La Liberte Des Peuples - Bakounine Et Les Revolutions de 1848 (Jean-Christophe ANGAUT)

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    Jean-Christophe ANGAUT

    La libert des peuples :

    Bakounine et les rvolutions de 1848

    (novembre 2008)

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    Introduction

    Les textes prsents ici (pour la plupart indits sur papier en franais) appartiennent la

    premire phase de lactivit rvolutionnaire de Michel Bakounine et portent tous sur sa premire

    participation ouverte au mouvement rvolutionnaire europen1

    . N en Russie en 1814 dans unefamille de la noblesse terrienne, Bakounine, aprs quelques annes passes sinitier la

    philosophie allemande et chercher penser ses relations avec son entourage travers elle, part

    en Allemagne la fin de lanne 1840 afin dy poursuivre sa formation. Cest en Allemagne quil

    fait connaissance de la gauche hglienne, renonce toute carrire philosophique et investit toute

    sa passion dans la cause de la rvolution dmocratique et sociale. De cette poque date en

    particulier son remarquable article La raction en Allemagne, publi lautomne 1842 dans les

    Annales allemandesdArnold Ruge et qui constitue une contribution importante aux dbats de la

    gauche hglienne. Cette priode se clt en 1843 avec son article Le communismepubli dans un

    journal suisse et elle est domine par des problmatiques philosophiques 2 : apprentissage

    philosophique en Russie, puis question du dpassement de la philosophie en Allemagne. Cette

    premire priode est dterminante en ce quelle permet Bakounine de forger une grille de

    lecture o lactivit philosophique est dsormais dnonce comme purement contemplative,

    comme thorie qui ne vaut quen tant quelle se signifie elle-mme son cong dans la pratique.

    La pratique et la vie, qui jusque-l taient identifies la philosophie elle-mme, en sont alors

    exclues, et cest lhistoire qui est dsigne comme le lieu de ralisation, non de la philosophie,

    mais de ce que la philosophie na pu que reconnatre : la ncessaire mancipation de lhumanit.

    De ce point de vue, il ny a rien dtonnant ce que la suite de litinraire de Bakounine soit

    domine par un activisme politique dont lintensit na dgal que son engouement pour la

    philosophie au cours des annes prcdentes et auquel il ne renoncera plus. Cette continuit doit

    toutefois tre relativise. Dans luvre de Bakounine, les textes qui accompagnent son activit

    rvolutionnaire en 1848 mettent fin cinq annes de quasi mutisme thorique : si lon excepte

    deux brves interventions dans des journaux libraux3 et un discours4, Bakounine na rien crit

    depuis son article sur Le communisme, ce qui est dautant plus surprenant que les textes qui

    1 La seconde interviendra au moment de la guerre franco-allemande de 1870-71, dans ce qui constitue les prmissesde la Commune de Paris. En tmoignent, outre la correspondance de Bakounine, la Lettre un franais, le manuscritsur La situation politique en France (uvres compltes, vol. VII, Paris, Champs Libre, 1980)et tout le dbut de Lempireknouto-germanique et la rvolution sociale(uvrescompltes, vol. VIII, Paris Champs Libre, 1982).2 Textes traduits et prsents dans Jean-Christophe Angaut, Bakounine jeune hglienLa philosophie et son dehors, Lyon,ENS ditions, 2007.3 Le premier, publi dans La Rformeen 1845, fait suite la dcision de dchoir Bakounine de ses titres de noblesseen raison de ses prises de position rvolutionnaires. Le second, publi dans Le Constitutionnel en 1846, est uneprotestation contre la perscution des religieuses lituaniennes par le pouvoir russe. Bakounine avait quittprventivement lAllemagne la fin de lanne 1842, puis la Suisse la fin de lanne 1843. Tous les textesmentionns sans date ni lieu ddition sont cits daprs ldition lectronique des uvres compltes, CD Rom,

    Amsterdam, IISG, 2000.

    4 Discours prononc en 1847 lors dune commmoration loccasion du 17me anniversaire de la rvolutionpolonaise. Bakounine y appelant les peuples polonais et russe sunir contre le tsar, lambassade russe Parisdemanda (et obtint) du gouvernement franais son expulsion vers la Belgique.

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    prcdent cette priode de silence taient tout entiers tourns vers lavenir et vers la rvolution

    quils appelaient de leurs vux. On pourrait estimer que Bakounine ne fait que mettre en uvre

    son propre renoncement toute activit thorique si cette priode ntait pas aussi marque par la

    difficult quprouve Bakounine trouver un terrain pour ses engagements rvolutionnaires.

    Rtrospectivement, les annes 1843-48 apparaissent comme celles du passage effectif de la

    thorie la pratique, passage qui avait t annonc dans la thorie ds 1842.

    Cest sur les textes qui entourent la premire priode de lengagement slave de Bakounine

    quon se concentrera ici, corpus dans lequel il faut inclure Ma dfense, crite en 1850 par

    Bakounine destination de son avocat aprs quil eut t livr par la Saxe lAutriche, et la

    Confession, rdige en 1851 dans le ravelin de la forteresse Pierre-et-Paul de Saint-Ptersbourg et

    adresse au tsar. Plusieurs de ces crits constituent des interventions, sont de vritables actes

    politiques : cest par exemple le cas de lAppel aux Slavesde lautomne 1848, dont le titre suggre

    suffisamment la dimension performative. Dautres en revanche se situent la marge de laction,

    quils se proposent dclairer de manires prospective (cest le cas de la Situation de la Russierdige

    en 1849, qui prtend informer les rvolutionnaires dEurope centrale au moment o les menaces

    dune intervention russe se prcisent) ou rtrospective (cest le sens des analyses gopolitiques et

    historiques proposes parMa Dfenseen 1850). Enfin, deux crits se signalent comme des bilans

    partiels et problmatiques de laction entreprise: il sagit dune partie deMa Dfenseet surtout de

    la Confession adresse au tsar Nicolas Ier en 1851. Certains de ces textes, ont une composante

    thorique, en tant quils contiennent notamment lbauche dune thorie de ltat. Dautres

    doivent tre tudis par rapport leffet que Bakounine compte produire travers eux.

    Parmi ces crits, la Confessiontient une place particulire. Bien que rdige en un mois, sans

    doute entre mai et juin 18515, cest--dire ds larrive de Bakounine la forteresse Pierre-et-Paul,

    et la demande du tsar Nicolas Ier, il sagit de lun de ses meilleurs textes dun point de vue

    littraire. Surtout, la Confessionconstitue une mine de renseignements sur litinraire de Bakounine

    au cours des rvolutions de 1848. Elle est aussi un bilan en partie sincre de Bakounine sur son

    propre itinraire de rvolutionnaire. Toutefois, ce texte crit par un prisonnier cherchant gagner

    les faveurs du souverain pour obtenir son largissement, savre prodigieusement dlicat

    dutilisation. Derrire le repentir feint, Bakounine camoufle parfois un vritable retour critique surson action. Lexactitude historique flottante tient parfois tout autant du trou de mmoire que du

    mensonge visant protger des compagnons en fuite, et pourtant le rvolutionnaire russe sy livre

    en certains endroits avec une tonnante sincrit. Ces difficults nont gure t attnues par les

    5. Et non en 1857 comme le proclame firement la couverture de sa plus rcente rdition (Michel Bakounine,Confession (1857), Paris, LHarmattan, 2002) : le seul texte qui date de 1857 dans cette rdition de la traduction dePaulette Brupbacher, cest la lettre que Bakounine crit au nouveau tsar, Alexandre II, pour demander sonlargissement et qui lui permettra de quitter sa prison pour la Sibrie. Cependant, lintroduction de Franck Lhuillier

    cette rdition rtablit la date exacte de composition. On se rfrera plutt ldition suivante : Bakounine, Confession,traduit par Paulette Brupbacher, avant-propos de Boris Souvarine, introduction de Fritz Brupbacher, annotations deMax Nettlau, Paris, PUF, 1974.

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    circonstances qui ont prsid la redcouverte de ce texte en 1920 en Russie : alors que le

    pouvoir bolchevique rprimait de plus en plus ouvertement anarchistes et rvolutionnaires, le

    texte de la Confessiona fini par constituer un enjeu politique et les travaux de commentaire sont

    souvent surdtermins par la ncessit de dfendre ou de discrditer lanarchisme travers la

    figure de Bakounine6ce qui nglige bien entendu le simple fait quen 1851, Bakounine ntaitpas anarchiste.

    Sil est impossible de considrer les textes de la priode slave de Bakounine comme la simple

    mise en pratique des textes thoriques qui lont prcde, plus forte raison ne peut-on faire de la

    rflexion politique de Bakounine au cours des trois dcennies suivantes un ensemble cohrent,

    qui sdifierait dune manire continue. Dans la chronologie des crits de Bakounine, intervient

    un vnement proprement thorique, qui est le passage (quon peut dater assez prcisment de

    lanne 1864) dune vision politique centre sur la question slave une rflexion politique

    domine par le socialisme libertaire. De part et dautre de ce moment de rupture, et malgr les

    conditions prcaires dans lesquelles elle sest difie, la pense politique de Bakounine prsente en

    revanche une forte cohrence thmatique. Ce passage est intimement li la biographie de

    Bakounine, et notamment la longue priode demprisonnement et dexil des annes 1849-1861

    qui suit sa participation aux rvolutions de 1848 mais cela nexplique pas tout. En effet, le

    moment slave enjambe cette rupture centrale et couvre les deux dcennies qui sparent

    larticle de 1843 sur Le communisme des premiers textes socialistes libertaires de Bakounine,

    dabord rdigs en vue de constituer des socits secrtes.

    Il y a donc une unit dans lactivit de Bakounine entre 1844 et 1864, qui correspond la

    tentative, dabord pratique, mais aussi thorique, driger la cause slave en cause universelle , et la

    tentation de considrer lmancipation nationale comme la mdiation par excellence par laquelle

    la libert humaine se raliserait dans lhistoire. Au cours de cette priode, et conformment aux

    leons tires de son passage par la gauche hglienne, Bakounine considre toujours lhistoire

    comme le lieu de ralisation de la libert, mais la question qui est au cur des textes de cette

    priode est celle de la libert des peuples, expression dans laquelle se concurrencent deux vises

    mancipatrices. La libert despeuples est nationale, elle engage la question de la souverainet et

    elle constitue le terme dun processus de dcomposition des empires: lintrt des textes deBakounine au cours de cette priode est prcisment quils concernent des peuples qui se situent

    aux confins de trois empires (russe, ottoman et autrichien). Mais quen est-il du peuple, cette

    6. Sur les circonstances de la redcouverte de la Confession, dont Bakounine avait rvl lexistence Herzen ds 1860alors quil se trouvait en Sibrie, voir larticle dun tmoin direct, Marcel Body, Michel Bakounine : lemmur, ledport dans Combats et dbats, Paris, Institut dtudes slaves, 1976, p. 77-82. Les notes de Max Nettlau sur laConfessionillustrent bien cette volont de dfendre lanarchisme travers Bakounine. Quant la tendance inverse, elleest illustre avec beaucoup moins de dignit par le pitre ouvrage paru sous la signature de Jacques Duclos (Bakounineet Marx, ombre et lumire, Paris, Plon, 1974). Celui-ci fournit en annexe une nouvelle traduction de la Confessionet utilise

    maladroitement ce texte pour discrditer lanarchisme contemporain. Selon M. Body, les bolcheviks avaient de laduplicit de la Confession(feindre la soumission pour tre libr) une apprciation bien moins ngative (on nose crireglobalement positive).

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    entit politique aux contours sociologiques flous dont lmancipation sociale et politique, porte

    par le double mot dordre du socialisme et de la dmocratie, est au cur des rvolutions du XIXe

    sicle ? La notion de peuple concentre les trois dimensions des rvolutions de 1848, qui

    engageaient la fois la libration de nations opprimes, la dmocratie et la rvolution sociale. Si

    les lexicologues ont pu montrer que le mot peuple tait la forme lexicale majeure de la Rvolutionde 18487, il ny a rien dtonnant ce que la pense politique de Bakounine au cours de cette

    priode, sarticule prcisment autour de cette notion. Les crits du rvolutionnaire russe, mais

    aussi sa pratique politique, se signalent en effet par la tentative de tenir ensemble les trois vises

    mancipatrices dont cette notion est porteuse. Cette tentative, cest dabord celle, autour des

    rvolutions de 1848, dinclure les Slaves dans un grand mouvement dmancipation lchelle

    europenne, o les trois questions (dmocratie, socialisme, mancipation nationale) se poseraient

    de la mme manire. Aprs la prison, ce sera leffort pour penser une dmocratie et un socialisme

    propres aux Slaves. Du point de vue de litinraire personnel de Bakounine, ce qui scande cettemme priode, cest lchec double dtente de cette tentative. Engag avec passion dans une

    tentative de soulvement des peuples slaves contre lempire dAutriche, Bakounine a t fait

    prisonnier en Saxe en 1849 aprs linsurrection de Dresde, laquelle il participa activement sans

    lavoir dsire ni monte : il prparait alors une insurrection dans la Bohme voisine. En somme,

    un terme provisoire a t mis ses projets rvolutionnaires en Europe centrale dune manire qui

    pouvait lui apparatre contingente et Bakounine na pas vcu de lintrieur lcrasement du

    printemps des peuples slaves. Cest pourquoi, ds son vasion de Sibrie en 1861, il reprend

    ses projets politiques au point o il avait t contraint de les abandonner, se tourne demble versla question slave et tente dapporter son soutien linsurrection polonaise de 1863 8. Lefiasco de ce

    dernier engagement constitue la deuxime dtente de lchec des projets de 1848 et dtermine

    labandon de son rve slave par Bakounine.

    De cette tension qui habite le projet rvolutionnaire bakouninien, et quon a souvent rsume

    par la formule de panslavisme rvolutionnaire 9, le moment rvolutionnaire de 1848, qui voit

    Bakounine sengager, y compris physiquement, constitue donc le meilleur tmoignage. Pour le

    dire autrement, il sagit de la priode o la tension entre les diffrentes directions de son

    engagement rvolutionnaire est porte son comble. Lchec de lengagement slave deBakounine se lit en effet en filigrane dans les manuscrits de lAppel aux Slavesde 1848, qui sont

    habits par une tension entre question sociale et question nationale. Les textes des annes 1848-

    49 ne parviennent pas dpasser lambivalence fondamentale des rvolutions de 1848 en Europe,

    rvolutions colorations dmocratique, sociale et nationale selon les peuples quelles entranent

    et selon les moments que lon considre en elles. Mais la pratique politique de Bakounine na pu

    7. Maurice Tournier, Le mot Peuple en 1848 , in Hlne Desbrousses, Bernard Peloille et Grard Raulet (dir.),

    Le peupleFigures et conceptsEntre identit et souverainet, Paris, Franois-Xavier Guibert, 2003, p. 112.8. Cest aussi lavis de Benot P. Hepner dans Bakounine et le panslavisme rvolutionnaire, Paris, Marcel Rivire, 1950.9. En premier lieu par B. Hepner avec louvrage cit dans la note prcdente.

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    davantage vivre la transformation de cette ambivalence en contradiction, de sorte quelle et t

    contrainte de sy confronter et de trancher. Si lchec de ses tentatives pour soulever les peuples

    slaves contre lempire dAutriche a pu pousser Bakounine renoncer une forme didalisme

    politique ou, comme le dira la Confession, de donquichottisme 10, le fait quil nait pas t arrt

    dans le cadre de ces tentatives a sans doute jou un rle dcisif dans la reprise en ltat des projetsslaves aprs son vasion. Les textes du dbut des annes 1860 se caractrisent par une

    accentuation de la dimension slave, dont Bakounine prouvera le caractre dimpasse avec le

    douloureux chec de linsurrection polonaise de 1863.

    Il est tentant de considrer ces deux dcennies dengagement slave comme une parenthse

    malheureuse dans la carrire rvolutionnaire de Bakounine, dautant quelles lont conduit

    donner dans les excs inhrents tout nationalisme. A lappui de cette lecture, on soulignera que

    la priode anarchiste souvrira avec un rappel du rle que La Raction en Allemagnefaisait jouer

    au ngatif et par un retour en force de la thmatique socialiste, expressment revendique en

    1842-1843 mais presque passe sous silence au cours des deux dcennies prcdentes. Toutefois,

    plusieurs raisons solides sopposent ce quon nglige cette priode de lactivit de Bakounine.

    Les premires sont relatives la comprhension de luvre de Bakounine. Outre que cela

    reviendrait tenir pour ngligeables une grande partie des textes et des engagements concrets du

    rvolutionnaire russe, il apparat quil est impossible de comprendre le Bakounine anarchiste sans

    ce dtour par la question slave : la critique du patriotisme, lattaque virulente contre ltat, la

    dimension nationale du conflit avec Marx, les tentatives en direction de la Russie, tout cela

    senracine dans ces deux dcennies qui constituent le moment slave de la pense politique deBakounine. En second lieu, la lecture de ces textes de Bakounine peut contribuer clairer dun

    jour nouveau la question de la transcription politique du mouvement jeune hglien 11, auquel

    Bakounine a brivement particip. Les rvolutions de 1848 ont en effet constitu une preuve de

    vrit pour cette cole12, les uns, effrays par la dimension sociale de la rvolution, rejoignant les

    rangs de la raction (cest le cas de Bruno Bauer), dautres au contraire approuvant sans rserves

    le mouvement rvolutionnaire (cest le cas de Marx et de Bakounine).

    Or le concept de peuple nest pas seulement le pivotdes rvolutions de 1848, il est aussi lun

    des termes centraux de la philosophie de lhistoire de Hegel, et on pourrait se dire quenbrandissant ltendard de la libert des peuples (ce qui implique, on va le voir, une prise en

    10 Bakounine, Confession, dition cite, p. 125.11 Sur ce sujet, voir les contributions runies dans Lars Lambrecht (dir.), Osteuropa in den Revolutionen von 1848,Forschungen zum Junghegelianismus, Band 15, Francfort-sur-le-Main, Peter Lang, 2006. Ce recueil darticles, qui sefonde sur un colloque tenu en octobre 1998 Hambourg loccasion des 150 ans des rvolutions de 1848 a po urmrite dinterroger le comportement politique dun certain nombre de jeunes hgliens autour de 1848, nonseulement par rapport aux luttes sociales et politiques, mais aussi par rapport aux revendications nationales(mancipation des Polonais, des Juifs, des Roumains, etc.). La figure de Bakounine ny est toutefois que

    marginalement voque.12 Pour un point de vue sociologique sur lcole jeune hglienne, envisage comme groupe intellectuel, voir

    Wolfgang Essbach, Die JunghegelianerSoziologie einer Intellektuellengruppe, Munich, Fink, 1988.

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    compte du fait national), Bakounine ne fait rien dautre que prolonger le questionnement

    hglien, qui veut que les peuples soient les acteurs principaux de lhistoire, que ce soit lchelle

    des peuples que lhistoire se droule. La question est ici celle des mdiations par lesquelles la

    libert se ralise dans lhistoire: pour Hegel, lhistoire est le lieu o lesprit ralise sa libert, en ce

    sens quil prend conscience de lui-mme et de son autonomie. Et dans lhistoire, lesprit est unindividu dune nature la fois universelle et dtermine : un peuple ; et lesprit auquel nous avons

    affaire est lesprit dun peuple (Volksgeist)13. En cherchant penser lmancipation des nations

    slaves, Bakounine cherche-t-il rcuprer ce schma, qui voit les esprits des peuples senchaner

    dans un processus qui est celui par lequel lesprit parvient la libre connaissance de lui-

    mme14 ? Cela signifierait plusieurs choses. Dabord, cela voudrait dire quil va plus loin que

    dans ses textes de la priode hglienne, dans lesquels Hegel ntait mis contribution que pour

    penser les contradictions historiques qui se manifestaient dans une conflictualit politique (la

    thse dfendue par La Raction en Allemagnetant que rien ni personne ne peut venir concilier delextrieur ces contradictions, qui doivent aboutir inluctablement une rvolution). Ensuite, cela

    implique quil aille plus loin que Hegel lui-mme, qui nassignait pas de destin particulier aux

    nations slaves dans les chapitres de sa philosophie de lhistoire quil consacre aux peuples

    europens : ceux-ci avaient tout au plus vocation constituer une zone intermdiaire entre lAsie

    et lEurope (il songeait surtout la Russie). Enfin, cela impliquerait que revienne aux Slaves une

    mission historique particulire, par exemple celle dincarner la transformation sociale, aprs la

    rvolution religieuse en Allemagne et la rvolution politique en France selon un schma qui est

    trs frquent lpoque. Ce qui est en jeu dans ces questions (quil faudra poser au texte que jevais tudier), ce sont les prolongements politiques du jeune hglianisme, ce courant auquel

    Bakounine a particip avec dautres figures comme Marx, Engels, les frres Bauer, Moses Hess,

    Max Stirner, etc.

    Mais par-del le contexte immdiat dans lequel sinscrit lactivit rvolutionnaire de

    Bakounine en 1848, interroger concrtement la manire dont ont pu sopposer, se contredire ou

    sarticuler les revendications sociales et nationales est indispensable qui sintresse lhistoire du

    mouvement rvolutionnaire depuis le XIXe sicle. Qui peut nier que ces questions se soient

    nouveau poses au moment des luttes de libration nationale qui ont accompagn la dislocationdes grands empires coloniaux europens ? Qui peut nier, galement, que cest pour avoir

    contourn les difficults poses par ces deux questions que le mouvement rvolutionnaire

    europen, au moment de la premire guerre mondiale, nest pas parvenu prvenir sa

    liquidation ?

    13 Hegel, La raison dans lhistoire Introduction la philosophie de lhistoire, Paris, UGE, 1979, p. 80.14 Ib., p. 85.

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    Chapitre 1er : De la question sociale la questionslave

    Lentre tonitruante de Bakounine dans le champ de la politique avec ses articles dans la

    gauche hglienne saccompagne de la conscience que dsormais, tout retour vers la Russie est

    devenu impossible, du moins tel quil tait prvu initialement dans le plan de carrire expos aux

    parents. Une longue lettre son frre Pavel, contemporaine de la parution de La Raction en

    Allemagne, tmoigne de cette dcision, et tout en prenant acte de lvolution qui y a conduit,

    cherche lui confrer une cohrence en dressant un parallle saisissant entre laffaire

    rvolutionnaire et une affaire amoureuse :Aprs avoir longuement rflchi et pour des raisons que Tourgueniev texpliquera, jai dcid dene pas rentrer en Russie. [] Cette dcision est conforme ma raison dtre la plus intime, ce que

    jai t et ce que je suis aujourdhui. [] Je ne suis pas bon pour la Russie daujourdhui, je nevaux rien pour elle, alors quici je sens que jai encore la volont de vivre; ici, je peux agir, jaiencore en moi des ressources de jeunesse et dnergie au service de lEurope. [] Ne craignez rienpour moi, car jai une affaire qui moccupe; je laime et lui suis dvou dans la plnitude de montre ; je ne lai jamais trahie jusqu prsent ; tous les actes de ma vie, aussi stupides quils aient puparatre aux autres, rpondaient une ncessit et me rapprochaient delle, degr par degr. 15

    Ds lors, la boucle est boucle : mtonymique du dpart pour lEurope, la sortie hors du

    champ de la philosophie aboutit un point de non-retour. Non-retour en Russie dabord,

    puisque les prises de position rvolutionnaires de Bakounine ne tardent pas attirer lattention

    des autorits russes : somm de rentrer en Russie, Bakounine quitte la Suisse en fvrier 1844 pourBruxelles, aprs une brve escale Paris, o il est de retour en juillet. Apprenant quil est dchu

    de tous ses titres de noblesse, il sexprime pour la premire fois sur la situation politique en

    Russie dans le journal La Rformeen janvier 1845, et en des termes qui ne font que mettre un

    deuxime tour de cl la porte qui sest ferme derrire lui. Non-retour en philosophie ensuite,

    puisque Bakounine, partir de 1843 et jusquau milieu des annes 1860 dlaisse ce terrain. Au

    cours des annes 1842 et 1843, tout sest pass comme si Bakounine avait sold son compte avec

    la philosophie, non seulement en pensant sur un mode dlimitatif les rapports entre thorie et

    pratique, mais encore en rglant ses comptes avec lhomme quil fut en Russie.

    La rencontre manque avec le socialisme

    Comment expliquer quaprs avoir pris parti pour la rvolution sociale et dmocratique au

    moment de sa sortie de la philosophie, Bakounine sengage en faveur de la cause slave ? Comme

    ce fut le cas pour le tournant radical de 1841, il semble que lintrt de Bakounine pour la

    question des nationalits slaves et la mise entre parenthses du socialisme soit le fruit de

    rencontres. Rencontres dcevantes sans doute avec le socialisme franais et avec le communisme

    15. Lettre Pavel Bakounine des 9 et 10 octobre 1842.

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    allemand ; rencontres dcisives, surtout, avec la rpression russe et lmigration polonaise.

    Rencontres enfin qui ne se laissent pas rduire la simple succession chronologique : Bakounine

    parle de la Russie avant de focaliser son action sur la question slave ; de mme il semble avoir

    rencontr des Polonais migrs bien avant de se dcider uvrer pour leur cause16.

    Sur la lance de son article de 1843 sur Le communisme, lattention de Bakounine ds son

    arrive en France sest porte sur les courants socialistes et communistes. Il gravite alors dans

    lentourage de George Sand17, pour qui il nourrit une admiration passionne qui na dquivalent

    que celle quil vouait pour Bettina von Arnim quelques annes plus tt. Dans ce milieu,

    Bakounine fait la connaissance des principaux reprsentants du socialisme franais, notamment

    Cabet, dj rencontr lors de son premier passage Paris en fvrier 1844 18, Pierre Leroux, Victor

    Considrant, ou encore Louis Blanc. Mais cest surtout avec Proudhon que le lie rapidement une

    vive sympathie rciproque qui semble avoir t humaine avant dtre thorique19. Avant le

    tournant de 1864, lattitude de Bakounine vis--vis de Proudhon composera toujours entre une

    adhsion au personnage et ses prises de position et une distance par rapport ses tentatives

    philosophiques. Dans une mme lettre Georg Herwegh, il pourra la fois faire lloge du

    courage de Proudhon, seul dput prendre parti pour les ouvriers aprs le massacre de juin

    1848, et parler avec quelque ironie de son Systemchen, son petit systme. Aprs 1864, on

    retrouvera la mme ambivalence sur un plan thorique : reprenant au thoricien franais toute

    une partie de son antithologisme et de sa thorie de la justice, il condamnera son idalisme au

    profit du matrialisme historique de Marx. Paralllement cette frquentation assidue des

    socialistes franais, Bakounine ctoie les dmocrates allemands, avant leur expulsion vers laBelgique en fvrier 1845. Ceux-ci sont alors rassembls autour du Vorwrts, journal de langue

    allemande publi Paris. Sil connaissait dj Engels pour avoir t son condisciple lors des cours

    de Schelling Berlin, cest Paris en 1844 que Bakounine fait la connaissance de Marx, qui

    collabore alors au Vorwrtset se dtache du reste de la gauche hglienne pour se rapprocher des

    communistes.

    16. Cest du moins ce que suggre larticle crit pour La Rformeen janvier 1845 : Bakounine y affirme mme quecest en grande partie pour stre prononc en faveur de la Pologne quil a t dchu de ses titres de noblesse etcondamn la dportation en Sibrie. Cependant, aucun de ses biographes ne mentionne cette prise de positionprcoce, ni plus forte raison ne lexplique par des rencontres polonaises intervenues avant le dpart de Suisse.17. George Sand est alors une grie rvolutionnaire et elle occupera mme quelques fonctions officielles aprs larvolution de fvrier. Aprs juin 1848, elle se retirera dans sa proprit de Nohain, puis se ralliera au Second Empireet en 1871, elle sen prendra svrement la Commune.18. Cette rencontre est mentionne dune manire on ne peut plus el liptique dans une lettre August Becker critede Bruxelles en juin 1844 : A Paris, je suis all chez Cabet []. Il ma fait prcisment limpression laquelle jemattendais. 19. Dans la Confessionde 1851, Bakounine dsignera Proudhon comme lun des Franais les plus remarquables denotre temps (ouvrage cit, p. 69) ; quant Proudhon, il sindignera de lexpulsion de Bakounine vers la Belgique en

    1847, ragira vivement son arrestation en 1849 et pleurera sa mort lorsque celle-ci sera annonce par erreur en1851. Voir ce propos Daniel Gurin, De Proudhon Bakounine in Combats et dbats, ouvrage cit, p. 83-89. Depassage Paris en 1864, Bakounine rencontrera nouveau Proudhon quelques mois avant sa mort.

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    Communisme et philosophie semblent avoir t les deux centres dintrt principaux de

    Bakounine lors des premiers mois de son sjour Paris. Il faut sans doute y voir linfluence des

    frquentations allemandes de Bakounine, mais aussi de son propre pass philosophique. Dans

    une lettre Reinhold Solger doctobre 1844, Bakounine, aprs avoir dcrit sa situation

    personnelle, tant Paris que vis--vis de la Russie, explique dune part quil est devenu Franaiset travaille avec application un Expos et Dveloppement des Ides de Feuerbach et dautre part quil

    tudie beaucoup lconomie politique. Et Bakounine dajouter quil est communiste de tout

    [son] cur, affirmation qui na pas manqu de gner les commentateurs de Bakounine, au point

    que certains dentre eux ont voulu ny voir quune boutade20, tant elle pouvait suggrer de

    proximit intellectuelle avec Marx. Il y a pourtant tout lieu de croire que Bakounine, aprs avoir

    t attir par le communisme de Weitling, a cherch approfondir le sujet auprs des dmocrates

    allemands et des socialistes franais et quil sest senti des accointances avec ce parti.

    Conformment aux rticences exprimes par larticle de 1843 sur le sujet, Bakounine ne sestjamais reconnu dans aucune composante communiste21, mais il semble avoir tent de concevoir

    sa propre forme de communisme, celle dune communaut dhommes libres et

    indpendants. 22 Lintrt pour Weitling tend rapprocher Bakounine de Marx puisque ce

    dernier noue des contacts troits avec la Ligue des Justes du mme Weitling au cours de lanne

    1844. Cest encore propos de Weitling que Bakounine prend rapidement ses distances avec le

    radicalisme allemand, quil dfendait encore contre ses contempteurs dans son article de 1843.

    Evoquant le silence des radicaux allemands sur le sort fait Weitling par les autorits suisses,

    Bakounine sen prend leur misrable libralisme 23

    qui les empche de comprendre quilsdoivent faire cause commune avec lartisan suisse. Quant au trait sur Feuerbach, quvoque la

    mme lettre Reinhold Solger, sil na sans doute jamais exist autrement qu ltat de projet, sa

    mention mme prouve que Bakounine continue se passionner pour la philosophie, au moins

    jusqu ce quil trouve un domaine daction investir. Cest ainsi quen compagnie de Karl Grn,

    il prend la succession de Marx pour tenter dinitier Proudhon au hglianisme24.

    20. Notamment Max Nettlau qui commente cette lettre dans une note de la Confession, dition cite, p. 208.21. La Confession soutiendra : japprciais trop mon indpendance pour consentir me faire lesclave et larmeaveugle dune socit secrte quelconque, sans parler dune socit dont je ne pouvais partager les opinions (ditioncite, p. 63).22. Lettre Pavel du 29 mars 1845.23. Lettre August Becker de juin 1844.24. Sur ces discussions entre Proudhon et Bakounine propos de Hegel, voir la clbre anecdote rapporte par

    Alexandre Herzen dans Pass et Mditations: Carl Vogt [] lass un soir dentendre sans arrt des exgses sur laphnomnologie, alla se coucher. Le lendemain matin [] il fut tonn dentendre des voix malgr lheure matinaledans le cabinet de travail de Bakounine ; il entrouvrit la porte : Proudhon et Bakounine taient assis la mme placedevant une chemine teinte et terminaient mots rapides la discussion entame la veille. (cit par Arthur Lehning,Bakounine et les autres, dition cite p. 116). Comme le remarque Hepner (Bakounine et le panslavisme rvolutionnaire,

    ouvrage cit, 5me partie, ch. I), les usages que Bakounine et Proudhon entendaient faire de la dialectique de Hegeldevaient ncessairement diverger : Proudhon cherche dans une dialectique conomique un succdan la rvolution,l o Bakounine voit en elle ce qui postule ncessairement laffrontement rvolutionnaire.

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    A en croire la Confession, et malgr lactivit que semble dployer Bakounine lors de ses

    premiers mois Paris, cette priode de sa vie aurait t marque par une grande solitude et par

    une incapacit trouver sa place et un dbouch ses aspirations rvolutionnaires. Cette

    assertion contient sans doute une part de vrit. Aussi tonnant que cela puisse paratre si lon

    considre lvolution ultrieure de Bakounine, les liens troits quil noue par exemple avecProudhon au cours de ces annes parisiennes ne le dterminent en rien prendre une option

    socialiste qui aille au-del de la simple dclaration, ni tenter de donner un corrlat objectif,

    partir de ses rencontres avec les principaux reprsentants du socialisme franais, lide dune

    thorie qui serait lexpression de la pratique. Faute de textes sur cette question, la seule

    conclusion qui simpose est que ladhsion de Bakounine au socialisme cette poque est une

    simple position, ou comme il le dira trente ans plus tard en revenant sur cette priode, est

    seulement dinstinct. Le rvolutionnaire russe na sans doute pas trouv dans le socialisme

    franais de lpoque, socialisme utopique et essentiellement thorique, de quoi satisfaire sa soifdaction. Mais il est probable aussi que des divergences thoriques aient jou un rle : cest ce que

    suggrent ses rapports avec les communistes allemands.

    En effet, lexpulsion de lquipe du Vorwrtsvers la Belgique au dbut de lanne 1845 et les

    rticences personnelles lendroit de Marx nexpliquent pas elles seules que la conversion au

    communisme, qui semblait samorcer en 1844, soit reste lettre morte. Ds 1844, Bakounine

    estimait que les communistes allemands avaient peu le sens des postulats essentiels la dignit

    de lhomme et la libert des hommes , contrairement leurs homologues franais qui,

    empreints de dignit et conscients de leur valeur , avaient pour cette raison [] le sens de ladignit et de la libert dautrui. Cette critique du communisme dans sa version allemande, qui

    reconduit les rticences exprimes par larticle de 1843 sur la socit voulue par Weitling comme

    une socit dont la libert serait bannie, ne sortira que renforce de la frquentation renouvele

    de Marx et de son entourage Bruxelles la fin de lanne 1847. A son ami Georg Herwegh, il

    dcrit les rticences que lui inspirent les communistes allemands : L'Alliance dmocratique peut vraiment aboutir quelque chose de bien, mais ces Allemands,l'ouvrier Bornstdt, Marx et Engels surtout Marx d'ailleurscontinuent, ici, comme d'habitude engendrer des catastrophes. Vanit, haine, commrages, arrogance dans la thorie et pusillanimit

    dans la pratiquerflexion sur la vie, l'action et la simplicit et totale absence de vie, d'action et desimplicitouvriers se piquant de littrature et de dbats et illades curantes lances dans leurdirection, Feuerbach est un Bourgeoiset ce mot de Bourgeoistransform en mot d'ordre rabchjusqu'au dgottous tant, des pieds la tte, viscralement, des petits bourgeois de province. Enun mot, tout n'est que mensonge et stupidit, stupidit et mensonge. Il ne peut tre question danscette socit de respirer librement pleins poumons. Je me tiens distance et leur ai expliqu trsfermement que je n'entrerais pas dans leur association d'ouvriers communistes et que je ne veuxrien avoir de commun avec elle. 25

    25. Lettre Georg Herwegh de fin dcembre 1847.

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    Les rticences personnelles sont ainsi soutenues par une attaque plus profonde qui rappelle la

    dlimitation entre thorie et pratique tablie quelques annes auparavant. Ce que Bakounine

    reproche Marx et son entourage, cest finalement darraisonner la pratique et de tenter de

    larrimer la thorie : Marx corrompt les ouvriers, en fait des raisonneurs. La mme folie et la

    mme insatisfaction thoriques, la mme suffisance mcontente de soi. 26 Geste suffisant et

    prsomptueux en ce quil suppose inconsidrment que la pratique peut tre rsorbe dans la

    thorie, lactivit de Marx ne peut aboutir qu linsatisfaction en raison de limpossibilit mme

    de ramener la pratique la thorie, et Bakounine semble expliquer ainsi les changes souvent

    violents qui sont monnaie courante dans lentourage de Marx27.

    Deux sries de facteurs vont venir toutefois fournir un dbouch aux aspirations

    rvolutionnaires de Bakounine. Les premiers viennent de Russie. En janvier 1845, Bakounine

    ragit dune manire dtourne loukase qui le condamne la perte de ses titres de noblesse et

    lexil en Sibrie. Cet oukase englobait galement un autre noble russe, Ivan Golovine, qui avait

    protest contre sa condamnation dans le journal La Rforme au nom dune prtendue charte

    octroye par les Romanov la noblesse russe. Cest cette protestation que ragit Bakounine

    dans le mme journal en janvier 1845. A la diffrence de Golovine, il commence crnement par

    se rjouir davoir t dchu de ses titres de noblesse (et avec malice de se trouver en France plutt

    quen Sibrie), avant de nier fermement lexistence dune quelconque charte qui viendrait brider

    lautocratie russe. Dans ce qui reste dans lhistoire comme la premire attaque frontale prononce

    par un Russe contre son tsar et contre le principe de son gouvernement, Bakounine dresse un

    tableau synthtique de lautocratie, vritable grille de lecture quil fera fonctionner quelquesvariations prs dans ses crits ultrieurs sur la Russie :

    - la Russie ne connat dautre loi que la volont illimite de lEmpereur laquelle nepeuvent sopposer ni le Snat, ni la noblesse; cette assertion sapparente aux analyses

    classiques du despotisme ;

    - en raison de sa position subalterne, la noblesse russe nest pas une force politique maisune entit sociale en voie de dmoralisation ; quel que soit le rle quelle ait pu jouer

    dans le pass, la noblesse russe na plus davenir ;

    - seule la jeunesse, au sein de la noblesse, dveloppe des tendances plus leves et plusnobles , mais elle le fait malgr sa noblesse, et non grce elle ; Bakounine suggre en

    outre quelle sefforce de se joindre au peuple ;

    - la dmocratie ne rpugne pas au peuple russe ;- les insurrections se multiplient en Russie et pourraient donner lieu une rvolution ;

    26. Lettre Pavel Annenkov du 28 dcembre 1847.27. Echanges que rappelle aussi la Confession: les littrateurs allemands ne [peuvent] se passer, dans leurs relations,de potins, de querelles et de disputes. (dition cite, p. 67)

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    - le tsar peut et doit manciper le peuple28.Enfin, ce bref article esquisse un thme qui partir de 1848 sera dvelopp et gnralis aux

    Slaves, celui de la destination historique du peuple russe : Il y a dans sa nature demi-barbare quelque chose de si nergique et de si large, une telle abondance

    de posie, de passion et desprit, quil est impossible de ne pas tre convaincu, en le connaissant, quila encore une grande mission remplir dans ce monde. Tout lavenir de la Russie rside en lui. 29

    Ce thme fait cho au rle dvolu par lhistoire la classe ouvrire au sein du monde

    occidental. Cest du moins ce que suggre la Confession lorsquelle aborde la question des

    sympathies communistes entretenues par Bakounine lors de son sjour Paris : au milieu de la

    pourriture gnrale qui caractrise lEurope occidentale, il ny a que le peuple grossier et

    inculte appel populace qui ait conserv en soi de la fracheur et de la force. 30 Cet article fait

    aussi date dans le parcours politique de Bakounine : dsormais, cest vers la Russie de Nicolas 1er

    que la propagande dmocratique du rvolutionnaire russe sera tourne, et cest en tant quedmocrate russe proscrit que Bakounine ne cessera de sexprimer.

    La cause polonaise

    Sattaquant lautocratie, mais sans relations avec dautres lments russes acquis la cause

    dmocrate, Bakounine ne pouvait manquer de rencontrer la question polonaise. Dabord parce

    que la plus grande partie du territoire polonais est sous occupation russe. La situation de la

    Pologne est alors le fruit du congrs de Vienne de 1815 qui partage le Christ des nations

    (Mickiewicz) entre la Prusse, lAutriche et la Russie. Cette dernire, sous le nom dUnion russo-polonaise, a annex la plus grande partie de lancien grand-duch de Varsovie31. Ensuite parce que

    la cause polonaise, avec ses insurrections rgulires et la rpression quelle endure, constitue la

    seule opposition active au rgime de Nicolas depuis lchec du mouvement de dcembre 1825.

    Elle la dmontrune dernire fois la fin de lanne 1830.

    Dans litinraire de Bakounine, la rencontre avec la cause polonaise constitue son premier

    combat politique, celui quil entendra poursuivre au moment du Printemps des peuples de 1848

    et celui quil reprendra nouveaux frais, une dernire fois, en 1863. Malheureusement, cette

    partie de lactivit de Bakounine est aussi la plus mal connue. Si son allocution en faveur de laPologne en novembre 1847 nous est parvenue, ce nest pas le cas de limportant discours quil

    28. Lettre La Rforme, 13 janvier 1845. Cette dernire hypothse sera encore discute la veille de la rforme dustatut des paysans dans la brochure de 1862 La cause du peuple, mais sera dfinitivement invalide, dans son principemme, par le tournant anarchiste de 1864.29. Tout en usant du terme barbare en un sens moral, Bakounine suggre souvent que la barbarie, en tant quelleest extrieure la civilisation tout en lui tant contemporaine (ce en quoi elle se distinguerait de la sauvagerie siBakounine prenait la peine de fixer lusage de ces termes), constitue un potentiel de rgnr ation de la civilisation,

    voire porte en germe une nouvelle civilisation.

    30. Confession, dition cite, p. 61.31. Le Congrs de Vienne de 1815 reprsente le quatrime partage de la Pologne, aprs ceux de 1772, 1793 et 1795.Il annule linstitution napolonienne du grand-duch de Varsovie en 1807.

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    pronona Bruxelles au dbut de lanne 184832. Les lettres quil changea avec les migrs

    polonais ont sans doute t dtruites par de prudents correspondants et doivent tre considres

    comme perdues. Enfin il est difficile de dater le resserrement des liens avec les militants les plus

    actifs de la cause polonaise, les documents faisant dfaut33. Quant aux informations que contient

    la Confessionde 1851 sur le sujet, elles sont ncessairement lacunaires : comme dans le reste dutexte, Bakounine singnie limiter ses aveux ce qui est connu publiquement et ne donne peu

    prs aucun nom.

    Lors de son sjour de quelques mois en Belgique au dbut de lanne 1844, Bakounine a

    rencontr des exils polonais, notamment Joachim Lelewel, pour qui il est peut-tre spcialement

    venu Bruxelles34 et qui lui remet, avant son dpart, des lettres de recommandation pour

    sintroduire auprs des Polonais de Paris. Il est possible que Bakounine ait frquent dautres

    exils avant cette date, sil est vrai, comme lindique la lettre La Rforme, que le soutien leur

    cause a jou un rle dans sa condamnation35. Mais son engagement avecles Polonais est plus tardif

    et rsulte dune lettre adresse au journal Le Constitutionnelen fvrier 1846. La Confessionindique

    dailleurs que Bakounine crivit cette lettre afin dattirer sur lui lattention de lmigration

    polonaise au moment o de nouveaux troubles secouaient lancien royaume36. Cette lettre,

    protestation publique contre le sort rserv aux religieuses basiliennes de Lituanie, contient le

    leitmotiv de lengagement futur de Bakounine en faveur de la Pologne: cest en tant que

    dmocrate russe dsirant la libert de son pays quil souhaite le triomphe de linsurrection

    polonaise. 37

    Si lon manque de documents pour clairer le parcours de Bakounine parmi les activistes

    polonais38, trois textes informent dune manire satisfaisante sur les options et les motivations qui

    furent les siennes. La Confessiontout dabord fournit, dune manire sans doute fiable, la position

    de Bakounine sur la question polonaise : il ny a aucune raison de suspecter les considrations sur

    la Russie blanche et la Petite-Russie dentrer dans une stratgie visant complaire au tsar. On

    32. Seule la Confessionnous renseigne sur ce discours qui semble avoir dvelopp dune manire substantielle lhistoiredes relations russo-polonaises (dition cite, p. 77).

    33. Sur ces diffrents problmes, voir Wiktoria Sliwowska et Ren Sliwowski, Bakounine et les Polonais Faits etcommentaire in Combats et dbats, ouvrage cit, p. 143-153, qui recense les sources historiques disponibles sur lesujet et fait la part de ce qui tait connu et restait dcouvrir en 1976.34. Ce que suggre Benot P. Hepner dans Bakounine et le panslavisme rvolutionnaire, ouvrage cit, 5me partie, ch. II.35. La Confessionsuggre cependant le contraire : quant la Pologne, je puis affirmer que je ne me souvenais mmepas, alors, de son existence ; Berlin javais vit de faire la connaissance des Polonais et je nen avais rencontr quequelques-uns luniversit; Dresde et en Suisse je nen ai pas vu un seul. (dition cite, p. 65)36. Confession, dition cite, p. 74 : je dus cet effet [pour prendre une part active aux vnements qui seprparaient ] rappeler ma personne lattention des Polonais, qui mavaient dj oubli, et dans cette intention, jepubliai un article sur les Polonais et sur les Uniates de l a Russie Blanche, dont tous les journaux dOccidentsoccupaient alors. 37. Le Constitutionnel, 16 mars 1846. Linsurrection quvoque Bakounine est celle de la rpublique semi -autonome deCracovie en 1846, dont la rpression aboutit lannexion de la ville par lAutriche.

    38. Dans sa correspondance, on ne trouve aucune mention de ses relations polonaises avant la lettre Louise Vogtdu 5 aot 1847, dans laquelle il affirme ne vivre dsormais presque que parmi des Polonais et stre lanc corps etme dans le mouvement russo-polonais.

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    peut rsumer cette position de la manire suivante : une Pologne indpendante doit rassembler

    toutes les populations polonaises, et elles seules. En second lieu, une lettre crite par Bakounine

    le 28 dcembre 1847 son compatriote Pavel Annenkov, plus rticent que lui sur la question

    polonaise, nous renseigne sur ses motivations. Bakounine commence par concder son

    correspondant sceptique quil entre dans son engagement dmocrate beaucoup de mysticisme ,mais il ajoute aussitt que la vie n'existe que l o il y a un horizon mystique large, illimit, et

    partant quelque peu indtermin. Cette indtermination, ici dsigne comme celle de la vie mme,

    fait manifestement cho au monde de la pratique, monde de laction, monde de lavenir ouvert, dont

    les textes des annes 1842-43 dessinaient lentre. Dans ce monde, laction a ncessairement une

    composante erratique car nous vivons dans un milieu vivant, entours des merveilles, des forces de

    la vie et chacun de nos pas peut les appeler la surface notre insu et souvent mme

    indpendamment de notre volont. Cest sur cet horizon que Bakounine dtache son action aux

    cts des patriotes polonais : l'accueil que m'ont rserv les Polonais m'a impos une immenseobligation, mais dans le mme temps m'a montr et m'a donn la possibilit d'agir. Cette conviction

    que le croyant Bakounine oppose au sceptique Annenkov, dont il affirme cependant pouser

    parfois [le] point de vue , confirme que lengagement polonais du rvolutionnaire russe, tout en

    tant sincre, sinscrit dans la qute dun domaine o agir. Pour un dmocrate russe, en 1847, en

    dehors des oppositions publiques lautocratie, la seule possibilit dagir rside dans laction

    conjointe avec les Polonais. Le scepticisme dAnnenkov sapparente ds lors un regard thorique

    sur le monde, alors que la foi dont se rclame Bakounine est caractristique dun rapport pratique

    lhistoire: au pessimisme thorique de lentendement, incarn en la circonstance par soncorrespondant, Bakounine oppose loptimisme pratique de la volont.

    Enfin, le 29 novembre 1847, Bakounine prononce une allocution lors de la runion

    convoque par lmigration polonaise Paris pour clbrer lanniversaire de linsurrection de

    183039. Cette allocution fit grand bruit, fut vite publie sous forme de brochure mais provoqua

    aussi lexpulsion de Bakounine vers la Belgique, lambassade russe layant exige du ministre

    Guizot40. Elle prsente les raisons pour lesquelles Bakounine, en tant que dmocrate russe, prend

    parti pour la cause polonaise et inscrit cet engagement dans la continuit de la philosophie de

    lmancipation esquisse au cours de la priode hglienne. Bakounine y dveloppe le motdordre qui ouvrait la lettre au Constitutionnel, qui consiste appliquer aux rapports entre les

    nations ce que Bakounine a dvelopp maintes fois au cours des annes prcdentes propos des

    rapports entre les personnes. Mais la diffrence de ce qui intervient entre deux personnes, le

    rapport entre des nations met en jeu trois termes : ne se font pas seulement face deux nations,

    mais deux nations dont lune est sous lemprise dun pouvoir despotique. A la dialectique du

    matre et de lesclave se substitue ds lors une dialectique de lintrieur et de lextrieur: cest

    39. Cette allocution est connue sous le titre Le 17me anniversaire de la rvolution polonaise.40. Ce dernier fut dailleurs vivement interpell la Chambre pour avoir cd aux injonctions de la Russie, ce quisuscita en fvrier 1848 un nouvel article de Bakounine (dont la tte avait t mise prix en Russie) dans La Rforme.

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    parce que les Russes sont un peuple esclave , soumis un despotisme hideux, sans frein dans

    ses caprices, sans bornes dans ses actions , quils sont utiliss lextrieur comme les bourreauxde

    la libert, comme les excuteurs passifs dune pense qui [leur] est trangre, dune volont qui

    est aussi contraire [leurs] intrts qu [leur] honneur. Cest la raison pour laquelle, au couple

    matre-esclave, se substitue dans le cas des rapports entre les peuples russe et polonais le couple

    esclave-bourreau.

    Cette prsentation obit un impratif stratgique explicite : convaincre les insurgs polonais

    que la cause des peuples russe et polonais est commune et quune alliance rvolutionnaire

    entre eux est non seulement possible mais aussi ncessaire. En cela, le discours de Bakounine est

    aussi un acte qui consiste inscrire dans les faits cette solidarit des peuples. Contre lautocratie

    tsariste qui reprsente les deux peuples comme ennemis, Bakounine reprend son compte le

    projet des conspirateurs dcembristes, celui dune action commune contre notre ennemi

    commun, contre notre seul ennemi. Cest ds lors en tant que patriote russe que Bakounine se

    permet de former des vux en faveur de lmancipation de la Pologne, qui signifierait aussi

    lmancipation de la Russie. Plus encore que dans la lettre La Rformede janvier 1845, tout est

    fait dans le discours de Bakounine pour reprsenter la situation politique comme un simple face-

    -face entre le tsar et son peuple qui se fait menaant (le rgne de Nicolas est compar celui de

    Louis XV).

    A la lecture des lettres quil envoie divers correspondants pour leur recommander la lecture

    de son discours, il est clair que lobjectif principal que poursuivait Bakounine tait prcisment de

    faire passer cette ide dune cause commune des peuples contre lempire : j'ai la conviction

    profonde non seulement de la possibilit, mais de la ncessit de l'alliance rvolutionnaire que j'ai

    propose , lance-t-il ainsi lun de ses amis polonais ; et George Sand, qui il fait parvenir son

    discours, il crit quil regarde cette premire manifestation comme le commencement srieux

    d'une oeuvre bonne et grande, d'une action [quil ne croit] pas seulement possible, mais ncessaire.

    Le courrier quil adresse aux membres du Conseil de la Ligue Internationale des Peuples, base

    Milan, est encore plus clair sur ses intentions et propose une alliance rvolutionnaire, entre les

    Polonais et les Russes contre le Tzar, l'ennemi commun de ces deux peuples. 41

    Non seulement possible mais aussi ncessaire : cette qualification rcurrente d une union

    rvolutionnaire entre Russes et Polonais suppose ce qui prcisment ne va pas de soi. Jamais

    Bakounine, en 1847 comme dans les annes qui suivent, ne pose la question des conditions de

    possibilit dune alliance des peuples contre les empires, et sous-estime avec une belle constance

    le poids des antagonismes nationaux. Lalliance des peuples contre les despotes est assurment

    ncessaire (au sens o elle est un impratif), est-elle pour autant possible, et quelles conditions

    lest-elle ? Bakounine vite soigneusement cette question, tout se passant comme si la simple

    41. Lettre Lon Chodchko du 6 dcembre 1847 ; lettre George Sand du 14 dcembre 1847 ; lettre aux membresdu Conseil de la Ligue Internationale des Peuples du 18 dcembre 1847.

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    reprsentation de la ncessit de lalliance rendait cette dernire possible. Du fond de sa prison,

    Bakounine reconnatra, propos de ses rves de rvolution en Europe centrale et orientale, quil

    [raisonnait] de la faon suivante : la rvolution est ncessaire, par consquent, elle est

    possible. 42

    On ne peut pourtant pas dire que Bakounine ft alors dans lignorance de tels obstacles. Lui-

    mme rapporte dans sa correspondance la mfiance que ressentent certains membres de

    lmigration polonaise pour un dmocrate russe qui se prsente comme leur alli. Qui plus est,

    dans un milieu dexils gagn par lespionnite, lambassade russe fait courir le bruit que Bakounine

    est un agent ayant outrepass sa mission, accusation qui reparatra plusieurs fois au cours des

    annes suivantes43. De plus, Bakounine sest trouv demble en dsaccord avec lmigration

    polonaise sur lextension territoriale que pourrait recevoir la future Pologne indpendante. A en

    croire la Confession, il aurait mis en garde Joachim Lelewel ds 1844 contre les prtentions

    polonaises sur la Petite Russie et la Russie Blanche [qui] devaient lune et lautre [] har dans

    les Polonais leurs anciens oppresseurs. 44A ces mfiances nationales sajoutent les divisions de

    lmigration polonaise, dans lesquelles Bakounine est partie prenante. On trouve ainsi un courant

    messianique qui, la suite de Mickiewicz, fait de la Pologne le Christ des nations. Dans la

    Confession, Bakounine crira quil vnrait le grand pote slave mais plaignait en lui laptre

    demi tromp et demi trompeur dune nouvelle religion absurde et dun nouveau Messie. 45 Plus

    sensible au courant radical de la Socit dmocratique dirige par Lelewel, Bakounine manifeste,

    dans sa correspondance, son hostilit envers le courant conservateur rassembl autour du prince

    Czartoryski46. Conscient de ces clivages, Bakounine ne prend jamais parti publiquement pourlune ou lautre tendance, sans doute pour viter quun conflit interne ne se substitue

    lopposition entre peuples et empires. Ainsi, aucune de ses prises de position publiques sur la

    Pologne ne tranche la question de limportance rciproque des causes nationale et dmocratique.

    Ce que Bakounine dsigne comme sa foi, ou encore comme son mysticisme, et qui est peut-

    tre ce quil dnoncera une vingtaine dannes plus tard comme les illusions mtaphysiques

    dont il reconnatra avoir t la proie, dcoule en grande partie de la dlimitation stricte trace en

    1842-43 : que la thorie sauto-congdie dans la pratique, cela signifie quil sagit de dfendre la

    pratique contre toute ingrence de la thorie, mais aussi quon se refuse mobiliser la thoriepour autre chose que pour nourrir un engagement pratique (et par exemple pour poser la

    question des conditions de possibilit dun tel engagement). Ce que limplication de Bakounine

    42. Confession, dition cite, p. 160.43. Tmoigne de ce climat dltre la lettre dEngels au Comit de Correspondance Communiste de Bruxelles, le 16septembre 1846 : Mme Bakounine est trs suspect. (Correspondance Marx-Engels, tome 1, dition cite, p. 412).44. Confession, dition cite, p. 66. Il sagit approximativement des actuelles Bilorussie et Ukraine. 45. Confession, dition cite, p. 68.46. Pour ce tableau de lmigration polonaise et des relations que Bakounine entretenait avec chacun de ses courants,

    voir le ch. II de la 5me partie de Bakounine et le panslavisme rvolutionnaire( Le messianisme polonais ). Il me semblecependant difficile de suivre Hepner lorsquil estime que Lelewel a influenc Bakounine, tant donn le peu dedocuments dont on dispose pour pouvoir laffirmer.

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    dans la cause polonaise suggre dune manire limite, son engagement au sein des rvolutions de

    1848 va en fournir une illustration grandeur nature.

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    Chapitre 2 : Nationalisme et rvolution : lAppel auxSlaves

    De la rvolution parisienne la rvolution europenneComme bien dautres rvolutionnaires de sa gnration, Bakounine sengouffre dans les

    rvolutions de 1848 en assoiff daction. Cette tourmente, qui succde une dcennie dutopies

    sociales en Europe occidentale et de renaissance nationale en Europe centrale, va aussi constituer

    un verdict historique douloureux pour ces mouvements. Quoique rgulirement prophtise par

    les rvolutionnaires europens, la rvolution parisienne de fvrier 1848, rsultat dune

    insurrection habilement mene lissue dune campagne de banquets rpublicains, prend tout le

    monde limproviste. 47 Bakounine lui-mme, qui, dans les remous quavait suscits son

    expulsion vers la Belgique la demande de la Russie, avait prdit un sombre avenir au ministreDuchtel48, est surpris par la soudainet de lvnement. Ds quil apprend linsurrection

    parisienne, il sempresse daller y participer, mais il est inform la frontire que la rpublique a

    dj t proclame Paris, o il narrive ( pied, les trains tant bloqus) que le 26.

    Deux textes de Bakounine tmoignent de la manire dont il a vcu les semaines qui ont suivi

    la rvolution de fvrier. La Confession, tout dabord, brosse un tableau du Paris rvolutionnaire qui

    nous renseigne tout autant sur les vnements que sur leur perception par le jeune

    rvolutionnaire russe. Cette description figure la rvolution comme lirruption civilisatrice de la

    sauvagerie au sein dune civilisation devenue barbare : Cette ville norme, le centre de la culture europenne, tait soudain devenue un Caucase sauvage :dans chaque rue, presque partout, des barricades dresses comme des montagnes et slevantjusquaux toits ; sur ces barricades, entre les pierres et les meubles endommags, tels des Gorgiensdans leurs gorges, des ouvriers en blouses pittoresques, noirs de poudre et arms jusquaux dents ;de gros piciers au visage abti par lpouvante, regardaient peureusement par les fentres []. Etau milieu de cette joie sans bornes, de cette ivresse, tous taient tel point doux, humains,compatissants, honntes, modestes, polis, aimables et spirituels, que chose pareille peut seulementse voir en France, et l encore seulement Paris. 49

    Lvnement rvolutionnaire apparat alors comme un flux, comme lengloutissementheureux de lindividualit dans la collectivit. Si sous la plume de Bakounine, depuis La Raction en

    Allemagne, ce sont le tonnerre et les grondements qui lannoncent, lorage rvolutionnaire est suivi

    par une priode de fluidit, o tout coule et se confond. La Confession dpeint son imprial

    lecteur ce moment de fusion collective :

    47. Cest la formule quemploie Bakounine dans sa lettre La Rformedu 13 mars 1848.48. La lettre que publie La Rformele 7 fvrier 1848, adresse au ministre de lintrieur, le comte Duchtel, se conclut

    en effet par cette tirade prmonitoire : le temps jugera entre nous, monsieur le ministre. Pas entre vous et moi, maisentre nos deux causes. A qui croyez-vous que lavenir appartienne ? 49. Confession, dition cite, p. 79-80.

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    Sire, je ne saurais rendre un compte exact de ce mois pass Paris, car ce fut un mois de griseriepour lme. Non seulement jtais comme gris, mais tous ltaient : les uns de peur folle, les autresde folle extase, despoirs insenss. [] Jaspirais par tous mes sens et par tous mes pores livresse delatmosphre rvolutionnaire. Ctait une fte sans commencement et sans fin ; je voyais tout lemonde et je ne voyais personne, car chaque individu se perdait dans la foule innombrable et

    errante ; je parlais tout le monde sans me rappeler ni mes paroles, ni celles des autres, carlattention tait absorbe chaque pas par des vnements et des objets nouveaux, par desnouvelles inattendues. 50

    Les textes qui jalonneront le parcours de Bakounine au cours des mois suivants ne cesseront

    de reprendre cette image du flux rvolutionnaire, tantt fleuve et tantt mare, jusque dans la

    description de la Raction comme reflux. La Rvolution acquiert ainsi une dimension cosmique,

    conforme aux prophties millnaristes lances par les textes des annes 1842-43, qui faisaient

    delle lirruption tellurique dun nouveau monde surgissant dessous lancien. En mars 1848,

    Bakounine a le sentiment que sans exagration aucune [] le monde ancien est mort et que nous sommes la naissance dun nouveau monde. 51

    La confusion du possible et du ncessaire est aussi une caractristique de la priode qui suit

    immdiatement la chute de Louis-Philippe. Pour lenthousiasme rvolutionnaire, tout semble

    possible, surtout ce qui est peru comme ncessaire : Il semblait que lunivers ft renvers; lincroyable tait devenu habituel, limpossible possible, et lepossible et lhabituel insenss. En un mot, ltat desprit tait tel alors, que si quelquun tait venudire : Le bon Dieu vient dtre chass du ciel, la rpublique y est proclame !, tout le mondelaurait cru et personne naurait t surpris. 52

    Mme crit avec le recul de lchec, ce tmoignage semble fidle la manire dont Bakounine

    percevait alors les vnements parisiens. Lbauche de projet politique quil expose dans le journal

    La Rformedu 13 mars 1848, et quil svertuera affiner, confronter avec la ralit et mettre

    en uvre au cours des mois suivants, illustre cette identification du possible et du ncessaire.

    Plusieurs points, qui seront dvelopps dans des textes ultrieurs, parfois trs tardifs, mritent dy

    tre relevs.

    En premier lieu, le texte affirme la fusion entre deux types de ncessit : ce qui est

    souhaitable est dsormais aussi inluctable. La ncessit pratique saffirme dsormais dans lesfaits, ou comme lcrit Bakounine, les hommes pratiques de lancien rgime sont aujourdhui

    devenus des utopistes, et lutopie dhier est dsormais la seule chose possible, raisonnable,

    praticable. Quant limpossible, il sidentifie avec lancien monde : ce mot nest pas

    daujourdhui, il est dhier. Il ny a dimpossible aujourdhui que la royaut, laristocratie, que

    lingalit, que lesclavage. Pour un peu, on prendrait ses dsirs pour des ralits.

    50. Ibid., p. 80-81.51. Lettre La Rformedu 13 mars 1848.52 Confession, dition cite, p. 81.

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    En second lieu, la lettre La Rformesouligne le rle dinitiatrice de rvolutions qui choit la

    France : la France ne vit et ne travaille jamais pour elle seule. [] Il ne dpend de la volont

    daucun homme [] de faire que la tempte qui a clat Paris nagite pas profondment,

    rvolutionnairement, jusquau fond mme de leurs entrailles, toutes les socits de lEurope.

    Laffirmation du rle central de la France, et corrlativement du caractre centrifuge de larvolution, sera reprise dans les textes de 1870 qui accompagnent les tentatives insurrectionnelles

    de Bakounine au cours de la guerre franco-allemande. Elle sinscrira alors dans une vritable

    gopolitique du socialisme et jouera un rle crucial dans la polmique avec les reprsentants du

    socialisme allemand53.

    Mais en troisime lieu, en 1848, Bakounine insiste exclusivement sur les questions politique

    et nationale, au dtriment de la question sociale ce que rsume la problmatique dune

    dmocratie intgrale, aussi bien au sein des nations quentre elles, dveloppe par la lettre La

    Rforme. La question nationale prend mme le dessus, Bakounine prophtisant lextension de la

    rvolution au reste de lEurope, avec la chute de lempire autrichien, lunification de lAllemagne

    et de lItalie et lindpendance de la Pologne. Bakounine se revendique de la dmocratie pure,

    absolue pour la France comme pour toute lEurope , arguant de ce que la rvolution prira si la

    royaut ne disparat pas de la surface de lEurope , et il lui assigne un but positif, celui de

    transformer lEurope en une rpublique dmocratique-confdre. Bakounine esquisse ainsi le

    projet politique quil dveloppera au cours des mois suivants, mais il dlimite aussi son terrain

    daction. La fin de sa lettre sonne comme lannonce du dpart : je suis Russe et mes penses se

    reportent naturellement sur la Russie. Cest de l quon attend les premires foudres de laraction. Elles partiront, mais pour se retourner contre celui qui les aura lances.

    Ds le dbut du mois davril 1848,Bakounine quitte la France laide dun faux passeport

    fourni par Ledru-Rollin et de fonds runis par lmigration polonaise, afin daller soutenir

    linsurrection polonaise Poznan et avec pour projet ultime de susciter un soulvement

    rvolutionnaire en Russie. Cest pourtant le congrs slave de Prague, en juin 1848, qui marque

    son entre active sur la scne rvolutionnaire. Litinraire quelque peu erratique de Bakounine

    jusqu cette date illustre bien la manire dont son projet politique saffine et se construit au

    contact des obstacles quil rencontre. Les tapes de cet itinraire sont autant de pays : la France, laPologne, lAllemagne, et finalement lempire dAutriche.

    Bakounine quitte la France en avril 1848 parce quil souhaite participer aux vnements

    rvolutionnaires qui agitent lEurope en tant que dmocrate russe qui se propose duvrer au

    renversement de lautocratie tsariste et lavnement de la dmocratie en Russie. Dans cette

    optique, lorsquil apprendlinsurrection de Poznanie, la Pologne lui semble tre le point dappui

    53. Cf. mon article Marx, Bakounine et la guerre franco-allemande sur le site de la revue en ligne Sens public:http://www.sens-public.org/spip.php?article131. Ren Berthier, Bakounine politique, Paris, ditions du MondeLibertaire, 1990.

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    dArchimde 54 appropri pour parvenir ses fins. Mais ce projet tourne court. Pour

    commencer, Bakounine est arrt Berlin alors quil sapprte gagner la Poznanie, et de l il est

    renvoy vers Breslau. Ensuite le mouvement polonais est divis : linsurrection polonaise, mene

    pour lessentiel par des nobles, doit faire face aux rticences des paysans russes de Petite-Russie et

    de Russie Blanche, dont les matres sont polonais. A Breslau, Bakounine retrouve les migrs

    polonais runis en congrs pour faire le point sur les vnements. A suivre la Confession, il ny

    aurait pas particip, en raison dun manque dempathie avec les participants et dune rumeur

    faisant de lui un espion du tsar55. Ce congrs consacre les divisions politiques, sociales, mais aussi

    rgionales de lmigration polonaise.

    Jusquen juin 1848, Bakounine se trouve cantonn dans une Allemagne que les mmes

    composantes sociales qui ont fait la rvolution en France tentent alors dunifier travers la

    runion dun parlement pangermanique et une srie doprations militaires. Malgr cette

    profusion dvnements, Bakounine trouve moins encore quen France de quoi satisfaire sa soif

    daction : la Confessiondresse le tableau svre dun mouvement national allemand bavard, jouant

    la politique mais trop honnte pour sy livrer effectivement, et surtout inattentif aux signes de

    raction et de reflux qui se manifestent un peu partout en Europe (chec de linsurrection

    polonaise, chec de la colonne dmocrate dans le Bade-Wurtemberg, viction des dmocrates du

    gouvernement provisoire le 15 mai Paris). On ne sait pas grand-chose du positionnement de

    Bakounine sur la question allemande, sinon que favorable lunification du pays parce quelle

    tait dsire par le peuple allemand, il se dtermina pour lessentiel en fonction de ses amitis. Il

    contribue faire lire son ami Arnold Ruge au parlement de Francfort comme dput de Breslau,grce la popularit quil a su acqurir dans cette ville, et soutient lopration fort hasardeuse

    lance par son ami Herwegh dans le Bade-Wurtemberg (dsastre qui est loccasion dun

    accrochage srieux entre Herwegh et Marx, propos duquel Bakounine, avec son habituelle

    absence de vanit, reconnatra que Marx avait raison malgr son attitude humainement

    inqualifiable).

    A Breslau, Bakounine apprend la tenue prochaine Prague dun congrs slave, cens

    regrouper initialement les seuls Slaves de lempire dAutriche et rpondre aux assembles de

    Francfort et de Pest, mais qui finalement accueille des reprsentants de toutes les populationsslaves, quelles soient sous domination russe, autrichienne ou turque. Lhistoriographie officielle

    tend occulter la dimension nationale des rvolutions de 1848. Politique et sociale en France, la

    rvolution a pris demble un caractre national en Italie, en Allemagne et dans lempire austro-

    hongrois. Lhistoriographie marxiste, en insistant la suite des textes de Marx sur Les luttes de

    classes en France et Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte sur la rvolution de 1848 comme premier

    54. Cest lexpression employe par la Confession, mais pour dcrire son engagement dans le congrs slave : je rsolusd'aller Prague, dans l'espoir d'y trouver pour l'action mon point d'appui d'Archimde (dition cite, p. 94).55. Confession, dition cite, p. 91-92.

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    conflit ouvert entre la bourgeoisie et le proltariat a jou un rle dcisif dans cette occultation 56.

    Et parmi les rvolutions nationales, celles qui ont branl lempire dAutriche sont les moins

    tudies. Or cestdans ce dernier cadre que va sinscrire laction politique de Bakounine.

    Le premier projet panslavisteCest en partie par dfaut que Bakounine dcide de participer au congrs slave de

    Prague. Dmocrate russe en exil qui croit la vocation de la rvolut ion sexporter, il ne peut se

    satisfaire dun engagement cantonn la France ou lAllemagne. De plus, il est lass par ce quil

    considre comme lactivisme verbal des Allemands. Quant la voie polonaise vers la Russie, elle

    semble durablement compromise. Mais Bakounine trouve des raisons positives pour se rendre

    Prague. Alors que la France et lAllemagne sont le thtre de rvolutions partielles (politique et

    sociale en France, nationale en Allemagne), lempire des Habsbourg (qui englobe lAutriche, la

    Galicie, la Hongrie, la Bohme, la Slovaquie, le nord de lItalie et la Croatie) est pris sousplusieurs feux. En mars 1848, une insurrection contraint le vieil empereur Ferdinand et sa cour

    fuir Vienne pour Innsbruck. Cette insurrection, la fois bourgeoise et ouvrire, redouble

    lagitation politique dun climat dinsurrection sociale. Le pouvoir imprial, qui continue

    dintriguer depuis Innsbruck, est concurrenc par un parlement, runi Kremsier, charg

    dlaborer une constitution. Mais la monarchie doit aussi faire face au nationalisme hongrois, qui

    sexprime ds le mois de mars 1848 autour de Kossuth (chef de laile gauche du parti libral

    hongrois) et se dveloppe rapidement en rvolution nationale. Parti de revendications limites

    (octroi la Hongrie dun parlement et laboration dune constitution pour toute la monarchie), lemouvement national hongrois dbouchera sur une indpendance que lAutriche ne pourra rduire

    que par les armes et avec laide de la Russie. Mais limbrication des minorits nationales au sein de

    lempire est telle que les nationalistes hongrois sont confronts lopposition des Slaves de

    Hongrie, auxquels la rivalit austro-hongroise laissait une relative autonomie. Cette priode

    trouble est donc le fruit dun double essor politique : celui dune bourgeoisie qui ne trouve pas

    sa place dans les cadres de la monarchie danubienne et, surtout en Autriche, dun proltariat

    paupris comparable celui dEurope occidentale ; celui du nationalisme dans les contres non

    germanophones du royaume. Ces deux volutions sont pour une part lies entre elles. Dans lesrgions slaves, cest la bourgeoisie qui ravive le sentiment national : prive de reprsentation dans

    les institutions fodales prennises par Metternich, elle aspire se voir reconnatre une place au

    sein dun tat. Mais en Hongrie, o la bourgeoisie demeure embryonnaire et impuissante

    politiquement, le soulvement est men par la noblesse librale.

    Dans cette situation, lAutriche apparat Bakounine comme le symbole (sinon le foyer) de

    toutes les ractions, auquel sopposent dans leur totalit les rvolutions de 1848. Loriginalit du

    56. Pourtant, jy reviendrai, Marx et Engels nignoraient pas les dveloppements nationaux de la rvolution de 1848en Europe centrale, comme lattestent plusieurs prises de position publiques sur la question slave.

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    rvolutionnaire russe, mais aussi bientt son drame, est dtre partisan de toutes les rvolutions,

    quelles revendiquent la dmocratie, le socialisme ou lindpendance des nationalits opprimes.

    Cette position, qui prvaut aussi en thorie parmi les dmocrates parisiens, est loin dtre partage

    par tous les rvolutionnaires de 1848, comme le montrera la raction dEngels lAppel aux Slaves

    de Bakounine. En 1848, la position des Slaves est dlicate, en particulier pour ceux dentre euxqui sont dmocrates ou simplement libraux : ils ne peuvent se retrouver dans aucun des deux

    mouvements nationaux, allemand et hongrois (qui ne reconnaissent pas les droits nationaux des

    Slaves), et le risque est alors de voir le sentiment national slave instrumentalis par la raction,

    niche Innsbruck, contre les gouvernements rvolutionnaires de Vienne et de Pest. Pour faire

    valoir leurs droits, les Tchques adressent le 11 mars 1848 lempereur Ferdinand une ptition

    qui regroupe les signatures de bourgeois, dintellectuels, dtudiants et douvriers et rclame

    labolition des corves, la reconstitution du royaume de Bohme et lgalit entre Allemands et

    Tchques. Confrontes lessor des nationalismes allemand et hongrois, les lites slavesentreprennent ensuite, linitiative de lhistorien tchque Palacky, de runir Prague un congrs

    qui permettrait de dcider dun avenir commun aux peuples slaves dAutriche.

    Les positions de Bakounine lors de ce congrs et le projet politique quil y dfend se trouvent

    en partie exposes dans les Principes fondamentaux de la nouvelle politique slave, qui contiennent la

    motion quil y soutint et quil rdigea au moins en grande partie57. Mais pour suivre lensemble de

    lactivit de Bakounine au sein du congrs, pour connatre les ressorts de son projet politique, les

    informations contenues dans la Confessiondoivent tre mises contribution.

    Celle-ci nous informe dabord de labsence de position de Bakounine sur la question slave

    avant le congrs : Bakounine yreconnat quavant juin 1848, il ne connaissait les Slaves que par

    ou-dire et par les livres et quil nen avait jamais rencontr, exception faite des Polonais et,

    bien entendu, des Russes. 58Un peu comme pour ce qui stait produit avec son engagement aux

    cts des Polonais, cest donc pour des raisons extrinsques la cause elle-mme quil est amen

    sintresser au sort des Slaves, ce qui nexclut pas, l non plus, la sincrit de cet engagement.

    Cest parce quil espre y trouver son point dappui dArchimde, et parce quil y voit une

    occasion dagir et de se rapprocher de la question de la dmocratie en Russie que Bakounine

    sengage dans les dbats du congrs slave de Prague. En outre, dans un congrs panslave, ilespre trouver moins dtroitesse nationale quil nen a constat parmi les Polonais, et donc

    davantage dopportunits pour son projet politique daction commune des peuples contre les

    empires.

    Il faut ici prciser quelle est la situation de lide panslave au moment o Bakounine sy rallie,

    au moins tactiquement, en 1848. A lire les crits que le rvolutionnaire russe consacre aux Slaves,

    57. Selon Benot Hepner, lautre rdacteur aurait t le Polonais Carol Libelt (Bakounine et le panslavisme rvolutionnaire,dition cite, p. 258). Ce texte est reproduit dans ce volume.58. Confession, dition cite, p. 94.

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    on a en effet le sentiment quil sintresse la cause panslave au moment o celle-ci est en plein

    essor, ce que viennent corroborer les nombreuses remarques sur la jeunesse des Slaves, etc. Or

    dans les faits, rien nest moins sr : le congrs slave de Prague marque sans doute davantage, en

    tout cas pour les peuples dAutriche-Hongrie, le dbut dune transition entre le panslavisme des

    annes 1830 et ce quon appellera, partir des annes 1860, laustroslavisme, cest--dire un projetpolitique centr sur les seuls Slaves de lempire austro-hongrois et prvoyant de leur accorder un

    statut politique quivalent celui des Allemands et des Hongrois notamment travers un

    renouveau du royaume de Bohme. Cette position est notamment dfendue par les Tchques

    Palacky et Rieger lors du congrs slave de Prague. Il nest pas exclu, par consquent, que

    Bakounine ait pris pour la nouveaut dune cause la seule nouveaut de la connaissance quil en

    avait, alors que les projets panslavistes ntaient plus gure dfendus que par des partisans de

    lempire des tsars.

    Si mes esprances nont pas t compltement ralises, elles ne furent cependant pas

    compltement dues , ajoute Bakounine dans la Confession propos de ce quil trouva Prague.

    Certes, les Slaves font preuve dune grande immaturit politique, mais on trouve aussi parmi eux

    un sentiment national commun qui sadosse la reconnaissance de lennemi hrditaire allemand,

    car le sentiment prdominant, chez les Slaves, est la haine des Allemands et la haine contre

    les Allemands est la base premire de lunion slave. 59 Bakounine dcouvre donc Prague un

    nouvel univers dans lequel il se reconnat, mais aussi, derrire la germanophobie omniprsente,

    une conflictualit latente laquelle il serait possible de donner une effectivit politique et une

    porte rvolutionnaire. Mais lutilisation des haines nationales des fins rvolutionnaires est unprojet prilleux do les aspirations dmocratiques et socialistes risquent de ne pas sortir

    indemnes. Dans la Confession, Bakounine mentionne avec sincrit les moments o ses sentiments

    nationaux furent sur le point de prendre le pas sur ses convictions dmocratiques 60. On relvera

    aussi, dans les textes de Bakounine sur la question slave, la rcurrence inquitante du vocabulaire

    de la race et de la nature slaves, censes tre le sous-bassement dune nouvelle unit politique.

    Pour autant, dans son activit politique effective, et quels que soient les doutes et les hsitations

    qui laccompagnent, le rvolutionnaire russe ne se mue jamais en aptre de la guerre des races et

    tente au contraire de subvertir la dimension troitement nationale (raciale ou ethnique) du conflitgermano-slave pour lui donner une porte politique rvolutionnaire. Lensemble du projet

    politique labor par Bakounine porte les traces de ce conflit entre aspirations dmocratiques

    universelles et sentiment national slave.

    59. Ibid., p. 95-9660. Ainsi aprs son arrive Prague, Bakounine avait presque oubli toutes les sympathies dmocratiques qui [le]liaient lEurope Occidentale (Ibid., p. 95) et au plus fort dune campagne slavophobe dans les pays allemands,

    lautomne 1848, il a d se retenir pour ne pas battre un petit mendiant allemand [lui] ayant demand []laumne (Ibid., p. 132), scne qui semble annoncer lpisode de Jean Valjean et du petit Savoyard dans Les misrables(1862).

    halshs00394269

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    12May2010

  • 8/2/2019 La Liberte Des Peuples - Bakounine Et Les Revolutions de 1848 (Jean-Christophe ANGAUT)

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    Les Principes fondamentaux de la nouvelle politique slave, rdigs Prague et dits ensuite dune

    manire tronque en Pologne, en Allemagne et dans les pays tchques, tmoignent chaud

    dune articulation entre les diffrents lments du projet politique de Bakounine. Ce texte se

    divise en trois parties : la premire nonce un certain nombre de principes fondateurs, la seconde

    dcrit ce que doivent tre les bases de lalliance slave et la dernire esquisse les principes surlesquels doit reposer la constitution intrieure de chacun des peuples slaves.

    La partie consacre aux principes fondateurs consiste assigner aux peuples slaves une

    mission historique : cest parce quils sont arrivs les derniers dans la marche de la civilisation

    europenne quils se sentent appels raliser ce que les autres peuples dEurope ont prpar

    par leur dveloppement ultrieur et ce qui est regard aujourdhui comme le but final de

    lhumanit. 61 Dans une vision de lhistoire tisse de rminiscences hgliennes, tout se passe

    comme si les peuples se passaient le flambeau de la civilisation et de lmancipation, le dernier

    prendre le relais tant aussi celui qui va le plus loin dans cette direction. Les Slaves sont chargs

    de cette mission historique parce quils sont ce peuple europen qui a travers des sicles

    desclavage, de luttes pnibles et de souffrances. Le fait de dsigner les Slaves comme un seul et

    mme peuple consiste de la part de Bakounine en une dngation de leur morcellement, qui va

    permettre de leur attribuer un rle historique. En effet, tant ceux qui ont le plus longtemps subi

    loppression trangre, les Slaves sont chargs par lhistoire dtre la premire nation qui

    smancipera sans en opprimer une autre : ils ont trop profondment abhorr le joug tranger

    pour vouloir jamais imposer le leur une race trangre. En somme, Bakounine voit dans les

    Slaves un groupe de peuples qui est destin mettre en pratique la vision politique etphilosophique qui est celle de Bakounine lui-mme, puisque la libert et lamour de la libert des

    autres est leurs yeux la premire condition de leur propre libert. Cette formule, que

    Bakounine dveloppera une vingtaine dannes plus tard dans ses textes thoriques anarchistes,

    dfinit dj dans les annes 1840 sa propre conception de la libert, ainsi que lattestent ses

    articles jeunes hgliens de 1842-1843 et la Confessionde 185162.

    Lengagement dans la cause slave est ainsi loccasion pour Bakounine de joindre dans la

    pratique les deux composantes de sa formation thorique : la philosophie de lmancipation

    mutuelle tire de Fichte et une esquisse de philosophie de lhistoire qui emprunte son schmedirecteur Hegel. Dans ce contexte thorique, les Slaves ont un statut historique qui est voisin de

    celui des classes sociales pauprises au sein de la socit occidentale, ce quexplique clairement

    un projet darticle au journal allemand Die Reform, quon date de septembre 1848 : Du fait que jusqu maintenant, ils ont t en Europe la race la plus opprime, du fait quavec leurlibration toute la situation politique actuelle base sur les privilges et le despotisme va se

    61. Principes f