe En novembre de la mecircme anneacutee on le deacutesigne comme laquo expert

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politique agrave la Confeacuterence internationale de Washington sur la limitation des armements et les questions drsquoExtrecircme-Orient raquo La raison en est sa compeacutetence dans les affaires drsquoAsie Il sera attacheacute agrave Aristide Briand qui est ministre des Affaires eacutetrangegraveres agrave lrsquoeacutepoque Le 9 deacutecembre 1921 Alexis Leacuteger est nommeacute secreacutetaire drsquoambassade de deuxiegraveme classe et le 31 deacutecembre il devient laquo sous-chef de bureau agrave la Direction politique et commerciale du Quai drsquoOrsay raquo Ami de Paul Valeacutery il freacutequente le salon de la duchesse de Larochefoucauld il y rencontre la sœur de celle-ci Marthe de Fels et entretiendra avec elle une liaison passionneacutee Plus tard elle lui rendra visite en Ameacuterique et aux Vigneaux

Entre 1922 et 1923 Alexis Leacuteger est attireacute par le milieu

litteacuteraire de la Nouvelle Revue franccedilaise Il y freacutequente Riviegravere Fargue Valeacutery Gallimard et Gide La librairie-maison drsquoeacutedition drsquoAdrienne Monnier expose en vitrine les œuvres de Saintleacuteger Leacuteger agrave une eacutepoque ougrave il nrsquoest pas encore tregraves connu Quelques auteurs surreacutealistes comme Breton Vitrac ou Crevel viennent lui rendre visite Agrave cause de sa passion pour la musique Leacuteger se rend souvent agrave lrsquoOpeacutera et freacutequente Poulenc Satie Honegger Milhaud qui a transposeacute en musique Images agrave Crusoeacute Nadia Boulanger et Igor Stravinski En mecircme temps il entretient une liaison amicale avec Sert et fait preuve de beaucoup drsquoadmiration pour Misia Avec Marie Laurencin qui a eacuteteacute la compagne de Guillaume Apollinaire il nrsquoentretient qursquoune liaison passagegravere En avril la chanson liminaire drsquoAnabase paraicirct dans la NRF sous le titre de Poegraveme sans ecirctre signeacutee

Lrsquoanneacutee 1924 est celle de la publication drsquoAnabase dans la

Nouvelle Revue franccedilaise sous la signature de laquo Saint-John Perse raquo En outre le 27 juillet il devient chevalier de la Leacutegion drsquohonneur Son amie Marguerite Caetani princesse de Bassiano lance la revue Commerce Leacuteger participe agrave sa fondation et agrave sa direction Il en a suggeacutereacute le titre Saint-John Perse utilise souvent ce terme dans son poegraveme contemporain Anabase Paul Valeacutery Leacuteon-Paul

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Fargue et Valeacutery Larbaud sont les trois directeurs de la revue Le nom drsquoAlexis Leacuteger nrsquoapparaicirct point il est lrsquolaquo eacuteminence grise raquo Le 31 octobre il est deacuteleacutegueacute laquo dans les fonctions de chef de bureau agrave la sous-direction drsquoAsie raquo On le nomme secreacutetaire drsquoambassade de premiegravere classe le 21 novembre 1924

Le 31 octobre de lrsquoanneacutee suivante il remplit les fonctions de

sous-directeur drsquoAsie et drsquoOceacuteanie Il est obligeacute de geacuterer la crise franco-chinoise pendant les mouvements nationalistes qui agitent la Chine en 1925 et 1926 Deux mois plus tard il devient conseiller drsquoambassade Les trois hommes Briand Berthelot et Leacuteger mettent en place un laquo systegraveme drsquoalliances et de pactes unissant la France agrave tous les pays drsquoEurope raquo pour que la paix soit automatiquement assureacutee De cette faccedilon les insuffisances de la Socieacuteteacute des Nations (SDN) seront combleacutees

Alexis Leacuteger est nommeacute laquo ministre pleacutenipotentiaire raquo de

seconde classe le 23 avril 1927 Au mois de deacutecembre de la mecircme anneacutee il devient directeur adjoint des Affaires politiques et commerciales Il est eacutegalement agrave lrsquoorigine du Pacte de Paris laquo Pacte geacuteneacuteral de renonciation agrave la guerre comme instrument de politique nationale raquo peut-ecirctre plus connu sous le nom de laquo Pacte Briand-Kellog raquo signeacute le 27 avril

En septembre 1931 Leacuteger fait un voyage agrave Berlin ensemble

avec Briand et Berthelot Il y aura des pourparlers secrets qui visent un pacte de non-agression avec lrsquoURSS Lrsquoanneacutee suivante Aristide Briand prend sa retraite et meurt peu de temps apregraves En mai 1932 le diplomate-poegravete entre en relation avec la Cubaine Lilita Abreu Le 31 juillet on lrsquoeacutelegraveve au grade drsquoofficier de la Leacutegion drsquohonneur Pseudonymes

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Il est indeacuteniable que de nos jours Alexis Leacuteger ndash tel est son

vrai nom ndash est plus connu sous le pseudonyme de laquo Saint-John Perse raquo alors que les premiegraveres poeacutesies ont eacuteteacute signeacutees soit laquo Saint-Leacuteger Leacuteger raquo soit laquo Saintleacuteger Leacuteger raquo Parfois nous trouvons mecircme la forme abreacutegeacutee laquo St L Leacuteger raquo Pourquoi y a-t-il un redoublement du nom Selon Alexis il y aurait eu un lointain ancecirctre de la famille qui aurait entrepris drsquointervertir les trois parties de son nom de sorte qursquoil en reacutesultait laquo Leacuteger Saint Leacuteger raquo De telle faccedilon il aurait voulu laquo affirmer son indeacutependance raquo et montrer qursquoil eacutetait agrave lrsquoorigine drsquoune nouvelle ligneacutee Dans le pseudonyme qursquoutilise le poegravete1 laquo Saint raquo a pour objectif drsquoanoblir le nom Le tout laquo Saintleacuteger Leacuteger raquo ou laquo Saint-Leacuteger Leacuteger raquo lui permet de le distinguer du simple laquo Saint Leacuteger raquo qui agrave ce qursquoil paraicirct nrsquoest pas si rare en France qursquoon ait pu le penser

Reste agrave expliquer lrsquoautre nom de plume qui est laquo Saint-John

Perse raquo et qui nrsquoa eacuteteacute employeacute pour la premiegravere fois qursquoen 1924 pour signer Anabase Il faut dire que ce pseudonyme a fait couler beaucoup drsquoencre Voici quelques-unes des nombreuses theacuteories qui ont tenteacute drsquoexpliquer le mystegravere de ce nom Saint lrsquoadjectif aurait la fonction drsquoanoblissement (comme

dans laquo Saintleacuteger Leacuteger raquo) On trouve chez drsquoautres eacutecrivains le recours agrave la particule laquo de raquo comme crsquoest le cas pour Honoreacute de Balzac

John il srsquoagit drsquoun nom anglais de mecircme que lrsquoensemble

laquo Saint-John raquo Alexis Leacuteger a toujours manifesteacute un goucirct prononceacute pour lrsquoaristocratie et les mœurs anglaises Une autre possibiliteacute serait lrsquoeacuteventuel rapport entre

1 Nous savons aujourdrsquohui qursquoil ne srsquoest jamais appeleacute Saint-Leacuteger Leacuteger contrairement agrave ce qursquoil preacutetend dans sa biographie dans les Œuvres complegravetes de la Pleacuteiade Son vrai nom a tout simplement eacuteteacute Leacuteger

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Leacuteger et lrsquoicircle Saint John qui se situe aux Antilles ameacutericaines et que le poegravete avait visiteacutee Mais lagrave encore les pistes restent brouilleacutees

Perse on pourrait songer au poegravete latin Persius dont lrsquoœuvre

se serait apparemment trouveacutee sur la table de travail drsquoAlexis Leacuteger au moment ougrave il a chercheacute un nom de plume pour signer son Anabase en 1924 Cependant lui-mecircme a toujours proclameacute que Perse nrsquoaurait laquo rien agrave voir avec le poegravete latin Perse raquo Il aurait laquo drsquoabord penseacute agrave Archibald Perse raquo qui aurait fait allusion agrave laquo Archibald Olson Barnabooth raquo de Valeacutery Larbaud Par ailleurs nous pourrions voir un jeu de mots entre laquo Alexis Leacuteger raquo et laquo Alexandre le Grand raquo conqueacuterant entre autres de la Perse drsquoautant plus que lrsquoimage drsquoAlexandre se trouve bien que dissimuleacutee dans Anabase

Malgreacute les nombreuses tentatives drsquoexpliquer lrsquoorigine de laquo Saint-John Perse raquo il faut avouer que nous pouvons tout au plus formuler des hypothegraveses agrave lrsquoeacuteclaircissement de la mythopoeacutetique complexe de ce pseudonyme Lrsquoexil

Crsquoest en 1940 que le diplomate Alexis Leacuteger doit srsquoexiler aux Eacutetats-Unis agrave cause de son attitude anti-hitleacuterienne Le 29 octobre il apprend qursquoil est laquo deacutechu de la nationaliteacute franccedilaise que ses biens ont eacuteteacute confisqueacutes qursquoil a eacuteteacute radieacute de lrsquoOrdre de la Leacutegion drsquohonneur par le gouvernement de Vichy raquo La Gestapo a confisqueacute tous ses papiers Crsquoest en Ameacuterique qursquoil commence agrave reprendre son activiteacute poeacutetique La premiegravere œuvre qursquoil reacutedige dans le grand pays drsquooutre-atlantique est Exil dateacute de Long Beach

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Island New Jersey 1941 Il la deacutedie agrave son ami Archibald MacLeish

En mars 1942 il fera un bref seacutejour agrave New York ougrave il

prononcera un discours agrave la meacutemoire drsquoAristide Briand Crsquoest agrave Washington qursquoil reacutedige pendant lrsquoeacuteteacute Poegraveme agrave lrsquoEacutetrangegravere qui vise en effet Lilita Abreu Lrsquoanneacutee suivante il visite la Caroline du Sud et la Geacuteorgie Pendant une nuit drsquoorage relateacutee par Charlton Ogburn il commence la reacutedaction du poegraveme Pluies Lilita Abreu quitte Leacuteger en 1944 pour srsquoinstaller agrave New York sans lui laisser drsquoadresse

Pendant son travail agrave la bibliothegraveque du Congregraves Leacuteger

publie trois ouvrages de compilation A selection of works for an understanding of World Affairs since 19141 La Production litteacuteraire en France depuis la guerre2 La Publication franccedilaise pendant la guerre 1940-19453

En 1942 eacutegalement le geacuteneacuteral de Gaulle essaie de le

laquo concilier agrave la cause de la France libre agrave Londres raquo Alexis Leacuteger admet lrsquoautoriteacute du geacuteneacuteral de Gaulle en tant que chef militaire de la France mais il se meacutefie de son action politique et craint lrsquoeacutetablissement drsquoune dictature militaire en France

Juillet 1944 est la date de parution de Neiges dans Les Lettres

franccedilaises de Buenos Aires dateacute de New York La mecircme anneacutee Exil est publieacute dans sa totaliteacute (laquo Quatre Poegravemes raquo) chez la mecircme maison drsquoeacutedition Le premier septembre 1944 Alexis Leacuteger est reacuteinteacutegreacute agrave la Libeacuteration dans le service de la diplomatie franccedilaise en tant qursquoambassadeur en disponibiliteacute Lrsquoanneacutee suivante Berceuse fait sa parution en automne dans la revue Mesa Crsquoest Herbert Steiner traducteur des œuvres persiennes en langue allemande

1 1943 laquo by Alexis Leacuteger consultant in French Literature raquo 2 1944 ouvrage drsquoagrave peu pregraves cent pages 3 1945-1946

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qui dirige et eacutedite cette revue Les quatre poegravemes drsquoExil sont publieacutes en 1945 aux eacuteditions Gallimard Le poegravete eacutecrit la mecircme anneacutee Vents qursquoil deacutedie agrave Atlanta et Allan P

En aoucirct 1947 il seacutejourne dans lrsquoicircle de Beacuteatrice Chanler Il y

commence la reacutedaction drsquoAmers En mecircme temps il rend visite agrave Marthe de Fels A la fin de lrsquoanneacutee Leacuteger est accableacute par des calculs reacutenaux En 1948 on assiste agrave une nouvelle eacutedition drsquoEacuteloges chez Gallimard et une nouvelle eacutedition corrigeacutee drsquoAnabase Crsquoest en 1954 qursquoil rencontre Dorothy Russell Milburn qursquoil eacutepousera quelques anneacutees plus tard Le retour en France

Leacuteger ne retourne en France qursquoen 1957 Une amie agrave lui Mina

Curtiss meacutecegravene de nationaliteacute ameacutericaine et commentatrice de plusieurs lettres de Proust lui offre la proprieacuteteacute dans la presqursquoicircle de Giens les laquo Vigneaux raquo A partir de ce moment il passera plusieurs mois de lrsquoanneacutee en France et les autres aux Eacutetats-Unis 1957 est eacutegalement lrsquoanneacutee de la publication drsquoAmers aux eacuteditions Gallimard

En 1958 agrave lrsquoacircge de 71 ans il eacutepouse lrsquoAmeacutericaine Dorothy

Milburn qursquoil rebaptise laquo Diane raquo Chronique qui est dateacute de la presqursquoicircle de Giens septembre 1959 paraicirctra chez Gallimard

1960 est une anneacutee importante dans la vie drsquoAlexis Leacuteger

surtout en ce qui concerne sa carriegravere de poegravete le 10 deacutecembre il reccediloit le Prix Nobel de litteacuterature agrave Stockholm A cette occasion il prononce le discours Poeacutesie qui est devenu ceacutelegravebre par la suite Deux anneacutees apregraves des poegravemes qursquoil a speacutecialement eacutecrits accompagnent les dessins de Georges Braque Le tout est publieacute sous le titre LrsquoOrdre des Oiseaux aux eacuteditions Au Vent drsquoArles

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Quant aux textes de ce livre ils paraicirctront seacutepareacutement en 1963 sous le titre Oiseaux chez Gallimard Le 20 avril 1965 Saint-John Perse prononce le ceacutelegravebre discours Pour Dante agrave lrsquoinauguration du Congregraves International reacuteuni agrave Florence pour le septiegraveme centenaire du poegravete italien

En 1969 crsquoest le poegraveme Chanteacute par celle qui fut lagrave qui est publieacute

agrave la Nouvelle Revue franccedilaise (1er septembre) Une anneacutee apregraves on assiste agrave la parution de Chant pour un eacutequinoxe eacutegalement agrave la NRF (1er janvier)

Le travail majeur dans la carriegravere litteacuteraire de Saint-John Perse

est sans doute la reacutealisation des Œuvres complegravetes dans la Bibliothegraveque de la Pleacuteiade chez Gallimard Il est rare qursquoun auteur y soit publieacute de son vivant La preacuteparation du volume a dureacute plus de six ans En 1973 Nocturne est publieacute agrave la NRF (1er janvier) et une anneacutee apregraves crsquoest Seacutecheresse qui paraicirct agrave son tour agrave la NRF (1er juin) Deacutesormais le poegravete souffrira drsquoarthrite et de migraines

Crsquoest le 20 septembre 1975 qursquoAlexis Leacuteger deacutecegravede aux

Vigneaux Son corps gicirct au petit cimetiegravere marin de Giens Les presses eacutecrite et orale ont tregraves peu parleacute de la mort de ce grand homme qui est consideacutereacute encore de nos jours comme lrsquoune des figures marquantes du XXe siegravecle1

1 Lrsquoensemble de ses œuvres se trouve agrave la Fondation Saint-John Perse agrave Aix-en-Provence

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BIBLIOGRAPHIE SOMMAIRE

SAINT-JOHN PERSE Œuvres complegravetes Paris Gallimard (Bibliothegraveque de la Pleacuteiade) 1982 (1egravere eacutedition 1972 du vivant de lrsquoauteur) SAINT-JOHN PERSE Eacuteloges suivi de La Gloire des Rois Anabase Exil Paris Gallimard (coll laquo PoeacutesieGallimard raquo) 1960 SAINT-JOHN PERSE Amers suivi de Oiseaux Paris Gallimard (coll laquo PoeacutesieGallimard raquo) 1963 SAINT-JOHN PERSE Vents suivi de Chronique Paris Gallimard (coll laquo PoeacutesieGallimard raquo) 1975

BOSQUET (Alain) Saint-John Perse Paris Pierre Seghers 1953 FELS (Laurent) Saint-John Perse Images agrave Crusoeacute A la recherche du temps et de lrsquoespace perdus Paris Le Manuscrit 2005 LEVILLAIN (Henriette) Le rituel poeacutetique de Saint-John Perse Paris Gallimard 1977 SACOTTE (Mireille) Parcours de Saint-John Perse Paris-Genegraveve Champion-Slatkine 1987 SACOTTE (Mireille) Alexis LeacutegerSaint-John Perse Paris LrsquoHarmattan 1997 (1egravere eacutedition chez Belfond en 1991)

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SACOTTE (Mireille) Eacuteloges de Saint-John Perse Paris Gallimard (Foliothegraveque) 1999

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Extrait du Chant X drsquoAnabase de Saint-John Perse

laquo Ha toutes sortes drsquohommes dans leurs voies et faccedilons mangeurs drsquoinsectes de fruits drsquoeau porteurs drsquoemplacirctres de richesses lrsquoagriculteur et lrsquoadalingue lrsquoacuponcteur et le saunier le peacuteager le forgeron marchands de sucre de cannelle de coupes agrave boire en meacutetal blanc et de lampes de corne celui qui taille un vecirctement de cuir des sandales dans le bois et des boutons en forme drsquoolives celui qui donne agrave la terre ses faccedilons et lrsquohomme de nul meacutetier homme au faucon homme agrave la flucircte homme aux abeilles celui qui tire son plaisir du timbre de sa voix celui qui trouve son emploi dans la contemplation drsquoune pierre verte qui fait brucircler pour son plaisir un feu drsquoeacutecorces sur son toit qui se fait sur la terre un lit de feuilles odorantes qui srsquoy couche et repose qui pense agrave des dessins de ceacuteramiques vertes pour des bassins drsquoeaux vives et celui qui a fait des voyages et songe agrave repartir qui a veacutecu dans un pays de grandes pluies qui joue aux deacutes aux osselets au jeu des gobelets ou qui a deacuteployeacute sur le sol ses tables agrave calcul celui qui a des vues sur lrsquoemploi drsquoune calebasse celui qui traicircne un aigle mort comme un faix de branchages sur ses pas (et la plume est donneacutee non vendue pour lrsquoempennage des flegraveches) celui qui reacutecolte le pollen dans un vaisseau de bois (et mon plaisir dit-il est dans cette couleur jaune) celui qui mange des beignets des vers de palmes des framboises celui qui aime le goucirct de lrsquoestragon celui qui recircve drsquoun poivron ou bien encore celui qui macircche drsquoune gomme fossile qui porte une conque agrave son oreille et celui qui eacutepie le parfum de geacutenie aux cassures fraicircches de la pierre celui qui pense au corps de femme homme libidineux celui qui voit son acircme au reflet drsquoune lame lrsquohomme verseacute dans les sciences dans lrsquoonomastique lrsquohomme en faveur dans les conseils celui qui nomme les fontaines qui fait un don de siegraveges sous les arbres de laines teintes pour les sages et fait sceller aux carrefours de tregraves grands bols de bronze pour la soif bien mieux celui qui ne fait rien tel homme et tel dans ses faccedilons et tant drsquoautres encore les ramasseurs de cailles dans les plis de terrains ceux qui reacutecoltent dans les broussailles les oeufs tiqueteacutes de vert ceux qui descendent de cheval pour ramasser des choses des agates une pierre bleu pacircle que lrsquoon taille agrave lrsquoentreacutee des faubourgs (en maniegravere drsquoeacutetuis de tabatiegraveres et drsquoagrafes ou de boules agrave rouler aux mains des paralytiques) ceux qui peignent en sifflant des coffrets en plein air lrsquohomme au bacircton drsquoivoire lrsquohomme agrave la chaise de

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rotin lrsquoermite orneacute de mains de fille et le guerrier licencieacute qui a planteacute sa lance sur son seuil pour attacher un singehellip ha toutes sortes drsquohommes dans leurs voies et faccedilons et soudain apparu dans ses vecirctements du soir et tranchant agrave la ronde toutes questions de preacuteseacuteance le Conteur qui prend place au pied du teacutereacutebinthehellip raquo1

1 Bernard LECHERBONNIER Dominique RINCEacute Pierre BRUNEL amp Christiane MOATTI Litteacuterature XXe siegravecle Textes et documents Paris Nathan (Collection laquo Henri Mitterand raquo) 1989 pp 559-560

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Le repos du Conqueacuterant et la deacutecouverte de soi-mecircme

(Quelques reacuteflexions sur lrsquoextrait qui preacutecegravede)

Terre arable du songe Qui parle de bacirctir ndash Jrsquoai vu la terre distribueacutee en de vastes espaces et ma penseacutee nrsquoest point distraite du navigateur

(Saint-John Perse Anabase X)

Proleacutegomegravenes

Le passage drsquoAnabase (1924) que nous propose lrsquoanthologie Litteacuterature XXe siegravecle est un extrait tireacute du Chant X qui se situe directement avant le deacutesinit du long poegraveme agrave valeur drsquoune eacutepopeacutee1 Il srsquoagit drsquoun texte reacutedigeacute en prose poeacutetique Si dans les Chants I agrave IX il est question drsquoun Conqueacuterant qui apparaicirct sous diffeacuterentes formes au fil de lrsquoœuvre et qui fonde une ville apregraves avoir fait une expeacutedition agrave lrsquointeacuterieur drsquoun pays2 comme lrsquoindique deacutejagrave le titre3 le Chant X relate le repos du personnage principal

1 laquo Proche du mythe lrsquoeacutepopeacutee chante lrsquohistoire drsquoune tradition un complexe de repreacutesentations sociales politiques religieuses un code moral une estheacutetique A travers le reacutecit des eacutepreuves et des hauts faits drsquoun heacuteros ou drsquoune heacuteroiumlne elle met en lumiegravere un monde total une reacutealiteacute vivante un savoir sur le monde raquo (Nicole REVEL laquo Epopeacutee raquo in Encyclopaeligdia Universalis Dictionnaire des Genres et notions litteacuteraires Paris Albin Michel 2001 p 256) 2 La Chine en lrsquooccurrence 3 Le substantif laquo Anabase raquo est agrave prendre dans son sens eacutetymologique calqueacute sur le grec

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deacutenommeacute cette fois-ci laquo Conteur raquo1 Saint-John Perse nous fait drsquoabord une longue eacutenumeacuteration des diffeacuterentes occupations ndash voire des divers meacutetiers ndash des hommes souvent tregraves distants les uns des autres ce qui ne les empecircche pas de vivre en toute harmonie Preacutecisons pourtant qursquoil ne srsquoagit nullement drsquoun texte anthropocentrique2 la tregraves longe phrase dont est constitueacute ce passage qui prend une veacuteritable allure proustienne met eacutegalement en relief la grande admiration3 de Saint-John Perse pour la flore et la faune (de preacutefeacuterence exotiques) ainsi que pour les mineacuteraux

Le titre Anabase a une double sens agrave cocircteacute de celui que nous

avons deacutejagrave mentionneacute il srsquoagit pour lrsquoauteur de Vents aussi drsquoune laquo expeacutedition raquo vers lrsquointeacuterieur mental Lrsquoessentiel pour lui est que le poegravete soit laquo homme dans la penseacutee et dans lrsquoaction raquo comme il lrsquoeacutecrit agrave propos de Dante4 Le fait qursquoAnabase soit le premier poegraveme signeacute laquo Saint-John Perse raquo est significatif agrave lrsquoinstar du Conteur qui a acheveacute sa tacircche difficile le poegravete semble avoir trouveacute sa vraie identiteacute drsquoautant plus que tous les poegravemes posteacuterieurs agrave Anabase sont signeacutes par ce pseudonyme5

laquo anabasis raquo qui signifie laquo expeacutedition agrave lrsquointeacuterieur drsquoun pays raquo il fait allusion aux exploits du protagoniste Crsquoest sans doute lrsquoAnabase de Xeacutenophon qui a inspireacute agrave Saint-John Perse le titre de son œuvre 1 On pourrait consacrer une eacutetude entiegravere agrave ce personnage qui est en mecircme temps laquo Fondateur de villes raquo laquo Nomade raquo laquo Etranger raquo etc Or tel nrsquoest pas lrsquoobjectif du travail que voici qui se limite agrave lrsquoextrait proposeacute dans Litteacuterature XXe siegravecle 2 Qui a pour centre lrsquohomme 3 Nous pourrions mecircme avancer le terme de laquo veacuteneacuteration raquo 4 laquo Pour Dante Discours pour lrsquoinauguration du Congregraves international reacuteuni agrave Florence agrave lrsquooccasion du 7e Centenaire de Dante (20 avril 1965) raquo (SAINT-JOHN PERSE Œuvres complegravetes Paris Gallimard (Bibliothegraveque de la Pleacuteiade) 1982 p 455) 5 La palette des pseudonymes drsquoAlexis Leacuteger est assez consideacuterable les premiegraveres œuvres sont signeacutees laquo Saintleacuteger Leacuteger raquo (ou laquo Saint-Leacuteger Leacuteger raquo) Ce nrsquoest qursquoagrave partir drsquoAnabase (1924) qursquoon trouve le pseudonyme laquo Saint-John Perse raquo Dans sa correspondance avec Mina Curtiss il emploie le nom de laquo Pierre Fenestre raquo qui lui rappelle un eacutepisode personnel En outre il nous propose dans ses Œuvres complegravetes la correspondance avec sa megravere Madame Ameacutedeacutee Saint-Leacuteger Leacuteger Or nous savons que les lettres adresseacutees agrave sa megravere nrsquoont jamais eacuteteacute retrouveacutees Il srsquoagit donc drsquoun autre pseudonyme qursquoil a choisi pour srsquoadresser agrave lui-mecircme Drsquoailleurs son vrai nom nrsquoa pas eacuteteacute laquo Saintleacuteger Leacuteger raquo ou laquo Saint-Leacuteger Leacuteger raquo comme il le preacutetend dans sa biographie au deacutebut des Œuvres complegravetes dans la Pleacuteiade le deacutecryptage de son acte de naissance nous a montreacute qursquoil

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La plus grande partie drsquoAnabase a eacuteteacute reacutedigeacutee dans un petit

temple en plein deacutesert que Saint-John Perse avait loueacute agrave des moines taoiumlstes pour ecirctre seul Crsquoest de cet endroit qursquoil contemple les laquo communauteacutes rurales raquo1 Cette atmosphegravere calme et paisible dont il est entoureacute dans ce lieu deacuterobeacute agrave la vie urbaine se manifeste dans lrsquoextrait que nous allons eacutetudier

Lrsquoanalyse que voici traitera successivement les points

suivants les champs lexicaux les figures de style le rythme et lrsquoimage du Conteur

Les champs lexicaux Lrsquoextrait en question repose sur un filet drsquoisotopies2

savamment eacutetabli qui dressent lrsquoinventaire des meacutetiers des occupations des milieux veacutegeacutetal et animal ainsi que des mateacuteriaux dans le nouveau pays fondeacute par le Conteur

Le premier champ lexical que nous pouvons deacutegager est celui des meacutetiers et nous dirions mecircme des laquo arts et meacutetiers raquo Il regroupe les diverses occupations humaines qui contrastent parfois de faccedilon eacutetonnante laquo mangeurs drsquoinsectes de fruits drsquoeau porteurs drsquoemplacirctres de richesses lrsquoagriculteur et lrsquoadalingue3 lrsquoacuponcteur et le saunier4 le peacuteager le forgeron marchands de sucre de cannelle [hellip] et lrsquohomme de nul meacutetier homme au faucon homme agrave la flucircte homme aux abeilles [hellip] celui qui pense au corps de femme [hellip] lrsquohomme verseacute dans les

srsquoappelait laquo Marie-Reneacute-Auguste-Alexis Leacuteger raquo 1 Mireille SACOTTE Alexis LeacutegerSaint-John Perse Paris LrsquoHarmattan 1997 p 260 2 Tous les termes qui forment un mecircme champ lexical 3 Jeune cavalier noble 4 Ouvrier dans un marais salant

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sciences dans lrsquoonomastique1 [hellip] celui qui ne fait rien [hellip] les ramasseurs de cailles dans les plis de terrains raquo etc Enumeacuterer tous les meacutetiers et arts mentionneacutes par Saint-John Perse exigerait la reproduction de lrsquoextrait entier Pourtant la seacutelection2 que nous venons de faire illustre que le poegravete a puiseacute les diffeacuterentes occupations des hommes dans de multiples domaines qui se concentrent drsquoailleurs dans un seul et unique endroit la ville fondeacutee par le Conteur Ajoutons que dans le long inventaire on trouve eacutegalement des personnes laquo de nul meacutetier raquo Ce sont principalement les artistes (laquo homme agrave la flucircte raquo) et les nobles (laquo homme au faucon raquo) auxquels le poegravete veut faire allusion sans drsquoailleurs deacutenigrer leurs tacircches

Le milieu preacutesenteacute par Alexis Leacuteger peut ecirctre consideacutereacute

comme une sorte drsquoutopie3 il est rare que des hommes exerccedilant des meacutetiers si opposeacutes vivent en toute harmonie dans une mecircme ville Nrsquoest-ce pas cette atmosphegravere paisible et calme qui a toujours eacuteteacute procircneacutee par le poegravete surtout dans son temple taoiumlste Au fur et agrave mesure que nous progressons dans le texte Saint-John Perse trouve sa vraie identiteacute (poeacutetique) dans un lieu quasi eacutedeacutenique ougrave tous les citoyens vivent en paix

A cocircteacute de ce premier champ lexical il nous est possible de

relever lrsquoisotopie du milieu veacutegeacutetal Voici quelques passages qui la constituent laquo fruitslowast drsquoau [hellip] sucre4 de cannelle [hellip] des sandales dans le bois et des boutons en forme drsquoolives [hellip] qui fait brucircler pour son plaisir un feu drsquoeacutecorces sur son toit qui se fait

1 laquo Etude science des noms propres et speacutecialt des noms de personnes raquo (Paul ROBERT Le Petit Robert Paris Le Robert 1987 p 1311) 2 On pourrait nous reprocher de ne pas avoir fait de sous-cateacutegories regroupant p ex tous les meacutetiers de lrsquoagriculture du forgeage etc Cependant nous nrsquoavons pas voulu surcharger notre eacutetude drsquoinformations 3 laquo Plan drsquoun gouvernement imaginaire raquo (op cit p 2056) lowast Tous les termes marqueacutes drsquoun asteacuterisque ont eacuteteacute souligneacutes par nos soins 4 Le sucre est tireacute de la plante appeleacutee laquo canne agrave sucre raquo (laquo Bois-Debout raquo en creacuteole qui est eacutegalement le nom drsquoune des deux plantations de la famille drsquoAlexis Leacuteger) Aussi le classons-nous parmi les plantes

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sur la terre un lit de feuilles odorantes [hellip] celui qui a des vues sur lrsquoemploi drsquoune calebasse celui qui traicircne un aigle mort comme un faix de branchages sur ses pas [hellip] celui qui reacutecolte le pollen dans un vaisseau de bois [hellip] des vers de palmes des framboises celui qui aime le goucirct de lrsquoestragon celui qui recircve drsquoun poivron [hellip] qui fait un don de siegraveges sous les arbres de laines teintes pour les sages ceux qui reacutecoltent dans les broussailles [hellip] lrsquohomme agrave la chaise de rotin1 [hellip] le Conteur qui prend place au pied du teacutereacutebinthe2 raquo Crsquoest pourtant une eacutenumeacuteration assez importante des diffeacuterents veacutegeacutetaux Nous savons que Saint-John Perse a toujours manifesteacute un goucirct prononceacute pour la flore ndash de preacutefeacuterence exotique ndash qui ornait deacutejagrave sa Guadeloupe natale

Bien que le regravegne veacutegeacutetal occupe une place tregraves importante

dans lrsquoœuvre entiegravere du poegravete antillais il faut ajouter que Saint-John Perse ne srsquoattarde jamais sur la description des images poeacutetiques Il les nomme3 puis il passe agrave autre chose Cependant cela ne lrsquoempecircche de faire lrsquoeacuteloge4 du milieu naturel Il respecte agrave la lettre ce que Gaston Bachelard expose dans son livre LrsquoAir et les Songes laquo [p]reacutecisez un peu trop une image poeacutetique vous faites rire Enlevez un peu de preacutecision agrave une image triviale et ridicule vous faites naicirctre une eacutemotion poeacutetique raquo5

Le fait qursquoAlexis Leacuteger fasse preuve drsquoune grande passion

pour les plantes ne veut pas dire qursquoil nrsquoappreacutecie pas les animaux Aussi trouvons-nous maintes expressions que nous pouvons regrouper sous le champ lexical de la faune laquo mangeurs drsquoinsectes

1 laquo Partie de la tige des branches du rotang utiliseacutee pour faire des cannes des meubles raquo (Paul ROBERT Le Petit Robert Paris Le Robert 1987 p 1731) 2 laquo Pistachier reacutesineux [hellip] toujours vert qui donne une reacutesine dite teacutereacutebenthine de Chio raquo (op cit p 1945) 3 laquo Nommer nrsquoest plus alors seulement srsquoapproprier et savourer les mots les choses et leurs eacutetranges rapports crsquoest aussi faire advenir Nommer creacuteer raquo (Mireille SACOTTE Eacuteloges de Saint-John Perse Paris Gallimard (Foliothegraveque) 1999 p 56) 4 Ce substantif est tregraves cher agrave Saint-John Perse drsquoautant plus que nous pouvons en tirer par anagramme le nom laquo Leacuteger raquo 5 Gaston BACHELARD LrsquoAir et les Songes Paris Joseacute Corti 1943

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[hellip] homme au faucon [hellip] homme aux abeilles celui qui traicircne un aigle mort comme un faix de branchages sur ses pas (et la plume est donneacutee [hellip]) [hellip] des vers de palmes [hellip] qui porte une conque agrave son oreille [hellip] les ramasseurs de cailles1 dans les plis de terrains ceux qui reacutecoltent dans les broussailles les œufs tiqueteacutes de vert ceux qui descendent de cheval [hellip] le guerrier licencieacute qui a planteacute sa lance sur son seuil pour attacher un singe raquo Le poegravete semble ne pas avoir de preacutedilection pour une espegravece animaliegravere preacutecise eacutetant donneacute qursquoil nomme les insectes en passant par la basse-court jusqursquoaux chevaux2 Il aime tous les animaux et les considegravere comme les compagnons de lrsquohomme sur terre Contrairement aux ecirctres humains ils ne sont pas atteints du peacutecheacute originel et symbolisent donc la pureteacute absolue Comme le poegravete ils font partie drsquoune eacutelite et sont les eacutelus pour une vie laquo supeacuterieure raquo

Analysons en dernier lieu lrsquoisotopie du mineacuteral qui joue un

rocircle important dans les poegravemes persiens mecircme si les termes qui la constituent sont moins nombreux que ceux des autres champs lexicaux laquo celui qui donne agrave la terre ses faccedilons [hellip] celui qui trouve son emploi dans la contemplation drsquoune pierre verte [hellip] qui se fait sur la terre un lit de feuilles odorantes [hellip] qui pense agrave ses dessins de ceacuteramiques vertes pour des bassins drsquoeaux vives [hellip] et celui qui eacutepie le parfum de geacutenie aux cassures fraicircches de la pierre [hellip] des agates3 une pierre bleu pacircle que lrsquoon taille agrave lrsquoentreacutee des faubourgs [hellip] lrsquohomme au bacircton drsquoivoire raquo Les mineacuteraux eux aussi symbolisent la pureteacute les richesses mateacuterielles de la terre (pour les pierres preacutecieuses) et ne doivent pas faire deacutefaut dans une ville reacutecemment fondeacutee ou dans une œuvre qui vient drsquoecirctre acheveacuteehellip

1 laquo Oiseau migrateur des champs et des preacutes voisin de la perdrix raquo (Paul ROBERT Le Petit Robert Paris Le Robert 1987 p 235) 2 Rappelons qursquoagrave lrsquooccasion de son huitiegraveme anniversaire les parents drsquoAlexis Leacuteger lui ont offert un cheval Voilagrave pourquoi cet animal apparaicirct assez freacutequemment dans son œuvre 3 laquo Varieacuteteacute de calceacutedoine finement zoneacutee aux teintes nuanceacutees et contrasteacutees utiliseacutee comme pierre preacutecieuse raquo (op cit p 35)

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Nous voyons que les isotopies forment un veacuteritable laquo texte raquo

dans le sens eacutetymologique du terme1 sur lequel sont eacuterigeacutees la ville et la poeacutesie

Les figures de style A part les solides bases que constitue le reacuteseau drsquoisotopies

lucidement eacutetabli Saint-John Perse utilise souvent des figures de rheacutetorique qui lui permettent de souligner stylistiquement les ideacutees centrales du texte

Dans un premier temps il nous est possible de deacutenicher des

anaphores2 dans lrsquoextrait du Chant X drsquoAnabase que nous propose Litteacuterature XXe siegravecle laquo celui qui taille un vecirctement de cuir [hellip] celui qui donne agrave la terre ses faccedilons [hellip] celui qui tire son plaisir du timbre de sa voix celui qui trouve son emploi [hellip] et celui qui a fait des voyages [hellip] celui qui a des vues sur lrsquoemploi drsquoune calebasse celui qui traicircne un aigle mort [hellip] celui qui reacutecolte le pollen [hellip] celui qui mange des beignets [hellip] celui qui aime le goucirct de lrsquoestragon celui qui recircve drsquoun poivron ou bien encore celui qui macircche drsquoune gomme fossile [hellip] et celui qui eacutepie le parfum [hellip] celui qui pense aux corps de femme [hellip] celui qui voit son acircme au reflet drsquoune lame raquo etc Cette extraposition du pronom laquo celui qui raquo met en eacutevidence les multiples meacutetiers arts et occupations si diffeacuterents soient-ils que lrsquoon peut trouver dans la nouvelle ville fondeacutee par le Conteur De mecircme le pronom relatif laquo qui raquo dans sa forme simple surgit agrave plusieurs reprises laquo qui fait brucircler [hellip] qui se fait sur la terre [hellip] qui srsquoy couche et repose qui pense agrave des dessins [hellip] qui a veacutecu dans un pays de grandes pluies qui joue aux deacutes [hellip] ou qui a deacuteployeacute sur le sol [hellip]

1 Le verbe latin laquo texere raquo signifie laquo tisser raquo Il y a donc lrsquoideacutee drsquoun veacuteritable filet 2 laquo Reacutepeacutetition du mecircme mot en tecircte de phrase ou des membres de phrase raquo (Bernard DUPRIEZ Gradus ndash Les proceacutedeacutes litteacuteraires (Dictionnaire) Paris Eacuteditions 1018 1984 p 46)

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qui porte une conque raquo etc Lrsquoexplication de lrsquoemploi de cette anaphore est la mecircme que celle que nous avons donneacutee pour la reacutepeacutetition de laquo celui qui raquo donc la mise en relief Par ailleurs la juxtaposition des diffeacuterentes occupations nrsquoest faite selon aucune suite logique le poegravete met cocircte agrave cocircte les meacutetiers les plus divers pour souligner le caractegravere polyvalent de la nouvelle ville

Un autre proceacutedeacute stylistique que lrsquoon retrouve presque dans

chaque vers de ce poegraveme est lrsquoellipse1 Qursquoil srsquoagisse de la suppression du verbe (laquo toutes sortes drsquohommes dans leurs voies et faccedilons mangeurs drsquoinsectes de fruits drsquoeau [hellip] homme au faucon homme agrave la flucircte homme aux abeilles [hellip] raquo) ou du sujet (laquo et fait sceller aux carrefours de tregraves grands bols de bronze pour la soif [hellip] raquo) il y a maints bouts de phrases (lrsquoextrait entier est composeacute drsquoune tregraves longue phrase) dans le passage en question qui sont incomplets Cela provoque que le rythme est beaucoup plus rapide2

Lrsquoambiguiumlteacute est une autre figure de rheacutetorique qui apparaicirct

freacutequemment dans lrsquoœuvre de Saint-John Perse Le but en est de rendre la lecture plus difficile et de permettre plusieurs pistes de lecture3 Un lecteur presseacute pourrait reprocher au poegravete drsquoecirctre parfois trop eacutequivoque ce qui exige naturellement une eacutetude beaucoup plus deacutetailleacutee et complexe Mais nrsquoest-ce pas preacuteciseacutement le mystegravere voire lrsquoeacutenigme de certains passages qui procurent agrave la creacuteation litteacuteraire son charme Voici quelques passages qui nous mettent en preacutesence drsquoune ambiguiumlteacute apparente laquo et lrsquohomme de nul meacutetier raquo faut-il entendre par lagrave un homme qui nrsquoexerce aucun laquo meacutetier raquo reacutemuneacutereacute (mais qui peut bien ecirctre artiste ou avoir drsquoautres talents) ou quelqursquoun qui ne fait

1 laquo Suppression de mots qui seraient neacutecessaires agrave la pleacutenitude de la construction mais que ceux qui sont exprimeacutes font assez entendre pour qursquoil ne reste ni obscuriteacute ni incertitude raquo (op cit p 173) 2 Nous reviendrons en deacutetail sur les questions de rythme 3 Anabase est le poegraveme ougrave lrsquoon trouve le plus grand nombre de passages ambigus Beaucoup drsquoouvrages et de thegraveses dans lesquels on trouve parfois des interpreacutetations tregraves diffeacuterentes les unes des autres ont eacuteteacute consacreacutes agrave cette œuvre

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rien du tout Qursquoen est-il de la phrase laquo celui qui donne agrave la terre ses faccedilons raquo srsquoagit-il drsquoun artiste qui modegravele la terre (crsquoest-agrave-dire lrsquoargile) ou est-ce le Creacuteateur de la terre (Dieu) ou encore le Fondateur de la nouvelle ville (le Conqueacuterant ou Conteur) A notre avis il est plutocirct question du potier mais drsquoautres interpreacutetations ne sont pas agrave exclure

Relevons encore quelques meacutetaphores1 et surtout la valeur

meacutetaphorique des couleurs qui jouent un rocircle preacutepondeacuterant dans la poeacutesie persienne Il y a drsquoabord la couleur verte qui apparaicirct agrave trois reprises laquo celui qui trouve son emploi dans la contemplation drsquoune pierre verte [hellip] qui pense agrave des dessins de ceacuteramiques vertes pour des bassins drsquoeaux vives [hellip] ceux qui reacutecoltent dans les broussailles les œufs tiqueteacutes de vert raquo Chez Saint-John Perse le vert laquo est lieacute agrave une notion drsquoexcellence pureteacute bonheur pleacutenitude [hellip] raquo2 Si dans Eacuteloges la couleur verte est mise en relation soit avec la nature soit avec lrsquoaube3 dans le preacutesent extrait du Chant X drsquoAnabase elle se rapporte au mineacuteral ou agrave la sculpture Cela montre qursquoil y a pureteacute au niveau de la nouvelle ville (construite en pierres) ainsi qursquoau niveau de lrsquoart laquo Le vert reste lieacute agrave lrsquoexcellence et agrave la pleacutenitude [hellip] agrave la pierre que lrsquoon contemple raquo4

Au vert srsquoajoute la couleur jaune dont nous ne notons qursquoun

seule occurrence laquo et mon plaisir dit-il est dans cette couleur jaune raquo Le jaune deacutesigne la couleur du pollen reacutecolteacute dans laquo un vaisseau de bois raquo Selon Yves-Alain Favre laquo il est signe de lumiegravere et drsquoabondance souvent il srsquoidentifie agrave lrsquoor avec lequel on fabrique plats et ustensiles preacutecieux avec lequel on fait la monnaie par lagrave il marque la puissance et la domination et il se

1 laquo Crsquoest le plus eacutelaboreacute des tropes [hellip] car le passage drsquoun sens agrave lrsquoautre a lieu par une opeacuteration personnelle fondeacutee sur une impression ou une interpreacutetation et celle-ci demande agrave ecirctre trouveacutee sinon reveacutecue par le lecteur raquo (op cit p 286) 2 Yves-Alain FAVRE Saint-John Perse le langage et le sacreacute Paris Joseacute Corti 1977 p 88 3 laquo Aube verte raquo 4 op cit pp 88-89

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trouve apporter le bonheur et le contentement [hellip] il est lieacute aussi agrave lrsquoideacutee drsquoimmortaliteacute et de peacuterenniteacute raquo1 Immortaliteacute et peacuterenniteacute voilagrave deux termes que Saint-John Perse appreacutecie beaucoup et qui reacutesument lrsquoobjectif de sa poeacutesie faire en sorte qursquoil devienne eacuteternel

Eacutevoquons en dernier lieu la preacutesence drsquoune veacuteritable

synestheacutesie2 dans le sens baudelairien du terme En tant que grand amateur de la poeacutesie de Baudelaire Saint-John Perse met en relation diffeacuterentes sensations pour illustrer la varieacuteteacute des meacutetiers arts et occupations qui se concentrent dans la nouvelle ville On trouve drsquoabord la vue (laquo celui qui voit son acircme au reflet drsquoune lame raquo) puis le goucirct (laquo goucirct de lrsquoestragon raquo) le sens auditif (laquo qui porte une conque agrave son oreille raquo) lrsquoodorat (laquo et celui qui eacutepie le parfum de geacutenie aux cassures fraicircches de la pierre raquo) et finalement le toucher (laquo les ramasseurs de cailles raquo laquo ceux qui descendent de cheval pour ramasser des choses raquo) Nous voilagrave assez proche du jeu des sensations tel que nous le preacutesente le poegravete du XIXe siegravecle Neacuteanmoins Saint-John Perse ajoute une autre capaciteacute propre agrave lrsquohomme que nous classerons parmi les sensations et qui forme un espegravece de laquo sixiegraveme sens raquo la reacuteflexion laquo celui qui pense au corps de femme [hellip] lrsquohomme verseacute dans les sciences dans lrsquoonomastique raquo Il nrsquoest pas eacutetonnant que le poegravete ait introduit la faculteacute de penser dans lrsquoeacutechantillon des occupations en tant que licencieacute en philosophie il srsquoest toujours inteacuteresseacute aux capaciteacutes intellectuelles de lrsquohomme

On pourrait continuer lrsquoeacutetude des figures de style employeacutees

dans le preacutesent extrait mais nous nous arrecirctons agrave cet endroit pour ne pas accroicirctre deacutemesureacutement notre analyse

1 Ibidem 2 laquo Trouble de la perception sensorielle caracteacuteriseacutee par la perception drsquoune sensation suppleacutementaire agrave celle perccedilue normalement dans une autre reacutegion du corps ou concernant un autre domaine sensoriel raquo (Paul ROBERT Le Petit Robert Paris Le Robert 1987 p 1907)

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Le rythme

Les questions de rythme dans lrsquoœuvre persienne sont tregraves

deacutelicates agrave traiter Il faut drsquoabord preacuteciser qursquoil srsquoagit toujours chez Saint-John Perse de poegravemes en versets1 et non pas en prose Le lecteur trouvera diffeacuterents types de vers dans le passage drsquoAnabase que propose Litteacuterature XXe siegravecle dont nous ne citons que quelques exemples Cela commence par lrsquointerjection monosyllabique laquo Ha raquo qui surgit agrave deux reprises (dans la premiegravere ligne et dans la quatriegraveme avant la fin) Elle marque la vitaliteacute du texte et le caractegravere grandiose de la nouvelle ville

Suit un alexandrin laquo toutes sortes drsquohommes dans leurs voies et faccedilons raquo (2424) Prenons quelques autres vers du mecircme type avant de passer agrave lrsquoexplication de la valeur du vers dodeacutecasyllabique laquo qui a veacutecu dans un pays de grandes pluies raquo

(33 33) laquo celui qui voit son acircm(e) au reflet drsquoune lam(e) raquo

(33 24) laquo le Conteur qui prend plac(e) au pied du teacutereacutebinth(e) raquo

(24 6)

En somme lrsquoalexandrin est le vers qui est utiliseacute pour deacutecrire

1 laquo Depuis le deacutebut du XXe siegravecle [le verset] est employeacute pour deacutesigner dans certains textes poeacutetiques des ensembles qui excegravedent la mesure du vers et peuvent mecircme compter plusieurs lignes jusqursquoau paragraphe entier Un verset commence presque toujours par un alineacutea comme un paragraphe cependant il peut arriver qursquoil deacutebute contre la marge gauche et se poursuive ensuite par des retraits degraves la deuxiegraveme ligne raquo (Michegravele AQUIEN amp Georges MOLINIEacute Dictionnaire de rheacutetorique et de poeacutetique Paris Livre de Poche (coll laquo Encyclopeacutedies drsquoaujourdrsquohui raquo) 1999 p 727)

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les scegravenes avec une certaine splendeur et majesteacute Crsquoest le cas pour les exemples que nous venons de citer ougrave ce sont les hommes les pluies lrsquoacircme ou le Conteur qui sont valoriseacutes positivement Certes la reacutepartition des coupes nrsquoest pas toujours identique pour chaque alexandrin mais de faccedilon geacuteneacuterale ce vers souligne la grandeur des hommes ou des objets dont il fait lrsquoeacuteloge

A certains endroits le rythme se trouve acceacuteleacutereacute par des

seacutequences tri- ou quadrisyllabiques telles que laquo mangeurs drsquoinsectes raquo (4) laquo de fruits drsquoeau raquo (3) laquo porteurs drsquoemplacirctres raquo (4) laquo de richesses raquo (3) laquo le peacuteager raquo (4) laquo le forgeron raquo (4) laquo marchands de sucre raquo (4) etc Ces uniteacutes rythmiques courtes paires et impaires meacutelangeacutees illustrent la panoplie des meacutetiers dans la nouvelle agglomeacuteration et la rapiditeacute avec laquelle cette derniegravere a eacuteteacute creacuteeacutee

Drsquoautres types de vers comme des octosyllabes et des

deacutecasyllabes sont eacutegalement repeacuterables dans lrsquoextrait en question Cependant ils renvoient tous agrave la mecircme ideacutee centrale pluraliteacute des occupations et majesteacute du Fondateur de la ville Inutile donc de les citer Lrsquoimage du Conteur

Dans ce dernier point de notre analyse nous examinerons de plus pregraves lrsquoimage du Conteur dans lrsquoextrait du Chant X Qui est-ce et pourquoi nrsquoest-il citeacute qursquoagrave la fin Comme nous lrsquoavons signaleacute dans lrsquointroduction il apparaicirct sous diffeacuterentes formes au fil drsquoAnabase Il est agrave la fois le Conqueacuterant le Fondateur lrsquoEtranger1 le Conteur etc Ne fait-il pas songer en quelque sorte agrave Alexandre le Grand2 A lrsquoinstar de ce grand conqueacuterant Saint-John Perse a

1 Ce terme est cher agrave Saint-John Perse 2 A noter le jeu de mots entre Alexis Leacuteger qui devient par anagramme ALEX[andre] LE G[rand] auquel il srsquoest souvent compareacute Par ailleurs crsquoest une justification de plus pour le choix de lrsquoalexandrin

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lui aussi conquis une nouvelle terre sa poeacutesie Il a deacutecouvert sa vraie identiteacute dans ses œuvres gracircce agrave une laquo anabase raquo vers lrsquointeacuterieur de son esprit

On pourrait se demander pourquoi il est question drsquoun

laquo Conteur raquo dans cet extrait et non pas drsquoun prince ou drsquoun conqueacuterant La reacuteponse est simple la terre qursquoil a conquise nrsquoest que fictive elle symbolise le territoire poeacutetique persien dans sa plus pure essence Cet endroit existe seulement parce qursquoil nous est deacutecrit par lrsquoauteur Le poegravete est ce Conteur qui une fois lrsquoœuvre acheveacutee peut se reposer sous le teacutereacutebinthe et admirer sa creacuteation

Il reste une chose agrave expliquer lrsquoapparition du Conteur agrave la fin

de lrsquoextrait Nous sommes en preacutesence drsquoun texte savamment organiseacute qui ne laisse rien au hasard Si le personnage principal ne surgit qursquoagrave la fin cela a une raison preacutecise le passage entier repose sur une construction en crescendo commenccedilant par les ecirctres les plus banaux (laquo mangeurs drsquoinsectes raquo) en passant par la noblesse (laquo homme au faucon raquo) pour aboutir au grand Conteur dont lrsquoarriveacutee majestueuse est comparable agrave lrsquoeacutetincellement de lrsquoeacutetoile la plus luisante sur la voucircte ceacuteleste Il constitue le faicircte de la creacuteation Aussi nrsquoest-il citeacute qursquoen dernier lieu une fois que toutes les banaliteacutes de lrsquoincipit sont passeacutees par profits et pertes Ce qui subsiste crsquoest la pureteacute absoluehellip Conclusion

Dans lrsquoextrait du Chant X drsquoAnabase que nous trouvons dans lrsquoanthologie Litteacuterature XXe siegravecle le poegravete nous relate les difficulteacutes qursquoil a connues pour trouver sa vraie identiteacute La nouvelle ville qursquoil a fondeacutee est devenue le symbole-mecircme de la creacuteation poeacutetique La polyvalence de cette terre et les durs efforts qursquoil a

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ducirc produire avant de pouvoir se reposer sont mis en œuvre par une large palette de proceacutedeacutes et drsquoimages faisant de la quecircte de soi-mecircme une creacuteation litteacuteraire eacutelaboreacutee agrave valeur drsquoun veacuteritable chef-drsquoœuvre Anabase est lrsquoeacutepopeacutee drsquoun Conqueacuterant-poegravete dont le territoire occupeacute est la litteacuterature le seul moyen drsquoeacutechapper agrave lrsquooubli une fois que lrsquoon est mort Laissons une derniegravere fois la parole au poegravete qui reacutesume lrsquoobjectif rechercheacute dans sa creacuteation laquo Et nos poegravemes encore srsquoen iront sur la route des hommes portant semence et fruit dans la ligneacutee des hommes drsquoun autre acircge raquo1

1 SAINT-JOHN PERSE Vents Paris Gallimard (coll laquo PoeacutesieGallimard raquo) 1960

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Saint-John Perse laquo Le Mur raquo

Le pan de mur est en face pour conjurer le cercle de ton recircve

Mais lrsquoimage pousse son cri La tecircte contre une oreille du fauteuil gras tu

eacuteprouves tes dents avec ta langue le goucirct des graisses et des sauces infecte tes gencives

Et tu songes aux nueacutees pures sur ton icircle quand lrsquoaube verte srsquoeacutelucide au sein des eaux mysteacuterieuses

hellip Crsquoest la sueur des recircves en exil le suint amer des plantes agrave siliques lrsquoacirccre insinuation des mangliers char- nus et lrsquoacide bonheur drsquoune substance noire dans les gousses

Crsquoest le miel fauve des fourmis dans les galeries de lrsquoarbre mort

Crsquoest un goucirct de fruit vert dont surit lrsquoaube que tu bois lrsquoair laiteux enrichi du sel des alizeacuteshellip

Joie ocirc joie deacutelieacutee dans les hauteurs du ciel Les toiles pures resplendissent les parvis invisibles sont semeacutes drsquoherbages et les vertes deacutelices du sol se peignent au siegravecle drsquoun long jourhellip1

1 SAINT-JOHN PERSE Œuvres complegravetes Paris Gallimard (Bibliothegraveque de la Pleacuteiade) 1982 p 12

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LECTURE DU POEgraveME

Ce poegraveme dont le titre initial eacutetait laquo Association raquo et qui a subi beaucoup de modifications depuis lrsquoeacutebauche agrave la version deacutefinitive nous preacutesente le poegravete en train de recircver de son icircle natale qursquoest la Guadeloupe Si la premiegravere version drsquo laquo Association raquo fait preuve drsquoimages religieuses laquo Le Mur raquo met plutocirct lrsquoaccent sur la distance entre les Antilles et Bordeaux

Dans le premier vers Saint-John Perse nous montre une sorte

de laquo mur raquo imaginaire qui se situe entre la Guadeloupe et la ville franccedilaise

laquo Le pan de mur est en face pour conjurer le cercle de ton recircve raquo (v 1-2)

On a lrsquoimpression qursquoil y a une frontiegravere mateacuterielle (un

laquo mur raquo) entre le pays drsquoorigine du poegravete et son seacutejour actuel Lrsquoeacutecrivain srsquoadresse au recircvant agrave la deuxiegraveme personne (laquo ton recircve raquo) parle-t-il agrave son autre MOI ou est-ce tout simplement une faccedilon de preacuteciser la diffeacuterence entre la reacutealiteacute et le recircve A premiegravere vue ce laquo pan de mur raquo paraicirct infranchissable eacutetant donneacute qursquoil deacutetourne le laquo cercle raquo du recircve de la personne endormie Le substantif laquo cercle raquo ne fait-il pas songer au rayon drsquoaction drsquoun navire Une fois le point de non retour atteint il est impossible drsquoaller plus loin Neacuteanmoins peut-il y avoir une frontiegravere dans un recircve

Le troisiegraveme vers legraveve le voile sur ce mystegravere

laquo Mais lrsquoimage pousse son cri raquo (v3)

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Le souvenir des icircles est tellement fort qursquoil entend leur laquo cri raquo

mecircme agrave travers le mur la Caraiumlbe personnifieacutee invite le poegravete agrave traverser cette frontiegravere et agrave retourner au paradis antillais

Eacutepris par la nostalgie Alexis Leacuteger nrsquoa pas manqueacute de deacutecrire

le recircveur

laquo La tecircte contre une oreille du fauteuil gras tu eacuteprouves tes dents avec ta langue le goucirct des graisses et des sauces infecte tes gencives raquo (v4-6)

Installeacute dans son fauteuil le poegravete srsquoest calmement endormi

Neacuteanmoins il y a une image neacutegative qui apparaicirct ses gencives sont irriteacutees par le laquo goucirct des graisses et des sauces raquo mecircme si le protagoniste de cette poeacutesie essaie agrave tout prix de songer aux paysages paradisiaques de la Guadeloupe il garde toujours ce goucirct amer de la vie urbaine dans la bouche En drsquoautres termes il nrsquoarrive pas encore agrave franchir complegravetement le seuil de lrsquoidylle de ses songes Il y a une sorte de laquo mur raquo entre les mondes onirique et reacuteel Pour le poegravete la situation ideacuteale serait de se trouver dans lrsquoicircle Or les Antilles sont tregraves eacuteloigneacutees de Bordeaux et la seule chose que Saint-John Perse puisse faire crsquoest recircver

Le deacutesir de se rappeler son enfance eacutetant tellement fort

Alexis Leacuteger parvient finalement agrave transpercer le mur et agrave songer aux paysages lointains

laquo Et tu songes aux nueacutees pures sur ton icircle quand lrsquoaube verte srsquoeacutelucide au sein des eaux mysteacuterieuses raquo (v7-8)

Les laquo nueacutees pures raquo ne symbolisent-elles pas la pureteacute et

lrsquoinnocence qui regravegnent au paradis Sans doute les icircles repreacutesentent pour le poegravete lrsquoEacuteden auquel il a eacuteteacute arracheacute Lrsquoenfance est mentionneacutee agrave travers lrsquolaquo aube verte raquo Saint-Leacuteger Leacuteger utilise souvent cette meacutetaphore pour parler de

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lrsquoenfance respectivement le creacutepuscule pour eacutevoquer le treacutepas Le fait que lrsquoaube soit verte suggegravere probablement la pureteacute de lrsquoenfant qui vient au monde et qui doit faire ses propres expeacuteriences comme par exemple deacutecouvrir les laquo eaux mysteacuterieuses raquo qui entourent lrsquoicircle Pour un nouveau-neacute tout ce qursquoil ne connaicirct pas lui paraicirct mysteacuterieux

Suit une eacutenumeacuteration de plantes tropicales

laquo hellip Crsquoest la sueur des segraveves en exil le suint amer des plantes agrave siliques lrsquoacirccre insinuation des mangliers charnus et lrsquoacide bonheur drsquoune substance noire dans les gousses raquo (v9-12)

Ce vocabulaire speacutecialiseacute ne fait-il pas preuve du goucirct

prononceacute de Saint-Leacuteger Leacuteger pour les plantes exotiques Les trois points de suspension en tecircte du vers 9 nous laissent le temps drsquoimaginer les paysages paradisiaques tels qursquoils existent aux Antilles Ces descriptions exactes des plantes exotiques (laquo sueur des segraveves en exil raquo laquo suint amer des plantes agrave siliques raquo etc) montrent que les souvenirs de lrsquoeacutecrivain en rapport avec son icircle natale sont tregraves deacutetailleacutes il nrsquoy a que des affirmations pas de questions ni de mots indiquant un certain doute On a lrsquoimpression qursquoAlexis Leacuteger a quitteacute la Guadeloupe le jour mecircme ougrave il a eacutecrit ces vers

A cocircteacute de ces souvenirs heureux le lecteur est eacutegalement

confronteacute agrave des images plus pessimistes qui deacutecrivent lrsquoeacutetat drsquoacircme actuel de lrsquoeacutecrivain

laquo Crsquoest le miel fauve des fourmis dans les galeries de lrsquoarbre mort raquo (v13-14)

Le laquo miel fauve des fourmis raquo ne renvoie-t-il pas agrave la multitude

drsquoinsectes qursquoil y a dans cet arbre mort Nous sommes en preacutesence drsquoun contraste entre la vie (laquo fourmis raquo) et la mort (laquo arbre mort raquo) il se peut que les animaux deacutesignent les vives

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reacuteminiscences que le poegravete a gardeacutees de son enfance et que lrsquolaquo arbre mort raquo soit le symbole du deacutepart de la Caraiumlbe en direction de Pau On pense au fameux sonnet de Du Bellay laquo Qui a vu quelquefois un grand checircne asseacutecheacute raquo (Antiquiteacutes de Rome sonnet XXVIII) ougrave lrsquoarbre symbolise les ruines de la Rome antique Certes dans laquo Le Mur raquo il nrsquoest pas question de ruines mais le fait que la plante morte soit associeacutee agrave la perte drsquoune icircle laquo veacuteneacutereacutee raquo fait pourtant songer agrave lrsquoœuvre du poegravete du XVIe siegravecle Lrsquoimage du miel est particuliegraverement bien choisie car cette substance gluante illustre la faccedilon dont Saint-Leacuteger Leacuteger est attacheacute agrave la vie insulaire

laquo Crsquoest un goucirct de fruit vert dont surit lrsquoaube que tu bois lrsquoair laiteux enrichi du sel des alizeacuteshellip raquo (v15-16)

Le poegravete a lrsquoimpression que lrsquoaube est devenue aigre (laquo dont

surit lrsquoaube raquo) agrave lrsquoinstar drsquoun fruit qui nrsquoest pas encore mucircr le fait de songer agrave la Caraiumlbe fait souffrir Saint-John Perse et le plonge dans un sentiment de meacutelancolie En mecircme temps il imagine que les alizeacutes apportent un air laquo laiteux raquo qui est laquo enrichi de sel raquo Lrsquoadjectif laquo laiteux raquo ne rappelle-t-il pas la jeune enfance du poegravete crsquoest-agrave-dire lrsquoeacutepoque ougrave il eacutetait nourri par sa megravere Le sel qui est contenu dans lrsquoair provient de la mer qui entoure les icircles Nous voilagrave en preacutesence drsquoune sorte de synestheacutesie de mecircme que dans laquo Correspondances raquo de Baudelaire nous trouvons dans ce poegraveme le sens auditif (laquo lrsquoimage pousse son cri raquo) le toucher (laquo tu eacuteprouves tes dents avec ta langue raquo) la vue (laquo lrsquoaube verte srsquoeacutelucide raquo) le goucirct (laquo acide raquo laquo amer raquo laquo surit raquo laquo sel raquo) et lrsquoodorat (laquo sueur raquo)

De nouveau les trois points de suspension permettent au

lecteur de se repreacutesenter mentalement la scegravene on a lrsquoimpression de voir le poegravete goucircter le fruit vert et le sel des alizeacutes

Dans les quatre derniers vers Saint-Leacuteger Leacuteger se souvient

qursquoil est toujours agrave Bordeaux Aussi legraveve-t-il les yeux et crie

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laquo Joie ocirc joie deacutelieacutee dans les hauteurs du ciel Les toiles pures resplendissent les parvis invisibles sont semeacutes drsquoherbages et les vertes deacutelices du sol se peignent au siegravecle drsquoun long jourhellip raquo (v17-20)

En pensant aux Antilles le poegravete eacuteprouve une grande joie qui

semble venir du ciel peut-ecirctre ce plaisir est-il lieacute au vent qui megravene le navire (laquo toiles raquo1) vers le pays deacutesireacute

Quant aux laquo parvis invisibles semeacutes drsquoherbages2 vertes raquo il

doit srsquoagir drsquoune allusion agrave la proprieacuteteacute priveacutee des Leacuteger aux icircles les herbes ont pousseacute et il nrsquoy a plus personne pour les couper ndash la famille du poegravete srsquoeacutetant installeacutee agrave Pau Lrsquoinvisibiliteacute de ces parvis ne symbolise-t-elle pas la grande distance entre les Antilles et le sud de la France

Saint-John Perse ne se contente pas de mentionner la maison

et le jardin il nous donne eacutegalement des preacutecisions sur lrsquoeacutetat actuel des plantations laquo les verts deacutelices du sol se peignent au siegravecle drsquoun long jourhellip raquo Ces laquo vertes deacutelices raquo renvoient probablement aux plantes de tabac de cacao3 de cafeacute et de canne agrave sucre qui constituent la partie majeure de la culture agraire agrave la Caraiumlbe Malheureusement la famille du poegravete ne peut plus cultiver ces moissons sur les plantations car elle a quitteacute deacutefinitivement ses terres Au moment ougrave Saint-John Perse eacutecrit ce poegraveme il ignore srsquoil retournera un jour en Guadeloupe Cette incertitude est peut-ecirctre suggeacutereacutee agrave travers les trois points de suspension agrave la fin du poegraveme

Ajoutons en guise de conclusion que laquo Le Mur raquo est un

poegraveme composeacute de souvenirs et de sensations qui permettent agrave

1 Il srsquoagit drsquoune synecdoque laquo Trope qui permet de deacutesigner qqch par un terme dont le sens inclut celui du terme propre ou est inclus par lui raquo (Bernard DUPRIEZ Gradus ndash Les proceacutedeacutes litteacuteraires (Dictionnaire) Paris Eacuteditions 1018 1984) 2 En geacuteneacuteral les laquo herbages raquo deacutesignent non pas le gazon devant une maison mais lrsquoherbe des preacutes 3 Mentionneacute dans laquo Eacutecrit sur la porte raquo en traduction creacuteole kako

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lrsquoeacutecrivain de retrouver agrave lrsquoinstar de Marcel Proust le laquo temps perdu raquo Nous avons remarqueacute que lrsquoadjectif laquo vert raquo et le substantif laquo aube raquo apparaissent agrave plusieurs reprises Alexis Leacuteger a souvent recours agrave ces deux meacutetaphores pour parler de son enfance Il srsquoagit drsquoune caracteacuteristique typiquement persienne Les descriptions exactes du milieu floral plongent le lecteur dans lrsquounivers paradisiaque dont recircve le poegravete Ce sont agrave la fois les nombreuses images et le savoir scientifique de Saint-Leacuteger Leacuteger qui font de cette poeacutesie un veacuteritable chef-drsquoœuvre litteacuteraire

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Charles Sorel Polygraphe1 et poegravete2 de romans comiques

Aperccedilu bio-bibliographique

Charles Sorel Sieur de Souvigny fils drsquoun procureur est neacute agrave Paris vers 1600 Il fait de solides eacutetudes qui une fois acheveacutees le megravenent vers la carriegravere litteacuteraire Son goucirct prononceacute pour les lettres favorise la rencontre avec Theacuteophile de Viau3 Saint-Amant4 et Boisrobert5 Divers romans sentimentaux et nouvelles sont dus agrave sa plume mais son succegraves qui repose en partie sur un scandale nrsquoatteint son apogeacutee qursquoapregraves la publication de lrsquoHistoire comique de Francion (1623) Le roman sera augmenteacute de faccedilon continuelle dans les anneacutees qui suivent sa premiegravere publication Cependant lrsquoauteur atteacutenue progressivement les deacutetails les plus provocateurs

Son premier emploi est celui de secreacutetaire du comte de

Cramail puis du comte de Marcilly et finalement du comte de Baradaz En 1635 il devient historiographe du roi Il faut preacuteciser que Sorel nrsquoabandonne jamais la litteacuterature de fiction Cependant il se voit deacutetourneacute de cette vocation eacutetant donneacute que son Polyandre (1648) tableau satirique de la bourgeoisie parisienne qui constitue

1 Ce substantif vient du grec πολλά (beaucoup) et de γράϕειν (eacutecrire) Il deacutesigne une personne qui eacutecrit beaucoup et sur divers sujets 2 Le substantif laquo poegravete raquo est agrave prendre dans son sens eacutetymologique il deacuterive du grec ποιητής qui signifie laquo celui qui composecreacutee raquo 3 Poegravete franccedilais (1590-1626) contemporain de Malherbe qui fut reacutehabiliteacute par les romantiques 4 Poegravete (1594-1661) dont lrsquoœuvre reflegravete agrave la perfection lrsquoestheacutetique baroque 5 Poegravete et dramaturge franccedilais (1592-1662) favori de Richelieu lrsquoun des fondateurs et des premiers membres de lrsquoAcadeacutemie franccedilaise

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une tentative de roman drsquoune forme nouvelle nrsquoa pas eacuteteacute compris par les lecteurs du temps et a ainsi eacuteteacute voueacute agrave lrsquoeacutechec

Quelques anneacutees apregraves cette deacuteception il se consacre aux

eacutetudes morales agrave la critique litteacuteraire et surtout agrave des laquo travaux pionniers dans le domaine de la bibliographie et de lrsquohistoire litteacuteraire raquo1 En mecircme temps il reacutedige une parodie de lrsquoAstreacutee drsquoHonoreacute drsquoUrfeacute en ridiculisant les poncifs ainsi que les excegraves du genre romanesque aristocratique pastoral et preacutecieux crsquoest le Berger extravagant (1627) Sa querelle avec Furetiegravere2 portant sur la Nouvelle alleacutegorique vaudra agrave ce dernier le nom de laquo Charoselles raquo dans le Roman bourgeois (1666) de Sorel

Lrsquoauteur du Francion preacutetend descendre des anciens rois

drsquoAngleterre comme il lrsquoexpose dans La Solitude et lrsquoamour philosophique de Cleacuteomegravede Plusieurs de ses ouvrages sont signeacutes du surnom laquo De lrsquoIsle raquo ou laquo Des Isles raquo qui rappelle les origines de sa famille Nous trouvons une allusion de ce nom dans lrsquoEacutecole des Femmes de Moliegravere

Je sais un paysan qursquoon appelait Gros-Pierre Qui nrsquoayant pour tout bien qursquoun seul quartier de terre Y fit tout agrave lrsquoentour faire une fosse bourbeux Et de Monsieur de lrsquoIsle en prit le nom pompeux3

A cocircteacute de ce pseudonyme Sorel en emploie encore drsquoautres

comme par exemple laquo Estor de Sorel raquo (citeacute par Olivier de la Marche)

1 Anne BERTHELOT et alii Langue et litteacuterature Anthologie Moyen Acircge XVIe ndash XVIIe ndash XVIIIe siegravecles Paris Nathan 1992 p 228 2 Furetiegravere qui preacutepare sa candidature agrave lrsquoAcadeacutemie franccedilaise propose dans sa Nouvelle alleacutegorique une sorte de catalogue des bons et mauvais eacutecrivains de son temps Sorel nrsquoaime pas lrsquoAcadeacutemie et se facircche de le voir passer agrave lrsquoennemi Certes Furetiegravere lrsquoa classeacute parmi les laquo bons eacutecrivains raquo mais il lrsquoa deacutesigneacute comme lrsquoauteur du Francion ce qui est aux yeux de Sorel une tregraves grande indiscreacutetion 3 Ces vers sont citeacutes dans lrsquoouvrage suivant Emile ROY La vie et les œuvres de Charles Sorel Sieur de Souvigny (1602-1674) Genegraveve Slatkine Reprints 1970 p 5

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Outre les œuvres deacutejagrave mentionneacutees Charles Sorel est lrsquoauteur de reacuteflexions sur le genre romanesque de son temps comme le teacutemoigne la Bibliothegraveque franccedilaise (1664-1667) ou De la connaissance des bons livres (1671) A cocircteacute de sa passion pour les lettres il se consacre au travail de lrsquohistorien Ses principaux ouvrages historiques sont lrsquoHistoire de la monarchie franccedilaise (1630) ainsi que lrsquoHistoire de la monarchie franccedilaise sous Louis XIV (1662) Dans la Science universelle (1634-1644) Sorel se montre encyclopeacutediste

Il est difficile agrave dire au juste combien drsquoœuvres Sorel a

produites Selon le Pegravere Niceron il y aurait trente-neuf ouvrages auxquels il faudrait ajouter une vingtaine de publications telles que le Jugement du Cid par un bourgeois de Paris marguillier de sa paroisse ou encore la Comeacutedie de Chansons ainsi que les Lois de la galanterie Parmi ses œuvres romanesques nous trouvons par exemple le Francion ou encore les Amours de Cleacuteageacutenor et Doristeacutee (1622) ougrave lrsquoheacuteroiumlne du roman Doristeacutee change de costume agrave travers cinq pages Soit elle inspire des laquo passions furieuses agrave tous les cavaliers de France et drsquoItalie raquo1 soit elle se deacuteguise en domestique masculin et doit reacutesister aux maicirctresses de la maison Le Palais drsquoAngeacutelie (1622 deacutedieacute agrave Madame la sœur du Roi) figure eacutegalement parmi les œuvres romanesques de Sorel Il relate lrsquohistoire de jeunes gens qui se reacuteunissent agrave la campagne pour faire de la musique et pour se raconter des contes dont chacun deacutebouche sur un rapt Crsquoest une allusion agrave la conspiration qui vise agrave enlever la sœur du Roi On trouve dans ce livre de nettes exageacuterations voulues par lrsquoauteur ce qui ne lrsquoempecircche pas drsquoecirctre un laquo curieux tableau des mœurs violentes et raffineacutees de lrsquoeacutepoque raquo2 Ces histoires ne sont pas sans nous rappeler le Deacutecameacuteron de Boccace Quant aux Nouvelles franccedilaises (1623) celles-ci ont eacuteteacute publieacutees quelques mois apregraves le Palais drsquoAngeacutelie mais elles nrsquoont pas connu le mecircme inteacuterecirct Le cadre de ce livre est Paris que Sorel qualifie de laquo plus belle ville du monde raquo La Maison

1 op cit p 35 2 op cit p 36

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des Jeux (1642) est un recueil de nouvelles qui a connu cette fois-ci davantage de succegraves Ces histoires nous ramegravenent directement agrave des comeacutedies bien connues agrave lrsquoeacutepoque Il reste encore agrave classer parmi les œuvres romanesques le Chemin de la Fortune la Vraie suite de la Polyxegravene LrsquoOrphyse de Chrysante et le Berger extravagant (1627)

Crsquoest apregraves une vieillesse relativement pauvre mais ougrave il

travaille toujours agrave la laquo connaissance des bons livres raquo que Charles Sorel srsquoeacuteteint en mars 1674

LrsquoHistoire comique de Francion (1623-1633)1

LrsquoHistoire comique de Francion est lrsquoun des plus grands succegraves litteacuteraires du XVIIe siegravecle Voici un bref reacutesumeacute drsquoune œuvre qui nrsquoa pas seulement marqueacute les lecteurs de son eacutepoque mais eacutegalement les eacutecrivains

laquo Le jeune Francion aristocrate mais pauvre parcourt la France agrave la recherche de la bonne fortune Francion raconte ses aventures qui ont commenceacute par la poursuite de Laurette une jeune femme dont il est tombeacute amoureux (Livre I) Apregraves quelques eacutepisodes burlesques et le reacutecit de la vie de Laurette (Livre II) Francion qursquoun gentilhomme a recueilli dans son chacircteau entreprend de raconter son enfance et son eacuteducation (Livres III et IV) le portrait du peacutedant Hortensius donne lieu agrave une veacuteritable satire de lrsquoeacuteducation Il deacutecrit ensuite les milieux de libres-penseurs qursquoil a freacutequenteacutes ce qui lui permet de deacutevelopper sa conception du laquo geacuteneacutereux raquo homme affranchi de tous les preacutejugeacutes (Livre V) ses aventures le megravenent aussi parmi la noblesse de province dont il fait un tableau amuseacute et pittoresque avant de deacutecrire les peacuteripeacuteties qui le ramegravenent agrave la cour du roi (Livre VI) La fin de cette premiegravere partie culmine avec la

1 Pour faire la preacutesentation du Francion nous nous sommes baseacute sur lrsquoouvrage drsquoEmile ROY La vie et les œuvres de Charles Sorel Sieur de Souvigny (1602-1674) Genegraveve Slatkine Reprints 1970 ainsi que sur celui de Herveacute-D BEacuteCHADE Les romans comiques de Charles Sorel Fiction narrative langue et langages Genegraveve Droz 1981

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description de la vie libertine et deacutebaucheacutee que megravenent Francion et ses amis dans le chacircteau du gentilhomme Raymond (Livre VII) raquo1

Le Francion est agrave la fois un roman drsquoapprentissage dans lequel Sorel fait beaucoup drsquoallusions agrave sa famille agrave sa fortune et agrave ses ancecirctres Crsquoest un trait de caractegravere de cet eacutecrivain du XVIIe siegravecle Cependant nous y trouvons aussi des traces drsquoun roman philosophique drsquoun roman satirique ainsi que drsquoun roman critique Lrsquoensemble deacutebouche sur une sagesse pleine drsquohumour qui annonce deacutejagrave de faccedilon tregraves nette lrsquoœuvre de Moliegravere

La premiegravere eacutedition du Francion datant de 1623 et publieacutee

sans nom drsquoauteur se compose de sept livres En 1623 elle en est suivie drsquoune deuxiegraveme qui est augmenteacutee de quatre livres Ce nrsquoest qursquoen 1633 que lrsquoeacutedition deacutefinitive constitueacutee de douze livres est publieacutee sous le titre complet de La Vraye Histoire Comique de Francion Composeacutee par Nicolas de Moulinet Sieur du Parc Gentilhomme Lorrain Amplifieacutee en plusieurs endroicts et augmenteacutee drsquoun Livre suivant les manuscripts de lrsquoAutheur Elle est preacuteceacutedeacutee de la deacutedicace laquo A Francion raquo

Selon Charles Sorel laquo [n]ous avons assez drsquohistoires tragiques

qui ne font que nous attrister Il en faut maintenant voir une qui soit toute comique raquo Le Francion premier en date des romans de mœurs franccedilais peut ecirctre consideacutereacute comme lrsquoancecirctre de lrsquoHistoire de Gil Blas de Sentillane (1715-1735) drsquoAlain Reneacute Lesage ou encore de Jacques le Fataliste et son maicirctre (1773) de Denis Diderot qui sont deux œuvres du XVIIIe siegravecle

On ne peut nier qursquoil y ait quelque rapport entre les aventures

de Francion relateacutees par le protagoniste eacuteponyme (qui est en mecircme temps narrateur intradieacutegeacutetique) et son preacutenom qui le dit laquo franc raquo crsquoest-agrave-dire laquo libre raquo Il est mecircme possible de relever

1 Anne BERTHELOT et alii Langue et litteacuterature Anthologie Moyen Acircge XVIe ndash XVIIe ndash XVIIIe siegravecles Paris Nathan 1992 p 229

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quelques traits communs entre le personnage principal du roman et lrsquoauteur lui-mecircme surtout si lrsquoon songe aux anneacutees de jeunesse de Sorel

Une autre caracteacuteristique du roman Histoire comique de Francion

est la protestation contre la litteacuterature romanesque Crsquoest une sorte de laquo revanche de lrsquoesprit gaulois sur le bel esprit raquo1 de la part de Sorel En drsquoautres termes les Preacutecieuses ont lrsquohabitude de preacutetendre qursquoelles descendent en ligne directe des rois de France Or Sorel condamne cette attitude gauloise ainsi que la falsification des origines Cela peut eacutetonner le lecteur moderne car nous savons que lrsquoauteur de la Maison des Jeux a lui-mecircme toujours preacutetendu descendre des rois drsquoAngleterre

Apregraves lrsquoeacutedition deacutefinitive du Francion Sorel srsquoest arrecircteacute

drsquoeacutecrire des ouvrages de ce genre bien que ce dernier roman comique ait connu un grand succegraves aupregraves du public franccedilais La raison de cet abandon est le nombre croissant drsquoennemis que lrsquoeacutecrivain srsquoest faits Aussi le succegraves du Francion est-il eacutetroitement lieacute au scandale En lisant la Science universelle (1635) nous avons lrsquoimpression que lrsquoeacutecrivain srsquoexcuse dans lrsquolaquo Avertissement raquo de ne plus eacutecrire des œuvres comiques

laquo Jamais les honnecirctes gens ne se scandaliseront pour voir que lrsquoon srsquoadonne agrave quelques piegraveces reacutecreacuteatives parmi des ouvrages seacuterieux Toutefois il est certain que la plupart des hommes sont si stupides qursquoils ne peuvent consideacuterer ceci et que si un brave homme a fait quelque chose de faceacutetieux ils lrsquoestiment moins qursquoun hypocrite qui fait des livres de deacutevotion pour se faire croire homme de bien et attraper des beacuteneacutefices ou qursquoun esprit vain et sot qui compose des livres de morale et de politique afin de faire lrsquohomme drsquoEtat et le personnage drsquoimportance quoique toutes ces sortes drsquoouvrages ne soient que des redites de ce qui est ailleurs et lrsquoon ne considegravere pas

1 Emile ROY La vie et les œuvres de Charles Sorel Sieur de Souvigny (1602-1674) Genegraveve Slatkine Reprints 1970 p 111

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qursquoune bonne satire valait encore bien mieux en ces temps-ci et qursquoil eacutetait bien plus malaiseacute drsquoy reacuteussir raquo1

On constate qursquoil y a plusieurs traces de colegravere dans cette

affirmation qui reacutesume la cause du deacutetournement de Sorel des romans comiques Sorel preacutecieux et eacutecrivain anti-preacutecieux

Lrsquoauteur du Berger extravagant manifeste un goucirct prononceacute pour les salons aristocratiques et les salles de theacuteacirctre Depuis son service de secreacutetaire chez le comte de Cramail Sorel est devenu tregraves galant tout en imitant le style les maniegraveres et parfois mecircme les pseudonymes tels que laquo Erophile raquo de son maicirctre Crsquoest avec un orgueil indeacuteniable qursquoil se rend dans la salle du Petit-Bourbon avec des livrets qursquoil distribue avec plaisir aux dames Cependant il ne peut srsquoempecirccher de se rire parfois inteacuterieurement des stupides questions des laquo grands seigneurs raquo Nrsquoest-ce pas deacutejagrave un trait anti-preacutecieux qui se fait remarquer chez le Sieur de Souvigny Pourtant il ne cesse de deacuteployer tous ses talents dans les reacuteunions de lrsquoaristocratie et de la riche bourgeoisie en proposant aux dames des thegraveses drsquoamour

Ce sont les brillantes relations qui ont fait de Sorel un

homme fier Il accepte mecircme lrsquoanagramme de son nom proposeacutee par son ami Guy Patin agrave savoir laquo Clarus sol ero raquo

Sorel comme un soleil en nos ans paraicirctra

Si dans sa vie priveacutee Sorel aime srsquoattribuer des qualiteacutes preacutecieuses dans son œuvre quelques indices nous prouvent plutocirct le contraire En drsquoautres termes lrsquoauteur du Francion deacutecrit

1 SOREL Avertissement de la Science universelle 1635

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souvent des scegravenes deacutegoucirctantes et macabres dans la Maison des Jeux que Moliegravere a preacutefeacutereacute laisser de cocircteacute vu que le public franccedilais ne les aurait pas supporteacutees Cela constitue bel et bien un trait anti-preacutecieux surtout si lrsquoon se rappelle qursquoune des laquo lois raquo de la preacuteciositeacute est de srsquoexprimer dans une langue soutenue et difficile drsquoaccegraves Mecircme la premiegravere eacutedition de lrsquoHistoire comique de Francion contient des jurons trop excessifs et des pages grossiegraveres comme par exemple le reacutecit du songe Somme toute lrsquoeffet du choc ainsi que la grossiegravereteacute constituent les principaux deacutefauts de lrsquoœuvre de Charles Sorel sans qursquoelle ne perde cependant de son utiliteacute ni de lrsquooriginaliteacute des teacutemoignages de lrsquoeacutepoque qui y sont exposeacutes

Un dernier exemple qui prouve que Sorel est un eacutecrivain anti-

preacutecieux est qursquoil critique dans le Berger extravagant les expressions nouvelles procircneacutees dans les milieux preacutecieux et usiteacutees par de nombreux auteurs de lrsquoeacutepoque Voici ce que Sorel pense des œuvres dues agrave leur plume

laquo Chacun demeurera drsquoaccord [hellip] que si lrsquoon voulait nrsquoecirctre pas trompeacute il serait besoin drsquoeacutetablir un censeur de livres qui ne donnacirct congeacute qursquoaux bons drsquoaller de par le monde et condamnacirct les autres agrave la poussiegravere drsquoun cabinet raquo1

Nous voyons que malgreacute sa personnaliteacute marqueacutee par le

caractegravere de la preacuteciositeacute Sorel demeure un eacutecrivain anti-preacutecieux dans ses œuvres et nrsquoheacutesite pas agrave critiquer ouvertement ses adversaires et confregraveres Conclusion

Dans la preacutesentation qui preacutecegravede nous avons vu que Sorel se distingue non seulement par le style mais eacutegalement par le contenu de ses œuvres des autres eacutecrivains du XVIIe siegravecle Srsquoil

1 op cit p 148

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preacutesente lui-mecircme des traits de caractegravere propres agrave la preacuteciositeacute il nrsquoheacutesite pas agrave condamner les attitudes des Preacutecieuses dans ses textes Lrsquoimportance de ses ouvrages se manifeste surtout par les nombreux emprunts que drsquoautres hommes de lettres ont faits agrave Sorel Le plus connu drsquoentre eux est sans doute Moliegravere qui nous deacutecrit dans les Preacutecieuses ridicules des scegravenes qui sont nettement inspireacutees par lrsquoauteur du Francion Nous pouvons mecircme preacutetendre que crsquoest gracircce aux teacutemoignages de Sorel que nous arrivons agrave mieux saisir la piegravece de Moliegravere Aussi lrsquoauteur du Berger extravagant peut-il ecirctre consideacutereacute comme lrsquoune des figures marquantes du XVIIe siegravecle mecircme srsquoil est en partie passeacute par profits et pertes dans les temps modernes

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Baudelaire laquo LrsquoHomme et la mer raquo

Homme libre toujours tu cheacuteriras la mer La mer est ton miroir tu contemples ton acircme Dans le deacuteroulement infini de sa lame Et ton esprit nrsquoest pas un gouffre moins amer Tu te plais agrave plonger au sein de ton image Tu lrsquoembrasses des yeux et des bras et ton cœur Se distrait quelquefois de sa propre rumeur Au bruit de cette plainte indomptable et sauvage Vous ecirctes tous les deux teacuteneacutebreux et discrets Homme nul nrsquoa sondeacute le fond de tes abicircmes O mer nul ne connaicirct tes richesses intimes Tant vous ecirctes jaloux de garder vos secrets Et cependant voilagrave des siegravecles innombrables Que vous vous combattez sans pitieacute ni remord Tellement vous aimez le carnage et la mort O lutteurs eacuteternels ocirc fregraveres implacables 1

Les Fleurs du Mal - XIV

1 BAUDELAIRE Œuvres complegravetes Paris Gallimard (Bibliothegraveque de la Pleacuteiade) 1975 t 1 p 19

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APPLICATION DE LA MEacuteTHODE JAKOBSONIENNE

Introduction

Le poegraveme laquo LrsquoHomme et la mer raquo publieacute pour la premiegravere fois en octobre 1852 dans la Revue de Paris (RP) se situe dans la partie intituleacutee laquo Spleen et Ideacutealndash Le cycle de la poeacutesie et de la beauteacute raquo qui constitue le deacutebut des Fleurs du Mal1 Le titre initial ayant eacuteteacute laquo LrsquoHomme libre et la mer raquo cette poeacutesie agrave thegraveme romantique met lrsquoaccent sur les correspondances Baudelaire y ajoute lrsquoaffrontement fraternel dans la derniegravere strophe

On pourrait reprocher agrave la preacutesente eacutetude drsquoecirctre trop bregraveve

mais son unique objectif est de preacutesenter quelques approches baseacutees sur les travaux de Roman Jakobson qui devraient servir de base agrave une lecture aiseacutee du poegraveme baudelairien

1 BAUDELAIRE Œuvres complegravetes Paris Gallimard (Bibliothegraveque de la Pleacuteiade) 1975 t1

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Bregraveve preacutesentation de lrsquoapproche jakobsonienne

Roman Jakobson linguiste neacute en URSS essaie de soumettre les œuvres litteacuteraires agrave une critique qui ne se reacutefegravere qursquoau poegraveme lui-mecircme tout en faisant table-rase du paratexte Lrsquoobjectif de cette meacutethode se trouve reacutesumeacute dans la question suivante laquo Qursquoest-ce qui fait drsquoun message verbal une œuvre litteacuteraire raquo1 Pour deacutemontrer sa theacuteorie Jakobson eacutetablit un scheacutema comprenant six facteurs constitutifs de tout acte de communication verbale

ContexteIV

DestinateurIhelliphelliphellipMessageIIhelliphellipDestinataireIII

ContactV

CodeVI

I) Le destinateur constitue le locuteur crsquoest celui qui parle II) Le message repreacutesente ce qui est raconteacute III) Quant au destinataire encore appeleacute locutaire ou

interlocuteur il srsquoagit de la personne agrave laquelle srsquoadresse le destinateur

IV) Le contexte est le cadre le sujet dont on parle (p ex la

bataille de Waterloo)

1 Roman JAKOBSON laquo Linguistique et poeacutetique raquo in Essais de linguistique geacuteneacuterale Paris Eacuteditions de Minuit 1963 p210

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V) Le contact peut ecirctre visuel ou verbal selon la nature de communication (conversation teacuteleacute-phonique dialogue face-agrave-face)

VI) Le code repreacutesente la langue qui permet de srsquoexprimer Il se

peut drsquoailleurs aussi qursquoil nrsquoy ait que des symboles (p ex panneaux routiers etc)

Jakobson preacutecise que chacun de ces six facteurs engendre une fonction linguistique diffeacuterente Neacuteanmoins les messages remplissent en geacuteneacuteral plusieurs fonctions et il est tregraves difficile drsquoen trouver qui nrsquoen remplisse qursquoune seule Les six fonctions dont parlent les formalistes sont les suivantes

ReacutefeacuterentielleII

EacutemotiveIhelliphelliphelliphellipPoeacutetiqueIIIhelliphelliphellipConativeVI

PhatiqueIV

MeacutetalinguistiqueV I) La fonction eacutemotive consiste agrave faire part de ses sentiments II) On a recours agrave la fonction reacutefeacuterentielle lorsqursquoune

information est transmise (p ex laquo Le train part agrave huit heures raquo)

III) La fonction poeacutetique preacutedomine dans un texte litteacuteraire IV) La tentative drsquoappeler quelqursquoun fait preuve drsquoun emploi de

la fonction phatique (du grec φατίξω je deacuteclare je dis) (p ex laquo allocirc Mrsquoentends-tu raquo)

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V) A la fonction meacutetalinguistique se rapportent les deacutefinitions des dictionnaires

VI) Si lrsquoon donne un ordre agrave quelqursquoun ou que lrsquoon essaie drsquoagir

sur lrsquoautre on fait usage de la fonction conative (du latin conari essayertenter)

Reacuteduire la fonction poeacutetique agrave la poeacutesie serait simplifier

consideacuterablement les choses Bien qursquoelle soit celle qui domine elle ne constitue aucunement la seule fonction de lrsquoart du langage

Sans doute la phrase-cleacute du formalisme est laquo la forme produit

du sens raquo En drsquoautres termes les partisans de cette theacuteorie essaient de deacutemontrer qursquoen analysant les particulariteacutes formelles ils aboutissent neacutecessairement agrave la construction du sens drsquoune œuvre litteacuteraire Par ailleurs il existe dans la poeacutesie une certaine ambiguiumlteacute selon Jakobson elle est laquo une proprieacuteteacute intrinsegraveque inalteacuterable de tout message centreacute sur lui-mecircme bref crsquoest un corollaire obligeacute de la poeacutesie raquo1 Autrement formuleacute il se peut qursquoil y ait plusieurs interpreacutetations possibles drsquoun mecircme poegraveme ce qui en fait preacuteciseacutement un chef-drsquoœuvre litteacuteraire

En ce qui concerne les rimes drsquoune poeacutesie les formalistes

pensent qursquoil ne faut pas seulement les traiter du point de vue sonore laquo la rime implique neacutecessairement une relation seacutemantique entre les uniteacutes qursquoelle lie [hellip] raquo2 Il nrsquoest donc pas ducirc au hasard que certains termes soient rapprocheacutes par lrsquoeffet de rime en geacuteneacuteral les poegravetes ont recours agrave ce proceacutedeacute soit pour mettre en eacutevidence certaines expressions soit pour marquer leur similitude ou leur opposition Il en est de mecircme pour la meacutetaphore3 la comparaison1 la parabole2 lrsquoantithegravese3 le

1 Roman JAKOBSON laquo Linguistique et poeacutetique raquo in Essais de linguistique geacuteneacuterale Paris Eacuteditions de Minuit 1963 p238 2 op cit p233 3 laquo [hellip] le passage drsquoun sens agrave lrsquoautre a lieu par une opeacuteration personnelle fondeacutee sur une impression ou une interpreacutetation et celle-ci demande agrave ecirctre trouveacutee sinon reveacutecue par le lecteur raquo

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contraste4 etc Il faut toujours analyser les liens entre les mots rapprocheacutes sous lrsquoeffet des proceacutedeacutes stylistiques ou syntaxiques

Lrsquoavantage de lrsquoapproche jakobsonienne par rapport agrave

drsquoautres meacutethodes de critique litteacuteraire est qursquoelle ne neacutecessite aucune information sur la genegravese de lrsquoœuvre ni sur lrsquoauteur A la limite les formalistes nrsquoauraient mecircme pas besoin de connaicirctre le nom de lrsquoeacutecrivain Ils partent du texte proprement dit et non pas de ce qui lrsquoentoure Cela permet geacuteneacuteralement drsquoaboutir agrave des reacutesultats deacutemontrables et difficiles agrave contredire Tel nrsquoest cependant pas le cas pour la critique qui se base sur la biographie de lrsquoauteur on a parfois tendance agrave voir quelque chose dans le poegraveme qui nrsquoest pas toujours recevable voire deacutemontrable

La meacutethode de Jakobson permet en plus drsquoanalyser des textes anonymes dont le critique ignore tout de lrsquoauteur et de la genegravese de lrsquoœuvre La recherche des particulariteacutes du texte permet tout de mecircme drsquoarriver agrave des interpreacutetations solides dont la logique peut facilement ecirctre suivie On essaie de deacutemontrer que laquo la forme produit du sens raquo

ANALYSE DU POEgraveME Les isotopies

(Bernard DUPRIEZ Gradus ndash Les proceacutedeacutes litteacuteraires (Dictionnaire) Paris Eacuteditions 1018 1984 p286) 1 laquo On rapproche deux entiteacutes quelconques du mecircme ordre au regard drsquoune mecircme action drsquoune mecircme qualiteacute etc raquo (op cit p121) 2 laquo [hellip] petit reacutecit alleacutegorique qui propose un enseignement moral ou un message religieux raquo (Bruno HONGRE Le dictionnaire portatif du bachelier Paris Hatier (coll laquo Profil raquo) 2002 p447) 3 laquo Preacutesenter mais en lrsquoeacutecartant ou en la niant une ideacutee inverse en vue de mettre en relief lrsquoideacutee principale raquo (Bernard DUPRIEZ Gradus ndash Les proceacutedeacutes litteacuteraires (Dictionnaire) Paris Eacuteditions 1018 1984 p57) 4 laquo Opposition de deux choses dont lrsquoune fait ressortir lrsquoautre raquo (Paul ROBERT Le Petit Robert Paris Le Robert 1987 p381)

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Le poegraveme laquo LrsquoHomme et la mer raquo permet au lecteur de deacutegager diffeacuterentes isotopies sur lesquelles se base lrsquoœuvre en premier lieu il y a le champ lexical de la beauteacute et les mots qui srsquoy rapportent sont

cheacuteriras (v1) miroir (v1) contemples (v2) tu te plais (v5) image (v5) embrasses (v6)

Une deuxiegraveme isotopie que lrsquoon trouve dans cette poeacutesie est celle de la mer

lame (v3) gouffre (v4) plonger (v5)

indomptable (v8) sauvage (v8) teacuteneacutebreux (v9) abicircmes (v10)

Parallegravelement il existe un nombre assez consideacuterable de termes qui renvoient au champ lexical de lrsquohomme

libre (v1) acircme (v2) esprit (v4) yeux (v6) bras (v6) cœur (v8) rumeur (v9)

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Enfin la quatriegraveme isotopie regroupe les mots qui se rapportent au thegraveme de la bataille

bruit (v8) indomptable (v8) sauvage (v8) teacuteneacutebreux (v9) combattez sans pitieacute ni remord (v14) carnage (v15) mort (v15) lutteurs (v16) implacables (v16)

Nous voyons que le poegravete puise les termes qursquoil emploie dans diffeacuterents domaines qui forment un ensemble et renvoient agrave une ideacutee centrale que nous analyserons ulteacuterieurement Les champs seacutemantiques

Une lecture plus approfondie du poegraveme baudelairien nous oblige agrave analyser eacutegalement les champs seacutemantiques Degraves le deacutebut du texte nous assistons agrave un rapprochement entre lrsquohomme et la mer qui se poursuivra jusqursquoau dernier vers lrsquohomme laquo cheacuterira raquo toujours la mer qui est son laquo miroir raquo Ce miroir est constitueacute de laquo lames raquo (ondes marines) dans lesquelles lrsquoecirctre humain peut laquo contempler raquo son laquo acircme raquo Tous les deux la mer et lrsquolaquo esprit raquo humain sont des laquo gouffres amers raquo ils sont agrave la fois laquo teacuteneacutebreux raquo et laquo discrets raquo Leur deacutesir de garder leurs laquo secrets raquo constitue un autre parallegravele entre eux La ressemblance entre homme et mer est si grande que lrsquoecirctre humain finit par se deacutecouvrir dans lrsquooceacutean qui est son laquo fregravere raquo Neacuteanmoins leurs traits communs ne sont pas toujours positifs chacun drsquoentre eux

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aime le laquo carnage raquo et la laquo mort raquo Ils sont des laquo lutteurs eacuteternels raquo En regroupant tous les termes positifs drsquoun cocircteacute et les mots

neacutegatifs de lrsquoautre nous constatons que la somme des mots agrave connotation neacutegative compte une expression de plus positif libre (v1)

cheacuteriras (v1) miroir (v2) contemples (v2) acircme (v2) esprit (v4) plais (v5) embrasses (v6) cœur (v6) distrait (v7) discrets (v9) richesses (v11) intimes (v11) fregraveres (v16)

(14 occurrences) neacutegatif gouffre (v4)

amer (v4) rumeur (v7) bruit (v8) plainte (v8) indomptable (v8) sauvage (v8) teacuteneacutebreux (v9) abicircmes (v10)

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combattez (v14) sans pitieacute ni remord (v14) carnage (v15) mort (v15) lutteurs (v16) implacable (v16)

(15 occurrences)

Le fait que les termes neacutegatifs lrsquoemportent sur les expressions positives montre deacutejagrave qursquoen deacutepit de la laquo fraterniteacute raquo entre homme et mer la chute du poegraveme sera probablement neacutegative agrave son tour Le niveau phonique

Nous nous trouvons face agrave quatre quatrains composeacutes drsquoalexandrins (vers dodeacutecasyllabiques) Homme libre toujours tu cheacuteriras la mer

La mer est ton miroir tu contemples ton acircm(e) Dans le deacuteroulement infini de sa lam(e) Et ton esprit nrsquoest pas un gouffre moins amer Tu te plais agrave plonger au sein de ton imag(e) Tu lrsquoembrasses des yeux et des bras et ton cœur Se distrait quelquefois de sa propre rumeur

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Au bruit de cette plaint(e) indomptabl(e) et sauvag(e) Vous ecirctes tous les deux teacuteneacutebreux et discrets Homme nul nrsquoa sondeacute le fond de tes abicircmes O mer nul ne connaicirct tes richeses intimes Tant vous ecirctes jaloux de garder vos secrets

Et cependant voilagrave des siegravecles innombrables Que vous vous combattez sans pitieacute ni remord Tellement vous aimez le carnag(e) et la mort O lutteurs eacuteternels ocirc fregraveres implacables

Le rythme de ces vers est reacutegulier eacutetant donneacute qursquoil srsquoagit drsquoalexandrins Nrsquoest-ce pas lagrave une faccedilon de montrer que la situation entre homme et mer telle que nous la preacutesente Baudelaire a dureacute depuis de nombreux siegravecles et durera probablement toujours Certains termes sont mis en eacutevidence drsquoun cocircteacute par la coupe de lrsquoautre cocircteacute par la ceacutesure Lrsquoabsence de coupe dans les vers 13 et 14 montre qursquoil y a un changement par rapport agrave ce qui preacutecegravede bien que lrsquohomme et lrsquooceacutean puissent ecirctre consideacutereacutes comme des laquo fregraveres raquo ils se combattent mutuellement

A part le rythme le lecteur trouve beaucoup de rimes

embrasseacutees dont le scheacutema est ABBA CDDC EFFE GHHG

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Au surplus il y a une alternance des rimes masculines et feacuteminines1 Passons agrave une analyse plus deacutetailleacutee des rimes Premier quatrain mer ndash amer rime riche2 pour lrsquoœil3 Ces deux mots relieacutes par lrsquoeffet de lrsquoidentiteacute sonore sont similaires En drsquoautres termes lrsquoeau saleacutee de la mer a un goucirct amer acircme ndash lame rime pauvre4 pour lrsquooreille5 Voici une opposition les lames sont visibles et leur dureacutee drsquoexistence est limiteacutee agrave quelques secondes En revanche lrsquoacircme est quelque chose drsquoimmateacuteriel qui est supposeacute durer eacuteternellement Drsquoougrave lrsquoimperfection de la rime Deuxiegraveme quatrain image ndash sauvage rime suffisante6 pour lrsquoœil Le poegravete nous raconte que lrsquohomme deacutecouvre son image dans les ondes marines Neacuteanmoins nrsquoest-il pas aussi sauvage et cruel que la mer pendant une tempecircte cœur ndash rumeur rime suffisante pour lrsquooreille

1 laquo Rappelons qursquoune rime feacuteminine est termineacutee par un e muet qui ne se prononce pas tandis que la rime masculine est termineacutee par une syllabe qui se prononce raquo (Franccediloise NAYROLLES Examens ndash Pour eacutetudier un poegraveme Paris Hatier (coll laquo Profil raquo) 1996 p27) 2 Une rime est dite riche laquo lorsqursquoelle possegravede trois sonoriteacutes ou plus soit vocaliques soit consonantiques homophones raquo (op cit p29) 3 laquo La lsquorime pour lrsquoœilrsquo est fondeacutee non seulement sur lrsquohomophonie mais eacutegalement sur lrsquohomographie crsquoest-agrave-dire lrsquoeacutecriture identique des sons raquo (op cit p28) 4 La rime pauvre laquo [hellip] possegravede une sonoriteacute soit vocalique soit consonantique homophone raquo (op cit p29) 5 laquo La lsquorime pour lrsquooreillersquo est fondeacutee sur lrsquohomophonie crsquoest-agrave-dire la reprise de sons identiques raquo (op cit p28) 6 Une rime suffisante laquo [hellip] possegravede deux sonoriteacutes soit vocaliques soit consonantiques homophones raquo (op cit p29)

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Parfois le cœur est accableacute par des rumeurs1 Il srsquoagit sans doute des bonne et mauvaise consciences qui se disputent agrave lrsquointeacuterieur de notre corps Le cœur a besoin de temps en temps de srsquoen distraire Troisiegraveme quatrain discrets ndash secrets rime riche pour lrsquoœil Les secrets demandent neacutecessairement une certaine discreacutetion pour qursquoils ne soient pas divulgueacutes Les deux termes ne srsquoopposent donc nullement abicircmes ndash intimes rime pauvre pour lrsquooreille Nous avons lrsquoimpression que ces deux mots nrsquoont aucun rapport entre eux Or tel nrsquoest pas le cas ils sont mecircme assez proches lrsquoun de lrsquoautre lrsquointimiteacute drsquoune personne est souvent consideacutereacutee comme une sorte drsquoabicircme que les autres ne peuvent pas sonder Il srsquoagit drsquoune espegravece de treacutesor que chacun drsquoentre nous possegravede Quatriegraveme quatrain innombrables ndash implacables rime riche pour lrsquoœil Depuis drsquolaquo innombrables raquo anneacutees les hommes ainsi que la mer nrsquoont cesseacute drsquoecirctre laquo implacables raquo crsquoest-agrave-dire cruels remord ndash mort rime riche pour lrsquooreille Ces deux substantifs sont en effet tregraves lieacutes souvent lrsquohomme et lrsquooceacutean sacrifient des vies et ils nrsquoen ont mecircme pas mauvaise conscience

1 laquo Bruit confus de voix raquo (Paul ROBERT Le Petit Robert Paris Le Robert 1987)

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Lrsquoalliteacuteration en laquo m raquo

Un lecteur sensible remarquera lrsquoalliteacuteration1 en laquo m raquo dans le premier quatrain

homme (v1) mer (v1) miroir (v2) acircme (v2) deacuteroulement (v3) lame (v3) moins (v4) amer (v4)

Les mots ainsi rapprocheacutes ne reacutesument-ils pas de faccedilon tregraves claire lrsquoideacutee centrale du poegraveme agrave savoir que lrsquohomme essaie de deacutecouvrir les traces de son acircme dans les flots amers de lrsquooceacutean Nous nous limitons dans ce sous-chapitre agrave cette sonoriteacute eacutetant donneacute qursquoelle est agrave notre avis la plus eacuteloquente et facilement deacutemontrable Le niveau syntaxique

Avant de passer agrave lrsquoanalyse drsquoeacuteventuelles anomalies syntaxiques deacutefinissons drsquoabord les diffeacuterents types de phrases que lrsquoon peut trouver dans cette œuvre litteacuteraire le premier vers du premier quatrain le quatriegraveme vers de la troisiegraveme strophe ainsi que le quatriegraveme vers du quatriegraveme quatrain sont des phrases de type exclamatif Les autres sont affirmatives Ce sont

1 laquo Retours multiplieacutes drsquoun son [consonantique] identique raquo (Bernard DUPRIEZ Gradus ndash Les proceacutedeacutes litteacuteraires (Dictionnaire) Paris Eacuteditions 1018 1984 p33)

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les vers-cleacutes qui sont constitueacutes de phrases exclamatives

Homme libre toujours tu cheacuteriras la mer (v1)

[hellip]

Tant vous ecirctes jaloux de garder vos secrets (v12)

[hellip]

O lutteurs eacuteternels ocirc fregraveres implacables (v16)

En modifiant le ton de ces vers par rapport aux autres Baudelaire parvient agrave les mettre en relief au deacutebut lrsquohomme veacutenegravere la mer au troisiegraveme quatrain lrsquooceacutean et lui sont deacutesireux de garder leurs secrets et finalement au dernier vers ils se combattent mutuellement Il y a une eacutevolution agrave partir du tempus pacis initial au tempus belli final dont le douziegraveme vers preacutesente lrsquoorigine

Drsquoautre part le premier vers nous met en preacutesence drsquoune rupture de syntaxe

Homme libre toujours tu cheacuteriras la mer (v1)

Pour que la phrase soit syntaxiquement correcte le poegravete aurait ducirc eacutecrire

Homme libre tu cheacuteriras toujours la mer Neacuteanmoins en choisissant cette tournure un peu insolite il

lui est possible de mettre lrsquoaccent sur lrsquoadverbe laquo toujours raquo qui se trouve en plus devant la ceacutesure et beacuteneacuteficie ainsi drsquoune double mise en eacutevidence Il ne srsquoagit donc pas drsquoun fait unique mais

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lrsquohomme veacuteneacuterera la mer agrave toutes les eacutepoques futures de la mecircme faccedilon qursquoil lrsquoa fait au passeacute

Dans le dernier quatrain lrsquoordre syntaxique est entiegraverement

bouleverseacute

Et cependant voilagrave des siegravecles innombrables Que vous vous combattez sans pitieacute ni remord Tellement vous aimez le carnage et la mort O lutteurs eacuteternels ocirc fregraveres implacables

Selon les regravegles de la syntaxe Baudelaire aurait eacuteteacute obligeacute de

formuler la phrase de la faccedilon suivante

O lutteurs eacuteternels ocirc fregraveres implacables Voilagrave cependant des siegravecles innombrables Que vous vous combattez sans pitieacute ni remord Tellement vous aimez le carnage et la mort

Or les groupes nominaux laquo lutteurs eacuteternels raquo et laquo fregraveres implacables raquo nrsquoauraient plus leur place privileacutegieacutee agrave la fin du texte qui les met pourtant bien en relief et illustre clairement leur vraie relation Le niveau morphosyntaxique

Si dans les huit premiers vers le pronom preacutedominant est laquo tu raquo la deuxiegraveme moitieacute du poegraveme traite lrsquohomme et la mer ensemble en employant le pronom laquo vous raquo Le lecteur a lrsquoimpression qursquoils forment un vrai couple fraternel qui ne cesse de se disputer bien que lrsquoincipit du poegraveme fasse songer plutocirct au contraire Chacun est drsquoabord preacutesenteacute individuellement et ce

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nrsquoest que dans la deuxiegraveme partie1 que lrsquoecirctre humain et lrsquooceacutean sont deacutecrits comme eacutetant deux laquo fregraveres implacables raquo qui se querellent eacuteternellement Conclusion

En parcourant les eacutetapes de lrsquoanalyse qui preacutecegravede nous remarquons que le thegraveme central du poegraveme laquo LrsquoHomme et la mer raquo est illustreacute drsquoun cocircteacute par le contenu et de lrsquoautre cocircteacute par la forme Les formalistes nrsquoont-ils pas preacuteciseacutement essayeacute de deacutemontrer que laquo la forme produit du sens raquo Lrsquoapproche jakobsonienne permet de corroborer cette thegravese les diffeacuterentes structures des phrases le rythme et le jeu des rimes contribuent agrave lrsquoexposeacute du thegraveme de lrsquoœuvre sans que lrsquoon nrsquoait besoin de connaicirctre les aspects biographiques de lrsquoauteur ou lrsquoeacutepoque agrave laquelle le texte a eacuteteacute reacutedigeacute Voilagrave lrsquoavantage de la meacutethode du linguiste Jakobson qui permet drsquoaboutir agrave des analyses solides deacutemontrables et veacuterifiables En mecircme temps la luciditeacute et la maicirctrise poeacutetique de lrsquoauteur sont ainsi mises en relief il nrsquoest sans doute pas fortuit que Baudelaire ait employeacute tel mot agrave tel endroit Lrsquoapproche jakobsonienne permet drsquoexpliquer les rapports qui se trouvent dans le texte sans pour autant rendre la poeacutesie trop laquo meacutecanique raquo Il faut que le lecteur garde la conviction de se trouver face agrave un veacuteritable chef-drsquoœuvre litteacuteraire

1 On peut diviser le poegraveme en deux parties agrave partir du huitiegraveme vers ougrave la situation commence agrave changer

CAHIERS DE POESIE

Acheveacute drsquoimprimer en France

sur les presses de Joseph Ouaknine

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  • Avant-propos
  • Premiegravere partie Œuvres poeacutetiques
    • Eacutelisa HUTTIN
      • Depuis
      • Nuit et jour
      • laquo Tanka raquo tresseacutes dans le deacutesert
      • De lrsquoautre cocircteacute
      • Parle-nous
      • Le pot aux recircves
      • Ici mais ailleurs
      • Reboisement
      • Un baromegravetre en porte-cleacutes
      • Siregravene siregravene
      • Streap-tease
        • Charles LEGROS
          • Ferme les yeux
          • La blessure
            • Nadine BAULESCH
              • Poeacutetrie
                • Chakib HAMMADA
                  • Espeacuterances ravineacutees
                  • Fahima
                  • Lrsquoamour de demain
                  • Les recircnes briseacutees
                  • Nous eacutetions deux
                  • Teacutenegravebres
                  • Soleil-Matiegravere
                  • Lrsquoatome coaguleacute
                    • Geneviegraveve DEPLATIEgraveRE
                      • Les enfants courent accrocheacutes agrave leurs cerfs-vola
                      • Toute une vie pour ressembler
                        • Eacuteric DUBOIS
                          • Hivernage
                          • Silhouette
                          • Lrsquoacircne sur la colline
                          • Soir drsquohiver
                          • Corpus de la nouvelle anneacutee
                            • Roselyne MARTY
                              • Pourquoi
                              • Agrave mes parents
                                • Franccediloise JEANNIN-KAZEROONIE-DEZELLUS
                                  • Nazak
                                  • Chanson en hommage agrave Ahmad Shah Massoud
                                  • Tant qui par agrave pour agrave
                                  • De lrsquoautre cocircteacute de la porte
                                  • Le hasard nrsquoexiste pas
                                  • La poeacutesie disparue
                                  • Sommeil sur la terre
                                    • Jenny MARTY
                                      • Lrsquounionhellip
                                      • Quand un ecirctre vous manque
                                      • Les acircmes esseuleacutees
                                      • Lrsquoamour
                                      • Lrsquoivresse de la vie
                                      • Poeacutesie agrave lrsquoinfini
                                      • Les roses de lrsquoamour
                                      • Psaume drsquoamourhellip Mais encore
                                      • Ton amitieacute eacuteternellehellip
                                      • Un deacutesert en pleurshellip
                                      • Une entente planeacutetaire
                                      • Crsquoest bientocirct Noeumll
                                      • De gracircce
                                      • ESSEhellip
                                      • Sacrificehellip
                                      • Ta plume
                                        • Claude HIBLOT
                                          • Ougrave es-tu
                                          • Eacuteclisses
                                          • Cafards drsquoautomne
                                          • Tango
                                          • Tes larmes noires
                                          • Alors poegravete ougrave es-tu
                                          • La carpe est agrave lrsquoeau
                                          • La chanson de Chloeacute
                                          • Sage comme une image
                                            • Marie-Claude MARTY
                                              • Amour
                                                • Laurent FELS
                                                  • Sans paroles
                                                  • La Bibliothegraveque
                                                  • Lrsquoattente
                                                  • Degraves que
                                                  • Flocons de neige
                                                      • Deuxiegraveme partie Eacutetudes lectures et analyses
                                                        • Mary-Jo ANDRICH
                                                          • EacuteDOUARD GLISSANT
                                                            • Soleil de la conscience
                                                              • BAUDELAIRE
                                                                • laquo LrsquoAlbatros raquo
                                                                  • COMMENTAIRE
                                                                      • Nadine BAULESCH
                                                                        • SUZON HEacuteDO(1942-1990)
                                                                          • laquo Tableau raquo
                                                                            • LECTURE DU POEgraveME
                                                                                • Christophe DURAND ndash LE MENN
                                                                                  • CLAUDE DE MALLEVILLE
                                                                                    • laquo Imitation du Cavalier Marin raquo
                                                                                      • LECTURE DU POEgraveME
                                                                                          • Laurent FELS
                                                                                            • Saint-John Perse
                                                                                            • Extrait du Chant X drsquoAnabasede Saint-John Perse
                                                                                            • Saint-John Perse laquo Le Mur raquo
                                                                                              • LECTURE DU POEgraveME
                                                                                                • Charles Sorel Polygraphe et poegravete de roman
                                                                                                • Baudelaire laquo LrsquoHomme et la mer raquo
                                                                                                  • APPLICATION DE LA MEacuteTHODE JAKOBSONIENNE
                                                                                                  • ANALYSE DU POEgraveME
Page 7: Avec des contributions de

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7

Saint-John Perse laquo Le Mur raquo 194 Charles Sorel Polygraphe et poegravete de romans comiques201 Baudelaire laquo LrsquoHomme et la mer raquo 210

Livre Ier

8

Avant-propos

Le preacutesent livre constitue la premiegravere publication des Cahiers de Poeacutesie dont le but est de favoriser avant tout la creacuteation litteacuteraire La liste de diffusion1 est ouverte aux contributions des poegravetes peintres critiques litteacuteraires et chercheurs en litteacuterature

La livraison que voici est diviseacutee en deux parties la premiegravere

contient des poegravemes drsquoEacutelisa Huttin de Charles Legros de Nadine Baulesch de Chakib Hammada de Geneviegraveve Deplatiegravere drsquoEacuteric Dubois de Roselyne Marty de Franccediloise-Jeannin-Kazeroonie-Dezellus de Jenny Marty de Claude Hiblot de Marie-Claude Marty et de Laurent Fels Les auteurs proposent des textes sur diffeacuterents sujets qui constituent souvent des thegravemes drsquoactualiteacute

Quant agrave la deuxiegraveme partie elle regroupe principalement des

eacutetudes Mary-Jo Andrich ouvre ce volet par une analyse de Soleil de la conscience drsquoEacutedouard Glissant et par un commentaire sur laquo LrsquoAlbatros raquo de Baudelaire Nadine Baulesch enchaicircne avec une lecture de laquo Tableau raquo de Suzon Heacutedo Christophe Durand-Le Menn preacutesente une inter-preacutetation du poegraveme laquo Imitation du Cavalier Marin raquo de Malleville Les cinq textes de Laurent Fels ndash drsquoabord une bio-bibliographie de Saint-John Perse puis un commentaire sur un extrait du Chant X drsquoAnabase une lecture de laquo Le Mur raquo de Saint-John Perse un parcours de la vie et des œuvres de Charles Sorel et finalement une eacutetude sur laquo LrsquoHomme et la mer raquo de Baudelaire ndash clocircturent ce premier fascicule

LF

1 httpwwwcahiersdepoesieeurost

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9

Premiegravere partie

Œuvres poeacutetiques

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10

Eacutelisa HUTTIN

(France)

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Depuis

Lrsquooceacutean srsquoest tu srsquoest retireacute sous les galets Le bout de lrsquoicircle nrsquoest plus qursquoun vieux caillou mouilleacute Au creux drsquoune vague Lrsquoodeur des eacuteteacutes calcineacutes srsquoest endormie sous les brumes Leacutegegraveres comme les petits papillons bleus eacutepheacutemegraveres La vie mrsquoapprendhellip La chaleur rouge qui fait chanter le bois mort Le froid bleu qui glace lrsquoherbe verte qui dort Le frais transparent qui perle de roseacutee le deacutecor Le temps mrsquoapprendhellip Les matins deacutemaquilleacutes aux legravevres pacircles Les soirs nus aux apparences deacuteshabilleacutees Lrsquoattente du jour pour une nuit sans escale Lrsquoamour mrsquoapprendhellip Lrsquoimmensiteacute du si petit espace entre deux mains Ougrave plus que lrsquooceacutean lrsquounivers entier se retient Au creux sans vague Les doux parfums de la peau tiegravede qui srsquoeacuteveille Indescriptibles comme les ailes du vent invisibles

Livre Ier

12

Nuit et jour

Ombres leacutegegraveres doux voilage du soir La nuit se nourrit en ogre affameacute De toutes les deacuteclinaisons du noir Le sombre De tes ongles endeuilleacutes qui arrachent la terre Le profond De la nuit quand tombent les eacutetoiles eacutegareacutees Lrsquoeacutetouffant De lrsquoacirctre fermeacute qui brucircle en larmes de sang Brumes aeacuteriennes tulle frais du matin Lrsquoaurore srsquoabreuve agrave petites gorgeacutees De toutes les nuances de soie et du satin La clarteacute De ta peau eacuteveilleacutee qui caresse le soleil La leacutegegravereteacute Des nuages qui retiennent le bleu du ciel La fraicirccheur De lrsquoeau ougrave tant de mains cueillent la vie

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laquo Tanka raquo tresseacutes dans le deacutesert

Souvenir drsquooasis Les empreintes craqueleacutees Point drsquoeau asseacutecheacute Tournent en ronde les ombres Dans le soleil les vautours Courent les dunes Poussiegravere et vent de sable Lrsquoattente et le theacute Sous la tente srsquoeacuteteint le temps Goucirct de menthe et amitieacute Voix jaillie des pierres Tambourins et luths berbegraveres Chœurs en sarabande Battements rythmeacutes de khocircl Un regard pose et srsquoenvole Miroirs au soleil Flaques drsquoeau sans nuages Transparents mirages Rubans bleus glissent dans lrsquoombre Deacutevoilent chevelures sombres

Livre Ier

14

Passe le conteur Des enfants courent en riant Commence lrsquohistoire

Mots murmureacutes agrave lrsquooreille Sourire poseacute sur la bouche Fumet de tagine Paniers de figues et dattes Oranges sanguines Legravevres humides srsquoeacutevaporent Leur offrande est accepteacutee Or creacutepusculaire De lrsquohorizon flamboyant Mouvance du ciel Deacutenude le bleu et le bronze Vecirct chemise de baisers Tissus marchandeacutes Tapis brodeacutes partageacutes Accueille la nuit Voiles Touaregs sous la lune Lueurs de corps endiableacutes

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La course du vent La nuit souffle les areg1 Change les chemins

Sous la tente srsquoeacutetreint le temps La source est rose des vents Caresses drsquoalizeacute Sur le sable coulent les pas Srsquoestompent les traces

Nomade emporte sa toile Les yeux au ciel suit lrsquoeacutetoile

Eacutelisa et Olivier HUTTIN

1 laquo Reg raquo ou laquo areg raquo (mot invariable) deacutesert de pierres

Livre Ier

16

De lrsquoautre cocircteacute

Les bruits de pas se font familiers Les mains qui cognent les tours de cleacutes De lrsquoautre cocircteacute Ces bruits de pas qui trsquoeacutetaient familiers Ces mains qui cognaient et ces tours de cleacute De notre cocircteacute De part et drsquoautre les portes Srsquoimpregravegnent de lumiegravere du jour et des neacuteons Mais que lrsquoon entre ou que lrsquoon sorte Il est une face qui ne connaicirct que lrsquoombre et les deacutemons Tes bruits de pas se font familiers Tes mains qui cognent nos tours de cleacutes De notre cocircteacute Nos bruits de pas se font familiers Tes mains qui cognent nos tours de cleacutes De ton cocircteacute De lrsquoœil ouvert de cette porte Nos yeux srsquoapprochent de tes yeux fermeacutes Qui srsquoouvrent enfin de part et drsquoautre Et qui ne voient clair que drsquoun seul cocircteacute Nos bruits de pas te deviennent familiers Mecircme nos voix nos tours de cleacutes De lrsquoautre cocircteacute

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Parle-nous

Souviens-nous de nos ballades entre Mars et la Lune Quand tu me racontais les valses de dunes Mes parcelles de peau cherchaient agrave avoir chaud Sous lrsquoeacutetrange soleil Revois-nous dans le fond des riviegraveres Quand pour la premiegravere fois jrsquoai plongeacute dans le froid Mon enveloppe eacutetait bleue et cherchait la lumiegravere Dans le pur transparent Refais-nous notre dernier voyage Quand nous nrsquoeacutetions encore que des enfants drsquoeacutetoile Mon espoir eacutetait aussi clair que lrsquoair frais de la terre Sous la pluie et le vent Reacuteveille-nous

Livre Ier

18

Le pot aux recircves

Jrsquoai verseacute le pot aux recircves de mon imaginaire Dans la coupe de tes mains relieacutees Jrsquoai jeteacute le pot aux roses dans les airs Et laisseacute les peacutetales srsquoeacuteparpiller Le hasard aura fait le reste Rien ne srsquoest perdu tout srsquoest retrouveacute Le pot aux recircves a recueilli les peacutetales Dans des airs de chansons oublieacutees Le pot aux roses a suivi une rafale Et srsquoest poseacute dans tes mains affoleacutees Le hasard aura refait le reste Rien nrsquoa disparu tout srsquoest reacuteinventeacute

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19

Ici mais ailleurs

Perdue sous les eacutecailles du temps Dans le sens de lrsquoeau et du vent Perdue Dans tout ce qui se ressemble Une main une feuille qui tremble Tout est inconnu Un goucirct se souvient sur la langue Seul Un regard accrocheur se suspend Et reste seul Inconnu Les chemins se deacuteroulent agrave lrsquoinverse Sous les pas eacutegareacutes qui se pressent Pour nulle part Rien ne srsquoeacutevade par aucune porte Mecircme le vent nrsquoemporte rien Seul le miroir muet rapporte La peur dans les yeux Le regard oublieux

Livre Ier

20

Reboisement

Troncs jaunes en rangs drsquooignons Repeuplent le regard des hommes Effacent lentement les moignons Calcineacutes drsquoune forecirct monotone Sous mes paupiegraveres Loin des yeux du monde Une petite fille danse dans mes nuits Elle ne sait rien des cimes tombeacutees en poussiegravere De la suie de la cendre de la boue des orniegraveres Sous les bras verts pleins de vent elle rit Elle apprend des airs de ronde Crsquoeacutetait hierhellip Mais aujourdrsquohui Arbres drsquoailleurs grandiront ici Pour graver la meacutemoire des enfants Cacher les premiers amours interdits Et faire pleurer les vieux amants

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21

Un baromegravetre en porte-cleacutes

La cleacute de lrsquoavenir ouvre une rue sur lrsquoinconnu Une eacutetendue de sable bleu eacutechappeacute drsquoun sablier Qui se moque du temps qui passe La cleacute drsquoun souvenir ouvre la rue noire de monde Ougrave le temps reste au beau fixe pour le reste de lrsquoanneacutee Peut-ecirctre mecircme pour lrsquoeacuteterniteacute Deux cleacutes suspendues agrave un porte-bonheur Un baromegravetre en porte-cleacutes La meacutemoire se fixe sur les murs gris et les paveacutes Recompte les pas perdus pour te chercher agrave la ronde Et ne jamais te trouver Il nrsquoest pas de tristesse juste un regret sur le tard Drsquoavoir perdu en laissant carte blanche au hasard Les traces de tes pas Rien nrsquoest perdu elle a un porte-bonheur Un baromegravetre en porte-cleacutes Le temps et les horloges vident toujours les sabliers Le sien est presque vide encore quelques grains Jusqursquoau deacutepart drsquoun dernier train Qursquoimporte Elle nrsquoaura qursquoagrave fermer les yeux pour reacuteouvrir les souvenirs Mecircler la meacutemoire au recircve et pour le temps drsquoune histoire Venir srsquoasseoir agrave ta table Juste en serrant tregraves fort son porte-bonheur Un baromegravetre en porte-cleacutes

Livre Ier

22

Siregravene siregravene

Il a fait naufrage ce soir au large de son acircme lagrave-bas Bu les lames de fond briseacute les vagues casseacute le macirct

Un point sur la ligne drsquohorizon sous la ligne de flottaison Couleacute Les yeux ouverts les bras en croix toucheacute le fond

Les rayons de pleine lune percent le plafond en surface Elle entre dans la lueur elle ondule danse avec gracircce Elle un jour rejeteacutee sur le sable fin entre les varechs

Qursquoil avait sauveacute poseacute sur les vagues et son amour avec

Chaque soir de pleine lune elle revenait chanter sa brune Brisant son cœur fragile de sa voix cristalline des lagunes

Elle sa reine siregravene si frecircle entre les algues si femme Avait envoucircteacute de fragrances oceacuteanes et nocturnes son acircme

Il a largueacute les amarres ce soir deacutesancreacute lrsquoancre agrave jamais

Laceacutereacute en lambeaux ses voiles laisseacute deacuteriveacute le voilier Creveacute la coque du bateau en larges sourires de voies drsquoeau Sombreacute jusqursquoagrave son tombeau Une siregravene en son chacircteau

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23

Streap-tease

Pour toi mon Amour je soulegraveverai lentement mon voile diaphane Car il reste encore entre nous de larges prairies ombrageacutees Des contre-jours des paravents des brumes bleues oceacuteanes Que le soleil se plaicirct un peu plus chaque jour agrave dissiper Quand lrsquoair nous donnera la plus grande et pure des transparences Je quitterai sous tes yeux le dernier voile opaque qui mrsquohabille Sur de douces notes de musique je trsquooffrirai quelques pas de danse Et glisseront sur mes hanches mes vecirctements jusqursquoaux chevilles

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Charles LEGROS

(France)

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25

Ferme les yeux

Ferme les yeux petit(e) Ferme les yeux et imagine Dis tu vois la neige tomber

Et lagrave tu vois ce beau chapiteau Avance maintenant

En face de toi que des clowns Des nez rouges

Nrsquoouvre pas les yeux Continue imagine

Tiens un veacutelo des animaux Crsquoest quoi ce paradis

Tu es dans ton univers Regarde la lumiegravere

Celle que tu ne vois pas avec les yeux ouverts Continue imagine

Fais ton film Tiens me voilagrave

Lagrave juste en face de toi Je te tends la main

Prends-la prends-la Non nrsquoouvre pas tes yeux tu vas tout effacer

Regarde je te souris tu me vois Accroche-toi regarde la lumiegravere

Et lagrave ougrave es-tu Je ne te vois plus

Jrsquoai beau fermer mes yeux je ne te vois plus fais-moi un signe

Regarde jrsquoai mis mon nez rouge Je trsquoentends rire au loin

Livre Ier

26

Tu ris de joie Tu changes tu ris

Continues oublies ris Ris vie

attention jrsquoouvre les yeux et je suis en face de notre reacutealiteacute

Tu es lagrave assis sur ton lit Et moi je passe et je ne te regarde mecircme pas

Je continue avec mes petits tracas Et jrsquooublie mecircme qursquoil suffit de fermer les yeux pour changer de

vie

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27

La blessure

Et oui je suis une blessure Une blessure drsquoamour

Une vraie blessure Celle qui ne cicatrise pas rapidement

Et qui te colle agrave la peau Une blessure drsquoamour

blessure par balle Tireacutee par le cœur

Et non par un fusil Comment imaginer qursquoun cœur peut blesser ou tuer Pourquoi un mot si joli qursquoamour peut faire du mal

Mal jrsquoai mal Laissez tomber les urgences

Cette blessure lagrave reste agrave jamais Cette blessure reste tout simplement ouverte pour la vie

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Nadine BAULESCH

(Luxembourg)

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29

Poeacutetrie

Le chant des fers et lrsquoacircme des vers voilagrave ce qui mrsquoest cher

Quand le ciel devient rouge

et le cœur se reacutejouit au-dessus de ma ville

en dessous de mes yeux

Le chant des fers et lrsquoacircme des vers me montrent lrsquoinfini

Enfin

Lrsquoamour survit et deacutepasse la nuit

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Chakib HAMMADA

(Algeacuterie)

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Espeacuterances ravineacutees1

tes cris rejaillissent de mes espeacuterances ravineacutees ascension vertigineuse

drsquoun Nous amputeacute tu caresses impassible mes instincts neacutecrophiles

pour poser sur mes legravevres sensuelle et nue

la rengaine misogyne drsquoune harmonie briseacutee

1 Extrait de Triangle ouvert sur Fahima poegravemes preacutesentation de Kamel Bencheikh Editions Le Manuscrit (75011-Paris)

Livre Ier

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Fahima1

mirage de tendresse ocirc soleil des amants maicirctresse de mes entrailles

toi mon cycle agrave mille temps sur les berges de tes legravevres pareil au moucheron je demeure suspendu

au frou-frou de ta voix

1 Extrait de Triangle ouvert sur Fahima poegravemes preacutesentation de Kamel Bencheikh Editions Le Manuscrit (75011-Paris)

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Lrsquoamour de demain1

Pour Souacircd

et la moisson vint souffler lrsquoorage et lrsquoeacuteteacute srsquoancra au cœur de ces vers humides et je trsquoaime mon amour au preacutesent de ton absence et mes rires transis souffreteux lancinants eacutetreignent le galbe de tes yeux miroitants et je trsquoaime mon amour au preacutesent de ton absence tu es lagrave et ta voix fraicircche sereine vibre dans mes yeux alourdis par la peine

1 Extrait de Triangle ouvert sur Fahima poegravemes preacutesentation de Kamel Bencheikh Editions Le Manuscrit (75011-Paris)

Livre Ier

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et je trsquoaime mon amour au preacutesent de ton absence

et tes cris et mes cris belle farandole embrasent les racines de cette morne solitude et je trsquoaime mon amour au preacutesent de ton absence et demain mon amour et demain et toujours nos yeux confondus se conteront mille refrains et nous nous rirons des noirs chemins ougrave lrsquoangoisse megravere de tous les vices conjugue la peine et les amours qui se deacutefont et nous vivrons mon amour et nous vivrons dans toute sa pleacutenitude la vie notre vie confondus comme un

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Les recircnes briseacutees1

jrsquoai senti dans mon ventre un matin bleu-opaque tes legravevres-souvenirs

hurler dans mes yeux helliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphellip

Fahima-tendresse kholkhal de mon acircme

ton absence brise en moi les recircnes de lrsquoespoir

1 Extrait de Triangle ouvert sur Fahima poegravemes preacutesentation de Kamel Bencheikh Editions Le Manuscrit (75011-Paris)

Livre Ier

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Nous eacutetions deux1

nos amours en eacutetiage se mirent sur les rivages de nos serments rideacutes

par les affres de ce recircve brutal ougrave se perd

lrsquoestheacutetique sauvage drsquoun poegraveme-matiegravere

souffles aphasiques qui ne chantent plus ce Nous eacutecheveleacute

qursquoenchaicircnent les tripes obscures drsquoun preacutesent inaccessible

miroir creux

ougrave se deacutebat la fureur drsquoune charge passionnelle

hier encore nous eacutetions deux

1 Extrait de Triangle ouvert sur Fahima poegravemes Preacutesentations de Kamel Bencheikh Editions Le Manuscrit (75002-Paris)

CAHIERS DE POESIE

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Teacutenegravebres1

encore longtemps je me souviendrai de la brume relative agrave ce ruisseau de larmes

qui coule serpent sans joie au pied de ce Mur que

le vent du malheur dressa entre-Nous

je nrsquoirai plus conter ma peine agrave

lrsquooceacutean chant nonchalant que

Fahima coud aux rires muets du hasard qui peuple mes silences et deacutechire mes ardeurs

lrsquoadieu revit

sens oblique drsquoun amour lateacuteral

au souffle creux Brasero

1 Extrait de Triangle ouvert sur Fahima poegravemes Preacutesentation de Kamel Bencheikh Editions Le Manuscrit (75002-Paris)

Livre Ier

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aux mille eacutetoiles qursquoune larme eacuteteint

Graine sereine sans Toi je ne suis plus

tiens reprends ce cœur drsquoalcools poussif teacuteneacutebreux vaseux

useacute par tes caprices bourgeois tes recircves

drsquoalios

je ne recircve plus je caresserai sans plus recircver

le souvenir du giron qui me dorlota veilla anima

megravere megravere Fahima vient de partir

pourquoi pourquoi

ce regard voileacute ces yeux baisseacutes cet air qui pue lrsquohumiliation ces

larmes eacutepineuses qui eacutecorchent lrsquoespoir

pourquoi srsquoaimer pour se haiumlr lutter joies contre peines

sans Toi je ne suis plus

CAHIERS DE POESIE

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viens donc Fahima aube sereine

mrsquoaider agrave vivre ces joies non veacutecues

Livre Ier

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Soleil-Matiegravere1

viens pareille agrave la mer un soir drsquoeacuteteacute caresser les rivages de mes entrailles avides sur les flancs de tes vagues il fait si bon recircver jrsquoaime agrave voir tes yeux se deacuterider ces soleils-matiegraveres qui dansent dans ta voix Sur ton front large et pur il fait si bon aimer viens sur le souffle drsquoune espeacuterance agrave la premiegravere lueur drsquoun sou- rire franc eacutechancrer mes recircves en deuil sous la foudre de tes yeux il fait si bon souffrir

1 Extrait de Triangle ouvert sur Fahima poegravemes Preacutesentation de Kamel Bencheikh Editions Le Manuscrit (75002-Paris)

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Lrsquoatome coaguleacute1

je nrsquoai plus agrave recircver sur un atome coaguleacute ou sur lrsquooreille maladroite drsquoun chaton sevreacute Retrouverai-je la seacutereacuteniteacute de cette aube enivrante ougrave jrsquoai vu mon cœur palpiter dans tes yeux jrsquoai encore dans la pacircleur de mes veines le souvenir hal- lucinant du jardin de ton corps ougrave dansent admirables ces bouquets de roses Blanches sur tes bras tes chevilles et ton cou lagrave jrsquoai inscrit sur le vide de mon acircme en lettres de roc sur une page-feu ton nom ta voix la douceur de tes yeux sans toi atome mon atome coaguleacute que serait la vie au cœur drsquoun clair poegraveme

1 Extrait de Triangle ouvert sur Fahima p24 Editions Le Manuscrit (75002-Paris) 4egraveme trimestre 2004

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Geneviegraveve DEPLATIEgraveRE

(France)

CAHIERS DE POESIE

43

Les enfants courent accrocheacutes agrave leurs cerfs-volants

Les enfants courent accrocheacutes agrave leurs cerfs-volants La blessure de ton autrefois srsquoenlumine au tiers-point de ton envol le balancier de tes souvenirs a frocircleacute le vertige Mais jamais un geste jamais un mot ne trsquoont trahi Les ombres bleues restent en eacutequilibre sur les flancs de la montagne Toi qui mrsquoexplores tu oses le miracle de la priegravere la gloire de tes legravevres de tes mains de ton ventre Je me mets agrave la merci des lois naturelles Blanche eacutemeute des mots Un quasar veille

Livre Ier

44

Toute une vie pour ressembler

Toute une vie pour ressembler agrave lrsquointerstice ougrave lrsquoon eacutecoute le sommeil Ton souffle hors du noir poussera tout alentour et eacuteclatera dans le vent Architectes frimas nous danserons aux bras de la voie lacteacutee

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Eacuteric DUBOIS

(France)

CAHIERS DE POESIE

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Hivernage

Mon recircve a brucircleacute les terres geleacutees de lrsquohiver Crsquoest agrave lrsquoinstant ougrave jrsquoai mis les mains dans les poches

Tu vendais des journaux aux portes cochegraveres Je ne sais plus quand ni comment je trsquoai parleacute Sous la couette jrsquoai connu de longs hivernages

Degraves que possible jrsquoatteindrai les derniegraveres cimes Jrsquoai promis agrave lrsquoaube des mots les premiers Tu viendras mrsquoeacutecouter happeacutee par la rue

Dire mon souffle entrecoupeacute de rires Aux inconnus que nulle porte nrsquoarrecircte

CAHIERS DE POESIE

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Silhouette

Encore un signe De toi

Consommeacute dans lrsquo Urgence

Vu qursquoune

Silhouette srsquoanimer Dans lrsquoair

Je ne trsquoai pas reconnue

Au milieu des contingences Jrsquoai penseacute un moment disparaicirctre

Le souvenir de toi Mrsquoa retenu

Jrsquoai laisseacute mes penseacutees lagrave

Elles bruissent sans Moi

Tu nrsquoes Plus qursquoune silhouette

Sans visage Maintenant le souvenir a creuseacute un

Sillon eacutetroit Comme une ride qui srsquoajoute

Au nombre des Jours

Livre Ier

48

Lrsquoacircne sur la colline

Demain jrsquoouvrirai les yeux Et ce sera un matin calme

Comme un chant eacutemouvant A entendre

Tu disais je fuis les jours

Jrsquoaimerais emporter avec moi Tous ces noms que jrsquoai appris agrave

Comprendre agrave aimer

La poeacutesie gagne agrave ecirctre connue Disais-tu parfois quand le temps

Se faisait plus menaccedilant Et qursquoon menait lrsquoacircne sur la colline

Pour y mourir

Jrsquoose espeacuterer disais-tu Jrsquoose

Que ceux qui viendront apregraves nous Se tiendront droits Les recircves on les fait Comme des enfants

Ils sont un peu de nous On les aime pour ccedila

Un peu plus humains chaque jour

CAHIERS DE POESIE

49

Soir drsquohiver

amp le soir vient tu tries des papiers importants

tu ranges des dossiers tu te rappelles les soirs drsquohiver

identiques

il y a bien longtemps deacutejagrave crsquoest toujours la mecircme appreacutehension

quand le soir drsquohiver tombe crsquoest la fin de lrsquoanneacutee

il faut faire vite

par la lucarne il y a les marronniers de la Voucircte

comme des signatures deacutecharneacutees sur le papier glaceacute blanc

de lrsquohiver

il y a bien longtemps deacutejagrave entre le Canal et la Marne tu es planteacute lagrave

agrave faire fleurir des souvenirs des cendres de quelques regrets

tu te rappelles tu courais les magasins sur les Grands Boulevards

Livre Ier

50

crsquoest toujours la mecircme appreacutehension mettre de lrsquoordre dans tout ccedila

agrave quoi bon agrave qui ccedila servira tu aimes te souvenir

crsquoest deacutejagrave ccedila mecircme si crsquoest incomplet inexact

les soirs drsquohiver identiques

CAHIERS DE POESIE

51

Corpus de la nouvelle anneacutee

Une nouvelle anneacutee Et tout mon ecirctre

Se libegravere Mes membres engourdis Appellent le vent le soleil Dans quelques mois

Une nouvelle anneacutee Et tout mon corps

Se deacutetache

Des liens terrestres De la matiegravere Et prend le pouls Du temps

Les questions laisseacutees sans Reacuteponse

Ne se posent plus

Car mon corps Eacutepouse les flancs De la colline

Jrsquoattends un ecirctre

Libeacuterateur Jrsquoattends

Livre Ier

52

Les mots Les premiers

Eacutenoncer la veacuteriteacute Ultime Transmise depuis Longtemps

La veacuteriteacute cacheacutee Oublieacutee

A partager A meacutediter

CAHIERS DE POESIE

53

Roselyne MARTY

(France)

CAHIERS DE POESIE

54

Pourquoi

Pourquoi toi Pour quelle raison cet acharnement de la vie

Pourquoi cette maudite nouvelle en ce jour de janvier Qui tel un nuage est venue assombrir un ciel si bleu

Pourquoi a-t-il fallu que cela trsquoarrive agrave toi Pourquoi la vie et le destin srsquoacharnent-ils contre toi

Moi-mecircme ne trsquoai pas eacutepargneacute et ajouteacute agrave ta souffrance Jour apregraves jour ton combat sera dur et difficile agrave supporter

Mais telle une ombre je veillerai sur toi au-delagrave de la Parce que tu es mon ami pour toujours [souffrance

Et ce depuis le premier instant de notre rencontre En ce jour ougrave le ciel eacutetait bleu

Au moment ougrave cet orage nous a paru si fantastique Pourquoi toi

Je ne le saurai jamais Mais je serai lagravehellip

CAHIERS DE POESIE

55

Agrave mes parents

Vous qui avez fait de moi un ecirctre courageux Et dont nous avons toujours partageacute lrsquoessentiel

Moi petite je vous voyais vous deacutebattre Dans les soucis et jrsquoavais mal au fond de mon cœur

Je me suis toujours ndash et encore ndash sentie rejeteacutee par mes fregraveres

Mais cela nrsquoavait pas drsquoimportance vous eacutetiez lagrave Quand jrsquoavais peur le soir maman tu me gardais pregraves de toi pour dormir

Adulte tu mrsquoas toujours aideacutee jamais je ne me suis sentie seule

Nous eacutetions les trois mousquetaires mais nous ne sommes plus que deux Et crsquoest lourd agrave porter la vie nrsquoefface pas les blessures au contraire

Jrsquoai besoin de toi maman pour continuer agrave ecirctre forte et digne

Je me sens si deacutesempareacutee cette anneacutee et plein drsquoamertume Envers ma fille que lrsquoon croyait avec nous

Jrsquoai des regrets pour la premiegravere fois de ma vie Six anneacutees gacirccheacutees par sa faute ses mensonges

Je dois maintenant reacuteapprendre agrave vivre avec ce regret

Mais je sais que je peux mrsquoappuyer sur ton eacutepaule Toi maman qui a toujours eacuteteacute lagrave

Pour votre gueacutepiot

Livre Ier

56

Franccediloise JEANNIN-KAZEROONIE-DEZELLUS

(France)

CAHIERS DE POESIE

57

Nazak

Il eacutetait une foi Dans lrsquoacircme drsquoun pays lointain

Une petite princesse Son pegravere eacutetait vilain

Sa megravere eacutetait tregraves belle Elle grandit dans un palais

Elle apprit en pension Elle eacutetudia loin de son pays

Dans un autre continent America

Pendant ce temps-lagrave Lrsquohistoire se fit

Elle srsquoappelait reacutevolution islamique Coupeacutee de sa terre natale

La princesse devenue grande se mit agrave voyager Se mit agrave photographier

Un jour arriva Je la rencontrai Crsquoeacutetait agrave Paris

Loin de son pays Dans une boutique

Elle se preacutesenta Elle y travailla

Et elle continua Drsquoerrer

De photographier De suivre sa destineacutee Celle drsquoune reacutefugieacutee

La sœur du Shah eacutetait lagrave

Livre Ier

58

La princesse survivra Mais un jour de froid

Un jour drsquohiver Celui de son fregravere

Nazak Pahlavi srsquoendormit Assise en tailleur Pour aller ailleurs Treize ans deacutejagrave

Lrsquoannonce fut faite Officielle

Par son cousin Reza Shah On lrsquoenterra

Pourtant Nazak eacutetait encore lagrave Dans mon esprit

Dans ma Vie Un jour arriva

Que sa cousine Leiumlla Alla la retrouver

laquo Un jour des teacutenegravebres jaillira la lumiegravere raquo dira Farah Ce jour arriva

La valise oublieacutee

Fut retrouveacutee Tel un treacutesor Non partageacute Jrsquoai deacutecideacute

De deacutevoilerhellip

CAHIERS DE POESIE

59

Chanson en hommage agrave Ahmad Shah Massoud

Pregraves de chez moi Je ne le savais pas

Il venait lagrave

Pregraves drsquoun jardin Avenue Raphaeumll

Elles eacutetaient (b)elles

Quelques poegravemes Gisaient sur le trottoir

Il faisait noir

Le lendemain Elles se sont eacutecrouleacutees

A la teacuteleacute

Pregraves de chez moi Je ne le savais pas

Il venait lagrave

Un mois plus tard Ils sont partis lagrave-bas

Pour la burka

Deux mois plus tard Chasseacutes drsquoAfghanistan

Les Talibans

Livre Ier

60

Dans le Pandjshir

Le Lion srsquoest endormi Toute une Vie

Pregraves de chez moi Je ne le savais pas

Il venait lagrave

Et toujours pas De belles stegraveles Avenue Raphaeumll

Et toujours pas

Deux belles stegraveles Avenue Raphaeumll

CAHIERS DE POESIE

61

Tant qui par agrave pour agrave

Demain jrsquoouvrirai les yeux Ils seront gonfleacutes de larmes

Comme une outre trop pleine Tant de peine

Demain jrsquoouvrirai les yeux Ils seront pleins drsquoamour Comme cet enfant recircveur

qui nrsquoa plus peur

Demain jrsquoouvrirai les yeux Ils seront pleins de haine Comme ce soldat fatigueacute

par la destineacutee

Demain jrsquoouvrirai les yeux Ils seront pleins de bleus Comme ce corps meurtri

agrave lrsquoinfini

Demain jrsquoouvrirai les yeux Ils seront pleins drsquoespoir

Comme cette femme aimeacutee pour lrsquoeacuteterniteacute

Ce soir je fermerai les yeux

Ils seront pleins de noir Comme cette nuit passeacutee

agrave espeacutererhellip

Livre Ier

62

De lrsquoautre cocircteacute de la porte

De lrsquoautre cocircteacute de la porte Il y a une sorte Drsquoanimal Deacutemon de mes nuits Diable de ma vie De lrsquoautre cocircteacute de la porte Il y a une espegravece De macircle Homme de ma vie Ombre de mes nuits De lrsquoautre cocircteacute de la porte Il y a une lumiegravere Tunnel de la mort Ou celle de la vie De lrsquoautre cocircteacute de la porte Il y a un bruit Courrier de mes ennuis Pas de mes amis De lrsquoautre cocircteacute de la porte Il y a une sonnette Celle que lrsquoon sonne Et je mrsquoabandonne Avec lui LrsquoAnimalhellip

CAHIERS DE POESIE

63

Le hasard nrsquoexiste pas

Le hasard nrsquoexiste pas Tout est preacutevu ici-bas

Une enfance Reacutesurgence

Le hasard nrsquoexiste pas Tout est attendu de lagrave

Pressenti Infini

Le hasard nrsquoexiste pas

Tout est en hibernation Ocirc sommeil Le reacuteveil

Le hasard nrsquoexiste pas

Tout est en congeacutelation Engourdi Par la Vie

Le hasard nrsquoexiste pas

Tout est une programmation Deacutesigner

Veacuteriteacute

Le hasard nrsquoexiste pas Il est en toi

Livre Ier

64

La poeacutesie disparue Faim drsquoanneacutee 20041

En cette fin drsquoanneacutee la poeacutetesse pleure lrsquoAsie du Sud-Est Et vous les poegravetes agrave vous drsquoobserver auriez-vous oublieacute Eacutevaporeacutees vos qualiteacutes Futiliteacutes Et votre cœur Et votre acircme A jamais endormis dans lrsquooubli de votre vie Laissez vos petites blessures de lrsquoautre cocircteacute de la porte Ocirc Marie Eacutecoute ma priegravere Inchallah Asie de lrsquoeau delagrave

1 Jeu de mots

CAHIERS DE POESIE

65

Sommeil sur la terre

Sommeil sur la terre Sommeil sous la terre Sur la terre sous la terre des corps eacutetendus Neacuteant partout Deacutesert du neacuteant Des hommes arrivent Drsquoautres srsquoen vont1

Omar Khayyacircm (1048-1131)

1 Le poegraveme est citeacute par Franccediloise-Jeannin-Kazeroonie-Dezellus

CAHIERS DE POESIE

66

Jenny MARTY

(France)

CAHIERS DE POESIE

67

Lrsquounionhellip

Doucement je te prends contre moi En caressant timidement de mes doigts Toute la surface qui eacutemane de ton ecirctre

Blanc immaculeacute qui ne demande qursquoagrave renaicirctre

Je vais griffonner quelques quatrains poeacutetiques Sur toi qui sont en attente des mots symphoniques

Afin de cacher ta nuditeacute pourtant si jolie Quand on la regarde tourneacutee vers lrsquoinfini

Ma plume boit ton eacutelixir couleur marine

Pour mieux griffonner sur le papier de Chine Quelques balbutiements envies et deacutesirs eacutepars

Qui peu agrave peu prendront leur envoleacutee vers lrsquoespace

Tu envelopperas mon corps devenu feacutebrile De tes pages remplies de mon encre indeacuteleacutebile

Et nous danserons en ne faisant plus qursquoun Sous une merveilleuse pluie discontinue drsquoembrun

Nous joindrons lrsquoosmose agrave cette chose agreacuteable

Qursquoest lrsquounion drsquoune feuille et drsquoune plume irremplaccedilable Pour le seul plaisir de nos regards tourneacutes vers lrsquohorizon

Dans un tendre va-et-vient nous serons au diapason

Laisse-moi eacutepouser les formes de ton ecirctre Au greacute du temps et de lrsquoespace

Et nous ferons renaicirctre Les seins de glace

Livre Ier

68

Sur le chemin Sans fin

CAHIERS DE POESIE

69

Quand un ecirctre vous manque

Tout est deacutepeupleacute autour de nous comme si Un agrave un les gens srsquoeacuteloignaient loin dici

En vous laissant seules et deacutesempareacutees Ainsi Quand un ecirctre vous manque crsquoest pour lrsquoinfini

Les journeacutees agrandissent les nuits aussi Tout devient inaccessible crsquoest une folie Le besoin drsquoaimer et de se sentir aimeacutees

Crsquoest une chose dont on ne peut pas se passer

Quand un ecirctre vous manque la vie est sans valeur Puisque seules nous sommes prostreacutees dans notre malheur

Aupregraves de la solitude agrave jamais pour toujours Faire un voyage vers le mal de vivre sans lrsquoonce drsquoun retour

Une destineacutee qui peu agrave peu au fil du temps blesse

Pour atteindre sans lrsquoombre drsquoun deacutetour nos faiblesses Un ecirctre nous manque et tout devient noir de jour en jour

Avec comme seule compagnie nos larmes face agrave ce deacutesamour

Avancer tout en souriant et croire encore en lrsquoamour Mais comment est-ce possible quand un ecirctre nous manque

Il ne nous reste qursquoun cercueil comme derniegravere planque A moins qursquoadvienne le baiser tant attendu drsquoun troubadour

Il est parfois bon de recircver mais seule face agrave la reacutealiteacute

La vie est autrement puisqursquoelle est agrave nos yeux deacutepeupleacutee De cette immense chose qursquoest le besoin drsquoecirctre aimeacutees Car quand un ecirctre nous manque crsquoest pour leacuteterniteacute

Livre Ier

70

Les acircmes esseuleacutees

Une rose est lagrave poseacutee pregraves drsquoun album agrave photos Quelques peacutetales sont tombeacutes sur le recueil des mots La piegravece sentait lrsquoencens et lrsquoespoirhellip Doucement la nuit tombe agrave pas de velours Le silence devient drsquoor agrave chaque carrefourhellip Sur un banc il y a un homme aux yeux hagards Precirct agrave passer une nuit de plus seul face agrave certains mauvais

[ regards (hellip) Une femme aux pas presseacutes srsquoarrecircte devant lui En lui donnant quelques sous et sa baguette de painhellip Elle lui glisse quelques phrases en cette nuit Froide et insensiblehellip Il est lagrave agrave regarder la gracircce et la beauteacute De cette apparition qui est agrave ses yeux Un don de Dieu Naturellement il accepte cette main (hellip) Peu agrave peu il reprendra en main son destin En croyant un peu plus agrave la viehellip La vie et ses secretshellip La vie et ses chagrinshellip La vie une fidegravele amiehellip Elle nrsquoest que mystegravere et infiniteacutehellip La femme nrsquoest qursquoune simple poeacutetesse Et crsquoest de par ses mots Qursquoelle taira les mauxhellip Elle reprend la rose qursquoelle caresse De ses doigts tout en recommenccedilant agrave eacutecrire de lrsquoautre Que peut-elle faire sinon devenir lrsquoapocirctre

CAHIERS DE POESIE

71

De toutes les acircmes esseuleacutees Sa tacircche est si simple ici sur terre Qursquoelle nrsquoest pas precircte de faire de sa vie un monastegraverehellip Bien au contraire Car jamais elle ne pourra se taire (hellip)

Livre Ier

72

Lrsquoamour

Pas un ecirctre humain ne peut se passer drsquoamour Mais combien sur la terre vive un deacutesamour

Lrsquoamour commence degraves le premier instant de vie Pour lrsquoenfant que lrsquoon met au monde mais aussi

Quand lrsquoamour reacuteunit deux personnes en srsquoaimant sans deacutetour Dans un partage et une confiance pour toujours

On ne peut pas aimer sans lrsquoonce de brin drsquoamour

On ne peut pas faire lrsquoamour sans lrsquoombre drsquoun sentiment Pour celui ou celle avec qui on veut chaque jour

Aimer deacutesirer afin de ne faire plus qursquoun Sur le mecircme chemin jusqursquoagrave lrsquoinfini main dans la main

En se frayant un passage vers une destineacutee remplie drsquoamour

Lrsquoamour de son prochain lrsquoamour des becirctes et de la nature Lrsquoamour nrsquoa aucune limite car notre cœur est assez grand Pour aimer se diviser se multiplier jusqursquoau deacutecuplement

Mais face agrave lrsquohomme ou la femme de sa vie ce que lrsquoon ressent Est diffeacuterenthellip Lrsquoamour doit ecirctre agrave lrsquoinfini le ciment du couple

Sans amour tout srsquoeacutecroule comme un chacircteau de cartes

Lrsquoamour brille dans nos cœurs et tant que nous verrons lrsquoeacutetoile Lagrave-haut dans le ciel se pavaner avec gracircce

Lrsquoamour que nous donnons sans rien attendre en retour Se perdurera sur lrsquoimmensiteacute de la terre et de toute sa surface

En laissant comme une couleacutee drsquoembrun sur les toiles

Faire ce don crsquoest un heacuteritage que nous laisserons pour toujours

CAHIERS DE POESIE

73

Lrsquoamourhellip

Livre Ier

74

Lrsquoivresse de la vie

Ouvre tes bras afin que vienne jusqursquoagrave toi Lrsquoivresse de la vie qui te mettra en eacutemoi Porte ton regard sur notre nouvel avenir

Et ramegravene sur tes legravevres ton sourire

Eacuteclate-toi jusqursquoagrave lrsquoinfini des temps En surfant entre les mers et les oceacuteans

Nrsquoaie pas peur drsquoaller vers tes lendemains Arpenter ce monde qui est ton destin

Ouvre grand ton cœur agrave ton prochain En lui offrant une envoleacutee en son sein

Le partage nrsquoen sera que meilleur tu sais Et puis en acqueacuterant lrsquoosmose tu seraishellip

Tu serais aux anges alors crois en lrsquoamour

En fonccedilant vers les portes des toujours Lrsquoivresse de la vie te tend sa main

Prends-la et ose Va vers ton chemin

Ne fais pas de ta vie un champ de bataille Mais un havre de paix sans lrsquoonce drsquoune faille

Donne-toi en partage en abaissant les barriegraveres Pour au fil du temps atteindre la lumiegravere

Abreuve-toi des plaisirs sans en devenir ivre Tout en gardant toujours cette joie de vivre

Accueil agrave bras ouvert lrsquoivresse de la vie Que tu cheacuteriras jusqursquoagrave lrsquoinfini

CAHIERS DE POESIE

75

Poeacutesie agrave lrsquoinfini

Belle Eacuteternelle Jolie Angeacutelique Poeacutetique Symphoniquehellip Poeacutesie De toi Jrsquoen reste inassouvie A lrsquoinfinihellip Quelquefois Je suis en eacutemoi Devant tes mots Qui sont agrave mes yeux Merveilleux Si beauxhellip Poeacutesie agrave lrsquoinfini Jrsquote tire mon chapeau Pour tes vers Deacuteposeacutes agrave pas de velours Sur notre terre En ce nouveau Milleacutenairehellip En toi Il y a des syllabes amp des voyelles Des ratures Le tout eacutecrit avec amour Dans de tendres murmureshellip Tu es tendresse

Livre Ier

76

Passion Finesse Bonheur Mais quelquefois Tu hurles agrave chaque carrefour Tes maux Douleurs Rancœurs Face agrave la socieacuteteacute (hellip) Poeacutesie agrave lrsquoinfini Tu es lrsquoamie La confidente De lrsquoeacutecrivain Qui ne peut rester en attente Drsquoeacutecrire encore et encore Sur ton laquo corps raquo Immaculeacutehellip Je deacutesire dans mon cercueil satin Un parchemin Entre mes mains Et poseacute avec tendresse Entre mes seins Ma poeacutesie pour lrsquoinfini (hellip)

CAHIERS DE POESIE

77

Les roses de lrsquoamour Une rose eacutetoileacutee Pour toi belle dulcineacutee Belle de jour Pour toujours Jrsquotrsquoaime mon amourhellip Une deuxiegraveme ma bellissima Pour trsquooffrir en partage Un sourire sur ton ravissant visage Laissant entrevoir des yeux Couleur bleuehellip Une troisiegraveme que je deacutepose Au creux de ta main Avec une bague Une prose Un bisou Puis tous nagerons dans la vague Formeacutee de perles de roseacuteeshellip Une quatriegraveme Pour te dire simplement laquo je trsquoaime raquo La cinquiegraveme au pourtour Oranger Pour ton corps de prsquotite feacutee Doucement je la glisse entre tes seinshellip La sixiegraveme est sur les draps satin Couleur eacuteternelle Celle de lrsquoamour Celle drsquoun jour Celle de toujourshellip La septiegraveme repreacutesente lrsquoeacutetincelle

Livre Ier

78

De ton regard amoureux de la vie Alors reste ainsi La huitiegraveme se pavane sur ton bureau Endroit magique ougrave tu eacutecris tes mots Face agrave une bougie Dansant au rythme de ta respirationhellip La neuviegraveme pour te dire laquo ti amo raquo Tout ce qui eacutemane de toi est si beau Que mon deacutesir est de trsquoemporter Vers un sublime destin Qui sera le nocirctrehellip Donne-moi ta main Offre-moi ton cœur Et je te couvrirais de fleurs Pour lrsquoinfinihellip Une deux trois (hellip) Roses Peu importe puisque que se sont les roses de lrsquoamour Des roses pour celle qui sera mienne un jour Des roses pour toi Alors laisse pour une fois Eacuteclater ta joie dans une de tes compositions Une prose Qui me mettra en eacutemoihellip Une rose eacutetoileacutee A jamais se perdure vers lrsquoeacuteterniteacute (hellip)

CAHIERS DE POESIE

79

Psaume drsquoamourhellip Mais encore

Aimerhellip Trsquoaimerhellip Je trsquoaimerais si fort

Jusqursquoagrave lrsquoinfini des tempshellip Mais encore

Je serais la femme maicirctresse Une douce caresse

Qui viendra la nuit dormir contre toi Et dans un eacutelan de tendresse

Tu mrsquoenlaceras au milieu des draps de soie Tu mrsquoemporteras jusqursquoau Mont-Royal

Jrsquoserais ton petit reacutegal Mais encore

Je te coucherais des psaumes drsquoamour A chaque carrefour

Et sans deacutetour Tu les attraperas au volhellip

Je deviendrais une parabole Afin que tu me captes lagrave ougrave je suishellip Je serais ton Aphrodite de tes nuits Et dans un tendre corps agrave corps

Nous irons en partance en gondole A Capri nous fondre dans les grotteshellip

Mais encore Je trsquooffrirais des matins cacirclins

En devenant une succulente papillote Que tu parcourras avec deacutelicatesse

De ta langue assoiffeacutee de mon laquo moi raquohellip Je te nommerais roi

Tu seras mon roi et je serais ta reine

Livre Ier

80

Et agrave tes pieds je deacuteposerais des psaumes drsquoamour Pour te conter mon ivresse

De toihellip Mais encore

Mais encore Mais encore

Sans tabous je serais tienne Mes mots seront douceur

Ma peau chaleur Mes legravevres assoiffeacutees Mon deacutesir reacutealiteacutehellip Mais encore

Des psaumes drsquoamour Pour toi mon bohegraveme

Des regards chaque jour Afin de me noyer dans tes yeuxhellip

Des laquo je trsquoaime raquo

De beaux poegravemes Un destin le nocirctrehellip Nrsquoest-ce pas merveilleux

CAHIERS DE POESIE

81

Ton amitieacute eacuteternellehellip

Que serais-je sans toi si tu me rejetais Au loinhellip Comme si tu me pieacutetinaishellip Jrsquone serais rien crois-moi Car mecircme si tu es marieacute(e) Jrsquoaurais toujours besoin de ton amitieacute Comment croire qursquoentre nous tout est fini Comme si rien nrsquoavait existeacutehellip Comment veux-tu que je trsquooublie toi mon ami(e) Puisque nous sommes lieacute(e)s Et que tu sembles encore mrsquoaimer Je caressais lrsquoespoir de te charmer Mais comment pourrais-tu te donner agrave moi Puisqursquoagrave nous deux nous pourrions tout briser Et taire agrave tout jamais cet amour que nous avons lrsquoun pour lrsquoautre (hellip) Soyons ami(e)s les meilleurs ami(e)s du monde Toujours lagrave pour toihellip Toujours lagrave pour moihellip Des larmes inondent Mon triste visage Mais crsquoest tout ce que je demande Ton Amitieacute Eacuteternellehellip Qursquoest-ce lrsquoamitieacute dans une vie Crsquoest beaucouphellip Crsquoest des Milliers de Nuageshellip Des Millions drsquoEacutetoileshellip LrsquoImmensiteacute Reacuteelle De deux ecirctres srsquoaimant pour lrsquoinfini Comme toi et moi Moi et toi En tant qursquoami(e)s

Livre Ier

82

Permets-moi drsquoecirctre un instant ton apocirctrehellip Celle qui sera lagrave Celle qui trsquoouvrira les bras Pour te consoler quand tout ira mal ici-bashellip Je ne veux qursquoune chose Ton Amitieacute Eacuteternelle Qursquoelle puisse grandir agrave petites doses Pour toujours agrave tout jamais se perdurer dans le tempshellip Sourire agrave chaque renouvellement de printemps Et passer les frontiegraveres en allant jusqursquoau firmamenthellip Je trsquoaime mon ami(e) Je trsquoaime tout simplement

CAHIERS DE POESIE

83

Un deacutesert en pleurshellip Cindy Eacutecoute ce hurlementhellip Il vient de mes entrailleshellip Crsquoest un cri de deacutesespoir et de ragehellip Je patauge dans un mareacutecage Depuis des mois et des mois A ne plus savoir quoi fairehellip Ocirc Je ne puis me taire Face agrave cette douleur amegraverehellip Jrsquoai beau lutter je ne trouve point la faillehellip Ma vie est plongeacutee dans un total deacutesarroi Un fosseacute grandit entre toi et moi Oui Entre nous il y a cet abicircmehellip Petite fille tu es agrave mes yeux sublime Une perle beacutenite des dieuxhellip Je trsquoai enfanteacutee dans la joie Je trsquoai donneacute la viehellip Un cadeau merveilleuxhellip Mais tu me manques tellementhellip Ton absence est un malheur Un deacutesert en pleurs Une oasis sans fleurshellip Cindy Jrsquoessaie de tatteindre sans le pouvoirhellip Des grains de sables nous seacuteparent Le vent du Sahara se deacutechaicircne chaque soir Un mot de ta part Un simple regard Mais rien ne se passe depuis ton deacuteparthellip Ocirc Mon Dieu POURQUOI Elle est mienne

Livre Ier

84

Et je veux qursquoelle me revienne Avant qursquoil ne soit trop tardhellip Une megravere qui se meurt Sans son enfanthellip Elle srsquoenfonce dans les profondeurs Nauseacuteabondes du neacuteanthellip Cindy Ton absence est un malheur Un deacutesert en pleurs Un oasis sans fleurshellip

CAHIERS DE POESIE

85

Une entente planeacutetaire

Les yeux larmoyants je fuis sans lrsquoonce drsquoun discours Ce monde qui malheureusement se perdure sans deacutetour Mais tenaces elles srsquoaccrochent les sangsues agrave ma chair

Pour me voir finir en lambeaux dans les entrailles de la terre

Ocirc Mer Deacutelivre-moi de cet enfer qui peu agrave peu mrsquoemporte Vers le neacuteanthellip Crsquoest un monde reacutepugnant qui me deacutegoutte

Un monde ougrave je nrsquoai pas ma place pour atteindre la porte Celle qui srsquoouvre sur ma destineacutee en partant de la troisiegraveme voucircte

Toi le ciel je veux voir ta colegravere entre tes eacuteclairs eacuteparses

Oui Crache ton venin sur ces ecirctres immondes et malfaisants Embrase la terre de tes larmes amegraveres sur toute sa surface

En eacutepargnant je trsquoen supplie les honnecirctes gens et les enfants

Amis volcans deacutechaicircnez-vous comme le feraient toutes les megraveres Unissons nos forces pour aneacuteantir la vermine du troisiegraveme Milleacutenaire

Et toi le tremblement de terre aspire-les au creux de tes viscegraveres Ensemble faisons leur face comme si lrsquoon reacutepondait agrave leur guerre

Pourquoi srsquoeacutecharnent-ils ainsi sans se soucier des conseacutequences A savoir qursquoils srsquoen mordront les doigts ici-bas ou dans lrsquoau-delagrave

Je fuis en courant ces malotrus vers un lieu sucircr avant que ne sonne le glas Comme tout un chacun je veux la seacutereacuteniteacute la paix la gueacuterison et lrsquoespeacuterance

Filez Des pestes vous ecircteshellip Pire que tout vous serez les oublieacutes de la terre Les deacutemons assoiffeacutes de chairs humaines ne feront qursquoune boucheacutee de vous

De vous agrave moi Eacuteloignez-vous vite vite de moi avant que le peuple devienne fou Car je nrsquoaspire qursquoagrave une chose dans la vie une entente planeacutetaire

Livre Ier

86

Crsquoest bientocirct Noeumll

Les rayons de magasins peu agrave peu se remplissent Les vitrines quant agrave elles srsquoembellissent Et derriegraverehellip Il y a des regards drsquoenfants envieux Chaque anneacutee crsquoest la mecircme chose Alors pourquoi pourquoi mon Dieu Pourquoi ne pas se battre pour une bonne cause Ces enfants sont notre avenir Ils ne sont pas ici sur terre pour souffrir Encore moins pour pleurer en ce jour Ils sont lagrave devant une triste nouvelle Car crsquoest bientocirct Noeumll Mais ougrave est donc cet amour Je parle de lrsquoamour maternel amp paternel Celui qui est eacuteternel Dans le cœur drsquoun enfant Je ne sais que faire Pour leur venir tous en aide alorshellip Alors je queacutemande Au peuple de la terre De leur tendre leur main De taire leur chagrin De leur offrir Un sourire En offrande Crsquoest bientocirct Noeumll Et oui Combien auront froid et faim Pendant que drsquoautres se rempliront lrsquoestomac Mon Dieu que la deacutecheacuteance humaine est tombeacutee bien bas Plus les anneacutees passent Plus il y a des douleurs horribles en surface

CAHIERS DE POESIE

87

Et les premiers toucheacutes sont nos petites tecirctes blondes Rejeteacutees abuseacutees violenteacutees par des ecirctres immondes Vous les malotrus passez votre chemin Crsquoest bientocirct Noeumll et soyez certains Que la becirctise se paiera un jour ou lrsquoautre Lrsquoenfant il est de toutes les races et de toutes les cultures Lrsquoenfant que lrsquoon vend lrsquoenfant que lrsquoon tuehellip Cet enfant-lagrave crsquoest le fils ou la fille de lrsquohumaniteacute Et nous en sommes responsables Soyez-en sucircrs Ma lutte continue Car agrave mes yeux il mrsquoest deacutesagreacuteable De voir un enfant blesseacute Qursquoil soit le mien le leur ou le vocirctre Drsquoavancehellip Un joyeux Noeumll

Livre Ier

88

De gracircce

De gracircce messieurs ne laissez pas le peuple en attente Mais offrez-leur je vous en supplie un avenir qui chante Personne nrsquoa le droit de deacutetruire un recircve comme la vie Qui aux yeux de tout un chacun agrave des valeurs infinies Si lrsquoon venait srsquoen prendre aux vocirctres afin qursquoils subissent Les mecircmes horreurs pour finir ensuite dans les abysses Je ne pense pas que vous approuviez une seconde Encore moins lrsquoideacutee de voir nos gestes immondes Il est important quelquefois de savoir inverser les rocircles Et de vous montrer que de tuer ce nrsquoest pas drocircle Ocirc Non messieurs vous causez tellement de malheur Que vous naissez avec une pierre agrave la place du cœur De gracircce quand aurez-vous compris que sur la terre Nous devons tendre la main aux terriens nos fregraveres Votre et notre devenir en serait agrave ce jour meilleur Le racisme est horrible et inconcevable agrave mes yeux Vous tenez entre vos doigts une bombe humaine La pire des choses ici-bashellip Messieurs crsquoqui me gegravene Crsquoest la souffrance que je vois au travers de lrsquounivers Et tout cela gracircce agrave vos horribles guerres De gracircce messieurs abaissez vos armes Afin que ne soient plus verseacutees les larmes Soyez pour le peuple des troubadours Apportant un message de paix et drsquoamour

CAHIERS DE POESIE

89

Ocirc De gracircce messieurs Cela serait merveilleux Si vous nous offriez Votre amitieacute

Livre Ier

90

ESSEhellip

Altesse Duchesse Princesse Deacuteesse Belles ivresses De nos jeunesses Prenez en partage la caresse Que je vous laissehellip Tout en finesse Sans aucune maladresse Je resterais la poeacutetesse Divine maicirctresse De mes mots nommeacutes deacutetresseshellip Crsquoest une promesse Figeacutee dans votre carnet drsquoadresses Au loin la paresse Plus de petitesse Par politesse A vos piedshellip Je mrsquoabaisse Pour vous deacuteposer mille tendresseshellip Drsquoune prosehellip Je resterais la diablesse Inassouvie drsquoun monde poeacutetique devenue enchanteressehellip Donnez-moi en plus car en douce poeacutetesse Je veux mourir drsquoivresse Au beau milieu des mots intituleacutes laquo caresseshellip raquo

CAHIERS DE POESIE

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Sacrificehellip

Les yeux dans les yeux ils dansent comme si Crsquoeacutetait le dernier dernier jour de leur viehellip La valse semble eacuteternellehellip Elle si belle

Qursquoil ne peut deacutetacher son regard sur celle Qui a eacuteteacute son unique bonheur pour lrsquoinfini

Depuis leur rencontre elle lutte contre la maladie

En la faisant tournoyer il pense agrave sa bien aimeacutee Qursquoune larme coule sur son visage amaigri et rideacute

Mais que faire pour lui ocircter ses maux pour toujours Que faire pour ramener agrave moi ce microbe qui la tue

Ocirc mon Dieu Aidez-moi agrave sauver ma belle inconnue Si belle que pour elle je lui donnerais ma vie par amour

A genoux il embrasse la main de celle qui fut sienne

Depuis qursquoils se sont dit laquo OUI raquo le jour de leur mariage Puis il semble srsquoeacutevader un court instant comme sihellip

Comme si son deacutesir allait ecirctre exauceacute en lui donnant sa vie Et pourtanthellip Aux pieds de la belle une rose rouge saignait Comme si elle avait pris sur elle toutes ses douleurs et plaies

A son tour elle srsquoagenouille pour laquo le raquo regarder en caressant

Une par une ses peacutetales denteleacutes engorgeacutes de sang Puis elle se sent reconnaicirctre face agrave laquo cette fleur raquo qursquoelle a tant aimeacutee Car pour elle il a tout deacutelaisseacute pour ecirctre pour toujours agrave ses cocircteacutes

Dans la joie et les pleurs dans le bien ecirctre ou la souffrance Par amour pour sa belle il a fait don de sa vie sur une derniegravere danse

Eux deux si compliceshellip Quel beau sacrifice

A la plus belle des ambassadrices Qursquoil eut aimeacutee avec passion et deacutelice

Seule elle veillera sur cette rose couleur rouge sang

Livre Ier

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Afin qursquoensemble ils puissent partir jusqursquoagrave lrsquooreacutee du temps

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Ta plume

Elle est lagrave sautillant Dansant Sur le papier blanc En y laissant sa trace En surface Au fil des pages Sans oublier la preacuteface Belle donzelle Que de mains trsquoont tenue Telle une sangsue Tu jouis encore de leurs preacutesences Pour jouer de ta prestance En y laissant quelques empreintes eacuteparseshellip Dans le temps jadis Tu eacutetais lrsquoamie fidegravele des eacutecoliers Qui fiegraverement te trempaient dans leur encrier Pour eacutecrire sur leurs cahiers Et que dire sur nos poegravetes disparus Ne posseacutedant qursquoune bougie comme eacuteclairage Ils vivaient de leur plume En admirant la brume Et les saisons volageshellip Prsquotite plume Trsquoassume Depuis la nuit des temps Des eacutecrits agrave nrsquoen plus finir Des livres messages Recueils contes bibles parchemins A lire

Livre Ier

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Et agrave relirehellip Hop Un plongeon dans lrsquoencre bleuteacutee Pour y deacuteposer Avec ta plume agile Des mots indeacuteleacutebiles

CAHIERS DE POESIE

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Claude HIBLOT

(France)

CAHIERS DE POESIE

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Ougrave es-tu

Ocirc ma fauve eacutegeacuterie Ma vipegravere ougrave es-tu Mors moi venin furie Je trsquoattends ougrave es-tu Malheureux badinage Tu ne mrsquoaimes plus Crsquoest un carambolage Je trsquoattends ougrave es-tu Jrsquoaurais recircveacute sans frein Ton corps tes reins nus Et mes mains sur tes seins Je trsquoattends ougrave es-tu Jrsquoaurais recircveacute en vain Et je trsquoaurais perdue Pour un oui pour un rien Je trsquoattends ougrave es-tu

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Eacuteclisses

Ce nrsquoest que lrsquoeacutetincelle Et crsquoest deacutejagrave la braise Deacutejagrave lrsquoeacuteclisse sucreacutee Les eacutepices enfieacutevreacutees La reacuteglisse et la fraise Et ses legravevres cannelle Crsquoest encore la lisiegravere Et deacutejagrave la douce glisse Deacutejagrave la volute la caresse La soyeuse tendresse La fontaine aux deacutelices Enchacircsseacutee de lumiegraveres Bat mon cœur bat Chamade ou breloque Bat son plein bonheur Roule tambour pleure Danse chante moque Bat mon cœur aime-la

Livre Ier

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Cafards drsquoautomne

Rampants cadaveacutereux Les brouillards givrants Interdisent au soleil Drsquoeacutecarquiller les yeux Cafards drsquoautomne Pureteacutes taries Au bas du village creux Le ruisseau murmurant En un demi-sommeil Fuit son lit tortueux Cafards drsquoautomne Chœurs engourdis Depuis les toits honteux Srsquoeacutelegravevent peacuteniblement Sans savoir vers quel ciel Des moutons charbonneux Cafards drsquoautomne Ardeurs fleacutetries De son clocher anxieux Lrsquoeacuteglise obstineacutement Donne lrsquoheure artificielle Au pays besogneux

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Cafards drsquoautomne Meacutelancolie

Livre Ier

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Tango

Il est si beau le tango bleu Celui qui danse avec le feu Il est si fort le tango noir Celui qui danse le deacutesespoir La cumparsita si La paloma ya Plus fou plus langoureux Le tango rouge et noir Plus doux plus amoureux Le tango bleu drsquoun soir La cumparsita si La paloma ya Viens rouler dans mes bras Viens danser dans mes yeux Viens partager mes pas Viens chanter dans mon jeu La cumparsita si La paloma ya Allons danser veux-tu Chantons dansons sans cesse Allons chanter veux-tu Dansons chantons lrsquoivresse

CAHIERS DE POESIE

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La cumparsita si La paloma ya

Livre Ier

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Tes larmes noires

Jrsquoai lu tes larmes noires A tiacute Maria del mar Marie Marie-Mar A tiacute Marie Maria del Mar Maravillosa y feminina Corazoacuten y razoacuten de hermosura Claramente acata la ley divina De la clausura viva de la vida Jrsquoai vu tes inquieacutetudes et tes sourires heureux Jrsquoai lu tes moues joyeuses tes sentiments anxieux Jrsquoai reccedilu les souffrances les espoirs fougueux Ougrave tu puises ta force et ton rire contagieux A tiacute Maria del Mar poetica Caacutercel feliz de la belleza Aureo rostro celeste mirada Misteriosa fontana de alegriacutea Y de sabiduriacutea traviesa Jrsquoai lu les pleurs noirs dans tes yeux drsquoAndalouse Jrsquoai vu le deacutechirement le bourdon et le blues Jrsquoai bu les larmes chaudes dansant le flamenco Enflammant la torpeur de doux recircves indigo A tiacute Marie Maria del Mar Mar de los suentildeos infantiles Flor de las flores azules

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Luces de la luce ardiente Tu canto es la rima caliente Effaccedilant la teacutenegravebre drue la jalouse la morose Lrsquoeacutetoile mysteacuterieuse illumine tes yeux de jais Et toi gracieuse tu passes raffineacutee virtuose Rose forte et deacutetermineacutee maicirctresse du palais Marie Maria del Mar Gouttelette de mer Deacutelicat eacuteclat de joie Tu vois le tintamarre Que ton sourire ibegravere Fais reacutesonner en moi

Livre Ier

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Alors poegravete ougrave es-tu

Alors poegravete futile nrsquoas-tu rien agrave pleurer Sauf ton petit cœur abandonneacute qui trisse Et qui migre rien rien de plus agrave proteacuteger Si ta plume agrave lisser aux reflets de Narcisse Alors eacutecrivaillon rien drsquoautre agrave meacutenager Que ton petit miroir petit toi preacutetentieux Et tes tristes amours et tes chagrins pisseux Tu dis que ccedila nrsquova pas trsquoas rien agrave ajouter Ah elle est belle ta plume jolie parure de paon Dans sa deacutemonstration de roue verte aux yeux noirs Ta deacutemarche de dindon lui fait rendre raison De mecircme ta poeacutesie et tes chansons agrave boire

Ta plume ne disais-tu pas ta Durandale Tu devais la porter si haut et pourfendre Les feacutelons et quoi hellip quoi cet appendice caudal Plumitif faceacutetieux rigolard et trop tendre A qui veux-tu faire peur et qui va srsquoy meacuteprendre Regarde ce clochard et ce chien bien en face Et dis-leur qui tu es dis-leur srsquoils veulent entendre Le deacutedain le meacutepris lrsquoindiffeacuterence ccedila trsquoagace Et pourtant elle est ougrave elle est ougrave ta hargneuse Envie de justice il est ougrave ton combat ougrave Sur le mur de ta chambre lrsquoaffiche racoleuse Le portrait du Che Et Mao et crsquoest tout

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La carpe est agrave lrsquoeau

Crsquoeacutetait un soir Ou une nuit Un beau canard Bourreacute drsquoennui Cherchait des vers Solides en our Des rimes en lrsquoair Pour faire lrsquoamour Il en a marre Des gros tecirctards Canard bizarre Soixante balais Murs aux cerises Fada jobard Ouf et dadais Ado en crise Il en a marre Des gros tecirctards Bah ougrave est-elle Sa jolie canne La belle colombe Toute en dentelle Sa poule faisane Douce palombe

Livre Ier

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Il en a marre Des gros tecirctards Ougrave est lrsquoappeau Appel appeau Bah ougrave est-elle Dans sa dentelle Fille ingeacutenue Tombant des nues Il en a marre Des gros tecirctards Appeau Appeau Et alors Plaf Un vole de carpe Qui tombe agrave lrsquoeau Bah eh fais gaffe Ou je trsquoeacutecharpe Gros dindonneau Il en a marre Des gros tecirctards laquo ― Ah non pas dinde Je suis la carpe raquo Elle dit la dingue laquo ― Je suis si belle Jrsquoarrive drsquoInde Avec ma harpe En caravelle raquo Il en a marre Des gros tecirctards

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laquo ― Tu trsquoappelles raquo laquo ― Marie Theacuteregravese La carpe qui rit Quand on la braise raquo laquo ― Tu sens la fraise Trsquoes tregraves jolie Trsquoes javanaise Trsquoes demoiselle raquo Il en a marre Des gros tecirctards laquo ― On fait lrsquoamour raquo laquo ― Cochon canard raquo laquo ― Trsquoes si jolie Jrsquoai tregraves envie Drsquoun gros panard Baisse lrsquoabat-jour raquo Il en a marre Des gros tecirctards laquo ― Cours toujours Zappe mes appas Tiens vrsquolagrave mon mac Un beau brochet De vingt balais Je lrsquoaime drsquoamour raquo Il en a marre Des gros tecirctards laquo ― Ah le tango Lrsquoa dans la peau Le flamenco

Livre Ier

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Et les toros Crsquoest son boulot A mon jojo raquo Il en a marre Des gros tecirctards Tu nrsquoauras pas Theacuteregravese Petit canard laqueacute Elle nrsquoest pas Antibaise Mais elle srsquoest deacutebineacutee Moraliteacute Y en a pas Des appas Y en a pas Non plus Zut ccedila ne rime plus

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La chanson de Chloeacute preacute-poeacutesie ado

Chloeacute ma belle Mon roudoudou Regard rebelle Petit bijou Tu lrsquoas eacutecrite Ta belle chanson Une reacuteussite Pleine drsquoeacutemotion Chloeacute ma belle Mon roudoudou Regard rebelle Petit matou Crsquoest une peacutepite Pour la moisson Des marguerites De la passion Chloeacute ma belle Mon roudoudou Regard rebelle Gentil tatou Viens dans la ronde Danse les vers fous Et lance agrave lrsquoonde Ton beau caillou

Livre Ier

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Chloeacute ma belle Mon roudoudou Regard rebelle Petit chouchou Fracasse la chaicircne Des mots jaloux De toi la reine Aux yeux cachou Chloeacute ma belle Mon roudoudou Regard rebelle Petit loulou Ouvre la cage Casse le verrou Peins le plumage Drsquoun beau vers doux Chloeacute ma belle Mon roudoudou Regard rebelle Joli coucou Libegravere la graine Et legraveve lrsquoeacutecrou De la rengaine Au cœur zazou Un gros bijou Comme un caillou Tombe dans les choux Pregraves drsquoun joujou Sur un hibou Qui srsquogratte les poux Au drsquosus des genoux

CAHIERS DE POESIE

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Et moi Jrsquote dis Chloeacute Merci Ma joie Jrsquoeacutecris Chloeacute Merci A toi Si si Chloeacute Merci

Livre Ier

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Sage comme une image Chanson pour Ethel

La belle Ethel est sage Comme une image Mais si mais si Elle dessine sur sa page Un eacuteleacutephant qui nage Un kiwi qui dit oui Une guenon qui dit non Et un serpent python Qui joue du mirliton La belle Ethel est sage Comme une image Eh si pardi Elle dessine sur la plage Avec des coquillages Un petit ouistiti Avec un gros bidon A chrsquoval sur un dragon Qui joue drsquolrsquoaccordeacuteon La belle Ethel est sage Comme une image Bah oui bah oui Dans le ciel de marelle Elle peint agrave lrsquoaquarelle Un canard rikiki Il cacircline un pigeon

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Qui roucoule sa chanson En jouant de lrsquoorpheacuteon La belle Ethel est sage Comme une image Ah bon ah si Elle gribouille une citrouille Et pregraves drsquoune grenouille La pie en bigoudis Monte agrave califourchon Le grand cameacuteleacuteon Qui souffle dans son clairon Ouistiti Rikiki Fait pipi Au lit Prsquotit coco Corico Fait du cacao Tout chaud

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Marie-Claude MARTY

(France)

CAHIERS DE POESIE

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Amour

Nuits bleuteacutees Chants drsquoalleacutegresses

Souvenirs tourmenteacutes En un soir drsquoivresse

Entendre au lointain Des rires drsquoenfants

Qui srsquoeacutegregravenent au loin Dans le printemps naissant

Une main qui caresse

Le dos deacutejagrave voucircteacute Du passant en paresse

De vie et drsquoeacuteterniteacute

Un sourire amorceacute Un espoir de promesses

Croire en lrsquohumaniteacute Et toujours avancer

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Laurent FELS

(Luxembourg)

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Sans paroles1

Il est des nuits sans passeacute obscur chapitre de lrsquoHistoire terreur cris angoisses Silence Grand bourdonnement des heacutelices eacutetincelles volantes puis tout demeure en sourdinehellip

1 Extrait du recueil Paroles oublieacutees Paris Eacuteditions Le Manuscrit 2005

Livre Ier

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La Bibliothegraveque

Refuge magique Gardien de secrets Tombeau vivant des grands eacutecrivains comme Bossuet Feacutenelon Voltaire Baudelaire Saint-John Perse ou Proust Tous y ont laisseacute leur sagesse et y vivent ensemble mais non sans clivagehellip Lrsquoescalier en colimaccedilon menant au Premier Eacutetage comme lrsquoacircme des Poegravetes srsquoenvole vers des sphegraveres supeacuterieures Ce sont maintenant les Auteurs Antiques qui appellent le visiteur vers le centre de la sagesse Lecteur Sache qursquoen ouvrant une page de quelque livre

CAHIERS DE POESIE

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que ce soit Tu plonges dans un Univers qui ne trsquoappartient pas Les opinions peuvent srsquoopposer entre Philosophes ou Eacutecrivains comme des lettres noires sur une page blanchehellip Respecte-les toutes mecircme si elles peuvent te paraicirctre eacutetranges et appreacutecie le cadeau extraordinaire que les Penseurs et Hommes de Lettres trsquoont leacutegueacute Ce nrsquoest qursquoagrave travers Ta Personne qursquoils continuent de vivre agrave lrsquointeacuterieur et agrave lrsquoexteacuterieur de leur sarcophage en feuilles

Livre Ier

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Lrsquoattente

En regardant par la fenecirctre Tu ne vois que pluies et brouillard Pas un seul cri drsquooiseau ni un rayon de soleil Rien que de la grisaille Tristesse Les arbres ne portent plus une seule feuille Les fleurs sont effeuilleacutees sous lrsquoeffet Drsquoun vent inapprivoisable Un vrai paysage de deacutesespoir Crsquoest la saison que veux-tu faire Bientocirct les rues et forecircts seront couvertes Drsquoun voile blanchacirctre et eacutepais Et tu ne sauras plus distinguer ni lac ni prairie Noeumll approche agrave pas de geacuteant Fecircte des familles et de lrsquoamour Autour drsquoune grande table On est reacuteuni en toute harmonie crsquoest coutume Toutefois beaucoup de personnes sont seules Et abandonneacutees de leurs proches Surtout les gens acircgeacutes laquo dont on nrsquoa plus besoin raquo Comme le formulent les jeunes parfois Que ce poegraveme soit deacutedieacute agrave ces naufrageacutes du Temps Dont le chagrin a blanchi la chevelure Non sans peines ni douleurs Ils sont courbeacutes sous le travail de longues anneacutees

CAHIERS DE POESIE

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Ne les oublions pas et invitons-les agrave notre table Qursquoils soient remercieacutes de ce qursquoils ont fait Pour nous LrsquoEacutetoile bleue luira aussi pour eux

Livre Ier

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Degraves que

Degraves que tu seras partie la vie deviendra Insupportable pour moi Comment pourrai-je vivre sans toi Dans cette ville qui ceint la haine humaine Degraves que tes beaux yeux bleus se deacutetourneront Des miens pour fixer les vastes oceacuteans Qui nous seacutepareront pour un certain temps Je me rendrai compte agrave quel point tu me manqueras Degraves que tes cheveux flavescents seront Caresseacutes par les douces brises marines Et degraves que je ne sentirai plus ton parfum exotique La nuit eacuteternelle deacuteploiera son grand voile noir pour tuer Les derniers rayons de soleil Bien que nous soyons loin lrsquoun de lrsquoautre Notre amour ne sera pas moins fort Nos acircmes fondront et engendreront un nouveau jour Degraves que tu seras de retour pour toujours Sicut flumina per campum labuntur Ita animae nostrae una progredientur

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Flocons de neige

Lrsquoatmosphegravere est calme Il y a tregraves peu de vent un grand froid srsquoeacutetend sur Les champs et collines Des nuages cumuliformes srsquoapprochent lentement Et commencent agrave saupoudrer leacutegegraverement la surface Terrestre de leur divin blanc On dirait qursquoIreacuteneacutee mecircme srsquoest endormi courbeacute sur ce Paysage exempt de toute violence et haine semble-t-il Comme il serait facile de srsquohabituer agrave une telle scegravene Paradisiaque Toutefois agrave lrsquoinstar de notre vie la neige disparaicirct apregraves un certain temps Ce calme qui nous est si familier Et auquel nous deacutesirons nous accrocher Il nrsquoexiste pas pour tout le monde Avant-hier encore certains nrsquoauraient pas penseacute que Chez eux La vie srsquoeffondre si rapidement Des vagues geacuteantes plus infacircmes que Polyphegraveme Se sont empareacutees du pays mecircme En nrsquoy laissant qursquoun sauvage abattoir

Livre Ier

Cadavres Deacutechiqueteacutes Maisons Deacutetruites Partout Rien Que Des Deacutebris Et le corps drsquoun petit enfant innocent Gicirct sur une civiegravere agrave cocircteacute drsquoune tour Eacutecrouleacutee et ressemblant agrave une pelote de laine Dont Atropos a coupeacute le filhellip En contemplant tranquillement notre paysage hivernal Accordons une penseacutee aux victimes drsquoAsie du Sud Chacun drsquoentre nous aurait pu ecirctre concerneacute Sans ecirctre preacutevenu Comme la neige fond souvent du jour au lendemain

(1)

1 laquo Considegravere les malheurs de tes amis comme les tiens raquo

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Deuxiegraveme partie

Eacutetudes lectures et analyses

CAHIERS DE POESIE

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Mary-Jo ANDRICH

(Luxembourg)

CAHIERS DE POESIE

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EacuteDOUARD GLISSANT Soleil de la conscience

Une reacuteflexion critique sur lrsquoexotisme

Lrsquoexotisme deacutesignant selon Le Petit Robert laquo tout ce qui nrsquoappartient pas aux civilisations de lrsquoOccident raquo agrave savoir tout ce qui provient des pays lointains et chauds constitue une notion rejeteacutee par lrsquoeacutecrivain martiniquais Eacutedouard Glissant dans son œuvre intituleacutee Soleil de la conscience Pour deacutefinir son exotisme lrsquoeacutecrivain srsquoinspire des propos de Victor Segalen que lrsquoon trouve dans lrsquoEssai sur le divers ougrave ce dernier a formeacute le projet de reacuteeacutevaluer la notion drsquoexotisme en lui donnant une authenticiteacute une pleacutenitude qui lui ont eacuteteacute confisqueacutees par les litteacuteratures coloniales Deacutesormais on ne relate plus agrave la faccedilon des eacutecrivains colonialistes car Glissant manifeste cette ambition drsquoaboutir agrave une contestation du voyage lui-mecircme les lieux du reacutecit de voyage se trouvant ainsi bouleverseacutes Lrsquoexotisme devient alors une interrogation philosophique en ce qursquoil est la relation drsquoun contact authentique et par conseacutequent parfait avec lrsquoailleurs lrsquoautre La notion de divers est mise en valeur ici le rapport que le voyageur peut entretenir avec lrsquoailleurs le voyage constituant enfin un formidable moyen du voyageur pour acceacuteder agrave la diversiteacute En reprenant le terme drsquoexotisme certes inspireacute par Segalen comment Eacutedouard Glissant arrive-t-il agrave poser une toute autre probleacutematique lrsquoexotisme agrave rebours et agrave lui attribuer un sens plus profond plus pur et par conseacutequent hors du commun

Apregraves avoir releveacute quelques eacuteleacutements dans Soleil de la conscience

qui teacutemoignent de la diffeacuterence entre lrsquoacception quotidienne et la

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deacutefinition nouvelle du mot laquo exotisme raquo nous allons voir comment Glissant eacutechappe agrave lrsquoexotisme des reacuteveacutelateurs pour enfin constater par quels moyens il arrive agrave deacuteguster le divers agrave la faccedilon segalenienne et par conseacutequent agrave critiquer la vision du simple voyageur laquo voyageant avec ses bas de laine raquo

Drsquoabord il est indispensable de noter que Glissant dans son

œuvre ne deacutecrit pas la quecircte drsquoun pays exotique dans lrsquoacception commune du mot et par conseacutequent comme lrsquoaffirme Segalen laquo il ne peut y ecirctre question de tropiques et de cocotiers ni de colonies ou drsquoacircmes negravegres ni de chameaux ni de vaisseaux ni de grandes houles ni drsquoodeurs ni drsquoeacutepices ni drsquoIcircles enchanteacutees ni drsquoincompreacutehensions ni de soulegravevements indigegravenes ni de neacuteant et de mort ni de larmes de couleurs ni de penseacutees jaunes ni drsquoeacutetrangeteacutes ni drsquoaucune des saugrenuiteacutes que le mot Exotisme enferme dans son acception quotidienne raquo En effet degraves le deacutebut de son essai Eacutedouard Glissant ressent la neacutecessiteacute drsquoopposer sa vision de voyage agrave la simple impression du voyage qursquoil considegravere comme totalement deacutepourvue drsquointeacuterecirct laquo [n]on comme le voyageur qui nrsquoattend de lrsquoapparence des monuments que la quittance de son deacutepart mais comme tel qui apprivoiserait le doute de savoir raquo On constate ici une mise au point volontaire de lrsquoauteur qui deacutenonce lrsquoacception quotidienne du voyage celle du voyageur dit immobile ayant pour unique but le deacuteplacement physique dans un pays inconnu Pourtant lrsquoauteur ne voyage pas dans un pays consideacutereacute comme exotique drsquoapregraves lrsquoacception traditionnelle du mot mais agrave Paris ce qui annonce sa conception drsquoexotisme qui est autre lrsquoexotisme agrave rebours que nous essaierons drsquoeacuteclaircir plus tard dans notre analyse laquo [c]hacun se trouve dans sa chambre et combien cette situation (lrsquoexpression mecircme) laisse agrave penser agrave lrsquoinsulaire et au tropical Le voilagrave lrsquoexotisme agrave rebourshellip raquo Le passage qui contient cette deacutefinition quelque peu surprenante de lrsquoexotisme drsquoEacutedouard Glissant marque lrsquoarriveacutee de ce dernier dans la capitale qui elle nrsquoest pas pour autant deacutefinie ou deacutecrite au sens mateacuteriel ou geacuteographique du terme Comme

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lrsquoauteur en mentionne uniquement le nom Paris constitue un non-lieu indeacutecis et indeacutefinissable Ainsi le lecteur remarque que Glissant qui est certes fils historique de la France gracircce agrave ses origines martiniquaises et qui nrsquoaboutit pas agrave une description dite geacuteographique de la ville de Paris du paysage franccedilais A lui srsquoimpose ici laquo la vision de lrsquoEacutetranger raquo car afin qursquoil y ait exotisme une sorte de va-et-vient entre sa propre speacutecificiteacute et la particulariteacute de lrsquoautre est indispensable cette derniegravere ne se limitant pas agrave lrsquoespace geacuteographique Crsquoest donc laquo le regard du fils et la vision de lrsquoEacutetranger raquo qui deacutetermine la position initiale de lrsquoauteur qui nrsquoa pas encore abouti agrave la connaissance profonde de ce paysage Il est loin des voyageurs presseacutes et verbeux il se trouve dans lrsquoincapaciteacute de produire un reacutecit structureacute et mateacuteriel agrave lrsquoimage des touristes ou plutocirct des voyageurs immobiles qui nrsquoessaient pas de connaicirctre lrsquoessence drsquoune culture qursquoils ignorent Certes Glissant constate des diffeacuterences entre son monde et celui de lrsquoautre mais il nrsquoeacuteprouve pas agrave la faccedilon des touristes cette neacutecessiteacute irreacutemeacutediable de distinction entre les paysages pour pouvoir parler drsquoexotisme ou de voyage En effet il cherche mecircme agrave eacutetablir lrsquoune ou lrsquoautre relation entre laquo ces deux mondes car tout ecirctre vient agrave la conscience du monde par son monde drsquoabord drsquoautant universel (pour parler large) qursquoil est particulier raquo Pour illustrer cette recherche de relation chegravere agrave lrsquoauteur relevons un exemple remarquable et drsquoune subtiliteacute sublime la relation eacutetablie entre la neige et le soleil laquo hellip elle est presque chaude Telle mrsquoest la neige une illumination (je touche enfin lrsquohiver) une ouverture (je suis enfin agrave mecircme ce spectacle) lrsquoeacutelargissement la communication eacutetablie (la neige aussi une durable deacutefinitive que le soleil pesant)hellip raquo Glissant illustre dans ces propos une tentative de fusionner deux pheacutenomegravenes naturels de les concevoir ensemble et non pas de les opposer diameacutetralement Gracircce agrave cette ideacutee de fusion lrsquoauteur arrive agrave critiquer le voyageur en quecircte du nouveau le nouveau srsquoaveacuterant indispensable agrave ce dernier afin qursquoil puisse parler de voyage Aussi lrsquoauteur affirme-t-il laquo je ne peux connaicirctre cet appel exotique du

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nouveau que jrsquoai si souvent observeacute dans lrsquoallure de nos visiteurs en sandalettes raquo En employant le mot visiteurs lrsquoauteur avance le caractegravere eacutepheacutemegravere passager et superficiel du voyage qursquoeacuteprouvent ces voyageurs du commun des mortels voyageant dans lrsquounique but de se deacuteplacer et ne cherchant dans le voyage une distinction souvent que geacuteographique Lrsquoauteur insiste eacutegalement sur la diffeacuterence qui persiste entre lui et les eacutecrivains colonialistes qui agrave la faccedilon des ethnologues retracent minutieusement leurs impressions visuelles ce qursquoils ont vu lors de leurs voyages qui selon eux sont exotiques Drsquoapregraves Glissant ces descriptions ne sont que le reflet drsquoune science exacte matheacutematique et coheacuterente et on ne peut y parler drsquoexotisme En effet il ne peut point accepter cette faccedilon ethnologique de conter ce qui explique pourquoi il deacutepouille lrsquoexotisme de son acception seulement tropicale et geacuteographique pour opeacuterer un veacuteritable deacutetournement de sens pour deacutecrire une toute autre probleacutematique Loin de tout reacutecit de voyage et de toute la litteacuterature coloniale Eacutedouard Glissant nous preacutesente dans Soleil de la conscience une sublimation du voyage une sensation drsquoexotisme qui nrsquoest rien drsquoautre que la notion du diffeacuterent la perception du divers et par conseacutequent le pouvoir de concevoir lrsquoautre

Apregraves avoir insisteacute sur le fait que lrsquoexotisme nrsquoest qursquoen

apparence une formule tautologique Glissant eacutenumegravere les moyens gracircce auxquels il acceacutedera agrave la diversiteacute agrave lrsquoillumination de son exotisme Son modegravele Victor Segalen a deacutejagrave eacuteprouveacute le besoin drsquoopposer sa conception drsquoexotisme agrave lrsquoexotisme des reacuteveacutelateurs laquo [l]rsquoexotisme nrsquoest donc pas cet eacutetat kaleacuteidoscopique du touriste et du meacutediocre spectateur mais la reacuteaction vive et curieuse au choc drsquoune individualiteacute forte contre une objectiviteacute dont elle perccediloit et deacuteguste la distance raquo Crsquoest preacuteciseacutement cette ouverture individuelle sur un ailleurs quelconque qui srsquoavegravere indispensable non seulement agrave Segalen mais aussi agrave Glissant pour connaicirctre lrsquoailleurs pour acceacuteder agrave la diversiteacute et par conseacutequent pour sentir lrsquoautre Cette neacutecessiteacute drsquoouverture de soi

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qui implique entre autres un besoin de deacutetachement de tous les steacutereacuteotypes que lrsquoecirctre humain peut porter en lui Eacutedouard Glissant lrsquoaccentue agrave sa faccedilon en affirmant ce qui suit laquo [f]ermeacute cerneacute brucirclant drsquoimaginer le reste agrave son image il faut qursquoil ouvre qursquoil srsquoouvre qursquoil voit autre chose lrsquoautre raquo Cet appel de voir ou mieux de concevoir lrsquoautre dans son authenticiteacute profonde et non pas agrave travers des clicheacutes deacutetermine justement lrsquoexotisme de lrsquoauteur Crsquoest alors la connaissance veacuteritable lrsquoessence du savoir qui est interpelleacutee tout ecirctre venant agrave la conscience du monde par son monde drsquoabord Lrsquohumain apregraves avoir cerneacute tous les aspects de son entourage aura la capaciteacute drsquoacceacuteder agrave la diversiteacute du monde universel La perception du divers ne se limite donc pas agrave la simple reacuteveacutelation ethnologique de ce qursquoon a vu ou de ce qursquoon a senti en preacutesence des choses et des gens inattendus mais crsquoest plutocirct la vision de ce que ces gens pensent en eux et drsquoeux Ce nrsquoest pas la reacuteaction du milieu sur le voyageur qui est deacuteterminante mais celle du voyageur sur le milieu

La quecircte de la sensation du divers constituant en quelque

sorte lrsquoexotisme essentiel crsquoest-agrave-dire laquo celui de lrsquoobjet pour le sujet raquo est deacutepouilleacutee de toute description segraveche et banale Glissant manifeste cette aspiration agrave un exotisme hors du commun en disant laquo comme une addition de fruits ivres de souvenances dans le muet deacutesir des bananiers raquo Cette sensation drsquoexotisme qui a priori ne veut rien dire Segalen la deacutefinit comme suit laquo [eacute]carter vivement ce qursquoelle contient de banal le cocotier et le chameau Passer agrave la belle saveur Ne pas essayer de la deacutecrire mais lrsquoindiquer agrave ceux qui sont aptes agrave la deacuteguster raquo et qui agrave partir de cette ideacutee peuvent produire du sens Crsquoest donc le deacutesir du sujet agrave concevoir son objet agrave se connaicirctre diffeacuterent du sujet qui est agrave lrsquoorigine du divers Cette attribution de lrsquoauthenticiteacute agrave la connaissance constitue une sorte de phase transitoire agrave la naissance du divers apregraves avoir cerneacute toute cette probleacutematique nouvelle et apregraves lrsquoavoir sentie personnellement Glissant se voit maintenant capable de sentir le divers comme la

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deacutecouverte drsquoun ailleurs laquo [j]e dis que lrsquoeacuteveacutenement ce transport drsquoune rive agrave lrsquoautre par quoi cette force (expression) srsquoeacuteprouve nrsquoest exprimable pareacute pour lrsquooffrande qursquoagrave travers et apregraves le silence qui lui succegravede raquo Ce nrsquoest pas forceacutement voire pas du tout en preacutesence de lrsquoobjet que naicirct le divers mais plus tard quand lrsquoimaginaire lrsquoemporte en quelque sorte sur la simple reproduction de lrsquoeacuteveacutenement sur la constatation ou encore sur la description Crsquoest dans le silence et dans la solitude que jaillit lrsquoexotisme drsquoEacutedouard Glissant et ougrave il pourra enfin deacuteguster le divers Crsquoest ici que nous sommes contraint agrave rappeler la deacutefinition drsquoexotisme deacutejagrave eacutevoqueacutee plus haut laquo [c]hacun se trouve dans sa chambre et combien cette situation (lrsquoexpression mecircme) laisse agrave penser agrave lrsquoinsulaire et au tropicale Le voilagrave lrsquoexotisme agrave rebourshellip raquo

Ayant avanceacute les moyens par lesquels lrsquoauteur aboutit agrave la

connaissance profonde de la diversiteacute de lrsquoautre il se voit maintenant apte agrave acceacuteder agrave lrsquoautre par un art subtil notamment la creacuteation poeacutetique Il savoure enfin le divers gracircce agrave cet exotisme exceptionnel qursquoil nomme lrsquoexotisme agrave rebours Comme nous avons pu le noter preacuteceacutedemment nous voilagrave loin du voyage exotique ordinaire qui sous-entend un deacuteplacement physique dans un pays chaud Eacutedouard Glissant se trouvant enfin au seuil de son voyage le voyage poeacutetique Crsquoest donc gracircce agrave la poeacutesie que son itineacuteraire prend forme car selon lrsquoauteur le voyage nrsquoa de sens que lorsqursquoil permet de creacuteer du nouveau Ainsi le perpeacutetuel va-et-vient entre sa propre speacutecificiteacute et la particulariteacute de lrsquoautre deacutefinit deacutejagrave depuis Segalen laquo le moyen drsquoapprocher la connaissance du monde dans sa diversiteacute ce qui rend le proceacutedeacute de creacuteation poeacutetique possible puisque crsquoest au moment ougrave se trouvent confronteacutes les deux versants irreacuteductibles du divers que jaillit lrsquoimage poeacutetique raquo Crsquoest cette ideacutee de confrontation des deux versants qui engendre ce voyage purifieacute et libeacutereacute de tout espace geacuteographique Aussi pour Glissant laquo la connaissance est[-elle] de matiegravere libeacutereacutee qui se retourne sur soi srsquoexamine et

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srsquoordonne ndash sans se buter pour autant dans un catalogue de formes fixes raquo Cette liberteacute personnelle et neacutecessairement poeacutetique acquise par une deacutemarche purement philosophique montre que lrsquoauteur passe du simple eacuteveacutenement veacuterifiable dans le monde exteacuterieur agrave quelque chose de plus rechercheacute et par conseacutequent de plus authentique En effet laquo toute la force diffuse ne peut rien sans lrsquoExpression qui est seconde Qursquoest-ce la Reacuteveacutelation sans lrsquoappareil et lrsquoornement juste raquo Ces propos montrant que Glissant doit passer de lrsquoeacuteveacutenement agrave lrsquoexpression afin qursquoil puisse parler voyage et srsquoeacutevader dans son exotisme illustrent que son intention consiste dans le fait de chercher au-delagrave de la perception mateacuterielle quelque chose de plus pur tandis que le touriste ou encore lrsquoethnologue clocircturent le simple eacuteveacutenement Ainsi laquo ce que lrsquoon vit est deacuterisoire tant que la penseacutee ne lrsquoa point corrigeacute raquo et srsquoavegravere ecirctre lrsquoexpression cleacute deacuteterminant le voyage plutocirct mental de lrsquoauteur naissant dans le silence et la solitude Aussi le voyageur Glissant affirme-t-il que le laquo voyage nrsquoa de sens qursquoautant que le voyageur sait ce qursquoil quitte et ce qursquoil retrouve raquo supposant toujours un aller et un retour Il est donc en quecircte drsquoattaches profondes et authentiques et non pas superficielles et eacutepheacutemegraveres lui accordant une identification mutuelle aux deux versants irreacuteductibles du divers ougrave la connaissance a rendu possible lrsquoabolition des lieux Nous voilagrave dans un monde ougrave la diffeacuterence de lrsquoici et de lrsquoailleurs se trouve en quelque sorte aneacuteantie Crsquoest donc la fusion poeacutetique la puissance de pouvoir concevoir lrsquoautre et soi-mecircme dans un lieu quelconque notamment dans une chambre qui illustre lrsquoexotisme agrave rebours dans Soleil de la conscience laquo il y a aussi lrsquoattente chambre fraicircche parmi les arbres raquo Lrsquoauteur a donc abouti agrave travers la creacuteation poeacutetique agrave son but laquo ecirctre le mecircme et lrsquoautre le fils ensemble et lrsquoeacutetranger raquo

Nous voilagrave maintenant apte agrave comprendre lrsquoexotisme

drsquoEacutedouard Glissant qui vers la fin de son essai nous fait sentir toute la force diffuse par sa reacuteflexion qui est une sublimation

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particuliegravere du voyage laquo [l]rsquoexotisme est bien mort agrave partir du moment ougrave la geacuteographie cesse drsquoecirctre absolue (crsquoest-agrave-dire ici limiteacutee agrave elle-mecircme) pour commencer agrave ecirctre solidaire de son histoire qui est celle de lrsquohomme La confrontation des paysages confirme celle des cultures des sensibiliteacutes non pas comme exaltation drsquoun Inconnu mais comme maniegravere enfin de se deacutebarrasser de son eacutecorce pour connaicirctre sa projection dans une autre lumiegravere lrsquoombre de ce que lrsquoon sera raquo

Soleil de la conscience constitue donc un essai ougrave Eacutedouard

Glissant a savamment exploiteacute le thegraveme de son exotisme lrsquoexotisme agrave rebours en lrsquoopposant par un style tregraves rechercheacute et souvent indirect agrave lrsquoexotisme des reacuteveacutelateurs De ce dernier il semble vouloir proclamer la mort en le rendant par les propos qursquoil avance vain et futile Toute lrsquoauthenticiteacute reacuteside dans cet exotisme hors du commun dont lrsquoauteur trace la quecircte quelque peu philosophique drsquoun ailleurs drsquoun ici et drsquoun lagrave-bas de la diversiteacute en posant sur le monde le regard du fils ensemble avec lrsquoeacutetranger regard qui fait naicirctre une purification du voyage exotique une estheacutetique du divers

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BAUDELAIRE laquo LrsquoAlbatros raquo

Souvent pour srsquoamuser les hommes drsquoeacutequipage Prennent des albatros vastes oiseaux des mers Qui suivent indolents compagnons de voyage Le navire glissant sur les gouffres amers Agrave peine les ont-ils deacuteposeacutes sur les planches Que ces rois de lrsquoazur maladroits et honteux Laissent piteusement leurs grandes ailes blanches Comme des avirons traicircner agrave cocircteacute drsquoeux Ce voyageur aileacute comme il est gauche et veule Lui naguegravere si beau qursquoil est comique et laid Lrsquoun agace son bec avec un brucircle-gueule Lrsquoautre mime en boitant lrsquoinfirme qui volait Le Poegravete est semblable au prince des nueacutees Qui hante la tempecircte et se rit de lrsquoarcher Exileacute sur le sol au milieu des hueacutees Ses ailes de geacuteant lrsquoempecircchent de marcher1

1 BAUDELAIRE Œuvres complegravetes Paris Gallimard (Bibliothegraveque de la Pleacuteiade) 1975 t1 pp9-10

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COMMENTAIRE

Introduction

laquo LrsquoAlbatros raquo constitue le deuxiegraveme poegraveme de la partie

intituleacutee laquo Spleen et Ideacuteal raquo des Fleurs du Mal Dans cette œuvre poeacutetique Baudelaire fait probablement allusion agrave un eacuteveacutenement qui srsquoest passeacute entre 1841 et 1842 lors drsquoun voyage en bateau selon quelques teacutemoins de lrsquoeacutepoque Baudelaire apercevant des marins en train de torturer quelques albatros se serait jeteacute sur eux et leur aurait donneacute des coups de poing Lrsquoimage de lrsquoalbatros est devenue le symbole de la poeacutesie baudelairienne voire une veacuteritable laquo piegravece heacuteraldique raquo1 Le thegraveme central du poegraveme est lrsquoirreacuteveacuterence des hommes envers les albatros et par extension envers les poegravetes Par ailleurs le texte montre une certaine action les marins maltraitent les oiseaux Cette ideacutee est mise en œuvre agrave travers diffeacuterents proceacutedeacutes que nous allons eacutetudier dans le preacutesent commentaire La premiegravere partie de cette analyse sera consacreacutee agrave lrsquoimage de lrsquoalbatros et agrave celle du poegravete Nous enchaicircnerons avec une eacutetude de la versification et des rimes pour aboutir au jeu des figures de style

1 Robert-Benoicirct CHEacuteRIX Commentaire des laquo Fleurs du Mal raquo Essai drsquoune critique inteacutegrale Genegraveve Slatkine Reprints 1993 p 25

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Lrsquoimage de lrsquoalbatros et lrsquoimage du poegravete

En examinant de plus pregraves le poegraveme baudelairien nous remarquons que les albatros1 apparaissent sous deux formes drsquoun cocircteacute ils sont les laquo rois de lrsquoazur raquo (v 6) ou les laquo vastes oiseaux des mers raquo (v 2) qui sont laquo si beau[x] raquo (v 10) Ils peuvent srsquoeacutelever dans les airs gracircce agrave laquo leurs grandes ailes blanches raquo (v 7) Lrsquoimage des ailes pourrait ecirctre rapprocheacutee du deacutesir du poegravete de srsquoenfuir vers un ailleurs vers lrsquoinconnu Lrsquoalbatros est devenu le symbole voire lrsquoemblegraveme par excellence de la poeacutesie de Baudelaire Par ailleurs ces oiseaux palmipegravedes sont laquo deacuteposeacutes sur les planches raquo (v5) laquo maladroits et honteux raquo (v 6) Leurs ailes traicircnent laquo piteusement raquo (v 7) derriegravere eux laquo comme des avirons raquo (v 8) A cela srsquoajoute que lrsquoalbatros est laquo gauche et veule raquo (v9) ainsi que laquo comique et laid raquo (v 10) Le poegravete le qualifie mecircme drsquolaquo infirme raquo (v 12) qui est un terme assez fort

Cette conception de lrsquoalbatros contraste nettement avec celle

que nous avons exposeacutee plus haut On a ici plutocirct affaire agrave un exileacute ou agrave un marginal rejeteacute par la socieacuteteacute Crsquoest dans cette optique que lrsquoimage de lrsquoanimal rejoint celle du poegravete au dernier quatrain laquo Le Poegravete est semblable au prince des nueacutees raquo (v 13) Selon Robert-Benoicirct Cheacuterix laquo [l]e sens de cette alleacutegorie dramatique est des plus clairs le poegravete libre et fort dans ses conquecirctes de lrsquoideacuteal ne srsquoadapte pas aux conditions terrestres et agrave la meacutechanceteacute des hommes raquo2 Cette derniegravere strophe est proche du laquo Pin des Landes raquo de Theacuteophile Gautier ougrave nous trouvons un arbre blesseacute qui renvoie agrave lrsquoimage du poegravete Lrsquoideacutee de la blessure nrsquoapparaicirct donc pas seulement chez Baudelaire mais eacutegalement chez drsquoautres eacutecrivains du XIXe siegravecle Il se deacutegage une veacuteritable obsession de la torture qui reflegravete la condition poeacutetique

1 laquo Le plus grand oiseau de mer palmipegravede au plumage blanc et gris au bec crochu vivant souvent en vastes colonies raquo (Paul ROBERT Le Petit Robert Paris Editions Le Robert 1987 p 25) Ajoutons que ces oiseaux savent survoler la mer drsquoun continent agrave lrsquoautre 2 Robert-Benoicirct CHEacuteRIX Commentaire des laquo Fleurs du Mal raquo Essai drsquoune critique inteacutegrale Genegraveve Slatkine Reprints 1993 p 25

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Versification et rimes

laquo LrsquoAlbatros raquo est composeacute de quatre quatrains dont chaque vers constitue un alexandrin Prenons un vers de chaque strophe pour justifier cette affirmation vers 1 laquo Souvent pour srsquoamuser les hommes drsquoeacutequipag(e) raquo

(2424) vers 5 laquo A peine les ont-ils deacuteposeacutes sur les planches raquo

(2433) vers 9 laquo Ce voyageur aileacute comm(e) il est gauch(e) et veul(e)

(4242) vers 13 laquo Le Poegravet(e) est semblabl(e) au prince des nueacutees raquo

(3324)

De faccedilon geacuteneacuterale lrsquoalexandrin est un vers reacutegulier et sert agrave

deacutecrire soit la grandeur ou la majesteacute drsquoun personnage soit la dureacutee drsquoune action Dans le poegraveme que voici les deux interpreacutetations se rejoignent drsquoune part crsquoest la beauteacute de lrsquoalbatros (laquo vastes oiseaux des mers raquo (v 2)) qui est deacutecrite drsquoautre part crsquoest la dureacutee des tortures que les hommes drsquoeacutequipage lui infligent (laquo Souvent pour srsquoamuser les hommes drsquoeacutequipage Prennent des albatros raquo (v 1-2)) Un deacutetail reste agrave preacuteciser la place variable de la coupe Pour que le rythme de

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lrsquoalexandrin soit tregraves reacutegulier il faudrait une coupe apregraves la troisiegraveme syllabe la ceacutesure apregraves la sixiegraveme et une seconde coupe apregraves la neuviegraveme syllabe (3333) Or tel nrsquoest pas toujours le cas dans laquo LrsquoAlbatros raquo Dans les vers que nous venons de citer on trouve 2422 2433 4242 3324 Pour expliquer la place de la coupe il faut examiner de plus pregraves les mots qui la preacutecegravedent ou par lesquels elle passe Dans notre premier exemple lrsquoadverbe laquo souvent raquo est mis en eacutevidence eacutetant donneacute qursquoil preacutecegravede immeacutediatement la coupe Crsquoest par ce biais que le poegravete veut preacuteciser qursquoil ne srsquoagit pas drsquoun eacuteveacutenement unique mais qursquoil se reacutepegravete agrave plusieurs reprises Dans le deuxiegraveme heacutemistiche la coupe passe agrave travers le substantif laquo homme raquo Nrsquoest-ce pas une faccedilon drsquoillustrer que les ecirctres humains sont agrave lrsquoorigine de la souffrance des albatros

Au vers 5 la coupe se situe au milieu de laquo peine raquo et dans le deuxiegraveme heacutemistiche crsquoest le participe passeacute laquo deacuteposeacutes raquo qui est mis en relief sous lrsquoeffet de la coupe Dans le premier cas il faut prendre en consideacuteration la locution adverbiale entiegravere laquo agrave peine raquo Que signifie donc la mise en eacutevidence de laquo agrave peine raquo et de laquo deacuteposeacutes raquo La reacuteponse est relativement simple aussitocirct que les albatros ont laquo deacuteposeacute raquo leurs grandes ailes sur les laquo planches raquo du navire ils perdent leur beauteacute et deviennent gauches

Lrsquoon retrouve cette ideacutee au vers 9 cette fois-ci ce sont les termes laquo voyageur raquo et laquo gauche raquo qui sont marqueacutes par la coupe Degraves que le voyageur aileacute se trouve sur un sol ferme il devient laquo gauche et veule raquo et ne peut plus ecirctre consideacutereacute comme laquo roi de lrsquoazur raquo

Finalement au vers 13 la coupe passe agrave travers les substantifs laquo Poegravete raquo et laquo prince raquo Le but en est de rapprocher les deux termes car Baudelaire veut preacuteciseacutement montrer que le poegravete est

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laquo semblable au prince des nueacutees raquo Lrsquoeacutecrivain est agrave son tour incapable de supporter la laquo meacutechanceteacute des hommes raquo1

Nous voyons que lrsquoauteur des Fleurs du Mal exploite lucidement les effets rythmiques pour souligner lrsquoopposition entre les hommes et les albatros

De leur cocircteacute les rimes jouent eacutegalement un rocircle preacutepondeacuterant dans le poegraveme que nous analysons dans le preacutesent commentaire Il srsquoagit de rimes croiseacutees dont le scheacutema est ABAB BCBC DEDE FGFG Il importe drsquoeacutetudier les termes rapprocheacutes sous lrsquoeffet des rimes Pour faire cela nous nous baserons sur le premier et le troisiegraveme quatrains Dans la premiegravere strophe ce sont drsquoabord les substantifs laquo eacutequipage raquo et laquo voyage raquo qui riment Il srsquoagit de rimes suffisantes2 ainsi que de rimes pour lrsquoœil3 Le lecteur peut se demander pourquoi ces deux termes sont ainsi rapprocheacutes Du moment que lrsquoon entreprend un laquo voyage raquo en bateau il faut toujours un laquo eacutequipage raquo pour le diriger Le mecircme pheacutenomegravene phonique peut ecirctre observeacute chez les deux autres rimes du premier quatrain laquo mers raquo et laquo amers raquo Il srsquoagit cette fois-ci drsquoune rime riche4 qui est eacutegalement pour lrsquoœil Les deux mots ainsi relieacutes sont similaires lrsquoeau saleacutee de la mer a un goucirct amer

Au troisiegraveme quatrain nous pouvons drsquoabord rapprocher

lrsquoadjectif laquo veule raquo et le substantif laquo brucircle-gueule raquo Il srsquoagit lagrave encore drsquoune rime suffisante pour lrsquoœil En examinant les deux termes nous remarquons qursquoils sont assez proches lrsquoun de lrsquoautre une fois que lrsquooiseau se trouve au sol il apparaicirct laquo gauche et

1 op cit p 25 2 Une rime est dite suffisante laquo lorsqursquoelle possegravede deux sonoriteacutes [prononceacutees] soit vocaliques soit consonantiques homophones raquo (Franccediloise NAYROLLES Pour eacutetudier un poegraveme Paris Hatier (coll laquo Profil raquo) 1996 p 29) 3 laquo La lsquorime pour lrsquoœilrsquo est fondeacutee non seulement sur lrsquohomophonie mais eacutegalement sur lrsquohomographie crsquoest-agrave-dire lrsquoeacutecriture identique des sons raquo (op cit p 28) 4 Une rime riche laquo possegravede trois sonoriteacutes ou plus soit vocaliques soit consonantiques homophones raquo (op cit p 29)

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veule raquo de par ses grandes ailes qursquoil traicircne agrave cocircteacute de lui Crsquoest agrave cause de son aspect physique que les marins le torturent entre autres avec un laquo brucircle-gueule raquo On le maltraite tout simplement parce qursquoil est diffeacuterent Crsquoest peut-ecirctre une raison pour laquelle le poegravete cherche agrave fuir les hommes en srsquoeacutelevant sur drsquoautres sphegraveres En ce qui concerne les deux autres vers ce sont lrsquoadjectif laquo laid raquo et le verbe laquo volait raquo qui forment une rime pauvre1 pour lrsquoœil Voilagrave deux termes qui marquent une opposition sur les planches du navire lrsquoalbatros est laquo comique et laid raquo Or au moment ougrave il laquo volait raquo il eacutetait un laquo vaste oiseau des mers raquo ou encore un des laquo rois de lrsquoazur raquo Dans cet exemple la rime permet drsquoopposer les deux conceptions de lrsquoalbatros il est beau lorsqursquoil vole mais il est laquo gauche et veule raquo sur le sol ferme Baudelaire a donc savamment exploiteacute lrsquoeffet des rimes Les figures de style

A cocircteacute des images marquantes et des effets de la versification et des rimes il est possible de relever quelques proceacutedeacutes stylistiques qui renvoient au thegraveme central du poegraveme

Le proceacutedeacute dominant dans laquo LrsquoAlbatros raquo est la meacutetaphore La

premiegravere occurrence se trouve au vers 4 laquo Le navire glissant sur les gouffres amers raquo Ces laquo gouffres amers raquo ne rappellent-ils pas les profondeurs de la mer2 Rappelons que le substantif laquo gouffre raquo revient agrave maintes reprises dans lrsquoœuvre de Baudelaire Une autre meacutetaphore est celle des laquo grandes ailes blanches raquo au vers 7 Nous avons preacuteciseacute que lrsquoalbatros est le symbole de lrsquoœuvre baudelairienne Par extension les ailes blanches pourraient symboliser la pureteacute de la poeacutesie Selon de Dictionnaire

1 Une rime pauvre laquo possegravede une sonoriteacute soit vocalique soit consonantique homophone raquo (op cit p 29) 2 On pourrait mecircme voir dans lrsquoadjectif laquo amer raquo un groupe preacutepositionnel laquo agrave [la] mer raquo comme ce sera le cas pour une des œuvres de Saint-John Perse au XXe siegravecle Il y aurait alors un renvoi direct agrave lrsquooceacutean

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des symboles laquo [l]e blanc ndash candidus ndash est la couleur du candidat crsquoest-agrave-dire de celui qui va changer de condition [hellip] raquo1 Or lrsquoalbatros change-t-il vraiment de condition Il paraicirct que oui surtout si lrsquoon songe agrave la meacutetamorphose que subit cet animal en descendant du statut de laquo roi de lrsquoazur raquo agrave celui de lrsquolaquo infirme raquo qui boite Le changement se fait donc en deacutecrescendo Cette meacutetaphore permet parfaitement drsquoillustrer le deacuteclin de la condition de lrsquooiseau

Outre la meacutetaphore nous rencontrons la personnification

dans laquo LrsquoAlbatros raquo laquo indolents compagnons raquo (v 3) laquo rois de lrsquoazur raquo (v 6) laquo voyageur aileacute raquo (v 9) laquo prince des nueacutees raquo (v 13) En geacuteneacuteral ces expressions sont plutocirct mises en relation avec des ecirctres humains et non pas avec des animaux Si elles se rapportent dans ce poegraveme aux oiseaux palmipegravedes cela a un but preacutecis agrave lrsquoaide de ce proceacutedeacute Baudelaire peut plus facilement faire le rapprochement entre les albatros et le poegravete car laquo Le Poegravete est semblable au prince des nueacutees raquo (v 13)

Citons en dernier lieu deux occurrences de la comparaison

laquo Comme des avirons traicircner agrave cocircteacute drsquoeux raquo (v 8) laquo Le Poegravete est semblable au prince des nueacutees raquo (v13) Dans le premier exemple les laquo grandes ailes blanches raquo des albatros sont compareacutees aux avirons drsquoun navire Symboliquement les ailes repreacutesentent des avirons qui permettent aux oiseaux de se deacuteplacer en lrsquoair de mecircme que les marins doivent ramer pour que le bateau puisse se mettre en mouvement (agrave moins qursquoil ne srsquoagisse drsquoun voilier) Le deuxiegraveme exemple compare le poegravete agrave lrsquoalbatros ils connaissent tous les deux des difficulteacutes agrave vivre parmi la meacutechanceteacute des ecirctres humains qui ne savent pas appreacutecier leur vraie valeur Chacun drsquoeux possegravede de laquo grandes ailes raquo ou des laquo ailes de geacuteant raquo qui les empecircchent de se mouvoir librement dans un milieu drsquoignorance et de malheur En revanche dans les sphegraveres supeacuterieures ils sont

1 Jean CHEVALIER Alain GHEERBRANT Dictionnaire des symboles Paris Robert LaffontJupiter 1982 p 125

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les princes de lrsquoart qui laquo hante[nt] la tempecircte et se ri[ent] de lrsquoarcher raquo (v 14) Ils rappellent en quelque sorte deux fregraveres qui se ressemblent comme crsquoest le cas au deacutebut du poegraveme laquo LrsquoHomme et la mer raquo du mecircme auteur Conclusion

Apregraves avoir analyseacute ce poegraveme des Fleurs du Mal nous constatons que Baudelaire a exploiteacute les images la versification et les rimes ainsi que les figures de rheacutetorique pour souligner le thegraveme central de sa poeacutesie Il en reacutesulte non seulement que le poegravete est identifieacute agrave lrsquoalbatros mais lrsquooiseau est devenu le symbole mecircme de la poeacutesie baudelairienne Il est possible de deacutegager une certaine progression dans le texte la situation de deacutepart est diffeacuterente de celle que lrsquoon trouve agrave la fin Nous pouvons dire que lrsquoauteur est omnipreacutesent dans lrsquoœuvre mais il demeure invisible il ne se manifeste que dans le dernier quatrain et mecircme indirectement lorsqursquoil avance le substantif laquo Poegravete raquo Ajoutons que la troisiegraveme strophe ne figure pas dans la premiegravere version de laquo LrsquoAlbatros raquo elle a eacuteteacute inseacutereacutee par le poegravete sur le conseil de son ami Asselineau pour mieux marquer laquo la gaucherie ou du moins [hellip] la gecircne de lrsquoalbatros pour faire tableau de son embarras raquo1 Interrogeons-nous pour terminer sur lrsquointention de Baudelaire en eacutecrivant cette œuvre poeacutetique Ce qursquoil a sans doute voulu montrer crsquoest que la poeacutesie est parfois deacutedaigneacutee par les hommes qui ne lrsquoentendent pas Il en est de mecircme pour les animaux crsquoest leur diffeacuterence agrave lrsquoeacutegard des hommes qui incite ces derniers agrave les consideacuterer comme des ecirctres infeacuterieurs Le poegravete veut preacuteciseacutement critiquer cette attitude condamnable et lancer un appel pour que lrsquoon porte remegravede agrave cette situation de meacutepris En somme gracircce agrave une habileteacute poeacutetique qui a atteint son apogeacutee laquo LrsquoAlbatros raquo est

1 BAUDELAIRE Œuvres complegravetes Paris Gallimard (Bibliothegraveque de la Pleacuteiade) 1975 t1 p 836

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un chef-drsquoœuvre litteacuteraire qui sert de seuil agrave la poeacutesie de Baudelaire

Mary-Jo ANDRICH Laurent FELS

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Nadine BAULESCH

(Luxembourg)

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SUZON HEacuteDO (1942-1990)

laquo Tableau raquo1

Tecircte drsquoeacutebegravene Tecircte de reine

Longs yeux drsquoamande

Chant de deux glandes

Front drsquoambre large Miroir drsquoamour

Bouche lippue Baiser tout nu

1 Poegravemes de 12 agrave 18 ans Luxembourg 1962

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LECTURE DU POEgraveME

Ce court poegraveme eacutecrit dans les anneacutees soixante du vingtiegraveme siegravecle est un exemple type de la poeacutesie moderne il propose au lecteur une structure assez libre toute diffeacuterente de celle qursquoil peut trouver dans la litteacuterature classique ougrave la forme eacutetait strictement reacutegleacutee A cela srsquoajoute le fait que lrsquoauteur utilise une meacutethode drsquoeacutecriture qui rend difficile la distinction du thegraveme apregraves une premiegravere lecture Remarquons donc qursquoune telle œuvre demande un travail plus seacuterieux voire analytique pour deacutegager clairement son intention

En effet la seule chose que lrsquoon peut dire apregraves une premiegravere

reacuteflexion sur la composante principale crsquoest qursquoil srsquoagit ici de la description plus ou moins symbolique drsquoun tableau drsquoart Comme nous lrsquoavons vu lrsquoauteur ne nous donne pas une description preacutecise mais il travaille plutocirct avec des impressions

Ainsi il est presque exigeacute qursquoil nous propose au moins un

mot-cleacute pour nous aider agrave voir de quoi il srsquoagit dans le texte Cette laquo aide raquo nous est accordeacutee par le titre mecircme du poegraveme Effectivement le lecteur peut maintenant se concentrer sur ses questions sur le thegraveme de la description impressionnante drsquoun portrait

En regardant de plus pregraves lrsquoensemble des images utiliseacutees qui

se compose avant tout de meacutetaphores nous pouvons certifier lrsquoideacutee du portrait plein drsquoharmonie ce que lrsquoauteur souligne en donnant une structure et un rythme bien reacuteguliers agrave son texte

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Deacutejagrave dans le premier vers nous nous voyons confronteacutes agrave une image forte La tecircte est drsquoeacutebegravene ce qui renvoie agrave ce bois ceacutelegravebre pour sa couleur tregraves fonceacutee ou mecircme noire et en plus bien connu pour sa dureteacute On pourrait mecircme le qualifier de laquo roi des bois raquo ce qui le rapproche bien eacutevidemment drsquoun point de vue seacutemantique du terme du deuxiegraveme vers ougrave lrsquoauteur parle de laquo tecircte de reine raquo Ensuite dans les deux strophes suivantes sont eacutevoqueacutees les laquo yeux drsquoamande raquo et le laquo front drsquoambre raquo de la personne portraiteacutee ajouteacutes agrave la caracteacuteristique physique des cheveux noirs1 ce qui nous fait penser agrave un personnage appartenant agrave un peuple asiatique Les yeux eacutetant deux glandes ils sont le reacuteservoir des larmes image qui srsquooppose drsquoailleurs ici agrave lrsquoideacutee du laquo chant raquo de ces deux glandes

La suite et notamment la troisiegraveme strophe du poegraveme fait

allusion agrave lrsquoamour On a vraiment ici lrsquoimpression que le front et avec celui-ci le reste du visage est un laquo miroir drsquoamour raquo comme le dit le poegravete Crsquoest ici la premiegravere fois que se preacutesente une ideacutee claire dans de texte Cette ideacutee de lrsquoamour nous renvoie certainement aux impressions et aux sentiments que la personne contemplant le tableau ressent en soi

Effectivement le poegravete ne deacutecrit pas le tableau de maniegravere

tregraves concise mais il produit un effet fascinant qui nous prend aussi fortement que la personne qui se trouve reacuteellement devant le portrait

La fin du poegraveme constitue le zeacutenith de la progression des

effets dans ce texte Cette derniegravere strophe nous propose des images touchant deacutejagrave presque agrave un domaine eacuterotique Lrsquoauteur nous illustre cette facette en eacutevoquant la laquo bouche lippue raquo pour finir avec le laquo baiser tout nu raquo Mais ce nrsquoest pas du tout lrsquoeacuterotisme qui est important ici

1 Meacutetaphoriseacutes par lrsquoimage laquo tecircte raquo drsquoeacutebegravene

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Toutes les sensations visuelles1 les couleurs bien signifiantes2 les formes rondes3 creacuteent un effet vraiment fascinant et le lecteur est fortement impressionneacute surtout parce que lrsquoauteur qui eacutevite de se manifester ne lui montre pas tout Il reste une grande curiositeacute dont on peut penser que crsquoest lagrave lrsquointention majeure du poegravete

Cet effet de fasciner le lecteur est bien sucircr encore renforceacute

par le style mecircme du poegraveme Le rythme et la musicaliteacute reacuteguliers creacuteent une atmosphegravere tellement harmonieuse et magique presque ensorcelante qursquoil devient tout agrave fait impossible de ne pas ecirctre toucheacute par cette ambiance merveilleuse

La progression du thegraveme est donc inteacuteressante surtout parce

qursquoelle preacutesente un veacuteritable crescendo depuis le deacutebut du poegraveme jusqursquoagrave sa fin

La beauteacute de lrsquoœuvre drsquoart repreacutesenteacutee ici par le portrait

artistique drsquoune personne apparemment parfaite drsquoun cocircteacute et par le poegraveme preacutesentant une ambiance comparable agrave celle du tableau parfaitement composeacute de lrsquoautre cocircteacute constitue en quelque sorte un ideacuteal pour le poegravete-artiste qui deacutesire creacuteer les mecircmes effets qui ont agi sur lui chez le lecteur Avec son œuvre moderne aux vers quadrisyllabes qui construisent des strophes isomeacutetriques horizontales4 dans lesquelles on peut trouver beaucoup de proceacutedeacutes stylistiques autres que la meacutetaphore seule comme par exemple des anaphores5 ainsi que des assonances6 la poeacutetesse a bien reacuteussi agrave creacuteer une atmosphegravere vraiment impressionnante En effet le fait de donner seulement des fragments de ce tableau qursquoelle tente de montrer ainsi que lrsquoutilisation drsquoimages qui

1 Preacutesents dans toutes les strophes 2 Lrsquoambre (clair) qui srsquooppose au noir drsquoeacutebegravene (sombre) 3 Tecircte yeux en forme drsquoamande compareacutes agrave des glandes la bouche etc 4 Particulariteacute de strophes dont le nombre de vers est infeacuterieur au nombre de syllabes par vers 5 Notamment dans la premiegravere et la derniegravere strophe 6 Richesse des sons laquo egrave raquo laquo an raquo laquo ou raquo et laquo u raquo

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deviennent presque des symboles illustrent bien cette intention du poegravete de fasciner le lecteur

Mais on pourrait tout de mecircme dire qursquoagrave la fin le lecteur de

ce poegraveme ne sait toujours pas vraiment quel est le message reacuteel du texte Et voila ce qui est inteacuteressant Un poegravete ne doit pas toujours proposer un message explicite il reste avant tout un artiste auquel on doit parfois accorder le droit de se contenter de toucher simplement son lecteur gracircce agrave des sensations ou des symboles Cela appartient aussi au vaste domaine de lrsquoart et crsquoest lagrave avant tout un exemple de perfectionnisme artistique sans ce laquo devoir raquo drsquoapporter un aspect moralisant ou avertissant Ne pourrait-on pas dire de ce poegraveme qursquoil montre des caracteacuteristiques du symbolisme courant poeacutetique qui cherchait lrsquoart raffineacute et estheacutetique tout en creacuteant laquo seulement raquo des impressions Tout ce que nous avons vu maintenant dans ce poegraveme nous fait effectivement affirmer cette ideacutee

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Christophe DURAND ndash LE MENN

(France)

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CLAUDE DE MALLEVILLE (1592 - 1647)

laquo Imitation du Cavalier Marin raquo

Que Parteacutenice est belle encor qursquoelle soit noire Crsquoest le plus digne objet ougrave srsquoadressent nos vœux A lrsquoeacutebegravene eacuteclatant qui luit en ses cheveux Lrsquoor et lrsquoambre ont ceacutedeacute lrsquohonneur de la victoire Quelle si blanche main ou drsquoalbacirctre ou drsquoivoire De ses liens si noirs peut deacutefaire les nœuds Quelle clarteacute de teint brille de tant de feux Que les ombres du sien nrsquoen offusquent la gloire Qui jamais vit en terre une diviniteacute Paraicirctre sous un voile avec tant de beauteacute Qui vit jamais sortir tant drsquoeacuteclairs drsquoun nuage Soleil retirez-vous un autre est en ces lieux Un autre qui pourvu drsquoun plus riche partage Porte la nuit au front et le jour dans les yeux

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LECTURE DU POEgraveME

Donner une deacutefinition du baroque serait reacuteduire consideacuterablement le concept mecircme de baroque neacuteanmoins nous pouvons en tracer les lignes majeures les thegravemes communs de lrsquoinspiration baroque sont le mouvement lrsquoinconstance lrsquoeacutepheacutemegravere lrsquoextravagant lrsquoillusion la prolifeacuteration drsquoimages dans la poeacutesie baroque catalyse cette mouvance obseacutedante et cyclique Le poegraveme que nous nous proposons drsquoeacutetudier est un sonnet intituleacute laquo Imitation du Cavalier Marin raquo eacutecrit par Malleville Ce poegraveme deacutegage le goucirct du paradoxe cher aux baroques en ceacuteleacutebrant la beauteacute noire de Parteacutenice

La composition du sonnet est claire le premier quatrain

annonce lrsquoobjet de ce poegraveme Parteacutenice le deuxiegraveme quatrain vient srsquoopposer au preacuteceacutedent en exposant lrsquoimpossibiliteacute pour la blancheur de se fondre dans le noir le premier tercet exalte lrsquoabsolue uniciteacute de cette beauteacute le deuxiegraveme tercet enfin affirme et confirme la supeacuterioriteacute de cette beauteacute noire sur toute autre chose

Nous savons que les femmes noires de mecircme que les veuves

ont exerceacute une fascination sensuelle sur les poegravetes baroques qui ont chanteacute vanteacute les charmes de ces beauteacutes inaccessibles Cet envoucirctement quasi mystique se ressent dans le premier quatrain degraves lrsquoincipit le poegravete annonce son admiration beacuteate face agrave lrsquoeacutetrange beauteacute qui srsquooffre agrave ses yeux laquo Que Parteacutenice est belle raquo la simpliciteacute de lrsquoadjectif nous emporte au-delagrave du commun le charme est absolu presque ideacuteal Parteacutenice est lrsquoimage de la Beauteacute image inverseacutee car elle est linteacuterieur du miroir le contre-pied du phantasme commun (tout au moins au

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XVIIe siegravecle) laquo encor qursquoelle soit noire raquo La noirceur de cette femme nrsquoest en aucun cas un obstacle agrave sa beauteacute mais opegravere au contraire de maniegravere homotheacutetique le noir redouble la fascination du poegravete le noir est ici vertueux laquo Crsquoest le plus digne objet ougrave srsquoadressent nos vœux raquo Le terme laquo objet raquo galant montre la fixation du poegravete agrave lrsquoeacutegard de cette femme Parteacutenice est le centre drsquoun jeu eacuterotique crsquoest un appas de qualiteacute supeacuterieure vers lequel tend le poegravete Le paradoxe se poursuit dans le vers suivant ougrave lrsquoeacutebegravene est qualifieacute drsquolaquo eacuteclatant raquo la beauteacute noire scintille de ses feux obscurs et lrsquoeacuteclat semble reluire sur cette peau hacircleacutee sur cette chevelure agrave la sensualiteacute provocante Nous pouvons deacutejagrave remarquer lrsquoemploi de codes analogiques celui du bois (laquo eacutebegravene raquo) et celui des meacutetaux dans le vers 4 laquo Lrsquoor et lrsquoambre raquo Le vers 4 annonce la deacutefaite de lrsquoeacuteclat lactescent et la victoire de la noirceur Les beauteacutes doreacutees ceacuteleacutebreacutees par lrsquoimagerie commune srsquoeffacent se courbent devant cette sombre princesse laquo Lrsquoor et lrsquoambre ont ceacutedeacute lrsquohonneur de la victoire raquo Parteacutenice est ainsi preacutesenteacutee comme digne de tous les honneurs

Le deuxiegraveme quatrain vient opposer agrave cette noirceur

innocente la blancheur drsquoune main avide Deux questions transpercent lrsquoesprit du poegravete La premiegravere question deacutenonce lrsquoimpossibiliteacute drsquoatteindre cette beauteacute noire Parteacutenice semble hors de porteacutee inaccessible agrave tout homme blanc agrave tout visage pacircle crsquoest lrsquoimpossibiliteacute drsquounir les deux extrecircmes dans lrsquoarc-en-ciel chromatique il srsquoagit bien ici drsquoextrecircmes le poegravete insiste sur lrsquoopposition laquo Quelle si blanche main [hellip] De ses liens si noirs raquo Le poegravete exhausse les deux couleurs en deux absolus incompatibles laquo peut deacutefaire les nœuds raquo Le vers 5 utilise le code des matiegraveres preacutecieuses laquo ou drsquoalbacirctre ou drsquoivoire raquo les deux protagonistes appartiennent ainsi agrave des sphegraveres privileacutegieacutees mais tregraves eacuteloigneacutees lrsquoune de lrsquoautre le blanc et le noir font partie de deux mondes diffeacuterents La deuxiegraveme question pose eacutegalement le problegraveme de lrsquoopposition mais souligne la supeacuterioriteacute de la beauteacute noire mise en face drsquoune beauteacute claire lrsquolaquoombre raquo du teint de

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Parteacutenice est plus eacuteclatante que tous les laquo feux raquo drsquoune peau claire Nous pouvons noter aussi que dans ces deux quatrains se deacutegage une sensualiteacute envoucirctante gracircce agrave lrsquoutilisation de termes renvoyant au corps humain laquo cheveux raquo (vers 3) laquo main raquo (vers 5) laquo teint raquo (vers 7) Ainsi tout un deacuteploiement drsquoimages est mis en place pour ceacuteleacutebrer la beauteacute unique et mystique de Parteacutenice en effet certains termes sont emprunteacutes au vocabulaire religieux laquo dignes raquo laquo vœux raquo (vers 2) et laquo gloire raquo (vers 8)

La progression vers le divin et lrsquounique continue dans les deux

tercets ougrave Parteacutenice est litteacuteralement placeacutee sur un pieacutedestal antique elle est mise au rang de laquo diviniteacute raquo descendue sur terre une sorte de mi-deacuteesse un Ange noir Lrsquouniciteacute est ici marqueacutee par le terme laquo jamais raquo aux vers 9 et 11 crsquoest la premiegravere fois qursquoune telle beauteacute se reacutevegravele mais il faut en mecircme temps la chercher car cette beauteacute est cacheacutee derriegravere un laquo voile raquo sa peau noire Une autre opposition est mise en valeur au vers 11 laquo tant drsquoeacuteclairs drsquoun nuage raquo ce laquo nuage raquo sombre eacuteclaire le contemplateur Nous retrouvons donc ici lrsquoimage baroque drsquoun monde inverseacute drsquoune nature ougrave le noir est divin et le candide commun Nous pouvons aussi constater la force de Parteacutenice cette laquo diviniteacute raquo qui lance des laquo eacuteclairs raquo Parteacutenice devient ainsi une deacuteesse eacuterotique gracircce au charme obscur de sa beauteacute

Elle acquiert enfin au dernier tercet la place privileacutegieacutee de lrsquoastre qui illumine le monde le Soleil Mecircme le soleil roi du firmament se doit de srsquoeacuteclipser crsquoest plus qursquoune obligation crsquoest un ordre laquo Soleil retirez-vous raquo (vers 12) Malleville oppose ici au soleil Parteacutenice soleil noir cet laquo autre [hellip] pourvu drsquoun plus riche partage raquo Le paneacutegyrique srsquoachegraveve enfin sur une pointe antitheacutetique ce soleil noir Parteacutenice laquo porte la nuit au front et le jour dans les yeux raquo Ce sont ses yeux qui provoquent laquo tant drsquoeacuteclairs raquo ses yeux qui brillent dans la laquo nuit raquo de sa peau Parteacutenice est ainsi porteuse de lrsquoinfini puisqursquoen elle se meacutelangent la jour et la nuit sa beauteacute noire est eacuteternelle paradoxale et en

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mouvement constant crsquoest un soleil qui forme une reacutevolution autour de la fascination beacuteate du poegravete

Nous avons donc vu que ce poegraveme en abordant le thegraveme

baroque de la beauteacute noire utilise aussi les armes de la poeacutesie baroque agrave savoir le paradoxe lrsquoantithegravese les codes meacutetaphoriques les oppositions avec comme lignes directrices le mouvement lrsquoeacutepheacutemegravere (car cette beauteacute nrsquoest que de passage) le monde inverseacute tout ceci dans une prolifeacuteration drsquoimages Nous pourrions le qualifier de poegraveme baroque classique (sic) Mais ce sonnet pose aussi le problegraveme de la sinceacuteriteacute dans la poeacutesie baroque est-ce vraiment une ceacuteleacutebration de la beauteacute noire ou bien seulement un preacutetexte agrave un deacuteploiement drsquoimages un simple jeu poeacutetique comme pourrait le suggeacuterer le titre du poegraveme laquo Imitation du Cavalier Marin raquo

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Laurent FELS

(Luxembourg)

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Saint-John Perse1

Agrave lrsquooccasion du 30e anniversaire de la mort du poegravete et diplomate

laquo Un jour pourtant elles trouvegraverent sur mon lit un volume Crsquoeacutetaient des poegravemes admirables mais obscurs de Saint-Leacuteger Leacuteger Ceacuteleste lut quelques pages et me dit Mais ecirctes-vous bien sucircr que ce sont des vers est-ce que ce ne serait pas plutocirct des devinettes Eacutevidemment pour une personne qui avait appris dans son enfance une seule poeacutesie Ici-bas tous les lilas meurent il y avait manque de transition raquo (Marcel Proust) laquo Et puis crsquoeacutetait en 1916 agrave Nantes dans une chambre drsquointerne agrave lrsquohocircpital de la rue du Boccage je lisais Eloges agrave mon ami Jacques Vacheacute et je me rappelle comme je tressaillais au passage de certaines phrases et comme il y reacuteagissait aussi quoiqursquoen se surveillant bien davantage raquo (Andreacute Breton)

1815-1887 Avant la naissance drsquoAlexis Leacuteger

Crsquoest en 1815 que le premier membre de la famille Leacuteger vient srsquoinstaller en Guadeloupe Crsquoest un homme acircgeacute de vingt-neuf ans du nom de Prosper-Louis Leacuteger qui exerce le meacutetier de notaire depuis 1799 Il a quitteacute Paris une fois que lrsquoeacutetude qursquoil a commenceacutee en 1799 est tombeacutee en faillite en 1813 Arriveacute en Guadeloupe il deacutecide en 1815 drsquoacheter une eacutetude de notaire agrave Basse-Terre Quatre ans plus tard vient au monde le cinquiegraveme enfant de Prosper-Louis Leacuteger il srsquoagit drsquoAlexis-Edmond Leacuteger le futur grand-pegravere du poegravete

Alexis-Edmond srsquoengage dans la carriegravere notariale agrave Pointe-agrave-Pitre en 1851 agrave lrsquoacircge de trente-deux ans et eacutepouse Augusta Caille

1 Extrait de lrsquoouvrage Saint-John Perse Images agrave Crusoeacute A la recherche du temps et de lrsquoespace perdus Paris Editions Le Manuscrit 2005

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en 1845 acircgeacutee de dix-neuf ans et demi Le mariage donnera naissance agrave quatre enfants dont deux fils (Arthur et Ameacutedeacutee) et deux filles (Louise et Steacutephanie) Arthur mourra agrave lrsquoacircge de trois ans Quant agrave Ameacutedeacutee il sera le pegravere drsquoAlexis Leacuteger futur Saint-John Perse

En 1884 de retour en Guadeloupe apregraves ses eacutetudes de droit

en France Ameacutedeacutee Leacuteger srsquoinstalle comme avocat-avoueacute agrave Pointe-agrave-Pitre et se marie avec une fille de planteurs Parallegravelement agrave son activiteacute professionnelle il est eacutelu au Conseil municipal de la ville deviendra troisiegraveme puis deuxiegraveme et finalement premier adjoint au maire Ses engagements politiques le porteront du cocircteacute des reacutepublicains Sa liste est soutenue par le journal Le Progregraves Il est peut-ecirctre franc-maccedilon (beaucoup de ses amis le sont) alors que son eacutepouse Reneacutee Dormoy est tregraves catholique Neacutee agrave Basse-Terre elle a passeacute son enfance et son adolescence sur une habitation acquise par son pegravere Bois-Debout non loin de Capesterre habitation sucriegravere Par sa megravere neacutee Le Dentu elle se rattache aux proprieacutetaires de lrsquohabitation cafeacuteiegravere La Joseacutephine situeacutee au-dessus de Basse-Terre Les premiers poegravemes du futur Saint-John Perse eacutevoqueront alternativement drsquoune part la ville de Pointe-agrave-Pitre en parfait contraste avec ces deux habitations en pleine nature ougrave il a souvent seacutejourneacute pendant ses vacances Cinq enfants sont issus du mariage entre Ameacutedeacutee Leacuteger et Reneacutee Dormoy Eliane naicirct en 1884 Paulette vient au monde en 1886 puis un an plus tard naicirct Alexis le futur poegravete Lrsquoanneacutee 1889 est celle de la naissance de Marguerite et finalement en 1893 crsquoest le dernier enfant de ce mariage qui vient au monde agrave savoir Solange 1887 naissance drsquoAlexis Leacuteger

Le 31 mai 1887 agrave cinq heures du soir dans la maison de la dame Deacutelias rue drsquoArbaud agrave Pointe-agrave-Pitre ougrave se situe la reacutesidence de son pegravere naicirct Marie-Reneacute-Auguste-Alexis Leacuteger On

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trouve ces donneacutees dans lrsquoacte de naissance de lrsquoenfant Le poegravete a souhaiteacute qursquoon croie ndash et pendant longtemps les critiques ont reacutepeacuteteacute ndash qursquoil eacutetait neacute non en ville mais dans une petite icircle au large de la Guadeloupe Les Leacuteger ont effectivement posseacutedeacute dans la rade de Pointe-agrave-Pitre un icirclet appeleacute Icirclet-Feuilles ou Icirclet-agrave-Feuilles1 et dans son enfance il est arriveacute agrave Alexis drsquoy faire une excursion lrsquoideacutee selon laquelle il y serait neacute est hautement improbable mais poeacutetiquement fort inteacuteressantehellip

Une anneacutee apregraves le grand-pegravere du cocircteacute paternel (Alexis

Leacuteger) rejoint lrsquoeacuteterniteacute Il legravegue tous ses biens dont lrsquoIcirclet-agrave-Feuilles agrave sa femme Augusta Caille la grand-megravere du futur poegravete En 1890 crsquoest le grand-pegravere maternel Paul Dormoy qui srsquoeacuteteint

Quatre ans plus tard la sœur cadette drsquoAlexis Leacuteger (Solange)

deacutecegravede le 31 juillet agrave lrsquoacircge drsquoun an Son fregravere eacutevoquera sa mort dans un chant drsquoEacuteloges Cette mecircme anneacutee 1894 les parents et les deux sœurs aicircneacutees drsquoAlexis entreprennent un voyage en France et plus preacuteciseacutement agrave Bordeaux La famille retournera le 21 janvier 1895 aux Antilles A lrsquooccasion du huitiegraveme anniversaire de leur fils ses parents lui offrent une barque un cheval et une lunette astronomique Crsquoest en octobre 1895 que lrsquoenfant entre en huitiegraveme au lyceacutee Carnot agrave Pointe-agrave-Pitre

En octobre 1896 il entre en classe de septiegraveme Lrsquoenfant a la santeacute fragile il tombe malade en septembre et fait sa rentreacutee avec un mois de retard deacutebut novembre On suppose qursquoil est atteint de fiegravevres paludeacuteennes

Lrsquoanneacutee suivante en avril lrsquoicircle a subi un leacuteger tremblement de

terre dont le bilan compte deux morts et quinze blesseacutes agrave Pointe-agrave-Pitre Le 14 septembre 1897 les parents drsquoAlexis voyagent de nouveau en France alors que les enfants restent aupregraves de leurs deux aiumleules En feacutevrier 1898 le pegravere retourne aux icircles tandis que la megravere seacutejourne en Europe jusqursquoau mois drsquoaoucirct Le premier

1 Cette icircle srsquoappelle aujourdrsquohui laquo Icirclet agrave Petreluzzi raquo bien que la famille Petreluzzi nrsquoen soit plus proprieacutetaire

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octobre de la mecircme anneacutee le jeune Alexis entre en sixiegraveme classique Crsquoest en 1898 que les Leacuteger entreprennent les derniegraveres preacuteparations avant de quitter deacutefinitivement la Guadeloupe La crise eacuteconomique et lrsquoinstabiliteacute politique de lrsquoicircle ont pousseacute beaucoup de Blancs de la Guadeloupe agrave srsquoinstaller sur le continent europeacuteen Saint-John Perse nous donne encore une autre raison de lrsquoinstallation de sa famille en France agrave savoir qursquoil y a pu faire de meilleures eacutetudes Mais il y a encore deux autres raisons du deacutepart des Leacuteger le deacutesir ancien drsquoAugusta exprimeacute degraves son retour en Guadeloupe en 1840 de revenir en meacutetropole et puis la santeacute de la megravere du poegravete Les anneacutees de lyceacutee agrave Pau et de faculteacute agrave Bordeaux

Le 4 mars 1899 la famille drsquoAlexis Leacuteger srsquoembarque sur le Canada pour Bordeaux Ils y deacutebarqueront le 17 mars et srsquoinstalleront au numeacutero 7 de la rue Latapie agrave Pau Quant agrave Augusta Caille la grand-megravere elle les suivra et srsquoeacutetablira avec sa fille Steacutephanie et ses petits-enfants au numeacutero 18 rue Latapie Le 1er mai 1899 elle quitte Pointe-agrave-Pitre agrave bord du Labrador Une fois les logements installeacutes agrave Pau les trois sœurs drsquoAlexis freacutequentent le collegravege des Ursulines alors que leur fregravere est inscrit en classe de cinquiegraveme au lyceacutee de Pau qui porte aujourdrsquohui le nom de laquo Lyceacutee Saint-John Perse raquo Il passera son baccalaureacuteat dans le mecircme eacutetablissement Le lyceacutee est eacutegalement le lieu de rencontre avec des personnages qui joueront un rocircle important dans la vie drsquoAlexis Leacuteger comme Gustave-Adolphe Monod fils drsquoErnest Monod qui est le pasteur de lrsquoEacuteglise reacuteformeacutee agrave Pau Alexis fait de bonnes eacutetudes Pendant les vacances la famille seacutejourne agrave Bielle-drsquoOssau agrave Saint-Sauveur voire dans le pays Basque agrave Tardets (tous ces lieux se situent dans les Pyreacuteneacutees) En 1902 lrsquoicircle voisine de la Guadeloupe est deacutevasteacutee par lrsquoeacuteruption de la montagne Peleacutee Les Leacuteger entretenaient drsquoeacutetroites alliances

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familiales avec quelques habitants de la Martinique et sont donc fortement bouleverseacutes par cette mauvaise nouvelle

En 1902 Alexis rencontre Francis Jammes Celui-ci a trente-

quatre ans agrave lrsquoeacutepoque Cela ne lrsquoempecircche pas de lier une relation amicale avec le jeune Alexis acircgeacute de quinze ans Ils parlent souvent de litteacuterature et Jammes lui fait lire Paul Claudel Deux ans plus tard le futur Saint-John Perse passe son baccalaureacuteat avec mention au lyceacutee de Pau Au mois drsquooctobre de la mecircme anneacutee il srsquoinscrit pour des eacutetudes de droit agrave la faculteacute de Bordeaux Il sera logeacute chez son cousin Paul Warin Parallegravelement il freacutequente la faculteacute de meacutedecine celle des sciences et la faculteacute de lettres en tant qursquoeacutetudiant libre Il faut preacuteciser qursquoAlexis nrsquoa pris aucune autre inscription que celle agrave la faculteacute de droit Cette mecircme anneacutee Leacuteger fait la connaissance de Gabriel Frizeau qui est un ami de Francis Jammes et de Paul Claudel Frizeau est un grand amateur drsquoart et meacutecegravene Chez lui le jeune poegravete rencontre Andreacute Lhote et Odilon Redon il y deacutecouvre Gauguin et notamment sa grande toile laquo Qui je fus raquo Son poegraveme LrsquoAnimale est directement inspireacute de Gauguin Premiegraveres publications

Selon Alexis Leacuteger il aurait eacutecrit en 1897 le poegraveme Deacutesir de Creacuteole qui ne figure pas dans les Œuvres complegravetes de la Pleacuteiade Il lrsquoaurait donc reacutedigeacute agrave Pointe-agrave-Pitre en Guadeloupe agrave lrsquoacircge de dix ans Crsquoest une des rares productions ougrave il a adopteacute la versification classique Le poegraveme composeacute en alexandrins reacuteguliers a plus vraisemblablement eacuteteacute eacutecrit alors quAlexis Leacuteger avait eacutetudieacute Lamartine au lyceacutee probablement en classe de premiegravere (donc en 1902-3 lorsqursquoil avait seize ans) Par ailleurs le lecteur trouve dans cette œuvre de tregraves beaux tableaux des Antilles et quelques allusions agrave des leacutegendes relateacutees par les habitants

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Lrsquoanneacutee 1904 est celle de la reacutedaction de Des Villes sur trois modes dont la publication se fera en 1908 dans le numeacutero 7 de la revue Pan bien que lrsquoœuvre soit dateacutee 1906 Ce poegraveme a eacuteteacute joint agrave une lettre qursquoAlexis Leacuteger a adresseacutee agrave son ami de lyceacutee Gustave-Adolphe Monod en 1908 Lrsquoensemble du poegraveme est diviseacute en trois parties dont chacune comporte une eacutepigraphe latine emprunteacutee agrave un Pegravere de lrsquoEacuteglise Dans la premiegravere partie le poegravete nous chante sa haine des grandes villes (laquo Ocirc villes ougrave les fruits pourrissent aux larmiers raquo laquo Ocirc villes drsquoindigence indignes du pillage raquo) thegraveme que lrsquoon retrouvera plus tard dans Images agrave Crusoeacute La deuxiegraveme partie contient encore lrsquoideacutee du pillage drsquoune ville mais cette fois-ci par des corsaires violents (laquo Compagnons des Trois Mers Ranccedilonneurs et Pirates raquo) Finalement dans la troisiegraveme partie de Des Villes sur trois modes le jeune Alexis deacutecrit ce que Mireille Sacotte la grande speacutecialiste de Saint-John Perse appelle laquo la vie libre et deacutepraveacutee des corsaires raquo1 Dans ce dernier chant nous retrouvons des traits du Bateau ivre de Rimbaud mais aussi lrsquoinfluence de Baudelaire et de Heacutereacutedia On srsquoaccorde agrave reconnaicirctre Pau dans la premiegravere ville Bordeaux dans la deuxiegraveme et Pointe-agrave-Pitre dans la troisiegraveme Cette œuvre de jeunesse montre deacutejagrave le style brillant ainsi que la grande habileteacute poeacutetique du futur Saint-John Perse Images agrave Crusoeacute reacutedigeacute en 1904 ne verra sa publication qursquoen 1909 dans la Nouvelle Revue franccedilaise (NRF) Il srsquoagit de la reacuteeacutecriture du mythe de Robinson Crusoeacute tel que nous le preacutesente Daniel Defoe Toutefois le Crusoeacute de Leacuteger est un personnage tout agrave fait diffeacuterent de celui que nous propose le romancier anglais Crsquoest le Robinson nostalgique imagineacute par Jammes

1905 est une anneacutee riche en rencontres Alexis Leacuteger fait la

connaissance de Franccedilois Mauriac agrave la faculteacute des lettres agrave Bordeaux Chez Jammes agrave Orthez il rencontre Claudel qui lui offre un exemplaire des Muses A cocircteacute de ses eacutetudes et des travaux de reacutedaction le jeune poegravete fait beaucoup de sport il pratique

1 Mireille SACOTTE Alexis LeacutegerSaint-John Perse Paris LrsquoHarmattan 1997

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lrsquoescrime la voile et lrsquoeacutequitation Lors drsquoune randonneacutee en montagne il fait la connaissance de Henry Russel Depuis toujours Alexis Leacuteger srsquoest passionneacute pour la musique surtout pour Debussy et les laquo musiciens de lrsquoeacutecole russe raquo En octobre 1905 il entre dans le service militaire qursquoil terminera en septembre 1906 Sous le matricule 5758 il fait partie de la laquo troisiegraveme section de la quatriegraveme compagnie au dix-huitiegraveme reacutegiment drsquoinfanterie raquo de Pau Leacuteger est inscrit comme soldat de deuxiegraveme classe

Il met fin agrave son service militaire en 1906 et retourne agrave Bordeaux ougrave il continue ses eacutetudes de droit En mecircme temps il commence une licence de philosophie Cette mecircme anneacutee chez Gabriel Frizeau il rencontre Jacques Riviegravere critique romancier eacutediteur et directeur de la Nouvelle Revue franccedilaise En aoucirct 1906 il voyage de nouveau en Espagne Depuis un certain temps il fait preuve drsquoun grand inteacuterecirct pour la meacutetrique grecque Une fois que sa traduction des Eacutepinicies de Pindare est acheveacutee il deacutecide de faire la traduction de trente des trente-cinq Pythiques

Lrsquoanneacutee 1907 marque un tournant dans la vie du jeune poegravete

son pegravere Ameacutedeacutee Leacuteger meurt subitement En tant que seul garccedilon de la famille crsquoest Alexis qui doit srsquooccuper de sa famille au deacutetriment de ses eacutetudes qursquoil interrompt pour quelque temps Il prend en charge la geacuterance du portefeuille drsquoactions de la famille qui est suffisant pour faire vivre cinq personnes Peu de temps apregraves la mort du pegravere les Leacuteger quittent leur habitation et vont srsquoinstaller au 23 boulevard drsquoAlsace-Lorraine Plusieurs œuvres datent de cette anneacutee LrsquoAnimale Pour fecircter des oiseaux (qui prendra le titre de Cohorte) Pour fecircter une enfance et finalement Reacutecitation agrave lrsquoeacuteloge drsquoune Reine Un an apregraves crsquoest la grand-megravere Augusta Caille qui deacutecegravede le 29 juillet Alexis entretient une correspondance ininterrompue avec Riviegravere qui lrsquoinforme de la fondation de la Nouvelle Revue franccedilaise par Gaston Gallimard Jean Schlumberger Andreacute Ruyters Andreacute Gide Henri Gheacuteon et

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Jacques Copeau Il reacutedige Eacutecrit sur la porte et les dix-huit poegravemes drsquolaquo Eacuteloges raquo

Les eacutetudes universitaires le megraveneront dans diverses directions

Ses domaines de preacutedilection sont la philosophie lrsquoanthropologie et lrsquoethnologie La musique occupe eacutegalement une place importante dans sa vie et il se passionne surtout pour Vincent drsquoIndy et la laquo Schola Cantorum raquo En 1909 il rencontre Edouard Brunel qui est alors chef drsquoorchestre et srsquooccupe des concerts de Pau Alexis fait aussi la connaissance de Paul Maufret le fondateur de la laquo Schola de Pau raquo Ils deacutecident alors ensemble que des morceaux contemporains seront mis au programme Le poegravete reacutedige des articles de critique musicale dans Pau-Gazette sur les concerts en question La mecircme anneacutee il publie Images agrave Crusoeacute qursquoil a drsquoabord proposeacute agrave la revue Anteacutee et agrave La Phalange qui en ont refuseacute la publication Lrsquoœuvre paraicirct finalement dans le numeacutero 7 (1er aoucirct) de la Nouvelle Revue franccedilaise Le poegraveme est signeacute par le pseudonyme laquo Saintleacuteger Leacuteger raquo Des textes de Jules Romains et drsquoEmile Verhaeren sont publieacutes dans le mecircme numeacutero En 1910 il achegraveve avec succegraves sa licence de droit La mecircme anneacutee les Leacuteger srsquoinstallent au numeacutero 37 rue de Bordeaux Lrsquoauteur publie Eacutecrit sur la porte Pour fecircter une enfance et Reacutecitation agrave lrsquoeacuteloge drsquoune reine dans la NRF sous le titre drsquoEacuteloges Un an apregraves les dix-huit poegravemes drsquolaquo Eacuteloges raquo sont publieacutes dans la mecircme revue et en mecircme temps ces œuvres sont eacutediteacutees sous forme de volume Peu agrave peu Alexis Leacuteger fait parler de lui dans les milieux litteacuteraires Valery Larbaud et Alain-Fournier lui rendent visite agrave Pau Une tregraves bonne critique des premiers poegravemes de Saintleacuteger Leacuteger est due agrave la plume de Larbaud dans La Phalange Drsquoailleurs il y aura une leacutegegravere querelle litteacuteraire entre le jeune eacutecrivain et Francis Jammes qui nrsquoarrive pas agrave saisir entiegraverement les orientations poeacutetiques de Leacuteger ni son laquo indeacutependance fondamentale raquo Une fois lrsquoideacutee abandonneacutee de commencer une carriegravere en tant que planteur aux colonies il srsquooriente vers la diplomatie encourageacute par Frizeau Claudel et Jammes En feacutevrier 1911 Jammes le

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preacutesente agrave Philippe Berthelot le directeur-adjoint drsquoAsie au Quai drsquoOrsay Alexis voyage agrave Paris et rencontre Andreacute Gide agrave Auteuil et Jean Schlumberger A cela srsquoajoute qursquoil freacutequente Fargue Gallimard Larbaud Henri de Reacutegnier et Francis Vieleacute-Griffin Lrsquoorientation vers la carriegravere de diplomate

1912 est lrsquoanneacutee de son voyage en Angleterre et surtout agrave Londres ougrave il rencontre Larbaud et rend visite agrave Joseph Conrad agrave Rabindranath Tagore Leacuteger perfectionne sa pratique des langues anglaise et espagnole eacutetant donneacute qursquoil deacutesire se preacutesenter au concours des Affaires eacutetrangegraveres En octobre 1912 sa famille quitte Pau afin de srsquoinstaller dans la reacutegion parisienne Alexis srsquoinscrit au lyceacutee Louis-le-Grand dans la section diplomatique

Lrsquoanneacutee 1914 marque de nouveau un changement important

dans la vie du futur diplomate il est reccedilu au concours des Affaires eacutetrangegraveres Au moment ougrave la France entre en guerre Alexis Leacuteger est attacheacute au cabinet du ministre Delcasseacute dans le service de presse Deux anneacutees plus tard il fait la connaissance de Paul Valeacutery et entretient une liaison amicale avec lui Alexis Leacuteger en Chine

En 1916 il est envoyeacute en Chine gracircce agrave lrsquoaide de Philippe Berthelot et assiste un laquo chargeacute drsquoaffaires agrave la Leacutegation de France en Chine raquo agrave savoir le comte Damien Martel qui a eacuteteacute pris au deacutepourvu avec une Leacutegation tregraves deacutemunie laquo devant une crise assez seacuterieuse drsquohysteacuterie chinoise raquo En drsquoautres termes les troubles de Trsquoien-tsin ont eacuteteacute provoqueacutes par lrsquoextension de la Concession franccedilaise On assiste agrave une veacuteritable crise franco-

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chinoise Le deacutepart subit pour la Chine est partiellement ducirc agrave des raisons personnelles Alexis essaie de fuir ainsi une femme qui est amoureuse de lui mais avec laquelle il refuse drsquoentrer dans une vie conjugale Le fait qursquoil aille en Chine nrsquoest pas fortuit il veut imiter en quelque sorte ses preacutedeacutecesseurs qursquoil admire tant comme Philippe Berthelot et Paul Claudel Sa carriegravere le megravene du rang de troisiegraveme agrave celui de premier secreacutetaire agrave la Leacutegation de France agrave Peacutekin Etant donneacute qursquoil y a un manque consideacuterable de personnel Leacuteger doit eacutegalement assurer parfois la fonction de conseiller En outre il est secreacutetaire de la Confeacuterence des Allieacutes et en mecircme temps secreacutetaire du corps diplomatique

La France est repreacutesenteacutee dans presque toutes les

circonstances officielles agrave travers le personnage drsquoAlexis Leacuteger Il assiste entre autres aux fecirctes du Jour de lrsquoAn aux vecircpres diplomatiques aux reacuteceptions de la Colonie franccedilaise et il se charge de lrsquoorganisation drsquoune fecircte au profit de la Croix-Rouge En 1917 il traite les questions qui sont en rapport avec lrsquoIndochine En feacutevrier de la mecircme anneacutee le ministre Alexandre Conty arrive agrave Peacutekin Alexis entretient drsquoexcellentes relations avec celui-ci Conty laisse une liberteacute assez grande agrave Leacuteger et laquo srsquoen remet agrave lui pour de nombreuses neacutegociations raquo Au mois de novembre Conty est rappeleacute agrave Paris au profit du nouveau ministre Boppe Cela ne reste pas sans conseacutequences pour Alexis Leacuteger qui doit deacutesormais reprendre ses activiteacutes de troisiegraveme secreacutetaire Drsquoailleurs il est laquo maire (syndic) du Peacutekin diplomatique raquo il est donc eacutelu de la Commission internationale du quartier diplomatique

Vers la fin de lrsquoanneacutee 1920 suite aux troubles qui existent

deacutesormais entre le nord et le sud de la Chine Alexis Leacuteger demande son rapatriement agrave Philippe Berthelot Cependant il fait un voyage dans le Gobi en compagnie de G-Ch Toussaint qui est alors preacutesident du tribunal consulaire de Shanghai et avec le

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docteur Bussiegravere meacutedecin de la Leacutegation Leacuteger participe eacutegalement agrave lrsquoouverture du Congregraves des affaires sino-franccedilaises et il reccediloit Leacutevy-Bruhl sociologue et Paul Painleveacute matheacutematicien Le 28 aoucirct 1920 on lui demande de remplir les fonctions de deuxiegraveme secreacutetaire agrave Peacutekin Le deacutepart de Chine

En mars 1921 Alexis Leacuteger annonce qursquoil quittera prochainement la Chine En effet il a toujours eacuteteacute seacuteduit par le statut drsquoeacutetranger et les anneacutees qursquoil a passeacutees dans le grand pays asiatique lrsquoont marqueacute consideacuterablement Certes il a freacutequenteacute maints hommes politiques lettreacutes et diplomates mais il a eacutegalement aimeacute des peacuteriodes de solitude Aussi a-t-il loueacute un petit temple situeacute au nord-ouest de Peacutekin agrave des moines taoiumlstes Il srsquoy rend agrave cheval Crsquoest dans ce lieu calme et paisible qursquoil eacutecrit Anabase et Amitieacute du Prince Vu son goucirct pour la Chine Leacuteger lit non seulement de nombreuses publications sur ce pays mais eacutegalement des traductions de plusieurs livres chinois Pelliot Granet Staeumll-Holstein sont des sinologues qursquoil freacutequente agrave plusieurs reprises Mais il srsquoadresse en mecircme temps aux speacutecialistes du Tibet Bacot et G-Ch Toussaint Son inteacuterecirct pour la culture chinoise ne se limite pourtant pas agrave ces domaines-lagrave le poegravete laquo srsquoinitie agrave lrsquoart chinois et surtout aux grands courants de penseacutee raquo comme les preacuteceptes de Confucius le chamanisme le bouddhisme tantrique et le tao Alexis Leacuteger et sa carriegravere de diplomate

Le 28 juillet 1921 Leacuteger devient consul de deuxiegraveme classe En novembre de la mecircme anneacutee on le deacutesigne comme laquo expert

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politique agrave la Confeacuterence internationale de Washington sur la limitation des armements et les questions drsquoExtrecircme-Orient raquo La raison en est sa compeacutetence dans les affaires drsquoAsie Il sera attacheacute agrave Aristide Briand qui est ministre des Affaires eacutetrangegraveres agrave lrsquoeacutepoque Le 9 deacutecembre 1921 Alexis Leacuteger est nommeacute secreacutetaire drsquoambassade de deuxiegraveme classe et le 31 deacutecembre il devient laquo sous-chef de bureau agrave la Direction politique et commerciale du Quai drsquoOrsay raquo Ami de Paul Valeacutery il freacutequente le salon de la duchesse de Larochefoucauld il y rencontre la sœur de celle-ci Marthe de Fels et entretiendra avec elle une liaison passionneacutee Plus tard elle lui rendra visite en Ameacuterique et aux Vigneaux

Entre 1922 et 1923 Alexis Leacuteger est attireacute par le milieu

litteacuteraire de la Nouvelle Revue franccedilaise Il y freacutequente Riviegravere Fargue Valeacutery Gallimard et Gide La librairie-maison drsquoeacutedition drsquoAdrienne Monnier expose en vitrine les œuvres de Saintleacuteger Leacuteger agrave une eacutepoque ougrave il nrsquoest pas encore tregraves connu Quelques auteurs surreacutealistes comme Breton Vitrac ou Crevel viennent lui rendre visite Agrave cause de sa passion pour la musique Leacuteger se rend souvent agrave lrsquoOpeacutera et freacutequente Poulenc Satie Honegger Milhaud qui a transposeacute en musique Images agrave Crusoeacute Nadia Boulanger et Igor Stravinski En mecircme temps il entretient une liaison amicale avec Sert et fait preuve de beaucoup drsquoadmiration pour Misia Avec Marie Laurencin qui a eacuteteacute la compagne de Guillaume Apollinaire il nrsquoentretient qursquoune liaison passagegravere En avril la chanson liminaire drsquoAnabase paraicirct dans la NRF sous le titre de Poegraveme sans ecirctre signeacutee

Lrsquoanneacutee 1924 est celle de la publication drsquoAnabase dans la

Nouvelle Revue franccedilaise sous la signature de laquo Saint-John Perse raquo En outre le 27 juillet il devient chevalier de la Leacutegion drsquohonneur Son amie Marguerite Caetani princesse de Bassiano lance la revue Commerce Leacuteger participe agrave sa fondation et agrave sa direction Il en a suggeacutereacute le titre Saint-John Perse utilise souvent ce terme dans son poegraveme contemporain Anabase Paul Valeacutery Leacuteon-Paul

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Fargue et Valeacutery Larbaud sont les trois directeurs de la revue Le nom drsquoAlexis Leacuteger nrsquoapparaicirct point il est lrsquolaquo eacuteminence grise raquo Le 31 octobre il est deacuteleacutegueacute laquo dans les fonctions de chef de bureau agrave la sous-direction drsquoAsie raquo On le nomme secreacutetaire drsquoambassade de premiegravere classe le 21 novembre 1924

Le 31 octobre de lrsquoanneacutee suivante il remplit les fonctions de

sous-directeur drsquoAsie et drsquoOceacuteanie Il est obligeacute de geacuterer la crise franco-chinoise pendant les mouvements nationalistes qui agitent la Chine en 1925 et 1926 Deux mois plus tard il devient conseiller drsquoambassade Les trois hommes Briand Berthelot et Leacuteger mettent en place un laquo systegraveme drsquoalliances et de pactes unissant la France agrave tous les pays drsquoEurope raquo pour que la paix soit automatiquement assureacutee De cette faccedilon les insuffisances de la Socieacuteteacute des Nations (SDN) seront combleacutees

Alexis Leacuteger est nommeacute laquo ministre pleacutenipotentiaire raquo de

seconde classe le 23 avril 1927 Au mois de deacutecembre de la mecircme anneacutee il devient directeur adjoint des Affaires politiques et commerciales Il est eacutegalement agrave lrsquoorigine du Pacte de Paris laquo Pacte geacuteneacuteral de renonciation agrave la guerre comme instrument de politique nationale raquo peut-ecirctre plus connu sous le nom de laquo Pacte Briand-Kellog raquo signeacute le 27 avril

En septembre 1931 Leacuteger fait un voyage agrave Berlin ensemble

avec Briand et Berthelot Il y aura des pourparlers secrets qui visent un pacte de non-agression avec lrsquoURSS Lrsquoanneacutee suivante Aristide Briand prend sa retraite et meurt peu de temps apregraves En mai 1932 le diplomate-poegravete entre en relation avec la Cubaine Lilita Abreu Le 31 juillet on lrsquoeacutelegraveve au grade drsquoofficier de la Leacutegion drsquohonneur Pseudonymes

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Il est indeacuteniable que de nos jours Alexis Leacuteger ndash tel est son

vrai nom ndash est plus connu sous le pseudonyme de laquo Saint-John Perse raquo alors que les premiegraveres poeacutesies ont eacuteteacute signeacutees soit laquo Saint-Leacuteger Leacuteger raquo soit laquo Saintleacuteger Leacuteger raquo Parfois nous trouvons mecircme la forme abreacutegeacutee laquo St L Leacuteger raquo Pourquoi y a-t-il un redoublement du nom Selon Alexis il y aurait eu un lointain ancecirctre de la famille qui aurait entrepris drsquointervertir les trois parties de son nom de sorte qursquoil en reacutesultait laquo Leacuteger Saint Leacuteger raquo De telle faccedilon il aurait voulu laquo affirmer son indeacutependance raquo et montrer qursquoil eacutetait agrave lrsquoorigine drsquoune nouvelle ligneacutee Dans le pseudonyme qursquoutilise le poegravete1 laquo Saint raquo a pour objectif drsquoanoblir le nom Le tout laquo Saintleacuteger Leacuteger raquo ou laquo Saint-Leacuteger Leacuteger raquo lui permet de le distinguer du simple laquo Saint Leacuteger raquo qui agrave ce qursquoil paraicirct nrsquoest pas si rare en France qursquoon ait pu le penser

Reste agrave expliquer lrsquoautre nom de plume qui est laquo Saint-John

Perse raquo et qui nrsquoa eacuteteacute employeacute pour la premiegravere fois qursquoen 1924 pour signer Anabase Il faut dire que ce pseudonyme a fait couler beaucoup drsquoencre Voici quelques-unes des nombreuses theacuteories qui ont tenteacute drsquoexpliquer le mystegravere de ce nom Saint lrsquoadjectif aurait la fonction drsquoanoblissement (comme

dans laquo Saintleacuteger Leacuteger raquo) On trouve chez drsquoautres eacutecrivains le recours agrave la particule laquo de raquo comme crsquoest le cas pour Honoreacute de Balzac

John il srsquoagit drsquoun nom anglais de mecircme que lrsquoensemble

laquo Saint-John raquo Alexis Leacuteger a toujours manifesteacute un goucirct prononceacute pour lrsquoaristocratie et les mœurs anglaises Une autre possibiliteacute serait lrsquoeacuteventuel rapport entre

1 Nous savons aujourdrsquohui qursquoil ne srsquoest jamais appeleacute Saint-Leacuteger Leacuteger contrairement agrave ce qursquoil preacutetend dans sa biographie dans les Œuvres complegravetes de la Pleacuteiade Son vrai nom a tout simplement eacuteteacute Leacuteger

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Leacuteger et lrsquoicircle Saint John qui se situe aux Antilles ameacutericaines et que le poegravete avait visiteacutee Mais lagrave encore les pistes restent brouilleacutees

Perse on pourrait songer au poegravete latin Persius dont lrsquoœuvre

se serait apparemment trouveacutee sur la table de travail drsquoAlexis Leacuteger au moment ougrave il a chercheacute un nom de plume pour signer son Anabase en 1924 Cependant lui-mecircme a toujours proclameacute que Perse nrsquoaurait laquo rien agrave voir avec le poegravete latin Perse raquo Il aurait laquo drsquoabord penseacute agrave Archibald Perse raquo qui aurait fait allusion agrave laquo Archibald Olson Barnabooth raquo de Valeacutery Larbaud Par ailleurs nous pourrions voir un jeu de mots entre laquo Alexis Leacuteger raquo et laquo Alexandre le Grand raquo conqueacuterant entre autres de la Perse drsquoautant plus que lrsquoimage drsquoAlexandre se trouve bien que dissimuleacutee dans Anabase

Malgreacute les nombreuses tentatives drsquoexpliquer lrsquoorigine de laquo Saint-John Perse raquo il faut avouer que nous pouvons tout au plus formuler des hypothegraveses agrave lrsquoeacuteclaircissement de la mythopoeacutetique complexe de ce pseudonyme Lrsquoexil

Crsquoest en 1940 que le diplomate Alexis Leacuteger doit srsquoexiler aux Eacutetats-Unis agrave cause de son attitude anti-hitleacuterienne Le 29 octobre il apprend qursquoil est laquo deacutechu de la nationaliteacute franccedilaise que ses biens ont eacuteteacute confisqueacutes qursquoil a eacuteteacute radieacute de lrsquoOrdre de la Leacutegion drsquohonneur par le gouvernement de Vichy raquo La Gestapo a confisqueacute tous ses papiers Crsquoest en Ameacuterique qursquoil commence agrave reprendre son activiteacute poeacutetique La premiegravere œuvre qursquoil reacutedige dans le grand pays drsquooutre-atlantique est Exil dateacute de Long Beach

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Island New Jersey 1941 Il la deacutedie agrave son ami Archibald MacLeish

En mars 1942 il fera un bref seacutejour agrave New York ougrave il

prononcera un discours agrave la meacutemoire drsquoAristide Briand Crsquoest agrave Washington qursquoil reacutedige pendant lrsquoeacuteteacute Poegraveme agrave lrsquoEacutetrangegravere qui vise en effet Lilita Abreu Lrsquoanneacutee suivante il visite la Caroline du Sud et la Geacuteorgie Pendant une nuit drsquoorage relateacutee par Charlton Ogburn il commence la reacutedaction du poegraveme Pluies Lilita Abreu quitte Leacuteger en 1944 pour srsquoinstaller agrave New York sans lui laisser drsquoadresse

Pendant son travail agrave la bibliothegraveque du Congregraves Leacuteger

publie trois ouvrages de compilation A selection of works for an understanding of World Affairs since 19141 La Production litteacuteraire en France depuis la guerre2 La Publication franccedilaise pendant la guerre 1940-19453

En 1942 eacutegalement le geacuteneacuteral de Gaulle essaie de le

laquo concilier agrave la cause de la France libre agrave Londres raquo Alexis Leacuteger admet lrsquoautoriteacute du geacuteneacuteral de Gaulle en tant que chef militaire de la France mais il se meacutefie de son action politique et craint lrsquoeacutetablissement drsquoune dictature militaire en France

Juillet 1944 est la date de parution de Neiges dans Les Lettres

franccedilaises de Buenos Aires dateacute de New York La mecircme anneacutee Exil est publieacute dans sa totaliteacute (laquo Quatre Poegravemes raquo) chez la mecircme maison drsquoeacutedition Le premier septembre 1944 Alexis Leacuteger est reacuteinteacutegreacute agrave la Libeacuteration dans le service de la diplomatie franccedilaise en tant qursquoambassadeur en disponibiliteacute Lrsquoanneacutee suivante Berceuse fait sa parution en automne dans la revue Mesa Crsquoest Herbert Steiner traducteur des œuvres persiennes en langue allemande

1 1943 laquo by Alexis Leacuteger consultant in French Literature raquo 2 1944 ouvrage drsquoagrave peu pregraves cent pages 3 1945-1946

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qui dirige et eacutedite cette revue Les quatre poegravemes drsquoExil sont publieacutes en 1945 aux eacuteditions Gallimard Le poegravete eacutecrit la mecircme anneacutee Vents qursquoil deacutedie agrave Atlanta et Allan P

En aoucirct 1947 il seacutejourne dans lrsquoicircle de Beacuteatrice Chanler Il y

commence la reacutedaction drsquoAmers En mecircme temps il rend visite agrave Marthe de Fels A la fin de lrsquoanneacutee Leacuteger est accableacute par des calculs reacutenaux En 1948 on assiste agrave une nouvelle eacutedition drsquoEacuteloges chez Gallimard et une nouvelle eacutedition corrigeacutee drsquoAnabase Crsquoest en 1954 qursquoil rencontre Dorothy Russell Milburn qursquoil eacutepousera quelques anneacutees plus tard Le retour en France

Leacuteger ne retourne en France qursquoen 1957 Une amie agrave lui Mina

Curtiss meacutecegravene de nationaliteacute ameacutericaine et commentatrice de plusieurs lettres de Proust lui offre la proprieacuteteacute dans la presqursquoicircle de Giens les laquo Vigneaux raquo A partir de ce moment il passera plusieurs mois de lrsquoanneacutee en France et les autres aux Eacutetats-Unis 1957 est eacutegalement lrsquoanneacutee de la publication drsquoAmers aux eacuteditions Gallimard

En 1958 agrave lrsquoacircge de 71 ans il eacutepouse lrsquoAmeacutericaine Dorothy

Milburn qursquoil rebaptise laquo Diane raquo Chronique qui est dateacute de la presqursquoicircle de Giens septembre 1959 paraicirctra chez Gallimard

1960 est une anneacutee importante dans la vie drsquoAlexis Leacuteger

surtout en ce qui concerne sa carriegravere de poegravete le 10 deacutecembre il reccediloit le Prix Nobel de litteacuterature agrave Stockholm A cette occasion il prononce le discours Poeacutesie qui est devenu ceacutelegravebre par la suite Deux anneacutees apregraves des poegravemes qursquoil a speacutecialement eacutecrits accompagnent les dessins de Georges Braque Le tout est publieacute sous le titre LrsquoOrdre des Oiseaux aux eacuteditions Au Vent drsquoArles

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Quant aux textes de ce livre ils paraicirctront seacutepareacutement en 1963 sous le titre Oiseaux chez Gallimard Le 20 avril 1965 Saint-John Perse prononce le ceacutelegravebre discours Pour Dante agrave lrsquoinauguration du Congregraves International reacuteuni agrave Florence pour le septiegraveme centenaire du poegravete italien

En 1969 crsquoest le poegraveme Chanteacute par celle qui fut lagrave qui est publieacute

agrave la Nouvelle Revue franccedilaise (1er septembre) Une anneacutee apregraves on assiste agrave la parution de Chant pour un eacutequinoxe eacutegalement agrave la NRF (1er janvier)

Le travail majeur dans la carriegravere litteacuteraire de Saint-John Perse

est sans doute la reacutealisation des Œuvres complegravetes dans la Bibliothegraveque de la Pleacuteiade chez Gallimard Il est rare qursquoun auteur y soit publieacute de son vivant La preacuteparation du volume a dureacute plus de six ans En 1973 Nocturne est publieacute agrave la NRF (1er janvier) et une anneacutee apregraves crsquoest Seacutecheresse qui paraicirct agrave son tour agrave la NRF (1er juin) Deacutesormais le poegravete souffrira drsquoarthrite et de migraines

Crsquoest le 20 septembre 1975 qursquoAlexis Leacuteger deacutecegravede aux

Vigneaux Son corps gicirct au petit cimetiegravere marin de Giens Les presses eacutecrite et orale ont tregraves peu parleacute de la mort de ce grand homme qui est consideacutereacute encore de nos jours comme lrsquoune des figures marquantes du XXe siegravecle1

1 Lrsquoensemble de ses œuvres se trouve agrave la Fondation Saint-John Perse agrave Aix-en-Provence

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BIBLIOGRAPHIE SOMMAIRE

SAINT-JOHN PERSE Œuvres complegravetes Paris Gallimard (Bibliothegraveque de la Pleacuteiade) 1982 (1egravere eacutedition 1972 du vivant de lrsquoauteur) SAINT-JOHN PERSE Eacuteloges suivi de La Gloire des Rois Anabase Exil Paris Gallimard (coll laquo PoeacutesieGallimard raquo) 1960 SAINT-JOHN PERSE Amers suivi de Oiseaux Paris Gallimard (coll laquo PoeacutesieGallimard raquo) 1963 SAINT-JOHN PERSE Vents suivi de Chronique Paris Gallimard (coll laquo PoeacutesieGallimard raquo) 1975

BOSQUET (Alain) Saint-John Perse Paris Pierre Seghers 1953 FELS (Laurent) Saint-John Perse Images agrave Crusoeacute A la recherche du temps et de lrsquoespace perdus Paris Le Manuscrit 2005 LEVILLAIN (Henriette) Le rituel poeacutetique de Saint-John Perse Paris Gallimard 1977 SACOTTE (Mireille) Parcours de Saint-John Perse Paris-Genegraveve Champion-Slatkine 1987 SACOTTE (Mireille) Alexis LeacutegerSaint-John Perse Paris LrsquoHarmattan 1997 (1egravere eacutedition chez Belfond en 1991)

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SACOTTE (Mireille) Eacuteloges de Saint-John Perse Paris Gallimard (Foliothegraveque) 1999

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Extrait du Chant X drsquoAnabase de Saint-John Perse

laquo Ha toutes sortes drsquohommes dans leurs voies et faccedilons mangeurs drsquoinsectes de fruits drsquoeau porteurs drsquoemplacirctres de richesses lrsquoagriculteur et lrsquoadalingue lrsquoacuponcteur et le saunier le peacuteager le forgeron marchands de sucre de cannelle de coupes agrave boire en meacutetal blanc et de lampes de corne celui qui taille un vecirctement de cuir des sandales dans le bois et des boutons en forme drsquoolives celui qui donne agrave la terre ses faccedilons et lrsquohomme de nul meacutetier homme au faucon homme agrave la flucircte homme aux abeilles celui qui tire son plaisir du timbre de sa voix celui qui trouve son emploi dans la contemplation drsquoune pierre verte qui fait brucircler pour son plaisir un feu drsquoeacutecorces sur son toit qui se fait sur la terre un lit de feuilles odorantes qui srsquoy couche et repose qui pense agrave des dessins de ceacuteramiques vertes pour des bassins drsquoeaux vives et celui qui a fait des voyages et songe agrave repartir qui a veacutecu dans un pays de grandes pluies qui joue aux deacutes aux osselets au jeu des gobelets ou qui a deacuteployeacute sur le sol ses tables agrave calcul celui qui a des vues sur lrsquoemploi drsquoune calebasse celui qui traicircne un aigle mort comme un faix de branchages sur ses pas (et la plume est donneacutee non vendue pour lrsquoempennage des flegraveches) celui qui reacutecolte le pollen dans un vaisseau de bois (et mon plaisir dit-il est dans cette couleur jaune) celui qui mange des beignets des vers de palmes des framboises celui qui aime le goucirct de lrsquoestragon celui qui recircve drsquoun poivron ou bien encore celui qui macircche drsquoune gomme fossile qui porte une conque agrave son oreille et celui qui eacutepie le parfum de geacutenie aux cassures fraicircches de la pierre celui qui pense au corps de femme homme libidineux celui qui voit son acircme au reflet drsquoune lame lrsquohomme verseacute dans les sciences dans lrsquoonomastique lrsquohomme en faveur dans les conseils celui qui nomme les fontaines qui fait un don de siegraveges sous les arbres de laines teintes pour les sages et fait sceller aux carrefours de tregraves grands bols de bronze pour la soif bien mieux celui qui ne fait rien tel homme et tel dans ses faccedilons et tant drsquoautres encore les ramasseurs de cailles dans les plis de terrains ceux qui reacutecoltent dans les broussailles les oeufs tiqueteacutes de vert ceux qui descendent de cheval pour ramasser des choses des agates une pierre bleu pacircle que lrsquoon taille agrave lrsquoentreacutee des faubourgs (en maniegravere drsquoeacutetuis de tabatiegraveres et drsquoagrafes ou de boules agrave rouler aux mains des paralytiques) ceux qui peignent en sifflant des coffrets en plein air lrsquohomme au bacircton drsquoivoire lrsquohomme agrave la chaise de

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rotin lrsquoermite orneacute de mains de fille et le guerrier licencieacute qui a planteacute sa lance sur son seuil pour attacher un singehellip ha toutes sortes drsquohommes dans leurs voies et faccedilons et soudain apparu dans ses vecirctements du soir et tranchant agrave la ronde toutes questions de preacuteseacuteance le Conteur qui prend place au pied du teacutereacutebinthehellip raquo1

1 Bernard LECHERBONNIER Dominique RINCEacute Pierre BRUNEL amp Christiane MOATTI Litteacuterature XXe siegravecle Textes et documents Paris Nathan (Collection laquo Henri Mitterand raquo) 1989 pp 559-560

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Le repos du Conqueacuterant et la deacutecouverte de soi-mecircme

(Quelques reacuteflexions sur lrsquoextrait qui preacutecegravede)

Terre arable du songe Qui parle de bacirctir ndash Jrsquoai vu la terre distribueacutee en de vastes espaces et ma penseacutee nrsquoest point distraite du navigateur

(Saint-John Perse Anabase X)

Proleacutegomegravenes

Le passage drsquoAnabase (1924) que nous propose lrsquoanthologie Litteacuterature XXe siegravecle est un extrait tireacute du Chant X qui se situe directement avant le deacutesinit du long poegraveme agrave valeur drsquoune eacutepopeacutee1 Il srsquoagit drsquoun texte reacutedigeacute en prose poeacutetique Si dans les Chants I agrave IX il est question drsquoun Conqueacuterant qui apparaicirct sous diffeacuterentes formes au fil de lrsquoœuvre et qui fonde une ville apregraves avoir fait une expeacutedition agrave lrsquointeacuterieur drsquoun pays2 comme lrsquoindique deacutejagrave le titre3 le Chant X relate le repos du personnage principal

1 laquo Proche du mythe lrsquoeacutepopeacutee chante lrsquohistoire drsquoune tradition un complexe de repreacutesentations sociales politiques religieuses un code moral une estheacutetique A travers le reacutecit des eacutepreuves et des hauts faits drsquoun heacuteros ou drsquoune heacuteroiumlne elle met en lumiegravere un monde total une reacutealiteacute vivante un savoir sur le monde raquo (Nicole REVEL laquo Epopeacutee raquo in Encyclopaeligdia Universalis Dictionnaire des Genres et notions litteacuteraires Paris Albin Michel 2001 p 256) 2 La Chine en lrsquooccurrence 3 Le substantif laquo Anabase raquo est agrave prendre dans son sens eacutetymologique calqueacute sur le grec

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deacutenommeacute cette fois-ci laquo Conteur raquo1 Saint-John Perse nous fait drsquoabord une longue eacutenumeacuteration des diffeacuterentes occupations ndash voire des divers meacutetiers ndash des hommes souvent tregraves distants les uns des autres ce qui ne les empecircche pas de vivre en toute harmonie Preacutecisons pourtant qursquoil ne srsquoagit nullement drsquoun texte anthropocentrique2 la tregraves longe phrase dont est constitueacute ce passage qui prend une veacuteritable allure proustienne met eacutegalement en relief la grande admiration3 de Saint-John Perse pour la flore et la faune (de preacutefeacuterence exotiques) ainsi que pour les mineacuteraux

Le titre Anabase a une double sens agrave cocircteacute de celui que nous

avons deacutejagrave mentionneacute il srsquoagit pour lrsquoauteur de Vents aussi drsquoune laquo expeacutedition raquo vers lrsquointeacuterieur mental Lrsquoessentiel pour lui est que le poegravete soit laquo homme dans la penseacutee et dans lrsquoaction raquo comme il lrsquoeacutecrit agrave propos de Dante4 Le fait qursquoAnabase soit le premier poegraveme signeacute laquo Saint-John Perse raquo est significatif agrave lrsquoinstar du Conteur qui a acheveacute sa tacircche difficile le poegravete semble avoir trouveacute sa vraie identiteacute drsquoautant plus que tous les poegravemes posteacuterieurs agrave Anabase sont signeacutes par ce pseudonyme5

laquo anabasis raquo qui signifie laquo expeacutedition agrave lrsquointeacuterieur drsquoun pays raquo il fait allusion aux exploits du protagoniste Crsquoest sans doute lrsquoAnabase de Xeacutenophon qui a inspireacute agrave Saint-John Perse le titre de son œuvre 1 On pourrait consacrer une eacutetude entiegravere agrave ce personnage qui est en mecircme temps laquo Fondateur de villes raquo laquo Nomade raquo laquo Etranger raquo etc Or tel nrsquoest pas lrsquoobjectif du travail que voici qui se limite agrave lrsquoextrait proposeacute dans Litteacuterature XXe siegravecle 2 Qui a pour centre lrsquohomme 3 Nous pourrions mecircme avancer le terme de laquo veacuteneacuteration raquo 4 laquo Pour Dante Discours pour lrsquoinauguration du Congregraves international reacuteuni agrave Florence agrave lrsquooccasion du 7e Centenaire de Dante (20 avril 1965) raquo (SAINT-JOHN PERSE Œuvres complegravetes Paris Gallimard (Bibliothegraveque de la Pleacuteiade) 1982 p 455) 5 La palette des pseudonymes drsquoAlexis Leacuteger est assez consideacuterable les premiegraveres œuvres sont signeacutees laquo Saintleacuteger Leacuteger raquo (ou laquo Saint-Leacuteger Leacuteger raquo) Ce nrsquoest qursquoagrave partir drsquoAnabase (1924) qursquoon trouve le pseudonyme laquo Saint-John Perse raquo Dans sa correspondance avec Mina Curtiss il emploie le nom de laquo Pierre Fenestre raquo qui lui rappelle un eacutepisode personnel En outre il nous propose dans ses Œuvres complegravetes la correspondance avec sa megravere Madame Ameacutedeacutee Saint-Leacuteger Leacuteger Or nous savons que les lettres adresseacutees agrave sa megravere nrsquoont jamais eacuteteacute retrouveacutees Il srsquoagit donc drsquoun autre pseudonyme qursquoil a choisi pour srsquoadresser agrave lui-mecircme Drsquoailleurs son vrai nom nrsquoa pas eacuteteacute laquo Saintleacuteger Leacuteger raquo ou laquo Saint-Leacuteger Leacuteger raquo comme il le preacutetend dans sa biographie au deacutebut des Œuvres complegravetes dans la Pleacuteiade le deacutecryptage de son acte de naissance nous a montreacute qursquoil

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La plus grande partie drsquoAnabase a eacuteteacute reacutedigeacutee dans un petit

temple en plein deacutesert que Saint-John Perse avait loueacute agrave des moines taoiumlstes pour ecirctre seul Crsquoest de cet endroit qursquoil contemple les laquo communauteacutes rurales raquo1 Cette atmosphegravere calme et paisible dont il est entoureacute dans ce lieu deacuterobeacute agrave la vie urbaine se manifeste dans lrsquoextrait que nous allons eacutetudier

Lrsquoanalyse que voici traitera successivement les points

suivants les champs lexicaux les figures de style le rythme et lrsquoimage du Conteur

Les champs lexicaux Lrsquoextrait en question repose sur un filet drsquoisotopies2

savamment eacutetabli qui dressent lrsquoinventaire des meacutetiers des occupations des milieux veacutegeacutetal et animal ainsi que des mateacuteriaux dans le nouveau pays fondeacute par le Conteur

Le premier champ lexical que nous pouvons deacutegager est celui des meacutetiers et nous dirions mecircme des laquo arts et meacutetiers raquo Il regroupe les diverses occupations humaines qui contrastent parfois de faccedilon eacutetonnante laquo mangeurs drsquoinsectes de fruits drsquoeau porteurs drsquoemplacirctres de richesses lrsquoagriculteur et lrsquoadalingue3 lrsquoacuponcteur et le saunier4 le peacuteager le forgeron marchands de sucre de cannelle [hellip] et lrsquohomme de nul meacutetier homme au faucon homme agrave la flucircte homme aux abeilles [hellip] celui qui pense au corps de femme [hellip] lrsquohomme verseacute dans les

srsquoappelait laquo Marie-Reneacute-Auguste-Alexis Leacuteger raquo 1 Mireille SACOTTE Alexis LeacutegerSaint-John Perse Paris LrsquoHarmattan 1997 p 260 2 Tous les termes qui forment un mecircme champ lexical 3 Jeune cavalier noble 4 Ouvrier dans un marais salant

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sciences dans lrsquoonomastique1 [hellip] celui qui ne fait rien [hellip] les ramasseurs de cailles dans les plis de terrains raquo etc Enumeacuterer tous les meacutetiers et arts mentionneacutes par Saint-John Perse exigerait la reproduction de lrsquoextrait entier Pourtant la seacutelection2 que nous venons de faire illustre que le poegravete a puiseacute les diffeacuterentes occupations des hommes dans de multiples domaines qui se concentrent drsquoailleurs dans un seul et unique endroit la ville fondeacutee par le Conteur Ajoutons que dans le long inventaire on trouve eacutegalement des personnes laquo de nul meacutetier raquo Ce sont principalement les artistes (laquo homme agrave la flucircte raquo) et les nobles (laquo homme au faucon raquo) auxquels le poegravete veut faire allusion sans drsquoailleurs deacutenigrer leurs tacircches

Le milieu preacutesenteacute par Alexis Leacuteger peut ecirctre consideacutereacute

comme une sorte drsquoutopie3 il est rare que des hommes exerccedilant des meacutetiers si opposeacutes vivent en toute harmonie dans une mecircme ville Nrsquoest-ce pas cette atmosphegravere paisible et calme qui a toujours eacuteteacute procircneacutee par le poegravete surtout dans son temple taoiumlste Au fur et agrave mesure que nous progressons dans le texte Saint-John Perse trouve sa vraie identiteacute (poeacutetique) dans un lieu quasi eacutedeacutenique ougrave tous les citoyens vivent en paix

A cocircteacute de ce premier champ lexical il nous est possible de

relever lrsquoisotopie du milieu veacutegeacutetal Voici quelques passages qui la constituent laquo fruitslowast drsquoau [hellip] sucre4 de cannelle [hellip] des sandales dans le bois et des boutons en forme drsquoolives [hellip] qui fait brucircler pour son plaisir un feu drsquoeacutecorces sur son toit qui se fait

1 laquo Etude science des noms propres et speacutecialt des noms de personnes raquo (Paul ROBERT Le Petit Robert Paris Le Robert 1987 p 1311) 2 On pourrait nous reprocher de ne pas avoir fait de sous-cateacutegories regroupant p ex tous les meacutetiers de lrsquoagriculture du forgeage etc Cependant nous nrsquoavons pas voulu surcharger notre eacutetude drsquoinformations 3 laquo Plan drsquoun gouvernement imaginaire raquo (op cit p 2056) lowast Tous les termes marqueacutes drsquoun asteacuterisque ont eacuteteacute souligneacutes par nos soins 4 Le sucre est tireacute de la plante appeleacutee laquo canne agrave sucre raquo (laquo Bois-Debout raquo en creacuteole qui est eacutegalement le nom drsquoune des deux plantations de la famille drsquoAlexis Leacuteger) Aussi le classons-nous parmi les plantes

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sur la terre un lit de feuilles odorantes [hellip] celui qui a des vues sur lrsquoemploi drsquoune calebasse celui qui traicircne un aigle mort comme un faix de branchages sur ses pas [hellip] celui qui reacutecolte le pollen dans un vaisseau de bois [hellip] des vers de palmes des framboises celui qui aime le goucirct de lrsquoestragon celui qui recircve drsquoun poivron [hellip] qui fait un don de siegraveges sous les arbres de laines teintes pour les sages ceux qui reacutecoltent dans les broussailles [hellip] lrsquohomme agrave la chaise de rotin1 [hellip] le Conteur qui prend place au pied du teacutereacutebinthe2 raquo Crsquoest pourtant une eacutenumeacuteration assez importante des diffeacuterents veacutegeacutetaux Nous savons que Saint-John Perse a toujours manifesteacute un goucirct prononceacute pour la flore ndash de preacutefeacuterence exotique ndash qui ornait deacutejagrave sa Guadeloupe natale

Bien que le regravegne veacutegeacutetal occupe une place tregraves importante

dans lrsquoœuvre entiegravere du poegravete antillais il faut ajouter que Saint-John Perse ne srsquoattarde jamais sur la description des images poeacutetiques Il les nomme3 puis il passe agrave autre chose Cependant cela ne lrsquoempecircche de faire lrsquoeacuteloge4 du milieu naturel Il respecte agrave la lettre ce que Gaston Bachelard expose dans son livre LrsquoAir et les Songes laquo [p]reacutecisez un peu trop une image poeacutetique vous faites rire Enlevez un peu de preacutecision agrave une image triviale et ridicule vous faites naicirctre une eacutemotion poeacutetique raquo5

Le fait qursquoAlexis Leacuteger fasse preuve drsquoune grande passion

pour les plantes ne veut pas dire qursquoil nrsquoappreacutecie pas les animaux Aussi trouvons-nous maintes expressions que nous pouvons regrouper sous le champ lexical de la faune laquo mangeurs drsquoinsectes

1 laquo Partie de la tige des branches du rotang utiliseacutee pour faire des cannes des meubles raquo (Paul ROBERT Le Petit Robert Paris Le Robert 1987 p 1731) 2 laquo Pistachier reacutesineux [hellip] toujours vert qui donne une reacutesine dite teacutereacutebenthine de Chio raquo (op cit p 1945) 3 laquo Nommer nrsquoest plus alors seulement srsquoapproprier et savourer les mots les choses et leurs eacutetranges rapports crsquoest aussi faire advenir Nommer creacuteer raquo (Mireille SACOTTE Eacuteloges de Saint-John Perse Paris Gallimard (Foliothegraveque) 1999 p 56) 4 Ce substantif est tregraves cher agrave Saint-John Perse drsquoautant plus que nous pouvons en tirer par anagramme le nom laquo Leacuteger raquo 5 Gaston BACHELARD LrsquoAir et les Songes Paris Joseacute Corti 1943

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[hellip] homme au faucon [hellip] homme aux abeilles celui qui traicircne un aigle mort comme un faix de branchages sur ses pas (et la plume est donneacutee [hellip]) [hellip] des vers de palmes [hellip] qui porte une conque agrave son oreille [hellip] les ramasseurs de cailles1 dans les plis de terrains ceux qui reacutecoltent dans les broussailles les œufs tiqueteacutes de vert ceux qui descendent de cheval [hellip] le guerrier licencieacute qui a planteacute sa lance sur son seuil pour attacher un singe raquo Le poegravete semble ne pas avoir de preacutedilection pour une espegravece animaliegravere preacutecise eacutetant donneacute qursquoil nomme les insectes en passant par la basse-court jusqursquoaux chevaux2 Il aime tous les animaux et les considegravere comme les compagnons de lrsquohomme sur terre Contrairement aux ecirctres humains ils ne sont pas atteints du peacutecheacute originel et symbolisent donc la pureteacute absolue Comme le poegravete ils font partie drsquoune eacutelite et sont les eacutelus pour une vie laquo supeacuterieure raquo

Analysons en dernier lieu lrsquoisotopie du mineacuteral qui joue un

rocircle important dans les poegravemes persiens mecircme si les termes qui la constituent sont moins nombreux que ceux des autres champs lexicaux laquo celui qui donne agrave la terre ses faccedilons [hellip] celui qui trouve son emploi dans la contemplation drsquoune pierre verte [hellip] qui se fait sur la terre un lit de feuilles odorantes [hellip] qui pense agrave ses dessins de ceacuteramiques vertes pour des bassins drsquoeaux vives [hellip] et celui qui eacutepie le parfum de geacutenie aux cassures fraicircches de la pierre [hellip] des agates3 une pierre bleu pacircle que lrsquoon taille agrave lrsquoentreacutee des faubourgs [hellip] lrsquohomme au bacircton drsquoivoire raquo Les mineacuteraux eux aussi symbolisent la pureteacute les richesses mateacuterielles de la terre (pour les pierres preacutecieuses) et ne doivent pas faire deacutefaut dans une ville reacutecemment fondeacutee ou dans une œuvre qui vient drsquoecirctre acheveacuteehellip

1 laquo Oiseau migrateur des champs et des preacutes voisin de la perdrix raquo (Paul ROBERT Le Petit Robert Paris Le Robert 1987 p 235) 2 Rappelons qursquoagrave lrsquooccasion de son huitiegraveme anniversaire les parents drsquoAlexis Leacuteger lui ont offert un cheval Voilagrave pourquoi cet animal apparaicirct assez freacutequemment dans son œuvre 3 laquo Varieacuteteacute de calceacutedoine finement zoneacutee aux teintes nuanceacutees et contrasteacutees utiliseacutee comme pierre preacutecieuse raquo (op cit p 35)

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Nous voyons que les isotopies forment un veacuteritable laquo texte raquo

dans le sens eacutetymologique du terme1 sur lequel sont eacuterigeacutees la ville et la poeacutesie

Les figures de style A part les solides bases que constitue le reacuteseau drsquoisotopies

lucidement eacutetabli Saint-John Perse utilise souvent des figures de rheacutetorique qui lui permettent de souligner stylistiquement les ideacutees centrales du texte

Dans un premier temps il nous est possible de deacutenicher des

anaphores2 dans lrsquoextrait du Chant X drsquoAnabase que nous propose Litteacuterature XXe siegravecle laquo celui qui taille un vecirctement de cuir [hellip] celui qui donne agrave la terre ses faccedilons [hellip] celui qui tire son plaisir du timbre de sa voix celui qui trouve son emploi [hellip] et celui qui a fait des voyages [hellip] celui qui a des vues sur lrsquoemploi drsquoune calebasse celui qui traicircne un aigle mort [hellip] celui qui reacutecolte le pollen [hellip] celui qui mange des beignets [hellip] celui qui aime le goucirct de lrsquoestragon celui qui recircve drsquoun poivron ou bien encore celui qui macircche drsquoune gomme fossile [hellip] et celui qui eacutepie le parfum [hellip] celui qui pense aux corps de femme [hellip] celui qui voit son acircme au reflet drsquoune lame raquo etc Cette extraposition du pronom laquo celui qui raquo met en eacutevidence les multiples meacutetiers arts et occupations si diffeacuterents soient-ils que lrsquoon peut trouver dans la nouvelle ville fondeacutee par le Conteur De mecircme le pronom relatif laquo qui raquo dans sa forme simple surgit agrave plusieurs reprises laquo qui fait brucircler [hellip] qui se fait sur la terre [hellip] qui srsquoy couche et repose qui pense agrave des dessins [hellip] qui a veacutecu dans un pays de grandes pluies qui joue aux deacutes [hellip] ou qui a deacuteployeacute sur le sol [hellip]

1 Le verbe latin laquo texere raquo signifie laquo tisser raquo Il y a donc lrsquoideacutee drsquoun veacuteritable filet 2 laquo Reacutepeacutetition du mecircme mot en tecircte de phrase ou des membres de phrase raquo (Bernard DUPRIEZ Gradus ndash Les proceacutedeacutes litteacuteraires (Dictionnaire) Paris Eacuteditions 1018 1984 p 46)

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qui porte une conque raquo etc Lrsquoexplication de lrsquoemploi de cette anaphore est la mecircme que celle que nous avons donneacutee pour la reacutepeacutetition de laquo celui qui raquo donc la mise en relief Par ailleurs la juxtaposition des diffeacuterentes occupations nrsquoest faite selon aucune suite logique le poegravete met cocircte agrave cocircte les meacutetiers les plus divers pour souligner le caractegravere polyvalent de la nouvelle ville

Un autre proceacutedeacute stylistique que lrsquoon retrouve presque dans

chaque vers de ce poegraveme est lrsquoellipse1 Qursquoil srsquoagisse de la suppression du verbe (laquo toutes sortes drsquohommes dans leurs voies et faccedilons mangeurs drsquoinsectes de fruits drsquoeau [hellip] homme au faucon homme agrave la flucircte homme aux abeilles [hellip] raquo) ou du sujet (laquo et fait sceller aux carrefours de tregraves grands bols de bronze pour la soif [hellip] raquo) il y a maints bouts de phrases (lrsquoextrait entier est composeacute drsquoune tregraves longue phrase) dans le passage en question qui sont incomplets Cela provoque que le rythme est beaucoup plus rapide2

Lrsquoambiguiumlteacute est une autre figure de rheacutetorique qui apparaicirct

freacutequemment dans lrsquoœuvre de Saint-John Perse Le but en est de rendre la lecture plus difficile et de permettre plusieurs pistes de lecture3 Un lecteur presseacute pourrait reprocher au poegravete drsquoecirctre parfois trop eacutequivoque ce qui exige naturellement une eacutetude beaucoup plus deacutetailleacutee et complexe Mais nrsquoest-ce pas preacuteciseacutement le mystegravere voire lrsquoeacutenigme de certains passages qui procurent agrave la creacuteation litteacuteraire son charme Voici quelques passages qui nous mettent en preacutesence drsquoune ambiguiumlteacute apparente laquo et lrsquohomme de nul meacutetier raquo faut-il entendre par lagrave un homme qui nrsquoexerce aucun laquo meacutetier raquo reacutemuneacutereacute (mais qui peut bien ecirctre artiste ou avoir drsquoautres talents) ou quelqursquoun qui ne fait

1 laquo Suppression de mots qui seraient neacutecessaires agrave la pleacutenitude de la construction mais que ceux qui sont exprimeacutes font assez entendre pour qursquoil ne reste ni obscuriteacute ni incertitude raquo (op cit p 173) 2 Nous reviendrons en deacutetail sur les questions de rythme 3 Anabase est le poegraveme ougrave lrsquoon trouve le plus grand nombre de passages ambigus Beaucoup drsquoouvrages et de thegraveses dans lesquels on trouve parfois des interpreacutetations tregraves diffeacuterentes les unes des autres ont eacuteteacute consacreacutes agrave cette œuvre

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rien du tout Qursquoen est-il de la phrase laquo celui qui donne agrave la terre ses faccedilons raquo srsquoagit-il drsquoun artiste qui modegravele la terre (crsquoest-agrave-dire lrsquoargile) ou est-ce le Creacuteateur de la terre (Dieu) ou encore le Fondateur de la nouvelle ville (le Conqueacuterant ou Conteur) A notre avis il est plutocirct question du potier mais drsquoautres interpreacutetations ne sont pas agrave exclure

Relevons encore quelques meacutetaphores1 et surtout la valeur

meacutetaphorique des couleurs qui jouent un rocircle preacutepondeacuterant dans la poeacutesie persienne Il y a drsquoabord la couleur verte qui apparaicirct agrave trois reprises laquo celui qui trouve son emploi dans la contemplation drsquoune pierre verte [hellip] qui pense agrave des dessins de ceacuteramiques vertes pour des bassins drsquoeaux vives [hellip] ceux qui reacutecoltent dans les broussailles les œufs tiqueteacutes de vert raquo Chez Saint-John Perse le vert laquo est lieacute agrave une notion drsquoexcellence pureteacute bonheur pleacutenitude [hellip] raquo2 Si dans Eacuteloges la couleur verte est mise en relation soit avec la nature soit avec lrsquoaube3 dans le preacutesent extrait du Chant X drsquoAnabase elle se rapporte au mineacuteral ou agrave la sculpture Cela montre qursquoil y a pureteacute au niveau de la nouvelle ville (construite en pierres) ainsi qursquoau niveau de lrsquoart laquo Le vert reste lieacute agrave lrsquoexcellence et agrave la pleacutenitude [hellip] agrave la pierre que lrsquoon contemple raquo4

Au vert srsquoajoute la couleur jaune dont nous ne notons qursquoun

seule occurrence laquo et mon plaisir dit-il est dans cette couleur jaune raquo Le jaune deacutesigne la couleur du pollen reacutecolteacute dans laquo un vaisseau de bois raquo Selon Yves-Alain Favre laquo il est signe de lumiegravere et drsquoabondance souvent il srsquoidentifie agrave lrsquoor avec lequel on fabrique plats et ustensiles preacutecieux avec lequel on fait la monnaie par lagrave il marque la puissance et la domination et il se

1 laquo Crsquoest le plus eacutelaboreacute des tropes [hellip] car le passage drsquoun sens agrave lrsquoautre a lieu par une opeacuteration personnelle fondeacutee sur une impression ou une interpreacutetation et celle-ci demande agrave ecirctre trouveacutee sinon reveacutecue par le lecteur raquo (op cit p 286) 2 Yves-Alain FAVRE Saint-John Perse le langage et le sacreacute Paris Joseacute Corti 1977 p 88 3 laquo Aube verte raquo 4 op cit pp 88-89

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trouve apporter le bonheur et le contentement [hellip] il est lieacute aussi agrave lrsquoideacutee drsquoimmortaliteacute et de peacuterenniteacute raquo1 Immortaliteacute et peacuterenniteacute voilagrave deux termes que Saint-John Perse appreacutecie beaucoup et qui reacutesument lrsquoobjectif de sa poeacutesie faire en sorte qursquoil devienne eacuteternel

Eacutevoquons en dernier lieu la preacutesence drsquoune veacuteritable

synestheacutesie2 dans le sens baudelairien du terme En tant que grand amateur de la poeacutesie de Baudelaire Saint-John Perse met en relation diffeacuterentes sensations pour illustrer la varieacuteteacute des meacutetiers arts et occupations qui se concentrent dans la nouvelle ville On trouve drsquoabord la vue (laquo celui qui voit son acircme au reflet drsquoune lame raquo) puis le goucirct (laquo goucirct de lrsquoestragon raquo) le sens auditif (laquo qui porte une conque agrave son oreille raquo) lrsquoodorat (laquo et celui qui eacutepie le parfum de geacutenie aux cassures fraicircches de la pierre raquo) et finalement le toucher (laquo les ramasseurs de cailles raquo laquo ceux qui descendent de cheval pour ramasser des choses raquo) Nous voilagrave assez proche du jeu des sensations tel que nous le preacutesente le poegravete du XIXe siegravecle Neacuteanmoins Saint-John Perse ajoute une autre capaciteacute propre agrave lrsquohomme que nous classerons parmi les sensations et qui forme un espegravece de laquo sixiegraveme sens raquo la reacuteflexion laquo celui qui pense au corps de femme [hellip] lrsquohomme verseacute dans les sciences dans lrsquoonomastique raquo Il nrsquoest pas eacutetonnant que le poegravete ait introduit la faculteacute de penser dans lrsquoeacutechantillon des occupations en tant que licencieacute en philosophie il srsquoest toujours inteacuteresseacute aux capaciteacutes intellectuelles de lrsquohomme

On pourrait continuer lrsquoeacutetude des figures de style employeacutees

dans le preacutesent extrait mais nous nous arrecirctons agrave cet endroit pour ne pas accroicirctre deacutemesureacutement notre analyse

1 Ibidem 2 laquo Trouble de la perception sensorielle caracteacuteriseacutee par la perception drsquoune sensation suppleacutementaire agrave celle perccedilue normalement dans une autre reacutegion du corps ou concernant un autre domaine sensoriel raquo (Paul ROBERT Le Petit Robert Paris Le Robert 1987 p 1907)

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Le rythme

Les questions de rythme dans lrsquoœuvre persienne sont tregraves

deacutelicates agrave traiter Il faut drsquoabord preacuteciser qursquoil srsquoagit toujours chez Saint-John Perse de poegravemes en versets1 et non pas en prose Le lecteur trouvera diffeacuterents types de vers dans le passage drsquoAnabase que propose Litteacuterature XXe siegravecle dont nous ne citons que quelques exemples Cela commence par lrsquointerjection monosyllabique laquo Ha raquo qui surgit agrave deux reprises (dans la premiegravere ligne et dans la quatriegraveme avant la fin) Elle marque la vitaliteacute du texte et le caractegravere grandiose de la nouvelle ville

Suit un alexandrin laquo toutes sortes drsquohommes dans leurs voies et faccedilons raquo (2424) Prenons quelques autres vers du mecircme type avant de passer agrave lrsquoexplication de la valeur du vers dodeacutecasyllabique laquo qui a veacutecu dans un pays de grandes pluies raquo

(33 33) laquo celui qui voit son acircm(e) au reflet drsquoune lam(e) raquo

(33 24) laquo le Conteur qui prend plac(e) au pied du teacutereacutebinth(e) raquo

(24 6)

En somme lrsquoalexandrin est le vers qui est utiliseacute pour deacutecrire

1 laquo Depuis le deacutebut du XXe siegravecle [le verset] est employeacute pour deacutesigner dans certains textes poeacutetiques des ensembles qui excegravedent la mesure du vers et peuvent mecircme compter plusieurs lignes jusqursquoau paragraphe entier Un verset commence presque toujours par un alineacutea comme un paragraphe cependant il peut arriver qursquoil deacutebute contre la marge gauche et se poursuive ensuite par des retraits degraves la deuxiegraveme ligne raquo (Michegravele AQUIEN amp Georges MOLINIEacute Dictionnaire de rheacutetorique et de poeacutetique Paris Livre de Poche (coll laquo Encyclopeacutedies drsquoaujourdrsquohui raquo) 1999 p 727)

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les scegravenes avec une certaine splendeur et majesteacute Crsquoest le cas pour les exemples que nous venons de citer ougrave ce sont les hommes les pluies lrsquoacircme ou le Conteur qui sont valoriseacutes positivement Certes la reacutepartition des coupes nrsquoest pas toujours identique pour chaque alexandrin mais de faccedilon geacuteneacuterale ce vers souligne la grandeur des hommes ou des objets dont il fait lrsquoeacuteloge

A certains endroits le rythme se trouve acceacuteleacutereacute par des

seacutequences tri- ou quadrisyllabiques telles que laquo mangeurs drsquoinsectes raquo (4) laquo de fruits drsquoeau raquo (3) laquo porteurs drsquoemplacirctres raquo (4) laquo de richesses raquo (3) laquo le peacuteager raquo (4) laquo le forgeron raquo (4) laquo marchands de sucre raquo (4) etc Ces uniteacutes rythmiques courtes paires et impaires meacutelangeacutees illustrent la panoplie des meacutetiers dans la nouvelle agglomeacuteration et la rapiditeacute avec laquelle cette derniegravere a eacuteteacute creacuteeacutee

Drsquoautres types de vers comme des octosyllabes et des

deacutecasyllabes sont eacutegalement repeacuterables dans lrsquoextrait en question Cependant ils renvoient tous agrave la mecircme ideacutee centrale pluraliteacute des occupations et majesteacute du Fondateur de la ville Inutile donc de les citer Lrsquoimage du Conteur

Dans ce dernier point de notre analyse nous examinerons de plus pregraves lrsquoimage du Conteur dans lrsquoextrait du Chant X Qui est-ce et pourquoi nrsquoest-il citeacute qursquoagrave la fin Comme nous lrsquoavons signaleacute dans lrsquointroduction il apparaicirct sous diffeacuterentes formes au fil drsquoAnabase Il est agrave la fois le Conqueacuterant le Fondateur lrsquoEtranger1 le Conteur etc Ne fait-il pas songer en quelque sorte agrave Alexandre le Grand2 A lrsquoinstar de ce grand conqueacuterant Saint-John Perse a

1 Ce terme est cher agrave Saint-John Perse 2 A noter le jeu de mots entre Alexis Leacuteger qui devient par anagramme ALEX[andre] LE G[rand] auquel il srsquoest souvent compareacute Par ailleurs crsquoest une justification de plus pour le choix de lrsquoalexandrin

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lui aussi conquis une nouvelle terre sa poeacutesie Il a deacutecouvert sa vraie identiteacute dans ses œuvres gracircce agrave une laquo anabase raquo vers lrsquointeacuterieur de son esprit

On pourrait se demander pourquoi il est question drsquoun

laquo Conteur raquo dans cet extrait et non pas drsquoun prince ou drsquoun conqueacuterant La reacuteponse est simple la terre qursquoil a conquise nrsquoest que fictive elle symbolise le territoire poeacutetique persien dans sa plus pure essence Cet endroit existe seulement parce qursquoil nous est deacutecrit par lrsquoauteur Le poegravete est ce Conteur qui une fois lrsquoœuvre acheveacutee peut se reposer sous le teacutereacutebinthe et admirer sa creacuteation

Il reste une chose agrave expliquer lrsquoapparition du Conteur agrave la fin

de lrsquoextrait Nous sommes en preacutesence drsquoun texte savamment organiseacute qui ne laisse rien au hasard Si le personnage principal ne surgit qursquoagrave la fin cela a une raison preacutecise le passage entier repose sur une construction en crescendo commenccedilant par les ecirctres les plus banaux (laquo mangeurs drsquoinsectes raquo) en passant par la noblesse (laquo homme au faucon raquo) pour aboutir au grand Conteur dont lrsquoarriveacutee majestueuse est comparable agrave lrsquoeacutetincellement de lrsquoeacutetoile la plus luisante sur la voucircte ceacuteleste Il constitue le faicircte de la creacuteation Aussi nrsquoest-il citeacute qursquoen dernier lieu une fois que toutes les banaliteacutes de lrsquoincipit sont passeacutees par profits et pertes Ce qui subsiste crsquoest la pureteacute absoluehellip Conclusion

Dans lrsquoextrait du Chant X drsquoAnabase que nous trouvons dans lrsquoanthologie Litteacuterature XXe siegravecle le poegravete nous relate les difficulteacutes qursquoil a connues pour trouver sa vraie identiteacute La nouvelle ville qursquoil a fondeacutee est devenue le symbole-mecircme de la creacuteation poeacutetique La polyvalence de cette terre et les durs efforts qursquoil a

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ducirc produire avant de pouvoir se reposer sont mis en œuvre par une large palette de proceacutedeacutes et drsquoimages faisant de la quecircte de soi-mecircme une creacuteation litteacuteraire eacutelaboreacutee agrave valeur drsquoun veacuteritable chef-drsquoœuvre Anabase est lrsquoeacutepopeacutee drsquoun Conqueacuterant-poegravete dont le territoire occupeacute est la litteacuterature le seul moyen drsquoeacutechapper agrave lrsquooubli une fois que lrsquoon est mort Laissons une derniegravere fois la parole au poegravete qui reacutesume lrsquoobjectif rechercheacute dans sa creacuteation laquo Et nos poegravemes encore srsquoen iront sur la route des hommes portant semence et fruit dans la ligneacutee des hommes drsquoun autre acircge raquo1

1 SAINT-JOHN PERSE Vents Paris Gallimard (coll laquo PoeacutesieGallimard raquo) 1960

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Saint-John Perse laquo Le Mur raquo

Le pan de mur est en face pour conjurer le cercle de ton recircve

Mais lrsquoimage pousse son cri La tecircte contre une oreille du fauteuil gras tu

eacuteprouves tes dents avec ta langue le goucirct des graisses et des sauces infecte tes gencives

Et tu songes aux nueacutees pures sur ton icircle quand lrsquoaube verte srsquoeacutelucide au sein des eaux mysteacuterieuses

hellip Crsquoest la sueur des recircves en exil le suint amer des plantes agrave siliques lrsquoacirccre insinuation des mangliers char- nus et lrsquoacide bonheur drsquoune substance noire dans les gousses

Crsquoest le miel fauve des fourmis dans les galeries de lrsquoarbre mort

Crsquoest un goucirct de fruit vert dont surit lrsquoaube que tu bois lrsquoair laiteux enrichi du sel des alizeacuteshellip

Joie ocirc joie deacutelieacutee dans les hauteurs du ciel Les toiles pures resplendissent les parvis invisibles sont semeacutes drsquoherbages et les vertes deacutelices du sol se peignent au siegravecle drsquoun long jourhellip1

1 SAINT-JOHN PERSE Œuvres complegravetes Paris Gallimard (Bibliothegraveque de la Pleacuteiade) 1982 p 12

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LECTURE DU POEgraveME

Ce poegraveme dont le titre initial eacutetait laquo Association raquo et qui a subi beaucoup de modifications depuis lrsquoeacutebauche agrave la version deacutefinitive nous preacutesente le poegravete en train de recircver de son icircle natale qursquoest la Guadeloupe Si la premiegravere version drsquo laquo Association raquo fait preuve drsquoimages religieuses laquo Le Mur raquo met plutocirct lrsquoaccent sur la distance entre les Antilles et Bordeaux

Dans le premier vers Saint-John Perse nous montre une sorte

de laquo mur raquo imaginaire qui se situe entre la Guadeloupe et la ville franccedilaise

laquo Le pan de mur est en face pour conjurer le cercle de ton recircve raquo (v 1-2)

On a lrsquoimpression qursquoil y a une frontiegravere mateacuterielle (un

laquo mur raquo) entre le pays drsquoorigine du poegravete et son seacutejour actuel Lrsquoeacutecrivain srsquoadresse au recircvant agrave la deuxiegraveme personne (laquo ton recircve raquo) parle-t-il agrave son autre MOI ou est-ce tout simplement une faccedilon de preacuteciser la diffeacuterence entre la reacutealiteacute et le recircve A premiegravere vue ce laquo pan de mur raquo paraicirct infranchissable eacutetant donneacute qursquoil deacutetourne le laquo cercle raquo du recircve de la personne endormie Le substantif laquo cercle raquo ne fait-il pas songer au rayon drsquoaction drsquoun navire Une fois le point de non retour atteint il est impossible drsquoaller plus loin Neacuteanmoins peut-il y avoir une frontiegravere dans un recircve

Le troisiegraveme vers legraveve le voile sur ce mystegravere

laquo Mais lrsquoimage pousse son cri raquo (v3)

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Le souvenir des icircles est tellement fort qursquoil entend leur laquo cri raquo

mecircme agrave travers le mur la Caraiumlbe personnifieacutee invite le poegravete agrave traverser cette frontiegravere et agrave retourner au paradis antillais

Eacutepris par la nostalgie Alexis Leacuteger nrsquoa pas manqueacute de deacutecrire

le recircveur

laquo La tecircte contre une oreille du fauteuil gras tu eacuteprouves tes dents avec ta langue le goucirct des graisses et des sauces infecte tes gencives raquo (v4-6)

Installeacute dans son fauteuil le poegravete srsquoest calmement endormi

Neacuteanmoins il y a une image neacutegative qui apparaicirct ses gencives sont irriteacutees par le laquo goucirct des graisses et des sauces raquo mecircme si le protagoniste de cette poeacutesie essaie agrave tout prix de songer aux paysages paradisiaques de la Guadeloupe il garde toujours ce goucirct amer de la vie urbaine dans la bouche En drsquoautres termes il nrsquoarrive pas encore agrave franchir complegravetement le seuil de lrsquoidylle de ses songes Il y a une sorte de laquo mur raquo entre les mondes onirique et reacuteel Pour le poegravete la situation ideacuteale serait de se trouver dans lrsquoicircle Or les Antilles sont tregraves eacuteloigneacutees de Bordeaux et la seule chose que Saint-John Perse puisse faire crsquoest recircver

Le deacutesir de se rappeler son enfance eacutetant tellement fort

Alexis Leacuteger parvient finalement agrave transpercer le mur et agrave songer aux paysages lointains

laquo Et tu songes aux nueacutees pures sur ton icircle quand lrsquoaube verte srsquoeacutelucide au sein des eaux mysteacuterieuses raquo (v7-8)

Les laquo nueacutees pures raquo ne symbolisent-elles pas la pureteacute et

lrsquoinnocence qui regravegnent au paradis Sans doute les icircles repreacutesentent pour le poegravete lrsquoEacuteden auquel il a eacuteteacute arracheacute Lrsquoenfance est mentionneacutee agrave travers lrsquolaquo aube verte raquo Saint-Leacuteger Leacuteger utilise souvent cette meacutetaphore pour parler de

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lrsquoenfance respectivement le creacutepuscule pour eacutevoquer le treacutepas Le fait que lrsquoaube soit verte suggegravere probablement la pureteacute de lrsquoenfant qui vient au monde et qui doit faire ses propres expeacuteriences comme par exemple deacutecouvrir les laquo eaux mysteacuterieuses raquo qui entourent lrsquoicircle Pour un nouveau-neacute tout ce qursquoil ne connaicirct pas lui paraicirct mysteacuterieux

Suit une eacutenumeacuteration de plantes tropicales

laquo hellip Crsquoest la sueur des segraveves en exil le suint amer des plantes agrave siliques lrsquoacirccre insinuation des mangliers charnus et lrsquoacide bonheur drsquoune substance noire dans les gousses raquo (v9-12)

Ce vocabulaire speacutecialiseacute ne fait-il pas preuve du goucirct

prononceacute de Saint-Leacuteger Leacuteger pour les plantes exotiques Les trois points de suspension en tecircte du vers 9 nous laissent le temps drsquoimaginer les paysages paradisiaques tels qursquoils existent aux Antilles Ces descriptions exactes des plantes exotiques (laquo sueur des segraveves en exil raquo laquo suint amer des plantes agrave siliques raquo etc) montrent que les souvenirs de lrsquoeacutecrivain en rapport avec son icircle natale sont tregraves deacutetailleacutes il nrsquoy a que des affirmations pas de questions ni de mots indiquant un certain doute On a lrsquoimpression qursquoAlexis Leacuteger a quitteacute la Guadeloupe le jour mecircme ougrave il a eacutecrit ces vers

A cocircteacute de ces souvenirs heureux le lecteur est eacutegalement

confronteacute agrave des images plus pessimistes qui deacutecrivent lrsquoeacutetat drsquoacircme actuel de lrsquoeacutecrivain

laquo Crsquoest le miel fauve des fourmis dans les galeries de lrsquoarbre mort raquo (v13-14)

Le laquo miel fauve des fourmis raquo ne renvoie-t-il pas agrave la multitude

drsquoinsectes qursquoil y a dans cet arbre mort Nous sommes en preacutesence drsquoun contraste entre la vie (laquo fourmis raquo) et la mort (laquo arbre mort raquo) il se peut que les animaux deacutesignent les vives

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reacuteminiscences que le poegravete a gardeacutees de son enfance et que lrsquolaquo arbre mort raquo soit le symbole du deacutepart de la Caraiumlbe en direction de Pau On pense au fameux sonnet de Du Bellay laquo Qui a vu quelquefois un grand checircne asseacutecheacute raquo (Antiquiteacutes de Rome sonnet XXVIII) ougrave lrsquoarbre symbolise les ruines de la Rome antique Certes dans laquo Le Mur raquo il nrsquoest pas question de ruines mais le fait que la plante morte soit associeacutee agrave la perte drsquoune icircle laquo veacuteneacutereacutee raquo fait pourtant songer agrave lrsquoœuvre du poegravete du XVIe siegravecle Lrsquoimage du miel est particuliegraverement bien choisie car cette substance gluante illustre la faccedilon dont Saint-Leacuteger Leacuteger est attacheacute agrave la vie insulaire

laquo Crsquoest un goucirct de fruit vert dont surit lrsquoaube que tu bois lrsquoair laiteux enrichi du sel des alizeacuteshellip raquo (v15-16)

Le poegravete a lrsquoimpression que lrsquoaube est devenue aigre (laquo dont

surit lrsquoaube raquo) agrave lrsquoinstar drsquoun fruit qui nrsquoest pas encore mucircr le fait de songer agrave la Caraiumlbe fait souffrir Saint-John Perse et le plonge dans un sentiment de meacutelancolie En mecircme temps il imagine que les alizeacutes apportent un air laquo laiteux raquo qui est laquo enrichi de sel raquo Lrsquoadjectif laquo laiteux raquo ne rappelle-t-il pas la jeune enfance du poegravete crsquoest-agrave-dire lrsquoeacutepoque ougrave il eacutetait nourri par sa megravere Le sel qui est contenu dans lrsquoair provient de la mer qui entoure les icircles Nous voilagrave en preacutesence drsquoune sorte de synestheacutesie de mecircme que dans laquo Correspondances raquo de Baudelaire nous trouvons dans ce poegraveme le sens auditif (laquo lrsquoimage pousse son cri raquo) le toucher (laquo tu eacuteprouves tes dents avec ta langue raquo) la vue (laquo lrsquoaube verte srsquoeacutelucide raquo) le goucirct (laquo acide raquo laquo amer raquo laquo surit raquo laquo sel raquo) et lrsquoodorat (laquo sueur raquo)

De nouveau les trois points de suspension permettent au

lecteur de se repreacutesenter mentalement la scegravene on a lrsquoimpression de voir le poegravete goucircter le fruit vert et le sel des alizeacutes

Dans les quatre derniers vers Saint-Leacuteger Leacuteger se souvient

qursquoil est toujours agrave Bordeaux Aussi legraveve-t-il les yeux et crie

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laquo Joie ocirc joie deacutelieacutee dans les hauteurs du ciel Les toiles pures resplendissent les parvis invisibles sont semeacutes drsquoherbages et les vertes deacutelices du sol se peignent au siegravecle drsquoun long jourhellip raquo (v17-20)

En pensant aux Antilles le poegravete eacuteprouve une grande joie qui

semble venir du ciel peut-ecirctre ce plaisir est-il lieacute au vent qui megravene le navire (laquo toiles raquo1) vers le pays deacutesireacute

Quant aux laquo parvis invisibles semeacutes drsquoherbages2 vertes raquo il

doit srsquoagir drsquoune allusion agrave la proprieacuteteacute priveacutee des Leacuteger aux icircles les herbes ont pousseacute et il nrsquoy a plus personne pour les couper ndash la famille du poegravete srsquoeacutetant installeacutee agrave Pau Lrsquoinvisibiliteacute de ces parvis ne symbolise-t-elle pas la grande distance entre les Antilles et le sud de la France

Saint-John Perse ne se contente pas de mentionner la maison

et le jardin il nous donne eacutegalement des preacutecisions sur lrsquoeacutetat actuel des plantations laquo les verts deacutelices du sol se peignent au siegravecle drsquoun long jourhellip raquo Ces laquo vertes deacutelices raquo renvoient probablement aux plantes de tabac de cacao3 de cafeacute et de canne agrave sucre qui constituent la partie majeure de la culture agraire agrave la Caraiumlbe Malheureusement la famille du poegravete ne peut plus cultiver ces moissons sur les plantations car elle a quitteacute deacutefinitivement ses terres Au moment ougrave Saint-John Perse eacutecrit ce poegraveme il ignore srsquoil retournera un jour en Guadeloupe Cette incertitude est peut-ecirctre suggeacutereacutee agrave travers les trois points de suspension agrave la fin du poegraveme

Ajoutons en guise de conclusion que laquo Le Mur raquo est un

poegraveme composeacute de souvenirs et de sensations qui permettent agrave

1 Il srsquoagit drsquoune synecdoque laquo Trope qui permet de deacutesigner qqch par un terme dont le sens inclut celui du terme propre ou est inclus par lui raquo (Bernard DUPRIEZ Gradus ndash Les proceacutedeacutes litteacuteraires (Dictionnaire) Paris Eacuteditions 1018 1984) 2 En geacuteneacuteral les laquo herbages raquo deacutesignent non pas le gazon devant une maison mais lrsquoherbe des preacutes 3 Mentionneacute dans laquo Eacutecrit sur la porte raquo en traduction creacuteole kako

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lrsquoeacutecrivain de retrouver agrave lrsquoinstar de Marcel Proust le laquo temps perdu raquo Nous avons remarqueacute que lrsquoadjectif laquo vert raquo et le substantif laquo aube raquo apparaissent agrave plusieurs reprises Alexis Leacuteger a souvent recours agrave ces deux meacutetaphores pour parler de son enfance Il srsquoagit drsquoune caracteacuteristique typiquement persienne Les descriptions exactes du milieu floral plongent le lecteur dans lrsquounivers paradisiaque dont recircve le poegravete Ce sont agrave la fois les nombreuses images et le savoir scientifique de Saint-Leacuteger Leacuteger qui font de cette poeacutesie un veacuteritable chef-drsquoœuvre litteacuteraire

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Charles Sorel Polygraphe1 et poegravete2 de romans comiques

Aperccedilu bio-bibliographique

Charles Sorel Sieur de Souvigny fils drsquoun procureur est neacute agrave Paris vers 1600 Il fait de solides eacutetudes qui une fois acheveacutees le megravenent vers la carriegravere litteacuteraire Son goucirct prononceacute pour les lettres favorise la rencontre avec Theacuteophile de Viau3 Saint-Amant4 et Boisrobert5 Divers romans sentimentaux et nouvelles sont dus agrave sa plume mais son succegraves qui repose en partie sur un scandale nrsquoatteint son apogeacutee qursquoapregraves la publication de lrsquoHistoire comique de Francion (1623) Le roman sera augmenteacute de faccedilon continuelle dans les anneacutees qui suivent sa premiegravere publication Cependant lrsquoauteur atteacutenue progressivement les deacutetails les plus provocateurs

Son premier emploi est celui de secreacutetaire du comte de

Cramail puis du comte de Marcilly et finalement du comte de Baradaz En 1635 il devient historiographe du roi Il faut preacuteciser que Sorel nrsquoabandonne jamais la litteacuterature de fiction Cependant il se voit deacutetourneacute de cette vocation eacutetant donneacute que son Polyandre (1648) tableau satirique de la bourgeoisie parisienne qui constitue

1 Ce substantif vient du grec πολλά (beaucoup) et de γράϕειν (eacutecrire) Il deacutesigne une personne qui eacutecrit beaucoup et sur divers sujets 2 Le substantif laquo poegravete raquo est agrave prendre dans son sens eacutetymologique il deacuterive du grec ποιητής qui signifie laquo celui qui composecreacutee raquo 3 Poegravete franccedilais (1590-1626) contemporain de Malherbe qui fut reacutehabiliteacute par les romantiques 4 Poegravete (1594-1661) dont lrsquoœuvre reflegravete agrave la perfection lrsquoestheacutetique baroque 5 Poegravete et dramaturge franccedilais (1592-1662) favori de Richelieu lrsquoun des fondateurs et des premiers membres de lrsquoAcadeacutemie franccedilaise

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une tentative de roman drsquoune forme nouvelle nrsquoa pas eacuteteacute compris par les lecteurs du temps et a ainsi eacuteteacute voueacute agrave lrsquoeacutechec

Quelques anneacutees apregraves cette deacuteception il se consacre aux

eacutetudes morales agrave la critique litteacuteraire et surtout agrave des laquo travaux pionniers dans le domaine de la bibliographie et de lrsquohistoire litteacuteraire raquo1 En mecircme temps il reacutedige une parodie de lrsquoAstreacutee drsquoHonoreacute drsquoUrfeacute en ridiculisant les poncifs ainsi que les excegraves du genre romanesque aristocratique pastoral et preacutecieux crsquoest le Berger extravagant (1627) Sa querelle avec Furetiegravere2 portant sur la Nouvelle alleacutegorique vaudra agrave ce dernier le nom de laquo Charoselles raquo dans le Roman bourgeois (1666) de Sorel

Lrsquoauteur du Francion preacutetend descendre des anciens rois

drsquoAngleterre comme il lrsquoexpose dans La Solitude et lrsquoamour philosophique de Cleacuteomegravede Plusieurs de ses ouvrages sont signeacutes du surnom laquo De lrsquoIsle raquo ou laquo Des Isles raquo qui rappelle les origines de sa famille Nous trouvons une allusion de ce nom dans lrsquoEacutecole des Femmes de Moliegravere

Je sais un paysan qursquoon appelait Gros-Pierre Qui nrsquoayant pour tout bien qursquoun seul quartier de terre Y fit tout agrave lrsquoentour faire une fosse bourbeux Et de Monsieur de lrsquoIsle en prit le nom pompeux3

A cocircteacute de ce pseudonyme Sorel en emploie encore drsquoautres

comme par exemple laquo Estor de Sorel raquo (citeacute par Olivier de la Marche)

1 Anne BERTHELOT et alii Langue et litteacuterature Anthologie Moyen Acircge XVIe ndash XVIIe ndash XVIIIe siegravecles Paris Nathan 1992 p 228 2 Furetiegravere qui preacutepare sa candidature agrave lrsquoAcadeacutemie franccedilaise propose dans sa Nouvelle alleacutegorique une sorte de catalogue des bons et mauvais eacutecrivains de son temps Sorel nrsquoaime pas lrsquoAcadeacutemie et se facircche de le voir passer agrave lrsquoennemi Certes Furetiegravere lrsquoa classeacute parmi les laquo bons eacutecrivains raquo mais il lrsquoa deacutesigneacute comme lrsquoauteur du Francion ce qui est aux yeux de Sorel une tregraves grande indiscreacutetion 3 Ces vers sont citeacutes dans lrsquoouvrage suivant Emile ROY La vie et les œuvres de Charles Sorel Sieur de Souvigny (1602-1674) Genegraveve Slatkine Reprints 1970 p 5

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Outre les œuvres deacutejagrave mentionneacutees Charles Sorel est lrsquoauteur de reacuteflexions sur le genre romanesque de son temps comme le teacutemoigne la Bibliothegraveque franccedilaise (1664-1667) ou De la connaissance des bons livres (1671) A cocircteacute de sa passion pour les lettres il se consacre au travail de lrsquohistorien Ses principaux ouvrages historiques sont lrsquoHistoire de la monarchie franccedilaise (1630) ainsi que lrsquoHistoire de la monarchie franccedilaise sous Louis XIV (1662) Dans la Science universelle (1634-1644) Sorel se montre encyclopeacutediste

Il est difficile agrave dire au juste combien drsquoœuvres Sorel a

produites Selon le Pegravere Niceron il y aurait trente-neuf ouvrages auxquels il faudrait ajouter une vingtaine de publications telles que le Jugement du Cid par un bourgeois de Paris marguillier de sa paroisse ou encore la Comeacutedie de Chansons ainsi que les Lois de la galanterie Parmi ses œuvres romanesques nous trouvons par exemple le Francion ou encore les Amours de Cleacuteageacutenor et Doristeacutee (1622) ougrave lrsquoheacuteroiumlne du roman Doristeacutee change de costume agrave travers cinq pages Soit elle inspire des laquo passions furieuses agrave tous les cavaliers de France et drsquoItalie raquo1 soit elle se deacuteguise en domestique masculin et doit reacutesister aux maicirctresses de la maison Le Palais drsquoAngeacutelie (1622 deacutedieacute agrave Madame la sœur du Roi) figure eacutegalement parmi les œuvres romanesques de Sorel Il relate lrsquohistoire de jeunes gens qui se reacuteunissent agrave la campagne pour faire de la musique et pour se raconter des contes dont chacun deacutebouche sur un rapt Crsquoest une allusion agrave la conspiration qui vise agrave enlever la sœur du Roi On trouve dans ce livre de nettes exageacuterations voulues par lrsquoauteur ce qui ne lrsquoempecircche pas drsquoecirctre un laquo curieux tableau des mœurs violentes et raffineacutees de lrsquoeacutepoque raquo2 Ces histoires ne sont pas sans nous rappeler le Deacutecameacuteron de Boccace Quant aux Nouvelles franccedilaises (1623) celles-ci ont eacuteteacute publieacutees quelques mois apregraves le Palais drsquoAngeacutelie mais elles nrsquoont pas connu le mecircme inteacuterecirct Le cadre de ce livre est Paris que Sorel qualifie de laquo plus belle ville du monde raquo La Maison

1 op cit p 35 2 op cit p 36

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des Jeux (1642) est un recueil de nouvelles qui a connu cette fois-ci davantage de succegraves Ces histoires nous ramegravenent directement agrave des comeacutedies bien connues agrave lrsquoeacutepoque Il reste encore agrave classer parmi les œuvres romanesques le Chemin de la Fortune la Vraie suite de la Polyxegravene LrsquoOrphyse de Chrysante et le Berger extravagant (1627)

Crsquoest apregraves une vieillesse relativement pauvre mais ougrave il

travaille toujours agrave la laquo connaissance des bons livres raquo que Charles Sorel srsquoeacuteteint en mars 1674

LrsquoHistoire comique de Francion (1623-1633)1

LrsquoHistoire comique de Francion est lrsquoun des plus grands succegraves litteacuteraires du XVIIe siegravecle Voici un bref reacutesumeacute drsquoune œuvre qui nrsquoa pas seulement marqueacute les lecteurs de son eacutepoque mais eacutegalement les eacutecrivains

laquo Le jeune Francion aristocrate mais pauvre parcourt la France agrave la recherche de la bonne fortune Francion raconte ses aventures qui ont commenceacute par la poursuite de Laurette une jeune femme dont il est tombeacute amoureux (Livre I) Apregraves quelques eacutepisodes burlesques et le reacutecit de la vie de Laurette (Livre II) Francion qursquoun gentilhomme a recueilli dans son chacircteau entreprend de raconter son enfance et son eacuteducation (Livres III et IV) le portrait du peacutedant Hortensius donne lieu agrave une veacuteritable satire de lrsquoeacuteducation Il deacutecrit ensuite les milieux de libres-penseurs qursquoil a freacutequenteacutes ce qui lui permet de deacutevelopper sa conception du laquo geacuteneacutereux raquo homme affranchi de tous les preacutejugeacutes (Livre V) ses aventures le megravenent aussi parmi la noblesse de province dont il fait un tableau amuseacute et pittoresque avant de deacutecrire les peacuteripeacuteties qui le ramegravenent agrave la cour du roi (Livre VI) La fin de cette premiegravere partie culmine avec la

1 Pour faire la preacutesentation du Francion nous nous sommes baseacute sur lrsquoouvrage drsquoEmile ROY La vie et les œuvres de Charles Sorel Sieur de Souvigny (1602-1674) Genegraveve Slatkine Reprints 1970 ainsi que sur celui de Herveacute-D BEacuteCHADE Les romans comiques de Charles Sorel Fiction narrative langue et langages Genegraveve Droz 1981

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description de la vie libertine et deacutebaucheacutee que megravenent Francion et ses amis dans le chacircteau du gentilhomme Raymond (Livre VII) raquo1

Le Francion est agrave la fois un roman drsquoapprentissage dans lequel Sorel fait beaucoup drsquoallusions agrave sa famille agrave sa fortune et agrave ses ancecirctres Crsquoest un trait de caractegravere de cet eacutecrivain du XVIIe siegravecle Cependant nous y trouvons aussi des traces drsquoun roman philosophique drsquoun roman satirique ainsi que drsquoun roman critique Lrsquoensemble deacutebouche sur une sagesse pleine drsquohumour qui annonce deacutejagrave de faccedilon tregraves nette lrsquoœuvre de Moliegravere

La premiegravere eacutedition du Francion datant de 1623 et publieacutee

sans nom drsquoauteur se compose de sept livres En 1623 elle en est suivie drsquoune deuxiegraveme qui est augmenteacutee de quatre livres Ce nrsquoest qursquoen 1633 que lrsquoeacutedition deacutefinitive constitueacutee de douze livres est publieacutee sous le titre complet de La Vraye Histoire Comique de Francion Composeacutee par Nicolas de Moulinet Sieur du Parc Gentilhomme Lorrain Amplifieacutee en plusieurs endroicts et augmenteacutee drsquoun Livre suivant les manuscripts de lrsquoAutheur Elle est preacuteceacutedeacutee de la deacutedicace laquo A Francion raquo

Selon Charles Sorel laquo [n]ous avons assez drsquohistoires tragiques

qui ne font que nous attrister Il en faut maintenant voir une qui soit toute comique raquo Le Francion premier en date des romans de mœurs franccedilais peut ecirctre consideacutereacute comme lrsquoancecirctre de lrsquoHistoire de Gil Blas de Sentillane (1715-1735) drsquoAlain Reneacute Lesage ou encore de Jacques le Fataliste et son maicirctre (1773) de Denis Diderot qui sont deux œuvres du XVIIIe siegravecle

On ne peut nier qursquoil y ait quelque rapport entre les aventures

de Francion relateacutees par le protagoniste eacuteponyme (qui est en mecircme temps narrateur intradieacutegeacutetique) et son preacutenom qui le dit laquo franc raquo crsquoest-agrave-dire laquo libre raquo Il est mecircme possible de relever

1 Anne BERTHELOT et alii Langue et litteacuterature Anthologie Moyen Acircge XVIe ndash XVIIe ndash XVIIIe siegravecles Paris Nathan 1992 p 229

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quelques traits communs entre le personnage principal du roman et lrsquoauteur lui-mecircme surtout si lrsquoon songe aux anneacutees de jeunesse de Sorel

Une autre caracteacuteristique du roman Histoire comique de Francion

est la protestation contre la litteacuterature romanesque Crsquoest une sorte de laquo revanche de lrsquoesprit gaulois sur le bel esprit raquo1 de la part de Sorel En drsquoautres termes les Preacutecieuses ont lrsquohabitude de preacutetendre qursquoelles descendent en ligne directe des rois de France Or Sorel condamne cette attitude gauloise ainsi que la falsification des origines Cela peut eacutetonner le lecteur moderne car nous savons que lrsquoauteur de la Maison des Jeux a lui-mecircme toujours preacutetendu descendre des rois drsquoAngleterre

Apregraves lrsquoeacutedition deacutefinitive du Francion Sorel srsquoest arrecircteacute

drsquoeacutecrire des ouvrages de ce genre bien que ce dernier roman comique ait connu un grand succegraves aupregraves du public franccedilais La raison de cet abandon est le nombre croissant drsquoennemis que lrsquoeacutecrivain srsquoest faits Aussi le succegraves du Francion est-il eacutetroitement lieacute au scandale En lisant la Science universelle (1635) nous avons lrsquoimpression que lrsquoeacutecrivain srsquoexcuse dans lrsquolaquo Avertissement raquo de ne plus eacutecrire des œuvres comiques

laquo Jamais les honnecirctes gens ne se scandaliseront pour voir que lrsquoon srsquoadonne agrave quelques piegraveces reacutecreacuteatives parmi des ouvrages seacuterieux Toutefois il est certain que la plupart des hommes sont si stupides qursquoils ne peuvent consideacuterer ceci et que si un brave homme a fait quelque chose de faceacutetieux ils lrsquoestiment moins qursquoun hypocrite qui fait des livres de deacutevotion pour se faire croire homme de bien et attraper des beacuteneacutefices ou qursquoun esprit vain et sot qui compose des livres de morale et de politique afin de faire lrsquohomme drsquoEtat et le personnage drsquoimportance quoique toutes ces sortes drsquoouvrages ne soient que des redites de ce qui est ailleurs et lrsquoon ne considegravere pas

1 Emile ROY La vie et les œuvres de Charles Sorel Sieur de Souvigny (1602-1674) Genegraveve Slatkine Reprints 1970 p 111

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qursquoune bonne satire valait encore bien mieux en ces temps-ci et qursquoil eacutetait bien plus malaiseacute drsquoy reacuteussir raquo1

On constate qursquoil y a plusieurs traces de colegravere dans cette

affirmation qui reacutesume la cause du deacutetournement de Sorel des romans comiques Sorel preacutecieux et eacutecrivain anti-preacutecieux

Lrsquoauteur du Berger extravagant manifeste un goucirct prononceacute pour les salons aristocratiques et les salles de theacuteacirctre Depuis son service de secreacutetaire chez le comte de Cramail Sorel est devenu tregraves galant tout en imitant le style les maniegraveres et parfois mecircme les pseudonymes tels que laquo Erophile raquo de son maicirctre Crsquoest avec un orgueil indeacuteniable qursquoil se rend dans la salle du Petit-Bourbon avec des livrets qursquoil distribue avec plaisir aux dames Cependant il ne peut srsquoempecirccher de se rire parfois inteacuterieurement des stupides questions des laquo grands seigneurs raquo Nrsquoest-ce pas deacutejagrave un trait anti-preacutecieux qui se fait remarquer chez le Sieur de Souvigny Pourtant il ne cesse de deacuteployer tous ses talents dans les reacuteunions de lrsquoaristocratie et de la riche bourgeoisie en proposant aux dames des thegraveses drsquoamour

Ce sont les brillantes relations qui ont fait de Sorel un

homme fier Il accepte mecircme lrsquoanagramme de son nom proposeacutee par son ami Guy Patin agrave savoir laquo Clarus sol ero raquo

Sorel comme un soleil en nos ans paraicirctra

Si dans sa vie priveacutee Sorel aime srsquoattribuer des qualiteacutes preacutecieuses dans son œuvre quelques indices nous prouvent plutocirct le contraire En drsquoautres termes lrsquoauteur du Francion deacutecrit

1 SOREL Avertissement de la Science universelle 1635

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souvent des scegravenes deacutegoucirctantes et macabres dans la Maison des Jeux que Moliegravere a preacutefeacutereacute laisser de cocircteacute vu que le public franccedilais ne les aurait pas supporteacutees Cela constitue bel et bien un trait anti-preacutecieux surtout si lrsquoon se rappelle qursquoune des laquo lois raquo de la preacuteciositeacute est de srsquoexprimer dans une langue soutenue et difficile drsquoaccegraves Mecircme la premiegravere eacutedition de lrsquoHistoire comique de Francion contient des jurons trop excessifs et des pages grossiegraveres comme par exemple le reacutecit du songe Somme toute lrsquoeffet du choc ainsi que la grossiegravereteacute constituent les principaux deacutefauts de lrsquoœuvre de Charles Sorel sans qursquoelle ne perde cependant de son utiliteacute ni de lrsquooriginaliteacute des teacutemoignages de lrsquoeacutepoque qui y sont exposeacutes

Un dernier exemple qui prouve que Sorel est un eacutecrivain anti-

preacutecieux est qursquoil critique dans le Berger extravagant les expressions nouvelles procircneacutees dans les milieux preacutecieux et usiteacutees par de nombreux auteurs de lrsquoeacutepoque Voici ce que Sorel pense des œuvres dues agrave leur plume

laquo Chacun demeurera drsquoaccord [hellip] que si lrsquoon voulait nrsquoecirctre pas trompeacute il serait besoin drsquoeacutetablir un censeur de livres qui ne donnacirct congeacute qursquoaux bons drsquoaller de par le monde et condamnacirct les autres agrave la poussiegravere drsquoun cabinet raquo1

Nous voyons que malgreacute sa personnaliteacute marqueacutee par le

caractegravere de la preacuteciositeacute Sorel demeure un eacutecrivain anti-preacutecieux dans ses œuvres et nrsquoheacutesite pas agrave critiquer ouvertement ses adversaires et confregraveres Conclusion

Dans la preacutesentation qui preacutecegravede nous avons vu que Sorel se distingue non seulement par le style mais eacutegalement par le contenu de ses œuvres des autres eacutecrivains du XVIIe siegravecle Srsquoil

1 op cit p 148

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preacutesente lui-mecircme des traits de caractegravere propres agrave la preacuteciositeacute il nrsquoheacutesite pas agrave condamner les attitudes des Preacutecieuses dans ses textes Lrsquoimportance de ses ouvrages se manifeste surtout par les nombreux emprunts que drsquoautres hommes de lettres ont faits agrave Sorel Le plus connu drsquoentre eux est sans doute Moliegravere qui nous deacutecrit dans les Preacutecieuses ridicules des scegravenes qui sont nettement inspireacutees par lrsquoauteur du Francion Nous pouvons mecircme preacutetendre que crsquoest gracircce aux teacutemoignages de Sorel que nous arrivons agrave mieux saisir la piegravece de Moliegravere Aussi lrsquoauteur du Berger extravagant peut-il ecirctre consideacutereacute comme lrsquoune des figures marquantes du XVIIe siegravecle mecircme srsquoil est en partie passeacute par profits et pertes dans les temps modernes

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Baudelaire laquo LrsquoHomme et la mer raquo

Homme libre toujours tu cheacuteriras la mer La mer est ton miroir tu contemples ton acircme Dans le deacuteroulement infini de sa lame Et ton esprit nrsquoest pas un gouffre moins amer Tu te plais agrave plonger au sein de ton image Tu lrsquoembrasses des yeux et des bras et ton cœur Se distrait quelquefois de sa propre rumeur Au bruit de cette plainte indomptable et sauvage Vous ecirctes tous les deux teacuteneacutebreux et discrets Homme nul nrsquoa sondeacute le fond de tes abicircmes O mer nul ne connaicirct tes richesses intimes Tant vous ecirctes jaloux de garder vos secrets Et cependant voilagrave des siegravecles innombrables Que vous vous combattez sans pitieacute ni remord Tellement vous aimez le carnage et la mort O lutteurs eacuteternels ocirc fregraveres implacables 1

Les Fleurs du Mal - XIV

1 BAUDELAIRE Œuvres complegravetes Paris Gallimard (Bibliothegraveque de la Pleacuteiade) 1975 t 1 p 19

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APPLICATION DE LA MEacuteTHODE JAKOBSONIENNE

Introduction

Le poegraveme laquo LrsquoHomme et la mer raquo publieacute pour la premiegravere fois en octobre 1852 dans la Revue de Paris (RP) se situe dans la partie intituleacutee laquo Spleen et Ideacutealndash Le cycle de la poeacutesie et de la beauteacute raquo qui constitue le deacutebut des Fleurs du Mal1 Le titre initial ayant eacuteteacute laquo LrsquoHomme libre et la mer raquo cette poeacutesie agrave thegraveme romantique met lrsquoaccent sur les correspondances Baudelaire y ajoute lrsquoaffrontement fraternel dans la derniegravere strophe

On pourrait reprocher agrave la preacutesente eacutetude drsquoecirctre trop bregraveve

mais son unique objectif est de preacutesenter quelques approches baseacutees sur les travaux de Roman Jakobson qui devraient servir de base agrave une lecture aiseacutee du poegraveme baudelairien

1 BAUDELAIRE Œuvres complegravetes Paris Gallimard (Bibliothegraveque de la Pleacuteiade) 1975 t1

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Bregraveve preacutesentation de lrsquoapproche jakobsonienne

Roman Jakobson linguiste neacute en URSS essaie de soumettre les œuvres litteacuteraires agrave une critique qui ne se reacutefegravere qursquoau poegraveme lui-mecircme tout en faisant table-rase du paratexte Lrsquoobjectif de cette meacutethode se trouve reacutesumeacute dans la question suivante laquo Qursquoest-ce qui fait drsquoun message verbal une œuvre litteacuteraire raquo1 Pour deacutemontrer sa theacuteorie Jakobson eacutetablit un scheacutema comprenant six facteurs constitutifs de tout acte de communication verbale

ContexteIV

DestinateurIhelliphelliphellipMessageIIhelliphellipDestinataireIII

ContactV

CodeVI

I) Le destinateur constitue le locuteur crsquoest celui qui parle II) Le message repreacutesente ce qui est raconteacute III) Quant au destinataire encore appeleacute locutaire ou

interlocuteur il srsquoagit de la personne agrave laquelle srsquoadresse le destinateur

IV) Le contexte est le cadre le sujet dont on parle (p ex la

bataille de Waterloo)

1 Roman JAKOBSON laquo Linguistique et poeacutetique raquo in Essais de linguistique geacuteneacuterale Paris Eacuteditions de Minuit 1963 p210

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V) Le contact peut ecirctre visuel ou verbal selon la nature de communication (conversation teacuteleacute-phonique dialogue face-agrave-face)

VI) Le code repreacutesente la langue qui permet de srsquoexprimer Il se

peut drsquoailleurs aussi qursquoil nrsquoy ait que des symboles (p ex panneaux routiers etc)

Jakobson preacutecise que chacun de ces six facteurs engendre une fonction linguistique diffeacuterente Neacuteanmoins les messages remplissent en geacuteneacuteral plusieurs fonctions et il est tregraves difficile drsquoen trouver qui nrsquoen remplisse qursquoune seule Les six fonctions dont parlent les formalistes sont les suivantes

ReacutefeacuterentielleII

EacutemotiveIhelliphelliphelliphellipPoeacutetiqueIIIhelliphelliphellipConativeVI

PhatiqueIV

MeacutetalinguistiqueV I) La fonction eacutemotive consiste agrave faire part de ses sentiments II) On a recours agrave la fonction reacutefeacuterentielle lorsqursquoune

information est transmise (p ex laquo Le train part agrave huit heures raquo)

III) La fonction poeacutetique preacutedomine dans un texte litteacuteraire IV) La tentative drsquoappeler quelqursquoun fait preuve drsquoun emploi de

la fonction phatique (du grec φατίξω je deacuteclare je dis) (p ex laquo allocirc Mrsquoentends-tu raquo)

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V) A la fonction meacutetalinguistique se rapportent les deacutefinitions des dictionnaires

VI) Si lrsquoon donne un ordre agrave quelqursquoun ou que lrsquoon essaie drsquoagir

sur lrsquoautre on fait usage de la fonction conative (du latin conari essayertenter)

Reacuteduire la fonction poeacutetique agrave la poeacutesie serait simplifier

consideacuterablement les choses Bien qursquoelle soit celle qui domine elle ne constitue aucunement la seule fonction de lrsquoart du langage

Sans doute la phrase-cleacute du formalisme est laquo la forme produit

du sens raquo En drsquoautres termes les partisans de cette theacuteorie essaient de deacutemontrer qursquoen analysant les particulariteacutes formelles ils aboutissent neacutecessairement agrave la construction du sens drsquoune œuvre litteacuteraire Par ailleurs il existe dans la poeacutesie une certaine ambiguiumlteacute selon Jakobson elle est laquo une proprieacuteteacute intrinsegraveque inalteacuterable de tout message centreacute sur lui-mecircme bref crsquoest un corollaire obligeacute de la poeacutesie raquo1 Autrement formuleacute il se peut qursquoil y ait plusieurs interpreacutetations possibles drsquoun mecircme poegraveme ce qui en fait preacuteciseacutement un chef-drsquoœuvre litteacuteraire

En ce qui concerne les rimes drsquoune poeacutesie les formalistes

pensent qursquoil ne faut pas seulement les traiter du point de vue sonore laquo la rime implique neacutecessairement une relation seacutemantique entre les uniteacutes qursquoelle lie [hellip] raquo2 Il nrsquoest donc pas ducirc au hasard que certains termes soient rapprocheacutes par lrsquoeffet de rime en geacuteneacuteral les poegravetes ont recours agrave ce proceacutedeacute soit pour mettre en eacutevidence certaines expressions soit pour marquer leur similitude ou leur opposition Il en est de mecircme pour la meacutetaphore3 la comparaison1 la parabole2 lrsquoantithegravese3 le

1 Roman JAKOBSON laquo Linguistique et poeacutetique raquo in Essais de linguistique geacuteneacuterale Paris Eacuteditions de Minuit 1963 p238 2 op cit p233 3 laquo [hellip] le passage drsquoun sens agrave lrsquoautre a lieu par une opeacuteration personnelle fondeacutee sur une impression ou une interpreacutetation et celle-ci demande agrave ecirctre trouveacutee sinon reveacutecue par le lecteur raquo

CAHIERS DE POESIE

215

contraste4 etc Il faut toujours analyser les liens entre les mots rapprocheacutes sous lrsquoeffet des proceacutedeacutes stylistiques ou syntaxiques

Lrsquoavantage de lrsquoapproche jakobsonienne par rapport agrave

drsquoautres meacutethodes de critique litteacuteraire est qursquoelle ne neacutecessite aucune information sur la genegravese de lrsquoœuvre ni sur lrsquoauteur A la limite les formalistes nrsquoauraient mecircme pas besoin de connaicirctre le nom de lrsquoeacutecrivain Ils partent du texte proprement dit et non pas de ce qui lrsquoentoure Cela permet geacuteneacuteralement drsquoaboutir agrave des reacutesultats deacutemontrables et difficiles agrave contredire Tel nrsquoest cependant pas le cas pour la critique qui se base sur la biographie de lrsquoauteur on a parfois tendance agrave voir quelque chose dans le poegraveme qui nrsquoest pas toujours recevable voire deacutemontrable

La meacutethode de Jakobson permet en plus drsquoanalyser des textes anonymes dont le critique ignore tout de lrsquoauteur et de la genegravese de lrsquoœuvre La recherche des particulariteacutes du texte permet tout de mecircme drsquoarriver agrave des interpreacutetations solides dont la logique peut facilement ecirctre suivie On essaie de deacutemontrer que laquo la forme produit du sens raquo

ANALYSE DU POEgraveME Les isotopies

(Bernard DUPRIEZ Gradus ndash Les proceacutedeacutes litteacuteraires (Dictionnaire) Paris Eacuteditions 1018 1984 p286) 1 laquo On rapproche deux entiteacutes quelconques du mecircme ordre au regard drsquoune mecircme action drsquoune mecircme qualiteacute etc raquo (op cit p121) 2 laquo [hellip] petit reacutecit alleacutegorique qui propose un enseignement moral ou un message religieux raquo (Bruno HONGRE Le dictionnaire portatif du bachelier Paris Hatier (coll laquo Profil raquo) 2002 p447) 3 laquo Preacutesenter mais en lrsquoeacutecartant ou en la niant une ideacutee inverse en vue de mettre en relief lrsquoideacutee principale raquo (Bernard DUPRIEZ Gradus ndash Les proceacutedeacutes litteacuteraires (Dictionnaire) Paris Eacuteditions 1018 1984 p57) 4 laquo Opposition de deux choses dont lrsquoune fait ressortir lrsquoautre raquo (Paul ROBERT Le Petit Robert Paris Le Robert 1987 p381)

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Le poegraveme laquo LrsquoHomme et la mer raquo permet au lecteur de deacutegager diffeacuterentes isotopies sur lesquelles se base lrsquoœuvre en premier lieu il y a le champ lexical de la beauteacute et les mots qui srsquoy rapportent sont

cheacuteriras (v1) miroir (v1) contemples (v2) tu te plais (v5) image (v5) embrasses (v6)

Une deuxiegraveme isotopie que lrsquoon trouve dans cette poeacutesie est celle de la mer

lame (v3) gouffre (v4) plonger (v5)

indomptable (v8) sauvage (v8) teacuteneacutebreux (v9) abicircmes (v10)

Parallegravelement il existe un nombre assez consideacuterable de termes qui renvoient au champ lexical de lrsquohomme

libre (v1) acircme (v2) esprit (v4) yeux (v6) bras (v6) cœur (v8) rumeur (v9)

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Enfin la quatriegraveme isotopie regroupe les mots qui se rapportent au thegraveme de la bataille

bruit (v8) indomptable (v8) sauvage (v8) teacuteneacutebreux (v9) combattez sans pitieacute ni remord (v14) carnage (v15) mort (v15) lutteurs (v16) implacables (v16)

Nous voyons que le poegravete puise les termes qursquoil emploie dans diffeacuterents domaines qui forment un ensemble et renvoient agrave une ideacutee centrale que nous analyserons ulteacuterieurement Les champs seacutemantiques

Une lecture plus approfondie du poegraveme baudelairien nous oblige agrave analyser eacutegalement les champs seacutemantiques Degraves le deacutebut du texte nous assistons agrave un rapprochement entre lrsquohomme et la mer qui se poursuivra jusqursquoau dernier vers lrsquohomme laquo cheacuterira raquo toujours la mer qui est son laquo miroir raquo Ce miroir est constitueacute de laquo lames raquo (ondes marines) dans lesquelles lrsquoecirctre humain peut laquo contempler raquo son laquo acircme raquo Tous les deux la mer et lrsquolaquo esprit raquo humain sont des laquo gouffres amers raquo ils sont agrave la fois laquo teacuteneacutebreux raquo et laquo discrets raquo Leur deacutesir de garder leurs laquo secrets raquo constitue un autre parallegravele entre eux La ressemblance entre homme et mer est si grande que lrsquoecirctre humain finit par se deacutecouvrir dans lrsquooceacutean qui est son laquo fregravere raquo Neacuteanmoins leurs traits communs ne sont pas toujours positifs chacun drsquoentre eux

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aime le laquo carnage raquo et la laquo mort raquo Ils sont des laquo lutteurs eacuteternels raquo En regroupant tous les termes positifs drsquoun cocircteacute et les mots

neacutegatifs de lrsquoautre nous constatons que la somme des mots agrave connotation neacutegative compte une expression de plus positif libre (v1)

cheacuteriras (v1) miroir (v2) contemples (v2) acircme (v2) esprit (v4) plais (v5) embrasses (v6) cœur (v6) distrait (v7) discrets (v9) richesses (v11) intimes (v11) fregraveres (v16)

(14 occurrences) neacutegatif gouffre (v4)

amer (v4) rumeur (v7) bruit (v8) plainte (v8) indomptable (v8) sauvage (v8) teacuteneacutebreux (v9) abicircmes (v10)

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combattez (v14) sans pitieacute ni remord (v14) carnage (v15) mort (v15) lutteurs (v16) implacable (v16)

(15 occurrences)

Le fait que les termes neacutegatifs lrsquoemportent sur les expressions positives montre deacutejagrave qursquoen deacutepit de la laquo fraterniteacute raquo entre homme et mer la chute du poegraveme sera probablement neacutegative agrave son tour Le niveau phonique

Nous nous trouvons face agrave quatre quatrains composeacutes drsquoalexandrins (vers dodeacutecasyllabiques) Homme libre toujours tu cheacuteriras la mer

La mer est ton miroir tu contemples ton acircm(e) Dans le deacuteroulement infini de sa lam(e) Et ton esprit nrsquoest pas un gouffre moins amer Tu te plais agrave plonger au sein de ton imag(e) Tu lrsquoembrasses des yeux et des bras et ton cœur Se distrait quelquefois de sa propre rumeur

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Au bruit de cette plaint(e) indomptabl(e) et sauvag(e) Vous ecirctes tous les deux teacuteneacutebreux et discrets Homme nul nrsquoa sondeacute le fond de tes abicircmes O mer nul ne connaicirct tes richeses intimes Tant vous ecirctes jaloux de garder vos secrets

Et cependant voilagrave des siegravecles innombrables Que vous vous combattez sans pitieacute ni remord Tellement vous aimez le carnag(e) et la mort O lutteurs eacuteternels ocirc fregraveres implacables

Le rythme de ces vers est reacutegulier eacutetant donneacute qursquoil srsquoagit drsquoalexandrins Nrsquoest-ce pas lagrave une faccedilon de montrer que la situation entre homme et mer telle que nous la preacutesente Baudelaire a dureacute depuis de nombreux siegravecles et durera probablement toujours Certains termes sont mis en eacutevidence drsquoun cocircteacute par la coupe de lrsquoautre cocircteacute par la ceacutesure Lrsquoabsence de coupe dans les vers 13 et 14 montre qursquoil y a un changement par rapport agrave ce qui preacutecegravede bien que lrsquohomme et lrsquooceacutean puissent ecirctre consideacutereacutes comme des laquo fregraveres raquo ils se combattent mutuellement

A part le rythme le lecteur trouve beaucoup de rimes

embrasseacutees dont le scheacutema est ABBA CDDC EFFE GHHG

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Au surplus il y a une alternance des rimes masculines et feacuteminines1 Passons agrave une analyse plus deacutetailleacutee des rimes Premier quatrain mer ndash amer rime riche2 pour lrsquoœil3 Ces deux mots relieacutes par lrsquoeffet de lrsquoidentiteacute sonore sont similaires En drsquoautres termes lrsquoeau saleacutee de la mer a un goucirct amer acircme ndash lame rime pauvre4 pour lrsquooreille5 Voici une opposition les lames sont visibles et leur dureacutee drsquoexistence est limiteacutee agrave quelques secondes En revanche lrsquoacircme est quelque chose drsquoimmateacuteriel qui est supposeacute durer eacuteternellement Drsquoougrave lrsquoimperfection de la rime Deuxiegraveme quatrain image ndash sauvage rime suffisante6 pour lrsquoœil Le poegravete nous raconte que lrsquohomme deacutecouvre son image dans les ondes marines Neacuteanmoins nrsquoest-il pas aussi sauvage et cruel que la mer pendant une tempecircte cœur ndash rumeur rime suffisante pour lrsquooreille

1 laquo Rappelons qursquoune rime feacuteminine est termineacutee par un e muet qui ne se prononce pas tandis que la rime masculine est termineacutee par une syllabe qui se prononce raquo (Franccediloise NAYROLLES Examens ndash Pour eacutetudier un poegraveme Paris Hatier (coll laquo Profil raquo) 1996 p27) 2 Une rime est dite riche laquo lorsqursquoelle possegravede trois sonoriteacutes ou plus soit vocaliques soit consonantiques homophones raquo (op cit p29) 3 laquo La lsquorime pour lrsquoœilrsquo est fondeacutee non seulement sur lrsquohomophonie mais eacutegalement sur lrsquohomographie crsquoest-agrave-dire lrsquoeacutecriture identique des sons raquo (op cit p28) 4 La rime pauvre laquo [hellip] possegravede une sonoriteacute soit vocalique soit consonantique homophone raquo (op cit p29) 5 laquo La lsquorime pour lrsquooreillersquo est fondeacutee sur lrsquohomophonie crsquoest-agrave-dire la reprise de sons identiques raquo (op cit p28) 6 Une rime suffisante laquo [hellip] possegravede deux sonoriteacutes soit vocaliques soit consonantiques homophones raquo (op cit p29)

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Parfois le cœur est accableacute par des rumeurs1 Il srsquoagit sans doute des bonne et mauvaise consciences qui se disputent agrave lrsquointeacuterieur de notre corps Le cœur a besoin de temps en temps de srsquoen distraire Troisiegraveme quatrain discrets ndash secrets rime riche pour lrsquoœil Les secrets demandent neacutecessairement une certaine discreacutetion pour qursquoils ne soient pas divulgueacutes Les deux termes ne srsquoopposent donc nullement abicircmes ndash intimes rime pauvre pour lrsquooreille Nous avons lrsquoimpression que ces deux mots nrsquoont aucun rapport entre eux Or tel nrsquoest pas le cas ils sont mecircme assez proches lrsquoun de lrsquoautre lrsquointimiteacute drsquoune personne est souvent consideacutereacutee comme une sorte drsquoabicircme que les autres ne peuvent pas sonder Il srsquoagit drsquoune espegravece de treacutesor que chacun drsquoentre nous possegravede Quatriegraveme quatrain innombrables ndash implacables rime riche pour lrsquoœil Depuis drsquolaquo innombrables raquo anneacutees les hommes ainsi que la mer nrsquoont cesseacute drsquoecirctre laquo implacables raquo crsquoest-agrave-dire cruels remord ndash mort rime riche pour lrsquooreille Ces deux substantifs sont en effet tregraves lieacutes souvent lrsquohomme et lrsquooceacutean sacrifient des vies et ils nrsquoen ont mecircme pas mauvaise conscience

1 laquo Bruit confus de voix raquo (Paul ROBERT Le Petit Robert Paris Le Robert 1987)

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Lrsquoalliteacuteration en laquo m raquo

Un lecteur sensible remarquera lrsquoalliteacuteration1 en laquo m raquo dans le premier quatrain

homme (v1) mer (v1) miroir (v2) acircme (v2) deacuteroulement (v3) lame (v3) moins (v4) amer (v4)

Les mots ainsi rapprocheacutes ne reacutesument-ils pas de faccedilon tregraves claire lrsquoideacutee centrale du poegraveme agrave savoir que lrsquohomme essaie de deacutecouvrir les traces de son acircme dans les flots amers de lrsquooceacutean Nous nous limitons dans ce sous-chapitre agrave cette sonoriteacute eacutetant donneacute qursquoelle est agrave notre avis la plus eacuteloquente et facilement deacutemontrable Le niveau syntaxique

Avant de passer agrave lrsquoanalyse drsquoeacuteventuelles anomalies syntaxiques deacutefinissons drsquoabord les diffeacuterents types de phrases que lrsquoon peut trouver dans cette œuvre litteacuteraire le premier vers du premier quatrain le quatriegraveme vers de la troisiegraveme strophe ainsi que le quatriegraveme vers du quatriegraveme quatrain sont des phrases de type exclamatif Les autres sont affirmatives Ce sont

1 laquo Retours multiplieacutes drsquoun son [consonantique] identique raquo (Bernard DUPRIEZ Gradus ndash Les proceacutedeacutes litteacuteraires (Dictionnaire) Paris Eacuteditions 1018 1984 p33)

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les vers-cleacutes qui sont constitueacutes de phrases exclamatives

Homme libre toujours tu cheacuteriras la mer (v1)

[hellip]

Tant vous ecirctes jaloux de garder vos secrets (v12)

[hellip]

O lutteurs eacuteternels ocirc fregraveres implacables (v16)

En modifiant le ton de ces vers par rapport aux autres Baudelaire parvient agrave les mettre en relief au deacutebut lrsquohomme veacutenegravere la mer au troisiegraveme quatrain lrsquooceacutean et lui sont deacutesireux de garder leurs secrets et finalement au dernier vers ils se combattent mutuellement Il y a une eacutevolution agrave partir du tempus pacis initial au tempus belli final dont le douziegraveme vers preacutesente lrsquoorigine

Drsquoautre part le premier vers nous met en preacutesence drsquoune rupture de syntaxe

Homme libre toujours tu cheacuteriras la mer (v1)

Pour que la phrase soit syntaxiquement correcte le poegravete aurait ducirc eacutecrire

Homme libre tu cheacuteriras toujours la mer Neacuteanmoins en choisissant cette tournure un peu insolite il

lui est possible de mettre lrsquoaccent sur lrsquoadverbe laquo toujours raquo qui se trouve en plus devant la ceacutesure et beacuteneacuteficie ainsi drsquoune double mise en eacutevidence Il ne srsquoagit donc pas drsquoun fait unique mais

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lrsquohomme veacuteneacuterera la mer agrave toutes les eacutepoques futures de la mecircme faccedilon qursquoil lrsquoa fait au passeacute

Dans le dernier quatrain lrsquoordre syntaxique est entiegraverement

bouleverseacute

Et cependant voilagrave des siegravecles innombrables Que vous vous combattez sans pitieacute ni remord Tellement vous aimez le carnage et la mort O lutteurs eacuteternels ocirc fregraveres implacables

Selon les regravegles de la syntaxe Baudelaire aurait eacuteteacute obligeacute de

formuler la phrase de la faccedilon suivante

O lutteurs eacuteternels ocirc fregraveres implacables Voilagrave cependant des siegravecles innombrables Que vous vous combattez sans pitieacute ni remord Tellement vous aimez le carnage et la mort

Or les groupes nominaux laquo lutteurs eacuteternels raquo et laquo fregraveres implacables raquo nrsquoauraient plus leur place privileacutegieacutee agrave la fin du texte qui les met pourtant bien en relief et illustre clairement leur vraie relation Le niveau morphosyntaxique

Si dans les huit premiers vers le pronom preacutedominant est laquo tu raquo la deuxiegraveme moitieacute du poegraveme traite lrsquohomme et la mer ensemble en employant le pronom laquo vous raquo Le lecteur a lrsquoimpression qursquoils forment un vrai couple fraternel qui ne cesse de se disputer bien que lrsquoincipit du poegraveme fasse songer plutocirct au contraire Chacun est drsquoabord preacutesenteacute individuellement et ce

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nrsquoest que dans la deuxiegraveme partie1 que lrsquoecirctre humain et lrsquooceacutean sont deacutecrits comme eacutetant deux laquo fregraveres implacables raquo qui se querellent eacuteternellement Conclusion

En parcourant les eacutetapes de lrsquoanalyse qui preacutecegravede nous remarquons que le thegraveme central du poegraveme laquo LrsquoHomme et la mer raquo est illustreacute drsquoun cocircteacute par le contenu et de lrsquoautre cocircteacute par la forme Les formalistes nrsquoont-ils pas preacuteciseacutement essayeacute de deacutemontrer que laquo la forme produit du sens raquo Lrsquoapproche jakobsonienne permet de corroborer cette thegravese les diffeacuterentes structures des phrases le rythme et le jeu des rimes contribuent agrave lrsquoexposeacute du thegraveme de lrsquoœuvre sans que lrsquoon nrsquoait besoin de connaicirctre les aspects biographiques de lrsquoauteur ou lrsquoeacutepoque agrave laquelle le texte a eacuteteacute reacutedigeacute Voilagrave lrsquoavantage de la meacutethode du linguiste Jakobson qui permet drsquoaboutir agrave des analyses solides deacutemontrables et veacuterifiables En mecircme temps la luciditeacute et la maicirctrise poeacutetique de lrsquoauteur sont ainsi mises en relief il nrsquoest sans doute pas fortuit que Baudelaire ait employeacute tel mot agrave tel endroit Lrsquoapproche jakobsonienne permet drsquoexpliquer les rapports qui se trouvent dans le texte sans pour autant rendre la poeacutesie trop laquo meacutecanique raquo Il faut que le lecteur garde la conviction de se trouver face agrave un veacuteritable chef-drsquoœuvre litteacuteraire

1 On peut diviser le poegraveme en deux parties agrave partir du huitiegraveme vers ougrave la situation commence agrave changer

CAHIERS DE POESIE

Acheveacute drsquoimprimer en France

sur les presses de Joseph Ouaknine

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  • Avant-propos
  • Premiegravere partie Œuvres poeacutetiques
    • Eacutelisa HUTTIN
      • Depuis
      • Nuit et jour
      • laquo Tanka raquo tresseacutes dans le deacutesert
      • De lrsquoautre cocircteacute
      • Parle-nous
      • Le pot aux recircves
      • Ici mais ailleurs
      • Reboisement
      • Un baromegravetre en porte-cleacutes
      • Siregravene siregravene
      • Streap-tease
        • Charles LEGROS
          • Ferme les yeux
          • La blessure
            • Nadine BAULESCH
              • Poeacutetrie
                • Chakib HAMMADA
                  • Espeacuterances ravineacutees
                  • Fahima
                  • Lrsquoamour de demain
                  • Les recircnes briseacutees
                  • Nous eacutetions deux
                  • Teacutenegravebres
                  • Soleil-Matiegravere
                  • Lrsquoatome coaguleacute
                    • Geneviegraveve DEPLATIEgraveRE
                      • Les enfants courent accrocheacutes agrave leurs cerfs-vola
                      • Toute une vie pour ressembler
                        • Eacuteric DUBOIS
                          • Hivernage
                          • Silhouette
                          • Lrsquoacircne sur la colline
                          • Soir drsquohiver
                          • Corpus de la nouvelle anneacutee
                            • Roselyne MARTY
                              • Pourquoi
                              • Agrave mes parents
                                • Franccediloise JEANNIN-KAZEROONIE-DEZELLUS
                                  • Nazak
                                  • Chanson en hommage agrave Ahmad Shah Massoud
                                  • Tant qui par agrave pour agrave
                                  • De lrsquoautre cocircteacute de la porte
                                  • Le hasard nrsquoexiste pas
                                  • La poeacutesie disparue
                                  • Sommeil sur la terre
                                    • Jenny MARTY
                                      • Lrsquounionhellip
                                      • Quand un ecirctre vous manque
                                      • Les acircmes esseuleacutees
                                      • Lrsquoamour
                                      • Lrsquoivresse de la vie
                                      • Poeacutesie agrave lrsquoinfini
                                      • Les roses de lrsquoamour
                                      • Psaume drsquoamourhellip Mais encore
                                      • Ton amitieacute eacuteternellehellip
                                      • Un deacutesert en pleurshellip
                                      • Une entente planeacutetaire
                                      • Crsquoest bientocirct Noeumll
                                      • De gracircce
                                      • ESSEhellip
                                      • Sacrificehellip
                                      • Ta plume
                                        • Claude HIBLOT
                                          • Ougrave es-tu
                                          • Eacuteclisses
                                          • Cafards drsquoautomne
                                          • Tango
                                          • Tes larmes noires
                                          • Alors poegravete ougrave es-tu
                                          • La carpe est agrave lrsquoeau
                                          • La chanson de Chloeacute
                                          • Sage comme une image
                                            • Marie-Claude MARTY
                                              • Amour
                                                • Laurent FELS
                                                  • Sans paroles
                                                  • La Bibliothegraveque
                                                  • Lrsquoattente
                                                  • Degraves que
                                                  • Flocons de neige
                                                      • Deuxiegraveme partie Eacutetudes lectures et analyses
                                                        • Mary-Jo ANDRICH
                                                          • EacuteDOUARD GLISSANT
                                                            • Soleil de la conscience
                                                              • BAUDELAIRE
                                                                • laquo LrsquoAlbatros raquo
                                                                  • COMMENTAIRE
                                                                      • Nadine BAULESCH
                                                                        • SUZON HEacuteDO(1942-1990)
                                                                          • laquo Tableau raquo
                                                                            • LECTURE DU POEgraveME
                                                                                • Christophe DURAND ndash LE MENN
                                                                                  • CLAUDE DE MALLEVILLE
                                                                                    • laquo Imitation du Cavalier Marin raquo
                                                                                      • LECTURE DU POEgraveME
                                                                                          • Laurent FELS
                                                                                            • Saint-John Perse
                                                                                            • Extrait du Chant X drsquoAnabasede Saint-John Perse
                                                                                            • Saint-John Perse laquo Le Mur raquo
                                                                                              • LECTURE DU POEgraveME
                                                                                                • Charles Sorel Polygraphe et poegravete de roman
                                                                                                • Baudelaire laquo LrsquoHomme et la mer raquo
                                                                                                  • APPLICATION DE LA MEacuteTHODE JAKOBSONIENNE
                                                                                                  • ANALYSE DU POEgraveME
Page 8: Avec des contributions de

Livre Ier

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Avant-propos

Le preacutesent livre constitue la premiegravere publication des Cahiers de Poeacutesie dont le but est de favoriser avant tout la creacuteation litteacuteraire La liste de diffusion1 est ouverte aux contributions des poegravetes peintres critiques litteacuteraires et chercheurs en litteacuterature

La livraison que voici est diviseacutee en deux parties la premiegravere

contient des poegravemes drsquoEacutelisa Huttin de Charles Legros de Nadine Baulesch de Chakib Hammada de Geneviegraveve Deplatiegravere drsquoEacuteric Dubois de Roselyne Marty de Franccediloise-Jeannin-Kazeroonie-Dezellus de Jenny Marty de Claude Hiblot de Marie-Claude Marty et de Laurent Fels Les auteurs proposent des textes sur diffeacuterents sujets qui constituent souvent des thegravemes drsquoactualiteacute

Quant agrave la deuxiegraveme partie elle regroupe principalement des

eacutetudes Mary-Jo Andrich ouvre ce volet par une analyse de Soleil de la conscience drsquoEacutedouard Glissant et par un commentaire sur laquo LrsquoAlbatros raquo de Baudelaire Nadine Baulesch enchaicircne avec une lecture de laquo Tableau raquo de Suzon Heacutedo Christophe Durand-Le Menn preacutesente une inter-preacutetation du poegraveme laquo Imitation du Cavalier Marin raquo de Malleville Les cinq textes de Laurent Fels ndash drsquoabord une bio-bibliographie de Saint-John Perse puis un commentaire sur un extrait du Chant X drsquoAnabase une lecture de laquo Le Mur raquo de Saint-John Perse un parcours de la vie et des œuvres de Charles Sorel et finalement une eacutetude sur laquo LrsquoHomme et la mer raquo de Baudelaire ndash clocircturent ce premier fascicule

LF

1 httpwwwcahiersdepoesieeurost

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Premiegravere partie

Œuvres poeacutetiques

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Eacutelisa HUTTIN

(France)

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Depuis

Lrsquooceacutean srsquoest tu srsquoest retireacute sous les galets Le bout de lrsquoicircle nrsquoest plus qursquoun vieux caillou mouilleacute Au creux drsquoune vague Lrsquoodeur des eacuteteacutes calcineacutes srsquoest endormie sous les brumes Leacutegegraveres comme les petits papillons bleus eacutepheacutemegraveres La vie mrsquoapprendhellip La chaleur rouge qui fait chanter le bois mort Le froid bleu qui glace lrsquoherbe verte qui dort Le frais transparent qui perle de roseacutee le deacutecor Le temps mrsquoapprendhellip Les matins deacutemaquilleacutes aux legravevres pacircles Les soirs nus aux apparences deacuteshabilleacutees Lrsquoattente du jour pour une nuit sans escale Lrsquoamour mrsquoapprendhellip Lrsquoimmensiteacute du si petit espace entre deux mains Ougrave plus que lrsquooceacutean lrsquounivers entier se retient Au creux sans vague Les doux parfums de la peau tiegravede qui srsquoeacuteveille Indescriptibles comme les ailes du vent invisibles

Livre Ier

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Nuit et jour

Ombres leacutegegraveres doux voilage du soir La nuit se nourrit en ogre affameacute De toutes les deacuteclinaisons du noir Le sombre De tes ongles endeuilleacutes qui arrachent la terre Le profond De la nuit quand tombent les eacutetoiles eacutegareacutees Lrsquoeacutetouffant De lrsquoacirctre fermeacute qui brucircle en larmes de sang Brumes aeacuteriennes tulle frais du matin Lrsquoaurore srsquoabreuve agrave petites gorgeacutees De toutes les nuances de soie et du satin La clarteacute De ta peau eacuteveilleacutee qui caresse le soleil La leacutegegravereteacute Des nuages qui retiennent le bleu du ciel La fraicirccheur De lrsquoeau ougrave tant de mains cueillent la vie

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laquo Tanka raquo tresseacutes dans le deacutesert

Souvenir drsquooasis Les empreintes craqueleacutees Point drsquoeau asseacutecheacute Tournent en ronde les ombres Dans le soleil les vautours Courent les dunes Poussiegravere et vent de sable Lrsquoattente et le theacute Sous la tente srsquoeacuteteint le temps Goucirct de menthe et amitieacute Voix jaillie des pierres Tambourins et luths berbegraveres Chœurs en sarabande Battements rythmeacutes de khocircl Un regard pose et srsquoenvole Miroirs au soleil Flaques drsquoeau sans nuages Transparents mirages Rubans bleus glissent dans lrsquoombre Deacutevoilent chevelures sombres

Livre Ier

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Passe le conteur Des enfants courent en riant Commence lrsquohistoire

Mots murmureacutes agrave lrsquooreille Sourire poseacute sur la bouche Fumet de tagine Paniers de figues et dattes Oranges sanguines Legravevres humides srsquoeacutevaporent Leur offrande est accepteacutee Or creacutepusculaire De lrsquohorizon flamboyant Mouvance du ciel Deacutenude le bleu et le bronze Vecirct chemise de baisers Tissus marchandeacutes Tapis brodeacutes partageacutes Accueille la nuit Voiles Touaregs sous la lune Lueurs de corps endiableacutes

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La course du vent La nuit souffle les areg1 Change les chemins

Sous la tente srsquoeacutetreint le temps La source est rose des vents Caresses drsquoalizeacute Sur le sable coulent les pas Srsquoestompent les traces

Nomade emporte sa toile Les yeux au ciel suit lrsquoeacutetoile

Eacutelisa et Olivier HUTTIN

1 laquo Reg raquo ou laquo areg raquo (mot invariable) deacutesert de pierres

Livre Ier

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De lrsquoautre cocircteacute

Les bruits de pas se font familiers Les mains qui cognent les tours de cleacutes De lrsquoautre cocircteacute Ces bruits de pas qui trsquoeacutetaient familiers Ces mains qui cognaient et ces tours de cleacute De notre cocircteacute De part et drsquoautre les portes Srsquoimpregravegnent de lumiegravere du jour et des neacuteons Mais que lrsquoon entre ou que lrsquoon sorte Il est une face qui ne connaicirct que lrsquoombre et les deacutemons Tes bruits de pas se font familiers Tes mains qui cognent nos tours de cleacutes De notre cocircteacute Nos bruits de pas se font familiers Tes mains qui cognent nos tours de cleacutes De ton cocircteacute De lrsquoœil ouvert de cette porte Nos yeux srsquoapprochent de tes yeux fermeacutes Qui srsquoouvrent enfin de part et drsquoautre Et qui ne voient clair que drsquoun seul cocircteacute Nos bruits de pas te deviennent familiers Mecircme nos voix nos tours de cleacutes De lrsquoautre cocircteacute

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Parle-nous

Souviens-nous de nos ballades entre Mars et la Lune Quand tu me racontais les valses de dunes Mes parcelles de peau cherchaient agrave avoir chaud Sous lrsquoeacutetrange soleil Revois-nous dans le fond des riviegraveres Quand pour la premiegravere fois jrsquoai plongeacute dans le froid Mon enveloppe eacutetait bleue et cherchait la lumiegravere Dans le pur transparent Refais-nous notre dernier voyage Quand nous nrsquoeacutetions encore que des enfants drsquoeacutetoile Mon espoir eacutetait aussi clair que lrsquoair frais de la terre Sous la pluie et le vent Reacuteveille-nous

Livre Ier

18

Le pot aux recircves

Jrsquoai verseacute le pot aux recircves de mon imaginaire Dans la coupe de tes mains relieacutees Jrsquoai jeteacute le pot aux roses dans les airs Et laisseacute les peacutetales srsquoeacuteparpiller Le hasard aura fait le reste Rien ne srsquoest perdu tout srsquoest retrouveacute Le pot aux recircves a recueilli les peacutetales Dans des airs de chansons oublieacutees Le pot aux roses a suivi une rafale Et srsquoest poseacute dans tes mains affoleacutees Le hasard aura refait le reste Rien nrsquoa disparu tout srsquoest reacuteinventeacute

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Ici mais ailleurs

Perdue sous les eacutecailles du temps Dans le sens de lrsquoeau et du vent Perdue Dans tout ce qui se ressemble Une main une feuille qui tremble Tout est inconnu Un goucirct se souvient sur la langue Seul Un regard accrocheur se suspend Et reste seul Inconnu Les chemins se deacuteroulent agrave lrsquoinverse Sous les pas eacutegareacutes qui se pressent Pour nulle part Rien ne srsquoeacutevade par aucune porte Mecircme le vent nrsquoemporte rien Seul le miroir muet rapporte La peur dans les yeux Le regard oublieux

Livre Ier

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Reboisement

Troncs jaunes en rangs drsquooignons Repeuplent le regard des hommes Effacent lentement les moignons Calcineacutes drsquoune forecirct monotone Sous mes paupiegraveres Loin des yeux du monde Une petite fille danse dans mes nuits Elle ne sait rien des cimes tombeacutees en poussiegravere De la suie de la cendre de la boue des orniegraveres Sous les bras verts pleins de vent elle rit Elle apprend des airs de ronde Crsquoeacutetait hierhellip Mais aujourdrsquohui Arbres drsquoailleurs grandiront ici Pour graver la meacutemoire des enfants Cacher les premiers amours interdits Et faire pleurer les vieux amants

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Un baromegravetre en porte-cleacutes

La cleacute de lrsquoavenir ouvre une rue sur lrsquoinconnu Une eacutetendue de sable bleu eacutechappeacute drsquoun sablier Qui se moque du temps qui passe La cleacute drsquoun souvenir ouvre la rue noire de monde Ougrave le temps reste au beau fixe pour le reste de lrsquoanneacutee Peut-ecirctre mecircme pour lrsquoeacuteterniteacute Deux cleacutes suspendues agrave un porte-bonheur Un baromegravetre en porte-cleacutes La meacutemoire se fixe sur les murs gris et les paveacutes Recompte les pas perdus pour te chercher agrave la ronde Et ne jamais te trouver Il nrsquoest pas de tristesse juste un regret sur le tard Drsquoavoir perdu en laissant carte blanche au hasard Les traces de tes pas Rien nrsquoest perdu elle a un porte-bonheur Un baromegravetre en porte-cleacutes Le temps et les horloges vident toujours les sabliers Le sien est presque vide encore quelques grains Jusqursquoau deacutepart drsquoun dernier train Qursquoimporte Elle nrsquoaura qursquoagrave fermer les yeux pour reacuteouvrir les souvenirs Mecircler la meacutemoire au recircve et pour le temps drsquoune histoire Venir srsquoasseoir agrave ta table Juste en serrant tregraves fort son porte-bonheur Un baromegravetre en porte-cleacutes

Livre Ier

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Siregravene siregravene

Il a fait naufrage ce soir au large de son acircme lagrave-bas Bu les lames de fond briseacute les vagues casseacute le macirct

Un point sur la ligne drsquohorizon sous la ligne de flottaison Couleacute Les yeux ouverts les bras en croix toucheacute le fond

Les rayons de pleine lune percent le plafond en surface Elle entre dans la lueur elle ondule danse avec gracircce Elle un jour rejeteacutee sur le sable fin entre les varechs

Qursquoil avait sauveacute poseacute sur les vagues et son amour avec

Chaque soir de pleine lune elle revenait chanter sa brune Brisant son cœur fragile de sa voix cristalline des lagunes

Elle sa reine siregravene si frecircle entre les algues si femme Avait envoucircteacute de fragrances oceacuteanes et nocturnes son acircme

Il a largueacute les amarres ce soir deacutesancreacute lrsquoancre agrave jamais

Laceacutereacute en lambeaux ses voiles laisseacute deacuteriveacute le voilier Creveacute la coque du bateau en larges sourires de voies drsquoeau Sombreacute jusqursquoagrave son tombeau Une siregravene en son chacircteau

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Streap-tease

Pour toi mon Amour je soulegraveverai lentement mon voile diaphane Car il reste encore entre nous de larges prairies ombrageacutees Des contre-jours des paravents des brumes bleues oceacuteanes Que le soleil se plaicirct un peu plus chaque jour agrave dissiper Quand lrsquoair nous donnera la plus grande et pure des transparences Je quitterai sous tes yeux le dernier voile opaque qui mrsquohabille Sur de douces notes de musique je trsquooffrirai quelques pas de danse Et glisseront sur mes hanches mes vecirctements jusqursquoaux chevilles

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Charles LEGROS

(France)

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Ferme les yeux

Ferme les yeux petit(e) Ferme les yeux et imagine Dis tu vois la neige tomber

Et lagrave tu vois ce beau chapiteau Avance maintenant

En face de toi que des clowns Des nez rouges

Nrsquoouvre pas les yeux Continue imagine

Tiens un veacutelo des animaux Crsquoest quoi ce paradis

Tu es dans ton univers Regarde la lumiegravere

Celle que tu ne vois pas avec les yeux ouverts Continue imagine

Fais ton film Tiens me voilagrave

Lagrave juste en face de toi Je te tends la main

Prends-la prends-la Non nrsquoouvre pas tes yeux tu vas tout effacer

Regarde je te souris tu me vois Accroche-toi regarde la lumiegravere

Et lagrave ougrave es-tu Je ne te vois plus

Jrsquoai beau fermer mes yeux je ne te vois plus fais-moi un signe

Regarde jrsquoai mis mon nez rouge Je trsquoentends rire au loin

Livre Ier

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Tu ris de joie Tu changes tu ris

Continues oublies ris Ris vie

attention jrsquoouvre les yeux et je suis en face de notre reacutealiteacute

Tu es lagrave assis sur ton lit Et moi je passe et je ne te regarde mecircme pas

Je continue avec mes petits tracas Et jrsquooublie mecircme qursquoil suffit de fermer les yeux pour changer de

vie

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La blessure

Et oui je suis une blessure Une blessure drsquoamour

Une vraie blessure Celle qui ne cicatrise pas rapidement

Et qui te colle agrave la peau Une blessure drsquoamour

blessure par balle Tireacutee par le cœur

Et non par un fusil Comment imaginer qursquoun cœur peut blesser ou tuer Pourquoi un mot si joli qursquoamour peut faire du mal

Mal jrsquoai mal Laissez tomber les urgences

Cette blessure lagrave reste agrave jamais Cette blessure reste tout simplement ouverte pour la vie

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Nadine BAULESCH

(Luxembourg)

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Poeacutetrie

Le chant des fers et lrsquoacircme des vers voilagrave ce qui mrsquoest cher

Quand le ciel devient rouge

et le cœur se reacutejouit au-dessus de ma ville

en dessous de mes yeux

Le chant des fers et lrsquoacircme des vers me montrent lrsquoinfini

Enfin

Lrsquoamour survit et deacutepasse la nuit

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Chakib HAMMADA

(Algeacuterie)

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Espeacuterances ravineacutees1

tes cris rejaillissent de mes espeacuterances ravineacutees ascension vertigineuse

drsquoun Nous amputeacute tu caresses impassible mes instincts neacutecrophiles

pour poser sur mes legravevres sensuelle et nue

la rengaine misogyne drsquoune harmonie briseacutee

1 Extrait de Triangle ouvert sur Fahima poegravemes preacutesentation de Kamel Bencheikh Editions Le Manuscrit (75011-Paris)

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Fahima1

mirage de tendresse ocirc soleil des amants maicirctresse de mes entrailles

toi mon cycle agrave mille temps sur les berges de tes legravevres pareil au moucheron je demeure suspendu

au frou-frou de ta voix

1 Extrait de Triangle ouvert sur Fahima poegravemes preacutesentation de Kamel Bencheikh Editions Le Manuscrit (75011-Paris)

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Lrsquoamour de demain1

Pour Souacircd

et la moisson vint souffler lrsquoorage et lrsquoeacuteteacute srsquoancra au cœur de ces vers humides et je trsquoaime mon amour au preacutesent de ton absence et mes rires transis souffreteux lancinants eacutetreignent le galbe de tes yeux miroitants et je trsquoaime mon amour au preacutesent de ton absence tu es lagrave et ta voix fraicircche sereine vibre dans mes yeux alourdis par la peine

1 Extrait de Triangle ouvert sur Fahima poegravemes preacutesentation de Kamel Bencheikh Editions Le Manuscrit (75011-Paris)

Livre Ier

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et je trsquoaime mon amour au preacutesent de ton absence

et tes cris et mes cris belle farandole embrasent les racines de cette morne solitude et je trsquoaime mon amour au preacutesent de ton absence et demain mon amour et demain et toujours nos yeux confondus se conteront mille refrains et nous nous rirons des noirs chemins ougrave lrsquoangoisse megravere de tous les vices conjugue la peine et les amours qui se deacutefont et nous vivrons mon amour et nous vivrons dans toute sa pleacutenitude la vie notre vie confondus comme un

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Les recircnes briseacutees1

jrsquoai senti dans mon ventre un matin bleu-opaque tes legravevres-souvenirs

hurler dans mes yeux helliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphellip

Fahima-tendresse kholkhal de mon acircme

ton absence brise en moi les recircnes de lrsquoespoir

1 Extrait de Triangle ouvert sur Fahima poegravemes preacutesentation de Kamel Bencheikh Editions Le Manuscrit (75011-Paris)

Livre Ier

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Nous eacutetions deux1

nos amours en eacutetiage se mirent sur les rivages de nos serments rideacutes

par les affres de ce recircve brutal ougrave se perd

lrsquoestheacutetique sauvage drsquoun poegraveme-matiegravere

souffles aphasiques qui ne chantent plus ce Nous eacutecheveleacute

qursquoenchaicircnent les tripes obscures drsquoun preacutesent inaccessible

miroir creux

ougrave se deacutebat la fureur drsquoune charge passionnelle

hier encore nous eacutetions deux

1 Extrait de Triangle ouvert sur Fahima poegravemes Preacutesentations de Kamel Bencheikh Editions Le Manuscrit (75002-Paris)

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Teacutenegravebres1

encore longtemps je me souviendrai de la brume relative agrave ce ruisseau de larmes

qui coule serpent sans joie au pied de ce Mur que

le vent du malheur dressa entre-Nous

je nrsquoirai plus conter ma peine agrave

lrsquooceacutean chant nonchalant que

Fahima coud aux rires muets du hasard qui peuple mes silences et deacutechire mes ardeurs

lrsquoadieu revit

sens oblique drsquoun amour lateacuteral

au souffle creux Brasero

1 Extrait de Triangle ouvert sur Fahima poegravemes Preacutesentation de Kamel Bencheikh Editions Le Manuscrit (75002-Paris)

Livre Ier

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aux mille eacutetoiles qursquoune larme eacuteteint

Graine sereine sans Toi je ne suis plus

tiens reprends ce cœur drsquoalcools poussif teacuteneacutebreux vaseux

useacute par tes caprices bourgeois tes recircves

drsquoalios

je ne recircve plus je caresserai sans plus recircver

le souvenir du giron qui me dorlota veilla anima

megravere megravere Fahima vient de partir

pourquoi pourquoi

ce regard voileacute ces yeux baisseacutes cet air qui pue lrsquohumiliation ces

larmes eacutepineuses qui eacutecorchent lrsquoespoir

pourquoi srsquoaimer pour se haiumlr lutter joies contre peines

sans Toi je ne suis plus

CAHIERS DE POESIE

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viens donc Fahima aube sereine

mrsquoaider agrave vivre ces joies non veacutecues

Livre Ier

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Soleil-Matiegravere1

viens pareille agrave la mer un soir drsquoeacuteteacute caresser les rivages de mes entrailles avides sur les flancs de tes vagues il fait si bon recircver jrsquoaime agrave voir tes yeux se deacuterider ces soleils-matiegraveres qui dansent dans ta voix Sur ton front large et pur il fait si bon aimer viens sur le souffle drsquoune espeacuterance agrave la premiegravere lueur drsquoun sou- rire franc eacutechancrer mes recircves en deuil sous la foudre de tes yeux il fait si bon souffrir

1 Extrait de Triangle ouvert sur Fahima poegravemes Preacutesentation de Kamel Bencheikh Editions Le Manuscrit (75002-Paris)

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Lrsquoatome coaguleacute1

je nrsquoai plus agrave recircver sur un atome coaguleacute ou sur lrsquooreille maladroite drsquoun chaton sevreacute Retrouverai-je la seacutereacuteniteacute de cette aube enivrante ougrave jrsquoai vu mon cœur palpiter dans tes yeux jrsquoai encore dans la pacircleur de mes veines le souvenir hal- lucinant du jardin de ton corps ougrave dansent admirables ces bouquets de roses Blanches sur tes bras tes chevilles et ton cou lagrave jrsquoai inscrit sur le vide de mon acircme en lettres de roc sur une page-feu ton nom ta voix la douceur de tes yeux sans toi atome mon atome coaguleacute que serait la vie au cœur drsquoun clair poegraveme

1 Extrait de Triangle ouvert sur Fahima p24 Editions Le Manuscrit (75002-Paris) 4egraveme trimestre 2004

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Geneviegraveve DEPLATIEgraveRE

(France)

CAHIERS DE POESIE

43

Les enfants courent accrocheacutes agrave leurs cerfs-volants

Les enfants courent accrocheacutes agrave leurs cerfs-volants La blessure de ton autrefois srsquoenlumine au tiers-point de ton envol le balancier de tes souvenirs a frocircleacute le vertige Mais jamais un geste jamais un mot ne trsquoont trahi Les ombres bleues restent en eacutequilibre sur les flancs de la montagne Toi qui mrsquoexplores tu oses le miracle de la priegravere la gloire de tes legravevres de tes mains de ton ventre Je me mets agrave la merci des lois naturelles Blanche eacutemeute des mots Un quasar veille

Livre Ier

44

Toute une vie pour ressembler

Toute une vie pour ressembler agrave lrsquointerstice ougrave lrsquoon eacutecoute le sommeil Ton souffle hors du noir poussera tout alentour et eacuteclatera dans le vent Architectes frimas nous danserons aux bras de la voie lacteacutee

CAHIERS DE POESIE

45

Eacuteric DUBOIS

(France)

CAHIERS DE POESIE

46

Hivernage

Mon recircve a brucircleacute les terres geleacutees de lrsquohiver Crsquoest agrave lrsquoinstant ougrave jrsquoai mis les mains dans les poches

Tu vendais des journaux aux portes cochegraveres Je ne sais plus quand ni comment je trsquoai parleacute Sous la couette jrsquoai connu de longs hivernages

Degraves que possible jrsquoatteindrai les derniegraveres cimes Jrsquoai promis agrave lrsquoaube des mots les premiers Tu viendras mrsquoeacutecouter happeacutee par la rue

Dire mon souffle entrecoupeacute de rires Aux inconnus que nulle porte nrsquoarrecircte

CAHIERS DE POESIE

47

Silhouette

Encore un signe De toi

Consommeacute dans lrsquo Urgence

Vu qursquoune

Silhouette srsquoanimer Dans lrsquoair

Je ne trsquoai pas reconnue

Au milieu des contingences Jrsquoai penseacute un moment disparaicirctre

Le souvenir de toi Mrsquoa retenu

Jrsquoai laisseacute mes penseacutees lagrave

Elles bruissent sans Moi

Tu nrsquoes Plus qursquoune silhouette

Sans visage Maintenant le souvenir a creuseacute un

Sillon eacutetroit Comme une ride qui srsquoajoute

Au nombre des Jours

Livre Ier

48

Lrsquoacircne sur la colline

Demain jrsquoouvrirai les yeux Et ce sera un matin calme

Comme un chant eacutemouvant A entendre

Tu disais je fuis les jours

Jrsquoaimerais emporter avec moi Tous ces noms que jrsquoai appris agrave

Comprendre agrave aimer

La poeacutesie gagne agrave ecirctre connue Disais-tu parfois quand le temps

Se faisait plus menaccedilant Et qursquoon menait lrsquoacircne sur la colline

Pour y mourir

Jrsquoose espeacuterer disais-tu Jrsquoose

Que ceux qui viendront apregraves nous Se tiendront droits Les recircves on les fait Comme des enfants

Ils sont un peu de nous On les aime pour ccedila

Un peu plus humains chaque jour

CAHIERS DE POESIE

49

Soir drsquohiver

amp le soir vient tu tries des papiers importants

tu ranges des dossiers tu te rappelles les soirs drsquohiver

identiques

il y a bien longtemps deacutejagrave crsquoest toujours la mecircme appreacutehension

quand le soir drsquohiver tombe crsquoest la fin de lrsquoanneacutee

il faut faire vite

par la lucarne il y a les marronniers de la Voucircte

comme des signatures deacutecharneacutees sur le papier glaceacute blanc

de lrsquohiver

il y a bien longtemps deacutejagrave entre le Canal et la Marne tu es planteacute lagrave

agrave faire fleurir des souvenirs des cendres de quelques regrets

tu te rappelles tu courais les magasins sur les Grands Boulevards

Livre Ier

50

crsquoest toujours la mecircme appreacutehension mettre de lrsquoordre dans tout ccedila

agrave quoi bon agrave qui ccedila servira tu aimes te souvenir

crsquoest deacutejagrave ccedila mecircme si crsquoest incomplet inexact

les soirs drsquohiver identiques

CAHIERS DE POESIE

51

Corpus de la nouvelle anneacutee

Une nouvelle anneacutee Et tout mon ecirctre

Se libegravere Mes membres engourdis Appellent le vent le soleil Dans quelques mois

Une nouvelle anneacutee Et tout mon corps

Se deacutetache

Des liens terrestres De la matiegravere Et prend le pouls Du temps

Les questions laisseacutees sans Reacuteponse

Ne se posent plus

Car mon corps Eacutepouse les flancs De la colline

Jrsquoattends un ecirctre

Libeacuterateur Jrsquoattends

Livre Ier

52

Les mots Les premiers

Eacutenoncer la veacuteriteacute Ultime Transmise depuis Longtemps

La veacuteriteacute cacheacutee Oublieacutee

A partager A meacutediter

CAHIERS DE POESIE

53

Roselyne MARTY

(France)

CAHIERS DE POESIE

54

Pourquoi

Pourquoi toi Pour quelle raison cet acharnement de la vie

Pourquoi cette maudite nouvelle en ce jour de janvier Qui tel un nuage est venue assombrir un ciel si bleu

Pourquoi a-t-il fallu que cela trsquoarrive agrave toi Pourquoi la vie et le destin srsquoacharnent-ils contre toi

Moi-mecircme ne trsquoai pas eacutepargneacute et ajouteacute agrave ta souffrance Jour apregraves jour ton combat sera dur et difficile agrave supporter

Mais telle une ombre je veillerai sur toi au-delagrave de la Parce que tu es mon ami pour toujours [souffrance

Et ce depuis le premier instant de notre rencontre En ce jour ougrave le ciel eacutetait bleu

Au moment ougrave cet orage nous a paru si fantastique Pourquoi toi

Je ne le saurai jamais Mais je serai lagravehellip

CAHIERS DE POESIE

55

Agrave mes parents

Vous qui avez fait de moi un ecirctre courageux Et dont nous avons toujours partageacute lrsquoessentiel

Moi petite je vous voyais vous deacutebattre Dans les soucis et jrsquoavais mal au fond de mon cœur

Je me suis toujours ndash et encore ndash sentie rejeteacutee par mes fregraveres

Mais cela nrsquoavait pas drsquoimportance vous eacutetiez lagrave Quand jrsquoavais peur le soir maman tu me gardais pregraves de toi pour dormir

Adulte tu mrsquoas toujours aideacutee jamais je ne me suis sentie seule

Nous eacutetions les trois mousquetaires mais nous ne sommes plus que deux Et crsquoest lourd agrave porter la vie nrsquoefface pas les blessures au contraire

Jrsquoai besoin de toi maman pour continuer agrave ecirctre forte et digne

Je me sens si deacutesempareacutee cette anneacutee et plein drsquoamertume Envers ma fille que lrsquoon croyait avec nous

Jrsquoai des regrets pour la premiegravere fois de ma vie Six anneacutees gacirccheacutees par sa faute ses mensonges

Je dois maintenant reacuteapprendre agrave vivre avec ce regret

Mais je sais que je peux mrsquoappuyer sur ton eacutepaule Toi maman qui a toujours eacuteteacute lagrave

Pour votre gueacutepiot

Livre Ier

56

Franccediloise JEANNIN-KAZEROONIE-DEZELLUS

(France)

CAHIERS DE POESIE

57

Nazak

Il eacutetait une foi Dans lrsquoacircme drsquoun pays lointain

Une petite princesse Son pegravere eacutetait vilain

Sa megravere eacutetait tregraves belle Elle grandit dans un palais

Elle apprit en pension Elle eacutetudia loin de son pays

Dans un autre continent America

Pendant ce temps-lagrave Lrsquohistoire se fit

Elle srsquoappelait reacutevolution islamique Coupeacutee de sa terre natale

La princesse devenue grande se mit agrave voyager Se mit agrave photographier

Un jour arriva Je la rencontrai Crsquoeacutetait agrave Paris

Loin de son pays Dans une boutique

Elle se preacutesenta Elle y travailla

Et elle continua Drsquoerrer

De photographier De suivre sa destineacutee Celle drsquoune reacutefugieacutee

La sœur du Shah eacutetait lagrave

Livre Ier

58

La princesse survivra Mais un jour de froid

Un jour drsquohiver Celui de son fregravere

Nazak Pahlavi srsquoendormit Assise en tailleur Pour aller ailleurs Treize ans deacutejagrave

Lrsquoannonce fut faite Officielle

Par son cousin Reza Shah On lrsquoenterra

Pourtant Nazak eacutetait encore lagrave Dans mon esprit

Dans ma Vie Un jour arriva

Que sa cousine Leiumlla Alla la retrouver

laquo Un jour des teacutenegravebres jaillira la lumiegravere raquo dira Farah Ce jour arriva

La valise oublieacutee

Fut retrouveacutee Tel un treacutesor Non partageacute Jrsquoai deacutecideacute

De deacutevoilerhellip

CAHIERS DE POESIE

59

Chanson en hommage agrave Ahmad Shah Massoud

Pregraves de chez moi Je ne le savais pas

Il venait lagrave

Pregraves drsquoun jardin Avenue Raphaeumll

Elles eacutetaient (b)elles

Quelques poegravemes Gisaient sur le trottoir

Il faisait noir

Le lendemain Elles se sont eacutecrouleacutees

A la teacuteleacute

Pregraves de chez moi Je ne le savais pas

Il venait lagrave

Un mois plus tard Ils sont partis lagrave-bas

Pour la burka

Deux mois plus tard Chasseacutes drsquoAfghanistan

Les Talibans

Livre Ier

60

Dans le Pandjshir

Le Lion srsquoest endormi Toute une Vie

Pregraves de chez moi Je ne le savais pas

Il venait lagrave

Et toujours pas De belles stegraveles Avenue Raphaeumll

Et toujours pas

Deux belles stegraveles Avenue Raphaeumll

CAHIERS DE POESIE

61

Tant qui par agrave pour agrave

Demain jrsquoouvrirai les yeux Ils seront gonfleacutes de larmes

Comme une outre trop pleine Tant de peine

Demain jrsquoouvrirai les yeux Ils seront pleins drsquoamour Comme cet enfant recircveur

qui nrsquoa plus peur

Demain jrsquoouvrirai les yeux Ils seront pleins de haine Comme ce soldat fatigueacute

par la destineacutee

Demain jrsquoouvrirai les yeux Ils seront pleins de bleus Comme ce corps meurtri

agrave lrsquoinfini

Demain jrsquoouvrirai les yeux Ils seront pleins drsquoespoir

Comme cette femme aimeacutee pour lrsquoeacuteterniteacute

Ce soir je fermerai les yeux

Ils seront pleins de noir Comme cette nuit passeacutee

agrave espeacutererhellip

Livre Ier

62

De lrsquoautre cocircteacute de la porte

De lrsquoautre cocircteacute de la porte Il y a une sorte Drsquoanimal Deacutemon de mes nuits Diable de ma vie De lrsquoautre cocircteacute de la porte Il y a une espegravece De macircle Homme de ma vie Ombre de mes nuits De lrsquoautre cocircteacute de la porte Il y a une lumiegravere Tunnel de la mort Ou celle de la vie De lrsquoautre cocircteacute de la porte Il y a un bruit Courrier de mes ennuis Pas de mes amis De lrsquoautre cocircteacute de la porte Il y a une sonnette Celle que lrsquoon sonne Et je mrsquoabandonne Avec lui LrsquoAnimalhellip

CAHIERS DE POESIE

63

Le hasard nrsquoexiste pas

Le hasard nrsquoexiste pas Tout est preacutevu ici-bas

Une enfance Reacutesurgence

Le hasard nrsquoexiste pas Tout est attendu de lagrave

Pressenti Infini

Le hasard nrsquoexiste pas

Tout est en hibernation Ocirc sommeil Le reacuteveil

Le hasard nrsquoexiste pas

Tout est en congeacutelation Engourdi Par la Vie

Le hasard nrsquoexiste pas

Tout est une programmation Deacutesigner

Veacuteriteacute

Le hasard nrsquoexiste pas Il est en toi

Livre Ier

64

La poeacutesie disparue Faim drsquoanneacutee 20041

En cette fin drsquoanneacutee la poeacutetesse pleure lrsquoAsie du Sud-Est Et vous les poegravetes agrave vous drsquoobserver auriez-vous oublieacute Eacutevaporeacutees vos qualiteacutes Futiliteacutes Et votre cœur Et votre acircme A jamais endormis dans lrsquooubli de votre vie Laissez vos petites blessures de lrsquoautre cocircteacute de la porte Ocirc Marie Eacutecoute ma priegravere Inchallah Asie de lrsquoeau delagrave

1 Jeu de mots

CAHIERS DE POESIE

65

Sommeil sur la terre

Sommeil sur la terre Sommeil sous la terre Sur la terre sous la terre des corps eacutetendus Neacuteant partout Deacutesert du neacuteant Des hommes arrivent Drsquoautres srsquoen vont1

Omar Khayyacircm (1048-1131)

1 Le poegraveme est citeacute par Franccediloise-Jeannin-Kazeroonie-Dezellus

CAHIERS DE POESIE

66

Jenny MARTY

(France)

CAHIERS DE POESIE

67

Lrsquounionhellip

Doucement je te prends contre moi En caressant timidement de mes doigts Toute la surface qui eacutemane de ton ecirctre

Blanc immaculeacute qui ne demande qursquoagrave renaicirctre

Je vais griffonner quelques quatrains poeacutetiques Sur toi qui sont en attente des mots symphoniques

Afin de cacher ta nuditeacute pourtant si jolie Quand on la regarde tourneacutee vers lrsquoinfini

Ma plume boit ton eacutelixir couleur marine

Pour mieux griffonner sur le papier de Chine Quelques balbutiements envies et deacutesirs eacutepars

Qui peu agrave peu prendront leur envoleacutee vers lrsquoespace

Tu envelopperas mon corps devenu feacutebrile De tes pages remplies de mon encre indeacuteleacutebile

Et nous danserons en ne faisant plus qursquoun Sous une merveilleuse pluie discontinue drsquoembrun

Nous joindrons lrsquoosmose agrave cette chose agreacuteable

Qursquoest lrsquounion drsquoune feuille et drsquoune plume irremplaccedilable Pour le seul plaisir de nos regards tourneacutes vers lrsquohorizon

Dans un tendre va-et-vient nous serons au diapason

Laisse-moi eacutepouser les formes de ton ecirctre Au greacute du temps et de lrsquoespace

Et nous ferons renaicirctre Les seins de glace

Livre Ier

68

Sur le chemin Sans fin

CAHIERS DE POESIE

69

Quand un ecirctre vous manque

Tout est deacutepeupleacute autour de nous comme si Un agrave un les gens srsquoeacuteloignaient loin dici

En vous laissant seules et deacutesempareacutees Ainsi Quand un ecirctre vous manque crsquoest pour lrsquoinfini

Les journeacutees agrandissent les nuits aussi Tout devient inaccessible crsquoest une folie Le besoin drsquoaimer et de se sentir aimeacutees

Crsquoest une chose dont on ne peut pas se passer

Quand un ecirctre vous manque la vie est sans valeur Puisque seules nous sommes prostreacutees dans notre malheur

Aupregraves de la solitude agrave jamais pour toujours Faire un voyage vers le mal de vivre sans lrsquoonce drsquoun retour

Une destineacutee qui peu agrave peu au fil du temps blesse

Pour atteindre sans lrsquoombre drsquoun deacutetour nos faiblesses Un ecirctre nous manque et tout devient noir de jour en jour

Avec comme seule compagnie nos larmes face agrave ce deacutesamour

Avancer tout en souriant et croire encore en lrsquoamour Mais comment est-ce possible quand un ecirctre nous manque

Il ne nous reste qursquoun cercueil comme derniegravere planque A moins qursquoadvienne le baiser tant attendu drsquoun troubadour

Il est parfois bon de recircver mais seule face agrave la reacutealiteacute

La vie est autrement puisqursquoelle est agrave nos yeux deacutepeupleacutee De cette immense chose qursquoest le besoin drsquoecirctre aimeacutees Car quand un ecirctre nous manque crsquoest pour leacuteterniteacute

Livre Ier

70

Les acircmes esseuleacutees

Une rose est lagrave poseacutee pregraves drsquoun album agrave photos Quelques peacutetales sont tombeacutes sur le recueil des mots La piegravece sentait lrsquoencens et lrsquoespoirhellip Doucement la nuit tombe agrave pas de velours Le silence devient drsquoor agrave chaque carrefourhellip Sur un banc il y a un homme aux yeux hagards Precirct agrave passer une nuit de plus seul face agrave certains mauvais

[ regards (hellip) Une femme aux pas presseacutes srsquoarrecircte devant lui En lui donnant quelques sous et sa baguette de painhellip Elle lui glisse quelques phrases en cette nuit Froide et insensiblehellip Il est lagrave agrave regarder la gracircce et la beauteacute De cette apparition qui est agrave ses yeux Un don de Dieu Naturellement il accepte cette main (hellip) Peu agrave peu il reprendra en main son destin En croyant un peu plus agrave la viehellip La vie et ses secretshellip La vie et ses chagrinshellip La vie une fidegravele amiehellip Elle nrsquoest que mystegravere et infiniteacutehellip La femme nrsquoest qursquoune simple poeacutetesse Et crsquoest de par ses mots Qursquoelle taira les mauxhellip Elle reprend la rose qursquoelle caresse De ses doigts tout en recommenccedilant agrave eacutecrire de lrsquoautre Que peut-elle faire sinon devenir lrsquoapocirctre

CAHIERS DE POESIE

71

De toutes les acircmes esseuleacutees Sa tacircche est si simple ici sur terre Qursquoelle nrsquoest pas precircte de faire de sa vie un monastegraverehellip Bien au contraire Car jamais elle ne pourra se taire (hellip)

Livre Ier

72

Lrsquoamour

Pas un ecirctre humain ne peut se passer drsquoamour Mais combien sur la terre vive un deacutesamour

Lrsquoamour commence degraves le premier instant de vie Pour lrsquoenfant que lrsquoon met au monde mais aussi

Quand lrsquoamour reacuteunit deux personnes en srsquoaimant sans deacutetour Dans un partage et une confiance pour toujours

On ne peut pas aimer sans lrsquoonce de brin drsquoamour

On ne peut pas faire lrsquoamour sans lrsquoombre drsquoun sentiment Pour celui ou celle avec qui on veut chaque jour

Aimer deacutesirer afin de ne faire plus qursquoun Sur le mecircme chemin jusqursquoagrave lrsquoinfini main dans la main

En se frayant un passage vers une destineacutee remplie drsquoamour

Lrsquoamour de son prochain lrsquoamour des becirctes et de la nature Lrsquoamour nrsquoa aucune limite car notre cœur est assez grand Pour aimer se diviser se multiplier jusqursquoau deacutecuplement

Mais face agrave lrsquohomme ou la femme de sa vie ce que lrsquoon ressent Est diffeacuterenthellip Lrsquoamour doit ecirctre agrave lrsquoinfini le ciment du couple

Sans amour tout srsquoeacutecroule comme un chacircteau de cartes

Lrsquoamour brille dans nos cœurs et tant que nous verrons lrsquoeacutetoile Lagrave-haut dans le ciel se pavaner avec gracircce

Lrsquoamour que nous donnons sans rien attendre en retour Se perdurera sur lrsquoimmensiteacute de la terre et de toute sa surface

En laissant comme une couleacutee drsquoembrun sur les toiles

Faire ce don crsquoest un heacuteritage que nous laisserons pour toujours

CAHIERS DE POESIE

73

Lrsquoamourhellip

Livre Ier

74

Lrsquoivresse de la vie

Ouvre tes bras afin que vienne jusqursquoagrave toi Lrsquoivresse de la vie qui te mettra en eacutemoi Porte ton regard sur notre nouvel avenir

Et ramegravene sur tes legravevres ton sourire

Eacuteclate-toi jusqursquoagrave lrsquoinfini des temps En surfant entre les mers et les oceacuteans

Nrsquoaie pas peur drsquoaller vers tes lendemains Arpenter ce monde qui est ton destin

Ouvre grand ton cœur agrave ton prochain En lui offrant une envoleacutee en son sein

Le partage nrsquoen sera que meilleur tu sais Et puis en acqueacuterant lrsquoosmose tu seraishellip

Tu serais aux anges alors crois en lrsquoamour

En fonccedilant vers les portes des toujours Lrsquoivresse de la vie te tend sa main

Prends-la et ose Va vers ton chemin

Ne fais pas de ta vie un champ de bataille Mais un havre de paix sans lrsquoonce drsquoune faille

Donne-toi en partage en abaissant les barriegraveres Pour au fil du temps atteindre la lumiegravere

Abreuve-toi des plaisirs sans en devenir ivre Tout en gardant toujours cette joie de vivre

Accueil agrave bras ouvert lrsquoivresse de la vie Que tu cheacuteriras jusqursquoagrave lrsquoinfini

CAHIERS DE POESIE

75

Poeacutesie agrave lrsquoinfini

Belle Eacuteternelle Jolie Angeacutelique Poeacutetique Symphoniquehellip Poeacutesie De toi Jrsquoen reste inassouvie A lrsquoinfinihellip Quelquefois Je suis en eacutemoi Devant tes mots Qui sont agrave mes yeux Merveilleux Si beauxhellip Poeacutesie agrave lrsquoinfini Jrsquote tire mon chapeau Pour tes vers Deacuteposeacutes agrave pas de velours Sur notre terre En ce nouveau Milleacutenairehellip En toi Il y a des syllabes amp des voyelles Des ratures Le tout eacutecrit avec amour Dans de tendres murmureshellip Tu es tendresse

Livre Ier

76

Passion Finesse Bonheur Mais quelquefois Tu hurles agrave chaque carrefour Tes maux Douleurs Rancœurs Face agrave la socieacuteteacute (hellip) Poeacutesie agrave lrsquoinfini Tu es lrsquoamie La confidente De lrsquoeacutecrivain Qui ne peut rester en attente Drsquoeacutecrire encore et encore Sur ton laquo corps raquo Immaculeacutehellip Je deacutesire dans mon cercueil satin Un parchemin Entre mes mains Et poseacute avec tendresse Entre mes seins Ma poeacutesie pour lrsquoinfini (hellip)

CAHIERS DE POESIE

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Les roses de lrsquoamour Une rose eacutetoileacutee Pour toi belle dulcineacutee Belle de jour Pour toujours Jrsquotrsquoaime mon amourhellip Une deuxiegraveme ma bellissima Pour trsquooffrir en partage Un sourire sur ton ravissant visage Laissant entrevoir des yeux Couleur bleuehellip Une troisiegraveme que je deacutepose Au creux de ta main Avec une bague Une prose Un bisou Puis tous nagerons dans la vague Formeacutee de perles de roseacuteeshellip Une quatriegraveme Pour te dire simplement laquo je trsquoaime raquo La cinquiegraveme au pourtour Oranger Pour ton corps de prsquotite feacutee Doucement je la glisse entre tes seinshellip La sixiegraveme est sur les draps satin Couleur eacuteternelle Celle de lrsquoamour Celle drsquoun jour Celle de toujourshellip La septiegraveme repreacutesente lrsquoeacutetincelle

Livre Ier

78

De ton regard amoureux de la vie Alors reste ainsi La huitiegraveme se pavane sur ton bureau Endroit magique ougrave tu eacutecris tes mots Face agrave une bougie Dansant au rythme de ta respirationhellip La neuviegraveme pour te dire laquo ti amo raquo Tout ce qui eacutemane de toi est si beau Que mon deacutesir est de trsquoemporter Vers un sublime destin Qui sera le nocirctrehellip Donne-moi ta main Offre-moi ton cœur Et je te couvrirais de fleurs Pour lrsquoinfinihellip Une deux trois (hellip) Roses Peu importe puisque que se sont les roses de lrsquoamour Des roses pour celle qui sera mienne un jour Des roses pour toi Alors laisse pour une fois Eacuteclater ta joie dans une de tes compositions Une prose Qui me mettra en eacutemoihellip Une rose eacutetoileacutee A jamais se perdure vers lrsquoeacuteterniteacute (hellip)

CAHIERS DE POESIE

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Psaume drsquoamourhellip Mais encore

Aimerhellip Trsquoaimerhellip Je trsquoaimerais si fort

Jusqursquoagrave lrsquoinfini des tempshellip Mais encore

Je serais la femme maicirctresse Une douce caresse

Qui viendra la nuit dormir contre toi Et dans un eacutelan de tendresse

Tu mrsquoenlaceras au milieu des draps de soie Tu mrsquoemporteras jusqursquoau Mont-Royal

Jrsquoserais ton petit reacutegal Mais encore

Je te coucherais des psaumes drsquoamour A chaque carrefour

Et sans deacutetour Tu les attraperas au volhellip

Je deviendrais une parabole Afin que tu me captes lagrave ougrave je suishellip Je serais ton Aphrodite de tes nuits Et dans un tendre corps agrave corps

Nous irons en partance en gondole A Capri nous fondre dans les grotteshellip

Mais encore Je trsquooffrirais des matins cacirclins

En devenant une succulente papillote Que tu parcourras avec deacutelicatesse

De ta langue assoiffeacutee de mon laquo moi raquohellip Je te nommerais roi

Tu seras mon roi et je serais ta reine

Livre Ier

80

Et agrave tes pieds je deacuteposerais des psaumes drsquoamour Pour te conter mon ivresse

De toihellip Mais encore

Mais encore Mais encore

Sans tabous je serais tienne Mes mots seront douceur

Ma peau chaleur Mes legravevres assoiffeacutees Mon deacutesir reacutealiteacutehellip Mais encore

Des psaumes drsquoamour Pour toi mon bohegraveme

Des regards chaque jour Afin de me noyer dans tes yeuxhellip

Des laquo je trsquoaime raquo

De beaux poegravemes Un destin le nocirctrehellip Nrsquoest-ce pas merveilleux

CAHIERS DE POESIE

81

Ton amitieacute eacuteternellehellip

Que serais-je sans toi si tu me rejetais Au loinhellip Comme si tu me pieacutetinaishellip Jrsquone serais rien crois-moi Car mecircme si tu es marieacute(e) Jrsquoaurais toujours besoin de ton amitieacute Comment croire qursquoentre nous tout est fini Comme si rien nrsquoavait existeacutehellip Comment veux-tu que je trsquooublie toi mon ami(e) Puisque nous sommes lieacute(e)s Et que tu sembles encore mrsquoaimer Je caressais lrsquoespoir de te charmer Mais comment pourrais-tu te donner agrave moi Puisqursquoagrave nous deux nous pourrions tout briser Et taire agrave tout jamais cet amour que nous avons lrsquoun pour lrsquoautre (hellip) Soyons ami(e)s les meilleurs ami(e)s du monde Toujours lagrave pour toihellip Toujours lagrave pour moihellip Des larmes inondent Mon triste visage Mais crsquoest tout ce que je demande Ton Amitieacute Eacuteternellehellip Qursquoest-ce lrsquoamitieacute dans une vie Crsquoest beaucouphellip Crsquoest des Milliers de Nuageshellip Des Millions drsquoEacutetoileshellip LrsquoImmensiteacute Reacuteelle De deux ecirctres srsquoaimant pour lrsquoinfini Comme toi et moi Moi et toi En tant qursquoami(e)s

Livre Ier

82

Permets-moi drsquoecirctre un instant ton apocirctrehellip Celle qui sera lagrave Celle qui trsquoouvrira les bras Pour te consoler quand tout ira mal ici-bashellip Je ne veux qursquoune chose Ton Amitieacute Eacuteternelle Qursquoelle puisse grandir agrave petites doses Pour toujours agrave tout jamais se perdurer dans le tempshellip Sourire agrave chaque renouvellement de printemps Et passer les frontiegraveres en allant jusqursquoau firmamenthellip Je trsquoaime mon ami(e) Je trsquoaime tout simplement

CAHIERS DE POESIE

83

Un deacutesert en pleurshellip Cindy Eacutecoute ce hurlementhellip Il vient de mes entrailleshellip Crsquoest un cri de deacutesespoir et de ragehellip Je patauge dans un mareacutecage Depuis des mois et des mois A ne plus savoir quoi fairehellip Ocirc Je ne puis me taire Face agrave cette douleur amegraverehellip Jrsquoai beau lutter je ne trouve point la faillehellip Ma vie est plongeacutee dans un total deacutesarroi Un fosseacute grandit entre toi et moi Oui Entre nous il y a cet abicircmehellip Petite fille tu es agrave mes yeux sublime Une perle beacutenite des dieuxhellip Je trsquoai enfanteacutee dans la joie Je trsquoai donneacute la viehellip Un cadeau merveilleuxhellip Mais tu me manques tellementhellip Ton absence est un malheur Un deacutesert en pleurs Une oasis sans fleurshellip Cindy Jrsquoessaie de tatteindre sans le pouvoirhellip Des grains de sables nous seacuteparent Le vent du Sahara se deacutechaicircne chaque soir Un mot de ta part Un simple regard Mais rien ne se passe depuis ton deacuteparthellip Ocirc Mon Dieu POURQUOI Elle est mienne

Livre Ier

84

Et je veux qursquoelle me revienne Avant qursquoil ne soit trop tardhellip Une megravere qui se meurt Sans son enfanthellip Elle srsquoenfonce dans les profondeurs Nauseacuteabondes du neacuteanthellip Cindy Ton absence est un malheur Un deacutesert en pleurs Un oasis sans fleurshellip

CAHIERS DE POESIE

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Une entente planeacutetaire

Les yeux larmoyants je fuis sans lrsquoonce drsquoun discours Ce monde qui malheureusement se perdure sans deacutetour Mais tenaces elles srsquoaccrochent les sangsues agrave ma chair

Pour me voir finir en lambeaux dans les entrailles de la terre

Ocirc Mer Deacutelivre-moi de cet enfer qui peu agrave peu mrsquoemporte Vers le neacuteanthellip Crsquoest un monde reacutepugnant qui me deacutegoutte

Un monde ougrave je nrsquoai pas ma place pour atteindre la porte Celle qui srsquoouvre sur ma destineacutee en partant de la troisiegraveme voucircte

Toi le ciel je veux voir ta colegravere entre tes eacuteclairs eacuteparses

Oui Crache ton venin sur ces ecirctres immondes et malfaisants Embrase la terre de tes larmes amegraveres sur toute sa surface

En eacutepargnant je trsquoen supplie les honnecirctes gens et les enfants

Amis volcans deacutechaicircnez-vous comme le feraient toutes les megraveres Unissons nos forces pour aneacuteantir la vermine du troisiegraveme Milleacutenaire

Et toi le tremblement de terre aspire-les au creux de tes viscegraveres Ensemble faisons leur face comme si lrsquoon reacutepondait agrave leur guerre

Pourquoi srsquoeacutecharnent-ils ainsi sans se soucier des conseacutequences A savoir qursquoils srsquoen mordront les doigts ici-bas ou dans lrsquoau-delagrave

Je fuis en courant ces malotrus vers un lieu sucircr avant que ne sonne le glas Comme tout un chacun je veux la seacutereacuteniteacute la paix la gueacuterison et lrsquoespeacuterance

Filez Des pestes vous ecircteshellip Pire que tout vous serez les oublieacutes de la terre Les deacutemons assoiffeacutes de chairs humaines ne feront qursquoune boucheacutee de vous

De vous agrave moi Eacuteloignez-vous vite vite de moi avant que le peuple devienne fou Car je nrsquoaspire qursquoagrave une chose dans la vie une entente planeacutetaire

Livre Ier

86

Crsquoest bientocirct Noeumll

Les rayons de magasins peu agrave peu se remplissent Les vitrines quant agrave elles srsquoembellissent Et derriegraverehellip Il y a des regards drsquoenfants envieux Chaque anneacutee crsquoest la mecircme chose Alors pourquoi pourquoi mon Dieu Pourquoi ne pas se battre pour une bonne cause Ces enfants sont notre avenir Ils ne sont pas ici sur terre pour souffrir Encore moins pour pleurer en ce jour Ils sont lagrave devant une triste nouvelle Car crsquoest bientocirct Noeumll Mais ougrave est donc cet amour Je parle de lrsquoamour maternel amp paternel Celui qui est eacuteternel Dans le cœur drsquoun enfant Je ne sais que faire Pour leur venir tous en aide alorshellip Alors je queacutemande Au peuple de la terre De leur tendre leur main De taire leur chagrin De leur offrir Un sourire En offrande Crsquoest bientocirct Noeumll Et oui Combien auront froid et faim Pendant que drsquoautres se rempliront lrsquoestomac Mon Dieu que la deacutecheacuteance humaine est tombeacutee bien bas Plus les anneacutees passent Plus il y a des douleurs horribles en surface

CAHIERS DE POESIE

87

Et les premiers toucheacutes sont nos petites tecirctes blondes Rejeteacutees abuseacutees violenteacutees par des ecirctres immondes Vous les malotrus passez votre chemin Crsquoest bientocirct Noeumll et soyez certains Que la becirctise se paiera un jour ou lrsquoautre Lrsquoenfant il est de toutes les races et de toutes les cultures Lrsquoenfant que lrsquoon vend lrsquoenfant que lrsquoon tuehellip Cet enfant-lagrave crsquoest le fils ou la fille de lrsquohumaniteacute Et nous en sommes responsables Soyez-en sucircrs Ma lutte continue Car agrave mes yeux il mrsquoest deacutesagreacuteable De voir un enfant blesseacute Qursquoil soit le mien le leur ou le vocirctre Drsquoavancehellip Un joyeux Noeumll

Livre Ier

88

De gracircce

De gracircce messieurs ne laissez pas le peuple en attente Mais offrez-leur je vous en supplie un avenir qui chante Personne nrsquoa le droit de deacutetruire un recircve comme la vie Qui aux yeux de tout un chacun agrave des valeurs infinies Si lrsquoon venait srsquoen prendre aux vocirctres afin qursquoils subissent Les mecircmes horreurs pour finir ensuite dans les abysses Je ne pense pas que vous approuviez une seconde Encore moins lrsquoideacutee de voir nos gestes immondes Il est important quelquefois de savoir inverser les rocircles Et de vous montrer que de tuer ce nrsquoest pas drocircle Ocirc Non messieurs vous causez tellement de malheur Que vous naissez avec une pierre agrave la place du cœur De gracircce quand aurez-vous compris que sur la terre Nous devons tendre la main aux terriens nos fregraveres Votre et notre devenir en serait agrave ce jour meilleur Le racisme est horrible et inconcevable agrave mes yeux Vous tenez entre vos doigts une bombe humaine La pire des choses ici-bashellip Messieurs crsquoqui me gegravene Crsquoest la souffrance que je vois au travers de lrsquounivers Et tout cela gracircce agrave vos horribles guerres De gracircce messieurs abaissez vos armes Afin que ne soient plus verseacutees les larmes Soyez pour le peuple des troubadours Apportant un message de paix et drsquoamour

CAHIERS DE POESIE

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Ocirc De gracircce messieurs Cela serait merveilleux Si vous nous offriez Votre amitieacute

Livre Ier

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ESSEhellip

Altesse Duchesse Princesse Deacuteesse Belles ivresses De nos jeunesses Prenez en partage la caresse Que je vous laissehellip Tout en finesse Sans aucune maladresse Je resterais la poeacutetesse Divine maicirctresse De mes mots nommeacutes deacutetresseshellip Crsquoest une promesse Figeacutee dans votre carnet drsquoadresses Au loin la paresse Plus de petitesse Par politesse A vos piedshellip Je mrsquoabaisse Pour vous deacuteposer mille tendresseshellip Drsquoune prosehellip Je resterais la diablesse Inassouvie drsquoun monde poeacutetique devenue enchanteressehellip Donnez-moi en plus car en douce poeacutetesse Je veux mourir drsquoivresse Au beau milieu des mots intituleacutes laquo caresseshellip raquo

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Sacrificehellip

Les yeux dans les yeux ils dansent comme si Crsquoeacutetait le dernier dernier jour de leur viehellip La valse semble eacuteternellehellip Elle si belle

Qursquoil ne peut deacutetacher son regard sur celle Qui a eacuteteacute son unique bonheur pour lrsquoinfini

Depuis leur rencontre elle lutte contre la maladie

En la faisant tournoyer il pense agrave sa bien aimeacutee Qursquoune larme coule sur son visage amaigri et rideacute

Mais que faire pour lui ocircter ses maux pour toujours Que faire pour ramener agrave moi ce microbe qui la tue

Ocirc mon Dieu Aidez-moi agrave sauver ma belle inconnue Si belle que pour elle je lui donnerais ma vie par amour

A genoux il embrasse la main de celle qui fut sienne

Depuis qursquoils se sont dit laquo OUI raquo le jour de leur mariage Puis il semble srsquoeacutevader un court instant comme sihellip

Comme si son deacutesir allait ecirctre exauceacute en lui donnant sa vie Et pourtanthellip Aux pieds de la belle une rose rouge saignait Comme si elle avait pris sur elle toutes ses douleurs et plaies

A son tour elle srsquoagenouille pour laquo le raquo regarder en caressant

Une par une ses peacutetales denteleacutes engorgeacutes de sang Puis elle se sent reconnaicirctre face agrave laquo cette fleur raquo qursquoelle a tant aimeacutee Car pour elle il a tout deacutelaisseacute pour ecirctre pour toujours agrave ses cocircteacutes

Dans la joie et les pleurs dans le bien ecirctre ou la souffrance Par amour pour sa belle il a fait don de sa vie sur une derniegravere danse

Eux deux si compliceshellip Quel beau sacrifice

A la plus belle des ambassadrices Qursquoil eut aimeacutee avec passion et deacutelice

Seule elle veillera sur cette rose couleur rouge sang

Livre Ier

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Afin qursquoensemble ils puissent partir jusqursquoagrave lrsquooreacutee du temps

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Ta plume

Elle est lagrave sautillant Dansant Sur le papier blanc En y laissant sa trace En surface Au fil des pages Sans oublier la preacuteface Belle donzelle Que de mains trsquoont tenue Telle une sangsue Tu jouis encore de leurs preacutesences Pour jouer de ta prestance En y laissant quelques empreintes eacuteparseshellip Dans le temps jadis Tu eacutetais lrsquoamie fidegravele des eacutecoliers Qui fiegraverement te trempaient dans leur encrier Pour eacutecrire sur leurs cahiers Et que dire sur nos poegravetes disparus Ne posseacutedant qursquoune bougie comme eacuteclairage Ils vivaient de leur plume En admirant la brume Et les saisons volageshellip Prsquotite plume Trsquoassume Depuis la nuit des temps Des eacutecrits agrave nrsquoen plus finir Des livres messages Recueils contes bibles parchemins A lire

Livre Ier

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Et agrave relirehellip Hop Un plongeon dans lrsquoencre bleuteacutee Pour y deacuteposer Avec ta plume agile Des mots indeacuteleacutebiles

CAHIERS DE POESIE

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Claude HIBLOT

(France)

CAHIERS DE POESIE

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Ougrave es-tu

Ocirc ma fauve eacutegeacuterie Ma vipegravere ougrave es-tu Mors moi venin furie Je trsquoattends ougrave es-tu Malheureux badinage Tu ne mrsquoaimes plus Crsquoest un carambolage Je trsquoattends ougrave es-tu Jrsquoaurais recircveacute sans frein Ton corps tes reins nus Et mes mains sur tes seins Je trsquoattends ougrave es-tu Jrsquoaurais recircveacute en vain Et je trsquoaurais perdue Pour un oui pour un rien Je trsquoattends ougrave es-tu

CAHIERS DE POESIE

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Eacuteclisses

Ce nrsquoest que lrsquoeacutetincelle Et crsquoest deacutejagrave la braise Deacutejagrave lrsquoeacuteclisse sucreacutee Les eacutepices enfieacutevreacutees La reacuteglisse et la fraise Et ses legravevres cannelle Crsquoest encore la lisiegravere Et deacutejagrave la douce glisse Deacutejagrave la volute la caresse La soyeuse tendresse La fontaine aux deacutelices Enchacircsseacutee de lumiegraveres Bat mon cœur bat Chamade ou breloque Bat son plein bonheur Roule tambour pleure Danse chante moque Bat mon cœur aime-la

Livre Ier

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Cafards drsquoautomne

Rampants cadaveacutereux Les brouillards givrants Interdisent au soleil Drsquoeacutecarquiller les yeux Cafards drsquoautomne Pureteacutes taries Au bas du village creux Le ruisseau murmurant En un demi-sommeil Fuit son lit tortueux Cafards drsquoautomne Chœurs engourdis Depuis les toits honteux Srsquoeacutelegravevent peacuteniblement Sans savoir vers quel ciel Des moutons charbonneux Cafards drsquoautomne Ardeurs fleacutetries De son clocher anxieux Lrsquoeacuteglise obstineacutement Donne lrsquoheure artificielle Au pays besogneux

CAHIERS DE POESIE

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Cafards drsquoautomne Meacutelancolie

Livre Ier

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Tango

Il est si beau le tango bleu Celui qui danse avec le feu Il est si fort le tango noir Celui qui danse le deacutesespoir La cumparsita si La paloma ya Plus fou plus langoureux Le tango rouge et noir Plus doux plus amoureux Le tango bleu drsquoun soir La cumparsita si La paloma ya Viens rouler dans mes bras Viens danser dans mes yeux Viens partager mes pas Viens chanter dans mon jeu La cumparsita si La paloma ya Allons danser veux-tu Chantons dansons sans cesse Allons chanter veux-tu Dansons chantons lrsquoivresse

CAHIERS DE POESIE

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La cumparsita si La paloma ya

Livre Ier

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Tes larmes noires

Jrsquoai lu tes larmes noires A tiacute Maria del mar Marie Marie-Mar A tiacute Marie Maria del Mar Maravillosa y feminina Corazoacuten y razoacuten de hermosura Claramente acata la ley divina De la clausura viva de la vida Jrsquoai vu tes inquieacutetudes et tes sourires heureux Jrsquoai lu tes moues joyeuses tes sentiments anxieux Jrsquoai reccedilu les souffrances les espoirs fougueux Ougrave tu puises ta force et ton rire contagieux A tiacute Maria del Mar poetica Caacutercel feliz de la belleza Aureo rostro celeste mirada Misteriosa fontana de alegriacutea Y de sabiduriacutea traviesa Jrsquoai lu les pleurs noirs dans tes yeux drsquoAndalouse Jrsquoai vu le deacutechirement le bourdon et le blues Jrsquoai bu les larmes chaudes dansant le flamenco Enflammant la torpeur de doux recircves indigo A tiacute Marie Maria del Mar Mar de los suentildeos infantiles Flor de las flores azules

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Luces de la luce ardiente Tu canto es la rima caliente Effaccedilant la teacutenegravebre drue la jalouse la morose Lrsquoeacutetoile mysteacuterieuse illumine tes yeux de jais Et toi gracieuse tu passes raffineacutee virtuose Rose forte et deacutetermineacutee maicirctresse du palais Marie Maria del Mar Gouttelette de mer Deacutelicat eacuteclat de joie Tu vois le tintamarre Que ton sourire ibegravere Fais reacutesonner en moi

Livre Ier

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Alors poegravete ougrave es-tu

Alors poegravete futile nrsquoas-tu rien agrave pleurer Sauf ton petit cœur abandonneacute qui trisse Et qui migre rien rien de plus agrave proteacuteger Si ta plume agrave lisser aux reflets de Narcisse Alors eacutecrivaillon rien drsquoautre agrave meacutenager Que ton petit miroir petit toi preacutetentieux Et tes tristes amours et tes chagrins pisseux Tu dis que ccedila nrsquova pas trsquoas rien agrave ajouter Ah elle est belle ta plume jolie parure de paon Dans sa deacutemonstration de roue verte aux yeux noirs Ta deacutemarche de dindon lui fait rendre raison De mecircme ta poeacutesie et tes chansons agrave boire

Ta plume ne disais-tu pas ta Durandale Tu devais la porter si haut et pourfendre Les feacutelons et quoi hellip quoi cet appendice caudal Plumitif faceacutetieux rigolard et trop tendre A qui veux-tu faire peur et qui va srsquoy meacuteprendre Regarde ce clochard et ce chien bien en face Et dis-leur qui tu es dis-leur srsquoils veulent entendre Le deacutedain le meacutepris lrsquoindiffeacuterence ccedila trsquoagace Et pourtant elle est ougrave elle est ougrave ta hargneuse Envie de justice il est ougrave ton combat ougrave Sur le mur de ta chambre lrsquoaffiche racoleuse Le portrait du Che Et Mao et crsquoest tout

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La carpe est agrave lrsquoeau

Crsquoeacutetait un soir Ou une nuit Un beau canard Bourreacute drsquoennui Cherchait des vers Solides en our Des rimes en lrsquoair Pour faire lrsquoamour Il en a marre Des gros tecirctards Canard bizarre Soixante balais Murs aux cerises Fada jobard Ouf et dadais Ado en crise Il en a marre Des gros tecirctards Bah ougrave est-elle Sa jolie canne La belle colombe Toute en dentelle Sa poule faisane Douce palombe

Livre Ier

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Il en a marre Des gros tecirctards Ougrave est lrsquoappeau Appel appeau Bah ougrave est-elle Dans sa dentelle Fille ingeacutenue Tombant des nues Il en a marre Des gros tecirctards Appeau Appeau Et alors Plaf Un vole de carpe Qui tombe agrave lrsquoeau Bah eh fais gaffe Ou je trsquoeacutecharpe Gros dindonneau Il en a marre Des gros tecirctards laquo ― Ah non pas dinde Je suis la carpe raquo Elle dit la dingue laquo ― Je suis si belle Jrsquoarrive drsquoInde Avec ma harpe En caravelle raquo Il en a marre Des gros tecirctards

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laquo ― Tu trsquoappelles raquo laquo ― Marie Theacuteregravese La carpe qui rit Quand on la braise raquo laquo ― Tu sens la fraise Trsquoes tregraves jolie Trsquoes javanaise Trsquoes demoiselle raquo Il en a marre Des gros tecirctards laquo ― On fait lrsquoamour raquo laquo ― Cochon canard raquo laquo ― Trsquoes si jolie Jrsquoai tregraves envie Drsquoun gros panard Baisse lrsquoabat-jour raquo Il en a marre Des gros tecirctards laquo ― Cours toujours Zappe mes appas Tiens vrsquolagrave mon mac Un beau brochet De vingt balais Je lrsquoaime drsquoamour raquo Il en a marre Des gros tecirctards laquo ― Ah le tango Lrsquoa dans la peau Le flamenco

Livre Ier

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Et les toros Crsquoest son boulot A mon jojo raquo Il en a marre Des gros tecirctards Tu nrsquoauras pas Theacuteregravese Petit canard laqueacute Elle nrsquoest pas Antibaise Mais elle srsquoest deacutebineacutee Moraliteacute Y en a pas Des appas Y en a pas Non plus Zut ccedila ne rime plus

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La chanson de Chloeacute preacute-poeacutesie ado

Chloeacute ma belle Mon roudoudou Regard rebelle Petit bijou Tu lrsquoas eacutecrite Ta belle chanson Une reacuteussite Pleine drsquoeacutemotion Chloeacute ma belle Mon roudoudou Regard rebelle Petit matou Crsquoest une peacutepite Pour la moisson Des marguerites De la passion Chloeacute ma belle Mon roudoudou Regard rebelle Gentil tatou Viens dans la ronde Danse les vers fous Et lance agrave lrsquoonde Ton beau caillou

Livre Ier

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Chloeacute ma belle Mon roudoudou Regard rebelle Petit chouchou Fracasse la chaicircne Des mots jaloux De toi la reine Aux yeux cachou Chloeacute ma belle Mon roudoudou Regard rebelle Petit loulou Ouvre la cage Casse le verrou Peins le plumage Drsquoun beau vers doux Chloeacute ma belle Mon roudoudou Regard rebelle Joli coucou Libegravere la graine Et legraveve lrsquoeacutecrou De la rengaine Au cœur zazou Un gros bijou Comme un caillou Tombe dans les choux Pregraves drsquoun joujou Sur un hibou Qui srsquogratte les poux Au drsquosus des genoux

CAHIERS DE POESIE

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Et moi Jrsquote dis Chloeacute Merci Ma joie Jrsquoeacutecris Chloeacute Merci A toi Si si Chloeacute Merci

Livre Ier

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Sage comme une image Chanson pour Ethel

La belle Ethel est sage Comme une image Mais si mais si Elle dessine sur sa page Un eacuteleacutephant qui nage Un kiwi qui dit oui Une guenon qui dit non Et un serpent python Qui joue du mirliton La belle Ethel est sage Comme une image Eh si pardi Elle dessine sur la plage Avec des coquillages Un petit ouistiti Avec un gros bidon A chrsquoval sur un dragon Qui joue drsquolrsquoaccordeacuteon La belle Ethel est sage Comme une image Bah oui bah oui Dans le ciel de marelle Elle peint agrave lrsquoaquarelle Un canard rikiki Il cacircline un pigeon

CAHIERS DE POESIE

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Qui roucoule sa chanson En jouant de lrsquoorpheacuteon La belle Ethel est sage Comme une image Ah bon ah si Elle gribouille une citrouille Et pregraves drsquoune grenouille La pie en bigoudis Monte agrave califourchon Le grand cameacuteleacuteon Qui souffle dans son clairon Ouistiti Rikiki Fait pipi Au lit Prsquotit coco Corico Fait du cacao Tout chaud

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Marie-Claude MARTY

(France)

CAHIERS DE POESIE

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Amour

Nuits bleuteacutees Chants drsquoalleacutegresses

Souvenirs tourmenteacutes En un soir drsquoivresse

Entendre au lointain Des rires drsquoenfants

Qui srsquoeacutegregravenent au loin Dans le printemps naissant

Une main qui caresse

Le dos deacutejagrave voucircteacute Du passant en paresse

De vie et drsquoeacuteterniteacute

Un sourire amorceacute Un espoir de promesses

Croire en lrsquohumaniteacute Et toujours avancer

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Laurent FELS

(Luxembourg)

CAHIERS DE POESIE

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Sans paroles1

Il est des nuits sans passeacute obscur chapitre de lrsquoHistoire terreur cris angoisses Silence Grand bourdonnement des heacutelices eacutetincelles volantes puis tout demeure en sourdinehellip

1 Extrait du recueil Paroles oublieacutees Paris Eacuteditions Le Manuscrit 2005

Livre Ier

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La Bibliothegraveque

Refuge magique Gardien de secrets Tombeau vivant des grands eacutecrivains comme Bossuet Feacutenelon Voltaire Baudelaire Saint-John Perse ou Proust Tous y ont laisseacute leur sagesse et y vivent ensemble mais non sans clivagehellip Lrsquoescalier en colimaccedilon menant au Premier Eacutetage comme lrsquoacircme des Poegravetes srsquoenvole vers des sphegraveres supeacuterieures Ce sont maintenant les Auteurs Antiques qui appellent le visiteur vers le centre de la sagesse Lecteur Sache qursquoen ouvrant une page de quelque livre

CAHIERS DE POESIE

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que ce soit Tu plonges dans un Univers qui ne trsquoappartient pas Les opinions peuvent srsquoopposer entre Philosophes ou Eacutecrivains comme des lettres noires sur une page blanchehellip Respecte-les toutes mecircme si elles peuvent te paraicirctre eacutetranges et appreacutecie le cadeau extraordinaire que les Penseurs et Hommes de Lettres trsquoont leacutegueacute Ce nrsquoest qursquoagrave travers Ta Personne qursquoils continuent de vivre agrave lrsquointeacuterieur et agrave lrsquoexteacuterieur de leur sarcophage en feuilles

Livre Ier

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Lrsquoattente

En regardant par la fenecirctre Tu ne vois que pluies et brouillard Pas un seul cri drsquooiseau ni un rayon de soleil Rien que de la grisaille Tristesse Les arbres ne portent plus une seule feuille Les fleurs sont effeuilleacutees sous lrsquoeffet Drsquoun vent inapprivoisable Un vrai paysage de deacutesespoir Crsquoest la saison que veux-tu faire Bientocirct les rues et forecircts seront couvertes Drsquoun voile blanchacirctre et eacutepais Et tu ne sauras plus distinguer ni lac ni prairie Noeumll approche agrave pas de geacuteant Fecircte des familles et de lrsquoamour Autour drsquoune grande table On est reacuteuni en toute harmonie crsquoest coutume Toutefois beaucoup de personnes sont seules Et abandonneacutees de leurs proches Surtout les gens acircgeacutes laquo dont on nrsquoa plus besoin raquo Comme le formulent les jeunes parfois Que ce poegraveme soit deacutedieacute agrave ces naufrageacutes du Temps Dont le chagrin a blanchi la chevelure Non sans peines ni douleurs Ils sont courbeacutes sous le travail de longues anneacutees

CAHIERS DE POESIE

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Ne les oublions pas et invitons-les agrave notre table Qursquoils soient remercieacutes de ce qursquoils ont fait Pour nous LrsquoEacutetoile bleue luira aussi pour eux

Livre Ier

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Degraves que

Degraves que tu seras partie la vie deviendra Insupportable pour moi Comment pourrai-je vivre sans toi Dans cette ville qui ceint la haine humaine Degraves que tes beaux yeux bleus se deacutetourneront Des miens pour fixer les vastes oceacuteans Qui nous seacutepareront pour un certain temps Je me rendrai compte agrave quel point tu me manqueras Degraves que tes cheveux flavescents seront Caresseacutes par les douces brises marines Et degraves que je ne sentirai plus ton parfum exotique La nuit eacuteternelle deacuteploiera son grand voile noir pour tuer Les derniers rayons de soleil Bien que nous soyons loin lrsquoun de lrsquoautre Notre amour ne sera pas moins fort Nos acircmes fondront et engendreront un nouveau jour Degraves que tu seras de retour pour toujours Sicut flumina per campum labuntur Ita animae nostrae una progredientur

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Flocons de neige

Lrsquoatmosphegravere est calme Il y a tregraves peu de vent un grand froid srsquoeacutetend sur Les champs et collines Des nuages cumuliformes srsquoapprochent lentement Et commencent agrave saupoudrer leacutegegraverement la surface Terrestre de leur divin blanc On dirait qursquoIreacuteneacutee mecircme srsquoest endormi courbeacute sur ce Paysage exempt de toute violence et haine semble-t-il Comme il serait facile de srsquohabituer agrave une telle scegravene Paradisiaque Toutefois agrave lrsquoinstar de notre vie la neige disparaicirct apregraves un certain temps Ce calme qui nous est si familier Et auquel nous deacutesirons nous accrocher Il nrsquoexiste pas pour tout le monde Avant-hier encore certains nrsquoauraient pas penseacute que Chez eux La vie srsquoeffondre si rapidement Des vagues geacuteantes plus infacircmes que Polyphegraveme Se sont empareacutees du pays mecircme En nrsquoy laissant qursquoun sauvage abattoir

Livre Ier

Cadavres Deacutechiqueteacutes Maisons Deacutetruites Partout Rien Que Des Deacutebris Et le corps drsquoun petit enfant innocent Gicirct sur une civiegravere agrave cocircteacute drsquoune tour Eacutecrouleacutee et ressemblant agrave une pelote de laine Dont Atropos a coupeacute le filhellip En contemplant tranquillement notre paysage hivernal Accordons une penseacutee aux victimes drsquoAsie du Sud Chacun drsquoentre nous aurait pu ecirctre concerneacute Sans ecirctre preacutevenu Comme la neige fond souvent du jour au lendemain

(1)

1 laquo Considegravere les malheurs de tes amis comme les tiens raquo

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Deuxiegraveme partie

Eacutetudes lectures et analyses

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Mary-Jo ANDRICH

(Luxembourg)

CAHIERS DE POESIE

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EacuteDOUARD GLISSANT Soleil de la conscience

Une reacuteflexion critique sur lrsquoexotisme

Lrsquoexotisme deacutesignant selon Le Petit Robert laquo tout ce qui nrsquoappartient pas aux civilisations de lrsquoOccident raquo agrave savoir tout ce qui provient des pays lointains et chauds constitue une notion rejeteacutee par lrsquoeacutecrivain martiniquais Eacutedouard Glissant dans son œuvre intituleacutee Soleil de la conscience Pour deacutefinir son exotisme lrsquoeacutecrivain srsquoinspire des propos de Victor Segalen que lrsquoon trouve dans lrsquoEssai sur le divers ougrave ce dernier a formeacute le projet de reacuteeacutevaluer la notion drsquoexotisme en lui donnant une authenticiteacute une pleacutenitude qui lui ont eacuteteacute confisqueacutees par les litteacuteratures coloniales Deacutesormais on ne relate plus agrave la faccedilon des eacutecrivains colonialistes car Glissant manifeste cette ambition drsquoaboutir agrave une contestation du voyage lui-mecircme les lieux du reacutecit de voyage se trouvant ainsi bouleverseacutes Lrsquoexotisme devient alors une interrogation philosophique en ce qursquoil est la relation drsquoun contact authentique et par conseacutequent parfait avec lrsquoailleurs lrsquoautre La notion de divers est mise en valeur ici le rapport que le voyageur peut entretenir avec lrsquoailleurs le voyage constituant enfin un formidable moyen du voyageur pour acceacuteder agrave la diversiteacute En reprenant le terme drsquoexotisme certes inspireacute par Segalen comment Eacutedouard Glissant arrive-t-il agrave poser une toute autre probleacutematique lrsquoexotisme agrave rebours et agrave lui attribuer un sens plus profond plus pur et par conseacutequent hors du commun

Apregraves avoir releveacute quelques eacuteleacutements dans Soleil de la conscience

qui teacutemoignent de la diffeacuterence entre lrsquoacception quotidienne et la

Livre Ier

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deacutefinition nouvelle du mot laquo exotisme raquo nous allons voir comment Glissant eacutechappe agrave lrsquoexotisme des reacuteveacutelateurs pour enfin constater par quels moyens il arrive agrave deacuteguster le divers agrave la faccedilon segalenienne et par conseacutequent agrave critiquer la vision du simple voyageur laquo voyageant avec ses bas de laine raquo

Drsquoabord il est indispensable de noter que Glissant dans son

œuvre ne deacutecrit pas la quecircte drsquoun pays exotique dans lrsquoacception commune du mot et par conseacutequent comme lrsquoaffirme Segalen laquo il ne peut y ecirctre question de tropiques et de cocotiers ni de colonies ou drsquoacircmes negravegres ni de chameaux ni de vaisseaux ni de grandes houles ni drsquoodeurs ni drsquoeacutepices ni drsquoIcircles enchanteacutees ni drsquoincompreacutehensions ni de soulegravevements indigegravenes ni de neacuteant et de mort ni de larmes de couleurs ni de penseacutees jaunes ni drsquoeacutetrangeteacutes ni drsquoaucune des saugrenuiteacutes que le mot Exotisme enferme dans son acception quotidienne raquo En effet degraves le deacutebut de son essai Eacutedouard Glissant ressent la neacutecessiteacute drsquoopposer sa vision de voyage agrave la simple impression du voyage qursquoil considegravere comme totalement deacutepourvue drsquointeacuterecirct laquo [n]on comme le voyageur qui nrsquoattend de lrsquoapparence des monuments que la quittance de son deacutepart mais comme tel qui apprivoiserait le doute de savoir raquo On constate ici une mise au point volontaire de lrsquoauteur qui deacutenonce lrsquoacception quotidienne du voyage celle du voyageur dit immobile ayant pour unique but le deacuteplacement physique dans un pays inconnu Pourtant lrsquoauteur ne voyage pas dans un pays consideacutereacute comme exotique drsquoapregraves lrsquoacception traditionnelle du mot mais agrave Paris ce qui annonce sa conception drsquoexotisme qui est autre lrsquoexotisme agrave rebours que nous essaierons drsquoeacuteclaircir plus tard dans notre analyse laquo [c]hacun se trouve dans sa chambre et combien cette situation (lrsquoexpression mecircme) laisse agrave penser agrave lrsquoinsulaire et au tropical Le voilagrave lrsquoexotisme agrave rebourshellip raquo Le passage qui contient cette deacutefinition quelque peu surprenante de lrsquoexotisme drsquoEacutedouard Glissant marque lrsquoarriveacutee de ce dernier dans la capitale qui elle nrsquoest pas pour autant deacutefinie ou deacutecrite au sens mateacuteriel ou geacuteographique du terme Comme

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lrsquoauteur en mentionne uniquement le nom Paris constitue un non-lieu indeacutecis et indeacutefinissable Ainsi le lecteur remarque que Glissant qui est certes fils historique de la France gracircce agrave ses origines martiniquaises et qui nrsquoaboutit pas agrave une description dite geacuteographique de la ville de Paris du paysage franccedilais A lui srsquoimpose ici laquo la vision de lrsquoEacutetranger raquo car afin qursquoil y ait exotisme une sorte de va-et-vient entre sa propre speacutecificiteacute et la particulariteacute de lrsquoautre est indispensable cette derniegravere ne se limitant pas agrave lrsquoespace geacuteographique Crsquoest donc laquo le regard du fils et la vision de lrsquoEacutetranger raquo qui deacutetermine la position initiale de lrsquoauteur qui nrsquoa pas encore abouti agrave la connaissance profonde de ce paysage Il est loin des voyageurs presseacutes et verbeux il se trouve dans lrsquoincapaciteacute de produire un reacutecit structureacute et mateacuteriel agrave lrsquoimage des touristes ou plutocirct des voyageurs immobiles qui nrsquoessaient pas de connaicirctre lrsquoessence drsquoune culture qursquoils ignorent Certes Glissant constate des diffeacuterences entre son monde et celui de lrsquoautre mais il nrsquoeacuteprouve pas agrave la faccedilon des touristes cette neacutecessiteacute irreacutemeacutediable de distinction entre les paysages pour pouvoir parler drsquoexotisme ou de voyage En effet il cherche mecircme agrave eacutetablir lrsquoune ou lrsquoautre relation entre laquo ces deux mondes car tout ecirctre vient agrave la conscience du monde par son monde drsquoabord drsquoautant universel (pour parler large) qursquoil est particulier raquo Pour illustrer cette recherche de relation chegravere agrave lrsquoauteur relevons un exemple remarquable et drsquoune subtiliteacute sublime la relation eacutetablie entre la neige et le soleil laquo hellip elle est presque chaude Telle mrsquoest la neige une illumination (je touche enfin lrsquohiver) une ouverture (je suis enfin agrave mecircme ce spectacle) lrsquoeacutelargissement la communication eacutetablie (la neige aussi une durable deacutefinitive que le soleil pesant)hellip raquo Glissant illustre dans ces propos une tentative de fusionner deux pheacutenomegravenes naturels de les concevoir ensemble et non pas de les opposer diameacutetralement Gracircce agrave cette ideacutee de fusion lrsquoauteur arrive agrave critiquer le voyageur en quecircte du nouveau le nouveau srsquoaveacuterant indispensable agrave ce dernier afin qursquoil puisse parler de voyage Aussi lrsquoauteur affirme-t-il laquo je ne peux connaicirctre cet appel exotique du

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nouveau que jrsquoai si souvent observeacute dans lrsquoallure de nos visiteurs en sandalettes raquo En employant le mot visiteurs lrsquoauteur avance le caractegravere eacutepheacutemegravere passager et superficiel du voyage qursquoeacuteprouvent ces voyageurs du commun des mortels voyageant dans lrsquounique but de se deacuteplacer et ne cherchant dans le voyage une distinction souvent que geacuteographique Lrsquoauteur insiste eacutegalement sur la diffeacuterence qui persiste entre lui et les eacutecrivains colonialistes qui agrave la faccedilon des ethnologues retracent minutieusement leurs impressions visuelles ce qursquoils ont vu lors de leurs voyages qui selon eux sont exotiques Drsquoapregraves Glissant ces descriptions ne sont que le reflet drsquoune science exacte matheacutematique et coheacuterente et on ne peut y parler drsquoexotisme En effet il ne peut point accepter cette faccedilon ethnologique de conter ce qui explique pourquoi il deacutepouille lrsquoexotisme de son acception seulement tropicale et geacuteographique pour opeacuterer un veacuteritable deacutetournement de sens pour deacutecrire une toute autre probleacutematique Loin de tout reacutecit de voyage et de toute la litteacuterature coloniale Eacutedouard Glissant nous preacutesente dans Soleil de la conscience une sublimation du voyage une sensation drsquoexotisme qui nrsquoest rien drsquoautre que la notion du diffeacuterent la perception du divers et par conseacutequent le pouvoir de concevoir lrsquoautre

Apregraves avoir insisteacute sur le fait que lrsquoexotisme nrsquoest qursquoen

apparence une formule tautologique Glissant eacutenumegravere les moyens gracircce auxquels il acceacutedera agrave la diversiteacute agrave lrsquoillumination de son exotisme Son modegravele Victor Segalen a deacutejagrave eacuteprouveacute le besoin drsquoopposer sa conception drsquoexotisme agrave lrsquoexotisme des reacuteveacutelateurs laquo [l]rsquoexotisme nrsquoest donc pas cet eacutetat kaleacuteidoscopique du touriste et du meacutediocre spectateur mais la reacuteaction vive et curieuse au choc drsquoune individualiteacute forte contre une objectiviteacute dont elle perccediloit et deacuteguste la distance raquo Crsquoest preacuteciseacutement cette ouverture individuelle sur un ailleurs quelconque qui srsquoavegravere indispensable non seulement agrave Segalen mais aussi agrave Glissant pour connaicirctre lrsquoailleurs pour acceacuteder agrave la diversiteacute et par conseacutequent pour sentir lrsquoautre Cette neacutecessiteacute drsquoouverture de soi

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qui implique entre autres un besoin de deacutetachement de tous les steacutereacuteotypes que lrsquoecirctre humain peut porter en lui Eacutedouard Glissant lrsquoaccentue agrave sa faccedilon en affirmant ce qui suit laquo [f]ermeacute cerneacute brucirclant drsquoimaginer le reste agrave son image il faut qursquoil ouvre qursquoil srsquoouvre qursquoil voit autre chose lrsquoautre raquo Cet appel de voir ou mieux de concevoir lrsquoautre dans son authenticiteacute profonde et non pas agrave travers des clicheacutes deacutetermine justement lrsquoexotisme de lrsquoauteur Crsquoest alors la connaissance veacuteritable lrsquoessence du savoir qui est interpelleacutee tout ecirctre venant agrave la conscience du monde par son monde drsquoabord Lrsquohumain apregraves avoir cerneacute tous les aspects de son entourage aura la capaciteacute drsquoacceacuteder agrave la diversiteacute du monde universel La perception du divers ne se limite donc pas agrave la simple reacuteveacutelation ethnologique de ce qursquoon a vu ou de ce qursquoon a senti en preacutesence des choses et des gens inattendus mais crsquoest plutocirct la vision de ce que ces gens pensent en eux et drsquoeux Ce nrsquoest pas la reacuteaction du milieu sur le voyageur qui est deacuteterminante mais celle du voyageur sur le milieu

La quecircte de la sensation du divers constituant en quelque

sorte lrsquoexotisme essentiel crsquoest-agrave-dire laquo celui de lrsquoobjet pour le sujet raquo est deacutepouilleacutee de toute description segraveche et banale Glissant manifeste cette aspiration agrave un exotisme hors du commun en disant laquo comme une addition de fruits ivres de souvenances dans le muet deacutesir des bananiers raquo Cette sensation drsquoexotisme qui a priori ne veut rien dire Segalen la deacutefinit comme suit laquo [eacute]carter vivement ce qursquoelle contient de banal le cocotier et le chameau Passer agrave la belle saveur Ne pas essayer de la deacutecrire mais lrsquoindiquer agrave ceux qui sont aptes agrave la deacuteguster raquo et qui agrave partir de cette ideacutee peuvent produire du sens Crsquoest donc le deacutesir du sujet agrave concevoir son objet agrave se connaicirctre diffeacuterent du sujet qui est agrave lrsquoorigine du divers Cette attribution de lrsquoauthenticiteacute agrave la connaissance constitue une sorte de phase transitoire agrave la naissance du divers apregraves avoir cerneacute toute cette probleacutematique nouvelle et apregraves lrsquoavoir sentie personnellement Glissant se voit maintenant capable de sentir le divers comme la

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deacutecouverte drsquoun ailleurs laquo [j]e dis que lrsquoeacuteveacutenement ce transport drsquoune rive agrave lrsquoautre par quoi cette force (expression) srsquoeacuteprouve nrsquoest exprimable pareacute pour lrsquooffrande qursquoagrave travers et apregraves le silence qui lui succegravede raquo Ce nrsquoest pas forceacutement voire pas du tout en preacutesence de lrsquoobjet que naicirct le divers mais plus tard quand lrsquoimaginaire lrsquoemporte en quelque sorte sur la simple reproduction de lrsquoeacuteveacutenement sur la constatation ou encore sur la description Crsquoest dans le silence et dans la solitude que jaillit lrsquoexotisme drsquoEacutedouard Glissant et ougrave il pourra enfin deacuteguster le divers Crsquoest ici que nous sommes contraint agrave rappeler la deacutefinition drsquoexotisme deacutejagrave eacutevoqueacutee plus haut laquo [c]hacun se trouve dans sa chambre et combien cette situation (lrsquoexpression mecircme) laisse agrave penser agrave lrsquoinsulaire et au tropicale Le voilagrave lrsquoexotisme agrave rebourshellip raquo

Ayant avanceacute les moyens par lesquels lrsquoauteur aboutit agrave la

connaissance profonde de la diversiteacute de lrsquoautre il se voit maintenant apte agrave acceacuteder agrave lrsquoautre par un art subtil notamment la creacuteation poeacutetique Il savoure enfin le divers gracircce agrave cet exotisme exceptionnel qursquoil nomme lrsquoexotisme agrave rebours Comme nous avons pu le noter preacuteceacutedemment nous voilagrave loin du voyage exotique ordinaire qui sous-entend un deacuteplacement physique dans un pays chaud Eacutedouard Glissant se trouvant enfin au seuil de son voyage le voyage poeacutetique Crsquoest donc gracircce agrave la poeacutesie que son itineacuteraire prend forme car selon lrsquoauteur le voyage nrsquoa de sens que lorsqursquoil permet de creacuteer du nouveau Ainsi le perpeacutetuel va-et-vient entre sa propre speacutecificiteacute et la particulariteacute de lrsquoautre deacutefinit deacutejagrave depuis Segalen laquo le moyen drsquoapprocher la connaissance du monde dans sa diversiteacute ce qui rend le proceacutedeacute de creacuteation poeacutetique possible puisque crsquoest au moment ougrave se trouvent confronteacutes les deux versants irreacuteductibles du divers que jaillit lrsquoimage poeacutetique raquo Crsquoest cette ideacutee de confrontation des deux versants qui engendre ce voyage purifieacute et libeacutereacute de tout espace geacuteographique Aussi pour Glissant laquo la connaissance est[-elle] de matiegravere libeacutereacutee qui se retourne sur soi srsquoexamine et

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srsquoordonne ndash sans se buter pour autant dans un catalogue de formes fixes raquo Cette liberteacute personnelle et neacutecessairement poeacutetique acquise par une deacutemarche purement philosophique montre que lrsquoauteur passe du simple eacuteveacutenement veacuterifiable dans le monde exteacuterieur agrave quelque chose de plus rechercheacute et par conseacutequent de plus authentique En effet laquo toute la force diffuse ne peut rien sans lrsquoExpression qui est seconde Qursquoest-ce la Reacuteveacutelation sans lrsquoappareil et lrsquoornement juste raquo Ces propos montrant que Glissant doit passer de lrsquoeacuteveacutenement agrave lrsquoexpression afin qursquoil puisse parler voyage et srsquoeacutevader dans son exotisme illustrent que son intention consiste dans le fait de chercher au-delagrave de la perception mateacuterielle quelque chose de plus pur tandis que le touriste ou encore lrsquoethnologue clocircturent le simple eacuteveacutenement Ainsi laquo ce que lrsquoon vit est deacuterisoire tant que la penseacutee ne lrsquoa point corrigeacute raquo et srsquoavegravere ecirctre lrsquoexpression cleacute deacuteterminant le voyage plutocirct mental de lrsquoauteur naissant dans le silence et la solitude Aussi le voyageur Glissant affirme-t-il que le laquo voyage nrsquoa de sens qursquoautant que le voyageur sait ce qursquoil quitte et ce qursquoil retrouve raquo supposant toujours un aller et un retour Il est donc en quecircte drsquoattaches profondes et authentiques et non pas superficielles et eacutepheacutemegraveres lui accordant une identification mutuelle aux deux versants irreacuteductibles du divers ougrave la connaissance a rendu possible lrsquoabolition des lieux Nous voilagrave dans un monde ougrave la diffeacuterence de lrsquoici et de lrsquoailleurs se trouve en quelque sorte aneacuteantie Crsquoest donc la fusion poeacutetique la puissance de pouvoir concevoir lrsquoautre et soi-mecircme dans un lieu quelconque notamment dans une chambre qui illustre lrsquoexotisme agrave rebours dans Soleil de la conscience laquo il y a aussi lrsquoattente chambre fraicircche parmi les arbres raquo Lrsquoauteur a donc abouti agrave travers la creacuteation poeacutetique agrave son but laquo ecirctre le mecircme et lrsquoautre le fils ensemble et lrsquoeacutetranger raquo

Nous voilagrave maintenant apte agrave comprendre lrsquoexotisme

drsquoEacutedouard Glissant qui vers la fin de son essai nous fait sentir toute la force diffuse par sa reacuteflexion qui est une sublimation

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particuliegravere du voyage laquo [l]rsquoexotisme est bien mort agrave partir du moment ougrave la geacuteographie cesse drsquoecirctre absolue (crsquoest-agrave-dire ici limiteacutee agrave elle-mecircme) pour commencer agrave ecirctre solidaire de son histoire qui est celle de lrsquohomme La confrontation des paysages confirme celle des cultures des sensibiliteacutes non pas comme exaltation drsquoun Inconnu mais comme maniegravere enfin de se deacutebarrasser de son eacutecorce pour connaicirctre sa projection dans une autre lumiegravere lrsquoombre de ce que lrsquoon sera raquo

Soleil de la conscience constitue donc un essai ougrave Eacutedouard

Glissant a savamment exploiteacute le thegraveme de son exotisme lrsquoexotisme agrave rebours en lrsquoopposant par un style tregraves rechercheacute et souvent indirect agrave lrsquoexotisme des reacuteveacutelateurs De ce dernier il semble vouloir proclamer la mort en le rendant par les propos qursquoil avance vain et futile Toute lrsquoauthenticiteacute reacuteside dans cet exotisme hors du commun dont lrsquoauteur trace la quecircte quelque peu philosophique drsquoun ailleurs drsquoun ici et drsquoun lagrave-bas de la diversiteacute en posant sur le monde le regard du fils ensemble avec lrsquoeacutetranger regard qui fait naicirctre une purification du voyage exotique une estheacutetique du divers

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BAUDELAIRE laquo LrsquoAlbatros raquo

Souvent pour srsquoamuser les hommes drsquoeacutequipage Prennent des albatros vastes oiseaux des mers Qui suivent indolents compagnons de voyage Le navire glissant sur les gouffres amers Agrave peine les ont-ils deacuteposeacutes sur les planches Que ces rois de lrsquoazur maladroits et honteux Laissent piteusement leurs grandes ailes blanches Comme des avirons traicircner agrave cocircteacute drsquoeux Ce voyageur aileacute comme il est gauche et veule Lui naguegravere si beau qursquoil est comique et laid Lrsquoun agace son bec avec un brucircle-gueule Lrsquoautre mime en boitant lrsquoinfirme qui volait Le Poegravete est semblable au prince des nueacutees Qui hante la tempecircte et se rit de lrsquoarcher Exileacute sur le sol au milieu des hueacutees Ses ailes de geacuteant lrsquoempecircchent de marcher1

1 BAUDELAIRE Œuvres complegravetes Paris Gallimard (Bibliothegraveque de la Pleacuteiade) 1975 t1 pp9-10

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COMMENTAIRE

Introduction

laquo LrsquoAlbatros raquo constitue le deuxiegraveme poegraveme de la partie

intituleacutee laquo Spleen et Ideacuteal raquo des Fleurs du Mal Dans cette œuvre poeacutetique Baudelaire fait probablement allusion agrave un eacuteveacutenement qui srsquoest passeacute entre 1841 et 1842 lors drsquoun voyage en bateau selon quelques teacutemoins de lrsquoeacutepoque Baudelaire apercevant des marins en train de torturer quelques albatros se serait jeteacute sur eux et leur aurait donneacute des coups de poing Lrsquoimage de lrsquoalbatros est devenue le symbole de la poeacutesie baudelairienne voire une veacuteritable laquo piegravece heacuteraldique raquo1 Le thegraveme central du poegraveme est lrsquoirreacuteveacuterence des hommes envers les albatros et par extension envers les poegravetes Par ailleurs le texte montre une certaine action les marins maltraitent les oiseaux Cette ideacutee est mise en œuvre agrave travers diffeacuterents proceacutedeacutes que nous allons eacutetudier dans le preacutesent commentaire La premiegravere partie de cette analyse sera consacreacutee agrave lrsquoimage de lrsquoalbatros et agrave celle du poegravete Nous enchaicircnerons avec une eacutetude de la versification et des rimes pour aboutir au jeu des figures de style

1 Robert-Benoicirct CHEacuteRIX Commentaire des laquo Fleurs du Mal raquo Essai drsquoune critique inteacutegrale Genegraveve Slatkine Reprints 1993 p 25

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Lrsquoimage de lrsquoalbatros et lrsquoimage du poegravete

En examinant de plus pregraves le poegraveme baudelairien nous remarquons que les albatros1 apparaissent sous deux formes drsquoun cocircteacute ils sont les laquo rois de lrsquoazur raquo (v 6) ou les laquo vastes oiseaux des mers raquo (v 2) qui sont laquo si beau[x] raquo (v 10) Ils peuvent srsquoeacutelever dans les airs gracircce agrave laquo leurs grandes ailes blanches raquo (v 7) Lrsquoimage des ailes pourrait ecirctre rapprocheacutee du deacutesir du poegravete de srsquoenfuir vers un ailleurs vers lrsquoinconnu Lrsquoalbatros est devenu le symbole voire lrsquoemblegraveme par excellence de la poeacutesie de Baudelaire Par ailleurs ces oiseaux palmipegravedes sont laquo deacuteposeacutes sur les planches raquo (v5) laquo maladroits et honteux raquo (v 6) Leurs ailes traicircnent laquo piteusement raquo (v 7) derriegravere eux laquo comme des avirons raquo (v 8) A cela srsquoajoute que lrsquoalbatros est laquo gauche et veule raquo (v9) ainsi que laquo comique et laid raquo (v 10) Le poegravete le qualifie mecircme drsquolaquo infirme raquo (v 12) qui est un terme assez fort

Cette conception de lrsquoalbatros contraste nettement avec celle

que nous avons exposeacutee plus haut On a ici plutocirct affaire agrave un exileacute ou agrave un marginal rejeteacute par la socieacuteteacute Crsquoest dans cette optique que lrsquoimage de lrsquoanimal rejoint celle du poegravete au dernier quatrain laquo Le Poegravete est semblable au prince des nueacutees raquo (v 13) Selon Robert-Benoicirct Cheacuterix laquo [l]e sens de cette alleacutegorie dramatique est des plus clairs le poegravete libre et fort dans ses conquecirctes de lrsquoideacuteal ne srsquoadapte pas aux conditions terrestres et agrave la meacutechanceteacute des hommes raquo2 Cette derniegravere strophe est proche du laquo Pin des Landes raquo de Theacuteophile Gautier ougrave nous trouvons un arbre blesseacute qui renvoie agrave lrsquoimage du poegravete Lrsquoideacutee de la blessure nrsquoapparaicirct donc pas seulement chez Baudelaire mais eacutegalement chez drsquoautres eacutecrivains du XIXe siegravecle Il se deacutegage une veacuteritable obsession de la torture qui reflegravete la condition poeacutetique

1 laquo Le plus grand oiseau de mer palmipegravede au plumage blanc et gris au bec crochu vivant souvent en vastes colonies raquo (Paul ROBERT Le Petit Robert Paris Editions Le Robert 1987 p 25) Ajoutons que ces oiseaux savent survoler la mer drsquoun continent agrave lrsquoautre 2 Robert-Benoicirct CHEacuteRIX Commentaire des laquo Fleurs du Mal raquo Essai drsquoune critique inteacutegrale Genegraveve Slatkine Reprints 1993 p 25

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Versification et rimes

laquo LrsquoAlbatros raquo est composeacute de quatre quatrains dont chaque vers constitue un alexandrin Prenons un vers de chaque strophe pour justifier cette affirmation vers 1 laquo Souvent pour srsquoamuser les hommes drsquoeacutequipag(e) raquo

(2424) vers 5 laquo A peine les ont-ils deacuteposeacutes sur les planches raquo

(2433) vers 9 laquo Ce voyageur aileacute comm(e) il est gauch(e) et veul(e)

(4242) vers 13 laquo Le Poegravet(e) est semblabl(e) au prince des nueacutees raquo

(3324)

De faccedilon geacuteneacuterale lrsquoalexandrin est un vers reacutegulier et sert agrave

deacutecrire soit la grandeur ou la majesteacute drsquoun personnage soit la dureacutee drsquoune action Dans le poegraveme que voici les deux interpreacutetations se rejoignent drsquoune part crsquoest la beauteacute de lrsquoalbatros (laquo vastes oiseaux des mers raquo (v 2)) qui est deacutecrite drsquoautre part crsquoest la dureacutee des tortures que les hommes drsquoeacutequipage lui infligent (laquo Souvent pour srsquoamuser les hommes drsquoeacutequipage Prennent des albatros raquo (v 1-2)) Un deacutetail reste agrave preacuteciser la place variable de la coupe Pour que le rythme de

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lrsquoalexandrin soit tregraves reacutegulier il faudrait une coupe apregraves la troisiegraveme syllabe la ceacutesure apregraves la sixiegraveme et une seconde coupe apregraves la neuviegraveme syllabe (3333) Or tel nrsquoest pas toujours le cas dans laquo LrsquoAlbatros raquo Dans les vers que nous venons de citer on trouve 2422 2433 4242 3324 Pour expliquer la place de la coupe il faut examiner de plus pregraves les mots qui la preacutecegravedent ou par lesquels elle passe Dans notre premier exemple lrsquoadverbe laquo souvent raquo est mis en eacutevidence eacutetant donneacute qursquoil preacutecegravede immeacutediatement la coupe Crsquoest par ce biais que le poegravete veut preacuteciser qursquoil ne srsquoagit pas drsquoun eacuteveacutenement unique mais qursquoil se reacutepegravete agrave plusieurs reprises Dans le deuxiegraveme heacutemistiche la coupe passe agrave travers le substantif laquo homme raquo Nrsquoest-ce pas une faccedilon drsquoillustrer que les ecirctres humains sont agrave lrsquoorigine de la souffrance des albatros

Au vers 5 la coupe se situe au milieu de laquo peine raquo et dans le deuxiegraveme heacutemistiche crsquoest le participe passeacute laquo deacuteposeacutes raquo qui est mis en relief sous lrsquoeffet de la coupe Dans le premier cas il faut prendre en consideacuteration la locution adverbiale entiegravere laquo agrave peine raquo Que signifie donc la mise en eacutevidence de laquo agrave peine raquo et de laquo deacuteposeacutes raquo La reacuteponse est relativement simple aussitocirct que les albatros ont laquo deacuteposeacute raquo leurs grandes ailes sur les laquo planches raquo du navire ils perdent leur beauteacute et deviennent gauches

Lrsquoon retrouve cette ideacutee au vers 9 cette fois-ci ce sont les termes laquo voyageur raquo et laquo gauche raquo qui sont marqueacutes par la coupe Degraves que le voyageur aileacute se trouve sur un sol ferme il devient laquo gauche et veule raquo et ne peut plus ecirctre consideacutereacute comme laquo roi de lrsquoazur raquo

Finalement au vers 13 la coupe passe agrave travers les substantifs laquo Poegravete raquo et laquo prince raquo Le but en est de rapprocher les deux termes car Baudelaire veut preacuteciseacutement montrer que le poegravete est

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laquo semblable au prince des nueacutees raquo Lrsquoeacutecrivain est agrave son tour incapable de supporter la laquo meacutechanceteacute des hommes raquo1

Nous voyons que lrsquoauteur des Fleurs du Mal exploite lucidement les effets rythmiques pour souligner lrsquoopposition entre les hommes et les albatros

De leur cocircteacute les rimes jouent eacutegalement un rocircle preacutepondeacuterant dans le poegraveme que nous analysons dans le preacutesent commentaire Il srsquoagit de rimes croiseacutees dont le scheacutema est ABAB BCBC DEDE FGFG Il importe drsquoeacutetudier les termes rapprocheacutes sous lrsquoeffet des rimes Pour faire cela nous nous baserons sur le premier et le troisiegraveme quatrains Dans la premiegravere strophe ce sont drsquoabord les substantifs laquo eacutequipage raquo et laquo voyage raquo qui riment Il srsquoagit de rimes suffisantes2 ainsi que de rimes pour lrsquoœil3 Le lecteur peut se demander pourquoi ces deux termes sont ainsi rapprocheacutes Du moment que lrsquoon entreprend un laquo voyage raquo en bateau il faut toujours un laquo eacutequipage raquo pour le diriger Le mecircme pheacutenomegravene phonique peut ecirctre observeacute chez les deux autres rimes du premier quatrain laquo mers raquo et laquo amers raquo Il srsquoagit cette fois-ci drsquoune rime riche4 qui est eacutegalement pour lrsquoœil Les deux mots ainsi relieacutes sont similaires lrsquoeau saleacutee de la mer a un goucirct amer

Au troisiegraveme quatrain nous pouvons drsquoabord rapprocher

lrsquoadjectif laquo veule raquo et le substantif laquo brucircle-gueule raquo Il srsquoagit lagrave encore drsquoune rime suffisante pour lrsquoœil En examinant les deux termes nous remarquons qursquoils sont assez proches lrsquoun de lrsquoautre une fois que lrsquooiseau se trouve au sol il apparaicirct laquo gauche et

1 op cit p 25 2 Une rime est dite suffisante laquo lorsqursquoelle possegravede deux sonoriteacutes [prononceacutees] soit vocaliques soit consonantiques homophones raquo (Franccediloise NAYROLLES Pour eacutetudier un poegraveme Paris Hatier (coll laquo Profil raquo) 1996 p 29) 3 laquo La lsquorime pour lrsquoœilrsquo est fondeacutee non seulement sur lrsquohomophonie mais eacutegalement sur lrsquohomographie crsquoest-agrave-dire lrsquoeacutecriture identique des sons raquo (op cit p 28) 4 Une rime riche laquo possegravede trois sonoriteacutes ou plus soit vocaliques soit consonantiques homophones raquo (op cit p 29)

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veule raquo de par ses grandes ailes qursquoil traicircne agrave cocircteacute de lui Crsquoest agrave cause de son aspect physique que les marins le torturent entre autres avec un laquo brucircle-gueule raquo On le maltraite tout simplement parce qursquoil est diffeacuterent Crsquoest peut-ecirctre une raison pour laquelle le poegravete cherche agrave fuir les hommes en srsquoeacutelevant sur drsquoautres sphegraveres En ce qui concerne les deux autres vers ce sont lrsquoadjectif laquo laid raquo et le verbe laquo volait raquo qui forment une rime pauvre1 pour lrsquoœil Voilagrave deux termes qui marquent une opposition sur les planches du navire lrsquoalbatros est laquo comique et laid raquo Or au moment ougrave il laquo volait raquo il eacutetait un laquo vaste oiseau des mers raquo ou encore un des laquo rois de lrsquoazur raquo Dans cet exemple la rime permet drsquoopposer les deux conceptions de lrsquoalbatros il est beau lorsqursquoil vole mais il est laquo gauche et veule raquo sur le sol ferme Baudelaire a donc savamment exploiteacute lrsquoeffet des rimes Les figures de style

A cocircteacute des images marquantes et des effets de la versification et des rimes il est possible de relever quelques proceacutedeacutes stylistiques qui renvoient au thegraveme central du poegraveme

Le proceacutedeacute dominant dans laquo LrsquoAlbatros raquo est la meacutetaphore La

premiegravere occurrence se trouve au vers 4 laquo Le navire glissant sur les gouffres amers raquo Ces laquo gouffres amers raquo ne rappellent-ils pas les profondeurs de la mer2 Rappelons que le substantif laquo gouffre raquo revient agrave maintes reprises dans lrsquoœuvre de Baudelaire Une autre meacutetaphore est celle des laquo grandes ailes blanches raquo au vers 7 Nous avons preacuteciseacute que lrsquoalbatros est le symbole de lrsquoœuvre baudelairienne Par extension les ailes blanches pourraient symboliser la pureteacute de la poeacutesie Selon de Dictionnaire

1 Une rime pauvre laquo possegravede une sonoriteacute soit vocalique soit consonantique homophone raquo (op cit p 29) 2 On pourrait mecircme voir dans lrsquoadjectif laquo amer raquo un groupe preacutepositionnel laquo agrave [la] mer raquo comme ce sera le cas pour une des œuvres de Saint-John Perse au XXe siegravecle Il y aurait alors un renvoi direct agrave lrsquooceacutean

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des symboles laquo [l]e blanc ndash candidus ndash est la couleur du candidat crsquoest-agrave-dire de celui qui va changer de condition [hellip] raquo1 Or lrsquoalbatros change-t-il vraiment de condition Il paraicirct que oui surtout si lrsquoon songe agrave la meacutetamorphose que subit cet animal en descendant du statut de laquo roi de lrsquoazur raquo agrave celui de lrsquolaquo infirme raquo qui boite Le changement se fait donc en deacutecrescendo Cette meacutetaphore permet parfaitement drsquoillustrer le deacuteclin de la condition de lrsquooiseau

Outre la meacutetaphore nous rencontrons la personnification

dans laquo LrsquoAlbatros raquo laquo indolents compagnons raquo (v 3) laquo rois de lrsquoazur raquo (v 6) laquo voyageur aileacute raquo (v 9) laquo prince des nueacutees raquo (v 13) En geacuteneacuteral ces expressions sont plutocirct mises en relation avec des ecirctres humains et non pas avec des animaux Si elles se rapportent dans ce poegraveme aux oiseaux palmipegravedes cela a un but preacutecis agrave lrsquoaide de ce proceacutedeacute Baudelaire peut plus facilement faire le rapprochement entre les albatros et le poegravete car laquo Le Poegravete est semblable au prince des nueacutees raquo (v 13)

Citons en dernier lieu deux occurrences de la comparaison

laquo Comme des avirons traicircner agrave cocircteacute drsquoeux raquo (v 8) laquo Le Poegravete est semblable au prince des nueacutees raquo (v13) Dans le premier exemple les laquo grandes ailes blanches raquo des albatros sont compareacutees aux avirons drsquoun navire Symboliquement les ailes repreacutesentent des avirons qui permettent aux oiseaux de se deacuteplacer en lrsquoair de mecircme que les marins doivent ramer pour que le bateau puisse se mettre en mouvement (agrave moins qursquoil ne srsquoagisse drsquoun voilier) Le deuxiegraveme exemple compare le poegravete agrave lrsquoalbatros ils connaissent tous les deux des difficulteacutes agrave vivre parmi la meacutechanceteacute des ecirctres humains qui ne savent pas appreacutecier leur vraie valeur Chacun drsquoeux possegravede de laquo grandes ailes raquo ou des laquo ailes de geacuteant raquo qui les empecircchent de se mouvoir librement dans un milieu drsquoignorance et de malheur En revanche dans les sphegraveres supeacuterieures ils sont

1 Jean CHEVALIER Alain GHEERBRANT Dictionnaire des symboles Paris Robert LaffontJupiter 1982 p 125

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les princes de lrsquoart qui laquo hante[nt] la tempecircte et se ri[ent] de lrsquoarcher raquo (v 14) Ils rappellent en quelque sorte deux fregraveres qui se ressemblent comme crsquoest le cas au deacutebut du poegraveme laquo LrsquoHomme et la mer raquo du mecircme auteur Conclusion

Apregraves avoir analyseacute ce poegraveme des Fleurs du Mal nous constatons que Baudelaire a exploiteacute les images la versification et les rimes ainsi que les figures de rheacutetorique pour souligner le thegraveme central de sa poeacutesie Il en reacutesulte non seulement que le poegravete est identifieacute agrave lrsquoalbatros mais lrsquooiseau est devenu le symbole mecircme de la poeacutesie baudelairienne Il est possible de deacutegager une certaine progression dans le texte la situation de deacutepart est diffeacuterente de celle que lrsquoon trouve agrave la fin Nous pouvons dire que lrsquoauteur est omnipreacutesent dans lrsquoœuvre mais il demeure invisible il ne se manifeste que dans le dernier quatrain et mecircme indirectement lorsqursquoil avance le substantif laquo Poegravete raquo Ajoutons que la troisiegraveme strophe ne figure pas dans la premiegravere version de laquo LrsquoAlbatros raquo elle a eacuteteacute inseacutereacutee par le poegravete sur le conseil de son ami Asselineau pour mieux marquer laquo la gaucherie ou du moins [hellip] la gecircne de lrsquoalbatros pour faire tableau de son embarras raquo1 Interrogeons-nous pour terminer sur lrsquointention de Baudelaire en eacutecrivant cette œuvre poeacutetique Ce qursquoil a sans doute voulu montrer crsquoest que la poeacutesie est parfois deacutedaigneacutee par les hommes qui ne lrsquoentendent pas Il en est de mecircme pour les animaux crsquoest leur diffeacuterence agrave lrsquoeacutegard des hommes qui incite ces derniers agrave les consideacuterer comme des ecirctres infeacuterieurs Le poegravete veut preacuteciseacutement critiquer cette attitude condamnable et lancer un appel pour que lrsquoon porte remegravede agrave cette situation de meacutepris En somme gracircce agrave une habileteacute poeacutetique qui a atteint son apogeacutee laquo LrsquoAlbatros raquo est

1 BAUDELAIRE Œuvres complegravetes Paris Gallimard (Bibliothegraveque de la Pleacuteiade) 1975 t1 p 836

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un chef-drsquoœuvre litteacuteraire qui sert de seuil agrave la poeacutesie de Baudelaire

Mary-Jo ANDRICH Laurent FELS

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Nadine BAULESCH

(Luxembourg)

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SUZON HEacuteDO (1942-1990)

laquo Tableau raquo1

Tecircte drsquoeacutebegravene Tecircte de reine

Longs yeux drsquoamande

Chant de deux glandes

Front drsquoambre large Miroir drsquoamour

Bouche lippue Baiser tout nu

1 Poegravemes de 12 agrave 18 ans Luxembourg 1962

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LECTURE DU POEgraveME

Ce court poegraveme eacutecrit dans les anneacutees soixante du vingtiegraveme siegravecle est un exemple type de la poeacutesie moderne il propose au lecteur une structure assez libre toute diffeacuterente de celle qursquoil peut trouver dans la litteacuterature classique ougrave la forme eacutetait strictement reacutegleacutee A cela srsquoajoute le fait que lrsquoauteur utilise une meacutethode drsquoeacutecriture qui rend difficile la distinction du thegraveme apregraves une premiegravere lecture Remarquons donc qursquoune telle œuvre demande un travail plus seacuterieux voire analytique pour deacutegager clairement son intention

En effet la seule chose que lrsquoon peut dire apregraves une premiegravere

reacuteflexion sur la composante principale crsquoest qursquoil srsquoagit ici de la description plus ou moins symbolique drsquoun tableau drsquoart Comme nous lrsquoavons vu lrsquoauteur ne nous donne pas une description preacutecise mais il travaille plutocirct avec des impressions

Ainsi il est presque exigeacute qursquoil nous propose au moins un

mot-cleacute pour nous aider agrave voir de quoi il srsquoagit dans le texte Cette laquo aide raquo nous est accordeacutee par le titre mecircme du poegraveme Effectivement le lecteur peut maintenant se concentrer sur ses questions sur le thegraveme de la description impressionnante drsquoun portrait

En regardant de plus pregraves lrsquoensemble des images utiliseacutees qui

se compose avant tout de meacutetaphores nous pouvons certifier lrsquoideacutee du portrait plein drsquoharmonie ce que lrsquoauteur souligne en donnant une structure et un rythme bien reacuteguliers agrave son texte

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Deacutejagrave dans le premier vers nous nous voyons confronteacutes agrave une image forte La tecircte est drsquoeacutebegravene ce qui renvoie agrave ce bois ceacutelegravebre pour sa couleur tregraves fonceacutee ou mecircme noire et en plus bien connu pour sa dureteacute On pourrait mecircme le qualifier de laquo roi des bois raquo ce qui le rapproche bien eacutevidemment drsquoun point de vue seacutemantique du terme du deuxiegraveme vers ougrave lrsquoauteur parle de laquo tecircte de reine raquo Ensuite dans les deux strophes suivantes sont eacutevoqueacutees les laquo yeux drsquoamande raquo et le laquo front drsquoambre raquo de la personne portraiteacutee ajouteacutes agrave la caracteacuteristique physique des cheveux noirs1 ce qui nous fait penser agrave un personnage appartenant agrave un peuple asiatique Les yeux eacutetant deux glandes ils sont le reacuteservoir des larmes image qui srsquooppose drsquoailleurs ici agrave lrsquoideacutee du laquo chant raquo de ces deux glandes

La suite et notamment la troisiegraveme strophe du poegraveme fait

allusion agrave lrsquoamour On a vraiment ici lrsquoimpression que le front et avec celui-ci le reste du visage est un laquo miroir drsquoamour raquo comme le dit le poegravete Crsquoest ici la premiegravere fois que se preacutesente une ideacutee claire dans de texte Cette ideacutee de lrsquoamour nous renvoie certainement aux impressions et aux sentiments que la personne contemplant le tableau ressent en soi

Effectivement le poegravete ne deacutecrit pas le tableau de maniegravere

tregraves concise mais il produit un effet fascinant qui nous prend aussi fortement que la personne qui se trouve reacuteellement devant le portrait

La fin du poegraveme constitue le zeacutenith de la progression des

effets dans ce texte Cette derniegravere strophe nous propose des images touchant deacutejagrave presque agrave un domaine eacuterotique Lrsquoauteur nous illustre cette facette en eacutevoquant la laquo bouche lippue raquo pour finir avec le laquo baiser tout nu raquo Mais ce nrsquoest pas du tout lrsquoeacuterotisme qui est important ici

1 Meacutetaphoriseacutes par lrsquoimage laquo tecircte raquo drsquoeacutebegravene

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Toutes les sensations visuelles1 les couleurs bien signifiantes2 les formes rondes3 creacuteent un effet vraiment fascinant et le lecteur est fortement impressionneacute surtout parce que lrsquoauteur qui eacutevite de se manifester ne lui montre pas tout Il reste une grande curiositeacute dont on peut penser que crsquoest lagrave lrsquointention majeure du poegravete

Cet effet de fasciner le lecteur est bien sucircr encore renforceacute

par le style mecircme du poegraveme Le rythme et la musicaliteacute reacuteguliers creacuteent une atmosphegravere tellement harmonieuse et magique presque ensorcelante qursquoil devient tout agrave fait impossible de ne pas ecirctre toucheacute par cette ambiance merveilleuse

La progression du thegraveme est donc inteacuteressante surtout parce

qursquoelle preacutesente un veacuteritable crescendo depuis le deacutebut du poegraveme jusqursquoagrave sa fin

La beauteacute de lrsquoœuvre drsquoart repreacutesenteacutee ici par le portrait

artistique drsquoune personne apparemment parfaite drsquoun cocircteacute et par le poegraveme preacutesentant une ambiance comparable agrave celle du tableau parfaitement composeacute de lrsquoautre cocircteacute constitue en quelque sorte un ideacuteal pour le poegravete-artiste qui deacutesire creacuteer les mecircmes effets qui ont agi sur lui chez le lecteur Avec son œuvre moderne aux vers quadrisyllabes qui construisent des strophes isomeacutetriques horizontales4 dans lesquelles on peut trouver beaucoup de proceacutedeacutes stylistiques autres que la meacutetaphore seule comme par exemple des anaphores5 ainsi que des assonances6 la poeacutetesse a bien reacuteussi agrave creacuteer une atmosphegravere vraiment impressionnante En effet le fait de donner seulement des fragments de ce tableau qursquoelle tente de montrer ainsi que lrsquoutilisation drsquoimages qui

1 Preacutesents dans toutes les strophes 2 Lrsquoambre (clair) qui srsquooppose au noir drsquoeacutebegravene (sombre) 3 Tecircte yeux en forme drsquoamande compareacutes agrave des glandes la bouche etc 4 Particulariteacute de strophes dont le nombre de vers est infeacuterieur au nombre de syllabes par vers 5 Notamment dans la premiegravere et la derniegravere strophe 6 Richesse des sons laquo egrave raquo laquo an raquo laquo ou raquo et laquo u raquo

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deviennent presque des symboles illustrent bien cette intention du poegravete de fasciner le lecteur

Mais on pourrait tout de mecircme dire qursquoagrave la fin le lecteur de

ce poegraveme ne sait toujours pas vraiment quel est le message reacuteel du texte Et voila ce qui est inteacuteressant Un poegravete ne doit pas toujours proposer un message explicite il reste avant tout un artiste auquel on doit parfois accorder le droit de se contenter de toucher simplement son lecteur gracircce agrave des sensations ou des symboles Cela appartient aussi au vaste domaine de lrsquoart et crsquoest lagrave avant tout un exemple de perfectionnisme artistique sans ce laquo devoir raquo drsquoapporter un aspect moralisant ou avertissant Ne pourrait-on pas dire de ce poegraveme qursquoil montre des caracteacuteristiques du symbolisme courant poeacutetique qui cherchait lrsquoart raffineacute et estheacutetique tout en creacuteant laquo seulement raquo des impressions Tout ce que nous avons vu maintenant dans ce poegraveme nous fait effectivement affirmer cette ideacutee

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Christophe DURAND ndash LE MENN

(France)

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CLAUDE DE MALLEVILLE (1592 - 1647)

laquo Imitation du Cavalier Marin raquo

Que Parteacutenice est belle encor qursquoelle soit noire Crsquoest le plus digne objet ougrave srsquoadressent nos vœux A lrsquoeacutebegravene eacuteclatant qui luit en ses cheveux Lrsquoor et lrsquoambre ont ceacutedeacute lrsquohonneur de la victoire Quelle si blanche main ou drsquoalbacirctre ou drsquoivoire De ses liens si noirs peut deacutefaire les nœuds Quelle clarteacute de teint brille de tant de feux Que les ombres du sien nrsquoen offusquent la gloire Qui jamais vit en terre une diviniteacute Paraicirctre sous un voile avec tant de beauteacute Qui vit jamais sortir tant drsquoeacuteclairs drsquoun nuage Soleil retirez-vous un autre est en ces lieux Un autre qui pourvu drsquoun plus riche partage Porte la nuit au front et le jour dans les yeux

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LECTURE DU POEgraveME

Donner une deacutefinition du baroque serait reacuteduire consideacuterablement le concept mecircme de baroque neacuteanmoins nous pouvons en tracer les lignes majeures les thegravemes communs de lrsquoinspiration baroque sont le mouvement lrsquoinconstance lrsquoeacutepheacutemegravere lrsquoextravagant lrsquoillusion la prolifeacuteration drsquoimages dans la poeacutesie baroque catalyse cette mouvance obseacutedante et cyclique Le poegraveme que nous nous proposons drsquoeacutetudier est un sonnet intituleacute laquo Imitation du Cavalier Marin raquo eacutecrit par Malleville Ce poegraveme deacutegage le goucirct du paradoxe cher aux baroques en ceacuteleacutebrant la beauteacute noire de Parteacutenice

La composition du sonnet est claire le premier quatrain

annonce lrsquoobjet de ce poegraveme Parteacutenice le deuxiegraveme quatrain vient srsquoopposer au preacuteceacutedent en exposant lrsquoimpossibiliteacute pour la blancheur de se fondre dans le noir le premier tercet exalte lrsquoabsolue uniciteacute de cette beauteacute le deuxiegraveme tercet enfin affirme et confirme la supeacuterioriteacute de cette beauteacute noire sur toute autre chose

Nous savons que les femmes noires de mecircme que les veuves

ont exerceacute une fascination sensuelle sur les poegravetes baroques qui ont chanteacute vanteacute les charmes de ces beauteacutes inaccessibles Cet envoucirctement quasi mystique se ressent dans le premier quatrain degraves lrsquoincipit le poegravete annonce son admiration beacuteate face agrave lrsquoeacutetrange beauteacute qui srsquooffre agrave ses yeux laquo Que Parteacutenice est belle raquo la simpliciteacute de lrsquoadjectif nous emporte au-delagrave du commun le charme est absolu presque ideacuteal Parteacutenice est lrsquoimage de la Beauteacute image inverseacutee car elle est linteacuterieur du miroir le contre-pied du phantasme commun (tout au moins au

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XVIIe siegravecle) laquo encor qursquoelle soit noire raquo La noirceur de cette femme nrsquoest en aucun cas un obstacle agrave sa beauteacute mais opegravere au contraire de maniegravere homotheacutetique le noir redouble la fascination du poegravete le noir est ici vertueux laquo Crsquoest le plus digne objet ougrave srsquoadressent nos vœux raquo Le terme laquo objet raquo galant montre la fixation du poegravete agrave lrsquoeacutegard de cette femme Parteacutenice est le centre drsquoun jeu eacuterotique crsquoest un appas de qualiteacute supeacuterieure vers lequel tend le poegravete Le paradoxe se poursuit dans le vers suivant ougrave lrsquoeacutebegravene est qualifieacute drsquolaquo eacuteclatant raquo la beauteacute noire scintille de ses feux obscurs et lrsquoeacuteclat semble reluire sur cette peau hacircleacutee sur cette chevelure agrave la sensualiteacute provocante Nous pouvons deacutejagrave remarquer lrsquoemploi de codes analogiques celui du bois (laquo eacutebegravene raquo) et celui des meacutetaux dans le vers 4 laquo Lrsquoor et lrsquoambre raquo Le vers 4 annonce la deacutefaite de lrsquoeacuteclat lactescent et la victoire de la noirceur Les beauteacutes doreacutees ceacuteleacutebreacutees par lrsquoimagerie commune srsquoeffacent se courbent devant cette sombre princesse laquo Lrsquoor et lrsquoambre ont ceacutedeacute lrsquohonneur de la victoire raquo Parteacutenice est ainsi preacutesenteacutee comme digne de tous les honneurs

Le deuxiegraveme quatrain vient opposer agrave cette noirceur

innocente la blancheur drsquoune main avide Deux questions transpercent lrsquoesprit du poegravete La premiegravere question deacutenonce lrsquoimpossibiliteacute drsquoatteindre cette beauteacute noire Parteacutenice semble hors de porteacutee inaccessible agrave tout homme blanc agrave tout visage pacircle crsquoest lrsquoimpossibiliteacute drsquounir les deux extrecircmes dans lrsquoarc-en-ciel chromatique il srsquoagit bien ici drsquoextrecircmes le poegravete insiste sur lrsquoopposition laquo Quelle si blanche main [hellip] De ses liens si noirs raquo Le poegravete exhausse les deux couleurs en deux absolus incompatibles laquo peut deacutefaire les nœuds raquo Le vers 5 utilise le code des matiegraveres preacutecieuses laquo ou drsquoalbacirctre ou drsquoivoire raquo les deux protagonistes appartiennent ainsi agrave des sphegraveres privileacutegieacutees mais tregraves eacuteloigneacutees lrsquoune de lrsquoautre le blanc et le noir font partie de deux mondes diffeacuterents La deuxiegraveme question pose eacutegalement le problegraveme de lrsquoopposition mais souligne la supeacuterioriteacute de la beauteacute noire mise en face drsquoune beauteacute claire lrsquolaquoombre raquo du teint de

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Parteacutenice est plus eacuteclatante que tous les laquo feux raquo drsquoune peau claire Nous pouvons noter aussi que dans ces deux quatrains se deacutegage une sensualiteacute envoucirctante gracircce agrave lrsquoutilisation de termes renvoyant au corps humain laquo cheveux raquo (vers 3) laquo main raquo (vers 5) laquo teint raquo (vers 7) Ainsi tout un deacuteploiement drsquoimages est mis en place pour ceacuteleacutebrer la beauteacute unique et mystique de Parteacutenice en effet certains termes sont emprunteacutes au vocabulaire religieux laquo dignes raquo laquo vœux raquo (vers 2) et laquo gloire raquo (vers 8)

La progression vers le divin et lrsquounique continue dans les deux

tercets ougrave Parteacutenice est litteacuteralement placeacutee sur un pieacutedestal antique elle est mise au rang de laquo diviniteacute raquo descendue sur terre une sorte de mi-deacuteesse un Ange noir Lrsquouniciteacute est ici marqueacutee par le terme laquo jamais raquo aux vers 9 et 11 crsquoest la premiegravere fois qursquoune telle beauteacute se reacutevegravele mais il faut en mecircme temps la chercher car cette beauteacute est cacheacutee derriegravere un laquo voile raquo sa peau noire Une autre opposition est mise en valeur au vers 11 laquo tant drsquoeacuteclairs drsquoun nuage raquo ce laquo nuage raquo sombre eacuteclaire le contemplateur Nous retrouvons donc ici lrsquoimage baroque drsquoun monde inverseacute drsquoune nature ougrave le noir est divin et le candide commun Nous pouvons aussi constater la force de Parteacutenice cette laquo diviniteacute raquo qui lance des laquo eacuteclairs raquo Parteacutenice devient ainsi une deacuteesse eacuterotique gracircce au charme obscur de sa beauteacute

Elle acquiert enfin au dernier tercet la place privileacutegieacutee de lrsquoastre qui illumine le monde le Soleil Mecircme le soleil roi du firmament se doit de srsquoeacuteclipser crsquoest plus qursquoune obligation crsquoest un ordre laquo Soleil retirez-vous raquo (vers 12) Malleville oppose ici au soleil Parteacutenice soleil noir cet laquo autre [hellip] pourvu drsquoun plus riche partage raquo Le paneacutegyrique srsquoachegraveve enfin sur une pointe antitheacutetique ce soleil noir Parteacutenice laquo porte la nuit au front et le jour dans les yeux raquo Ce sont ses yeux qui provoquent laquo tant drsquoeacuteclairs raquo ses yeux qui brillent dans la laquo nuit raquo de sa peau Parteacutenice est ainsi porteuse de lrsquoinfini puisqursquoen elle se meacutelangent la jour et la nuit sa beauteacute noire est eacuteternelle paradoxale et en

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mouvement constant crsquoest un soleil qui forme une reacutevolution autour de la fascination beacuteate du poegravete

Nous avons donc vu que ce poegraveme en abordant le thegraveme

baroque de la beauteacute noire utilise aussi les armes de la poeacutesie baroque agrave savoir le paradoxe lrsquoantithegravese les codes meacutetaphoriques les oppositions avec comme lignes directrices le mouvement lrsquoeacutepheacutemegravere (car cette beauteacute nrsquoest que de passage) le monde inverseacute tout ceci dans une prolifeacuteration drsquoimages Nous pourrions le qualifier de poegraveme baroque classique (sic) Mais ce sonnet pose aussi le problegraveme de la sinceacuteriteacute dans la poeacutesie baroque est-ce vraiment une ceacuteleacutebration de la beauteacute noire ou bien seulement un preacutetexte agrave un deacuteploiement drsquoimages un simple jeu poeacutetique comme pourrait le suggeacuterer le titre du poegraveme laquo Imitation du Cavalier Marin raquo

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Laurent FELS

(Luxembourg)

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Saint-John Perse1

Agrave lrsquooccasion du 30e anniversaire de la mort du poegravete et diplomate

laquo Un jour pourtant elles trouvegraverent sur mon lit un volume Crsquoeacutetaient des poegravemes admirables mais obscurs de Saint-Leacuteger Leacuteger Ceacuteleste lut quelques pages et me dit Mais ecirctes-vous bien sucircr que ce sont des vers est-ce que ce ne serait pas plutocirct des devinettes Eacutevidemment pour une personne qui avait appris dans son enfance une seule poeacutesie Ici-bas tous les lilas meurent il y avait manque de transition raquo (Marcel Proust) laquo Et puis crsquoeacutetait en 1916 agrave Nantes dans une chambre drsquointerne agrave lrsquohocircpital de la rue du Boccage je lisais Eloges agrave mon ami Jacques Vacheacute et je me rappelle comme je tressaillais au passage de certaines phrases et comme il y reacuteagissait aussi quoiqursquoen se surveillant bien davantage raquo (Andreacute Breton)

1815-1887 Avant la naissance drsquoAlexis Leacuteger

Crsquoest en 1815 que le premier membre de la famille Leacuteger vient srsquoinstaller en Guadeloupe Crsquoest un homme acircgeacute de vingt-neuf ans du nom de Prosper-Louis Leacuteger qui exerce le meacutetier de notaire depuis 1799 Il a quitteacute Paris une fois que lrsquoeacutetude qursquoil a commenceacutee en 1799 est tombeacutee en faillite en 1813 Arriveacute en Guadeloupe il deacutecide en 1815 drsquoacheter une eacutetude de notaire agrave Basse-Terre Quatre ans plus tard vient au monde le cinquiegraveme enfant de Prosper-Louis Leacuteger il srsquoagit drsquoAlexis-Edmond Leacuteger le futur grand-pegravere du poegravete

Alexis-Edmond srsquoengage dans la carriegravere notariale agrave Pointe-agrave-Pitre en 1851 agrave lrsquoacircge de trente-deux ans et eacutepouse Augusta Caille

1 Extrait de lrsquoouvrage Saint-John Perse Images agrave Crusoeacute A la recherche du temps et de lrsquoespace perdus Paris Editions Le Manuscrit 2005

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en 1845 acircgeacutee de dix-neuf ans et demi Le mariage donnera naissance agrave quatre enfants dont deux fils (Arthur et Ameacutedeacutee) et deux filles (Louise et Steacutephanie) Arthur mourra agrave lrsquoacircge de trois ans Quant agrave Ameacutedeacutee il sera le pegravere drsquoAlexis Leacuteger futur Saint-John Perse

En 1884 de retour en Guadeloupe apregraves ses eacutetudes de droit

en France Ameacutedeacutee Leacuteger srsquoinstalle comme avocat-avoueacute agrave Pointe-agrave-Pitre et se marie avec une fille de planteurs Parallegravelement agrave son activiteacute professionnelle il est eacutelu au Conseil municipal de la ville deviendra troisiegraveme puis deuxiegraveme et finalement premier adjoint au maire Ses engagements politiques le porteront du cocircteacute des reacutepublicains Sa liste est soutenue par le journal Le Progregraves Il est peut-ecirctre franc-maccedilon (beaucoup de ses amis le sont) alors que son eacutepouse Reneacutee Dormoy est tregraves catholique Neacutee agrave Basse-Terre elle a passeacute son enfance et son adolescence sur une habitation acquise par son pegravere Bois-Debout non loin de Capesterre habitation sucriegravere Par sa megravere neacutee Le Dentu elle se rattache aux proprieacutetaires de lrsquohabitation cafeacuteiegravere La Joseacutephine situeacutee au-dessus de Basse-Terre Les premiers poegravemes du futur Saint-John Perse eacutevoqueront alternativement drsquoune part la ville de Pointe-agrave-Pitre en parfait contraste avec ces deux habitations en pleine nature ougrave il a souvent seacutejourneacute pendant ses vacances Cinq enfants sont issus du mariage entre Ameacutedeacutee Leacuteger et Reneacutee Dormoy Eliane naicirct en 1884 Paulette vient au monde en 1886 puis un an plus tard naicirct Alexis le futur poegravete Lrsquoanneacutee 1889 est celle de la naissance de Marguerite et finalement en 1893 crsquoest le dernier enfant de ce mariage qui vient au monde agrave savoir Solange 1887 naissance drsquoAlexis Leacuteger

Le 31 mai 1887 agrave cinq heures du soir dans la maison de la dame Deacutelias rue drsquoArbaud agrave Pointe-agrave-Pitre ougrave se situe la reacutesidence de son pegravere naicirct Marie-Reneacute-Auguste-Alexis Leacuteger On

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trouve ces donneacutees dans lrsquoacte de naissance de lrsquoenfant Le poegravete a souhaiteacute qursquoon croie ndash et pendant longtemps les critiques ont reacutepeacuteteacute ndash qursquoil eacutetait neacute non en ville mais dans une petite icircle au large de la Guadeloupe Les Leacuteger ont effectivement posseacutedeacute dans la rade de Pointe-agrave-Pitre un icirclet appeleacute Icirclet-Feuilles ou Icirclet-agrave-Feuilles1 et dans son enfance il est arriveacute agrave Alexis drsquoy faire une excursion lrsquoideacutee selon laquelle il y serait neacute est hautement improbable mais poeacutetiquement fort inteacuteressantehellip

Une anneacutee apregraves le grand-pegravere du cocircteacute paternel (Alexis

Leacuteger) rejoint lrsquoeacuteterniteacute Il legravegue tous ses biens dont lrsquoIcirclet-agrave-Feuilles agrave sa femme Augusta Caille la grand-megravere du futur poegravete En 1890 crsquoest le grand-pegravere maternel Paul Dormoy qui srsquoeacuteteint

Quatre ans plus tard la sœur cadette drsquoAlexis Leacuteger (Solange)

deacutecegravede le 31 juillet agrave lrsquoacircge drsquoun an Son fregravere eacutevoquera sa mort dans un chant drsquoEacuteloges Cette mecircme anneacutee 1894 les parents et les deux sœurs aicircneacutees drsquoAlexis entreprennent un voyage en France et plus preacuteciseacutement agrave Bordeaux La famille retournera le 21 janvier 1895 aux Antilles A lrsquooccasion du huitiegraveme anniversaire de leur fils ses parents lui offrent une barque un cheval et une lunette astronomique Crsquoest en octobre 1895 que lrsquoenfant entre en huitiegraveme au lyceacutee Carnot agrave Pointe-agrave-Pitre

En octobre 1896 il entre en classe de septiegraveme Lrsquoenfant a la santeacute fragile il tombe malade en septembre et fait sa rentreacutee avec un mois de retard deacutebut novembre On suppose qursquoil est atteint de fiegravevres paludeacuteennes

Lrsquoanneacutee suivante en avril lrsquoicircle a subi un leacuteger tremblement de

terre dont le bilan compte deux morts et quinze blesseacutes agrave Pointe-agrave-Pitre Le 14 septembre 1897 les parents drsquoAlexis voyagent de nouveau en France alors que les enfants restent aupregraves de leurs deux aiumleules En feacutevrier 1898 le pegravere retourne aux icircles tandis que la megravere seacutejourne en Europe jusqursquoau mois drsquoaoucirct Le premier

1 Cette icircle srsquoappelle aujourdrsquohui laquo Icirclet agrave Petreluzzi raquo bien que la famille Petreluzzi nrsquoen soit plus proprieacutetaire

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octobre de la mecircme anneacutee le jeune Alexis entre en sixiegraveme classique Crsquoest en 1898 que les Leacuteger entreprennent les derniegraveres preacuteparations avant de quitter deacutefinitivement la Guadeloupe La crise eacuteconomique et lrsquoinstabiliteacute politique de lrsquoicircle ont pousseacute beaucoup de Blancs de la Guadeloupe agrave srsquoinstaller sur le continent europeacuteen Saint-John Perse nous donne encore une autre raison de lrsquoinstallation de sa famille en France agrave savoir qursquoil y a pu faire de meilleures eacutetudes Mais il y a encore deux autres raisons du deacutepart des Leacuteger le deacutesir ancien drsquoAugusta exprimeacute degraves son retour en Guadeloupe en 1840 de revenir en meacutetropole et puis la santeacute de la megravere du poegravete Les anneacutees de lyceacutee agrave Pau et de faculteacute agrave Bordeaux

Le 4 mars 1899 la famille drsquoAlexis Leacuteger srsquoembarque sur le Canada pour Bordeaux Ils y deacutebarqueront le 17 mars et srsquoinstalleront au numeacutero 7 de la rue Latapie agrave Pau Quant agrave Augusta Caille la grand-megravere elle les suivra et srsquoeacutetablira avec sa fille Steacutephanie et ses petits-enfants au numeacutero 18 rue Latapie Le 1er mai 1899 elle quitte Pointe-agrave-Pitre agrave bord du Labrador Une fois les logements installeacutes agrave Pau les trois sœurs drsquoAlexis freacutequentent le collegravege des Ursulines alors que leur fregravere est inscrit en classe de cinquiegraveme au lyceacutee de Pau qui porte aujourdrsquohui le nom de laquo Lyceacutee Saint-John Perse raquo Il passera son baccalaureacuteat dans le mecircme eacutetablissement Le lyceacutee est eacutegalement le lieu de rencontre avec des personnages qui joueront un rocircle important dans la vie drsquoAlexis Leacuteger comme Gustave-Adolphe Monod fils drsquoErnest Monod qui est le pasteur de lrsquoEacuteglise reacuteformeacutee agrave Pau Alexis fait de bonnes eacutetudes Pendant les vacances la famille seacutejourne agrave Bielle-drsquoOssau agrave Saint-Sauveur voire dans le pays Basque agrave Tardets (tous ces lieux se situent dans les Pyreacuteneacutees) En 1902 lrsquoicircle voisine de la Guadeloupe est deacutevasteacutee par lrsquoeacuteruption de la montagne Peleacutee Les Leacuteger entretenaient drsquoeacutetroites alliances

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familiales avec quelques habitants de la Martinique et sont donc fortement bouleverseacutes par cette mauvaise nouvelle

En 1902 Alexis rencontre Francis Jammes Celui-ci a trente-

quatre ans agrave lrsquoeacutepoque Cela ne lrsquoempecircche pas de lier une relation amicale avec le jeune Alexis acircgeacute de quinze ans Ils parlent souvent de litteacuterature et Jammes lui fait lire Paul Claudel Deux ans plus tard le futur Saint-John Perse passe son baccalaureacuteat avec mention au lyceacutee de Pau Au mois drsquooctobre de la mecircme anneacutee il srsquoinscrit pour des eacutetudes de droit agrave la faculteacute de Bordeaux Il sera logeacute chez son cousin Paul Warin Parallegravelement il freacutequente la faculteacute de meacutedecine celle des sciences et la faculteacute de lettres en tant qursquoeacutetudiant libre Il faut preacuteciser qursquoAlexis nrsquoa pris aucune autre inscription que celle agrave la faculteacute de droit Cette mecircme anneacutee Leacuteger fait la connaissance de Gabriel Frizeau qui est un ami de Francis Jammes et de Paul Claudel Frizeau est un grand amateur drsquoart et meacutecegravene Chez lui le jeune poegravete rencontre Andreacute Lhote et Odilon Redon il y deacutecouvre Gauguin et notamment sa grande toile laquo Qui je fus raquo Son poegraveme LrsquoAnimale est directement inspireacute de Gauguin Premiegraveres publications

Selon Alexis Leacuteger il aurait eacutecrit en 1897 le poegraveme Deacutesir de Creacuteole qui ne figure pas dans les Œuvres complegravetes de la Pleacuteiade Il lrsquoaurait donc reacutedigeacute agrave Pointe-agrave-Pitre en Guadeloupe agrave lrsquoacircge de dix ans Crsquoest une des rares productions ougrave il a adopteacute la versification classique Le poegraveme composeacute en alexandrins reacuteguliers a plus vraisemblablement eacuteteacute eacutecrit alors quAlexis Leacuteger avait eacutetudieacute Lamartine au lyceacutee probablement en classe de premiegravere (donc en 1902-3 lorsqursquoil avait seize ans) Par ailleurs le lecteur trouve dans cette œuvre de tregraves beaux tableaux des Antilles et quelques allusions agrave des leacutegendes relateacutees par les habitants

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Lrsquoanneacutee 1904 est celle de la reacutedaction de Des Villes sur trois modes dont la publication se fera en 1908 dans le numeacutero 7 de la revue Pan bien que lrsquoœuvre soit dateacutee 1906 Ce poegraveme a eacuteteacute joint agrave une lettre qursquoAlexis Leacuteger a adresseacutee agrave son ami de lyceacutee Gustave-Adolphe Monod en 1908 Lrsquoensemble du poegraveme est diviseacute en trois parties dont chacune comporte une eacutepigraphe latine emprunteacutee agrave un Pegravere de lrsquoEacuteglise Dans la premiegravere partie le poegravete nous chante sa haine des grandes villes (laquo Ocirc villes ougrave les fruits pourrissent aux larmiers raquo laquo Ocirc villes drsquoindigence indignes du pillage raquo) thegraveme que lrsquoon retrouvera plus tard dans Images agrave Crusoeacute La deuxiegraveme partie contient encore lrsquoideacutee du pillage drsquoune ville mais cette fois-ci par des corsaires violents (laquo Compagnons des Trois Mers Ranccedilonneurs et Pirates raquo) Finalement dans la troisiegraveme partie de Des Villes sur trois modes le jeune Alexis deacutecrit ce que Mireille Sacotte la grande speacutecialiste de Saint-John Perse appelle laquo la vie libre et deacutepraveacutee des corsaires raquo1 Dans ce dernier chant nous retrouvons des traits du Bateau ivre de Rimbaud mais aussi lrsquoinfluence de Baudelaire et de Heacutereacutedia On srsquoaccorde agrave reconnaicirctre Pau dans la premiegravere ville Bordeaux dans la deuxiegraveme et Pointe-agrave-Pitre dans la troisiegraveme Cette œuvre de jeunesse montre deacutejagrave le style brillant ainsi que la grande habileteacute poeacutetique du futur Saint-John Perse Images agrave Crusoeacute reacutedigeacute en 1904 ne verra sa publication qursquoen 1909 dans la Nouvelle Revue franccedilaise (NRF) Il srsquoagit de la reacuteeacutecriture du mythe de Robinson Crusoeacute tel que nous le preacutesente Daniel Defoe Toutefois le Crusoeacute de Leacuteger est un personnage tout agrave fait diffeacuterent de celui que nous propose le romancier anglais Crsquoest le Robinson nostalgique imagineacute par Jammes

1905 est une anneacutee riche en rencontres Alexis Leacuteger fait la

connaissance de Franccedilois Mauriac agrave la faculteacute des lettres agrave Bordeaux Chez Jammes agrave Orthez il rencontre Claudel qui lui offre un exemplaire des Muses A cocircteacute de ses eacutetudes et des travaux de reacutedaction le jeune poegravete fait beaucoup de sport il pratique

1 Mireille SACOTTE Alexis LeacutegerSaint-John Perse Paris LrsquoHarmattan 1997

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lrsquoescrime la voile et lrsquoeacutequitation Lors drsquoune randonneacutee en montagne il fait la connaissance de Henry Russel Depuis toujours Alexis Leacuteger srsquoest passionneacute pour la musique surtout pour Debussy et les laquo musiciens de lrsquoeacutecole russe raquo En octobre 1905 il entre dans le service militaire qursquoil terminera en septembre 1906 Sous le matricule 5758 il fait partie de la laquo troisiegraveme section de la quatriegraveme compagnie au dix-huitiegraveme reacutegiment drsquoinfanterie raquo de Pau Leacuteger est inscrit comme soldat de deuxiegraveme classe

Il met fin agrave son service militaire en 1906 et retourne agrave Bordeaux ougrave il continue ses eacutetudes de droit En mecircme temps il commence une licence de philosophie Cette mecircme anneacutee chez Gabriel Frizeau il rencontre Jacques Riviegravere critique romancier eacutediteur et directeur de la Nouvelle Revue franccedilaise En aoucirct 1906 il voyage de nouveau en Espagne Depuis un certain temps il fait preuve drsquoun grand inteacuterecirct pour la meacutetrique grecque Une fois que sa traduction des Eacutepinicies de Pindare est acheveacutee il deacutecide de faire la traduction de trente des trente-cinq Pythiques

Lrsquoanneacutee 1907 marque un tournant dans la vie du jeune poegravete

son pegravere Ameacutedeacutee Leacuteger meurt subitement En tant que seul garccedilon de la famille crsquoest Alexis qui doit srsquooccuper de sa famille au deacutetriment de ses eacutetudes qursquoil interrompt pour quelque temps Il prend en charge la geacuterance du portefeuille drsquoactions de la famille qui est suffisant pour faire vivre cinq personnes Peu de temps apregraves la mort du pegravere les Leacuteger quittent leur habitation et vont srsquoinstaller au 23 boulevard drsquoAlsace-Lorraine Plusieurs œuvres datent de cette anneacutee LrsquoAnimale Pour fecircter des oiseaux (qui prendra le titre de Cohorte) Pour fecircter une enfance et finalement Reacutecitation agrave lrsquoeacuteloge drsquoune Reine Un an apregraves crsquoest la grand-megravere Augusta Caille qui deacutecegravede le 29 juillet Alexis entretient une correspondance ininterrompue avec Riviegravere qui lrsquoinforme de la fondation de la Nouvelle Revue franccedilaise par Gaston Gallimard Jean Schlumberger Andreacute Ruyters Andreacute Gide Henri Gheacuteon et

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Jacques Copeau Il reacutedige Eacutecrit sur la porte et les dix-huit poegravemes drsquolaquo Eacuteloges raquo

Les eacutetudes universitaires le megraveneront dans diverses directions

Ses domaines de preacutedilection sont la philosophie lrsquoanthropologie et lrsquoethnologie La musique occupe eacutegalement une place importante dans sa vie et il se passionne surtout pour Vincent drsquoIndy et la laquo Schola Cantorum raquo En 1909 il rencontre Edouard Brunel qui est alors chef drsquoorchestre et srsquooccupe des concerts de Pau Alexis fait aussi la connaissance de Paul Maufret le fondateur de la laquo Schola de Pau raquo Ils deacutecident alors ensemble que des morceaux contemporains seront mis au programme Le poegravete reacutedige des articles de critique musicale dans Pau-Gazette sur les concerts en question La mecircme anneacutee il publie Images agrave Crusoeacute qursquoil a drsquoabord proposeacute agrave la revue Anteacutee et agrave La Phalange qui en ont refuseacute la publication Lrsquoœuvre paraicirct finalement dans le numeacutero 7 (1er aoucirct) de la Nouvelle Revue franccedilaise Le poegraveme est signeacute par le pseudonyme laquo Saintleacuteger Leacuteger raquo Des textes de Jules Romains et drsquoEmile Verhaeren sont publieacutes dans le mecircme numeacutero En 1910 il achegraveve avec succegraves sa licence de droit La mecircme anneacutee les Leacuteger srsquoinstallent au numeacutero 37 rue de Bordeaux Lrsquoauteur publie Eacutecrit sur la porte Pour fecircter une enfance et Reacutecitation agrave lrsquoeacuteloge drsquoune reine dans la NRF sous le titre drsquoEacuteloges Un an apregraves les dix-huit poegravemes drsquolaquo Eacuteloges raquo sont publieacutes dans la mecircme revue et en mecircme temps ces œuvres sont eacutediteacutees sous forme de volume Peu agrave peu Alexis Leacuteger fait parler de lui dans les milieux litteacuteraires Valery Larbaud et Alain-Fournier lui rendent visite agrave Pau Une tregraves bonne critique des premiers poegravemes de Saintleacuteger Leacuteger est due agrave la plume de Larbaud dans La Phalange Drsquoailleurs il y aura une leacutegegravere querelle litteacuteraire entre le jeune eacutecrivain et Francis Jammes qui nrsquoarrive pas agrave saisir entiegraverement les orientations poeacutetiques de Leacuteger ni son laquo indeacutependance fondamentale raquo Une fois lrsquoideacutee abandonneacutee de commencer une carriegravere en tant que planteur aux colonies il srsquooriente vers la diplomatie encourageacute par Frizeau Claudel et Jammes En feacutevrier 1911 Jammes le

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preacutesente agrave Philippe Berthelot le directeur-adjoint drsquoAsie au Quai drsquoOrsay Alexis voyage agrave Paris et rencontre Andreacute Gide agrave Auteuil et Jean Schlumberger A cela srsquoajoute qursquoil freacutequente Fargue Gallimard Larbaud Henri de Reacutegnier et Francis Vieleacute-Griffin Lrsquoorientation vers la carriegravere de diplomate

1912 est lrsquoanneacutee de son voyage en Angleterre et surtout agrave Londres ougrave il rencontre Larbaud et rend visite agrave Joseph Conrad agrave Rabindranath Tagore Leacuteger perfectionne sa pratique des langues anglaise et espagnole eacutetant donneacute qursquoil deacutesire se preacutesenter au concours des Affaires eacutetrangegraveres En octobre 1912 sa famille quitte Pau afin de srsquoinstaller dans la reacutegion parisienne Alexis srsquoinscrit au lyceacutee Louis-le-Grand dans la section diplomatique

Lrsquoanneacutee 1914 marque de nouveau un changement important

dans la vie du futur diplomate il est reccedilu au concours des Affaires eacutetrangegraveres Au moment ougrave la France entre en guerre Alexis Leacuteger est attacheacute au cabinet du ministre Delcasseacute dans le service de presse Deux anneacutees plus tard il fait la connaissance de Paul Valeacutery et entretient une liaison amicale avec lui Alexis Leacuteger en Chine

En 1916 il est envoyeacute en Chine gracircce agrave lrsquoaide de Philippe Berthelot et assiste un laquo chargeacute drsquoaffaires agrave la Leacutegation de France en Chine raquo agrave savoir le comte Damien Martel qui a eacuteteacute pris au deacutepourvu avec une Leacutegation tregraves deacutemunie laquo devant une crise assez seacuterieuse drsquohysteacuterie chinoise raquo En drsquoautres termes les troubles de Trsquoien-tsin ont eacuteteacute provoqueacutes par lrsquoextension de la Concession franccedilaise On assiste agrave une veacuteritable crise franco-

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chinoise Le deacutepart subit pour la Chine est partiellement ducirc agrave des raisons personnelles Alexis essaie de fuir ainsi une femme qui est amoureuse de lui mais avec laquelle il refuse drsquoentrer dans une vie conjugale Le fait qursquoil aille en Chine nrsquoest pas fortuit il veut imiter en quelque sorte ses preacutedeacutecesseurs qursquoil admire tant comme Philippe Berthelot et Paul Claudel Sa carriegravere le megravene du rang de troisiegraveme agrave celui de premier secreacutetaire agrave la Leacutegation de France agrave Peacutekin Etant donneacute qursquoil y a un manque consideacuterable de personnel Leacuteger doit eacutegalement assurer parfois la fonction de conseiller En outre il est secreacutetaire de la Confeacuterence des Allieacutes et en mecircme temps secreacutetaire du corps diplomatique

La France est repreacutesenteacutee dans presque toutes les

circonstances officielles agrave travers le personnage drsquoAlexis Leacuteger Il assiste entre autres aux fecirctes du Jour de lrsquoAn aux vecircpres diplomatiques aux reacuteceptions de la Colonie franccedilaise et il se charge de lrsquoorganisation drsquoune fecircte au profit de la Croix-Rouge En 1917 il traite les questions qui sont en rapport avec lrsquoIndochine En feacutevrier de la mecircme anneacutee le ministre Alexandre Conty arrive agrave Peacutekin Alexis entretient drsquoexcellentes relations avec celui-ci Conty laisse une liberteacute assez grande agrave Leacuteger et laquo srsquoen remet agrave lui pour de nombreuses neacutegociations raquo Au mois de novembre Conty est rappeleacute agrave Paris au profit du nouveau ministre Boppe Cela ne reste pas sans conseacutequences pour Alexis Leacuteger qui doit deacutesormais reprendre ses activiteacutes de troisiegraveme secreacutetaire Drsquoailleurs il est laquo maire (syndic) du Peacutekin diplomatique raquo il est donc eacutelu de la Commission internationale du quartier diplomatique

Vers la fin de lrsquoanneacutee 1920 suite aux troubles qui existent

deacutesormais entre le nord et le sud de la Chine Alexis Leacuteger demande son rapatriement agrave Philippe Berthelot Cependant il fait un voyage dans le Gobi en compagnie de G-Ch Toussaint qui est alors preacutesident du tribunal consulaire de Shanghai et avec le

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docteur Bussiegravere meacutedecin de la Leacutegation Leacuteger participe eacutegalement agrave lrsquoouverture du Congregraves des affaires sino-franccedilaises et il reccediloit Leacutevy-Bruhl sociologue et Paul Painleveacute matheacutematicien Le 28 aoucirct 1920 on lui demande de remplir les fonctions de deuxiegraveme secreacutetaire agrave Peacutekin Le deacutepart de Chine

En mars 1921 Alexis Leacuteger annonce qursquoil quittera prochainement la Chine En effet il a toujours eacuteteacute seacuteduit par le statut drsquoeacutetranger et les anneacutees qursquoil a passeacutees dans le grand pays asiatique lrsquoont marqueacute consideacuterablement Certes il a freacutequenteacute maints hommes politiques lettreacutes et diplomates mais il a eacutegalement aimeacute des peacuteriodes de solitude Aussi a-t-il loueacute un petit temple situeacute au nord-ouest de Peacutekin agrave des moines taoiumlstes Il srsquoy rend agrave cheval Crsquoest dans ce lieu calme et paisible qursquoil eacutecrit Anabase et Amitieacute du Prince Vu son goucirct pour la Chine Leacuteger lit non seulement de nombreuses publications sur ce pays mais eacutegalement des traductions de plusieurs livres chinois Pelliot Granet Staeumll-Holstein sont des sinologues qursquoil freacutequente agrave plusieurs reprises Mais il srsquoadresse en mecircme temps aux speacutecialistes du Tibet Bacot et G-Ch Toussaint Son inteacuterecirct pour la culture chinoise ne se limite pourtant pas agrave ces domaines-lagrave le poegravete laquo srsquoinitie agrave lrsquoart chinois et surtout aux grands courants de penseacutee raquo comme les preacuteceptes de Confucius le chamanisme le bouddhisme tantrique et le tao Alexis Leacuteger et sa carriegravere de diplomate

Le 28 juillet 1921 Leacuteger devient consul de deuxiegraveme classe En novembre de la mecircme anneacutee on le deacutesigne comme laquo expert

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politique agrave la Confeacuterence internationale de Washington sur la limitation des armements et les questions drsquoExtrecircme-Orient raquo La raison en est sa compeacutetence dans les affaires drsquoAsie Il sera attacheacute agrave Aristide Briand qui est ministre des Affaires eacutetrangegraveres agrave lrsquoeacutepoque Le 9 deacutecembre 1921 Alexis Leacuteger est nommeacute secreacutetaire drsquoambassade de deuxiegraveme classe et le 31 deacutecembre il devient laquo sous-chef de bureau agrave la Direction politique et commerciale du Quai drsquoOrsay raquo Ami de Paul Valeacutery il freacutequente le salon de la duchesse de Larochefoucauld il y rencontre la sœur de celle-ci Marthe de Fels et entretiendra avec elle une liaison passionneacutee Plus tard elle lui rendra visite en Ameacuterique et aux Vigneaux

Entre 1922 et 1923 Alexis Leacuteger est attireacute par le milieu

litteacuteraire de la Nouvelle Revue franccedilaise Il y freacutequente Riviegravere Fargue Valeacutery Gallimard et Gide La librairie-maison drsquoeacutedition drsquoAdrienne Monnier expose en vitrine les œuvres de Saintleacuteger Leacuteger agrave une eacutepoque ougrave il nrsquoest pas encore tregraves connu Quelques auteurs surreacutealistes comme Breton Vitrac ou Crevel viennent lui rendre visite Agrave cause de sa passion pour la musique Leacuteger se rend souvent agrave lrsquoOpeacutera et freacutequente Poulenc Satie Honegger Milhaud qui a transposeacute en musique Images agrave Crusoeacute Nadia Boulanger et Igor Stravinski En mecircme temps il entretient une liaison amicale avec Sert et fait preuve de beaucoup drsquoadmiration pour Misia Avec Marie Laurencin qui a eacuteteacute la compagne de Guillaume Apollinaire il nrsquoentretient qursquoune liaison passagegravere En avril la chanson liminaire drsquoAnabase paraicirct dans la NRF sous le titre de Poegraveme sans ecirctre signeacutee

Lrsquoanneacutee 1924 est celle de la publication drsquoAnabase dans la

Nouvelle Revue franccedilaise sous la signature de laquo Saint-John Perse raquo En outre le 27 juillet il devient chevalier de la Leacutegion drsquohonneur Son amie Marguerite Caetani princesse de Bassiano lance la revue Commerce Leacuteger participe agrave sa fondation et agrave sa direction Il en a suggeacutereacute le titre Saint-John Perse utilise souvent ce terme dans son poegraveme contemporain Anabase Paul Valeacutery Leacuteon-Paul

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Fargue et Valeacutery Larbaud sont les trois directeurs de la revue Le nom drsquoAlexis Leacuteger nrsquoapparaicirct point il est lrsquolaquo eacuteminence grise raquo Le 31 octobre il est deacuteleacutegueacute laquo dans les fonctions de chef de bureau agrave la sous-direction drsquoAsie raquo On le nomme secreacutetaire drsquoambassade de premiegravere classe le 21 novembre 1924

Le 31 octobre de lrsquoanneacutee suivante il remplit les fonctions de

sous-directeur drsquoAsie et drsquoOceacuteanie Il est obligeacute de geacuterer la crise franco-chinoise pendant les mouvements nationalistes qui agitent la Chine en 1925 et 1926 Deux mois plus tard il devient conseiller drsquoambassade Les trois hommes Briand Berthelot et Leacuteger mettent en place un laquo systegraveme drsquoalliances et de pactes unissant la France agrave tous les pays drsquoEurope raquo pour que la paix soit automatiquement assureacutee De cette faccedilon les insuffisances de la Socieacuteteacute des Nations (SDN) seront combleacutees

Alexis Leacuteger est nommeacute laquo ministre pleacutenipotentiaire raquo de

seconde classe le 23 avril 1927 Au mois de deacutecembre de la mecircme anneacutee il devient directeur adjoint des Affaires politiques et commerciales Il est eacutegalement agrave lrsquoorigine du Pacte de Paris laquo Pacte geacuteneacuteral de renonciation agrave la guerre comme instrument de politique nationale raquo peut-ecirctre plus connu sous le nom de laquo Pacte Briand-Kellog raquo signeacute le 27 avril

En septembre 1931 Leacuteger fait un voyage agrave Berlin ensemble

avec Briand et Berthelot Il y aura des pourparlers secrets qui visent un pacte de non-agression avec lrsquoURSS Lrsquoanneacutee suivante Aristide Briand prend sa retraite et meurt peu de temps apregraves En mai 1932 le diplomate-poegravete entre en relation avec la Cubaine Lilita Abreu Le 31 juillet on lrsquoeacutelegraveve au grade drsquoofficier de la Leacutegion drsquohonneur Pseudonymes

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Il est indeacuteniable que de nos jours Alexis Leacuteger ndash tel est son

vrai nom ndash est plus connu sous le pseudonyme de laquo Saint-John Perse raquo alors que les premiegraveres poeacutesies ont eacuteteacute signeacutees soit laquo Saint-Leacuteger Leacuteger raquo soit laquo Saintleacuteger Leacuteger raquo Parfois nous trouvons mecircme la forme abreacutegeacutee laquo St L Leacuteger raquo Pourquoi y a-t-il un redoublement du nom Selon Alexis il y aurait eu un lointain ancecirctre de la famille qui aurait entrepris drsquointervertir les trois parties de son nom de sorte qursquoil en reacutesultait laquo Leacuteger Saint Leacuteger raquo De telle faccedilon il aurait voulu laquo affirmer son indeacutependance raquo et montrer qursquoil eacutetait agrave lrsquoorigine drsquoune nouvelle ligneacutee Dans le pseudonyme qursquoutilise le poegravete1 laquo Saint raquo a pour objectif drsquoanoblir le nom Le tout laquo Saintleacuteger Leacuteger raquo ou laquo Saint-Leacuteger Leacuteger raquo lui permet de le distinguer du simple laquo Saint Leacuteger raquo qui agrave ce qursquoil paraicirct nrsquoest pas si rare en France qursquoon ait pu le penser

Reste agrave expliquer lrsquoautre nom de plume qui est laquo Saint-John

Perse raquo et qui nrsquoa eacuteteacute employeacute pour la premiegravere fois qursquoen 1924 pour signer Anabase Il faut dire que ce pseudonyme a fait couler beaucoup drsquoencre Voici quelques-unes des nombreuses theacuteories qui ont tenteacute drsquoexpliquer le mystegravere de ce nom Saint lrsquoadjectif aurait la fonction drsquoanoblissement (comme

dans laquo Saintleacuteger Leacuteger raquo) On trouve chez drsquoautres eacutecrivains le recours agrave la particule laquo de raquo comme crsquoest le cas pour Honoreacute de Balzac

John il srsquoagit drsquoun nom anglais de mecircme que lrsquoensemble

laquo Saint-John raquo Alexis Leacuteger a toujours manifesteacute un goucirct prononceacute pour lrsquoaristocratie et les mœurs anglaises Une autre possibiliteacute serait lrsquoeacuteventuel rapport entre

1 Nous savons aujourdrsquohui qursquoil ne srsquoest jamais appeleacute Saint-Leacuteger Leacuteger contrairement agrave ce qursquoil preacutetend dans sa biographie dans les Œuvres complegravetes de la Pleacuteiade Son vrai nom a tout simplement eacuteteacute Leacuteger

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Leacuteger et lrsquoicircle Saint John qui se situe aux Antilles ameacutericaines et que le poegravete avait visiteacutee Mais lagrave encore les pistes restent brouilleacutees

Perse on pourrait songer au poegravete latin Persius dont lrsquoœuvre

se serait apparemment trouveacutee sur la table de travail drsquoAlexis Leacuteger au moment ougrave il a chercheacute un nom de plume pour signer son Anabase en 1924 Cependant lui-mecircme a toujours proclameacute que Perse nrsquoaurait laquo rien agrave voir avec le poegravete latin Perse raquo Il aurait laquo drsquoabord penseacute agrave Archibald Perse raquo qui aurait fait allusion agrave laquo Archibald Olson Barnabooth raquo de Valeacutery Larbaud Par ailleurs nous pourrions voir un jeu de mots entre laquo Alexis Leacuteger raquo et laquo Alexandre le Grand raquo conqueacuterant entre autres de la Perse drsquoautant plus que lrsquoimage drsquoAlexandre se trouve bien que dissimuleacutee dans Anabase

Malgreacute les nombreuses tentatives drsquoexpliquer lrsquoorigine de laquo Saint-John Perse raquo il faut avouer que nous pouvons tout au plus formuler des hypothegraveses agrave lrsquoeacuteclaircissement de la mythopoeacutetique complexe de ce pseudonyme Lrsquoexil

Crsquoest en 1940 que le diplomate Alexis Leacuteger doit srsquoexiler aux Eacutetats-Unis agrave cause de son attitude anti-hitleacuterienne Le 29 octobre il apprend qursquoil est laquo deacutechu de la nationaliteacute franccedilaise que ses biens ont eacuteteacute confisqueacutes qursquoil a eacuteteacute radieacute de lrsquoOrdre de la Leacutegion drsquohonneur par le gouvernement de Vichy raquo La Gestapo a confisqueacute tous ses papiers Crsquoest en Ameacuterique qursquoil commence agrave reprendre son activiteacute poeacutetique La premiegravere œuvre qursquoil reacutedige dans le grand pays drsquooutre-atlantique est Exil dateacute de Long Beach

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Island New Jersey 1941 Il la deacutedie agrave son ami Archibald MacLeish

En mars 1942 il fera un bref seacutejour agrave New York ougrave il

prononcera un discours agrave la meacutemoire drsquoAristide Briand Crsquoest agrave Washington qursquoil reacutedige pendant lrsquoeacuteteacute Poegraveme agrave lrsquoEacutetrangegravere qui vise en effet Lilita Abreu Lrsquoanneacutee suivante il visite la Caroline du Sud et la Geacuteorgie Pendant une nuit drsquoorage relateacutee par Charlton Ogburn il commence la reacutedaction du poegraveme Pluies Lilita Abreu quitte Leacuteger en 1944 pour srsquoinstaller agrave New York sans lui laisser drsquoadresse

Pendant son travail agrave la bibliothegraveque du Congregraves Leacuteger

publie trois ouvrages de compilation A selection of works for an understanding of World Affairs since 19141 La Production litteacuteraire en France depuis la guerre2 La Publication franccedilaise pendant la guerre 1940-19453

En 1942 eacutegalement le geacuteneacuteral de Gaulle essaie de le

laquo concilier agrave la cause de la France libre agrave Londres raquo Alexis Leacuteger admet lrsquoautoriteacute du geacuteneacuteral de Gaulle en tant que chef militaire de la France mais il se meacutefie de son action politique et craint lrsquoeacutetablissement drsquoune dictature militaire en France

Juillet 1944 est la date de parution de Neiges dans Les Lettres

franccedilaises de Buenos Aires dateacute de New York La mecircme anneacutee Exil est publieacute dans sa totaliteacute (laquo Quatre Poegravemes raquo) chez la mecircme maison drsquoeacutedition Le premier septembre 1944 Alexis Leacuteger est reacuteinteacutegreacute agrave la Libeacuteration dans le service de la diplomatie franccedilaise en tant qursquoambassadeur en disponibiliteacute Lrsquoanneacutee suivante Berceuse fait sa parution en automne dans la revue Mesa Crsquoest Herbert Steiner traducteur des œuvres persiennes en langue allemande

1 1943 laquo by Alexis Leacuteger consultant in French Literature raquo 2 1944 ouvrage drsquoagrave peu pregraves cent pages 3 1945-1946

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qui dirige et eacutedite cette revue Les quatre poegravemes drsquoExil sont publieacutes en 1945 aux eacuteditions Gallimard Le poegravete eacutecrit la mecircme anneacutee Vents qursquoil deacutedie agrave Atlanta et Allan P

En aoucirct 1947 il seacutejourne dans lrsquoicircle de Beacuteatrice Chanler Il y

commence la reacutedaction drsquoAmers En mecircme temps il rend visite agrave Marthe de Fels A la fin de lrsquoanneacutee Leacuteger est accableacute par des calculs reacutenaux En 1948 on assiste agrave une nouvelle eacutedition drsquoEacuteloges chez Gallimard et une nouvelle eacutedition corrigeacutee drsquoAnabase Crsquoest en 1954 qursquoil rencontre Dorothy Russell Milburn qursquoil eacutepousera quelques anneacutees plus tard Le retour en France

Leacuteger ne retourne en France qursquoen 1957 Une amie agrave lui Mina

Curtiss meacutecegravene de nationaliteacute ameacutericaine et commentatrice de plusieurs lettres de Proust lui offre la proprieacuteteacute dans la presqursquoicircle de Giens les laquo Vigneaux raquo A partir de ce moment il passera plusieurs mois de lrsquoanneacutee en France et les autres aux Eacutetats-Unis 1957 est eacutegalement lrsquoanneacutee de la publication drsquoAmers aux eacuteditions Gallimard

En 1958 agrave lrsquoacircge de 71 ans il eacutepouse lrsquoAmeacutericaine Dorothy

Milburn qursquoil rebaptise laquo Diane raquo Chronique qui est dateacute de la presqursquoicircle de Giens septembre 1959 paraicirctra chez Gallimard

1960 est une anneacutee importante dans la vie drsquoAlexis Leacuteger

surtout en ce qui concerne sa carriegravere de poegravete le 10 deacutecembre il reccediloit le Prix Nobel de litteacuterature agrave Stockholm A cette occasion il prononce le discours Poeacutesie qui est devenu ceacutelegravebre par la suite Deux anneacutees apregraves des poegravemes qursquoil a speacutecialement eacutecrits accompagnent les dessins de Georges Braque Le tout est publieacute sous le titre LrsquoOrdre des Oiseaux aux eacuteditions Au Vent drsquoArles

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Quant aux textes de ce livre ils paraicirctront seacutepareacutement en 1963 sous le titre Oiseaux chez Gallimard Le 20 avril 1965 Saint-John Perse prononce le ceacutelegravebre discours Pour Dante agrave lrsquoinauguration du Congregraves International reacuteuni agrave Florence pour le septiegraveme centenaire du poegravete italien

En 1969 crsquoest le poegraveme Chanteacute par celle qui fut lagrave qui est publieacute

agrave la Nouvelle Revue franccedilaise (1er septembre) Une anneacutee apregraves on assiste agrave la parution de Chant pour un eacutequinoxe eacutegalement agrave la NRF (1er janvier)

Le travail majeur dans la carriegravere litteacuteraire de Saint-John Perse

est sans doute la reacutealisation des Œuvres complegravetes dans la Bibliothegraveque de la Pleacuteiade chez Gallimard Il est rare qursquoun auteur y soit publieacute de son vivant La preacuteparation du volume a dureacute plus de six ans En 1973 Nocturne est publieacute agrave la NRF (1er janvier) et une anneacutee apregraves crsquoest Seacutecheresse qui paraicirct agrave son tour agrave la NRF (1er juin) Deacutesormais le poegravete souffrira drsquoarthrite et de migraines

Crsquoest le 20 septembre 1975 qursquoAlexis Leacuteger deacutecegravede aux

Vigneaux Son corps gicirct au petit cimetiegravere marin de Giens Les presses eacutecrite et orale ont tregraves peu parleacute de la mort de ce grand homme qui est consideacutereacute encore de nos jours comme lrsquoune des figures marquantes du XXe siegravecle1

1 Lrsquoensemble de ses œuvres se trouve agrave la Fondation Saint-John Perse agrave Aix-en-Provence

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BIBLIOGRAPHIE SOMMAIRE

SAINT-JOHN PERSE Œuvres complegravetes Paris Gallimard (Bibliothegraveque de la Pleacuteiade) 1982 (1egravere eacutedition 1972 du vivant de lrsquoauteur) SAINT-JOHN PERSE Eacuteloges suivi de La Gloire des Rois Anabase Exil Paris Gallimard (coll laquo PoeacutesieGallimard raquo) 1960 SAINT-JOHN PERSE Amers suivi de Oiseaux Paris Gallimard (coll laquo PoeacutesieGallimard raquo) 1963 SAINT-JOHN PERSE Vents suivi de Chronique Paris Gallimard (coll laquo PoeacutesieGallimard raquo) 1975

BOSQUET (Alain) Saint-John Perse Paris Pierre Seghers 1953 FELS (Laurent) Saint-John Perse Images agrave Crusoeacute A la recherche du temps et de lrsquoespace perdus Paris Le Manuscrit 2005 LEVILLAIN (Henriette) Le rituel poeacutetique de Saint-John Perse Paris Gallimard 1977 SACOTTE (Mireille) Parcours de Saint-John Perse Paris-Genegraveve Champion-Slatkine 1987 SACOTTE (Mireille) Alexis LeacutegerSaint-John Perse Paris LrsquoHarmattan 1997 (1egravere eacutedition chez Belfond en 1991)

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SACOTTE (Mireille) Eacuteloges de Saint-John Perse Paris Gallimard (Foliothegraveque) 1999

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Extrait du Chant X drsquoAnabase de Saint-John Perse

laquo Ha toutes sortes drsquohommes dans leurs voies et faccedilons mangeurs drsquoinsectes de fruits drsquoeau porteurs drsquoemplacirctres de richesses lrsquoagriculteur et lrsquoadalingue lrsquoacuponcteur et le saunier le peacuteager le forgeron marchands de sucre de cannelle de coupes agrave boire en meacutetal blanc et de lampes de corne celui qui taille un vecirctement de cuir des sandales dans le bois et des boutons en forme drsquoolives celui qui donne agrave la terre ses faccedilons et lrsquohomme de nul meacutetier homme au faucon homme agrave la flucircte homme aux abeilles celui qui tire son plaisir du timbre de sa voix celui qui trouve son emploi dans la contemplation drsquoune pierre verte qui fait brucircler pour son plaisir un feu drsquoeacutecorces sur son toit qui se fait sur la terre un lit de feuilles odorantes qui srsquoy couche et repose qui pense agrave des dessins de ceacuteramiques vertes pour des bassins drsquoeaux vives et celui qui a fait des voyages et songe agrave repartir qui a veacutecu dans un pays de grandes pluies qui joue aux deacutes aux osselets au jeu des gobelets ou qui a deacuteployeacute sur le sol ses tables agrave calcul celui qui a des vues sur lrsquoemploi drsquoune calebasse celui qui traicircne un aigle mort comme un faix de branchages sur ses pas (et la plume est donneacutee non vendue pour lrsquoempennage des flegraveches) celui qui reacutecolte le pollen dans un vaisseau de bois (et mon plaisir dit-il est dans cette couleur jaune) celui qui mange des beignets des vers de palmes des framboises celui qui aime le goucirct de lrsquoestragon celui qui recircve drsquoun poivron ou bien encore celui qui macircche drsquoune gomme fossile qui porte une conque agrave son oreille et celui qui eacutepie le parfum de geacutenie aux cassures fraicircches de la pierre celui qui pense au corps de femme homme libidineux celui qui voit son acircme au reflet drsquoune lame lrsquohomme verseacute dans les sciences dans lrsquoonomastique lrsquohomme en faveur dans les conseils celui qui nomme les fontaines qui fait un don de siegraveges sous les arbres de laines teintes pour les sages et fait sceller aux carrefours de tregraves grands bols de bronze pour la soif bien mieux celui qui ne fait rien tel homme et tel dans ses faccedilons et tant drsquoautres encore les ramasseurs de cailles dans les plis de terrains ceux qui reacutecoltent dans les broussailles les oeufs tiqueteacutes de vert ceux qui descendent de cheval pour ramasser des choses des agates une pierre bleu pacircle que lrsquoon taille agrave lrsquoentreacutee des faubourgs (en maniegravere drsquoeacutetuis de tabatiegraveres et drsquoagrafes ou de boules agrave rouler aux mains des paralytiques) ceux qui peignent en sifflant des coffrets en plein air lrsquohomme au bacircton drsquoivoire lrsquohomme agrave la chaise de

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rotin lrsquoermite orneacute de mains de fille et le guerrier licencieacute qui a planteacute sa lance sur son seuil pour attacher un singehellip ha toutes sortes drsquohommes dans leurs voies et faccedilons et soudain apparu dans ses vecirctements du soir et tranchant agrave la ronde toutes questions de preacuteseacuteance le Conteur qui prend place au pied du teacutereacutebinthehellip raquo1

1 Bernard LECHERBONNIER Dominique RINCEacute Pierre BRUNEL amp Christiane MOATTI Litteacuterature XXe siegravecle Textes et documents Paris Nathan (Collection laquo Henri Mitterand raquo) 1989 pp 559-560

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Le repos du Conqueacuterant et la deacutecouverte de soi-mecircme

(Quelques reacuteflexions sur lrsquoextrait qui preacutecegravede)

Terre arable du songe Qui parle de bacirctir ndash Jrsquoai vu la terre distribueacutee en de vastes espaces et ma penseacutee nrsquoest point distraite du navigateur

(Saint-John Perse Anabase X)

Proleacutegomegravenes

Le passage drsquoAnabase (1924) que nous propose lrsquoanthologie Litteacuterature XXe siegravecle est un extrait tireacute du Chant X qui se situe directement avant le deacutesinit du long poegraveme agrave valeur drsquoune eacutepopeacutee1 Il srsquoagit drsquoun texte reacutedigeacute en prose poeacutetique Si dans les Chants I agrave IX il est question drsquoun Conqueacuterant qui apparaicirct sous diffeacuterentes formes au fil de lrsquoœuvre et qui fonde une ville apregraves avoir fait une expeacutedition agrave lrsquointeacuterieur drsquoun pays2 comme lrsquoindique deacutejagrave le titre3 le Chant X relate le repos du personnage principal

1 laquo Proche du mythe lrsquoeacutepopeacutee chante lrsquohistoire drsquoune tradition un complexe de repreacutesentations sociales politiques religieuses un code moral une estheacutetique A travers le reacutecit des eacutepreuves et des hauts faits drsquoun heacuteros ou drsquoune heacuteroiumlne elle met en lumiegravere un monde total une reacutealiteacute vivante un savoir sur le monde raquo (Nicole REVEL laquo Epopeacutee raquo in Encyclopaeligdia Universalis Dictionnaire des Genres et notions litteacuteraires Paris Albin Michel 2001 p 256) 2 La Chine en lrsquooccurrence 3 Le substantif laquo Anabase raquo est agrave prendre dans son sens eacutetymologique calqueacute sur le grec

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deacutenommeacute cette fois-ci laquo Conteur raquo1 Saint-John Perse nous fait drsquoabord une longue eacutenumeacuteration des diffeacuterentes occupations ndash voire des divers meacutetiers ndash des hommes souvent tregraves distants les uns des autres ce qui ne les empecircche pas de vivre en toute harmonie Preacutecisons pourtant qursquoil ne srsquoagit nullement drsquoun texte anthropocentrique2 la tregraves longe phrase dont est constitueacute ce passage qui prend une veacuteritable allure proustienne met eacutegalement en relief la grande admiration3 de Saint-John Perse pour la flore et la faune (de preacutefeacuterence exotiques) ainsi que pour les mineacuteraux

Le titre Anabase a une double sens agrave cocircteacute de celui que nous

avons deacutejagrave mentionneacute il srsquoagit pour lrsquoauteur de Vents aussi drsquoune laquo expeacutedition raquo vers lrsquointeacuterieur mental Lrsquoessentiel pour lui est que le poegravete soit laquo homme dans la penseacutee et dans lrsquoaction raquo comme il lrsquoeacutecrit agrave propos de Dante4 Le fait qursquoAnabase soit le premier poegraveme signeacute laquo Saint-John Perse raquo est significatif agrave lrsquoinstar du Conteur qui a acheveacute sa tacircche difficile le poegravete semble avoir trouveacute sa vraie identiteacute drsquoautant plus que tous les poegravemes posteacuterieurs agrave Anabase sont signeacutes par ce pseudonyme5

laquo anabasis raquo qui signifie laquo expeacutedition agrave lrsquointeacuterieur drsquoun pays raquo il fait allusion aux exploits du protagoniste Crsquoest sans doute lrsquoAnabase de Xeacutenophon qui a inspireacute agrave Saint-John Perse le titre de son œuvre 1 On pourrait consacrer une eacutetude entiegravere agrave ce personnage qui est en mecircme temps laquo Fondateur de villes raquo laquo Nomade raquo laquo Etranger raquo etc Or tel nrsquoest pas lrsquoobjectif du travail que voici qui se limite agrave lrsquoextrait proposeacute dans Litteacuterature XXe siegravecle 2 Qui a pour centre lrsquohomme 3 Nous pourrions mecircme avancer le terme de laquo veacuteneacuteration raquo 4 laquo Pour Dante Discours pour lrsquoinauguration du Congregraves international reacuteuni agrave Florence agrave lrsquooccasion du 7e Centenaire de Dante (20 avril 1965) raquo (SAINT-JOHN PERSE Œuvres complegravetes Paris Gallimard (Bibliothegraveque de la Pleacuteiade) 1982 p 455) 5 La palette des pseudonymes drsquoAlexis Leacuteger est assez consideacuterable les premiegraveres œuvres sont signeacutees laquo Saintleacuteger Leacuteger raquo (ou laquo Saint-Leacuteger Leacuteger raquo) Ce nrsquoest qursquoagrave partir drsquoAnabase (1924) qursquoon trouve le pseudonyme laquo Saint-John Perse raquo Dans sa correspondance avec Mina Curtiss il emploie le nom de laquo Pierre Fenestre raquo qui lui rappelle un eacutepisode personnel En outre il nous propose dans ses Œuvres complegravetes la correspondance avec sa megravere Madame Ameacutedeacutee Saint-Leacuteger Leacuteger Or nous savons que les lettres adresseacutees agrave sa megravere nrsquoont jamais eacuteteacute retrouveacutees Il srsquoagit donc drsquoun autre pseudonyme qursquoil a choisi pour srsquoadresser agrave lui-mecircme Drsquoailleurs son vrai nom nrsquoa pas eacuteteacute laquo Saintleacuteger Leacuteger raquo ou laquo Saint-Leacuteger Leacuteger raquo comme il le preacutetend dans sa biographie au deacutebut des Œuvres complegravetes dans la Pleacuteiade le deacutecryptage de son acte de naissance nous a montreacute qursquoil

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La plus grande partie drsquoAnabase a eacuteteacute reacutedigeacutee dans un petit

temple en plein deacutesert que Saint-John Perse avait loueacute agrave des moines taoiumlstes pour ecirctre seul Crsquoest de cet endroit qursquoil contemple les laquo communauteacutes rurales raquo1 Cette atmosphegravere calme et paisible dont il est entoureacute dans ce lieu deacuterobeacute agrave la vie urbaine se manifeste dans lrsquoextrait que nous allons eacutetudier

Lrsquoanalyse que voici traitera successivement les points

suivants les champs lexicaux les figures de style le rythme et lrsquoimage du Conteur

Les champs lexicaux Lrsquoextrait en question repose sur un filet drsquoisotopies2

savamment eacutetabli qui dressent lrsquoinventaire des meacutetiers des occupations des milieux veacutegeacutetal et animal ainsi que des mateacuteriaux dans le nouveau pays fondeacute par le Conteur

Le premier champ lexical que nous pouvons deacutegager est celui des meacutetiers et nous dirions mecircme des laquo arts et meacutetiers raquo Il regroupe les diverses occupations humaines qui contrastent parfois de faccedilon eacutetonnante laquo mangeurs drsquoinsectes de fruits drsquoeau porteurs drsquoemplacirctres de richesses lrsquoagriculteur et lrsquoadalingue3 lrsquoacuponcteur et le saunier4 le peacuteager le forgeron marchands de sucre de cannelle [hellip] et lrsquohomme de nul meacutetier homme au faucon homme agrave la flucircte homme aux abeilles [hellip] celui qui pense au corps de femme [hellip] lrsquohomme verseacute dans les

srsquoappelait laquo Marie-Reneacute-Auguste-Alexis Leacuteger raquo 1 Mireille SACOTTE Alexis LeacutegerSaint-John Perse Paris LrsquoHarmattan 1997 p 260 2 Tous les termes qui forment un mecircme champ lexical 3 Jeune cavalier noble 4 Ouvrier dans un marais salant

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sciences dans lrsquoonomastique1 [hellip] celui qui ne fait rien [hellip] les ramasseurs de cailles dans les plis de terrains raquo etc Enumeacuterer tous les meacutetiers et arts mentionneacutes par Saint-John Perse exigerait la reproduction de lrsquoextrait entier Pourtant la seacutelection2 que nous venons de faire illustre que le poegravete a puiseacute les diffeacuterentes occupations des hommes dans de multiples domaines qui se concentrent drsquoailleurs dans un seul et unique endroit la ville fondeacutee par le Conteur Ajoutons que dans le long inventaire on trouve eacutegalement des personnes laquo de nul meacutetier raquo Ce sont principalement les artistes (laquo homme agrave la flucircte raquo) et les nobles (laquo homme au faucon raquo) auxquels le poegravete veut faire allusion sans drsquoailleurs deacutenigrer leurs tacircches

Le milieu preacutesenteacute par Alexis Leacuteger peut ecirctre consideacutereacute

comme une sorte drsquoutopie3 il est rare que des hommes exerccedilant des meacutetiers si opposeacutes vivent en toute harmonie dans une mecircme ville Nrsquoest-ce pas cette atmosphegravere paisible et calme qui a toujours eacuteteacute procircneacutee par le poegravete surtout dans son temple taoiumlste Au fur et agrave mesure que nous progressons dans le texte Saint-John Perse trouve sa vraie identiteacute (poeacutetique) dans un lieu quasi eacutedeacutenique ougrave tous les citoyens vivent en paix

A cocircteacute de ce premier champ lexical il nous est possible de

relever lrsquoisotopie du milieu veacutegeacutetal Voici quelques passages qui la constituent laquo fruitslowast drsquoau [hellip] sucre4 de cannelle [hellip] des sandales dans le bois et des boutons en forme drsquoolives [hellip] qui fait brucircler pour son plaisir un feu drsquoeacutecorces sur son toit qui se fait

1 laquo Etude science des noms propres et speacutecialt des noms de personnes raquo (Paul ROBERT Le Petit Robert Paris Le Robert 1987 p 1311) 2 On pourrait nous reprocher de ne pas avoir fait de sous-cateacutegories regroupant p ex tous les meacutetiers de lrsquoagriculture du forgeage etc Cependant nous nrsquoavons pas voulu surcharger notre eacutetude drsquoinformations 3 laquo Plan drsquoun gouvernement imaginaire raquo (op cit p 2056) lowast Tous les termes marqueacutes drsquoun asteacuterisque ont eacuteteacute souligneacutes par nos soins 4 Le sucre est tireacute de la plante appeleacutee laquo canne agrave sucre raquo (laquo Bois-Debout raquo en creacuteole qui est eacutegalement le nom drsquoune des deux plantations de la famille drsquoAlexis Leacuteger) Aussi le classons-nous parmi les plantes

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sur la terre un lit de feuilles odorantes [hellip] celui qui a des vues sur lrsquoemploi drsquoune calebasse celui qui traicircne un aigle mort comme un faix de branchages sur ses pas [hellip] celui qui reacutecolte le pollen dans un vaisseau de bois [hellip] des vers de palmes des framboises celui qui aime le goucirct de lrsquoestragon celui qui recircve drsquoun poivron [hellip] qui fait un don de siegraveges sous les arbres de laines teintes pour les sages ceux qui reacutecoltent dans les broussailles [hellip] lrsquohomme agrave la chaise de rotin1 [hellip] le Conteur qui prend place au pied du teacutereacutebinthe2 raquo Crsquoest pourtant une eacutenumeacuteration assez importante des diffeacuterents veacutegeacutetaux Nous savons que Saint-John Perse a toujours manifesteacute un goucirct prononceacute pour la flore ndash de preacutefeacuterence exotique ndash qui ornait deacutejagrave sa Guadeloupe natale

Bien que le regravegne veacutegeacutetal occupe une place tregraves importante

dans lrsquoœuvre entiegravere du poegravete antillais il faut ajouter que Saint-John Perse ne srsquoattarde jamais sur la description des images poeacutetiques Il les nomme3 puis il passe agrave autre chose Cependant cela ne lrsquoempecircche de faire lrsquoeacuteloge4 du milieu naturel Il respecte agrave la lettre ce que Gaston Bachelard expose dans son livre LrsquoAir et les Songes laquo [p]reacutecisez un peu trop une image poeacutetique vous faites rire Enlevez un peu de preacutecision agrave une image triviale et ridicule vous faites naicirctre une eacutemotion poeacutetique raquo5

Le fait qursquoAlexis Leacuteger fasse preuve drsquoune grande passion

pour les plantes ne veut pas dire qursquoil nrsquoappreacutecie pas les animaux Aussi trouvons-nous maintes expressions que nous pouvons regrouper sous le champ lexical de la faune laquo mangeurs drsquoinsectes

1 laquo Partie de la tige des branches du rotang utiliseacutee pour faire des cannes des meubles raquo (Paul ROBERT Le Petit Robert Paris Le Robert 1987 p 1731) 2 laquo Pistachier reacutesineux [hellip] toujours vert qui donne une reacutesine dite teacutereacutebenthine de Chio raquo (op cit p 1945) 3 laquo Nommer nrsquoest plus alors seulement srsquoapproprier et savourer les mots les choses et leurs eacutetranges rapports crsquoest aussi faire advenir Nommer creacuteer raquo (Mireille SACOTTE Eacuteloges de Saint-John Perse Paris Gallimard (Foliothegraveque) 1999 p 56) 4 Ce substantif est tregraves cher agrave Saint-John Perse drsquoautant plus que nous pouvons en tirer par anagramme le nom laquo Leacuteger raquo 5 Gaston BACHELARD LrsquoAir et les Songes Paris Joseacute Corti 1943

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[hellip] homme au faucon [hellip] homme aux abeilles celui qui traicircne un aigle mort comme un faix de branchages sur ses pas (et la plume est donneacutee [hellip]) [hellip] des vers de palmes [hellip] qui porte une conque agrave son oreille [hellip] les ramasseurs de cailles1 dans les plis de terrains ceux qui reacutecoltent dans les broussailles les œufs tiqueteacutes de vert ceux qui descendent de cheval [hellip] le guerrier licencieacute qui a planteacute sa lance sur son seuil pour attacher un singe raquo Le poegravete semble ne pas avoir de preacutedilection pour une espegravece animaliegravere preacutecise eacutetant donneacute qursquoil nomme les insectes en passant par la basse-court jusqursquoaux chevaux2 Il aime tous les animaux et les considegravere comme les compagnons de lrsquohomme sur terre Contrairement aux ecirctres humains ils ne sont pas atteints du peacutecheacute originel et symbolisent donc la pureteacute absolue Comme le poegravete ils font partie drsquoune eacutelite et sont les eacutelus pour une vie laquo supeacuterieure raquo

Analysons en dernier lieu lrsquoisotopie du mineacuteral qui joue un

rocircle important dans les poegravemes persiens mecircme si les termes qui la constituent sont moins nombreux que ceux des autres champs lexicaux laquo celui qui donne agrave la terre ses faccedilons [hellip] celui qui trouve son emploi dans la contemplation drsquoune pierre verte [hellip] qui se fait sur la terre un lit de feuilles odorantes [hellip] qui pense agrave ses dessins de ceacuteramiques vertes pour des bassins drsquoeaux vives [hellip] et celui qui eacutepie le parfum de geacutenie aux cassures fraicircches de la pierre [hellip] des agates3 une pierre bleu pacircle que lrsquoon taille agrave lrsquoentreacutee des faubourgs [hellip] lrsquohomme au bacircton drsquoivoire raquo Les mineacuteraux eux aussi symbolisent la pureteacute les richesses mateacuterielles de la terre (pour les pierres preacutecieuses) et ne doivent pas faire deacutefaut dans une ville reacutecemment fondeacutee ou dans une œuvre qui vient drsquoecirctre acheveacuteehellip

1 laquo Oiseau migrateur des champs et des preacutes voisin de la perdrix raquo (Paul ROBERT Le Petit Robert Paris Le Robert 1987 p 235) 2 Rappelons qursquoagrave lrsquooccasion de son huitiegraveme anniversaire les parents drsquoAlexis Leacuteger lui ont offert un cheval Voilagrave pourquoi cet animal apparaicirct assez freacutequemment dans son œuvre 3 laquo Varieacuteteacute de calceacutedoine finement zoneacutee aux teintes nuanceacutees et contrasteacutees utiliseacutee comme pierre preacutecieuse raquo (op cit p 35)

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Nous voyons que les isotopies forment un veacuteritable laquo texte raquo

dans le sens eacutetymologique du terme1 sur lequel sont eacuterigeacutees la ville et la poeacutesie

Les figures de style A part les solides bases que constitue le reacuteseau drsquoisotopies

lucidement eacutetabli Saint-John Perse utilise souvent des figures de rheacutetorique qui lui permettent de souligner stylistiquement les ideacutees centrales du texte

Dans un premier temps il nous est possible de deacutenicher des

anaphores2 dans lrsquoextrait du Chant X drsquoAnabase que nous propose Litteacuterature XXe siegravecle laquo celui qui taille un vecirctement de cuir [hellip] celui qui donne agrave la terre ses faccedilons [hellip] celui qui tire son plaisir du timbre de sa voix celui qui trouve son emploi [hellip] et celui qui a fait des voyages [hellip] celui qui a des vues sur lrsquoemploi drsquoune calebasse celui qui traicircne un aigle mort [hellip] celui qui reacutecolte le pollen [hellip] celui qui mange des beignets [hellip] celui qui aime le goucirct de lrsquoestragon celui qui recircve drsquoun poivron ou bien encore celui qui macircche drsquoune gomme fossile [hellip] et celui qui eacutepie le parfum [hellip] celui qui pense aux corps de femme [hellip] celui qui voit son acircme au reflet drsquoune lame raquo etc Cette extraposition du pronom laquo celui qui raquo met en eacutevidence les multiples meacutetiers arts et occupations si diffeacuterents soient-ils que lrsquoon peut trouver dans la nouvelle ville fondeacutee par le Conteur De mecircme le pronom relatif laquo qui raquo dans sa forme simple surgit agrave plusieurs reprises laquo qui fait brucircler [hellip] qui se fait sur la terre [hellip] qui srsquoy couche et repose qui pense agrave des dessins [hellip] qui a veacutecu dans un pays de grandes pluies qui joue aux deacutes [hellip] ou qui a deacuteployeacute sur le sol [hellip]

1 Le verbe latin laquo texere raquo signifie laquo tisser raquo Il y a donc lrsquoideacutee drsquoun veacuteritable filet 2 laquo Reacutepeacutetition du mecircme mot en tecircte de phrase ou des membres de phrase raquo (Bernard DUPRIEZ Gradus ndash Les proceacutedeacutes litteacuteraires (Dictionnaire) Paris Eacuteditions 1018 1984 p 46)

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qui porte une conque raquo etc Lrsquoexplication de lrsquoemploi de cette anaphore est la mecircme que celle que nous avons donneacutee pour la reacutepeacutetition de laquo celui qui raquo donc la mise en relief Par ailleurs la juxtaposition des diffeacuterentes occupations nrsquoest faite selon aucune suite logique le poegravete met cocircte agrave cocircte les meacutetiers les plus divers pour souligner le caractegravere polyvalent de la nouvelle ville

Un autre proceacutedeacute stylistique que lrsquoon retrouve presque dans

chaque vers de ce poegraveme est lrsquoellipse1 Qursquoil srsquoagisse de la suppression du verbe (laquo toutes sortes drsquohommes dans leurs voies et faccedilons mangeurs drsquoinsectes de fruits drsquoeau [hellip] homme au faucon homme agrave la flucircte homme aux abeilles [hellip] raquo) ou du sujet (laquo et fait sceller aux carrefours de tregraves grands bols de bronze pour la soif [hellip] raquo) il y a maints bouts de phrases (lrsquoextrait entier est composeacute drsquoune tregraves longue phrase) dans le passage en question qui sont incomplets Cela provoque que le rythme est beaucoup plus rapide2

Lrsquoambiguiumlteacute est une autre figure de rheacutetorique qui apparaicirct

freacutequemment dans lrsquoœuvre de Saint-John Perse Le but en est de rendre la lecture plus difficile et de permettre plusieurs pistes de lecture3 Un lecteur presseacute pourrait reprocher au poegravete drsquoecirctre parfois trop eacutequivoque ce qui exige naturellement une eacutetude beaucoup plus deacutetailleacutee et complexe Mais nrsquoest-ce pas preacuteciseacutement le mystegravere voire lrsquoeacutenigme de certains passages qui procurent agrave la creacuteation litteacuteraire son charme Voici quelques passages qui nous mettent en preacutesence drsquoune ambiguiumlteacute apparente laquo et lrsquohomme de nul meacutetier raquo faut-il entendre par lagrave un homme qui nrsquoexerce aucun laquo meacutetier raquo reacutemuneacutereacute (mais qui peut bien ecirctre artiste ou avoir drsquoautres talents) ou quelqursquoun qui ne fait

1 laquo Suppression de mots qui seraient neacutecessaires agrave la pleacutenitude de la construction mais que ceux qui sont exprimeacutes font assez entendre pour qursquoil ne reste ni obscuriteacute ni incertitude raquo (op cit p 173) 2 Nous reviendrons en deacutetail sur les questions de rythme 3 Anabase est le poegraveme ougrave lrsquoon trouve le plus grand nombre de passages ambigus Beaucoup drsquoouvrages et de thegraveses dans lesquels on trouve parfois des interpreacutetations tregraves diffeacuterentes les unes des autres ont eacuteteacute consacreacutes agrave cette œuvre

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rien du tout Qursquoen est-il de la phrase laquo celui qui donne agrave la terre ses faccedilons raquo srsquoagit-il drsquoun artiste qui modegravele la terre (crsquoest-agrave-dire lrsquoargile) ou est-ce le Creacuteateur de la terre (Dieu) ou encore le Fondateur de la nouvelle ville (le Conqueacuterant ou Conteur) A notre avis il est plutocirct question du potier mais drsquoautres interpreacutetations ne sont pas agrave exclure

Relevons encore quelques meacutetaphores1 et surtout la valeur

meacutetaphorique des couleurs qui jouent un rocircle preacutepondeacuterant dans la poeacutesie persienne Il y a drsquoabord la couleur verte qui apparaicirct agrave trois reprises laquo celui qui trouve son emploi dans la contemplation drsquoune pierre verte [hellip] qui pense agrave des dessins de ceacuteramiques vertes pour des bassins drsquoeaux vives [hellip] ceux qui reacutecoltent dans les broussailles les œufs tiqueteacutes de vert raquo Chez Saint-John Perse le vert laquo est lieacute agrave une notion drsquoexcellence pureteacute bonheur pleacutenitude [hellip] raquo2 Si dans Eacuteloges la couleur verte est mise en relation soit avec la nature soit avec lrsquoaube3 dans le preacutesent extrait du Chant X drsquoAnabase elle se rapporte au mineacuteral ou agrave la sculpture Cela montre qursquoil y a pureteacute au niveau de la nouvelle ville (construite en pierres) ainsi qursquoau niveau de lrsquoart laquo Le vert reste lieacute agrave lrsquoexcellence et agrave la pleacutenitude [hellip] agrave la pierre que lrsquoon contemple raquo4

Au vert srsquoajoute la couleur jaune dont nous ne notons qursquoun

seule occurrence laquo et mon plaisir dit-il est dans cette couleur jaune raquo Le jaune deacutesigne la couleur du pollen reacutecolteacute dans laquo un vaisseau de bois raquo Selon Yves-Alain Favre laquo il est signe de lumiegravere et drsquoabondance souvent il srsquoidentifie agrave lrsquoor avec lequel on fabrique plats et ustensiles preacutecieux avec lequel on fait la monnaie par lagrave il marque la puissance et la domination et il se

1 laquo Crsquoest le plus eacutelaboreacute des tropes [hellip] car le passage drsquoun sens agrave lrsquoautre a lieu par une opeacuteration personnelle fondeacutee sur une impression ou une interpreacutetation et celle-ci demande agrave ecirctre trouveacutee sinon reveacutecue par le lecteur raquo (op cit p 286) 2 Yves-Alain FAVRE Saint-John Perse le langage et le sacreacute Paris Joseacute Corti 1977 p 88 3 laquo Aube verte raquo 4 op cit pp 88-89

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trouve apporter le bonheur et le contentement [hellip] il est lieacute aussi agrave lrsquoideacutee drsquoimmortaliteacute et de peacuterenniteacute raquo1 Immortaliteacute et peacuterenniteacute voilagrave deux termes que Saint-John Perse appreacutecie beaucoup et qui reacutesument lrsquoobjectif de sa poeacutesie faire en sorte qursquoil devienne eacuteternel

Eacutevoquons en dernier lieu la preacutesence drsquoune veacuteritable

synestheacutesie2 dans le sens baudelairien du terme En tant que grand amateur de la poeacutesie de Baudelaire Saint-John Perse met en relation diffeacuterentes sensations pour illustrer la varieacuteteacute des meacutetiers arts et occupations qui se concentrent dans la nouvelle ville On trouve drsquoabord la vue (laquo celui qui voit son acircme au reflet drsquoune lame raquo) puis le goucirct (laquo goucirct de lrsquoestragon raquo) le sens auditif (laquo qui porte une conque agrave son oreille raquo) lrsquoodorat (laquo et celui qui eacutepie le parfum de geacutenie aux cassures fraicircches de la pierre raquo) et finalement le toucher (laquo les ramasseurs de cailles raquo laquo ceux qui descendent de cheval pour ramasser des choses raquo) Nous voilagrave assez proche du jeu des sensations tel que nous le preacutesente le poegravete du XIXe siegravecle Neacuteanmoins Saint-John Perse ajoute une autre capaciteacute propre agrave lrsquohomme que nous classerons parmi les sensations et qui forme un espegravece de laquo sixiegraveme sens raquo la reacuteflexion laquo celui qui pense au corps de femme [hellip] lrsquohomme verseacute dans les sciences dans lrsquoonomastique raquo Il nrsquoest pas eacutetonnant que le poegravete ait introduit la faculteacute de penser dans lrsquoeacutechantillon des occupations en tant que licencieacute en philosophie il srsquoest toujours inteacuteresseacute aux capaciteacutes intellectuelles de lrsquohomme

On pourrait continuer lrsquoeacutetude des figures de style employeacutees

dans le preacutesent extrait mais nous nous arrecirctons agrave cet endroit pour ne pas accroicirctre deacutemesureacutement notre analyse

1 Ibidem 2 laquo Trouble de la perception sensorielle caracteacuteriseacutee par la perception drsquoune sensation suppleacutementaire agrave celle perccedilue normalement dans une autre reacutegion du corps ou concernant un autre domaine sensoriel raquo (Paul ROBERT Le Petit Robert Paris Le Robert 1987 p 1907)

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Le rythme

Les questions de rythme dans lrsquoœuvre persienne sont tregraves

deacutelicates agrave traiter Il faut drsquoabord preacuteciser qursquoil srsquoagit toujours chez Saint-John Perse de poegravemes en versets1 et non pas en prose Le lecteur trouvera diffeacuterents types de vers dans le passage drsquoAnabase que propose Litteacuterature XXe siegravecle dont nous ne citons que quelques exemples Cela commence par lrsquointerjection monosyllabique laquo Ha raquo qui surgit agrave deux reprises (dans la premiegravere ligne et dans la quatriegraveme avant la fin) Elle marque la vitaliteacute du texte et le caractegravere grandiose de la nouvelle ville

Suit un alexandrin laquo toutes sortes drsquohommes dans leurs voies et faccedilons raquo (2424) Prenons quelques autres vers du mecircme type avant de passer agrave lrsquoexplication de la valeur du vers dodeacutecasyllabique laquo qui a veacutecu dans un pays de grandes pluies raquo

(33 33) laquo celui qui voit son acircm(e) au reflet drsquoune lam(e) raquo

(33 24) laquo le Conteur qui prend plac(e) au pied du teacutereacutebinth(e) raquo

(24 6)

En somme lrsquoalexandrin est le vers qui est utiliseacute pour deacutecrire

1 laquo Depuis le deacutebut du XXe siegravecle [le verset] est employeacute pour deacutesigner dans certains textes poeacutetiques des ensembles qui excegravedent la mesure du vers et peuvent mecircme compter plusieurs lignes jusqursquoau paragraphe entier Un verset commence presque toujours par un alineacutea comme un paragraphe cependant il peut arriver qursquoil deacutebute contre la marge gauche et se poursuive ensuite par des retraits degraves la deuxiegraveme ligne raquo (Michegravele AQUIEN amp Georges MOLINIEacute Dictionnaire de rheacutetorique et de poeacutetique Paris Livre de Poche (coll laquo Encyclopeacutedies drsquoaujourdrsquohui raquo) 1999 p 727)

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les scegravenes avec une certaine splendeur et majesteacute Crsquoest le cas pour les exemples que nous venons de citer ougrave ce sont les hommes les pluies lrsquoacircme ou le Conteur qui sont valoriseacutes positivement Certes la reacutepartition des coupes nrsquoest pas toujours identique pour chaque alexandrin mais de faccedilon geacuteneacuterale ce vers souligne la grandeur des hommes ou des objets dont il fait lrsquoeacuteloge

A certains endroits le rythme se trouve acceacuteleacutereacute par des

seacutequences tri- ou quadrisyllabiques telles que laquo mangeurs drsquoinsectes raquo (4) laquo de fruits drsquoeau raquo (3) laquo porteurs drsquoemplacirctres raquo (4) laquo de richesses raquo (3) laquo le peacuteager raquo (4) laquo le forgeron raquo (4) laquo marchands de sucre raquo (4) etc Ces uniteacutes rythmiques courtes paires et impaires meacutelangeacutees illustrent la panoplie des meacutetiers dans la nouvelle agglomeacuteration et la rapiditeacute avec laquelle cette derniegravere a eacuteteacute creacuteeacutee

Drsquoautres types de vers comme des octosyllabes et des

deacutecasyllabes sont eacutegalement repeacuterables dans lrsquoextrait en question Cependant ils renvoient tous agrave la mecircme ideacutee centrale pluraliteacute des occupations et majesteacute du Fondateur de la ville Inutile donc de les citer Lrsquoimage du Conteur

Dans ce dernier point de notre analyse nous examinerons de plus pregraves lrsquoimage du Conteur dans lrsquoextrait du Chant X Qui est-ce et pourquoi nrsquoest-il citeacute qursquoagrave la fin Comme nous lrsquoavons signaleacute dans lrsquointroduction il apparaicirct sous diffeacuterentes formes au fil drsquoAnabase Il est agrave la fois le Conqueacuterant le Fondateur lrsquoEtranger1 le Conteur etc Ne fait-il pas songer en quelque sorte agrave Alexandre le Grand2 A lrsquoinstar de ce grand conqueacuterant Saint-John Perse a

1 Ce terme est cher agrave Saint-John Perse 2 A noter le jeu de mots entre Alexis Leacuteger qui devient par anagramme ALEX[andre] LE G[rand] auquel il srsquoest souvent compareacute Par ailleurs crsquoest une justification de plus pour le choix de lrsquoalexandrin

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lui aussi conquis une nouvelle terre sa poeacutesie Il a deacutecouvert sa vraie identiteacute dans ses œuvres gracircce agrave une laquo anabase raquo vers lrsquointeacuterieur de son esprit

On pourrait se demander pourquoi il est question drsquoun

laquo Conteur raquo dans cet extrait et non pas drsquoun prince ou drsquoun conqueacuterant La reacuteponse est simple la terre qursquoil a conquise nrsquoest que fictive elle symbolise le territoire poeacutetique persien dans sa plus pure essence Cet endroit existe seulement parce qursquoil nous est deacutecrit par lrsquoauteur Le poegravete est ce Conteur qui une fois lrsquoœuvre acheveacutee peut se reposer sous le teacutereacutebinthe et admirer sa creacuteation

Il reste une chose agrave expliquer lrsquoapparition du Conteur agrave la fin

de lrsquoextrait Nous sommes en preacutesence drsquoun texte savamment organiseacute qui ne laisse rien au hasard Si le personnage principal ne surgit qursquoagrave la fin cela a une raison preacutecise le passage entier repose sur une construction en crescendo commenccedilant par les ecirctres les plus banaux (laquo mangeurs drsquoinsectes raquo) en passant par la noblesse (laquo homme au faucon raquo) pour aboutir au grand Conteur dont lrsquoarriveacutee majestueuse est comparable agrave lrsquoeacutetincellement de lrsquoeacutetoile la plus luisante sur la voucircte ceacuteleste Il constitue le faicircte de la creacuteation Aussi nrsquoest-il citeacute qursquoen dernier lieu une fois que toutes les banaliteacutes de lrsquoincipit sont passeacutees par profits et pertes Ce qui subsiste crsquoest la pureteacute absoluehellip Conclusion

Dans lrsquoextrait du Chant X drsquoAnabase que nous trouvons dans lrsquoanthologie Litteacuterature XXe siegravecle le poegravete nous relate les difficulteacutes qursquoil a connues pour trouver sa vraie identiteacute La nouvelle ville qursquoil a fondeacutee est devenue le symbole-mecircme de la creacuteation poeacutetique La polyvalence de cette terre et les durs efforts qursquoil a

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ducirc produire avant de pouvoir se reposer sont mis en œuvre par une large palette de proceacutedeacutes et drsquoimages faisant de la quecircte de soi-mecircme une creacuteation litteacuteraire eacutelaboreacutee agrave valeur drsquoun veacuteritable chef-drsquoœuvre Anabase est lrsquoeacutepopeacutee drsquoun Conqueacuterant-poegravete dont le territoire occupeacute est la litteacuterature le seul moyen drsquoeacutechapper agrave lrsquooubli une fois que lrsquoon est mort Laissons une derniegravere fois la parole au poegravete qui reacutesume lrsquoobjectif rechercheacute dans sa creacuteation laquo Et nos poegravemes encore srsquoen iront sur la route des hommes portant semence et fruit dans la ligneacutee des hommes drsquoun autre acircge raquo1

1 SAINT-JOHN PERSE Vents Paris Gallimard (coll laquo PoeacutesieGallimard raquo) 1960

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Saint-John Perse laquo Le Mur raquo

Le pan de mur est en face pour conjurer le cercle de ton recircve

Mais lrsquoimage pousse son cri La tecircte contre une oreille du fauteuil gras tu

eacuteprouves tes dents avec ta langue le goucirct des graisses et des sauces infecte tes gencives

Et tu songes aux nueacutees pures sur ton icircle quand lrsquoaube verte srsquoeacutelucide au sein des eaux mysteacuterieuses

hellip Crsquoest la sueur des recircves en exil le suint amer des plantes agrave siliques lrsquoacirccre insinuation des mangliers char- nus et lrsquoacide bonheur drsquoune substance noire dans les gousses

Crsquoest le miel fauve des fourmis dans les galeries de lrsquoarbre mort

Crsquoest un goucirct de fruit vert dont surit lrsquoaube que tu bois lrsquoair laiteux enrichi du sel des alizeacuteshellip

Joie ocirc joie deacutelieacutee dans les hauteurs du ciel Les toiles pures resplendissent les parvis invisibles sont semeacutes drsquoherbages et les vertes deacutelices du sol se peignent au siegravecle drsquoun long jourhellip1

1 SAINT-JOHN PERSE Œuvres complegravetes Paris Gallimard (Bibliothegraveque de la Pleacuteiade) 1982 p 12

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LECTURE DU POEgraveME

Ce poegraveme dont le titre initial eacutetait laquo Association raquo et qui a subi beaucoup de modifications depuis lrsquoeacutebauche agrave la version deacutefinitive nous preacutesente le poegravete en train de recircver de son icircle natale qursquoest la Guadeloupe Si la premiegravere version drsquo laquo Association raquo fait preuve drsquoimages religieuses laquo Le Mur raquo met plutocirct lrsquoaccent sur la distance entre les Antilles et Bordeaux

Dans le premier vers Saint-John Perse nous montre une sorte

de laquo mur raquo imaginaire qui se situe entre la Guadeloupe et la ville franccedilaise

laquo Le pan de mur est en face pour conjurer le cercle de ton recircve raquo (v 1-2)

On a lrsquoimpression qursquoil y a une frontiegravere mateacuterielle (un

laquo mur raquo) entre le pays drsquoorigine du poegravete et son seacutejour actuel Lrsquoeacutecrivain srsquoadresse au recircvant agrave la deuxiegraveme personne (laquo ton recircve raquo) parle-t-il agrave son autre MOI ou est-ce tout simplement une faccedilon de preacuteciser la diffeacuterence entre la reacutealiteacute et le recircve A premiegravere vue ce laquo pan de mur raquo paraicirct infranchissable eacutetant donneacute qursquoil deacutetourne le laquo cercle raquo du recircve de la personne endormie Le substantif laquo cercle raquo ne fait-il pas songer au rayon drsquoaction drsquoun navire Une fois le point de non retour atteint il est impossible drsquoaller plus loin Neacuteanmoins peut-il y avoir une frontiegravere dans un recircve

Le troisiegraveme vers legraveve le voile sur ce mystegravere

laquo Mais lrsquoimage pousse son cri raquo (v3)

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Le souvenir des icircles est tellement fort qursquoil entend leur laquo cri raquo

mecircme agrave travers le mur la Caraiumlbe personnifieacutee invite le poegravete agrave traverser cette frontiegravere et agrave retourner au paradis antillais

Eacutepris par la nostalgie Alexis Leacuteger nrsquoa pas manqueacute de deacutecrire

le recircveur

laquo La tecircte contre une oreille du fauteuil gras tu eacuteprouves tes dents avec ta langue le goucirct des graisses et des sauces infecte tes gencives raquo (v4-6)

Installeacute dans son fauteuil le poegravete srsquoest calmement endormi

Neacuteanmoins il y a une image neacutegative qui apparaicirct ses gencives sont irriteacutees par le laquo goucirct des graisses et des sauces raquo mecircme si le protagoniste de cette poeacutesie essaie agrave tout prix de songer aux paysages paradisiaques de la Guadeloupe il garde toujours ce goucirct amer de la vie urbaine dans la bouche En drsquoautres termes il nrsquoarrive pas encore agrave franchir complegravetement le seuil de lrsquoidylle de ses songes Il y a une sorte de laquo mur raquo entre les mondes onirique et reacuteel Pour le poegravete la situation ideacuteale serait de se trouver dans lrsquoicircle Or les Antilles sont tregraves eacuteloigneacutees de Bordeaux et la seule chose que Saint-John Perse puisse faire crsquoest recircver

Le deacutesir de se rappeler son enfance eacutetant tellement fort

Alexis Leacuteger parvient finalement agrave transpercer le mur et agrave songer aux paysages lointains

laquo Et tu songes aux nueacutees pures sur ton icircle quand lrsquoaube verte srsquoeacutelucide au sein des eaux mysteacuterieuses raquo (v7-8)

Les laquo nueacutees pures raquo ne symbolisent-elles pas la pureteacute et

lrsquoinnocence qui regravegnent au paradis Sans doute les icircles repreacutesentent pour le poegravete lrsquoEacuteden auquel il a eacuteteacute arracheacute Lrsquoenfance est mentionneacutee agrave travers lrsquolaquo aube verte raquo Saint-Leacuteger Leacuteger utilise souvent cette meacutetaphore pour parler de

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lrsquoenfance respectivement le creacutepuscule pour eacutevoquer le treacutepas Le fait que lrsquoaube soit verte suggegravere probablement la pureteacute de lrsquoenfant qui vient au monde et qui doit faire ses propres expeacuteriences comme par exemple deacutecouvrir les laquo eaux mysteacuterieuses raquo qui entourent lrsquoicircle Pour un nouveau-neacute tout ce qursquoil ne connaicirct pas lui paraicirct mysteacuterieux

Suit une eacutenumeacuteration de plantes tropicales

laquo hellip Crsquoest la sueur des segraveves en exil le suint amer des plantes agrave siliques lrsquoacirccre insinuation des mangliers charnus et lrsquoacide bonheur drsquoune substance noire dans les gousses raquo (v9-12)

Ce vocabulaire speacutecialiseacute ne fait-il pas preuve du goucirct

prononceacute de Saint-Leacuteger Leacuteger pour les plantes exotiques Les trois points de suspension en tecircte du vers 9 nous laissent le temps drsquoimaginer les paysages paradisiaques tels qursquoils existent aux Antilles Ces descriptions exactes des plantes exotiques (laquo sueur des segraveves en exil raquo laquo suint amer des plantes agrave siliques raquo etc) montrent que les souvenirs de lrsquoeacutecrivain en rapport avec son icircle natale sont tregraves deacutetailleacutes il nrsquoy a que des affirmations pas de questions ni de mots indiquant un certain doute On a lrsquoimpression qursquoAlexis Leacuteger a quitteacute la Guadeloupe le jour mecircme ougrave il a eacutecrit ces vers

A cocircteacute de ces souvenirs heureux le lecteur est eacutegalement

confronteacute agrave des images plus pessimistes qui deacutecrivent lrsquoeacutetat drsquoacircme actuel de lrsquoeacutecrivain

laquo Crsquoest le miel fauve des fourmis dans les galeries de lrsquoarbre mort raquo (v13-14)

Le laquo miel fauve des fourmis raquo ne renvoie-t-il pas agrave la multitude

drsquoinsectes qursquoil y a dans cet arbre mort Nous sommes en preacutesence drsquoun contraste entre la vie (laquo fourmis raquo) et la mort (laquo arbre mort raquo) il se peut que les animaux deacutesignent les vives

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reacuteminiscences que le poegravete a gardeacutees de son enfance et que lrsquolaquo arbre mort raquo soit le symbole du deacutepart de la Caraiumlbe en direction de Pau On pense au fameux sonnet de Du Bellay laquo Qui a vu quelquefois un grand checircne asseacutecheacute raquo (Antiquiteacutes de Rome sonnet XXVIII) ougrave lrsquoarbre symbolise les ruines de la Rome antique Certes dans laquo Le Mur raquo il nrsquoest pas question de ruines mais le fait que la plante morte soit associeacutee agrave la perte drsquoune icircle laquo veacuteneacutereacutee raquo fait pourtant songer agrave lrsquoœuvre du poegravete du XVIe siegravecle Lrsquoimage du miel est particuliegraverement bien choisie car cette substance gluante illustre la faccedilon dont Saint-Leacuteger Leacuteger est attacheacute agrave la vie insulaire

laquo Crsquoest un goucirct de fruit vert dont surit lrsquoaube que tu bois lrsquoair laiteux enrichi du sel des alizeacuteshellip raquo (v15-16)

Le poegravete a lrsquoimpression que lrsquoaube est devenue aigre (laquo dont

surit lrsquoaube raquo) agrave lrsquoinstar drsquoun fruit qui nrsquoest pas encore mucircr le fait de songer agrave la Caraiumlbe fait souffrir Saint-John Perse et le plonge dans un sentiment de meacutelancolie En mecircme temps il imagine que les alizeacutes apportent un air laquo laiteux raquo qui est laquo enrichi de sel raquo Lrsquoadjectif laquo laiteux raquo ne rappelle-t-il pas la jeune enfance du poegravete crsquoest-agrave-dire lrsquoeacutepoque ougrave il eacutetait nourri par sa megravere Le sel qui est contenu dans lrsquoair provient de la mer qui entoure les icircles Nous voilagrave en preacutesence drsquoune sorte de synestheacutesie de mecircme que dans laquo Correspondances raquo de Baudelaire nous trouvons dans ce poegraveme le sens auditif (laquo lrsquoimage pousse son cri raquo) le toucher (laquo tu eacuteprouves tes dents avec ta langue raquo) la vue (laquo lrsquoaube verte srsquoeacutelucide raquo) le goucirct (laquo acide raquo laquo amer raquo laquo surit raquo laquo sel raquo) et lrsquoodorat (laquo sueur raquo)

De nouveau les trois points de suspension permettent au

lecteur de se repreacutesenter mentalement la scegravene on a lrsquoimpression de voir le poegravete goucircter le fruit vert et le sel des alizeacutes

Dans les quatre derniers vers Saint-Leacuteger Leacuteger se souvient

qursquoil est toujours agrave Bordeaux Aussi legraveve-t-il les yeux et crie

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laquo Joie ocirc joie deacutelieacutee dans les hauteurs du ciel Les toiles pures resplendissent les parvis invisibles sont semeacutes drsquoherbages et les vertes deacutelices du sol se peignent au siegravecle drsquoun long jourhellip raquo (v17-20)

En pensant aux Antilles le poegravete eacuteprouve une grande joie qui

semble venir du ciel peut-ecirctre ce plaisir est-il lieacute au vent qui megravene le navire (laquo toiles raquo1) vers le pays deacutesireacute

Quant aux laquo parvis invisibles semeacutes drsquoherbages2 vertes raquo il

doit srsquoagir drsquoune allusion agrave la proprieacuteteacute priveacutee des Leacuteger aux icircles les herbes ont pousseacute et il nrsquoy a plus personne pour les couper ndash la famille du poegravete srsquoeacutetant installeacutee agrave Pau Lrsquoinvisibiliteacute de ces parvis ne symbolise-t-elle pas la grande distance entre les Antilles et le sud de la France

Saint-John Perse ne se contente pas de mentionner la maison

et le jardin il nous donne eacutegalement des preacutecisions sur lrsquoeacutetat actuel des plantations laquo les verts deacutelices du sol se peignent au siegravecle drsquoun long jourhellip raquo Ces laquo vertes deacutelices raquo renvoient probablement aux plantes de tabac de cacao3 de cafeacute et de canne agrave sucre qui constituent la partie majeure de la culture agraire agrave la Caraiumlbe Malheureusement la famille du poegravete ne peut plus cultiver ces moissons sur les plantations car elle a quitteacute deacutefinitivement ses terres Au moment ougrave Saint-John Perse eacutecrit ce poegraveme il ignore srsquoil retournera un jour en Guadeloupe Cette incertitude est peut-ecirctre suggeacutereacutee agrave travers les trois points de suspension agrave la fin du poegraveme

Ajoutons en guise de conclusion que laquo Le Mur raquo est un

poegraveme composeacute de souvenirs et de sensations qui permettent agrave

1 Il srsquoagit drsquoune synecdoque laquo Trope qui permet de deacutesigner qqch par un terme dont le sens inclut celui du terme propre ou est inclus par lui raquo (Bernard DUPRIEZ Gradus ndash Les proceacutedeacutes litteacuteraires (Dictionnaire) Paris Eacuteditions 1018 1984) 2 En geacuteneacuteral les laquo herbages raquo deacutesignent non pas le gazon devant une maison mais lrsquoherbe des preacutes 3 Mentionneacute dans laquo Eacutecrit sur la porte raquo en traduction creacuteole kako

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lrsquoeacutecrivain de retrouver agrave lrsquoinstar de Marcel Proust le laquo temps perdu raquo Nous avons remarqueacute que lrsquoadjectif laquo vert raquo et le substantif laquo aube raquo apparaissent agrave plusieurs reprises Alexis Leacuteger a souvent recours agrave ces deux meacutetaphores pour parler de son enfance Il srsquoagit drsquoune caracteacuteristique typiquement persienne Les descriptions exactes du milieu floral plongent le lecteur dans lrsquounivers paradisiaque dont recircve le poegravete Ce sont agrave la fois les nombreuses images et le savoir scientifique de Saint-Leacuteger Leacuteger qui font de cette poeacutesie un veacuteritable chef-drsquoœuvre litteacuteraire

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Charles Sorel Polygraphe1 et poegravete2 de romans comiques

Aperccedilu bio-bibliographique

Charles Sorel Sieur de Souvigny fils drsquoun procureur est neacute agrave Paris vers 1600 Il fait de solides eacutetudes qui une fois acheveacutees le megravenent vers la carriegravere litteacuteraire Son goucirct prononceacute pour les lettres favorise la rencontre avec Theacuteophile de Viau3 Saint-Amant4 et Boisrobert5 Divers romans sentimentaux et nouvelles sont dus agrave sa plume mais son succegraves qui repose en partie sur un scandale nrsquoatteint son apogeacutee qursquoapregraves la publication de lrsquoHistoire comique de Francion (1623) Le roman sera augmenteacute de faccedilon continuelle dans les anneacutees qui suivent sa premiegravere publication Cependant lrsquoauteur atteacutenue progressivement les deacutetails les plus provocateurs

Son premier emploi est celui de secreacutetaire du comte de

Cramail puis du comte de Marcilly et finalement du comte de Baradaz En 1635 il devient historiographe du roi Il faut preacuteciser que Sorel nrsquoabandonne jamais la litteacuterature de fiction Cependant il se voit deacutetourneacute de cette vocation eacutetant donneacute que son Polyandre (1648) tableau satirique de la bourgeoisie parisienne qui constitue

1 Ce substantif vient du grec πολλά (beaucoup) et de γράϕειν (eacutecrire) Il deacutesigne une personne qui eacutecrit beaucoup et sur divers sujets 2 Le substantif laquo poegravete raquo est agrave prendre dans son sens eacutetymologique il deacuterive du grec ποιητής qui signifie laquo celui qui composecreacutee raquo 3 Poegravete franccedilais (1590-1626) contemporain de Malherbe qui fut reacutehabiliteacute par les romantiques 4 Poegravete (1594-1661) dont lrsquoœuvre reflegravete agrave la perfection lrsquoestheacutetique baroque 5 Poegravete et dramaturge franccedilais (1592-1662) favori de Richelieu lrsquoun des fondateurs et des premiers membres de lrsquoAcadeacutemie franccedilaise

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une tentative de roman drsquoune forme nouvelle nrsquoa pas eacuteteacute compris par les lecteurs du temps et a ainsi eacuteteacute voueacute agrave lrsquoeacutechec

Quelques anneacutees apregraves cette deacuteception il se consacre aux

eacutetudes morales agrave la critique litteacuteraire et surtout agrave des laquo travaux pionniers dans le domaine de la bibliographie et de lrsquohistoire litteacuteraire raquo1 En mecircme temps il reacutedige une parodie de lrsquoAstreacutee drsquoHonoreacute drsquoUrfeacute en ridiculisant les poncifs ainsi que les excegraves du genre romanesque aristocratique pastoral et preacutecieux crsquoest le Berger extravagant (1627) Sa querelle avec Furetiegravere2 portant sur la Nouvelle alleacutegorique vaudra agrave ce dernier le nom de laquo Charoselles raquo dans le Roman bourgeois (1666) de Sorel

Lrsquoauteur du Francion preacutetend descendre des anciens rois

drsquoAngleterre comme il lrsquoexpose dans La Solitude et lrsquoamour philosophique de Cleacuteomegravede Plusieurs de ses ouvrages sont signeacutes du surnom laquo De lrsquoIsle raquo ou laquo Des Isles raquo qui rappelle les origines de sa famille Nous trouvons une allusion de ce nom dans lrsquoEacutecole des Femmes de Moliegravere

Je sais un paysan qursquoon appelait Gros-Pierre Qui nrsquoayant pour tout bien qursquoun seul quartier de terre Y fit tout agrave lrsquoentour faire une fosse bourbeux Et de Monsieur de lrsquoIsle en prit le nom pompeux3

A cocircteacute de ce pseudonyme Sorel en emploie encore drsquoautres

comme par exemple laquo Estor de Sorel raquo (citeacute par Olivier de la Marche)

1 Anne BERTHELOT et alii Langue et litteacuterature Anthologie Moyen Acircge XVIe ndash XVIIe ndash XVIIIe siegravecles Paris Nathan 1992 p 228 2 Furetiegravere qui preacutepare sa candidature agrave lrsquoAcadeacutemie franccedilaise propose dans sa Nouvelle alleacutegorique une sorte de catalogue des bons et mauvais eacutecrivains de son temps Sorel nrsquoaime pas lrsquoAcadeacutemie et se facircche de le voir passer agrave lrsquoennemi Certes Furetiegravere lrsquoa classeacute parmi les laquo bons eacutecrivains raquo mais il lrsquoa deacutesigneacute comme lrsquoauteur du Francion ce qui est aux yeux de Sorel une tregraves grande indiscreacutetion 3 Ces vers sont citeacutes dans lrsquoouvrage suivant Emile ROY La vie et les œuvres de Charles Sorel Sieur de Souvigny (1602-1674) Genegraveve Slatkine Reprints 1970 p 5

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Outre les œuvres deacutejagrave mentionneacutees Charles Sorel est lrsquoauteur de reacuteflexions sur le genre romanesque de son temps comme le teacutemoigne la Bibliothegraveque franccedilaise (1664-1667) ou De la connaissance des bons livres (1671) A cocircteacute de sa passion pour les lettres il se consacre au travail de lrsquohistorien Ses principaux ouvrages historiques sont lrsquoHistoire de la monarchie franccedilaise (1630) ainsi que lrsquoHistoire de la monarchie franccedilaise sous Louis XIV (1662) Dans la Science universelle (1634-1644) Sorel se montre encyclopeacutediste

Il est difficile agrave dire au juste combien drsquoœuvres Sorel a

produites Selon le Pegravere Niceron il y aurait trente-neuf ouvrages auxquels il faudrait ajouter une vingtaine de publications telles que le Jugement du Cid par un bourgeois de Paris marguillier de sa paroisse ou encore la Comeacutedie de Chansons ainsi que les Lois de la galanterie Parmi ses œuvres romanesques nous trouvons par exemple le Francion ou encore les Amours de Cleacuteageacutenor et Doristeacutee (1622) ougrave lrsquoheacuteroiumlne du roman Doristeacutee change de costume agrave travers cinq pages Soit elle inspire des laquo passions furieuses agrave tous les cavaliers de France et drsquoItalie raquo1 soit elle se deacuteguise en domestique masculin et doit reacutesister aux maicirctresses de la maison Le Palais drsquoAngeacutelie (1622 deacutedieacute agrave Madame la sœur du Roi) figure eacutegalement parmi les œuvres romanesques de Sorel Il relate lrsquohistoire de jeunes gens qui se reacuteunissent agrave la campagne pour faire de la musique et pour se raconter des contes dont chacun deacutebouche sur un rapt Crsquoest une allusion agrave la conspiration qui vise agrave enlever la sœur du Roi On trouve dans ce livre de nettes exageacuterations voulues par lrsquoauteur ce qui ne lrsquoempecircche pas drsquoecirctre un laquo curieux tableau des mœurs violentes et raffineacutees de lrsquoeacutepoque raquo2 Ces histoires ne sont pas sans nous rappeler le Deacutecameacuteron de Boccace Quant aux Nouvelles franccedilaises (1623) celles-ci ont eacuteteacute publieacutees quelques mois apregraves le Palais drsquoAngeacutelie mais elles nrsquoont pas connu le mecircme inteacuterecirct Le cadre de ce livre est Paris que Sorel qualifie de laquo plus belle ville du monde raquo La Maison

1 op cit p 35 2 op cit p 36

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des Jeux (1642) est un recueil de nouvelles qui a connu cette fois-ci davantage de succegraves Ces histoires nous ramegravenent directement agrave des comeacutedies bien connues agrave lrsquoeacutepoque Il reste encore agrave classer parmi les œuvres romanesques le Chemin de la Fortune la Vraie suite de la Polyxegravene LrsquoOrphyse de Chrysante et le Berger extravagant (1627)

Crsquoest apregraves une vieillesse relativement pauvre mais ougrave il

travaille toujours agrave la laquo connaissance des bons livres raquo que Charles Sorel srsquoeacuteteint en mars 1674

LrsquoHistoire comique de Francion (1623-1633)1

LrsquoHistoire comique de Francion est lrsquoun des plus grands succegraves litteacuteraires du XVIIe siegravecle Voici un bref reacutesumeacute drsquoune œuvre qui nrsquoa pas seulement marqueacute les lecteurs de son eacutepoque mais eacutegalement les eacutecrivains

laquo Le jeune Francion aristocrate mais pauvre parcourt la France agrave la recherche de la bonne fortune Francion raconte ses aventures qui ont commenceacute par la poursuite de Laurette une jeune femme dont il est tombeacute amoureux (Livre I) Apregraves quelques eacutepisodes burlesques et le reacutecit de la vie de Laurette (Livre II) Francion qursquoun gentilhomme a recueilli dans son chacircteau entreprend de raconter son enfance et son eacuteducation (Livres III et IV) le portrait du peacutedant Hortensius donne lieu agrave une veacuteritable satire de lrsquoeacuteducation Il deacutecrit ensuite les milieux de libres-penseurs qursquoil a freacutequenteacutes ce qui lui permet de deacutevelopper sa conception du laquo geacuteneacutereux raquo homme affranchi de tous les preacutejugeacutes (Livre V) ses aventures le megravenent aussi parmi la noblesse de province dont il fait un tableau amuseacute et pittoresque avant de deacutecrire les peacuteripeacuteties qui le ramegravenent agrave la cour du roi (Livre VI) La fin de cette premiegravere partie culmine avec la

1 Pour faire la preacutesentation du Francion nous nous sommes baseacute sur lrsquoouvrage drsquoEmile ROY La vie et les œuvres de Charles Sorel Sieur de Souvigny (1602-1674) Genegraveve Slatkine Reprints 1970 ainsi que sur celui de Herveacute-D BEacuteCHADE Les romans comiques de Charles Sorel Fiction narrative langue et langages Genegraveve Droz 1981

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description de la vie libertine et deacutebaucheacutee que megravenent Francion et ses amis dans le chacircteau du gentilhomme Raymond (Livre VII) raquo1

Le Francion est agrave la fois un roman drsquoapprentissage dans lequel Sorel fait beaucoup drsquoallusions agrave sa famille agrave sa fortune et agrave ses ancecirctres Crsquoest un trait de caractegravere de cet eacutecrivain du XVIIe siegravecle Cependant nous y trouvons aussi des traces drsquoun roman philosophique drsquoun roman satirique ainsi que drsquoun roman critique Lrsquoensemble deacutebouche sur une sagesse pleine drsquohumour qui annonce deacutejagrave de faccedilon tregraves nette lrsquoœuvre de Moliegravere

La premiegravere eacutedition du Francion datant de 1623 et publieacutee

sans nom drsquoauteur se compose de sept livres En 1623 elle en est suivie drsquoune deuxiegraveme qui est augmenteacutee de quatre livres Ce nrsquoest qursquoen 1633 que lrsquoeacutedition deacutefinitive constitueacutee de douze livres est publieacutee sous le titre complet de La Vraye Histoire Comique de Francion Composeacutee par Nicolas de Moulinet Sieur du Parc Gentilhomme Lorrain Amplifieacutee en plusieurs endroicts et augmenteacutee drsquoun Livre suivant les manuscripts de lrsquoAutheur Elle est preacuteceacutedeacutee de la deacutedicace laquo A Francion raquo

Selon Charles Sorel laquo [n]ous avons assez drsquohistoires tragiques

qui ne font que nous attrister Il en faut maintenant voir une qui soit toute comique raquo Le Francion premier en date des romans de mœurs franccedilais peut ecirctre consideacutereacute comme lrsquoancecirctre de lrsquoHistoire de Gil Blas de Sentillane (1715-1735) drsquoAlain Reneacute Lesage ou encore de Jacques le Fataliste et son maicirctre (1773) de Denis Diderot qui sont deux œuvres du XVIIIe siegravecle

On ne peut nier qursquoil y ait quelque rapport entre les aventures

de Francion relateacutees par le protagoniste eacuteponyme (qui est en mecircme temps narrateur intradieacutegeacutetique) et son preacutenom qui le dit laquo franc raquo crsquoest-agrave-dire laquo libre raquo Il est mecircme possible de relever

1 Anne BERTHELOT et alii Langue et litteacuterature Anthologie Moyen Acircge XVIe ndash XVIIe ndash XVIIIe siegravecles Paris Nathan 1992 p 229

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quelques traits communs entre le personnage principal du roman et lrsquoauteur lui-mecircme surtout si lrsquoon songe aux anneacutees de jeunesse de Sorel

Une autre caracteacuteristique du roman Histoire comique de Francion

est la protestation contre la litteacuterature romanesque Crsquoest une sorte de laquo revanche de lrsquoesprit gaulois sur le bel esprit raquo1 de la part de Sorel En drsquoautres termes les Preacutecieuses ont lrsquohabitude de preacutetendre qursquoelles descendent en ligne directe des rois de France Or Sorel condamne cette attitude gauloise ainsi que la falsification des origines Cela peut eacutetonner le lecteur moderne car nous savons que lrsquoauteur de la Maison des Jeux a lui-mecircme toujours preacutetendu descendre des rois drsquoAngleterre

Apregraves lrsquoeacutedition deacutefinitive du Francion Sorel srsquoest arrecircteacute

drsquoeacutecrire des ouvrages de ce genre bien que ce dernier roman comique ait connu un grand succegraves aupregraves du public franccedilais La raison de cet abandon est le nombre croissant drsquoennemis que lrsquoeacutecrivain srsquoest faits Aussi le succegraves du Francion est-il eacutetroitement lieacute au scandale En lisant la Science universelle (1635) nous avons lrsquoimpression que lrsquoeacutecrivain srsquoexcuse dans lrsquolaquo Avertissement raquo de ne plus eacutecrire des œuvres comiques

laquo Jamais les honnecirctes gens ne se scandaliseront pour voir que lrsquoon srsquoadonne agrave quelques piegraveces reacutecreacuteatives parmi des ouvrages seacuterieux Toutefois il est certain que la plupart des hommes sont si stupides qursquoils ne peuvent consideacuterer ceci et que si un brave homme a fait quelque chose de faceacutetieux ils lrsquoestiment moins qursquoun hypocrite qui fait des livres de deacutevotion pour se faire croire homme de bien et attraper des beacuteneacutefices ou qursquoun esprit vain et sot qui compose des livres de morale et de politique afin de faire lrsquohomme drsquoEtat et le personnage drsquoimportance quoique toutes ces sortes drsquoouvrages ne soient que des redites de ce qui est ailleurs et lrsquoon ne considegravere pas

1 Emile ROY La vie et les œuvres de Charles Sorel Sieur de Souvigny (1602-1674) Genegraveve Slatkine Reprints 1970 p 111

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qursquoune bonne satire valait encore bien mieux en ces temps-ci et qursquoil eacutetait bien plus malaiseacute drsquoy reacuteussir raquo1

On constate qursquoil y a plusieurs traces de colegravere dans cette

affirmation qui reacutesume la cause du deacutetournement de Sorel des romans comiques Sorel preacutecieux et eacutecrivain anti-preacutecieux

Lrsquoauteur du Berger extravagant manifeste un goucirct prononceacute pour les salons aristocratiques et les salles de theacuteacirctre Depuis son service de secreacutetaire chez le comte de Cramail Sorel est devenu tregraves galant tout en imitant le style les maniegraveres et parfois mecircme les pseudonymes tels que laquo Erophile raquo de son maicirctre Crsquoest avec un orgueil indeacuteniable qursquoil se rend dans la salle du Petit-Bourbon avec des livrets qursquoil distribue avec plaisir aux dames Cependant il ne peut srsquoempecirccher de se rire parfois inteacuterieurement des stupides questions des laquo grands seigneurs raquo Nrsquoest-ce pas deacutejagrave un trait anti-preacutecieux qui se fait remarquer chez le Sieur de Souvigny Pourtant il ne cesse de deacuteployer tous ses talents dans les reacuteunions de lrsquoaristocratie et de la riche bourgeoisie en proposant aux dames des thegraveses drsquoamour

Ce sont les brillantes relations qui ont fait de Sorel un

homme fier Il accepte mecircme lrsquoanagramme de son nom proposeacutee par son ami Guy Patin agrave savoir laquo Clarus sol ero raquo

Sorel comme un soleil en nos ans paraicirctra

Si dans sa vie priveacutee Sorel aime srsquoattribuer des qualiteacutes preacutecieuses dans son œuvre quelques indices nous prouvent plutocirct le contraire En drsquoautres termes lrsquoauteur du Francion deacutecrit

1 SOREL Avertissement de la Science universelle 1635

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souvent des scegravenes deacutegoucirctantes et macabres dans la Maison des Jeux que Moliegravere a preacutefeacutereacute laisser de cocircteacute vu que le public franccedilais ne les aurait pas supporteacutees Cela constitue bel et bien un trait anti-preacutecieux surtout si lrsquoon se rappelle qursquoune des laquo lois raquo de la preacuteciositeacute est de srsquoexprimer dans une langue soutenue et difficile drsquoaccegraves Mecircme la premiegravere eacutedition de lrsquoHistoire comique de Francion contient des jurons trop excessifs et des pages grossiegraveres comme par exemple le reacutecit du songe Somme toute lrsquoeffet du choc ainsi que la grossiegravereteacute constituent les principaux deacutefauts de lrsquoœuvre de Charles Sorel sans qursquoelle ne perde cependant de son utiliteacute ni de lrsquooriginaliteacute des teacutemoignages de lrsquoeacutepoque qui y sont exposeacutes

Un dernier exemple qui prouve que Sorel est un eacutecrivain anti-

preacutecieux est qursquoil critique dans le Berger extravagant les expressions nouvelles procircneacutees dans les milieux preacutecieux et usiteacutees par de nombreux auteurs de lrsquoeacutepoque Voici ce que Sorel pense des œuvres dues agrave leur plume

laquo Chacun demeurera drsquoaccord [hellip] que si lrsquoon voulait nrsquoecirctre pas trompeacute il serait besoin drsquoeacutetablir un censeur de livres qui ne donnacirct congeacute qursquoaux bons drsquoaller de par le monde et condamnacirct les autres agrave la poussiegravere drsquoun cabinet raquo1

Nous voyons que malgreacute sa personnaliteacute marqueacutee par le

caractegravere de la preacuteciositeacute Sorel demeure un eacutecrivain anti-preacutecieux dans ses œuvres et nrsquoheacutesite pas agrave critiquer ouvertement ses adversaires et confregraveres Conclusion

Dans la preacutesentation qui preacutecegravede nous avons vu que Sorel se distingue non seulement par le style mais eacutegalement par le contenu de ses œuvres des autres eacutecrivains du XVIIe siegravecle Srsquoil

1 op cit p 148

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preacutesente lui-mecircme des traits de caractegravere propres agrave la preacuteciositeacute il nrsquoheacutesite pas agrave condamner les attitudes des Preacutecieuses dans ses textes Lrsquoimportance de ses ouvrages se manifeste surtout par les nombreux emprunts que drsquoautres hommes de lettres ont faits agrave Sorel Le plus connu drsquoentre eux est sans doute Moliegravere qui nous deacutecrit dans les Preacutecieuses ridicules des scegravenes qui sont nettement inspireacutees par lrsquoauteur du Francion Nous pouvons mecircme preacutetendre que crsquoest gracircce aux teacutemoignages de Sorel que nous arrivons agrave mieux saisir la piegravece de Moliegravere Aussi lrsquoauteur du Berger extravagant peut-il ecirctre consideacutereacute comme lrsquoune des figures marquantes du XVIIe siegravecle mecircme srsquoil est en partie passeacute par profits et pertes dans les temps modernes

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Baudelaire laquo LrsquoHomme et la mer raquo

Homme libre toujours tu cheacuteriras la mer La mer est ton miroir tu contemples ton acircme Dans le deacuteroulement infini de sa lame Et ton esprit nrsquoest pas un gouffre moins amer Tu te plais agrave plonger au sein de ton image Tu lrsquoembrasses des yeux et des bras et ton cœur Se distrait quelquefois de sa propre rumeur Au bruit de cette plainte indomptable et sauvage Vous ecirctes tous les deux teacuteneacutebreux et discrets Homme nul nrsquoa sondeacute le fond de tes abicircmes O mer nul ne connaicirct tes richesses intimes Tant vous ecirctes jaloux de garder vos secrets Et cependant voilagrave des siegravecles innombrables Que vous vous combattez sans pitieacute ni remord Tellement vous aimez le carnage et la mort O lutteurs eacuteternels ocirc fregraveres implacables 1

Les Fleurs du Mal - XIV

1 BAUDELAIRE Œuvres complegravetes Paris Gallimard (Bibliothegraveque de la Pleacuteiade) 1975 t 1 p 19

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APPLICATION DE LA MEacuteTHODE JAKOBSONIENNE

Introduction

Le poegraveme laquo LrsquoHomme et la mer raquo publieacute pour la premiegravere fois en octobre 1852 dans la Revue de Paris (RP) se situe dans la partie intituleacutee laquo Spleen et Ideacutealndash Le cycle de la poeacutesie et de la beauteacute raquo qui constitue le deacutebut des Fleurs du Mal1 Le titre initial ayant eacuteteacute laquo LrsquoHomme libre et la mer raquo cette poeacutesie agrave thegraveme romantique met lrsquoaccent sur les correspondances Baudelaire y ajoute lrsquoaffrontement fraternel dans la derniegravere strophe

On pourrait reprocher agrave la preacutesente eacutetude drsquoecirctre trop bregraveve

mais son unique objectif est de preacutesenter quelques approches baseacutees sur les travaux de Roman Jakobson qui devraient servir de base agrave une lecture aiseacutee du poegraveme baudelairien

1 BAUDELAIRE Œuvres complegravetes Paris Gallimard (Bibliothegraveque de la Pleacuteiade) 1975 t1

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Bregraveve preacutesentation de lrsquoapproche jakobsonienne

Roman Jakobson linguiste neacute en URSS essaie de soumettre les œuvres litteacuteraires agrave une critique qui ne se reacutefegravere qursquoau poegraveme lui-mecircme tout en faisant table-rase du paratexte Lrsquoobjectif de cette meacutethode se trouve reacutesumeacute dans la question suivante laquo Qursquoest-ce qui fait drsquoun message verbal une œuvre litteacuteraire raquo1 Pour deacutemontrer sa theacuteorie Jakobson eacutetablit un scheacutema comprenant six facteurs constitutifs de tout acte de communication verbale

ContexteIV

DestinateurIhelliphelliphellipMessageIIhelliphellipDestinataireIII

ContactV

CodeVI

I) Le destinateur constitue le locuteur crsquoest celui qui parle II) Le message repreacutesente ce qui est raconteacute III) Quant au destinataire encore appeleacute locutaire ou

interlocuteur il srsquoagit de la personne agrave laquelle srsquoadresse le destinateur

IV) Le contexte est le cadre le sujet dont on parle (p ex la

bataille de Waterloo)

1 Roman JAKOBSON laquo Linguistique et poeacutetique raquo in Essais de linguistique geacuteneacuterale Paris Eacuteditions de Minuit 1963 p210

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V) Le contact peut ecirctre visuel ou verbal selon la nature de communication (conversation teacuteleacute-phonique dialogue face-agrave-face)

VI) Le code repreacutesente la langue qui permet de srsquoexprimer Il se

peut drsquoailleurs aussi qursquoil nrsquoy ait que des symboles (p ex panneaux routiers etc)

Jakobson preacutecise que chacun de ces six facteurs engendre une fonction linguistique diffeacuterente Neacuteanmoins les messages remplissent en geacuteneacuteral plusieurs fonctions et il est tregraves difficile drsquoen trouver qui nrsquoen remplisse qursquoune seule Les six fonctions dont parlent les formalistes sont les suivantes

ReacutefeacuterentielleII

EacutemotiveIhelliphelliphelliphellipPoeacutetiqueIIIhelliphelliphellipConativeVI

PhatiqueIV

MeacutetalinguistiqueV I) La fonction eacutemotive consiste agrave faire part de ses sentiments II) On a recours agrave la fonction reacutefeacuterentielle lorsqursquoune

information est transmise (p ex laquo Le train part agrave huit heures raquo)

III) La fonction poeacutetique preacutedomine dans un texte litteacuteraire IV) La tentative drsquoappeler quelqursquoun fait preuve drsquoun emploi de

la fonction phatique (du grec φατίξω je deacuteclare je dis) (p ex laquo allocirc Mrsquoentends-tu raquo)

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V) A la fonction meacutetalinguistique se rapportent les deacutefinitions des dictionnaires

VI) Si lrsquoon donne un ordre agrave quelqursquoun ou que lrsquoon essaie drsquoagir

sur lrsquoautre on fait usage de la fonction conative (du latin conari essayertenter)

Reacuteduire la fonction poeacutetique agrave la poeacutesie serait simplifier

consideacuterablement les choses Bien qursquoelle soit celle qui domine elle ne constitue aucunement la seule fonction de lrsquoart du langage

Sans doute la phrase-cleacute du formalisme est laquo la forme produit

du sens raquo En drsquoautres termes les partisans de cette theacuteorie essaient de deacutemontrer qursquoen analysant les particulariteacutes formelles ils aboutissent neacutecessairement agrave la construction du sens drsquoune œuvre litteacuteraire Par ailleurs il existe dans la poeacutesie une certaine ambiguiumlteacute selon Jakobson elle est laquo une proprieacuteteacute intrinsegraveque inalteacuterable de tout message centreacute sur lui-mecircme bref crsquoest un corollaire obligeacute de la poeacutesie raquo1 Autrement formuleacute il se peut qursquoil y ait plusieurs interpreacutetations possibles drsquoun mecircme poegraveme ce qui en fait preacuteciseacutement un chef-drsquoœuvre litteacuteraire

En ce qui concerne les rimes drsquoune poeacutesie les formalistes

pensent qursquoil ne faut pas seulement les traiter du point de vue sonore laquo la rime implique neacutecessairement une relation seacutemantique entre les uniteacutes qursquoelle lie [hellip] raquo2 Il nrsquoest donc pas ducirc au hasard que certains termes soient rapprocheacutes par lrsquoeffet de rime en geacuteneacuteral les poegravetes ont recours agrave ce proceacutedeacute soit pour mettre en eacutevidence certaines expressions soit pour marquer leur similitude ou leur opposition Il en est de mecircme pour la meacutetaphore3 la comparaison1 la parabole2 lrsquoantithegravese3 le

1 Roman JAKOBSON laquo Linguistique et poeacutetique raquo in Essais de linguistique geacuteneacuterale Paris Eacuteditions de Minuit 1963 p238 2 op cit p233 3 laquo [hellip] le passage drsquoun sens agrave lrsquoautre a lieu par une opeacuteration personnelle fondeacutee sur une impression ou une interpreacutetation et celle-ci demande agrave ecirctre trouveacutee sinon reveacutecue par le lecteur raquo

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contraste4 etc Il faut toujours analyser les liens entre les mots rapprocheacutes sous lrsquoeffet des proceacutedeacutes stylistiques ou syntaxiques

Lrsquoavantage de lrsquoapproche jakobsonienne par rapport agrave

drsquoautres meacutethodes de critique litteacuteraire est qursquoelle ne neacutecessite aucune information sur la genegravese de lrsquoœuvre ni sur lrsquoauteur A la limite les formalistes nrsquoauraient mecircme pas besoin de connaicirctre le nom de lrsquoeacutecrivain Ils partent du texte proprement dit et non pas de ce qui lrsquoentoure Cela permet geacuteneacuteralement drsquoaboutir agrave des reacutesultats deacutemontrables et difficiles agrave contredire Tel nrsquoest cependant pas le cas pour la critique qui se base sur la biographie de lrsquoauteur on a parfois tendance agrave voir quelque chose dans le poegraveme qui nrsquoest pas toujours recevable voire deacutemontrable

La meacutethode de Jakobson permet en plus drsquoanalyser des textes anonymes dont le critique ignore tout de lrsquoauteur et de la genegravese de lrsquoœuvre La recherche des particulariteacutes du texte permet tout de mecircme drsquoarriver agrave des interpreacutetations solides dont la logique peut facilement ecirctre suivie On essaie de deacutemontrer que laquo la forme produit du sens raquo

ANALYSE DU POEgraveME Les isotopies

(Bernard DUPRIEZ Gradus ndash Les proceacutedeacutes litteacuteraires (Dictionnaire) Paris Eacuteditions 1018 1984 p286) 1 laquo On rapproche deux entiteacutes quelconques du mecircme ordre au regard drsquoune mecircme action drsquoune mecircme qualiteacute etc raquo (op cit p121) 2 laquo [hellip] petit reacutecit alleacutegorique qui propose un enseignement moral ou un message religieux raquo (Bruno HONGRE Le dictionnaire portatif du bachelier Paris Hatier (coll laquo Profil raquo) 2002 p447) 3 laquo Preacutesenter mais en lrsquoeacutecartant ou en la niant une ideacutee inverse en vue de mettre en relief lrsquoideacutee principale raquo (Bernard DUPRIEZ Gradus ndash Les proceacutedeacutes litteacuteraires (Dictionnaire) Paris Eacuteditions 1018 1984 p57) 4 laquo Opposition de deux choses dont lrsquoune fait ressortir lrsquoautre raquo (Paul ROBERT Le Petit Robert Paris Le Robert 1987 p381)

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Le poegraveme laquo LrsquoHomme et la mer raquo permet au lecteur de deacutegager diffeacuterentes isotopies sur lesquelles se base lrsquoœuvre en premier lieu il y a le champ lexical de la beauteacute et les mots qui srsquoy rapportent sont

cheacuteriras (v1) miroir (v1) contemples (v2) tu te plais (v5) image (v5) embrasses (v6)

Une deuxiegraveme isotopie que lrsquoon trouve dans cette poeacutesie est celle de la mer

lame (v3) gouffre (v4) plonger (v5)

indomptable (v8) sauvage (v8) teacuteneacutebreux (v9) abicircmes (v10)

Parallegravelement il existe un nombre assez consideacuterable de termes qui renvoient au champ lexical de lrsquohomme

libre (v1) acircme (v2) esprit (v4) yeux (v6) bras (v6) cœur (v8) rumeur (v9)

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Enfin la quatriegraveme isotopie regroupe les mots qui se rapportent au thegraveme de la bataille

bruit (v8) indomptable (v8) sauvage (v8) teacuteneacutebreux (v9) combattez sans pitieacute ni remord (v14) carnage (v15) mort (v15) lutteurs (v16) implacables (v16)

Nous voyons que le poegravete puise les termes qursquoil emploie dans diffeacuterents domaines qui forment un ensemble et renvoient agrave une ideacutee centrale que nous analyserons ulteacuterieurement Les champs seacutemantiques

Une lecture plus approfondie du poegraveme baudelairien nous oblige agrave analyser eacutegalement les champs seacutemantiques Degraves le deacutebut du texte nous assistons agrave un rapprochement entre lrsquohomme et la mer qui se poursuivra jusqursquoau dernier vers lrsquohomme laquo cheacuterira raquo toujours la mer qui est son laquo miroir raquo Ce miroir est constitueacute de laquo lames raquo (ondes marines) dans lesquelles lrsquoecirctre humain peut laquo contempler raquo son laquo acircme raquo Tous les deux la mer et lrsquolaquo esprit raquo humain sont des laquo gouffres amers raquo ils sont agrave la fois laquo teacuteneacutebreux raquo et laquo discrets raquo Leur deacutesir de garder leurs laquo secrets raquo constitue un autre parallegravele entre eux La ressemblance entre homme et mer est si grande que lrsquoecirctre humain finit par se deacutecouvrir dans lrsquooceacutean qui est son laquo fregravere raquo Neacuteanmoins leurs traits communs ne sont pas toujours positifs chacun drsquoentre eux

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aime le laquo carnage raquo et la laquo mort raquo Ils sont des laquo lutteurs eacuteternels raquo En regroupant tous les termes positifs drsquoun cocircteacute et les mots

neacutegatifs de lrsquoautre nous constatons que la somme des mots agrave connotation neacutegative compte une expression de plus positif libre (v1)

cheacuteriras (v1) miroir (v2) contemples (v2) acircme (v2) esprit (v4) plais (v5) embrasses (v6) cœur (v6) distrait (v7) discrets (v9) richesses (v11) intimes (v11) fregraveres (v16)

(14 occurrences) neacutegatif gouffre (v4)

amer (v4) rumeur (v7) bruit (v8) plainte (v8) indomptable (v8) sauvage (v8) teacuteneacutebreux (v9) abicircmes (v10)

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combattez (v14) sans pitieacute ni remord (v14) carnage (v15) mort (v15) lutteurs (v16) implacable (v16)

(15 occurrences)

Le fait que les termes neacutegatifs lrsquoemportent sur les expressions positives montre deacutejagrave qursquoen deacutepit de la laquo fraterniteacute raquo entre homme et mer la chute du poegraveme sera probablement neacutegative agrave son tour Le niveau phonique

Nous nous trouvons face agrave quatre quatrains composeacutes drsquoalexandrins (vers dodeacutecasyllabiques) Homme libre toujours tu cheacuteriras la mer

La mer est ton miroir tu contemples ton acircm(e) Dans le deacuteroulement infini de sa lam(e) Et ton esprit nrsquoest pas un gouffre moins amer Tu te plais agrave plonger au sein de ton imag(e) Tu lrsquoembrasses des yeux et des bras et ton cœur Se distrait quelquefois de sa propre rumeur

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Au bruit de cette plaint(e) indomptabl(e) et sauvag(e) Vous ecirctes tous les deux teacuteneacutebreux et discrets Homme nul nrsquoa sondeacute le fond de tes abicircmes O mer nul ne connaicirct tes richeses intimes Tant vous ecirctes jaloux de garder vos secrets

Et cependant voilagrave des siegravecles innombrables Que vous vous combattez sans pitieacute ni remord Tellement vous aimez le carnag(e) et la mort O lutteurs eacuteternels ocirc fregraveres implacables

Le rythme de ces vers est reacutegulier eacutetant donneacute qursquoil srsquoagit drsquoalexandrins Nrsquoest-ce pas lagrave une faccedilon de montrer que la situation entre homme et mer telle que nous la preacutesente Baudelaire a dureacute depuis de nombreux siegravecles et durera probablement toujours Certains termes sont mis en eacutevidence drsquoun cocircteacute par la coupe de lrsquoautre cocircteacute par la ceacutesure Lrsquoabsence de coupe dans les vers 13 et 14 montre qursquoil y a un changement par rapport agrave ce qui preacutecegravede bien que lrsquohomme et lrsquooceacutean puissent ecirctre consideacutereacutes comme des laquo fregraveres raquo ils se combattent mutuellement

A part le rythme le lecteur trouve beaucoup de rimes

embrasseacutees dont le scheacutema est ABBA CDDC EFFE GHHG

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Au surplus il y a une alternance des rimes masculines et feacuteminines1 Passons agrave une analyse plus deacutetailleacutee des rimes Premier quatrain mer ndash amer rime riche2 pour lrsquoœil3 Ces deux mots relieacutes par lrsquoeffet de lrsquoidentiteacute sonore sont similaires En drsquoautres termes lrsquoeau saleacutee de la mer a un goucirct amer acircme ndash lame rime pauvre4 pour lrsquooreille5 Voici une opposition les lames sont visibles et leur dureacutee drsquoexistence est limiteacutee agrave quelques secondes En revanche lrsquoacircme est quelque chose drsquoimmateacuteriel qui est supposeacute durer eacuteternellement Drsquoougrave lrsquoimperfection de la rime Deuxiegraveme quatrain image ndash sauvage rime suffisante6 pour lrsquoœil Le poegravete nous raconte que lrsquohomme deacutecouvre son image dans les ondes marines Neacuteanmoins nrsquoest-il pas aussi sauvage et cruel que la mer pendant une tempecircte cœur ndash rumeur rime suffisante pour lrsquooreille

1 laquo Rappelons qursquoune rime feacuteminine est termineacutee par un e muet qui ne se prononce pas tandis que la rime masculine est termineacutee par une syllabe qui se prononce raquo (Franccediloise NAYROLLES Examens ndash Pour eacutetudier un poegraveme Paris Hatier (coll laquo Profil raquo) 1996 p27) 2 Une rime est dite riche laquo lorsqursquoelle possegravede trois sonoriteacutes ou plus soit vocaliques soit consonantiques homophones raquo (op cit p29) 3 laquo La lsquorime pour lrsquoœilrsquo est fondeacutee non seulement sur lrsquohomophonie mais eacutegalement sur lrsquohomographie crsquoest-agrave-dire lrsquoeacutecriture identique des sons raquo (op cit p28) 4 La rime pauvre laquo [hellip] possegravede une sonoriteacute soit vocalique soit consonantique homophone raquo (op cit p29) 5 laquo La lsquorime pour lrsquooreillersquo est fondeacutee sur lrsquohomophonie crsquoest-agrave-dire la reprise de sons identiques raquo (op cit p28) 6 Une rime suffisante laquo [hellip] possegravede deux sonoriteacutes soit vocaliques soit consonantiques homophones raquo (op cit p29)

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Parfois le cœur est accableacute par des rumeurs1 Il srsquoagit sans doute des bonne et mauvaise consciences qui se disputent agrave lrsquointeacuterieur de notre corps Le cœur a besoin de temps en temps de srsquoen distraire Troisiegraveme quatrain discrets ndash secrets rime riche pour lrsquoœil Les secrets demandent neacutecessairement une certaine discreacutetion pour qursquoils ne soient pas divulgueacutes Les deux termes ne srsquoopposent donc nullement abicircmes ndash intimes rime pauvre pour lrsquooreille Nous avons lrsquoimpression que ces deux mots nrsquoont aucun rapport entre eux Or tel nrsquoest pas le cas ils sont mecircme assez proches lrsquoun de lrsquoautre lrsquointimiteacute drsquoune personne est souvent consideacutereacutee comme une sorte drsquoabicircme que les autres ne peuvent pas sonder Il srsquoagit drsquoune espegravece de treacutesor que chacun drsquoentre nous possegravede Quatriegraveme quatrain innombrables ndash implacables rime riche pour lrsquoœil Depuis drsquolaquo innombrables raquo anneacutees les hommes ainsi que la mer nrsquoont cesseacute drsquoecirctre laquo implacables raquo crsquoest-agrave-dire cruels remord ndash mort rime riche pour lrsquooreille Ces deux substantifs sont en effet tregraves lieacutes souvent lrsquohomme et lrsquooceacutean sacrifient des vies et ils nrsquoen ont mecircme pas mauvaise conscience

1 laquo Bruit confus de voix raquo (Paul ROBERT Le Petit Robert Paris Le Robert 1987)

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Lrsquoalliteacuteration en laquo m raquo

Un lecteur sensible remarquera lrsquoalliteacuteration1 en laquo m raquo dans le premier quatrain

homme (v1) mer (v1) miroir (v2) acircme (v2) deacuteroulement (v3) lame (v3) moins (v4) amer (v4)

Les mots ainsi rapprocheacutes ne reacutesument-ils pas de faccedilon tregraves claire lrsquoideacutee centrale du poegraveme agrave savoir que lrsquohomme essaie de deacutecouvrir les traces de son acircme dans les flots amers de lrsquooceacutean Nous nous limitons dans ce sous-chapitre agrave cette sonoriteacute eacutetant donneacute qursquoelle est agrave notre avis la plus eacuteloquente et facilement deacutemontrable Le niveau syntaxique

Avant de passer agrave lrsquoanalyse drsquoeacuteventuelles anomalies syntaxiques deacutefinissons drsquoabord les diffeacuterents types de phrases que lrsquoon peut trouver dans cette œuvre litteacuteraire le premier vers du premier quatrain le quatriegraveme vers de la troisiegraveme strophe ainsi que le quatriegraveme vers du quatriegraveme quatrain sont des phrases de type exclamatif Les autres sont affirmatives Ce sont

1 laquo Retours multiplieacutes drsquoun son [consonantique] identique raquo (Bernard DUPRIEZ Gradus ndash Les proceacutedeacutes litteacuteraires (Dictionnaire) Paris Eacuteditions 1018 1984 p33)

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les vers-cleacutes qui sont constitueacutes de phrases exclamatives

Homme libre toujours tu cheacuteriras la mer (v1)

[hellip]

Tant vous ecirctes jaloux de garder vos secrets (v12)

[hellip]

O lutteurs eacuteternels ocirc fregraveres implacables (v16)

En modifiant le ton de ces vers par rapport aux autres Baudelaire parvient agrave les mettre en relief au deacutebut lrsquohomme veacutenegravere la mer au troisiegraveme quatrain lrsquooceacutean et lui sont deacutesireux de garder leurs secrets et finalement au dernier vers ils se combattent mutuellement Il y a une eacutevolution agrave partir du tempus pacis initial au tempus belli final dont le douziegraveme vers preacutesente lrsquoorigine

Drsquoautre part le premier vers nous met en preacutesence drsquoune rupture de syntaxe

Homme libre toujours tu cheacuteriras la mer (v1)

Pour que la phrase soit syntaxiquement correcte le poegravete aurait ducirc eacutecrire

Homme libre tu cheacuteriras toujours la mer Neacuteanmoins en choisissant cette tournure un peu insolite il

lui est possible de mettre lrsquoaccent sur lrsquoadverbe laquo toujours raquo qui se trouve en plus devant la ceacutesure et beacuteneacuteficie ainsi drsquoune double mise en eacutevidence Il ne srsquoagit donc pas drsquoun fait unique mais

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lrsquohomme veacuteneacuterera la mer agrave toutes les eacutepoques futures de la mecircme faccedilon qursquoil lrsquoa fait au passeacute

Dans le dernier quatrain lrsquoordre syntaxique est entiegraverement

bouleverseacute

Et cependant voilagrave des siegravecles innombrables Que vous vous combattez sans pitieacute ni remord Tellement vous aimez le carnage et la mort O lutteurs eacuteternels ocirc fregraveres implacables

Selon les regravegles de la syntaxe Baudelaire aurait eacuteteacute obligeacute de

formuler la phrase de la faccedilon suivante

O lutteurs eacuteternels ocirc fregraveres implacables Voilagrave cependant des siegravecles innombrables Que vous vous combattez sans pitieacute ni remord Tellement vous aimez le carnage et la mort

Or les groupes nominaux laquo lutteurs eacuteternels raquo et laquo fregraveres implacables raquo nrsquoauraient plus leur place privileacutegieacutee agrave la fin du texte qui les met pourtant bien en relief et illustre clairement leur vraie relation Le niveau morphosyntaxique

Si dans les huit premiers vers le pronom preacutedominant est laquo tu raquo la deuxiegraveme moitieacute du poegraveme traite lrsquohomme et la mer ensemble en employant le pronom laquo vous raquo Le lecteur a lrsquoimpression qursquoils forment un vrai couple fraternel qui ne cesse de se disputer bien que lrsquoincipit du poegraveme fasse songer plutocirct au contraire Chacun est drsquoabord preacutesenteacute individuellement et ce

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nrsquoest que dans la deuxiegraveme partie1 que lrsquoecirctre humain et lrsquooceacutean sont deacutecrits comme eacutetant deux laquo fregraveres implacables raquo qui se querellent eacuteternellement Conclusion

En parcourant les eacutetapes de lrsquoanalyse qui preacutecegravede nous remarquons que le thegraveme central du poegraveme laquo LrsquoHomme et la mer raquo est illustreacute drsquoun cocircteacute par le contenu et de lrsquoautre cocircteacute par la forme Les formalistes nrsquoont-ils pas preacuteciseacutement essayeacute de deacutemontrer que laquo la forme produit du sens raquo Lrsquoapproche jakobsonienne permet de corroborer cette thegravese les diffeacuterentes structures des phrases le rythme et le jeu des rimes contribuent agrave lrsquoexposeacute du thegraveme de lrsquoœuvre sans que lrsquoon nrsquoait besoin de connaicirctre les aspects biographiques de lrsquoauteur ou lrsquoeacutepoque agrave laquelle le texte a eacuteteacute reacutedigeacute Voilagrave lrsquoavantage de la meacutethode du linguiste Jakobson qui permet drsquoaboutir agrave des analyses solides deacutemontrables et veacuterifiables En mecircme temps la luciditeacute et la maicirctrise poeacutetique de lrsquoauteur sont ainsi mises en relief il nrsquoest sans doute pas fortuit que Baudelaire ait employeacute tel mot agrave tel endroit Lrsquoapproche jakobsonienne permet drsquoexpliquer les rapports qui se trouvent dans le texte sans pour autant rendre la poeacutesie trop laquo meacutecanique raquo Il faut que le lecteur garde la conviction de se trouver face agrave un veacuteritable chef-drsquoœuvre litteacuteraire

1 On peut diviser le poegraveme en deux parties agrave partir du huitiegraveme vers ougrave la situation commence agrave changer

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Acheveacute drsquoimprimer en France

sur les presses de Joseph Ouaknine

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  • Avant-propos
  • Premiegravere partie Œuvres poeacutetiques
    • Eacutelisa HUTTIN
      • Depuis
      • Nuit et jour
      • laquo Tanka raquo tresseacutes dans le deacutesert
      • De lrsquoautre cocircteacute
      • Parle-nous
      • Le pot aux recircves
      • Ici mais ailleurs
      • Reboisement
      • Un baromegravetre en porte-cleacutes
      • Siregravene siregravene
      • Streap-tease
        • Charles LEGROS
          • Ferme les yeux
          • La blessure
            • Nadine BAULESCH
              • Poeacutetrie
                • Chakib HAMMADA
                  • Espeacuterances ravineacutees
                  • Fahima
                  • Lrsquoamour de demain
                  • Les recircnes briseacutees
                  • Nous eacutetions deux
                  • Teacutenegravebres
                  • Soleil-Matiegravere
                  • Lrsquoatome coaguleacute
                    • Geneviegraveve DEPLATIEgraveRE
                      • Les enfants courent accrocheacutes agrave leurs cerfs-vola
                      • Toute une vie pour ressembler
                        • Eacuteric DUBOIS
                          • Hivernage
                          • Silhouette
                          • Lrsquoacircne sur la colline
                          • Soir drsquohiver
                          • Corpus de la nouvelle anneacutee
                            • Roselyne MARTY
                              • Pourquoi
                              • Agrave mes parents
                                • Franccediloise JEANNIN-KAZEROONIE-DEZELLUS
                                  • Nazak
                                  • Chanson en hommage agrave Ahmad Shah Massoud
                                  • Tant qui par agrave pour agrave
                                  • De lrsquoautre cocircteacute de la porte
                                  • Le hasard nrsquoexiste pas
                                  • La poeacutesie disparue
                                  • Sommeil sur la terre
                                    • Jenny MARTY
                                      • Lrsquounionhellip
                                      • Quand un ecirctre vous manque
                                      • Les acircmes esseuleacutees
                                      • Lrsquoamour
                                      • Lrsquoivresse de la vie
                                      • Poeacutesie agrave lrsquoinfini
                                      • Les roses de lrsquoamour
                                      • Psaume drsquoamourhellip Mais encore
                                      • Ton amitieacute eacuteternellehellip
                                      • Un deacutesert en pleurshellip
                                      • Une entente planeacutetaire
                                      • Crsquoest bientocirct Noeumll
                                      • De gracircce
                                      • ESSEhellip
                                      • Sacrificehellip
                                      • Ta plume
                                        • Claude HIBLOT
                                          • Ougrave es-tu
                                          • Eacuteclisses
                                          • Cafards drsquoautomne
                                          • Tango
                                          • Tes larmes noires
                                          • Alors poegravete ougrave es-tu
                                          • La carpe est agrave lrsquoeau
                                          • La chanson de Chloeacute
                                          • Sage comme une image
                                            • Marie-Claude MARTY
                                              • Amour
                                                • Laurent FELS
                                                  • Sans paroles
                                                  • La Bibliothegraveque
                                                  • Lrsquoattente
                                                  • Degraves que
                                                  • Flocons de neige
                                                      • Deuxiegraveme partie Eacutetudes lectures et analyses
                                                        • Mary-Jo ANDRICH
                                                          • EacuteDOUARD GLISSANT
                                                            • Soleil de la conscience
                                                              • BAUDELAIRE
                                                                • laquo LrsquoAlbatros raquo
                                                                  • COMMENTAIRE
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                                                                        • SUZON HEacuteDO(1942-1990)
                                                                          • laquo Tableau raquo
                                                                            • LECTURE DU POEgraveME
                                                                                • Christophe DURAND ndash LE MENN
                                                                                  • CLAUDE DE MALLEVILLE
                                                                                    • laquo Imitation du Cavalier Marin raquo
                                                                                      • LECTURE DU POEgraveME
                                                                                          • Laurent FELS
                                                                                            • Saint-John Perse
                                                                                            • Extrait du Chant X drsquoAnabasede Saint-John Perse
                                                                                            • Saint-John Perse laquo Le Mur raquo
                                                                                              • LECTURE DU POEgraveME
                                                                                                • Charles Sorel Polygraphe et poegravete de roman
                                                                                                • Baudelaire laquo LrsquoHomme et la mer raquo
                                                                                                  • APPLICATION DE LA MEacuteTHODE JAKOBSONIENNE
                                                                                                  • ANALYSE DU POEgraveME
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