MICHEL BAKOUNINE: ŒUVRES Tome IV (P.-V STOCK, ÉDITEUR, 1895)

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    MICHEL BAKOUNINE

    UVRESTome IV

    LETTRES A UN FRANAIS (1870), Suite.MANUSCRIT DE 1 14 PAGES, CRIT A MARSEILLE (1870)

    LETTRE A ESQUIROS (1870)RAMBULE POUR LA SECONDE LIVRAISON DE L'EMPIRE KNOUTO-GERMANIQUE

    (1871)AVERTISSEMENT POUR L'EMPIRE KNOUTO-GERMANIQUE (1871)

    LETTRE A LA LIBERT DE BRUXELLES (1872)

    FRAGMENT FORMANT UNE SUITE DE L'EMPIRE KNOUTO-GERMANIQUE (1872)

    Avec une prface, des avant-propos et des notes,par James Guillaume.

    1910

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    P.-V. Stock (Bibliothque sociologique, N 42)Paris1910

    LES DITIONS INVISIBLES, le 24. 2010& # " $ % ! $ (Serbe)

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    TABLE DES MATIRES

    Prface

    I. Lettres un Franais (suite, feuillets indits)

    Avant-proposLettres un Franais sur la crise actuelle

    (pages 81 bis-120 du manuscrit).Locarno, septembre 1870

    II. Manuscrit de 114 pages (indit)

    Avant-proposManuscrit de 114 pages rdig Marseille.

    Premire moiti d'octobre 1870.Le Rveil des peuples (fragment indit)

    III Lettre Esquiros (indit)

    Avant-propos.

    Lettre Esquiros.Environs de Marseille,

    20 octobre 1870.

    IV. Prambule pour la seconde livraison

    Avant-proposPrambule pour la seconde livraison de L'Empire

    Knouto- Germanique.Locarno,5-23 juin 1871

    V. Avertissement (indit)

    Avant-proposAvertissement pour L'Empire Knouto-

    Germanique. Locarno, 25 juin-3 juillet 1871

    5

    1417

    6976

    177

    179

    183

    192194

    217219

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    VI. Lettre au journal la Libert, de Bruxelles

    Avant-propos

    Lettre au journal la Libert, de Bruxelles,Zrich,

    octobre 1872

    VII Fragment, suite de L'Empire Knouto-Germanique (indit)

    Avant-propos

    Fragment formant une suite de L'Empire Knouto-Germanique,Locarno,

    novembre-dcembre 1872

    257

    259

    298

    300

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    PRFACE

    Les divers manuscrits, au nombre de sept, publis cinqd'entre eux pour la premire fois dans ce tome IV serattachent tous, except un, le sixime, au grand ouvrage deBakounine, celui dont les Lettres un Franais formrent le

    commencement, et dont la suite fut intitule L'Empire knouto-germanique et la Rvolut ion sociale.

    En voici l'numration :

    1 Les pages 81 bis-125 du manuscrit (inachev) desLettres un Franais, pages crites Locarno du 3 au 9septembre 1870 et restes indites jusqu' ce jour (voir uvres,

    t. II, pages 74 et 274). J'avais annonc (t. II, p. 268, note) queces pages seraient publies au tome III des uvres ; mais il n'apas t possible de les placer l ;

    2 Le Manuscrit de 114 pages (inachev, indit) rdig Marseille dans la premire quinzaine d'octobre 1870 ; le dbuten est emprunt une lettre rellement crite Palix, le 29septembre, au moment o Bakounine allait quitter Lyon (voir

    t. II, p. 274 ; on trouvera le texte de cette lettre la p. 70 duprsent volume). Cet crit forme la fois une suite des Lettres un Franais, et un premier essai de rdaction de ce qui devaitdevenir, aprs que l'auteur s'y fut repris quatre foissuccessives, d'octobre 1870 janvier 1871, L'Empire knouto-germanique ;

    ce manuscrit est joint un feuillet isol intitul Le Rveil

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    des peuples;

    3 Une Lettre (inacheve, indite, 9 pages) date des environs de Marseille , le 20 octobre 1870, adresse

    Alphonse Esquiros, administrateur suprieur des Bouches-du-Rhne, et qui n'a vraisemblablement pas t envoye sondestinataire ;

    4 Un Prambule (inachev, 14 pages) crit du 5 au 23 juin1871, Locarno, pour tre plac en tte de la seconde livraisonde L'Empire knouto-germanique, que Bakounine comptaitpublier ds que l'argent ncessaire aurait t runi. En avril

    1878, lise Reclus insra dans le dernier numro de la revuemensuelle le Travailleur, de Genve, le commencement de cePrambule, en lui donnant ce titre, imagin par lui : LaCommune de Paris et la notion de l'tat. En 1892, BernardLazare, qui le manuscrit avait t prt, l'imprima en totalitdans les Entretiens politiques et littraires, Paris. Lemanuscrit ayant t perdu depuis, c'est le texte publi parBernard Lazare qui est reproduit, dans le prsent volume ; j'ai

    restitu ces pages le titre que leur avait donn l'auteur. J'avaisannonc (t. II, p. 284) que le Prambule pour la secondelivraison serait publi au tome III des uvres ; mais il a fallurenoncer le placer l, pour ne pas enfler dmesurment levolume ;

    5 Un Avertissement pour L'Empire knouto-germani que(inachev, indit, 75 pages), qui devait remplacer le Prambule

    interrompu le 23 juin. Cet Avertissement, crit Locarno du25 juin au 3 juillet 1871, ne fut pas termin lui non plus. Il n'apas t possible de l'insrer dans le tome III ; je le publie ici lasuite du Prambule, d'aprs le manuscrit original qui estconserv ;

    6 Une Lettre au journal la Libert, de Bruxelles(inacheve, 31 pages), date du 5 octobre 1872. Cette lettre,

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    n'ayant pas t termine, ne fut pas envoye. Elle a t publie,vingt-deux ans plus tard, dans le numro de juillet-aot 1894 dela Socit Nouvelle, de Bruxelles, mais d'une faon incorrecte ;le texte que contient le prsent volume a t collationn sur

    l'original pour la partie dont le manuscrit existe encore ;

    7 Un Fragment (indit, 75 feuillets) rdig en novembreet dcembre 1872. Ce devait tre une suite de L'Empire knouto-germanique, comme l'auteur l'a indiqu dans un passage de sonmanuscrit (feuillet 58). C'est la dernire fois, maconnaissance, que Bakounine ait repris la plume pour travailler ce livre qu'en avril 1871 il avait appel son testament , et

    qu'il renona terminer, bien que, depuis dcembre 1872, il aitvcu encore trois ans et demi. En 1873, il entreprit encore ungrand ouvrage, en russe, Gosoudarstvenno st i Anarkhia(tatisme et Anarchie), dont il n'crivit que la premire partie ;il semble que depuis son installation la Baronata (octobre1873), sa veine ait tari.

    Ces divers crits ne le cdent en intrt aucun de ceux

    qui sont contenus dans les trois volumes prcdents, et on ytrouvera quelques-unes des meilleures pages que Bakounine aitcrites.

    Dans la suite des Lettres un Franais, l'auteur sedemande, un moment, ce que deviendrait le socialisme enEurope, si la France tait vaincue ; il entreprend de passer enrevue la situation du mouvement ouvrier dans les principaux

    pays. Il montre qu'en Italie, le socialisme n'est pas organis ; lescampagnes sont plus avances que les villes ; le pays est laveille d'une rvolution ; mais il faudra que l'initiative soit reuedu dehors. Pour la Suisse, Bakounine l'excute en une phraseddaigneuse : Si le monde humain allait mourir, ce n'est pasla Suisse qui le ressusciterait. Passons. Il s'arrte ensuite l'Allemagne, o le Parti ouvrier de la dmocratie socialiste,rcemment fond, s'est constitu sur la base du socialisme

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    d'tat ; Bakounine fait une critique serre du programme de ceparti, mais en mme temps il rend hommage son chef, Marx, une grande intelligence arme d'une science profonde, et dontla vie tout entire, on peut le dire sans flatterie, a t voue

    exclusivement la plus grande cause qui existe aujourd'hui,celle de l'mancipation du travail et des travailleurs .

    II faut signaler, dans le Manuscrit de 114 pages rdig Marseille, un passage bien remarquable (dont une premireversion se trouve dj, l'tat d'bauche, dans la suite desLettres un Franais) sur le rle historique de la France.Bakounine dplore l'infortune de cette grande nation , ce

    moment menace du sort de la Pologne , de cette France dont l'histoire depuis 1789 et 1793 n'a t rien qu'uneprotestation nergique et qu'une lutte incessante de la lumirecontre les tnbres, du droit humain contre les mensonges dudroit divin et du droit juridique . Il montre quel'asservissement de la France et le triomphe de l'Allemagneferaient retomber toute l'Europe dans la misre et dansl'esclavage des sicles passs : Il me semble que quand ce

    grand soleil de la France s'teindra, il y aura clipse partout, etque toutes les lanternes plus ou moins bigarres qu'allumerontles savants raisonneurs de l'Allemagne ne sauront compensercette grande et simple clart que versait sur le monde l'esprit dela France .

    Dans le Prambule (pour la seconde livraison de L'Empireknouto-germanique), la Commune de Paris est glorifie.

    Bakounine crit : Je suis un partisan de la Commune de Paris,qui, pour avoir t massacre, touffe dans le sang par lesbourreaux de la raction monarchique et clricale, n'en estdevenue que plus vivace, plus puissante dans l'imagination etdans le cur du proltariat de l'Europe ; j'en suis le partisansurtout parce qu'elle a t une ngation audacieuse, bienprononce, de l'tat. Et il prend la dfense des quelquessocialistes qui, membres de la Commune, ont t blms par

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    des thoriciens svres pour ne s'tre pas montrssuffisamment avancs. Bakounine avait eu des rapportsd'amiti personnelle avec Varlin, pour lequel il avait uneprofonde estime ; et c'est en lui qu'il personnifie cette minorit

    socialiste, de laquelle il parle en ces termes : Quiconque a eule bonheur de connatre Varlin, pour ne nommer que celui dontla mort est certaine, sait combien, en lui et ses amis, lesconvictions socialistes ont t passionnes, rflchies etprofondes. C'taient des hommes dont le zle ardent, ledvouement et la bonne foi n'ont jamais pu tre mis en doutepar aucun de ceux qui les ont approchs. Mais prcismentparce qu'ils taient des hommes de bonne foi, ils taient pleins

    de dfiance envers eux-mmes en prsence de l'uvre immense laquelle ils avaient vou leur pense et leur vie : ils secomptaient pour si peu ! Ils avaient d'ailleurs cette convictionque dans la Rvolution sociale, diamtralement oppose, en cecicomme dans tout le reste, la rvolution politique, l'action desindividus tait presque nulle et l'action spontane des massesdevait tre tout... Varlin et tous ses amis, comme tous lessocialistes sincres, et en gnral comme tous les travailleurs

    ns et levs dans le peuple, partageaient au plus haut degrcette prvention parfaitement lgitime contre l'initiativecontinue des mmes individus, contre la domination exercepar des individualits suprieures : et, comme ils taient justesavant tout, ils tournaient aussi bien cette prvention, cettedfiance contre eux-mmes que contre toutes les autrespersonnes. Contrairement cette pense des communistesautoritaires, qu'une Rvolution sociale peut tre dcrte et

    organise soit par une dictature, soit par une assembleconstituante issue d'une rvolution politique, nos amis lessocialistes de Paris ont pens qu'elle ne pouvait tre faite etamene son plein dveloppement que par l'action spontaneet continue des masses, des groupes et des associationspopulaires.

    La Commune, affirmation de l'ide fdraliste, n'avait rien

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    de commun avec l'tat socialiste ou Volksstaat que la Sozial-Demokratie marxiste inscrivait sur son programme. Par quelletrange contradiction Marx se dclara-t-il, lui aussi, le partisande la Commune de Paris ? C'est, explique Bakounine dans sa

    Lettre la Libert, qu'il ne pouvait pas faire autrement :

    Par cette insurrection, dont le trait principal est larvolte de la Commune et des associations ouvrires contrel'tat, la France est remonte d'un seul coup son rang, et lacapitale de la rvolution mondiale, Paris, a repris sa glorieuseinitiative la barbe et sous le canon des Allemandsbismarckianiss. L'effet en fut si formidable partout, que les

    marxiens eux-mmes, dont toutes les ides avaient trenverses par cette insurrection, se virent obligs de tirerdevant elle leur chapeau. Ils firent plus : l'envers de la plussimple logique et de leurs sentiments vritables, ilsproclamrent que son programme et son but taient les leurs.Ce fut un travestissement vraiment bouffon, mais forc. Ilsavaient d le faire, sous peine de se voir dbords, etabandonns de tous, tellement la passion que cette rvolution

    avait provoque en tout le monde avait t puissante.

    L'important fragment de 75 feuillets qui termine le volumeme parait une des choses les plus intressantes qui soientsorties de la plume de Bakounine. Dans les premires pages, ilmontre, avec une grande vigueur de pense, le danger que faitcourir l'Internationale la tentative dictatoriale de Karl Marx,et cette ide funeste de vouloir imposer au proltariat universel

    un programme d'action politique uniforme, rsum dans cetteformule : La conqute du pouvoir politique est le premierdevoir des travailleurs organiss . Le fait sur lequell'Internationale s'est constitue, c'est la revendication solidairepar les travailleurs de la plnitude de leurs droits conomiquescontre l'exploitation oppressive de la bourgeoisie. Le proltariats'est trouv, par l, plac en dehors de l'action et du jeupolitique de tous les partis de l'tat, et constitu en un monde

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    nouveau, celui de l'avenir. C'est l une position bien nette. Leproltariat, ainsi organis pour la lutte, ne peut avoir qu'unepolitique ngative, une politique de dmolition du mondebourgeois : mais, en sa qualit de dmolisseur de la civilisation

    historique actuelle, il se trouve par l mme le crateur obligd'une civilisation nouvelle . Le programme de l'Internationaleest l'organisation de la solidarit internationale pour la lutteconomique du travail contre le capital ; et de cette base,d'abord exclusivement matrielle, doit surgir tout le mondesocial, intellectuel et moral nouveau . Quiconque a suivi ledveloppement de l'Internationale a pu constater comment cetravail s'effectue lentement au sein du proltariat, par trois

    voies diffrentes, mais indissolublement unies : l'organisationet la fdration des caisses de rsistance et la solidaritinternationale des grves ; l'organisation et la fdrationinternationale des corps de mtiers ; et enfin ledveloppement spontan et direct des ides philosophiques etsociologiques dans l'Internationale, accompagnementinvitable et consquence pour ainsi dire force de ces deuxpremiers mouvements . Bakounine se proposait de traiter

    successivement de l'action accomplie par chacune de ces troisvoies diffrentes ; mais peine a-t-il commenc parler descaisses de rsistance et des grves, qu'une digression l'entraneloin de son sujet : il le perd bientt de vue, et n'y revient plusdans la partie du manuscrit qu'il a rdige. Il disserte pendantquarante-cinq feuillets encore sur toute sorte de questions, puiscesse brusquement d'crire, nous privant ainsi de l'avantage deconnatre ce qu'il s'tait propos de nous montrer : comment

    toutes les penses, toutes les tendances philosophiques etsociales qui naissent au sein du proltariat ont pour point dedpart principal, sinon exclusif, cette revendication conomiquequi constitue l'essence et le but de l'Internationale .

    J. G.

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    Nota. Dans ce volume comme dans les prcdents, les chiffresinfrieurs placs, dans le texte et dans les notes, ct d'une barre

    verticale, indiquent les feuillets (ou les pages) du manuscrit de

    Bakounine.

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    ERRATA

    TOME II. Notice biographique, p. XXXVII, ligne 7 d'enbas. Danscette ligne, supprimer le mot saxon :W. Liebknecht n'tait pas Saxon ; il est n Giessen, dans legrand-duch de Hesse.

    Tome IV, page 81, lignes 7-8. Au lieu de: comme

    chanon un intermdiaire , lire comme un chanonintermdiaire .

    Ibid. page 170, note. Le commencement de la note doittre rdig ainsi : Il s'agit du procs (que Bakounine appellepar erreur procs des Treize) intent aux organisateurs de lamanifestation faite sur la tombe du reprsentant Baudin . Le procs dit des Treize est celui qui aboutit la

    condamnation, le 6 aot 1864, de treize rpublicains (Garnier-Pags, H. Carnot, Ch. Floquet, J. Ferry, Hrold, etc.) qui avaientparticip une association non autorise de plus de vingtpersonnes.

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    LETTRES UN

    FRANAIS

    (SUITE)

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    AVANT-PROPOS

    Dans l'Avant-propos de la rimpression des Lettres unFranais (tome II des uvres, pages 71-77), j'ai racontcomment, le 11 septembre 1870, Bakounine, arrivant Neuchtel, avait apport les pages 113-125 de son manuscrit,qu'il ne me laissa pas, mais emporta Lyon avec les pages 81

    bis-112 que je lui restituai. C'est le contenu de ces pages restesindites (81 bis-125) que je publie ici.

    Ces feuillets ont t crits Locarno du 3 au 9 septembre1870. L'auteur m'avait expdi le 3 septembre les pages 67-81(la page 67 porte la date du 2 septembre; au bas de la page 81on lit : Continuation suit). Le 4 septembre il expdia les pages81 bis-96 ( la page 96, Bakounine a crit en marge, ledimanche 4 septembre : Fin aprs-demain ; et [mercredi 7,biff] vendredi 9 septembre je pars ) ; enfin, le 8, les pages 97-112 (sur la page 112, l'auteur a crit, le 8 : Fin apporterai moi-mme. Pars demain, aprs-demain soir Berne ; 11 soir ou 12matin chez vous ; tlgraphierai de Berne. )

    Aprs l'insuccs du mouvement du 20 septembre Lyon,Bakounine, qui s'tait rendu Marseille o il arriva le 30, seremit crire ; mais ce qu'il crivit alors fut une uvre nouvelle,et non pas la simple continuation des feuillets emports deNeuchtel. Cette uvre nouvelle (reste inacheve), on latrouvera la p. 73 du prsent volume, sous le titre de Manuscritde 114 pages rdig Marseille.

    On s'explique aisment que Bakounine ait renonc utiliser, ce moment, les feuillets 81 bis-125 qu'il avait sous lamain. Il y a, dans ces quelques pages, des choses d'une relle

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    valeur, en particulier un examen de ce que deviendrait lesocialisme en Europe si la France tait vaincue, suivi d'unecritique du programme adopt au Congrs d'Eisenach, en aot1869, par la Sozial-demokrati sche Arbeiter-Partei d'Allemagne,

    et de considrations sur les dbats du Congrs de Ble(septembre 1869) et les attaques de Moritz Hess contreBakounine dans le Rveil. Mais ces choses n'eussent pas trouvde lecteurs au milieu du tumulte de la guerre. Aujourd'hui, aucontraire, elles seront lues comme une intressantecontribution l'histoire du mouvement socialiste international.

    J. G.

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    LETTRES

    UN FRANAISSUR

    LA CRISE ACTUELLE(SUITE)

    Pages 81 bis-125 du manuscrit.

    Feuillets indits.

    SEPTEMBRE 1870

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    LETTRES UN FRANAIS(SUITE)

    |81 bis Supposons qu'aucune ville de France ne prenne cetteinitiative, et que la France pour cette fois soit perdue, c'est--dire que, Paris une fois tomb aux mains des Prussiens, elleaccepte toutes les conditions de paix que Bismarck lui dictera.

    Quelle sera alors la position du socialisme en France et dansl'Europe tout entire ?

    Voyons d'abord la situation du peuple franais. Quel peuttre le gouvernement qui consentira signer les conditions depaix dshonorantes et dsastreuses pour la France que le roi dePrusse le futur empereur de l'Allemagne s'il revient victorieuxet vivant de la France ne manquera pas, sera forc de luiimposer ? Tout plein de mpris que je sois pour l'impuissancedsormais avre du parti radical, je ne pense pas que JulesSimon et Jules Favre eux-mmes puissent descendre assez baspour les signer. Les rpublicains ne les signeront pas, et s'il s'entrouve parmi eux quelques-uns qui les signent, ce ne pourronttre que des rpublicains vendus, comme mile Ollivier, ledfunt ministre. Le parti rpublicain anti-socialiste, parti vieilliavant l'ge, parce qu'il a pass toute sa vie dans les aspirationsplatoniques, en dehors de toute ralit et de toute actionpositives, est sans doute dsormais incapable de vivre et de fairevivre la France, mais il saura au moins mourir sans dshonorerses cheveux blancs, et je le crois assez fier pour se laisserensevelir sous les ruines de Paris, plutt que de signer un traitde paix qui ferait de la France une vice-royaut de la Prusse.

    Thiers et Trochu consentiront-ils le signer ? Qui le sait ?On connat peu le gnral Trochu. Quant Thiers, ce vrai

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    reprsentant de la politique et du parlementarisme bourgeois,on le connat assez pour savoir qu'il a de bien gros pchs sur laconscience. C'est lui, plus que tout autre, qui a t l'me de laconspiration ractionnaire au sein de l'Assemble constituante

    et qui a contribu l'lection du prince prsident en 1848. Maisil y a en lui un grand patriotisme d'tat, qui |82 ne s'est jamaisdmenti et qui constitue proprement toute sa vertu politique. Ilaime sincrement, passionnment la grandeur et la gloire de laFrance, et je pense que lui aussi mourra plutt que de signer ladchance de la France. Thiers et Trochu sont d'ailleurs desorlanistes, tous les deux, et les princes d'Orlans signerontdifficilement les conditions de Bismarck, parce ce que ce serait

    une action aussi lche qu'impolitique de leur part. Au reste, chilo s ? Ils sont fatigus d'tre rests si longtemps sanscouronne, et Paris vaut bien une messe , a dit leur aeulHenri IV.

    Oh ! parlez-moi par exemple de M. mile de Girardin.Parlez-moi de messieurs les snateurs, les conseillers d'tat, lesdiplomates, les membres du Conseil priv et du cabinet de

    l'empereur. Eux sont rompus toutes les bassesses, ils nedemanderont pas mieux que de se vendre ; ils sont tous acheter, et pas cher. Quant l'impratrice Eugnie, elle estcapable sans doute de s'offrir l'arme prussienne tout entire,pourvu que cette dernire veuille bien conserver la couronnedshonore de la France sur la tte de son fils.

    Le plus probable, je pense, c'est que, s'il y a conclusion de

    la paix, cette paix sera signe par des bonapartistes. Mais cequ'il y a de certain, c'est que, quel que soit le gouvernement quila signe, il sera ncessairement et par la force mme des chosesle vassal de la Prusse, le trs humble et dvou serviteur ducomte de Bismarck ; un serviteur trs sincre, parce que,mpris et dtest de la France, il n'aura plus, comme je l'ai djobserv, d'autre appui ou d'autre raison d'existence que laPrusse.

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    Se sachant d'autant plus ha l'intrieur qu'il sera plusefficacement protg l'extrieur, le gouvernement nouveau dela France se devra autant lui-mme, qu'il devra |83 son

    suzerain, d'organiser et de gouverner la France de manire cequ'elle ne puisse troubler ni la tranquillit intrieure, ni la paixextrieure.

    Le joug administratif qui a pes sur elle, et qui l'a siprofondment dmoralise pendant ces dernires vingt annes,sera ncessairement renforc. On conservera toute lacentralisation administrative actuelle, avec cette diffrence que

    le centre rel n'en sera plus Paris, mais Berlin. Onconservera en trs grande partie tout le personnel de cetteadministration, parce que ce personnel a trop bien mrit de laPrusse. Tous ces hauts et petits fonctionnaires de l'empire quise sont perfectionns par une pratique de vingt ans dans l'artd'opprimer, de ruiner et de corrompre les populations, n'ont-ilspas abandonn et ouvert sans dfense leurs prfectures et leurscommunes aux Prussiens ?

    Les impts seront considrablement augments. On nediminuera pas, mais on sera forc au contraire de faire monterle budget. Parce qu'au dficit si proche de la banqueroute queNapolon III aura lgu, on devra ajouter les intrts de tous lesemprunts de la guerre, aussi bien que ceux des milliards qu'onaura pays la Prusse. Le cours forc des billets de la Banque deFrance, vot par les Chambres seulement comme une mesure

    transitoire et seulement pour la dure de la guerre, deviendraune institution permanente, comme en Italie depuis 1866 ; etcomme en Italie, on verra l'or et l'argent faire place un papierqui n'atteindra jamais sa valeur nominale.

    Les impts devront tre dj augments par cette seuleraison, qu' l'augmentation du chiffre des dpenses de l'tatcorrespondra non une augmentation, mais une diminution

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    notable du chiffre des imposs, l'Alsace et la Lorraine devanttre spares de la France. Les contributions directesdeviendront plus fortes, cause de la diminution du produit descontributions indirectes, et ce dernier devra diminuer

    ncessairement, par suite des traits de |84 commerceavantageux pour l'Allemagne, mais ruineux pour la France, quela Prusse ne manquera pas d'imposer cette dernire, tout faitcomme la France impriale l'avait fait par rapport l'Italie.

    Le commerce et l'industrie de la France, dj ruins parcette guerre, le seront donc encore plus par cette paix. Le travailnational diminuera, et, avec lui, le taux des salaires, tandis que

    les impts, qui, en dernier compte, retombent toujours sur leproltariat, et par l mme le prix des denres, augmenteront.Le peuple de France deviendra beaucoup plus misrable, et plusil sera misrable plus il deviendra ncessaire de le contenir.

    Le peuple des campagnes sera principalement contenu parl'action morale des jsuites. Pieusement lev dans lesprincipes de l'glise catholique et romaine, il continuera d'tre

    systmatiquement excit contre le libralisme et lerpublicanisme de la bourgeoisie et contre le socialisme desouvriers partageux des villes. On se trompe beaucoup si l'onpense que Bismarck et le vieux Guillaume, roi de Prusse, sonlve et son matre, comme protestants, seront les ennemis desjsuites. Dans les pays protestants, ils continueront de protgerles mmiers, mais ils continueront de soutenir les jsuites dansles pays catholiques ; parce que jsuites et mmiers sont

    galements excellents pour apprendre aux peuples la patience,la soumission et la rsignation.

    La grande majorit des bourgeois sera naturellementmcontente. Humilis dans leur patriotisme et dans leur vanitnationale, ils seront en plus ruins. Beaucoup de famillesappartenant la bourgeoisie moyenne descendront dans lapetite bourgeoisie, et beaucoup de petits bourgeois se verront

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    repousss dans le proltariat. Par contre, l'oligarchie bourgeoiseaccaparera encore davantage toutes les affaires et tous lesrevenus du commerce et de l'industrie nationale ; et |85 lesperviers de la Bourse spculeront sur les malheurs de la

    France.

    La bourgeoisie sera mcontente. Mais sonmcontentement n'offrira pas de danger immdiat. Spare duproltariat par sa haine aussi bien rflchie qu'instinctivecontre le socialisme, elle est impuissante en ce sens qu'elle aperdu la facult de faire la rvolution. Il lui reste bien encoreune sorte d'action lentement dissolvante, elle peut miner et

    ruiner les institutions la longue, en les frondant, en leurfaisant continuellement la petite guerre, comme cela se voit enItalie aujourd'hui, mais elle n'est plus capable de pensesaudacieuses, ni de rsolutions nergiques, ni de grandesactions. Elle est chtre et a pass dfinitivement l'tat dechapon. Elle pourra donc bien inquiter et ennuyer legouvernement, mais non le menacer d'un danger srieux.

    Le danger srieux ne pourra lui venir que du proltariatdes villes. Aussi ce sera principalement contre lui qu'il usera detous ses moyens d'touffement et de rpression. Son premiermoyen sera de l'isoler tout fait, en excitant d'abord contre lui,comme je l'ai dj expliqu, les populations des campagnes, et,ensuite, en empchant de toutes les manires, aidpuissamment en ceci par la grande et la moyenne bourgeoisie,que la petite bourgeoisie ne vienne se joindre lui sur le terrain

    du socialisme. Son second moyen sera de le dmoraliser etd'empcher par toute sorte de mesures prventives etcoercitives son dveloppement intellectuel, moral et social : lamesure principale sera sans doute de dfendre et de poursuivre,de perscuter avec acharnement toutes les associationsouvrires, et avant tout naturellement la grande et salutaireAssociation internationale des travailleurs du monde entier.Son troisime et dernier moyen sera de le contenir et de le

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    rprimer par la force arme.

    L'arme de ce gouvernement se transformera enfin tout fait en un corps de gendarmes, trop faible et trop mal organis

    pour dfendre l'ind |86 pendance du pays, assez puissant pourcomprimer les rvoltes de ses populations mcontentes. Larduction invitable et considrable de l'arme franaise, que laPrusse ne manquera pas d'imposer la France vaincue, seral'unique avantage qui rsultera pour la France de cette paixhonteuse. Si la France sortait de cette guerre au moins l'gale dela Prusse en indpendance, en scurit, en puissance, cetterduction pourrait devenir pour elle une source de grandes et

    salutaires conomies. Mais, la France vaincue et devenue unevice-royaut de la Prusse, la population de la France n'en tireraabsolument aucun avantage, car l'argent qu'on aura pargn surl'arme, il faudra le dpenser pour corrompre, pour acheter,pour tranquilliser, pour assimiler au nouveau rgime lesconsciences et les volonts du pays officiel, l'esprit public etpriv des classes intelligentes et privilgies. La corruptionsystmatique de ces classes cote immensment cher, et l'Italie

    actuelle aussi bien que la France impriale en savent quelquechose.

    L'arme sera donc considrablement amoindrie, mais enmme temps perfectionne dans le sens du service de lagendarmerie, le seul qu'elle sera dsormais appele remplir.Quant la dfense de la France contre des attaques extrieures,de la part soit de l'Italie, de l'Angleterre, de la Russie, ou de

    l'Espagne, ou mme de la Turquie, Bismarck et son souverain,le gnreux empereur de l'Allemagne, ne permettront pasqu'elle s'en occupe elle-mme. Ce sera dsormais leur affaire. Ilsgarantiront et ils protgeront puissamment l'intgrit de leurvice-royaut de Paris, comme l'empereur Napolon III avaitgaranti et protg l'intgrit de sa vice-royaut de Florence.

    Telle sera certainement la position de la France lorsqu'elle

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    aura accept et sign les conditions de la Prusse. Voyonsmaintenant quelle sera la situation des ouvriers au milieu decette France nouvelle ?

    Sous le rapport conomique, elle sera infiniment plusmisrable. C'est si clair, qu'il n'est pas mme |87 besoin de ledmontrer. Sous le rapport politique, elle deviendra galementbeaucoup plus mauvaise. On peut tre certain que, cette guerreune fois termine, le premier, le principal soin de tous lesgouvernements de l'Europe sera de svir contre les associationsouvrires, de les corrompre, de les dissoudre, de les dtruire detoutes les faons et par tous les moyens lgaux et illgaux. Ce

    sera pour les gouvernements la plus grande affaire, unequestion de vie et de mort, car toutes les autres classes de lasocit ayant cess d'tre dangereuses et contraires l'existencedes tats, il ne leur reste plus que le monde ouvrier combattre.

    Et, en effet, la classe nobiliaire, ayant perdu absolumenttoute indpendance de position, d'intrt et d'esprit, s'estdepuis longtemps infode l'tat, mme en Angleterre. Le

    clerg et l'glise, malgr leurs rves innocents de suprmatie etde domination spirituelles et mme temporelles, malgrl'infaillibilit du pape nouvellement proclame, ne sont enralit rien aujourd'hui qu'une institution de l'tat, une sorte depolice noire sur les mes au profit de l'tat, parce qu'en dehorsde l'tat ils ne peuvent plus avoir ni revenus ni puissance. Labourgeoisie enfin, je l'ai dj dit et je le rpte encore, labourgeoisie est dfinitivement tombe l'tat de chapon. Elle

    fut virile, audacieuse, hroque, rvolutionnaire, il y a quatre-vingts ans ; elle le redevint encore une fois, il y a cinquante-cinqans, et elle resta telle, quoique dj un degr beaucoupmoindre, pendant la Restauration, depuis 1815 jusqu'en 183o.Repue et satisfaite par la rvolution de Juillet, elle eut encoredes rves rvolutionnaires jusqu'en Juin 1848. cette poqueelle se rveilla dfinitivement ractionnaire. Elle est aujourd'huile profitant et par consquent le partisan le plus intress et le

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    plus passionn de l'tat.

    Restent donc les paysans et les ouvriers des villes. Mais lespaysans, dans presque tous les pays de l'Occident de l'Europe,

    moins l'Angleterre et l'cosse, o proprement les paysansn'existent pas, moins l'Irlande, l'Italie et l'Espagne o ils setrouvent dans une situation misrable, et par consquentrvolutionnaire et socialiste sans qu'ils le sachent eux-mmes, en France et en Allemagne surtout, sont demi satisfaits ; ilsjouissent ou croient jouir d'avantages qu'ils s'imaginent avoirintrt conserver contre les attaques d'une rvolution sociale ;ils ont sinon les profits rels, au moins le rve vaniteux,

    l'imagination de la proprit. Ils sont en outresystmatiquement maintenus par les gou |88 vernements et partoutes les glises, officielles ou officieuses, de l'tat dans uneignorance crasse. Les paysans constituent aujourd'hui la baseprincipale, presque unique, sur laquelle sont assises la scuritet la puissance des tats. Ils sont donc de la part de tous lesgouvernements l'objet d'une attention toute particulire. Ontravaille systmatiquement leur esprit pour y cultiver les fleurs

    si dlicates de la foi chrtienne et de la fidlit au souverain, etpour y semer les plantes salutaires de la haine contre les villes.Malgr tout cela, les paysans, comme je l'ai expliqu ailleurs,peuvent tre soulevs et seront soulevs tt ou tard par larvolution sociale ; et cela pour ces trois simples raisons : 1 cause mme de leur civilisation si peu avance ou de leurbarbarie relative, ils ont conserv dans toute son intgrit letemprament simple, robuste et toute l'nergie de la nature

    populaire ; 2 Ils vivent du travail de leurs bras et sontmoraliss par ce travail, qui nourrit en eux une haine instinctivecontre tous les fainants privilgis de l'tat, contre tous lesexploiteurs du travail ; 3 Enfin, travailleurs eux-mmes, ils nesont spars des travailleurs des villes que par des prjugs, nonpar des intrts. Un grand mouvement rellement socialiste etrvolutionnaire pourra les tonner d'abord, mais leur instinct etleur bon sens naturel leur feront comprendre bientt qu'il ne

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    s'agit pas du tout de les spolier, mais de faire triompher etd'tablir partout et pour tous le droit sacr du travail sur lesruines de toutes les fainantises privilgies du monde. Etlorsque les ouvriers, abandonnant le langage prtentieux et

    scolastique d'un socialisme doctrinaire, inspirs eux-mmes parla passion rvolutionnaire, viendront leur dire simplement,sans dtours et sans phrases, ce qu'ils veulent ; lorsqu'ilsarriveront dans les campagnes non en prcepteurs et enmatres, mais comme des frres, des gaux, provoquant larvolution, mais ne l'imposant pas aux travailleurs de la terre ;lorsqu'ils mettront le feu tout le papier timbr, procs, titresde proprit et de rentes, dettes prives, hypothques, lois

    criminelles et civiles ; lorsqu'ils allumeront des feux de joie detoute cette paperasse immense, signe et conscration officiellede l'esclavage et de la misre du proltariat, alors, soyez-enbien certains, le paysan les comprendra et se lvera avec eux.Mais pour que les paysans se lvent, il faut absolument quel'initiative du mouvement rvolutionnaire soit prise par lesouvriers des villes, parce que ces ouvriers seuls joignent |89aujourd'hui, l'instinct, la conscience claire, l'ide, et la

    volont rflchie de la rvolution sociale. Donc tout le dangerqui menace l'existence des tats est uniquement concentraujourd'hui dans le proltariat des villes.

    Tous les gouvernements de l'Europe le savent bien, et c'estpourquoi, aids puissamment par la riche bourgeoisie, par laploutocratie coalise de tous les pays, ils emploieront tous leursefforts, aprs cette guerre, pour tuer, pour corrompre, pour

    touffer compltement cet lment rvolutionnaire dans lesvilles. Aprs la guerre de 1815, il y a eu la Sainte-Alliancepolitique de tous les tats contre le libralisme bourgeois.Aprs la guerre prsente, si elle se termine par le triomphe dela Prusse, c'est--dire par celui de la raction international e, ily aura la Sainte-Alliance la fois politique et conomique desmmes tats, devenus encore plus puissants par lacoopration intresse de la bourgeoisie de tous les pays,

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    contre le socialisme rvolutionnaire du prol tariat.

    Telle sera, en gnral, la situation du socialisme dans toutel'Europe. J'y reviendrai tout l'heure. Mais auparavant je veux

    examiner quelle devra tre la situation toute spciale dusocialisme franais aprs cette guerre, si elle se termine par unepaix honteuse et dsastreuse pour la France. Les ouvriers serontinfiniment plus mcontents et plus misrables qu'ils ne l'ont tjusqu' prsent. Cela s'entend de soi-mme. Mais s'ensuit-il :prim, que leurs dispositions, leur esprit, leur volont et leursrsolutions deviendront plus rvolutionnaires ? et secund,alors mme que leurs dispositions deviendraient plus

    rvolutionnaires, auront-ils plus de facilit, ou mme unefacilit gale celle d'aujourd'hui, faire la rvolution sociale ?

    Sur chacune de ces questions, je n'hsite pas meprononcer d'une manire ngative, et voici pourquoi. Prim,quant la disposition rvolutionnaire dans les massesouvrires, je ne parle pas naturellement ici de quelquesindividus exceptionnels, elle ne dpend pas seulement d'un

    plus ou moins grand degr de misre ei de mcontentement,mais encore de la foi ou de la confiance que les masses ouvriresont dans la justice et dans la ncessit du triomphe de leurcause. Depuis qu'il existe |90 des socits politiques, les massesont t toujours mcontentes et toujours misrables, parce quetoutes les socits politiques, tous les tats, rpublicains aussibien que monarchiques, depuis le commencement de l'histoirejusqu' nos jours, ont t fonds exclusivement et toujours,

    seulement des degrs de franchise diffrents, sur la misre etsur le travail forc du proltariat. Donc, aussi bien que lesjouissances matrielles, tous les droits politiques et sociaux ontt toujours le lot des classes privilgies ; les masseslaborieuses n'ont jamais eu pour leur part que les souffrancesmatrielles et les mpris, les violences de toutes les socitspolitiquement organises. De l leur mcontentement ternel.

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    Mais ce mcontentement n'a produit que bien rarementdes rvolutions. Nous voyons mme des peuples qui sontrduits une misre excessive, et qui pourtant ne bougent pas.A quoi cela tient-il ? Seraient-ils contents de leur position ? Pas

    le moins du monde. Cela tient ce qu'ils n'ont pas le sentimentde leur droit, ni la foi en leur propre puissance ; et parce qu'ilsn'ont ni ce sentiment, ni cette foi, ils restent pendant des siclesdes esclaves impuissants.

    Comment l'un et l'autre naissent-ils dans les massespopulaires ? Le sentiment ou la conscience du droit est dansl'individu l'effet de la science thorique, mais aussi de son

    exprience pratique de la vie. La premire condition, c'est--dire le dveloppement thorique de l'intelligence, ne s'estencore jamais et nulle part ralise pour les masses. Mme dansles pays de l'Europe o l'instruction populaire est le plusavance, comme en Allemagne par exemple, elle est siinsignifiante et surtout si fausse, qu'il ne vaut presque pas lapeine d'en parler. En |91 France elle est nulle. Et pourtant on nepeut pas dire que les masses ouvrires de ce pays soient

    ignorantes de leurs droits. D'o en ont-elles donc pris laconnaissance ? Uniquement dans leur grande expriencehistorique, dans cette grande tradition qui, se dveloppant travers les sicles et se transmettant d'ge en ge, toujoursgrossissante et toujours enrichie de nouvelles injustices, denouvelles souffrances et de nouvelles misres, finit par clairertoute la masse du proltariat. Tant qu'un peuple n'est pointtomb en dcadence, il y a toujours progrs dans cette tradition

    salutaire, unique institutrice des masses populaires. Mais on nepeut pas dire qu' toutes les poques de l'histoire d'un peuple,ce progrs soit gal. Au contraire, il ne se manifeste que parsoubresauts. Quelquefois il est trs rapide, trs sensible, trslarge, d'autres fois il se ralentit ou s'arrte ; d'autres fois encore,il semble reculer tout fait. quoi cela tient-il ?

    Cela tient videmment au caractre des vnements qui

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    constituent son histoire. Il y en a qui l'lectrisent et le poussenten avant ; d'autres agissent sur la disposition gnrale de laconscience populaire d'une manire dplorable, dcourageante,crasante, au point de l'abattre ou de la dvoyer, au point

    quelquefois de la fausser tout fait. On peut en gnralobserver dans le dveloppement historique des peuples deuxmouvements inverses, que je me permettrai de comparer auflux et au reflux de l'Ocan.

    certaines poques, qui sont ordinairement lesprcurseurs de grands vnements historiques, de grandstriomphes de l'humanit, tout semble avancer d'un pas acclr,

    tout respire la puissance : les intelligences, les curs, lesvolonts, tout va l'unisson, tout semble marcher la conqutede nouveaux horizons. Alors il s'tablit dans toute la socitcomme un courant lectrique qui unit |92 les individus les plusloigns dans un mme sentiment, et les intelligences les plusdisparates dans une mme pense, et qui imprime tous lamme volont. Alors chacun est plein de confiance et decourage, parce qu'il se sent port par le sentiment de tout le

    monde. Telle fut, pour ne point sortir de l'histoire moderne, lafin du dix-huitime sicle, la veille de la grande Rvolution.Tel fut, quoique un beaucoup moindre degr, le caractre desannes qui prcdrent la rvolution de 1848. Tel est enfin, jepense, le caractre de notre poque, qui semble nous annoncerdes vnements qui peut-tre dpasseront en grandeur ceux de1789 et de 1793. Ce qu'on sent, ce qu'on voit dans ces poquesgrandioses et puissantes, ne peut-il tre compar au flux de

    l'Ocan ?

    Mais il est d'autres poques sombres, dsesprantes,fatales, o tout respire la dcadence, la prostration et la mort, etqui prsentent une vritable clipse de la conscience publique etprive. Ce sont les reflux qui suivent toujours les grandescatastrophes historiques. Telle fut l'poque du premier Empireet de la Restauration. Tels furent les dix-neuf ou vingt ans qui

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    suivirent la catastrophe de Juin 1848. Telles seront, un degrplus terrible encore, les vingt ou trente annes qui succderont la conqute de la France populaire par les armes du despoteprussien, s'il est vrai que les ouvriers, que le peuple franais

    puisse tre assez lche pour livrer la France.

    Une si grande lchet historique serait une preuve quemessieurs les professeurs de l'Allemagne et les colonels du roide Prusse (*) ont raison d'affirmer que le rle de la France dans |93 le dveloppement des destines sociales de l'humanit est fini,que cette splendide intelligence franaise, ce phare lumineuxdes sicles modernes, s'est dfinitivement clipse, qu'elle n'a

    plus rien dire l'Europe, qu'elle est morte, et qu'enfin cegrand et noble caractre national, cette nergie, cet hrosme,cette audace franaise, qui par l'immortelle rvolution de 1793ont dmoli l'infme prison du moyen ge et ont ouvert toutesles nations un monde nouveau de libert, d'galit et defraternit, [n'existent plus ; que les Franais 1] se sont tellementavilis prsent et sont devenus tellement incapables de vouloir,d'oser, de lutter et de vivre, qu'il ne leur reste rien de mieux

    faire que de se coucher, comme des esclaves, au seuil mme dece monde, sous les pieds d'un ministre prussien.

    Je ne suis point nationaliste du tout. Je dteste mme, detoute l'nergie de mon cur, le soi-disant principe desnationalits et des races que les Napolon III, les Bismarck etles empereurs de Russie ont mis en avant, rien que pourdtruire en leur nom la libert de toutes les nations. Le

    patriotisme bourgeois n'est mes yeux qu'une passion trs(*) Lisez la lettre insolente et caractristique adresse par le colonel de

    Holstein M. mile de Girardin. (Note de Bakounine.)1 Dans le manuscrit, aprs les mots d'galit et de fraternit, la

    phrase continue directement par : qu'ils se sont tellement avilis , qu'ils se rapportant un mot les Franais sous-entendu. Pourla clart du sens, j'introduis dans la phrase les cinq mots placs entrecrochets, comme je l'eusse fait en 1870, si j'avais eu imprimer cemanuscrit cette poque. J. G.

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    mesquine, trs troite, trs intresse surtout, et foncirementanti-humaine, n'ayant pour objet que la conservation et lapuissance de l'tat national, c'est--dire le maintien de tous lesprivilges exploiteurs au milieu d'une nation. Quand les masses

    populaires sont patriotiques, elles sont btes, comme le sontaujourd'hui une partie des masses populaires en Allemagne,qui se laissent tuer par dizaines de milliers, avec unenthousiasme stupide, pour le triomphe de cette grande unit etpour la constitution de cet Empire germanique, lequel, s'il seconstituait jamais, sur les ruines de la France conquise,deviendrait le tombeau de toutes leurs esprances d'avenir. Cequi m'intresse cette heure, ce n'est donc pas le salut de la

    France comme grande puissance politique, comme tat, ni de laFrance impriale, ni de la France royale, ni mme de laRpublique franaise.

    Ce que je dplorerais comme un malheur immense pourl'humanit tout entire, ce serait la dchance et la mort de laFrance, comme grande nature nationale ; la mort de ce grandcaractre national, |94 de cet esprit franais, de ces instincts

    gnreux, hroques, et de cette audace rvolutionnaire, qui ontos prendre d'assaut, pour les dmolir, toutes les autoritsconsacres et fortifies par l'histoire, toutes les puissances duciel et de la terre. Si cette grande nature historique qui s'appellela France venait nous manquer cette heure, si elledisparaissait de la scne du monde, ou, ce qui serait pis encore,si cette gnreuse et intelligente nation, de la hauteur sublimeo l'avait place le travail et le gnie hroque des gnrations

    passes, tombait tout d'un coup dans la boue, continuant devivre comme esclave de Bismarck, un vide immense se feraitdans le monde. Ce serait plus qu'une catastrophe nationale, ceserait un malheur, une dchance universelle.

    Imaginez-vous la Prusse, l'Allemagne de Bismarck, au lieude la France de 1793, au lieu de cette France dont nous avonstous attendu, dont nous attendons encore aujourd'hui

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    l'initiative de la Rvolution sociale !

    Le monde est tellement habitu suivre l'initiative de laFrance, la voir marcher toujours audacieusement en avant,

    qu'aujourd'hui encore, au moment o elle semble perdue,crase par d'innombrables armes, et trahie par tous sespouvoirs officiels, aussi bien que par l'impuissance et parl'imbcillit vidente de tous ses rpublicains bourgeois, lemonde, toutes les nations de l'Europe, tonnes, inquites,consternes de sa dchance apparente, attendent encore d'elleleur salut. Elles attendent qu'elle leur donne le signe de ladlivrance, le mot d'ordre, l'exemple. Tous les yeux sont

    tourns, non sur Mac-Mahon ou Bazaine, mais sur Paris, surLyon, sur Marseille. Les rvolutionnaires de toute l'Europe nebougeront que quand la France bougera.

    Le parti ouvrier de la dmocratie socialiste de cette grandenation germanique qui semble avoir envoy cette heure tousles enfants de sa noblesse et de sa bourgeoisie pour envahir laFrance populaire ; ce parti auquel il faut rendre cette justice,

    bien mrite, qu'au dbut mme de la guerre, au milieu del'enthousiasme guerrier de toute l'Allemagne nobiliaire oubourgeoise, il a courageusement protest contrel'envahissement de la France, ce parti attend avec anxit, avecune impatience passionne, le mouvement rvolutionnaire de laFrance, le signal de la rvolution universelle 1. Tous les |95journaux socialistes de l'Allemagne supplient les ouvriers de laFrance de proclamer au plus vite la Rpublique dmocratique et

    sociale, non cette pauvre rpublique rationnelle ou positiviste,sagement pratique, tant recommande par ce pauvreM. Gambetta, mais la grande Rpublique, la Rpubliqueuniverselle du proltariat, pour qu'ils puissent enfin protesterhautement et par les paroles et par les actes, avec le vrai peuple

    1 On voit quelles illusions se faisait alors Bakounine sur la dmocratiesocialiste allemande et sur ses dispositions s'associer un mouvementrvolutionnaire parti de la France. J. G.

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    allemand, contre la politique belliqueuse des privilgis del'Allemagne, sans avoir l'air de plaider la cause de la Franceimpriale, de la France d'un Napolon III.

    Telle est donc aujourd'hui, malgr tous ses malheurs, etpeut-tre cause mme de ces terribles malheurs, d'ailleurs sibien mrits, telle est encore et plus que jamais la grandeposition de la France rvolutionnaire. Du dploiementaudacieux et du triomphe de son drapeau, le monde attend sonsalut.

    Mais qui portera ce drapeau ? La bourgeoisie ? Je crois en

    avoir dit assez pour prouver d'une faon irrfutable que labourgeoisie actuelle, mme la plus rpublicaine, la plus rouge,est devenue dsormais lche, imbcile, impuissante. Si onabandonnait le drapeau de la France rvolutionnaire en sesmains, elle le laisserait tomber dans la boue. Le proltariat de laFrance, les ouvriers des villes et les paysans des campagnesrunis, mais surtout les premiers, peuvent seuls le tenir, deleurs mains puissantes et bien haut, pour le salut du monde.

    Telle est aujourd'hui leur grande mission. S'ils laremplissent, ils manciperont toute l'Europe. S'ils faiblissent, ilsse perdront eux-mmes et ils condamneront le proltariat del'Europe au moins cinquante ans d'esclavage.

    Ils se perdront eux-mmes. Car ils ne peuvent pass'imaginer que, s'ils consentent aujourd'hui subir le joug des

    Prussiens, ils retrouveront en eux-mmes et l'intelligence, et lavolont, et la puissance ncessaires pour faire la Rvolutionsociale. Ils se trouveront, aprs cette honteuse catastrophe, dansune position mille fois pire que le fut celle de leursprdcesseurs, les ouvriers de la France, aprs les catastrophesde Juin et de Dcembre. Quelques rares ouvriers pourront bienconserver l'intelligence et la volont rvolutionnaires, mais ilsn'auront pas la foi rvolutionnaire, parce que cette foi n'est

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    possible que quand les sentiments de l'individu trouvent uncho, un appui dans les instincts et dans la volont unanime desmasses ; mais cet cho et cet appui, ils ne les trouveront plusdans les masses : les masses seront compltement |96dmoralises, crases, dsorganises et dcapites. Oui,dsorganises et dcapites, parce que le gouvernementnouveau, cette vice-royaut ou ce vice-empire qui sera install,protg et dirig dsormais de Berlin, par le grand chancelier del'Empire germanique, le comte de Bismarck, ne manquera pasd'employer contre le proltariat, et sur un pied beaucoup pluslarge encore, les mesures de salut publicqui ont si bien russiau gnral Cavaignac, le dictateur de la Rpublique, d'abord, et

    ensuite ce Robert Macaire infme qui, sous le double titre deprince prsident et d'empereur des Franais, a tranquillementassassin, pill et dshonor la France pendant vingt-deuxmortelles annes.

    Ces mesures, quelles sont-elles ? Elles sont trs simples.Avant tout, pour dsorganiser compltement les massesouvrires, on abolira tout fait le droit d'association. Il ne

    s'agira pas seulement de cette grande Associationinternationale, tant redoute et tant dteste. Non, en dehors deleurs ateliers, o ils se trouveront soumis une disciplinesvre, on interdira aux ouvriers de la France tout genred'association, sous quelque prtexte que ce soit. De cettemanire, on tuera leur esprit, et tout espoir de former entre eux,par la discussion et par l'enseignement mutuel, le seul quipuisse les clairer maintenant, une volont collective

    quelconque. Chaque ouvrier se retrouvera, comme aprsDcembre, rduit un isolement intellectuel et moral complet,et par cet isolement condamn la plus complte impuissance.

    En mme temps, pour dcapiter les masses ouvrires, onen arrtera et en transportera Cayenne quelques centaines,quelques milliers peut-tre, les plus nergiques, les plusintelligents, les plus convaincus et les plus dvous, comme on a

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    fait en 1848 et en 1851.

    Que feront alors les masses ouvrires dsorganises etdcapites ? Elles brouteront l'herbe et, fustiges par la faim,

    travailleront comme des forcens pour enrichir leurs patrons.Attendez donc une rvolution des masses populaires rduites une pareille position !

    |97 Mais si, malgr cette position misrable, pouss parcette nergie franaise qui ne pourra pas se rsigner facilement la mort, pouss encore plus par son dsespoir, le proltariatfranais se rvolte, oh ! alors il y aura, pour le remettre la

    raison, les chassepots doubls cette fois des fusils aiguille ; etcontre cet argument terrible, auquel il n'aura opposer niintelligence, ni organisation, ni volont collectives, rien que sondsespoir, il sera dix fois, cent fois plus impuissant qu'il ne l'ajamais t.

    Et alors ? alors le socialisme franais aura cess decompter parmi les puissances actives qui poussent en avant le

    dveloppement et l'mancipation solidaires du proltariat del'Europe. Il pourra bien encore y avoir des crivains socialistes,des doctrines et des ouvrages et des journaux socialistes enFrance, si le nouveau gouvernement et si le chancelier del'Allemagne, le comte de Bismarck, veulent le permettretoutefois. Mais ni les crivains, ni les philosophes, ni leursouvrages, ni enfin les journaux socialistes, ne constituentencore le socialisme vivant et puissant. Ce dernier ne trouve une

    relle existence que dans l'instinct rvolutionnaire clair, dansla volont collective et dans l'organisation propre des massesouvrires elles-mmes, et quand cet instinct, cette volont etcette organisation font dfaut, les meilleurs livres du monde nesont rien que des thories dans le vide, des rves impuissants.

    Donc il est vident que, si la France se soumet la Prusse,si dans ce moment terrible o se joue, avec tout son prsent,

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    son avenir tout entier, elle ne prfre pas la mort de tous sesenfants et la destruction de tous ses biens, l'incendie de sesvillages, de ses villes et de toutes ses maisons, l'esclavage sousle joug des Prussiens, si elle ne brise pas par la puissance d'un

    soulvement populaire et rvolutionnaire celle des armesallemandes |98 innombrables qui, victorieuses sur tous lespoints jusqu'ici, la menacent dans sa dignit, dans sa libert etjusque dans son existence, si elle ne devient pas un tombeaupour tous ces six cent mille soldats du despotisme allemand, sielle ne leur oppose pas le seul moyen capable de les vaincre etde les dtruire, dans les circonstances prsentes, si elle nerpond pas cet envahissement insolent par la Rvolution

    sociale non moins impitoyable et mille fois plus menaante, ilest certain, dis-je, qu'alors la France est perdue, ses massesouvrires seront esclaves, et le socialisme franais aura vcu.

    Et dans ce cas, voyons quelle sera la situation dusocialisme, quelles seront les chances de l'mancipationouvrire dans tout le reste de l'Europe ?

    Quels sont, en dehors de la France, les pays o lesocialisme est devenu rellement une puissance ? Ce sontlAllemagne, la Belgique, lAngleterre et lEspagne.

    En Italie, le socialisme n'est encore que dans son enfance.La partie militante des classes ouvrires, surtout dans l'Italieseptentrionale, ne s'est pas encore suffisamment dgage desexclusives proccupations du patriotisme politique que leur a

    inspires la puissante influence du grand agitateur et patriotede l'Italie, le vrai crateur de l'unit italienne, GiuseppeMazzini. Les ouvriers italiens sont socialistes etrvolutionnaires par position et par instinct, comme le sontsans aucune exception les ouvriers du monde entier. Mais lesouvriers italiens se trouvent encore dans une ignorance quasi-absolue des vraies causes de cette position misrable, et ilsmconnaissent pour ainsi dire la vraie nature de leurs propres

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    instincts. Ils sont assomms par un travail qui les nourrit peine, eux, leurs femmes, leurs enfants, |99 maltraits,malmens, se mourant de faim, et pousss, dirigs, se laissantaveuglment entraner par la bourgeoisie radicale et librale, ils

    parlent de marcher sur Rome, comme si les pierres du Colise etdu Vatican allaient leur donner la libert, le loisir et le pain ; etils font maintenant des meetings dans toutes leurs cits pourforcer leur roi d'envoyer ses soldats contre le pape ; comme sice roi et ces soldats, aussi bien que cette bourgeoisie qui lespousse, les deux premiers protecteurs officiels, et la dernireexploiteuse privilgie du droit de proprit, n'taient point lescauses principales, immdiates, de leur misre et de leur

    esclavage !

    Ces proccupations exclusivement politiques etpatriotiques sont trs gnreuses, sans doute, de leur part. Maisil faut avouer en mme temps qu'elles sont bien stupides.

    Il est un point de vue, pourtant, qui lgitime, dans unecertaine mesure, cette tendance des ouvriers italiens de marcher

    sur Rome, la ville ternelle tant la capitale du despotismeintellectuel et moral, la rsidence du pape infaillible. Depuis dessicles, et non sans beaucoup de raison, toutes les villesitaliennes considrent le pouvoir et l'action catholique du papecomme l'une des raisons constantes et fondamentales de leursmalheurs et de leur esclavage, et elles veulent en finir avec lui.C'est une de ces tendances imprieuses, historiques, contrelesquelles aucun raisonnement, si juste qu'il soit, ne peut

    prvaloir, et il faut peut-tre aux ouvriers italiens une nouvelleexprience historique, une nouvelle dsillusion amre, pourqu'ils ouvrent enfin les yeux, pour qu'ils comprennent qu'enenvoyant les soldats d'un roi contre le pape, ils ne se serontdlivrs ni des soldats, ni du roi, ni du pape, et que, pourdmolir tout cela d'un seul coup, avec la proprit etl'exploitation nobiliaires et bourgeoises dont les soldats, le roi etle pape ne sont rien que la consquence, la conscration et la

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    garantie ncessaires, il n'y a qu'un seul moyen : c'est de faired'abord chez soi, chacun dans leurs villes, mais en soulevanttoutes les villes en mme temps, une bonne rvolution sociale.Car contre une telle rvolution, clatant simultanment dans

    toutes les villes et dans toutes les campagnes, il n'y aura nipape, ni roi, ni soldats, ni noblesse, ni bourgeoisie qui tiennent.

    |100 Sous le rapport de la Rvolution sociale, on peut direque les campagnes de l'Italie sont mme plus avances que lesvilles. Restes en dehors de tous les mouvements et de tous lesdveloppements historiques dont elles n'ont pay jusqu'prsent que les frais, les campagnes italiennes n'ont ni

    tendances politiques, ni patriotisme. Maintenues par tous lesgouvernements qui se sont succd dans diffrentes parties del'Italie dans une ignorance et dans une misre effroyables, ellesn'ont jamais partag les passions des villes. Livres sans partage l'influence des prtres, elles sont superstitieuses, et en mmetemps fort peu religieuses. La puissance des prtres dans lescampagnes n'est donc que trs phmre ; elle n'est relle qu'entant qu'elle concorde avec la haine instinctive des paysans

    contre les riches propritaires, contre les bourgeois et les villes.Mais rveillez seulement l'instinct profondment socialiste quidort demi veill dans le cur de chaque paysan italien ;renouvelez, dans toute l'Italie, seulement avec un butrvolutionnaire, la propagande que le cardinal Ruffo avait faiteen Calabre, la fin du sicle dernier ; jetez seulement ce cri : Laterre qui travaille la terre de ses bras !et vous verrez si tousles paysans italiens ne se lveront pas pour faire la Rvolution

    sociale ; et si les prtres veulent s'y opposer, ils tueront lesprtres.

    Le mouvement tout fait spontan des paysans italiensl'an pass, mouvement provoqu par la loi qui a frapp d'unimpt la mouture des bls, a donn la mesure du socialismervolutionnaire naturel des paysans italiens. Ils ont battu desdtachements de troupes rgulires, et, lorsqu'ils venaient en

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    masse dans les villes, ils commenaient toujours par brlertoute la paperasse officielle qui leur tombait sous la main.

    |101 L'Italie se trouve incontestablement la veille d'une

    rvolution. Le gouvernement de Victor-Emmanuel, tous cesministres qui se sont succd, les uns plus voleurs, plus lches,plus coquins que les autres, l'ont si bien gouverne qu'elle sevoit rduite aujourd'hui un tat politique et financier tout fait impossible. Le crdit de l'tat, du gouvernement, duparlement lui-mme, de tout ce qui constitue le monde officiel,est ruin. L'industrie et le commerce sont ruins. Les imptstoujours grossissants crasent le pays, sans parvenir combler

    le dficit qui s'largit toujours davantage. La banqueroutefrappe la porte de l'tat. La dconsidration rgne enmatresse dans la socit politique et civile, les malversations detoute sorte sont devenues le pain quotidien. Il n'y a plus ni foi,ni bonne foi. Victor-Emmanuel se sent entran avec sonsuzerain, Napolon III, dans l'abme. On n'attend que le signald'une rvolution en France, l'initiative rvolutionnai re de laFrance, pour commencer la rvolution en Italie.

    Par quoi cette rvolution commencera, est indiffrent.Probablement par cette ternelle question de Rome. Mais toutervolution italienne, quels que soient la nature et le prtexte deson dbut, tournera ncessairement et bientt en une immenservolution sociale, car la question bante, dominante, relle, laquestion qui se cache derrire toutes les autres, c'est la misrehorrible et l'esclavage du proltariat. Voil ce que savent, aussi

    bien que le gouvernement, tous les hommes et tous les partispolitiques en Italie. Et c'est cause de cela mme que leslibraux et les rpublicains italiens hsitent. Ils craignent cetteRvolution sociale qui menace de les engloutir.

    Et pourtant je n'ai point class l'Italie parmi les pays o lesocialisme, ayant conscience de lui-mme, se trouve organis.Cette conscience et bien plus encore cette organisation

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    manquent absolument aux ouvriers et naturellement encoreplus aux paysans italiens. Ils sont socialistes comme lebourgeois gentilhomme de Molire faisait de la prose, sans lesavoir. Par consquent, l'initiative de la rvolution socialiste ne

    peut venir d'eux. Ils doivent la recevoir du dehors.

    |102 Je ne parle pas du tout de la Suisse. Si le mondehumain allait mourir, ce n'est pas la Suisse qui le ressusciterait.Passons outre.

    Le socialisme commence constituer dj une vritablepuissance en Allemagne. Les trois grandes organisations

    ouvrires : l'Association gnrale des ouvriers allemands, oul'ancienne organisation lassallienne, Allgemeiner deutscherArbeiter-Verei n, le Parti ouvrier de la dmocratie socialiste(Sozial-demokrati sche Arbeiter-Partei), ayant pour organe leVolksstaat, et les nombreuses Associations ouvrires pourl'instruction mutuelle (Arbeiter-Bil dungs-Verei ne), embrassentensemble au moins cinq cent mille ouvriers. Elles sont divisesentre elles beaucoup plus par des intrigues et par des questions

    d'influence personnelle que par des questions de principe. Lesdeux premires organisations sont franchement socialistes etrvolutionnaires. La troisime, qui reste encore la plusnombreuse, continue de subir en partie l'influence dulibralisme et du socialisme bourgeois. Pourtant cette influencediminue vue d'oeil, et l'on peut esprer que dans peu detemps, surtout sous l'impression des vnements actuels, lesouvriers de cette troisime organisation passeront en masse

    dans le Parti ouvrier de la dmocratie socialiste, parti qui s'estform il y a un an peine, la suite d'une longue lutte entre lesouvriers lassalliens et ceux des Arbeiter-Bil dungs-Verei ne, parla fusion d'une partie des uns et des autres.

    L'organisation prdominante aujourd'hui estincontestablement le Parti ouvrier de la dmocratie socialiste. Ilse trouve en rapports directs avec l'Internationale, autant que

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    les lois actuelles de l'Allemagne le permettent. Ces lois sontnaturellement trs restrictives, oppressives et svres, ayantpour but principal d'empcher de toutes les manires laformation d'une puissance ouvrire. Elles dfendent et

    poursuivent comme un crime de haute trahison, non seulementtoute alliance organise des associations ouvrires del'Allemagne avec les associations des pays trangers, maisencore, et malgr cette grande idede l'unit germanique aunom de laquelle le roi de Prusse vient de lancer toutes lesarmes runies de l'Allemagne contre cette pauvre |103 France, elles dfendent aux associations ouvrires de chaque paysallemand de s'associer et de s'organiser unitairement avec celles

    des autres pays de cette mme Allemagne unitaire.

    L'lan des ouvriers allemands est nanmoins trop fort pourqu'il puisse tre contenu par ces lois, et l'on peut constateractuellement l'existence de l'organisation relle d'uneassociation ouvrire imposante, unissant tous les pays del'Allemagne, et tendant une main fraternelle aux associationsouvrires de tous les autres pays de l'Occident de l'Europe, aussi

    bien qu' celles des tats-Unis d'Amrique.

    Le Parti ouvrier de la dmocratie socialiste, et l'Associationgnrale des ouvriers allemands fonde par Lassalle, sont l'un etl'autre franchement socialistes, dans ce sens qu'ils veulent unerforme socialiste des rapports entre le capital et le travail ; etles lassalliens aussi bien que le parti d'Eisenach sont unanimessur ce point que, pour obtenir cette rforme, il faut

    pralablement rformer l'tat, et, s'il ne se laisse pas rformervolontairement et d'une manire pacifique, la suite et par lemoyen d'une grande agitation ouvrire pacifique et lgale, lerformer par la force, c'est--dire par la rvolution politique.Selon l'avis presque unanime des socialistes allemands, larvolution politique doit prcder la rvolution sociale, cequi est une grande et fatale erreur selon moi, parce que toutervolution politique qui se fera avant, et, par consquent, en

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    dehors de la rvolution sociale, sera ncessairement unervolution bourgeoise, et la rvolution bourgeoise ne peut servir|104 produire tout au plus qu'un socialisme bourgeois ; c'est--dire qu'elle doit infailliblement aboutir une nouvelle

    exploitation, plus hypocrite et plus savante peut-tre, mais nonmoins oppressive, du proltariat par la bourgeoisie.

    Cette ide malheureuse de la rvolution politique qui doitprcder, disent les socialistes allemands, la rvolution sociale,ouvre deux battants les portes du Parti de la dmocratiesocialiste ouvrire tous les dmocrates radicaux exclusivementpolitiques et fort peu socialistes de l'Allemagne. C'est ainsi qu'

    bien des reprises diffrentes, le Parti ouvrier de la dmocratiesocialiste ouvrire, entran par ses chefs, non par son propreinstinct beaucoup plus populairement socialiste que les ides deces chefs, s'est confondu et a fraternise avec les bourgeoisdmocrates du Parti du peuple (Volkspartei), partiexclusivement politique, et non seulement tranger, maisdirectement hostile tout socialisme srieux ; ce qu'il a prouvd'ailleurs d'une manire clatante autant par les discours

    passionnment patriotiques et bourgeois de ses reprsentants,dans la mmorable assemble populaire tenue Vienne au moisde juillet ou d'aot 1868, que par les attaques furibondes de sesjournaux contre les ouvriers vritablement socialistesrvolutionnaires de Vienne, qui, au nom de la dmocratiehumaine et universelle, sont venus troubler leur concertpatriotique et bourgeois.

    Ces discours et ces attaques passionnes contre lesocialisme, ce grand empcheur, ce trouble-fte ternel duradicalisme bourgeois, soulevrent la rprobation on peut direunanime du monde ouvrier en Allemagne, et mirent dans uneposition tout fait dlicate et trs difficile les hommes |105comme M. Liebknecht et d'autres, qui, tout en voulant rester la tte des associations ouvrires, ne voulaient point se brouillerni rompre leurs relations politiques avec leurs amis de la

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    Volkspartei bourgeoise. Les chefs de ce dernier partis'aperurent bientt qu'ils avaient commis une grande faute, carmalgr l'nergie, la force d'action et l'audace rvolutionnaire sibien connues et aujourd'hui si bien prouves des bourgeois, ils

    ne peuvent pas pourtant esprer que rduits eux-mmes, etsans un peu d'assistance de la part du proltariat, ils pourrontfaire une rvolution ou seulement constituer l'ombre d'unepuissance srieuse. Cela n'a jamais t d'ailleurs le systme desbourgeois de faire la rvolution par eux-mmes. Ce systmeingnieux a toujours consist en ceci : Faire la rvolution par lebras tout-puissant du peuple, et en fourrer ensuite les profitsdans leur poche. Donc force a t aux bourgeois radicaux de la

    Volkspartei de s'expliquer, de faire en quelque sorte amendehonorable, et de se proclamer galement socialistes. Leursocialisme nouveau, qu'ils annoncrent d'ailleurs avec un grandfracas de paroles et de phrases, ne dpasse naturellement pasles rves innocents de la coopration bourgeoise.

    Pendant tout un an, depuis aot 1868 jusqu'au mois d'aot1869, il y eut des ngociations diplomatiques entre les

    reprsentants principaux des deux partis, ouvrier et bourgeois,et ces ngociations aboutirent enfin au fameux programme duCongrs d'Eisenach (7, 8 et 9 aot 1869), qui constituadfinitivement le Parti ouvrier de la dmocratie socialiste.

    Ce programme est une vraie transaction entre leprogramme socialiste et rvolutionnaire de l'Associationinternationale des travailleurs, |106 si clairement dtermin par

    les Congrs de Bruxelles et de Ble, et le programme bien connudu dmocratisme bourgeois.

    Voici les trois premiers articles, qui caractrisentparfaitement le caractre politique et conomique de ceprogramme du nouveau Parti de la dmocratie socialisteouvrire :

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    Article Ier Le Parti de la dmocratie socialiste ouvrire(die sozial-demokrati sche Arbeiter-Part ei) en Allemagne tend la constitution d'un tat populaire libre(die Einrichtung einesfreien Volksstaats).

    Art. II. Chaque membre du Parti de la dmocratiesocialiste ouvrire s'oblige servir de tous ses moyens lesprincipes suivants :

    1. Les conditions politiques et sociales actuelles sontinjustes au plus haut degr et doivent tre par consquentrepousses avec la plus grande nergie.

    2. La lutte pour l'mancipation des travailleurs n'est pointune lutte pour l'institution de nouveaux privilges de classe,mais pour l'galit des devoirs et des droits et pour l'abolition detoute domination de classe.

    3. La dpendance dans laquelle le travailleur se trouve vis--vis du capitaliste est la base principale de la servitude sous

    toutes ses formes. Le Parti de la dmocratie socialiste ouvriretend, par le moyen de l'abolition du systme de productionactuel, conqurir pour le travailleur le plein produit de sontravail.

    4. La libert politique est la plus urgente condition(die unentbehrlichste Vorbedingung) de

    l'mancipation conomique des classes ouvrires. Par

    consquent la question sociale est insparable de la questionpolitique. Sa solution n'est possible que dans un tatdmocratique.

    5. Considrant que l'mancipation politique et conomiquede la classe ouvrire n'est possible que sous la condition quetous les travailleurs s'unissent pour le mme but, le Parti de ladmocratie socialiste ouvrire en Allemagne se donne une

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    organisation unitaire, qui permet pourtant chaque membred'exercer son influence pour le bien commun.

    6. Considrant que l'mancipation du travail n'est point

    une question locale, ni mme nationale ; qu'elle est unequestion sociale qui embrasse tous les pays dans lesquels setrouvent ralises les conditions de la socit moderne (indenen es moderne Gesellschaft gibt), le Parti |107 de ladmocratie socialiste ouvrire, autant que les lois sur lesassociations le permettront, se considre comme une branchede l'Association international e des travailleurs, dont ellepartage les tendances. Le Comit (Vorsland) du Parti sera par

    consquent en rapport officiel avec le Conseil gnral.

    Art. III. Les premiers objets atteindre (die nchstenForderungen) par l'agitation du Parti de la dmocratiesocialiste ouvrire sont les suivants :

    1. Le droit de suffrage direct et secret pour tous les hommesgs de vingt ans pour l'lection des dputs du Parlement

    fdral aussi bien que des Parlements des diffrents tats, ainsique des membres des reprsentations provinciales etcommunales et de tous les autres corps reprsentatifs.

    2. La lgislation directe par le peuple, avec le droit deproposer et de repousser les lois.

    3. Abolition de tous les privilges de classe, de proprit, de

    naissance et de confession.

    4. Institution de l'armement national remplaant l'armepermanente.

    5. Sparation de l'glise et de l'tat, sparation de l'cole etde l'glise.

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    6. Instruction obligatoire dans les coles populaires.Instruction gratuite dans tous les tablissements publicsd'instruction.

    7. Indpendance des tribunaux, institution du jury et de laprocdure publique.

    8. Abolition de toutes les lois concernant le droit derunion, d'association et de coalition ; pleine libert de lapresse. Dtermination de la journe normale de travail.Interdiction du travail des enfants et limitation du travail desfemmes dans les tablissements industriels.

    9. Abolition de tous les impts indirects, institution del'impt direct sur le revenu.

    10. Appui de l'tat pour la coopration ouvrire et crditde l'tatpour les associations de production.

    Ces trois articles, dans leur dveloppement, exprimentparfaitement, non la plnitude des instincts et des aspirationssocialistes et rvolutionnaires des travailleurs qui font partie decette nouvelle organisation de la dmocratie socialiste enAllemagne, mais les tendances des chefs qui ont conu leprogramme et qui dirigent aujourd'hui le parti.

    L'article Ier

    nous frappe tout d'abord par son dsaccordparfait avec l'esprit et le texte du programme fondamental del'Association internationale. Le Parti de la dmocratie socialisteveut l'institution |108 de ltat populaire libre. Ces deux derniersmots, populaire et libre, sonnent bien, mais le premier mot,ltat, doit sonner mal aux oreilles d'un vrai socialistervolutionnaire, d'un ennemi rsolu et sincre de toutes lesinstitutions bourgeoises, sans en excepter une seule ; il se

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    trouve en contradiction flagrante avec le but mme del'Association internationale, et dtruit absolument le sens desdeux mots qui le suivent :populaire et libre.

    Qui dit Association international e des travailleurs ditngation de l'tat, tout tat devant ncessairement tre un tatnational. Ou bien les auteurs du programme entendraient-ilsltat international, l'tat universel, ou au moins, dans un sensplus restreint, l'tat qui embrasserait tous les pays de l'Europeoccidentale o existe, pour me servir de l'expression favorite dessocialistes allemands, la socit ou la civilisation moderne ,c'est--dire la socit o le capital, devenu l'unique

    commanditaire du travail, se trouve concentr entre les mainsd'une classe privilgie par l'tat, la bourgeoisie, et grce cetteconcentration rduit les travailleurs l'esclavage et la misre ?Les chefs du Parti de la dmocratie socialiste tendraient-ils l'institution d'un tat qui embrasserait tout l'Occident del'Europe, l'Angleterre, la France, l'Allemagne, tous les paysScandinaves, les pays slaves soumis l'Autriche, la Belgique, laHollande, la Suisse, l'Italie, l'Espagne et le Portugal 1 ?

    Non, leur imagination et leur apptit politiquen'embrassent pas tant de pays la fois. Ce qu'ils veulent avecune passion qu'ils |109 ne cherchent pas mme masquer, c'estl'organisation de leur patrie allemande, de la grande unitgermanique. C'est l'institution de ltat exclusivementallemand que le premier article de leur programme posecomme le but principal et suprme du Parti ouvrier de la

    1 Dj au Congrs de l'internationale Ble, l'anne prcdente(septembre 1869), Bakounine avait oppos ce qu'il appelait ltatinternational la conception traditionnelle de l'tat, ncessairementnational. Il avait demand la destruction de tous les tats nationauxet territoriaux, et, sur leurs ruines, la constitution de l'tatinternational de millions de travailleurs, tat que le rle del'Internationale sera de constituer . Demander la constitution de l'tatinternational sur les ruines des tats nationaux quivalait, dans sa

    bouche, demander la destruction de l'tat. J. G.

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    dmocratie socialiste. Ils sont des patriotes politiques avanttout.

    Mais, alors, que laissent-ils l'internationalit ? Que

    donnent ces patriotes allemands la fraternit internationaledes travailleurs de tous les pays ? Rien que des phrasessocialistes, sans ralisation possible, parce que la baseprincipale, premire, exclusivement politique, de leurprogramme, ltat germa nique, les dtruit.

    En effet, du moment que les ouvriers de l'Allemagnedoivent vouloir et servir avant tout l'institution de l'tat

    germanique, la solidarit qui devrait, au point de vueconomique et social, les unir jusqu' les confondre avec leursfrres, les travailleurs exploits du monde entier, et qui devrait,selon moi, tre la base principale et unique des associationsouvrires de tous les pays ; cette solidarit internationale estncessairement sacrifie au patriotisme, la passion politiquenationale, et il peut arriver que les ouvriers d'un pays, partagsentre ces deux patries, entre ces deux tendances

    contradictoires : la solidarit socialiste du travail et lepatriotisme politique de l'tat national, et sacrifiant, comme ilsle doivent d'ailleurs s'ils obissent l'article Ier du programmedu Parti de la dmocratie socialiste allemande, sacrifiant, dis-je,la solidarit internationale au patriotisme, se trouveront danscette malheureuse position d'tre unis leurs compatriotesbourgeois contre les travailleurs d'un pays tranger. C'est cequi est prcisment arriv aujourd'hui aux ouvriers de

    l'Allemagne.

    Ce fut un spectacle intressant que de voir la lutte qui, audbut de la guerre, s'est leve au sein des classes ouvrires del'Allemagne entre les principes du patriotisme allemand, queleur impose le programme de leur |110 parti, et leurs propresinstincts profondment socialistes. On avait pu penser d'abordque leur patriotisme l'emporterait sur leur socialisme, et

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    craindre qu'ils ne se laissassent entraner par l'enthousiasmegallophobe et guerrier de l'immense majorit des bourgeois del'Allemagne (*). Dans une grande assemble ouvrire du Parti dela dmocratie socialiste, tenue Brunswick dans les derniers

    jours de juillet, on avait prononc beaucoup de discours frappsau coin du plus pur patriotisme, mais en mme temps, et par lmme, presque entirement dnus de sentiments de justice etde fraternit internationale.

    Aux adresses gnreuses, franchement socialistes etrellement fraternelles des ouvriers de l'Internationale de Pariset d'autres cits de la France, on rpondit par des invectives

    contre Napolon III, comme s'il y avait quelque chose decommun entre ce misrable et criminel escroc, qui pendantvingt ans a port le titre d'empereur des Franais, et les ouvriersde la France, et par le conseil ironique de renverser au plusvite leur tyran, pour mriter les sympathies de la dmocratiede l'Europe. En lisant ces discours, on et pu croire entendredes hommes libres, et fiers de leur libert, parlant desesclaves. En voyant cette fire indignation germanique contre la

    tyrannie et la malhonntet de Napolon III, on pourraits'imaginer que le rve de la dmocratie socialiste, ltat

    (*) Comme il faut tre juste avant tout, je dois constater que plusieursorganes de la dmocratie bourgeoise en Allemagne, et plus que lesautres la Zukunftde Berlin, ont nergiquement et noblement protestcontre cette furie bourgeoiso-tudesque. Ils ont compris que de lamanire dont tait pose la question entre Bismarck et Napolon III, ladfaite aussi bien que la victoire des armes de l'Allemagne ne

    pouvaient attirer sur cette dernire que d'horribles malheurs : dans lepremier cas, le pillage des provinces allemandes, |111 le dmembrementde l'Allemagne et le joug tranger ; dans le second cas, une dpense nonmoins norme en argent et en hommes, et l'esclavage indigne,prussien, bismarckien, l'asservissement de la nation allemande sous lestalons d'une monarchie militaire et victorieuse par la grce de Dieu ,et sous l'insolence de tous les lieutenants pomraniens. Mais quoi sertde protester, lorsqu'on a la gloire de faire partie d'une grande nationtriomphante et qu'on est emprisonn dans le dilemme insoluble del'tat et de la libert ? (Note de Bakounine.)

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    populaire et libre, est dj ralis en Allemagne, et que lesouvriers allemands ont lieu d'tre satisfaits de leurs propresgouvernements !

    Entre la politique de Napolon III et celle du grandchancelier de l'Allemagne, le comte de Bismarck, existe-t-il uneautre diffrence que celle-ci : l'une a t malheureuse, l'autreheureuse ? Quant au fond immoral, despotique, violateur detous les droits humains, il est absolument le mme. Ou bien lesouvriers de l'Allemagne auraient-ils la navet de penser queBismarck, comme homme politique, est plus moral queNapolon III, et qu'il s'arrtera devant quelque immoralit que

    ce soit, lorsqu'il s'agira d'atteindre un but politique quelconque?

    |111 S'ils peuvent le penser, c'est qu'ils n'ont fait aucuneattention la politique de leur grand chancelier, dans cesdernires annes surtout, depuis la dernire insurrection de laPologne, pendant laquelle il n'a point jou d'autre rle que celuide comparse des bourreaux moscovites ; et c'est qu'ils n'ontjamais rflchi sur les ncessits et sur la nature mme de la

    politique. S'ils peuvent encore croire la moralit politique,mme seulement relative, du comte de Bismarck, c'est qu'ils onttrs mal lu leurs propres journaux et les journaux du partidmocratique bourgeois, dans lesquels toutes les sales intriguesde Bismarck, toutes ses criminelles trahisons contre la libertdes peuples en gnral et contre la patrie allemande enparticulier, au profit de l'hgmonie prussienne, ont tcompltement dvoiles.

    Il est indubitable que lorsque Bismarck a entrepris, deconcert avec cette pauvre Autriche qu'il a dupe, sa campagnenationale et patriotique contre le petit Danemark, il se trouvaitdj en pleine conspiration contre Napolon III. Il estindubitable aussi que lorsqu'il a entrepris sa campagne anti-germanique, toute prussienne, contre l'Autriche et contre lessouverains allemands allis de l'Autriche, il s'alliait d'une main

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    avec l'empereur de Russie, et de l'autre avec Napolon III. Descirconstances inattendues, le triomphe inespr et rapide del'arme prussienne, lui permirent de duper l'un et l'autre. Maisil n'en est pas moins certain que Bismarck avait fait

    Napolon III des promesses positives, au dtriment del'intgrit du territoire allemand, aussi bien que du royaumebelge, et qu'il et tenu ses promesses, si Napolon III s'taitmontr plus nergique et plus habile. Toute la diffrence entreNapolon III et le comte de Bismarck, en tant qu'hommespolitiques, consiste donc en ceci : l'habilet, c'est--dire lacoquinerie, de l'un a surpass celle de l'autre. coquin, coquinet demi, voil tout. Quant au reste, c'est le mme mpris pour

    l'humanit et pour tout ce qui s'appelle droit humain, moralehumaine, et cette |112 conviction, non thorique seulement, maispratique, journellement exerce et manifeste, que tous lesmoyens sont bons et que tous les crimes sont permis, quand ils'agit d'atteindre le but suprme de toute politique : laconservation et l'accroissement de la puissance de l'tat.

    Le comte de Bismarck, qui est un homme d'esprit avant

    tout, doit bien rire lorsqu'il entend parler de sa morale et de savertu politique. S'il prenait ces louanges au srieux, il pourraitmme s'en offenser, parce qu'au point de vue de l'tat, vertu etmorale ne signifient pas autre chose quimbcillit politique.M. de Bismarck est un homme positif et srieux. Voulant unbut, il en veut tous les moyens, et comme c'est en mme tempsun homme nergique et bien rsolu, il ne reculera devant aucunmoyen qui pourra servir la grandeur de la Prusse.

    Qu'il me soit permis de reproduire, cette occasion,quelques mots d'un discours que j'ai prononc, il y a juste deuxans, au Congrs de la Ligue de la paix et de la libert, tenu Berne en 1868. Ce fut en quelque sorte mon discours d'adieu,car, ce Congrs du radicalisme bourgeois ayant repouss leprogramme socialiste que mes amis et moi lui avions prsent,je suis sorti avec eux de la Ligue. Rpondant des questions et

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    des attaques sournoises de plusieurs dmocrates et mmesocialistes allemands, voici par quelles paroles j'ai termin cediscours :

    Enfin, pour me rsumer, je rpte nergiquement : Oui,nous vou