933
MICHEL BAKOUNINE ŒUVRES Tome I FÉDÉRALISME, SOCIALISME ET ANTITHÉOLOGISME  AUX COMPAGN ONS DE L'AIT.... Lettres sur la patriotisme DIEU ET L'ÉTAT

Bakounine - Oeuvres.pdf

Embed Size (px)

Citation preview

  • MICHEL BAKOUNINE

    UVRESTome I

    FDRALISME, SOCIALISME ET ANTITHOLOGISMEAUX COMPAGNONS DE L'AIT....

    Lettres sur la patriotismeDIEU ET L'TAT

  • Michel Bakounine

    BIBLIOTHQUE SOCIOLOGIQUE. N 4 Cinquime dition P.-V STOCK, DITEUR

    Ce volume a t dpos au Ministre de l'Intrieur (section de la librairie) en fvrier 1895.

    LES DITIONS INVISIBLES, le jeudi 4 juin 2009.

    2

  • uvres Tome I

    TABLE GNRALE

    TOME I.

    Introduction

    Fdralisme, socialisme et antithologi sme

    Aux compagnons de l'association international e des travailleurs du Locl e et de la Chaux- de-Fonds

    Lettres sur le patriotisme

    Dieu et l'tat (extrait du manuscrit indit)

    TOME II.

    PrfaceMichel Bakounine, notice biographique

    Les Ours de Berne et l'Ours de Saint-PtersbourgAvant-proposLes Ours de Berne et l'Ours de Saint-Ptersbourg, complainte patriotique d'un Suisse humili et dsespr ; Neuchtel, imprimerie G. Guillaume fils, 1870.

    Lettres un Franai sAvant-proposLettres un Franais sur la crise actuelle. Septembre 1870.

    Appendice : Lettre un Franais (reproduction

    3

  • Michel Bakounine

    textuelle et intgrale du manuscrit de Bakounine)

    L'Empire Knouto-Germani que et la Rvolution social e.Avant-proposL'Empire Knouto-Germanique et la Rvolution sociale. Premire livraison. Genve, chez tous les libraires.

    TOME III.

    Errata pour le tome I. et le tome II.Avant-propos

    L'Empire Knouto-Germani que et la Rvolution sociale. Seconde livraison, 1871

    AvertissementL'Empire Knouto-Germanique et la Rvolution sociale. Seconde livraison

    Appendice : Considrati ons philosophiques sur le Fantme divin, sur le Monde rel et sur l'Homme (feuillets 105-236 du manuscrit primitif). Prcd du contenu des feuillets 82-104 de ce mme manuscrit. Novembre -dcembre 1870

    AvertissementFeuillets 82-104 du manuscrit primitifAppendice : Considrations philosophiques sur le Fantme divin, sur le Monde rel et sur l'Homme

    1. Systme du monde (feuillets 105-117)2. L'Homme : Intelligence, Volont (feuillets 118-152)3. Animalit, Humanit (feuillets 152-165)4. La Religion (feuillets 166-182)5. Philosophie, Science (feuillets 183-356)

    4

  • uvres Tome I

    TOME IV.

    Prface

    Lettres un Franai s (suite, feuillets indits)Avant-proposLettres un Franais sur la crise actuelle (pages 81 bis-120 du manuscrit). Locarno, septembre 1870

    Manuscrit de 114 pages (i ndit)Avant-proposManuscrit de 114 pages rdig Marseille. Premire moiti d'octobre 1870.

    Le Rveil des peuples (fragment indit)

    Lettre Esquiros (i ndit)Avant-proposLettre Esquiros. Environs de Marseille, 20 octobre 1870

    Prambule pour la seconde livraisonAvant-proposPrambule pour la seconde livraison de L'Empire Knouto-Germanique. Locarno, 5-23 juin 1871

    Avertissement (indit)Avant-proposAvertissement pour L'Empire Knouto-Germanique. Locarno, 25 juin-3 juillet 1871

    Lettre au journal la Libert, de Brux ellesAvant-proposLettre au journal la Libert, de Bruxelles, Zurich, octobre 1872.

    5

  • Michel Bakounine

    Fragment, suite de L'Empire Knouto-Germanique (indit)Avant-proposFragment formant une suite de L'Empire Knouto-Germanique, Locarno, novembre-dcembre 1872

    TOME V.

    Prface

    Errata

    Articles crits pour l e journal l'galitAvant-proposArticles crits pour le journal l'galit , organe de la Fdration romande de l'Association internationaledes travailleurs, 19 dcembre 1 868-4 septembre 1869.

    1. Lettre la Commission du journal l'galit , Genve (19 dcembre 1868)2. Le journal la Fraternit (20 et 27 fvrier et 20 mars 1869)3. Madame Andr Lo et l'galit (27 fvrier, 13 et 27 mars, 10 avril 1869)4. La double grve de Genve. Organisation et grve gnrale (3 avril 1869)5. En Russie (17 avril 1869)6. Le mouvement international des travailleurs (22 mai 1869)7. L'agitation du Parti de la dmocratie socialiste en Autriche (19 juin 1869)8. La Montagne et M. Coullery (5 juin, 10, 17, 24 et 31 juillet 1869).9. Les Endormeurs (26 juin, 3, 10, 17 et 24 juillet

    6

  • uvres Tome I

    1869)10. L'instruction intgrale (31 juillet, 7, 14 et 21 aot 1869)11. Politique de L'Internationale (7, 14, 21 et 28 aot 1869)12. Rapport de la commission sur la question de l'hritage, adopt par l'assemble gnrale des sections de Genve (28 aot 1869)13. De la coopration (4 septembre 1869)

    Aux citoyens rdact eurs du Rvei lAvant-proposLettre adresse aux citoyens rdacteurs du Rveil, Paris, octobre 1869 (indit)

    Trois confrences faites aux ouvri ers du Val de Saint-ImierAvant-proposTrois confrences faites aux ouvriers du Val de Saint-Imier, mai 1871 (indit en partie)

    TOME VI.

    Prface

    Errata et Addenda

    Protestation de l'AllianceAvant-proposProtestation de l'Alliance, 4-24 juillet 1871 (indit en grande partie)

    Rponse d'un International MazziniAvant-propos

    7

  • Michel Bakounine

    Rponse d'un international Mazzini, 25-28 juillet 1871 (publi le 14 aot en traduction italienne, les 18 et19 aot en franais)

    Appendice : L'Internationale et Mazzini, par Saverio Friscia.

    Rapport sur l'AllianceAvant-proposRapport sur l'Alliance, 28 juillet-27 aot 1871 (indit en grande partie)

    Lettre de Bakounine la section de l'Alliance de Genve, 6 aot 1871

    Rponse l'Unit ItalianaAvant-proposRponse l'Unit Italiana , septembre-octobre 1871 (publi les 10, 11 et 12 octobre en traduction italienne ; traduction franaise indite, faite sur la version italienne)

    Circulaire. mes amis d'Itali eAvant-proposCirculaire. mes amis d'Italie, l'occasion du Congrsouvrier convoqu Rome pour le 1er novembre 1871 par le parti mazzinien, 19-28 octobre 1871 (publi en traduction italienne plusieurs reprises partir de 1885 ; traduction franaise indite, faite sur la version italienne)

    Appendice. Un feuillet retrouvAvant-proposUn feuillet retrouv de la mise au net de l'tude sur les Juifs allemands envoye Paris le 18 octobre 1896.

    8

  • uvres Tome I

    TOME I.

    TABLE DES MATIRES

    INTRODUCTION

    FDRALISME, SOCIALISME ET ANTITHOLOGISME

    AUX COMPAGNONS DE l'ASSOCIATION INTERNATIONALE

    DES TRAVAILLEURSDU LOCLE

    ET DE LA CHAUX-DE-FONDS

    Lettres sur le patriotisme

    DIEU ET L'TAT(Extrait du manuscrit indit)

    10

    33

    181

    202

    225

    9

  • Michel Bakounine

    INTRODUCTION

    Avant de publier ce volume d'uvres indites ou peu connues de Michel Bakounine, j'ai d me demander quel choix il convenait de faire entre les crits assez nombreux, soit manuscrits, soit pars dans des journaux ou recueils rares, oublis ou introuvables, qu'a laisss Bakounine. Ces crits ont t presque tous runis ou retrouvs par moi, en mme temps que je prparais une biographie complte de leur auteur et en vue mme de cette biographie. Une petite partie d'entre eux notamment le fragment publi en 1882 sous le titre de Dieu et l'tat sont seuls connus d'un nombre relativement considrable de lecteurs, mais les ides que Bakounine a propages, soit par la parole, soit par l'action, animent aujourd'hui des milliers d'mes. Pendant quarante annes d'une vie tumultueuse, d'nergie et de pense, Bakounine a publi, toutes les poques de sa vie, des uvres souvent d'un caractre transitoire, mais dont l'ensemble, tudi selon l'ordre chronologique, permettrait une exposition, particulirement caractristique, du dveloppement des ides libertaires, ides qui, voluant naturellement, ont abouti l'anarchie. Tous ceux qui tudieront les uvres de Bakounine, en y appliquant un esprit clairvoyant et surtout logique, reconnatront cette ncessaire volution.

    Pour leur permettre cette tude complte, il et fallu commencer par publier les premiers travaux de Michel Bakounine, publis en Russie avant 1840 ; auraient suivi les crits allemands de 1842 et 1843, puis ceux inspirs d'abord par les vnements rvolutionnaires de 1848 et 1849 vnements auxquels il prit une part active, puis par sa participation l'insurrection polonaise et la propagande russe, dans les annes 1862 et 1863. C'est cette poque que commence pour

    10

  • uvres Tome I

    Bakounine la priode de propagande internationaliste : en Italie, o il sjourna de 1863 1867 et de 1867 1868, dans la Ligue de la Paix et de la Libert ; les uvres de cette poque auraient donc t donnes la suite des prcdentes. Enfin seraient venus les nombreux crits publis pendant la priode o l'activit de Bakounine se manifesta le plus, c'est--dire de 1868 1873, lorsqu'il fit partie de l'Association internationale des Travailleurs. Ces crits sont de tous genres : les uns de thorie anarchiste, les autres de propagande, ou de polmique, ces derniers dirigs soit contre les communistes autoritaires et tatistes tels que Marx qui essayaient de faire prvaloir leurs ides dans l'Internationale, au moyen surtout d'abus de pouvoir, d'intrigues et de calomnies personnelles ; soit contre ceux qui prconisaient le parlementarisme et les candidatures ouvrires ; soit contre les ides mazziniennes. Il faudrait encore cette nomenclature ajouter les brochures ou articles, crits aux divers moments de la vie de Bakounine et traitant de la question slave ou de la rvolution russe et polonaise.

    Une dition des uvres de Bakounine, ainsi comprise, et demand plus d'un volume. Il a donc fallu faire un choix et se dcider runir des crits traitant d'un sujet dfini, ou inspir par des ides communes : soit les uvres de propagande et de thories anarchistes, ou de polmique, soit les tudes sur les questions slaves. Quelles sont les ides qui nous ont guid dans le choix que nous donnons aujourd'hui ? Les voici.

    Bakounine n'est jamais parvenu, non seulement publier, mais mme exposer d'une faon dfinitive, l'ensemble de ses ides ; il n'a pas bti son systme, si l'on veut se servir de ce mot qui a prte des faons de comprendre, ou de ne pas comprendre, si diverses. quoi doit-on attribuer ce caractre incomplet des uvres bakouniniennes ? Bakounine, lorsqu'il ne traitait pas de questions d'actualit , ne connaissait pas l'art de la composition. Si on lit ses manuscrits, on voit comment d'une

    11

  • Michel Bakounine

    lettre il arrive tirer une brochure, d'une brochure un volume. Il pose ses prmisses, subdivise son sujet et arrive rarement traiter plus d'un ou deux des points qu'il s'est propos d'tablir. La plupart de ses manuscrits sont inachevs. Pourquoi ? Parce qu'il tait constamment dtourn de l'uvre thorique commence par l'action immdiate qui l'absorbait et dtournait ses forces dans une autre direction. Pour cet tre d'nergie, les raisons qu'il avait eues de publier ce qu'il avait crit n'existaient plus sitt que telle autre raison extrieure le sollicitait. Comme il ne connaissait pas l'ambition littraire, il mettait patiemment de ct l'uvre crite pour se donner l'action utile la cause qu'il servait. Cependant, de ces essais inachevs, ses crits suivants profitaient ; il en employait les meilleures parties des uvres nouvelles. C'est ce qui explique la perfection des nombreuses uvres parues dans les annes de l'Internationale, uvres publies selon les besoins du moment, rapidement crites, mais au fond desquelles on retrouve le rsultat des longues tudes prcdentes.

    Il n'existe pas, du moins que je sache, d'expos ou de rsum des ides de Bakounine sur l'ensemble des questions sociales, avant que, ayant vu s'envoler son esprance d'une rvolution en Russie, en 1862 et 1863, il se soit retir en Italie, dsabus.

    Florence, plus tard Naples, il arriva coordonner l'ensemble de ses ides, qui aboutirent l'athisme et l'anarchie. Ce fut dsormais l'uvre de sa vie de les propager dans leur intgrit. Il le fit d'abord par une action toute prive, action qu'il exera sur les hommes les plus avancs, surtout en Italie et en France ; plus tard, la tribune des Congrs de la Paix (1867-1868) et au sein du comit central de la Ligue issue de ces congrs. Enfin, il trouve son meilleur terrain de propagande dans l'Internationale, et son action fut surtout efficace dans la Suisse romande, le midi de la France, l'Espagne,

    12

  • uvres Tome I

    l'Italie et parmi la jeunesse des pays slaves. Il dsirait alors exposer ses ides dans deux grandes uvres. L'une aurait fait la critique des institutions actuelles, de l'tat, de la proprit, de la religion, etc. ; aprs avoir tudi leur origine et les funestes consquences du principe d'autorit sous toutes ses formes, elle aurait dmontr que l'avenir appartient aux ides libertaires. L'autre uvre aurait trait de la question des nationalits en Europe surtout de la question slave sous son aspect pass, prsent et futur elle aurait indiqu la solution de ces questions par la rvolution sociale et par l'anarchie.

    Il nous reste de nombreux fragments de ces deux uvres, aux diffrentes priodes de leur laboration de 1863 ou 64 1873, peut-on affirmer. Pour les tudier srieusement, il faudrait complter les tudes thoriques inacheves, par le rsum des ides semblables que l'on trouve exprimes dans des dclarations de principes manant de socits secrtes et autres, dans des discussions occasionnelles o sont traits quelques points du sujet, dans des articles de journaux, etc. J'essaierai de faire cela dans ma biographie de Bakounine. Je me bornerai ici dire que dans la premire catgorie se rangent, entre autres, un manuscrit de la priode italienne : Catchisme de la Franc-Maonnerie moderne ; les Catchismes rvolutionnaires de la Fraternit internationale qui n'ont rien de commun avec un soi-disant Catchisme rvolutionnaire d'une poque bien postrieure qu'on attribue communment, sans aucune preuve, Bakounine ; les discours des Congrs de la Paix ; une uvre inacheve : le Fdralisme, le Socialisme et l'Antithologisme (1867-68) ; plusieurs crits rdigs en 1869 pour l'Internationale : son uvre capitale ; un manuscrit crit dans l'hiver de 1870 71, et dont Dieu et l'tat a t tir ; enfin une partie des crits contre Mazzini et quelques autres publications ou manuscrits. De l'autre ouvrage sur les questions slaves, auquel se rattachent les publications des annes 1848 et

    13

  • Michel Bakounine

    1862-63, on a peut-tre une bauche premire en des articles publis en 1867, dans un journal de Naples que je n'ai pas encore russi retrouver, puis dans les discours des Congrs de la Paix, et dans les fragments existant en manuscrit, d'une publication qui devait avoir pour titre : Question rvolutionnaire dans les Pays Russes et en Pologne. 1

    Durant les annes qui suivirent, l'Internationale l'absorba tout fait. Cependant, ds qu'il eut plus de loisirs, aprs que fut close la polmique contre Marx et contre Mazzini, il se mit de nouveau crire sur le second de ces deux sujets. Il donna, en franais, une lettre aux Jurassiens (lettre de plus d'une centaine de pages), et la premire partie d'un grand ouvrage, en russe : l'tatisme et l'Anarchie, publi Zurich en 1874 et formant un fort volume.

    J'ai cru qu'au lieu de faire un choix nouveau parmi les crits de propagande et de polmique, il tait prfrable de runir, dans ce volume, quelques-unes des parties les mieux labores du premier des deux ouvrages dont je viens de parler. Ce ne sont malheureusement que des fragments, et il faudrait plus d'un volume encore pour runir tous les matriaux existants qui permettraient de reconstruire, pour ainsi dire, l'ensemble du systme.

    Mais avant de donner des dtails prcis sur l'historique de ces divers fragments, je tiens dterminer de mon mieux la place que Michel Bakounine occupe dans l'histoire du dveloppement des ides anarchistes. Ce sera l chose utile, vu le manque peu prs total d'investigations srieuses sur l'origine et sur l'histoire de ces ides si rprouves, si perscutes et qui sont, malgr tout, le dernier mot, la dernire

    1Voir l'avertissement de cette publication dans la brochure de Bakounine Un dernier mot sur M. Louis Mieroslawski, publie, pendant l't de 1868, Genve.

    14

  • uvres Tome I

    pense et la dernire esprance de tant d'hommes nobles et courageux qui savent agir et mourir pour elles.

    Dans cette tude, nous laisserons de ct les nombreux penseurs qui, s'ils ont laiss voir de ci, de l, dans leurs crits, que pour eux l'avenir appartenait aux ides libertaires et non aux ides autoritaires, n'ont pas trait ces questions de faon en arriver logiquement l'anarchie.

    Le premier William Godwin, dans son livre sur la Justice Politique publi Londres en 1793 arriva aux dernires consquences d'une critique srieuse des principes de l'tat et de l'autorit et son livre fut le premier ouvrage de thorie anarchiste pure.

    Les anarchistes de la premire priode de ce sicle, en se rvoltant contre l'tat sous sa forme actuelle, et sous la forme masque et non moins oppressive qu'il prendrait dans une socit base sur le communisme autoritaire des socialistes de cette poque (et les socialistes de nos jours ne sont pas plus avancs sur ce point), arrivrent l'individualisme anarchiste. Ils propagrent cette ide d'une socit o chacun travaillerait pour soi-mme, faisant son gr avec d'autres l'change du produit de son travail soit personnel, soit produit par une association forme en vue de son travail mme, association dans laquelle il ne sera entr que si son propre et unique intrt le lui a conseill.

    On trouve ces ides exposes dans le livre de l'Anglais Thompson : An Inquiry into the principles of the Distribution of Wealth most conductive to human happiness. .. (London, 1824) qui, cependant, les abandonna plus tard pour accepter le systme d'Owen, mais les propagandistes amricains de la souverainet individuelle les exprimrent avec plus de prcision, et ils en montrrent les consquences, depuis Josiah

    15

  • Michel Bakounine

    Warren, Stephen Pearl Andrews et leur cole, les Lysander Spooner et bien d'autres, jusqu' leurs reprsentants actuels qui exposent leurs doctrines dans le journal que publiait, Boston et New-York, R. B. Tuker : Liberty et dans quelques autres publications des tats-Unis et de l'Angleterre.

    De mme, en France, Proudhon opposa au communisme autoritaire et aux autres systmes socialistes de son temps, son socialisme mutuelliste, qui demandait l'gal change, entre les producteurs du produit de leur travail. Le systme n'tait pas nouveau pour les Anglais et les Amricains, mais pour le continent, Proudhon fut un initiateur. Il trouva de nombreux adhrents, hors de France, en Espagne par exemple o on s'inspira surtout de son fdralisme, et en Allemagne o, pendant les annes qui prcdrent la rvolution de 1848, des socialistes comme M. Hess et Ch. Grne, essayrent d'amalgamer ses ides conomiques, avec les extrmes spculations hgliennes. Ils n'y russirent gure, mais ce fut cependant en Allemagne que parut, en 1844, l'uvre classique de l'anarchisme individualiste Der Einzige und sein Eigenthum (L'unique et sa proprit) de Max Stirner, qui fut le dernier grand uvre, et comme le terminus thorique de ce mouvement individualiste international.

    Aprs les dfaites de 1848 et les annes de raction qui suivirent, le mouvement ouvrier reprit sa marche. Le caractre de ce mouvement ne fut plus alors individualiste ou exprimental, comme auparavant, il fut plutt collectif, si je puis dire, et il trouva son expression propre dans l'Association internationale de travailleurs , fonde en 1864. Les thories socialistes, aprs 1848, furent soumises un nouvel examen et dans les milieux les plus avancs, en France, en Belgique, dans la Suisse romande, on arriva rejeter nettement aussi bien le socialisme autoritaire ou d'tat, reprsent jadis par Louis Blanc, par exemple, et alors par Karl Marx et Ferdinand

    16

  • uvres Tome I

    Lassalle, que le mutualisme proudhonien, dfendu en France par des pigones bien extnus, les Langlois, les Tolain, etc. et n'ayant gard quelque verve et esprit rvolutionnaires que chez les proudhoniens belges et chez les jeunes gens du journal La Rive gauche .

    Aprs de longues discussions dans les journaux, dans les congrs et dans les sections de l'Internationale, l'ide du collectivisme rvolutionnaire, comme on disait alors, c'est--dire de l'anarchisme collectiviste, prit naissance. Tout en adoptant la critique proudhonienne de l'tat et de l'autorit, on estimait que le systme individualiste de production et de distribution, ne saurait prserver d'une rechute dans les misres du monopole conomique insparablement li la restauration du pouvoir politique de l'tat. On s'inspirait en mme temps de cette ide, base de tout socialisme, que les produits de la nature et ceux du travail, intellectuel et physique, des gnrations passes, en tant qu'ils servent d'instruments de production, ou sont employs quelque besoin commun, ne doivent pas tre appropris par des individus. On se dclarait donc pour la proprit collective du sol, des matires primitives et des instruments de travail, tout en laissant aux groupes producteurs ou aux communes runissant les groupes fdrs, la libert de choisir les moyens de rpartitions. Toutefois, dominait toujours cette ide, que chacun devrait recevoir le produit entier de son travail personnel.

    La propagation de ces ides fut l'uvre des internationalistes suisses romands, franais, belges, italiens et espagnols. Pour elles, Michel Bakounine et ses amis jurassiens en Suisse, Varlin en France, Csar de Paepe en Belgique, Cafiero en Italie, et bon nombre d'autres, eurent d'ardentes luttes soutenir contre des adversaires de toutes sortes, qu'ils rencontrrent dans le camp bourgeois, comme dans l'Internationale. Karl Marx lui-mme, par ses machinations

    17

  • Michel Bakounine

    souterraines et dloyales, qui avaient pour but de faire adopter son systme comme doctrine officielle par l'Internationale tout entire, montra combien l'autorit est abusive, ft-elle mme confie un homme intelligent et sincre tel qu'il tait. Par son attitude, il contribua puissamment ouvrir les yeux la grande majorit des internationalistes, sur les dfauts inhrents toute organisation autoritaire, et il les disposa en faveur de l'anarchie.

    Cette lutte dans l'Internationale entre les autoritaires et les anarchistes se termina donc en faveur de ces derniers. Si, aprs des dfaites sanglantes et des perscutions acharnes en France, en Espagne, en Italie, l'organisation extrieure de l'Internationale fut disloque, mais jamais compltement anantie, les ides collectivistes anarchistes continurent tre propages jusqu'au temps o, aprs toutes ces luttes, vint une priode de calme relatif. Dans cette priode on examina de nouveau le fond de la doctrine de faon l'laborer plus compltement et dans un sens plus avanc, de mme fit-on, ce qui ne nous intresse pas ici pour les questions de tactique.

    On se disait que tout systme se proposant d'attribuer quitablement chacun le produit de son travail, devait tre ncessairement imparfait et par consquent injuste, car tous les individus ne sont pas semblables et ils appliquent au mme travail une fraction diffrente de force. Donc chacun des systmes gnralement adopts tait, plus ou moins, construit au profit de la majorit qui avait trouv bon de l'adopter. De ces conceptions sortaient encore, fatalement, la rglementation, la loi, l'tat. On se disait encore qu'il est impossible de distinguer clairement les produits et les instruments de travail. La nourriture, le vtement, etc., qui sont, pour l'un le produit d'un travail, sont pour l'autre ce que le charbon et l'huile sont pour la machine, c'est--dire des lments indispensables pour le mettre en tat de travailler et par consquent sont des

    18

  • uvres Tome I

    instruments aussi ncessaires la production que tout autre outil. Partant de ces raisonnements et de ces contradictions, on en arriva au communisme anarchiste, au systme qui reconnat que le communisme libre et spontan dans la production et dans la consommation, est la seule base solide d'une socit. Une telle socit, organise d'aprs ce principe du communisme, pourvoit ainsi aux besoins quotidiens de chacun et lui assure toute facilit pour devenir un homme vraiment libre, libre selon sa conception individuelle et comme bon lui semble.

    C'est en 1876 autant que je le sache que ces ides furent mises pour la premire fois en public, au sein de l'Internationale. On les agitait dj dans une petite brochure abstentionniste publie au commencement de 1876, Genve, par des proscrits lyonnais. La Fdration italienne de l'Internationale fut la premire fdration qui les adopta son Congrs d'octobre 1876, tenu prs de Florence. Elles furent plus tard exprimes dans des journaux, dans des confrences jurassiennes et genevoises, par C. Cafiero, P. Kropotkine, lise Reclus et d'autres, puis dans le Rvolt de Genve et de Paris, enfin, depuis ce temps, elles ont suscit une littrature dj abondante.

    Rpandues dans beaucoup de pays, ces ides nouvelles furent examines et approfondies, elles prdominent maintenant presque partout o l'on trouve des anarchistes. Il devait se passer bien des annes avant qu'elles fussent adoptes partout par les anciens collectivistes. En Espagne mme, o l'Internationale anarchiste avait pris si fortement racine, qu'aprs sept annes d'existence souterraine et clandestine elle revcut avec son ancienne vigueur, le collectivisme prvaut toujours, mais modifi dans un sens libertaire par la discussion et la critique souleves son sujet. Mais partout ailleurs, sauf parmi les quelques individualistes d'Amrique, d'Angleterre et

    19

  • Michel Bakounine

    d'Australie, et les adhrents rcemment gagns leurs ides en France et en Allemagne, le communisme anarchiste est adopt en principe, bien que des divergences se produisent sur les dtails, et sur les questions spciales, comme cela doit se produire dans le dveloppement d'une ide vivante, ayant horreur du dogme. Par exemple, de nos jours, le communisme anarchiste est loin de souffrir de la renaissance de l'individualisme, il ne peut qu'en profiter, car le communisme n'est que le moyen par lequel on peut obtenir le plus haut dveloppement individuel de tout homme ; quant aux limites entre le communisme et l'individualisme, elles ne peuvent tre fixes et invariables, elles doivent varier au contraire de mille faons, selon les besoins particuliers de chacun. C'est l'exprience seule qui pourra rsoudre ces mille questions ; c'est donc aux communistes comme aux individualistes hter, chacun sa manire, l'avnement des temps o seront brises les entraves qui jusqu' prsent, s'opposent la libre exprience.

    Ce rapide aperu ne doit servir qu' montrer la place qu'occupe Michel Bakounine dans l'histoire de l'anarchisme thorique et de faire comprendre par l, qu'il n'a pas pu arriver spontanment aux ides anarchistes actuelles ; mais mme ce qui peut dans ses vues nous paratre arrir et obsolte doit tre considr, historiquement, comme marquant un pas en avant qu'il fit de sa propre initiative. Je n'ai donc pas, dans les pages qui prcdent, parl des anarchistes plus ou moins solitaires de ce sicle qui, arrivant d'eux-mmes des ides plus avances que celles des autres anarchistes de leur temps, ne russirent cependant pas se faire entendre efficacement, ni influer sur le grand courant des ides. Bien que leurs efforts n'aient pas t perdus, il est presque impossible, sans tudes spciales, de dterminer leur influence sur le mouvement, tellement est grand l'oubli dans lequel la plupart d'entre eux sont tombs. Ce sont par exemple les communistes rvolutionnaires qui ont

    20

  • uvres Tome I

    publi Paris, en 1841, le journal clandestin l'Humanitaire ; le groupe dit des communistes matrialistes qui parat avoir profess les thories de la propagande par le fait et de l'expropriation individuelle, ds 1847, quand un grand procs mit fin son action ; les Proudhoniens rvolutionnaires comme Ernest Curderoy et surtout Joseph Djacque, le pote ouvrier, proscrit anarchiste qui, entre autres, dans son journal Le Libertaire , publi New-York de 1858 1861, non seulement arriva comme le fit l'Internationale prs de dix ans plus tard au collectivisme anarchiste, mais encore, toujours de sa propre initiative, entrevit avec clart le communisme anarchiste actuel, et mit, sur la tactique et les moyens rvolutionnaires, des opinions analogues celles qui prvalent de nos jours. Mentionnons encore Bellegarrigue, l'Italien Pisacane, mort les armes la main Sapri en 1857, etc.

    C'est donc comme matriaux pour servir l'histoire des thories anarchistes que je publie ces fragments de l'uvre thorique de Bakounine. Si l'on voulait choisir selon les besoins d'une propagande immdiate, on trouverait alors bien d'autres crits de lui, inspirs par la plus grande ardeur rvolutionnaire, au lieu de ces tudes scientifiques.

    Je vais maintenant donner quelques claircissements historiques sur les pices qui sont contenues dans ce volume.

    I. FDRALISME, SOCIALISME ET ANTITHOLOGISME

    Bakounine vint de Naples en Suisse, pour assister au premier Congrs de la Paix, tenu Genve en septembre 1867. Il fut lu membre du Comit central de la nouvelle Ligue de la Paix et de la Libert, sigeant Berne. Pendant l'anne suivante, il habitait les environs de Vevey et de Clarens d'o il se rendait Berne pour assister aux runions gnrales du Comit central. Ce fut probablement dans la sance du 26 octobre 1867

    21

  • Michel Bakounine

    que, d'accord avec d'autres membres du comit, les russes Ogarev et Joukowsky, les polonais Mroczkowski et Zagorski et M. Naquet, dlgu franais, il proposa au comit d'adopter un programme nettement socialiste, anti-autoritaire et anti-religieux : c'tait son programme tout entier, qu'il avait dj, en peu de mots, expos dans un discours prononc aux Congrs de Genve 1.

    Ces mmes vues se trouvent exposes dans les dclarations de principes de la Fraternit Internationale , existant depuis 1864. Comme preuve du zle de Bakounine, propager ces ides dans tous les milieux o il avait l'espoir qu'elles eussent une influence, nous citons une des premires bauches qui contiennent ces thories, peut-tre mme la premire qui existe encore. C'est un manuscrit qui a pour titre : Catchisme de la Franc-Maonnerie moderne 2. On trouve dans cette uvre ce passage, qu'on retrouve presque textuellement dans des crits bien postrieurs : Dieu est, donc l'homme est esclave. L'homme est libre, donc il n'y a point de Dieu. Je dfie qui que ce soit de sortir de ce cercle, et maintenant choisissons .

    Ce manuscrit doit dater de la priode du sjour de Bakounine Florence, priode pendant laquelle il tait en relation avec des membres influents de la Franc-Maonnerie italienne, avant la fondation de l'Internationale ; quand il essaya de fonder la Fraternit internationale et en tablit certainement le programme. Ou bien, le manuscrit date-t-il des annes 1865-67, et de Naples. On retrouve encore les ides de

    1 Ce discours se trouve imprim dans les Annales de ce Congrs, mais d'aprs un manuscrit de Bakounine, crit quelques mois aprs le Congrs, en vue de la publication des Annales (1868).

    2 Ce manuscrit commence ainsi : Pour redevenir un corps vivant et utile, la Franc-Maonnerie doit reprendre srieusement le service de l'humanit. Mais quelle signification ont aujourd'hui ces mots : Service de l'humanit ? ...

    22

  • uvres Tome I

    cette priode exprimes presque avec les mmes mots que dans les Catchismes rvolutionnaires , dans un article de la Dmocratie de Paris (en 1868).

    Je ne connais pas quelle fut la dcision prise par le comit de Berne au sujet de cette Proposition motive . De plusieurs lettres adresses, cette poque, des amis de Bakounine, par un membre du bureau de la Ligue de Berne, et des manuscrits et preuves existant encore, il rsulte que les rsolutions au sujet de cette publication varirent. La publication du mmoire doit se faire sous forme de supplment au journal dit une lettre du 10 novembre 1867, mais le journal ne paraissait pas encore cette poque. D'aprs une autre lettre du 21 dcembre 1867, il y eut tin arrangement postrieur, d'aprs lequel l'imprimerie Rieder et Simmen devait commencer l'impression du mmoire que la librairie Georg, de Genve, devait publier sous forme de brochure ou de volume. Le 15 dcembre on crit encore de Berne que Bakounine doit avoir reu mme jour les preuves de la deuxime feuille ; enfin le 26 dcembre on crit : la premire feuille de la brochure Bakounine est imprime 3000 exemplaires.

    La suite de cette correspondance manque. Tout ce que je puis affirmer, c'est que 80 pages, grand in-8, furent composes d"aprs une copie du manuscrit faite par un ami russe de Bakounine. Cette copie, dont la dernire partie existe, ne contient qu'un seul mot ( l'aptre ) de plus que la dernire ligne de la page 80 des preuves. Il existe du texte antrieur des manuscrits originaux, et mme plusieurs rdactions de certaines parties, ainsi que huit pages et demie, imprimes en preuves (pag. 34-42), d'une autre version fort intressante. J'en conclus donc que, pour des raisons inconnues, Bakounine n'crivit pas lui-mme plus que ces quatre-vingts pages.

    L'ouvrage, commenc sous forme de proposition motive

    23

  • Michel Bakounine

    d'un programme adress au comit de la ligue, tait devenu une uvre d'investigation, toute personnelle, sur l'origine de la religion, de l'tat, etc. Le titre de : Proposition motive des Russes membres du comit central fut chang en celui de : Proposition motive au comit central... par M. Bakounine . Bakounine aurait peut-tre mme t tout fait le caractre de Proposition cet ouvrage, en le publiant sous le titre de : La question rvolutionnaire, Fdralisme, Socialisme et Antithologisme , ainsi qu'il l'crit dans le manuscrit, datant de la mme poque, d'un autre livre qui devait s'appeler La question rvolutionnaire dans les pays russes et en Pologne, livre qui ne fut pas non plus publi.

    J'ignore les raisons qui empchrent dfinitivement la publication de cet ouvrage, la composition duquel Bakounine avait mis beaucoup de soins, et dont il se servit frquemment dans la rdaction d'crits postrieurs.

    Je n'essaie pas de chercher une raison intrieure qui expliquerait cette non publication. Il y eut dans la vie de Bakounine tant d'incidents extrieurs, tant d'vnements accidentels, que des hypothses bases sur des raisons intrieures ne seraient que des spculations errones.

    II. SRIE D'ARTICLES DE BAKOUNINE PUBLIE DANS LE PROGRS DU LOCLE,

    DU 1er MARS AU 2 OCTOBRE 1869.

    Dans la partie inacheve de l'Antithologisme Bakounine avait l'intention d'exposer ses ides sur l'origine de l'tat et sur celle de la religion. On trouve quelques-unes de ces ides exposes dans des articles du Progrs du Locle de 1869. C'est pour cela que je rdite ces articles ici, le journal tant aujourd'hui peu prs introuvable, mme dans de grandes bibliothques suisses. Malheureusement, l non plus,

    24

  • uvres Tome I

    Bakounine ne parvint pas mener bonne fin ses investigations.

    La premire bauche de ces articles se trouve dans une confrence faite la section de l'Alliance de Genve, le 13 fvrier 1869. On lit ce sujet, dans un manuscrit des Procs-verbaux des confrences de l'Alliance internationale de la dmocratie socialiste, groupe de Genve : La parole au citoyen Bakounine pour lire son discours sur l'histoire de la bourgeoisie et de la position qu'occupe celle-ci vis--vis des classes ouvrires . Sur la proposition qui fut faite d'imprimer ce discours, le citoyen Bakounine, rpondant au propinant, dit, qu'il publiera son discours un prix trs minime. Mais quelques jours aprs, Bakounine se rendit pour la premire fois, dans le Jura o, le 11 fvrier 1869, au cercle international du Locle, il donna une confrence sur La philosophie du peuple . Cette confrence tait divise en deux parties, l'une traitant de la question religieuse l'autre faisant l'histoire de la bourgeoisie, de son dveloppement, de sa grandeur et de sa dcadence 1 . Au lieu de livrer le texte complet l'impression (comme dit aussi le Progrs , l. c), Bakounine ft, ds son retour Genve, des articles pour le Progrs . crits d'abord sous forme de lettres aux compagnons des montagnes, ces articles se transformrent peu peu en investigations thoriques dans le genre de l'Antithologisme ; malheureusement, celte fois-ci encore, elles furent interrompues une poque qui concide avec celle du dpart de Bakounine, de Genve pour Locarno 2.

    1 Voir le Progrs du 1er mars 1869, p. 2, o se trouve un bref rsum de ces deux discours.

    2 La premire lettre est date Genve, le 23 fvrier 1869. Le 27 fvrier, dans la section de l'Alliance, Bakounine donna un rapport sur son voyage dans le Jura ; ce fut dans cette mme sance que Fanelli dposa un rapport sur le voyage qu'avec deux amis il avait fait en Espagne, pour y poser les bases de l'Internationale ; l'un et l'autre de ces deux voyages fut plein de succs et donna une initiative puissante

    25

  • Michel Bakounine

    III. DIEU ET L'TAT.

    Une fois encore, Bakounine se proposa de placer devant le public l'ensemble de ses ides : ce fut, comme toujours, par un crit d'occasion qui se dveloppa en un grand ouvrage. Pour en retracer l'origine il faut d'abord examiner l'action politique et littraire de Bakounine durant la guerre franco-allemande de 1870-71.

    Le 26 juillet 1870, Bakounine revint de Genve, par Neuchtel, Locarno. Il commena exposer, aprs les premires dfaites, ses ides sur la mthode rvolutionnaire, qu'il fallait adopter pour d'abord rsister l'invasion, ensuite pour faire une rvolution sociale. C'est sous forme de Lettres un Franais , qu'il prsenta ses vues. Une dition de ces lettres, abrge cependant et arrange de manire lui donner la forme d'un crit d'actualit, fut publie, Neuchtel, vers la deuxime moiti de septembre 1870 1. Le 9 septembre Bakounine partit de Locarno par Berne, pour Lyon. Il quitta Lyon, aprs les vnements du 29 septembre, pour se rendre Marseille le lendemain. Mais, voulant me borner noter son action littraire cette poque, je reviens ses crits. Nous avons de lui d'autres Lettres un Franais , et une tude inacheve : Le Rveil du peuple , dont la dernire partie parat dj tre crite lors du sjour Marseille. Il existe aussi un commencement d'une lettre M. Esquiros, pour lui exposer les mmes ides, ainsi qu'une lettre un ami de Lyon (Palix), crite l'poque o il quittait cette ville. Toutefois, moins encore qu' Lyon, russit-il, Marseille, faire prvaloir ses ides de rsistance l'invasion par la rvolution sociale faite sur des bases fdralistes.

    au mouvement rvolutionnaire et anarchiste du Jura et de l'Espagne.1 J'ai appris que le manuscrit fut crit les 25 et 27 aot et le 2 septembre.

    26

  • uvres Tome I

    Voici des extraits d'une lettre crite, le 23 octobre 1870 un ami russe : ... quand tu auras reu cette lettre, je serai en route et tout prs de Barcelone et peut-tre mme dj Barcelone. Je dois quitter cette place, parce que je n'y trouve absolument rien faire, et je doute que tu trouves quelque chose de bon faire Lyon. Mon cher, je n'ai plus aucune foi dans la Rvolution en France. Ce peuple n'est plus rvolutionnaire du tout. Le peuple lui-mme y est devenu doctrinaire, raisonneur et bourgeois comme les bourgeois... Les bourgeois sont odieux. Ils sont aussi froces que stupides et comme la nature policire est dans leurs veines on dirait des sergents de ville et des procureurs gnraux en herbe ! leurs infmes calomnies je m'en vais rpondre par un bon petit livre o je nomme toutes les choses et toutes les personnes par leur nom. Je quitte ce pays avec un profond dsespoir dans le cur...

    Dans cette lettre nous trouvons le premier projet du livre dont Dieu et l'tat , publi en 1882 par C. Cafiero et E. Reclus, est un fragment.

    Bakounine ne se rendit pas en Espagne mais bien, quelques jours aprs cette lettre, Locarno 1, par Gnes. L son projet prit une forme plus prcise. Dans une lettre un ami de Genve, du 19 novembre, il dit (en russe), que maintenant il n'crit pas une brochure mais un livre entier, et il prit des arrangements pour le faire publier Genve. Bien que la premire partie de ce nouveau livre se rattache aux Lettres un Franais et aux vnements de France, Bakounine s'y place bientt sur le terrain philosophique et il y reste. Dans son exemplaire du Cours de Philosophie positive d'Auguste Comte, on trouve, en marge, notes les dates du 10, 12, 17 et 18 dcembre et de ces tudes sortit un long manuscrit (inachev)

    1 Voir le rcit de son dpart de Marseille, publi par Ch. Alerini dans le Bulletin de la Fdration jurassienne..., le 1er octobre 1876.

    27

  • Michel Bakounine

    dont les pages 82 256 existent encore. Ce manuscrit, aprs une discussion sur la situation en France (dont le commencement, de la page 1 la page 81, manque), et quelques pages sur le socialisme, prend, ds la page 107, le titre : Appendice, considrations philosophiques sur le fantme divin, sur le monde rel et sur l'homme , Quoique crit d'abord comme Appendice aux pages 1 107 de ce manuscrit il est cit dans plusieurs passages du manuscrit de Dieu et l'tat comme Appendice ce manuscrit qui lui est postrieur ; il aura donc probablement t remani avant la publication.

    Enfin, vraisemblablement en fvrier et jusqu'aux premiers jours de mars 1871, Bakounine crivit un manuscrit de 340 pages qui, bien qu'pars en trois pays diffrents, existe aujourd'hui encore, l'exception de trois pages.

    La premire livraison de cette uvre fut d'abord imprime l'Imprimerie cooprative de Genve, sous le titre : La Rvolution sociale ou la dictature militaire (pages 1 138 du manuscrit) mais, l'impression tant trs peu correcte, deux errata et un nouveau titre : L'Empire knoutogermanique et la Rvolution sociale , furent composs Neuchtel, et la brochure (mille exemplaires) fut publie ds la fin de mai 1871.

    On avait encore compos Genve les pages 138 148 du manuscrit (jusqu'au 20 mars) et cette partie s'intitulait : Sophismes historiques de l'cole doctrinaire des Communistes allemands . On voulait continuer publier l'ouvrage, en livraisons et en brochures, Neuchtel ; le manque d'argent empcha cette publication et, en septembre 1871, le projet fut dfinitivement abandonn. C'est alors que, dj, Bakounine envoya Neuchtel le manuscrit de La Thologie politique de Mazzini et l'Internationale qui fut publi immdiatement. En effet, en aot 1871, par une premire lettre, publie, en italien,

    28

  • uvres Tome I

    comme supplment au Gazzettino Rosa de Milan et, en franais, dans la Libert de Bruxelles, Bakounine avait entrepris une polmique ardente contre les ides mazziniennes, polmique qui, avec les affaires de l'Internationale, la rsistance aux ambitions des autoritaires, l'absorba pendant cet hiver ; et pour cette polmique, il tira beaucoup d'arguments de ce livre indit.

    Ce ne fut qu'aprs l'issue heureuse de la lutte pour la libert dans l'Internationale, c'est--dire aprs le Congrs de Saint-Imier, en septembre 1872, que Bakounine se remit rdiger de nouveau cette deuxime partie : Sophismes historiques... ; les pages 3 75 de ce manuscrit, des derniers mois de 1872, existent encore.

    Les pages 149 210 et 214 247 du grand manuscrit de 340 pages, furent publies en 1882 sous le titre de Dieu et l'tat, Genve (nouvelle dition : Paris, aux bureaux de la Rvolte, 1893) 1. Comme il n'entrait pas dans les intentions des diteurs, de publier une dition littrale, ils ont corrig le texte en maint endroit pour le rendre en franais plus correct. Cette brochure, telle qu'elle fut dite, a t traduite depuis en italien, espagnol, roumain, anglais, allemand, hollandais et polonais.

    Les pages 248 340 restent indites en franais 2. (Il existe encore 24 pages d'une rdaction antrieure des pages 248 279 et d'autres versions rejetes de quelques autres parties du manuscrit). Mais ces pages, formant la suite, qu'on croyait

    1 Quant aux pages 211 213, je n'ai pas pu les retrouver ; mais une page au moins a t entre les mains des diteurs de Dieu et l'tat et comme les pages 149 210 et les pages 214 247 sont gardes dans diffrents pays, la perte temporaire ou dfinitive de ces quelques pages peut s'expliquer.

    2 J'en ai publi des extraits, traduits en anglais, dans le journal anarchiste mensuel de Londres Liberty des mois de mai septembre 1894.

    29

  • Michel Bakounine

    perdue, de Dieu et l'tat sont celles qui mritent d'tre publies avant tout, malgr qu'elles produisent une certaine dsillusion ; car le manque du sens des proportions se trahit de nouveau dans la premire partie, qui est le rsum dtaill de la philosophie clectique bourgeoise de la premire moiti de ce sicle.

    Un jour on fera une dition de toute cette uvre manuscrite avec l' Appendice qui donnera fidlement le texte original de l'Empire knoutogermanique et de Dieu et l'tat ; l, on insrera ce rsum ; ici, voulant surtout insister sur la partie thorique de l'uvre, je donne les fragments thoriques les plus intressants de ce manuscrit, malheureusement inachev.

    En concluant, il faut encore expliquer pourquoi le manuscrit est rest inachev. Les dernires parties furent crites, en mars 1871, Locarno, et le voyage, d'une quinzaine de jours, que fit Bakounine Florence, cette poque, interrompit ce travail. Quand Bakounine revint Locarno, on tait en pleine Commune et il se rendit dans le Jura, Sonvillier et au Locle, pour s'occuper de la rvolution en France, plutt que d'un livre qui tait devenu si purement thorique. Il y crivit aussi le manuscrit de trois confrences qu'il donna, en avril ou mai 1871, Sonvillier. Aprs la Commune, il rentra Locarno, mais, comme j'ai dit plus haut, ne voyant plus d'occasion de publier la suite de la premire brochure, il renona terminer son manuscrit.

    Donc, et bien que Bakounine ne soit jamais parvenu prsenter un ensemble compltement labor de ses ides, on voit qu'il tenta de le faire de son mieux et il existe encore assez d'crits indits dans lesquels il tudie fond quelque question carte dans ce volume ; par exemple un manuscrit inachev de 36 pages : De la nature historique de l'tat. Le principe de

    30

  • uvres Tome I

    l'tat etc. En gnral, les crits indits se divisent en crits ayant pour but la propagande des ides de l'Internationale antiautoritaire, en crits de polmique contre Marx et Mazzini, en crits sur les questions slaves et en fragments de cette grande uvre de thorie, dont font partie ceux qui sont imprims dans ce volume 1.

    J'ai publi le texte des manuscrits et des preuves sans altration aucune. Quant aux articles tirs du Progrs du Locle, je n'en connais pas le manuscrit original ; mais il est fort probable que ce texte a t remani un peu par le rdacteur de ce journal, de mme que le texte de Dieu et l'tat , imprim en 1882, l'a t par l'un des deux diteurs. Moi, je suis ennemi de l'uniformit incolore laquelle on arrive trop souvent si de telles corrections ne sont pas faites avec la plus grande habilet. On va donc lire dans ce livre les uvres de Bakounine, telles qu'il les crivit lui-mme.

    11 novembre 1894.

    N.

    . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

    1 Jusqu'ici on a publi des parties ou extraits de ces manuscrits indits dans le Travailleur de Genve, 1878 (sur la Commune de Paris ; rimprim, en 1892, dans les Entretiens Politiques et Littraires de Paris), dans le supplment littraire de la Rvolte, dans la Socit nouvelle de Bruxelles (aot 1894), dans la Lotta sociale de Milan (janvier 1894) et dans Liberty de Londres (1894) ; en brochure : Dieu et l'tat (Genve 1882 ; Paris 1893) et une brochure italienne contre Mazzini (Ancona 1886, d'abord publie dans le Paria d'Ancone.)

    31

  • Michel Bakounine

    32

  • uvres Tome I

    FDRALISME, SOCIALISME

    ET ANTITHOLOGISME

    33

  • Michel Bakounine

    34

  • uvres Tome I

    PROPOSITION MOTIVEAU COMIT CENTRAL

    DE LA LIGUE DE LA PAIX ET DE LA LIBERTPAR

    M. BAKOUNINEGenve 1.

    Messieurs,

    L'uvre qui nous incombe aujourd'hui, c'est d'organiser et de consolider dfinitivement la Ligue de la Paix et de la Libert, en prenant pour base les principes qui ont t formuls par le comit directeur prcdent et vots par le premier Congrs. Ces principes constituent dsormais notre charte, la base obligatoire de tous nos travaux postrieurs. Il ne nous est plus permis d'en retrancher la moindre partie ; mais nous avons le droit et mme le devoir de les dvelopper.

    Il nous parat d'autant plus urgent de remplir aujourd'hui ce devoir, que ces principes, comme tout le monde le sait ici, ont t formuls la hte, sous la pression de la lourde hospitalit genevoise... Nous les avons bauchs pour ainsi dire entre deux orages, forcs que nous tions d'en amoindrir l'expression, pour viter un grand scandale qui aurait pu aboutir la destruction

    1 C'est le titre dfinitif adopt dans les preuves corriges ;l'preuve contenait le sous-titre : Proposition des Russes, membres du comit central de la L. de la P. et de la L. et le manuscrit de Bakounine (in-4, p. 1) donne pour titre : Proposition motive des Russes, membres du comit permanent de la Ligue de la Paix et de la Libert ; (appuye par M. Alexandre Naquet, dlgu franais et par MM. Valrien Mroczkowski et Jean Zagorski, dlgus polonais).

    35

  • Michel Bakounine

    complte de notre uvre.

    Aujourd'hui que, grce l'hospitalit plus sincre et plus large de la ville de Berne, nous sommes libres de toute pression locale, extrieure, nous devons rtablir ces principes dans leur intgrit, rejetant de ct les quivoques comme indignes de nous, indignes de la grande uvre que nous avons mission de fonder. Les rticences, les demi-vrits, les penses chtres, les complaisantes attnuations et concessions d'une lche diplomatie, ne sont pas les lments dont se forment les grandes choses : elles ne se font qu'avec des curs haut placs, un esprit juste et ferme, un but clairement dtermin et un grand courage. Nous avons entrepris une bien grande chose, messieurs, levons-nous la hauteur de notre entreprise : grande ou ridicule, il n y a point de milieu, et pour qu'elle soit grande, il faut au moins que par notre audace et par notre sincrit nous devenions grands aussi.

    Ce que nous vous proposons n'est point une discussion acadmique de principes. Nous n'ignorons pas que nous nous sommes runis ici principalement pour concerter les moyens et les mesures politiques ncessaires la ralisation de notre uvre. Mais nous savons aussi qu'en politique il n'est point de pratique honnte et utile possible, sans une thorie et sans un but clairement dtermins. Autrement, tout inspirs que nous sommes des sentiments les plus larges et les plus libraux, nous pourrions aboutir une ralit diamtralement oppose ces sentiments : nous pourrions commencer avec des convictions rpublicaines, dmocratiques, socialistes, et finir comme des Bismarckiens ou comme des Bonapartistes.

    Nous devons faire trois choses aujourd'hui :

    1 tablir les conditions et prparer les lments d'un nouveau Congrs ;

    36

  • uvres Tome I

    2 Organiser notre Ligue, autant que faire se pourra, dans tous les pays de l'Europe, l'tendre mme en Amrique, ce qui nous parat essentiel, et instituer dans chaque pays des comits nationaux et des sous-comits provinciaux, en laissant chacun d'eux toute l'autonomie lgitime, ncessaire, et en les subordonnant tous hirarchiquement au Comit central de Berne. Donner ces comits les pleins pouvoirs et les instructions ncessaires pour la propagande et pour la rception de nouveaux membres.

    3 En vue de cette propagande, fonder un journal.

    N'est-il pas vident que pour bien faire ces trois choses, nous devons pralablement tablir les principes qui, en dterminant de manire ne plus laisser de place aucune quivoque, la nature et le but de la Ligue, inspireront et dirigeront d'un ct toute notre propagande tant verbale qu'crite, et de l'autre, serviront de conditions et de base la rception de nouveaux adhrents. Ce dernier point, messieurs, nous parat excessivement important. Car tout l'avenir de notre Ligue dpendra des dispositions, des ides et des tendances tant politiques que sociales, tant conomiques que morales, de cette foule de nouveaux-venus auxquels nous allons ouvrir nos rangs. Formant une institution minemment dmocratique, nous ne prtendrons pas gouverner notre peuple, c'est--dire, la masse de nos adhrents, de haut en bas ; et du moment que nous nous serons bien constitus, nous ne nous permettrons jamais de leur imposer d'autorit nos ides. Nous voulons au contraire que tous nos sous-comits provinciaux et comits nationaux, jusqu'au comit central ou international lui-mme, lus de bas en haut par le suffrage des adhrents de tous les pays, deviennent la fidle et obissante expression de leurs sentiments, de leurs ides et de leur volont. Mais aujourd'hui, prcisment parce que nous sommes rsolus de nous soumettre

    37

  • Michel Bakounine

    en tout ce qui aura rapport l'uvre commune de la Ligue, aux vux de la majorit, aujourd'hui que nous sommes encore un petit nombre, si nous voulons que notre Ligue ne dvie jamais de la premire pense et de la direction que lui ont imprimes ses initiateurs, ne devons-nous pas prendre des mesures pour qu'aucun ne puisse y entrer avec des tendances contraires cette pense et cette direction ? Ne devons-nous pas nous organiser de manire ce que la grande majorit de nos adhrents reste toujours fidle aux sentiments qui nous inspirent aujourd'hui, et tablir des rgles d'admission telles que, lors mme que le personnel de nos comits serait chang, l'esprit de la Ligue ne change jamais.

    Nous ne pourrons atteindre ce but qu'en tablissant et en dterminant si clairement nos principes, qu'aucun des individus qui y seraient d'une manire ou d'une autre contraire, ne puisse jamais prendre place parmi nous.

    Il n'y a pas de doute que, si nous vitons de bien prciser notre caractre rel, le nombre de nos adhrents pourra devenir depuis plus fort. Nous pourrions mme dans ce cas, comme nous l'a propos le dlgu de Ble, M. Schmidlin, accueillir dans nos rangs beaucoup de sabreurs et de prtres, pourquoi pas des gendarmes ? ou comme vient de le faire la Ligue de la Paix, fonde Paris sous la haute protection impriale, par MM. Michel Chevalier et Frdric Passy, supplier quelques illustres princesses de Prusse, de Russie ou d'Autriche, de vouloir bien accepter le titre de membres honoraires de notre association. Mais, dit le proverbe, qui trop embrasse, mal treint : nous achterions toutes ces prcieuses adhsions au prix de notre annihilation complte, et parmi tant d'quivoques et de phrases qui empoisonnent aujourd'hui l'opinion publique de l'Europe, nous ne serions qu'une mauvaise plaisanterie de plus.

    38

  • uvres Tome I

    Il est vident, d'un autre ct, que si nous proclamons hautement nos principes, le nombre de nos adhrents sera plus restreint ; mais ce seront du moins des adhrents srieux, sur lesquels il nous sera permis de compter, et notre propagande sincre, intelligente et srieuse n'empoisonnera pas, elle moralisera le public.

    Voyons donc quels sont les principes de notre nouvelle association ? Elle s'appelle Ligue de la Paix et de la Libert. C'est dj beaucoup ; par l nous nous distinguons de tous ceux qui veulent et qui cherchent la paix tout prix, mme au prix de la libert et de l'humaine dignit. Nous nous distinguons aussi de la socit anglaise de la paix qui, faisant abstraction de toute politique, s'imagine qu'avec l'organisation actuelle des tats en Europe la paix est possible. Contrairement ces tendances ultra-pacifiques des socits parisienne et anglaise, notre Ligue proclame qu'elle ne croit pas la paix et qu'elle ne la dsire que sous la condition suprme de la libert.

    La libert est un mot sublime qui dsigne une bien grande chose et qui ne manquera jamais d'lectriser les curs de tous les hommes vivants, mais qui nanmoins demande tre bien dtermine, sans quoi nous n'chapperons pas l'quivoque, et nous pourrions voir des bureaucrates partisans de la libert civile, des monarchistes constitutionnels, des aristocrates et des bourgeois libraux, tous plus ou moins partisans du privilge et ennemis naturels de la dmocratie, venir se placer dans nos rangs et constituer une majorit parmi nous sous le prtexte, qu'eux aussi aiment la libert.

    Pour viter les consquences d'un si fcheux msentendu, le Congrs de Genve a proclam qu'il dsire fonder la paix sur la dmocratie et sur la libert , d'o il suit que, pour devenir membre de notre Ligue, il faut tre dmocrate. Donc en sont exclus tous les aristocrates, tous les partisans de quelque

    39

  • Michel Bakounine

    privilge, de quelque monopole ou de quelque exclusion politique que ce soit, je mot de dmocratie ne voulant dire autre chose que le gouvernement du peuple par le peuple et pour le peuple, en comprenant sous cette dernire dnomination toute la masse des citoyens, et aujourd'hui il faudrait ajouter, des citoyennes aussi, qui forment une nation.

    Dans ce sens nous sommes certainement tous dmocrates.

    Mais nous devons en mme temps reconnatre, que ce terme : dmocratie ne sufft pas pour bien dterminer le caractre de notre Ligue, et que, comme celui de libert, considr part, il peut prter l'quivoque. N'avons-nous pas vu, ds le commencement de ce sicle, en Amrique, les planteurs, les esclavagistes du Sud et tous leurs partisans des tats-Unis du Nord s'intituler des dmocrates ? Le csarisme moderne avec ses hideuses consquences, suspendu comme une horrible menace sur Tout ce qui s'appelle humanit en Europe, ne se dit-il point galement dmocrate ? Et mme l'imprialisme moscovite et saint-ptersbourgeois, l'tat sans phrases, cet idal de toutes les puissances militaires et bureaucratiques centralises, n'est-ce pas au nom de la dmocratie qu'il a cras dernirement la Pologne ?

    Il est vident que la dmocratie sans libert ne peut nous servir de drapeau. Mais qu'est-ce que la dmocratie fonde sur la libert si ce n'est la Rpublique ? L'alliance de la libert avec le privilge cre le rgime monarchique constitutionnel, mais son alliance avec la dmocratie ne peut se raliser que dans la Rpublique. Par mesure de prudence, que nous n'approuvons pas, le Congrs de Genve, dans ses rsolutions, a cru devoir s'abstenir de prononcer le mot de rpublique. Mais en proclamant son dsir de fonder la paix sur la dmocratie et sur la libert , il s'est implicitement pos comme rpublicain. Donc notre Ligue doit tre dmocratique et rpublicaine en

    40

  • uvres Tome I

    mme temps.

    Et nous pensons, messieurs, que nous sommes ici tous rpublicains dans ce sens, que pousss par les consquences d'une inexorable logique, avertis par les leons la fois si salutaires et si dures de l'histoire, par toutes les expriences du pass, et surtout clairs par les vnements qui ont attrist l'Europe depuis 1848, aussi bien que par les dangers qui la menacent aujourd'hui, nous sommes tous galement arrivs cette conviction : que les institutions monarchiques sont incompatibles avec le rgne de la paix, de la justice et de la libert.

    Quant nous, messieurs, comme socialistes russes et comme slaves, nous croyons devoir franchement dclarer, que, pour nous, ce mot de rpublique n'a d'autre valeur que cette valeur toute ngative : celle d'tre le renversement ou l'limination de la monarchie ; et que non seulement il n'est pas capable de nous exalter, mais qu'au contraire, toutes les fois qu'on nous reprsente la rpublique comme une solution positive et srieuse de toutes les questions du jour, comme le but suprme vers lequel doivent tendre tous nos efforts, nous prouvons le besoin de protester.

    Nous dtestons la monarchie de tout notre cur ; nous ne demandons pas mieux que de la voir renverse sur toute la surface de l'Europe et du monde, et nous sommes convaincus, comme vous, que son abolition est une condition sine qua non de l'mancipation de l'humanit. ce point de vue, nous sommes franchement rpublicains. Mais nous ne pensons pas qu'il suffise de renverser la monarchie pour manciper les peuples et leur donner la justice et la paix. Nous sommes fermement persuads au contraire, qu'une grande rpublique militaire, bureaucratique et politiquement centralise peut devenir et ncessairement deviendra une puissance

    41

  • Michel Bakounine

    conqurante au dehors, oppressive l'intrieur, et qu'elle sera incapable d'assurer ses sujets, lors mme qu'ils s'appelleraient des citoyens, le bien-tre et la libert. N'avons-nous pas vu la grande nation franaise se constituer deux fois en rpublique dmocratique, et deux fois perdre sa libert et se laisser entraner des guerres de conqute ?

    Attribuerons-nous, comme le font beaucoup d'autres, ces rechutes dplorables au temprament lger et aux habitudes disciplinaires historiques du peuple franais qui, prtendent ses dtracteurs, est bien capable de conqurir la libert par un lan spontan, orageux, mais non d'en jouir et de la pratiquer ?

    Il nous est impossible, messieurs, de nous associer cette condamnation d'un peuple entier, l'un des plus intelligents de l'Europe. Nous sommes donc convaincus que si, deux reprises diffrentes, la France a perdu sa libert et a vu sa rpublique dmocratique se transformer en dictature et en dmocratie militaires, la faute n'en est pas au caractre de son peuple, mais sa centralisation politique qui, prpare de longue main par ses rois et ses hommes d'tat, personnifie plus tard dans celui que la rhtorique complaisante des cours a appel le Grand Roi, puis pousse dans l'abme par les dsordres honteux d'une monarchie dcrpite, aurait pri certainement dans la boue, si la Rvolution ne l'avait releve de ses mains puissantes. Oui, chose trange, cette grande rvolution qui, pour la premire fois dans l'histoire, avait proclam la libert non plus du citoyen seulement, mais de l'homme, se faisant l'hritire de la monarchie qu'elle tuait, avait ressuscit en mme temps cette ngation de toute libert : la centralisation et l'omnipotence de l'tat.

    Reconstruite de nouveau par la Constituante, combattue, il est vrai, mais avec peu de succs par les Girondins, cette centralisation fut acheve par la Convention Nationale.

    42

  • uvres Tome I

    Robespierre et Saint-Just en furent les vrais restaurateurs : rien ne manqua la nouvelle machine gouvernementale, pas mme l'tre suprme avec le culte de l'tat. Elle n'attendait plus qu'un habile machiniste pour montrer au monde tonn toutes les puissances d'oppression dont elle avait t munie par ses imprudents constructeurs... et Napolon Ier se trouva. Donc cette Rvolution, qui n'avait t d'abord inspire que par l'amour de la libert et de l'humanit, par cela seul qu'elle avait cru pouvoir les concilier avec la centralisation de l'tat, se suicidait elle-mme, les tuait, n'enfantant rien leur place que la dictature militaire, le Csarisme.

    N'est-il pas vident, messieurs, que pour sauver la libert et la paix en Europe, nous devons opposer cette monstrueuse et oppressive centralisation des tats militaires, bureaucratiques, despotiques, monarchiques constitutionnels ou mme rpublicains, le grand, le salutaire principe du Fdralisme , principe dont les derniers vnements dans les tats-Unis de l'Amrique du Nord nous ont donn d'ailleurs une dmonstration triomphante.

    Dsormais il doit tre clair pour tous ceux qui veulent rellement l'mancipation de l'Europe, que tout en conservant nos sympathies pour les grandes ides socialistes et humanitaires nonces par la Rvolution franaise, nous devons rejeter sa politique d'tat et adopter rsolument la politique de la libert des Amricains du Nord.

    43

  • Michel Bakounine

    I.LE FDRALISME.

    Nous sommes heureux de pouvoir dclarer que ce principe a t unanimement acclam par le Congrs de Genve. La Suisse mme, qui, d'ailleurs, le pratique aujourd'hui avec tant de bonheur, y a adhr sans restriction aucune et l'a accept dans toute la largeur de ses consquences. Malheureusement, dans les rsolutions du congrs, ce principe a t trs mal formul et ne se trouve mme qu'indirectement mentionn, d'abord l'occasion de la Ligue que nous devons tablir, et plus bas, en rapport avec le journal que nous devons rdiger sous le nom d'tats-Unis de l'Europe , tandis qu'il aurait d, selon nous, occuper la premire place dans notre dclaration de principes.

    C'est une lacune trs fcheuse et que nous devons nous empresser de combler. Conformment au sentiment unanime du Congrs de Genve, nous devons proclamer :

    1 Que pour faire triompher la libert, la justice et la paix dans les rapports internationaux de l'Europe, pour rendre impossible la guerre civile entre les diffrents peuples qui composent la famille europenne, il n'est qu'un seul moyen : c'est de constituer les tats-Unis de l'Europe.

    2 Que les tats de l'Europe ne pourront jamais se former avec les tats tels qu'ils sont aujourd'hui constitus, vu l'ingalit monstrueuse qui existe entre leurs forces respectives.

    3 Que l'exemple de la dfunte Confdration germanique a prouv d'une faon premptoire, qu'une confdration de monarchies est une drision ; qu'elle est impuissante garantir

    44

  • uvres Tome I

    soit la paix, soit la libert des populations.

    4 Qu'aucun tat centralis, bureaucratique et par l mme militaire, s'appela-t-il mme rpublique, ne pourra entrer srieusement et sincrement dans une confdration internationale. Par sa constitution, qui sera toujours une ngation ouverte ou masque de la libert l'intrieur, il serait ncessairement une dclaration de guerre permanente, une menace contre l'existence des pays voisins. Fond essentiellement sur un acte ultrieur de violence, la conqute, ou ce que dans la vie prive on appelle le vol avec effraction, acte bni par l'glise d'une religion quelconque, consacr par le temps et par l mme transform en droit historique, et s'appuyant sur cette divine conscration de la violence triomphante comme sur un droit exclusif et suprme, chaque tat centraliste se pose par l mme comme une ngation absolue du droit de tous les autres tats, ne les reconnaissant jamais, dans les traits qu'il conclut avec eux, que dans un intrt politique ou par impuissance.

    5 Que tous les adhrents de la Ligue devront par consquent tendre par tous leurs efforts reconstituer leurs patries respectives, afin d'y remplacer l'ancienne organisation fonde, de haut en bas, sur la violence et sur le principe d'autorit, par une organisation nouvelle n'ayant d'autre base que les intrts, les besoins et les attractions naturelles des populations, ni d'autre principe que la fdration libre des individus dans les communes, des communes dans les provinces 1, des provinces dans les nations, enfin de celles-ci

    1 L'illustre patriote italien, Joseph Mazzini, dont l'idal rpublicain n'est autre que la rpublique franaise de 1793, refondue dans les traditions potiques de Dante et dans les souvenirs ambitieux de Rome, souveraine du monde, puis revue et corrige au point de vue d'une thologie nouvelle, demi rationnelle et demi mystique, ce patriote minent, ambitieux, passionn et toujours exclusif, malgr tous les

    45

  • Michel Bakounine

    dans les tats-Unis de l'Europe d'abord et plus tard du monde entier.

    6 Consquemment, abandon absolu de tout ce qui s'appelle droit historique des tats ; toutes les questions relatives aux frontires naturelles, politiques, stratgiques, commerciales, devront tre considres dsormais comme appartenant l'histoire ancienne et repousses avec nergie par tous les adhrents de la Ligue.

    7 Reconnaissance du droit absolu de chaque nation, grande ou petite, de chaque peuple, faible ou fort, de chaque province, de chaque commune une complte autonomie, pourvu que sa constitution intrieure ne soit pas une menace et un danger pour l'autonomie et la libert des pays voisins.

    efforts qu'il a faits pour s'lever la hauteur de la justice internationale, et qui a toujours prfr la grandeur et la puissance de sa patrie son bien tre et sa libert, Mazzini a t toujours l'adversaire acharn de l'autonomie des provinces, qui drangerait naturellement la svre uniformit de son grand tat italien. Il prtend que pour contrebalancer l'omnipotence de la rpublique fortement constitue, l'autonomie des communes suffira. Il se trompe : aucune commune isole ne serait capable de rsister la puissance de cette centralisation formidable ; elle en serait crase. Pour ne point succomber dans cette lutte, elle devrait donc se fdrer, en vue d'une commune rsistance, avec toutes les communes voisines, c'est--dire qu'elle devrait former avec elles une province autonome. En outre, du moment que les provinces ne seront point autonomes, il faudra les gouverner par des fonctionnaires de l'tat. Entre le fdralisme rigoureusement consquent et le rgime bureaucratique il n'y a point de milieu. D'o il rsulte que la rpublique voulue par Mazzini, serait un tat bureaucratique et, par consquent, militaire, fond en vue de la puissance extrieure et non de la justice internationale ni de la libert intrieure. En 1793, sous le rgime de la Terreur, les communes de la France ont t reconnues autonomes, ce qui ne les a pas empches d'avoir t crases par le despotisme rvolutionnaire de la Convention ou plutt par celui de la Commune de Paris, dont Napolon hrita naturellement.

    46

  • uvres Tome I

    8 De ce qu'un pays a fait partie d'un tat, s'y ft-il mme adjoint librement, il ne s'ensuit nullement pour lui l'obligation d'y rester toujours attach. Aucune obligation perptuelle ne saurait tre accepte par la justice humaine, la seule qui puisse faire autorit parmi nous, et nous ne reconnatrons jamais d'autres droits, ni d'autres devoirs que ceux qui se fondent sur la libert. Le droit de la libre runion et de la scession galement libre est le premier, le plus important de tous les droits politiques ; celui sans lequel la confdration ne serait jamais qu'une centralisation masque.

    9 Il rsulte de tout ce qui prcde que la Ligue doit franchement proscrire toute alliance de telle ou telle fraction nationale de la dmocratie europenne avec les tats monarchiques, quand mme cette alliance aurait pour but de reconqurir l'indpendance ou la libert d'un pays opprim ; une telle alliance, ne pouvant amener qu' des dceptions, serait en mme temps une trahison contre la rvolution.

    10 Par contre la Ligue, prcisment parce qu'elle est la Ligue de la paix et parce qu'elle est convaincue que la paix ne pourra tre conquise et fonde que sur la plus intime et complte solidarit des peuples dans la justice et dans la libert, doit proclamer hautement ses sympathies pour toute insurrection nationale contre toute oppression, soit trangre, soit indigne, pourvu que cette insurrection se fasse au nom de nos principes et dans l'intrt tant politique qu'conomique des masses populaires, mais non avec l'intention ambitieuse de fonder un puissant tat.

    11 La Ligue fera une guerre outrance tout ce qui s'appelle gloire, grandeur et puissance des tats. toutes ces fausses et malfaisantes idoles auxquelles ont t immols des millions de victimes humaines, nous opposerons les gloires de

    47

  • Michel Bakounine

    l'humaine intelligence se manifestant dans la science et d'une prosprit universelle fonde sur le travail, sur la justice et sur la libert.

    12 La Ligue reconnatra la nationalit comme un fait naturel, ayant incontestablement droit une existence et un dveloppement libres, mais non comme un principe, tout principe devant porter le caractre de l'universalit et la nationalit n'tant au contraire qu'un fait exclusif, spar. Ce soi-disant principe de nationalit , tel qu'il a t pos de nos jours par les gouvernements de la France, de la Russie et de la Prusse et mme par beaucoup de patriotes allemands, polonais, italiens et hongrois, n'est qu'un drivatif oppos par la raction l'esprit de la rvolution : minemment aristocratique au fond, jusqu' faire mpriser les dialectes des populations non lettres, niant implicitement la libert des provinces et l'autonomie relle des communes, et soutenu dans tous les pays non par les masses populaires, dont il sacrifie systmatiquement les intrts rels un soi-disant bien public, qui n'est jamais que celui des classes privilgies, ce principe n'exprime rien que les prtendus droits historiques et l'ambition des tats. Le droit de nationalit ne pourra donc jamais tre considr par la Ligue que comme une consquence naturelle du principe suprme de la libert, cessant d'tre un droit du moment qu'il se pose soit contre la libert, soit mme seulement en dehors de la libert.

    13 L'unit est le but, vers lequel tend irrsistiblement l'humanit. Mais elle devient fatale, destructive de l'intelligence, de la dignit, de la prosprit des individus et des peuples, toutes les fois qu'elle se forme en dehors de la libert, soit par la violence, soit sous l'autorit d'une ide thologique, mtaphysique, politique ou mme conomique quelconque. Le patriotisme qui tend l'unit en dehors de la libert, est un patriotisme mauvais, toujours funeste aux intrts populaires et rels du pays qu'il prtend exalter et servir, ami, souvent sans le

    48

  • uvres Tome I

    vouloir, de la raction ennemi de la rvolution, c'est--dire de l'mancipation des nations et des hommes. La Ligue ne pourra reconnatre qu'une seule unit : celle qui se constituera librement par la fdration des parties autonomes dans le tout, de sorte que celui-ci, cessant d'tre la ngation des droits et des intrts particuliers, cessant d'tre le cimetire o viennent forcment s'enterrer toutes les prosprits locales, deviendra au contraire la confirmation et la source de toutes ces autonomies et de toutes ces prosprits. La Ligue attaquera donc vigoureusement toute organisation religieuse, politique, conomique et sociale, qui ne sera pas absolument pntre par ce grand principe de la libert : sans lui, point d'intelligence, point de justice, point de prosprit, point d'humanit.

    * * *

    Tels sont, messieurs, selon nous et sans doute aussi selon vous, les dveloppements et les consquences ncessaires de ce grand principe du Fdralisme que le Congrs de Genve a hautement proclam. Telles sont les conditions absolues de la paix et de la libert.

    Absolues, oui mais sont-elles les seules ? Nous ne le pensons pas.

    Les tats du Sud, dans la grande confdration rpublicaine de l'Amrique du Nord, ont t, depuis l'acte d'indpendance des tats rpublicains, dmocrates par excellence 1 et fdralistes jusqu' vouloir la scission. Et pourtant ils se sont dernirement attir la rprobation de tous les partisans de la libert et de l'humanit dans le monde, et ont manqu, par la guerre inique et sacrilge qu'ils ont fomente

    1 On sait qu'en Amrique ce sont les partisans des intrts du Sud contre le Nord, c'est--dire de l'esclavage contre l'mancipation des esclaves, qui s'appellent exclusivement dmocrates.

    49

  • Michel Bakounine

    contre les tats rpublicains du Nord, de renverser et de dtruire la plus belle organisation politique qui ail jamais exist dans l'histoire. Quelle peut tre la cause d'un fait si trange ? tait-ce une cause politique ? Non, elle tait toute sociale. L'organisation politique intrieure des tats du Sud a t mme, sous plusieurs rapports, plus parfaite, plus compltement libre que celle des tats du Nord. Seulement, dans cette organisation magnifique, il s'est trouv un point noir comme dans les rpubliques de l'antiquit ; la libert des citoyens a t fonde sur le travail forc des esclaves. Ce point noir suffit pour renverser toute l'existence politique de ces tats.

    Citoyens et esclaves, tel a t l'antagonisme dans le monde antique, comme dans les tats esclaves du nouveau monde. Citoyens et esclaves, c'est--dire, travailleurs forcs, esclaves, non de droit mais de fait tel est l'antagonisme du monde moderne. Et comme les tats antiques ont pri par l'esclavage, de mme les tats modernes priront par le proltariat.

    C'est en vain qu'on s'efforcerait de se consoler par l'ide, que c'est un antagonisme plutt fictif que rel, ou qu'il est impossible d'tablir une ligne de dmarcation entre les classes possdantes et les classes dpossdes, ces deux classes se confondant l'une avec l'autre par une quantit de nuances intermdiaires et insaisissables. Dans le monde naturel ces lignes de dmarcation n'existent pas non plus ; dans la srie ascendante des tres, il est impossible de montrer par exemple le point o finit le rgne vgtal et o commence le rgne animal, o cesse la bestialit et o commence l'humanit. Il n'en existe pas moins une diffrence trs relle entre la plante et l'animal, entre celui-ci et l'homme. De mme dans l'humaine socit, malgr les positions intermdiaires qui forment une transition insensible d'une existence politique et sociale une

    50

  • uvres Tome I

    autre, la diffrence des classes est nanmoins trs marque, et tout le monde saura distinguer l'aristocratie nobiliaire de l'aristocratie financire, la haute bourgeoisie de la petite bourgeoisie, et celle-ci des proltaires des fabriques et des villes ; aussi bien que le grand propritaire de la terre, le rentier, le paysan propritaire qui cultive lui-mme la terre, le fermier du simple proltaire de campagne.

    Toutes ces diffrentes existences politiques et sociales se laissent aujourd'hui rduire deux principales catgories, diamtralement opposes l'une l'autre, et ennemies naturelles l'une de l'autre : les classes politiques 1, composes de tous les privilgis tant de la terre que du capital, ou mme seulement de l'ducation bourgeoise 2, et les classes ouvrires dshrites aussi bien du capital que de la terre, et prives de toute ducation et de toute instruction.

    Il faudrait tre un sophiste ou un aveugle pour nier l'existence de l'abme qui spare aujourd'hui ces deux classes. Comme dans le monde antique, notre civilisation moderne, comprenant une minorit comparativement fort restreinte de citoyens privilgis, a pour base le travail forc (par la faim) de l'immense majorit des populations, voues fatalement l'ignorance et la brutalit.

    C'est en vain aussi qu'on s'efforcerait de se persuader que cet abme pourra tre combl par la simple diffusion des lumires dans les masses populaires. Il est trs bien de fonder

    1 (Leg. privilgies ?)2 dfaut mme de tout autre bien, cette ducation bourgeoise, avec

    l'aide de la solidarit qui relie tous les membres du monde bourgeois, assure quiconque l'a reue, un privilge norme dans la rmunration de son travail, le travail des bourgeois le plus mdiocre se payant presque toujours trois, quatre fois plus que celui de l'ouvrier le plus intelligent.

    51

  • Michel Bakounine

    des coles pour le peuple ; encore faut-il se demander, si l'homme du peuple, vivant du jour au jour et nourrissant sa famille du travail de ses bras, priv lui-mme d'instruction et de loisir, et forc se laisser assommer et abrutir par le travail pour assurer aux siens le pain du lendemain, il faut se demander, s'il a seulement la pense, le dsir et mme la possibilit d'envoyer ses enfants l'cole et de les entretenir pendant tout le temps de leur instruction ? N'aura-t- il pas besoin du concours de leurs faibles bras, de leur travail enfantin, pour subvenir tous les besoins de sa famille ? Ce sera beaucoup s'il pousse le sacrifice jusqu' les faire tudier, un an ou deux, leur laissant peine le temps ncessaire pour apprendre lire, crire, compter et se laisser empoisonner l'intelligence et le cur par le catchisme chrtien, qu'on distribue sciemment et avec une si large profusion dans les coles populaires officielles de tous les pays. Ce peu d'instruction sera-t-il jamais en tat d'lever les masses ouvrires au niveau de l'intelligence bourgeoise ? L'abme sera-t-il combl ?

    Il est vident que la question si importante de l'instruction et de l'ducation populaires dpend de la solution de cette autre question bien autrement difficile d'une rforme radicale dans les conditions conomiques actuelles des classes ouvrires. Relevez les conditions du travail, rendez au travail tout ce qui d'aprs la justice revient au travail, et par cela mme donnez au peuple la scurit, l'aisance, le loisir, et alors, croyez-le bien, il s'instruira, il crera une civilisation plus large, plus saine, plus leve que la vtre.

    C'est en vain aussi qu'on se dirait avec les conomistes que l'amlioration de la situation conomique des classes ouvrires dpend du progrs gnral de l'industrie et du commerce dans chaque pays et de leur complte mancipation de la tutelle et de la protection des tats. La libert de l'industrie et du commerce

    52

  • uvres Tome I

    est certainement une bien grande chose et l'un des fondements essentiels de la future alliance internationale de tous les peuples du monde. Amis de la libert quand mme, de toutes les liberts, nous devons l'tre galement de celles-ci. Mais d'un autre ct nous devons reconnatre que tant qu'existeront les tats actuels et tant que le travail continuera d'tre le serf de la proprit et du capital, cette libert, en enrichissant une minime portion de la bourgeoisie au dtriment de l'immense majorit des populations, ne produira qu'un seul bien : celui d'nerver et de dmoraliser plus compltement le petit nombre des privilgis, d'augmenter la misre, les griefs et la juste indignation des masses ouvrires, et par l mme de rapprocher l'heure de la destruction des tats.

    L'Angleterre, la Belgique, la France, l'Allemagne sont certainement les pays de l'Europe o le commerce et l'industrie jouissent comparativement de la plus grande libert, ont atteint le plus haut degr de dveloppement. Et prcisment ce sont aussi les pays o le pauprisme se sent de la manire la plus cruelle, o l'abme entre les capitalistes et les propritaires d'un ct et les classes ouvrires de l'autre semble s'tre largi un point inconnu dans d'autres pays. En Russie, dans les pays Scandinaves, en Italie, en Espagne, o le commerce et l'industrie sont peu dvelopps, moins de quelque catastrophe extraordinaire, on meurt rarement de faim. En Angleterre, la mort par la faim est un fait journalier. Et ce ne sont pas seulement des individus isols, ce sont des milliers, des dizaines, des centaines de milliers qui en meurent. N'est-il pas vident que, dans l'tat conomique qui prvaut actuellement dans tout le monde civilis, la libert et le dveloppement du commerce et de l'industrie, les applications merveilleuses de la science la production, les machines mmes qui ont pour mission d'manciper le travailleur, en allgeant le travail humain, que toutes ces inventions, ce progrs, dont s'enorgueillit juste titre l'homme civilis, loin d'amliorer la

    53

  • Michel Bakounine

    situation des classes ouvrires ne font que l'empirer et la rendre plus insupportable encore.

    La seule Amrique du Nord fait encore en grande partie exception cette rgle. Mais loin de la renverser, cette exception mme la confirme. Si les ouvriers y sont mieux rtribus qu'en Europe et si personne n'y meurt de faim, si, en mme temps, l'antagonisme des classes n'y existe encore presque pas, si tous les travailleurs sont citoyens et si la masse des citoyens y constitue proprement un seul corps, enfin si une forte instruction primaire et mme secondaire y est largement rpandue dans les masses, il faut l'attribuer sans doute en bonne partie cet esprit traditionnel de libert que les premiers colonistes ont import d'Angleterre : suscit, prouv, raffermi dans les grandes luttes religieuses, ce principe de l'indpendance individuelle et du self government communal et provincial, se trouve encore favoris par cette rare circonstance, que transplant dans un dsert, dlivr pour ainsi dire des obsessions du pass, il put crer un monde nouveau le monde de la libert. Et la libert est une si grande magicienne, elle est doue d'une productivit tellement merveilleuse, que se laissant inspirer par elle seule, en moins d'un sicle, l'Amrique du Nord a pu atteindre, et on pourrait dire aujourd'hui, mme dpasser la civilisation de l'Europe. Mais il ne faut pas s'y tromper, ces progrs merveilleux et cette prosprit si enviable sont dus en grande partie et surtout un important avantage que l'Amrique a de commun avec la Russie : nous voulons parler de l'immense quantit dterres fertiles et qui faute de bras restent encore aujourd'hui sans culture. Jusqu' prsent du moins, cette grande richesse territoriale a t presque perdue pour la Russie, parce que nous n'avons jamais eu de libert. Il en a t autrement dans l'Amrique du Nord,