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BIBEBOOK HONORÉ DE BALZAC PIERRE GRASSOU

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  • BIBEBOOK

    HONOR DE BALZAC

    PIERRE GRASSOU

  • HONOR DE BALZAC

    PIERRE GRASSOU

    Un texte du domaine public.Une dition libre.

    ISBN978-2-8247-1034-1

    BIBEBOOKwww.bibebook.com

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    Sources : Bibliothque lectronique du Qubec

    Ont contribu cette dition : Association de Promotion de lEcriture et de la

    Lecture

    Fontes : Philipp H. Poll Christian Spremberg Manfred Klein

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  • PIERRE GRASSOU

    AU LIEUTENANT-COLONEL DARTILLERIEPERIOLLAS,Comme un tmoignage de laectueuse estime delauteur,

    DE BALZAC.

    T que vous tes srieusement all voir lExpositiondes ouvrages de sculpture et de peinture, comme elle a lieu de-puis la Rvolution de 1830, navez-vous pas t pris dun senti-ment dinquitude, dennui, de tristesse, laspect des longues galeries en-combres? Depuis 1830, le Salon nexiste plus. Une seconde fois, le Louvrea t pris dassaut par le peuple des artistes qui sy est maintenu. En of-frant autrefois llite des uvres dart, le Salon emportait les plus grandshonneurs pour les crations qui y taient exposes. Parmi les deux centstableaux choisis, le public choisissait encore: une couronne tait dcer-ne au chef-duvre par des mains inconnues. Il slevait des discussionspassionnes propos dune toile. Les injures prodigues Delacroix, Ingres, nont pas moins servi leur renomme que les loges et le fanatismede leurs adhrents. Aujourdhui, ni la foule ni la Critique ne se passionne-ront plus pour les produits de ce bazar. Obliges de faire le choix dont se

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  • Pierre Grassou Chapitre

    chargeait autrefois le Jury dexamen, leur attention se lasse ce travail; et,quand il est achev, lExposition se ferme. Avant 1817, les tableaux admisne dpassaient jamais les deux premires colonnes de la longue galerieo sont les uvres des vieux matres, et cette anne ils remplirent toutcet espace, au grand tonnement du public. Le Genre historique, le Genreproprement dit, les tableaux de chevalet, le Paysage, les Fleurs, les Ani-maux, et lAquarelle, ces huit spcialits ne sauraient orir plus de vingttableaux dignes des regards du public, qui ne peut accorder son attention une plus grande quantit duvres. Plus le nombre des artistes allaitcroissant, plus le Jury dadmission devait se montrer dicile. Tout futperdu ds que le Salon se continua dans la Galerie. Le Salon devait resterun lieu dtermin, restreint, de proportions inexibles, o chaque Genreexposait ses chefs-duvre. Une exprience de dix ans a prouv la bontde lancienne institution. Au lieu dun tournoi, vous avez une meute; aulieu dune Exposition glorieuse, vous avez un tumultueux bazar; au lieudu choix, vous avez la totalit. Quarrive-t-il? Le grand artiste y perd. LeCaf Turc, les Enfants la fontaine, le Supplice des crochets, et le Joseph deDecamps eussent plus prot sa gloire, tous quatre dans le grand Salon,exposs avec les cent bons tableaux de cette anne, que ses vingt toilesperdues parmi trois mille uvres, confondues dans six galeries. Par unetrange bizarrerie, depuis que la porte souvre tout le monde, on parledes gnies mconnus. Quand douze annes auparavant, la Courtisane deIngres et celles de Sigalon, la Mduse de Gricault,le Massacre de Scio deDelacroix, le Baptme dHenri IV par Eugne Deveria, admis par des cl-brits taxes de jalousie, apprenaient au monde, malgr les dngationsde la Critique, lexistence de palettes jeunes et ardentes, il ne slevait au-cune plainte. Maintenant que le moindre gcheur de toile peut envoyerson uvre, il nest question que de gens incompris. L o il ny a plusjugement, il ny a plus de chose juge. Quoi que fassent les artistes, ilsreviendront lexamen qui recommande leurs uvres aux admirationsde la foule pour laquelle ils travaillent: sans le choix de lAcadmie, il nyaura plus de Salon, et sans Salon lArt peut prir.

    Depuis que le livret est devenu un gros livre, il sy produit bien desnoms qui restent dans leur obscurit, malgr la liste de dix ou douze ta-bleaux qui les accompagne. Parmi ces noms, le plus inconnu peut-tre

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  • Pierre Grassou Chapitre

    est celui dun artiste nomm Pierre Grassou, venu de Fougres, appelplus simplement Fougres dans le monde artiste, qui tient aujourdhuibeaucoup de place au soleil, et qui suggre les amres rexions par les-quelles commence lesquisse de sa vie, applicable quelques autres indi-vidus de la Tribu des Artistes. En 1832, Fougres demeurait rue de Nava-rin, au quatrime tage dune de ces maisons troites et hautes qui res-semblent loblisque de Luxor, qui ont une alle, un petit escalier obs-cur tournants dangereux, qui ne comportent pas plus de trois fentres chaque tage, et lintrieur desquelles se trouve une cour, ou, pour par-ler plus exactement, un puits carr. Au-dessus des trois ou quatre picesde lappartement occup par Grassou de Fougres stendait son atelier,qui avait vue sur Montmartre. Latelier peint en fond de briques, le car-reau soigneusement mis en couleur brune et frott, chaque chaise muniedun petit tapis bord, le canap, simple dailleurs, mais propre commecelui de la chambre coucher dune picire, l, tout dnotait la vie m-ticuleuse des petits esprits et le soin dun homme pauvre. Il y avait unecommode pour serrer les eets datelier, une table djeuner, un buet,un secrtaire, enn les ustensiles ncessaires aux peintres, tous rangset propres. Le pole participait ce systme de soin hollandais, dautantplus visible que la lumire pure et peu changeante du nord inondait de sonjour net et froid cette immense pice. Fougres, simple peintre de Genre,na pas besoin des machines normes qui ruinent les peintres dHistoire,il ne sest jamais reconnu de facults assez compltes pour aborder lahaute peinture, il sen tenait encore au Chevalet. Au commencement dumois de dcembre de cette anne, poque laquelle les bourgeois de Parisconoivent priodiquement lide burlesque de perptuer leur gure, djbien encombrante par elle-mme, Pierre Grassou, lev de bonne heure,prparait sa palette, allumait son pole, mangeait une te trempe dansdu lait, et attendait, pour travailler, que le dgel de ses carreaux laisstpasser le jour. Il faisait sec et beau. En ce moment, lartiste qui mangeaitavec cet air patient et rsign qui dit tant de choses, reconnut le pas dunhomme qui avait eu sur sa vie linuence que ces sortes de gens ont surcelle de presque tous les artistes, dlias Magus, un marchand de tableaux,lusurier des toiles. En eet lias Magus surprit le peintre au moment o,dans cet atelier si propre, il allait se mettre louvrage.

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  • Pierre Grassou Chapitre

    Comment vous va, vieux coquin? lui dit le peintre.Fougres avait eu la croix, lias lui achetait ses tableaux deux ou trois

    cents francs, il se donnait des airs trs-artistes.Le commerce va mal, rpondit lias. Vous avez tous des prten-

    tions, vous parlez maintenant de deux cents francs ds que vous avez mispour six sous de couleur sur une toile Mais vous tes un brave garon,vous! Vous tes un homme dordre, et je viens vous apporter une bonneaaire.

    Timeo Danaos et dona ferentes, dit Fougres. Savez-vous le latin?Non.Eh! bien, cela veut dire que les Grecs ne proposent pas de bonnes

    aaires aux Troyens sans y gagner quelque chose. Autrefois ils disaient:Prenez mon cheval! Aujourdhui nous disons: Prenez mon ours. Quevoulez-vous, Ulysse-Lageingeole-lias Magus?

    Ces paroles donnent la mesure de la douceur et de lesprit avec les-quels Fougres employait ce que les peintres appellent les charges date-lier.

    Je ne dis pas que vous ne me ferez pas deux tableaux gratis.Oh! oh!Je vous laisse le matre, je ne les demande pas. Vous tes un honnte

    artiste.Au fait?H! bien, jamne un pre, une mre et une lle unique.Tous uniques!Ma foi, oui! et dont les portraits sont faire. Ces bourgeois, fous

    des arts, nont jamais os saventurer dans un atelier. La lle a une dot decent mille francs. Vous pouvez bien peindre ces gens-l: ce sera peut-trepour vous des portraits de famille.

    Ce vieux bois dAllemagne, qui passe pour un homme et qui se nommelias Magus, sinterrompit pour rire dun sourire sec dont les clats pou-vantrent le peintre. Il crut entendre Mphistophls parlant mariage.

    Les portraits sont pays cinq cents francs pice, vous pouvez mefaire trois tableaux.

    Mai-z-oui, dit gaiement Fougres.Et si vous pousez la lle, vous ne moublierez pas.

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  • Pierre Grassou Chapitre

    Me marier, moi? scria Pierre Grassou, moi qui ai lhabitude de mecoucher tout seul, de me lever de bon matin, qui ai ma vie arrange.

    Cent mille francs, dit Magus, et une lle douce, pleine de tons dorscomme un vrai Titien!

    Quelle est la position de ces gens-l?Anciens ngociants; pour le moment, aimant les arts, ayant maison

    de campagne Ville-dAvray, et dix ou douze mille livres de rente.Quel commerce ont-ils fait?Les bouteilles.Ne dites pas ce mot, il me semble entendre couper des bouchons,

    et mes dents sagacent.Faut-il les amener?Trois portraits, je les mettrai au Salon, je pourrai me lancer dans le

    portrait, eh! bien, ouiLe vieil lias descendit pour aller chercher la famille Vervelle. Pour

    savoir quel point la proposition allait agir sur le peintre, et quel eetdevaient produire sur lui les sieur et dame Vervelle orns de leur lleunique, il est ncessaire de jeter un coup dil sur la vie antrieure dePierre Grassou de Fougres.

    lve, Fougres avait tudi le dessin chez Servin, qui passait dansle monde acadmique pour un grand dessinateur. Aprs, il tait all chezSchinner y surprendre les secrets de cette puissante et magnique couleurqui distingue ce matre; mais le matre, les lves, tout y avait t discret,et Pierre ny avait rien surpris. De l, Fougres avait pass dans latelierde Gros pour se familiariser avec cette partie de lart nomme la Compo-sition, mais la Composition fut sauvage et farouche pour lui. Puis il avaitessay darracher Sommervieux, Drolling pre le mystre de leurs ef-fets dIntrieurs. Ces deux matres ne staient rien laiss drober. Enn,Fougres avait termin son ducation chez Duval-Lecamus. Durant cestudes et ces direntes transformations, Fougres eut des murs tran-quilles et ranges qui fournissaient matire aux railleries des direntsateliers o il sjournait, mais partout il dsarma ses camarades par sa mo-destie, par une patience et une douceur dagneau. Les Matres navaientaucune sympathie pour ce brave garon, les Matres aiment les sujetsbrillants, les esprits excentriques, drolatiques, fougueux, ou sombres et

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  • Pierre Grassou Chapitre

    profondment rchis qui dnotent un talent futur. Tout en Fougresannonait la mdiocrit. Son surnom de Fougres, celui du peintre dansla pice de lglantine, fut la source de mille avanies; mais, par la forcedes choses, il accepta le nom de la Ville o il tait n.

    Grassou de Fougres ressemblait son nom. Grassouillet et dunetaille mdiocre, il avait le teint fade, les yeux bruns, les cheveux noirs,le nez en trompette, une bouche assez large et les oreilles longues. Sonair doux, passif et rsign relevait peu ces traits principaux de sa physio-nomie pleine de sant, mais sans action. Il ne devait tre tourment ni parcette abondance de sang, ni par cette violence de pense, ni par cette vervecomique laquelle se reconnaissent les grands artistes. Ce jeune homme,n pour tre un vertueux bourgeois, venu de son pays pour tre commischez un marchand de couleurs, originaire de Mayenne et parent loigndes dOrgemont, sinstitua peintre par le fait de lenttement qui constituele caractre breton. Ce quil sourit, la manire dont il vcut pendant letemps de ses tudes, Dieu seul le sait. Il sourit autant que sourent lesgrands hommes quand ils sont traqus par la misre et chasss commedes btes fauves par la meute des gens mdiocres et par la troupe desVanits altres de vengeance. Ds quil se crut de force voler de sespropres ailes, Fougres prit un atelier en haut de la rue des Martyrs, oil avait commenc piocher. Il t son dbut en 1819. Le premier tableauquil prsenta au Jury pour lExposition du Louvre reprsentait une nocede village, assez pniblement copie daprs le tableau de Greuze. On re-fusa la toile. Quand Fougres apprit la fatale dcision, il ne tomba pointdans ces fureurs ou dans ces accs damour-propre pileptique auxquelssadonnent les esprits superbes, et qui se terminent quelquefois par descartels envoys au directeur ou au secrtaire du Muse, par des menacesdassassinat. Fougres reprit tranquillement sa toile, lenveloppa de sonmouchoir, la rapporta dans son atelier en se jurant lui-mme de devenirun grand peintre. Il plaa sa toile sur son chevalet, et alla chez son an-cien Matre, un homme dun immense talent, chez Schinner, artiste douxet patient comme il tait, et dont le succs avait t complet au dernierSalon: il le pria de venir critiquer luvre rejete. Le grand peintre quittatout et vint. Quand le pauvre Fougres leut mis face face avec luvre,Schinner, au premier coup dil, serra la main de Fougres.

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  • Pierre Grassou Chapitre

    Tu es un brave garon, tu as un cur dor, il ne faut pas te tromper.coute? tu tiens toutes les promesses que tu faisais latelier. Quand ontrouve ces choses-l au bout de sa brosse, mon bon Fougres, il vaut mieuxlaisser ses couleurs chez Brullon, et ne pas voler la toile aux autres. Rentrede bonne heure, mets un bonnet de coton, couche-toi sur les neuf heures;va le matin, dix heures, quelque bureau o tu demanderas une place,et quitte les Arts.

    Mon ami, dit Fougres, ma toile a dj t condamne, et ce nestpas larrt que je demande, mais les motifs.

    Eh! bien, tu fais gris et sombre, tu vois la Nature travers un crpe;ton dessin est lourd, empt; ta composition est un pastiche de Greuzequi ne rachetait ses dfauts que par les qualits qui te manquent.

    En dtaillant les fautes du tableau, Schinner vit sur la gure de Fou-gres une si profonde expression de tristesse quil lemmena dner et t-cha de le consoler. Le lendemain, ds sept heures, Fougres tait sonchevalet, retravaillant le tableau condamn; il en rchauait la couleur,il y faisait les corrections indiques par Schinner, il repltrait ses gures.Puis, dgot de son tableau, il le porta chez lias Magus. lias Magus,espce de Hollando-Belge-Flamand, avait trois raisons dtre ce quil de-vint: avare et riche. Venu de Bordeaux, il dbutait alors Paris, brocantaitdes tableaux et demeurait sur le boulevard Bonne-Nouvelle. Fougres, quicomptait sur sa palette pour aller chez le boulanger, mangea trs intrpi-dement du pain et des noix, ou du pain et du lait, ou du pain et des cerises,ou du pain et du fromage, selon les saisons. lias Magus, qui Pierre oritsa premire toile, la guigna longtemps, il en donna quinze francs.

    Avec quinze francs de recette par an et mille francs de dpense, ditFougres en souriant, on ne va pas loin.

    lias Magus t un geste, il se mordit les pouces en pensant quil auraitpu avoir le tableau pour cent sous. Pendant quelques jours, tous les ma-tins, Fougres descendit de la rue des Martyrs, se cacha dans la foule surle boulevard oppos celui o tait la boutique de Magus, et son il plon-geait sur son tableau qui nattirait point les regards des passants. Vers lan de la semaine, le tableau disparut. Fougres remonta le boulevard, sedirigea vers la boutique du brocanteur, il eut lair de ner. Le Juif taitsur sa porte.

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  • Pierre Grassou Chapitre

    H! bien, vous avez vendu mon tableau?Le voici, dit Magus jy mets une bordure pour pouvoir lorir

    quelquun qui croira se connatre en peinture.Fougres nosa plus revenir sur le Boulevard, il entreprit un nouveau

    tableau; il resta deux mois le faire en faisant des repas de souris, et sedonnant un mal de galrien.

    Un soir, il alla jusque sur le Boulevard, ses pieds le portrent fatale-ment jusqu la boutique de Magus, il ne vit son tableau nulle part.

    Jai vendu votre tableau, dit le marchand lartiste.Et combien?Je suis rentr dans mes fonds avec un petit intrt. Faites-moi des

    intrieurs amands, une leon danatomie, un paysage, je vous les paierai,dit lias.

    Fougres aurait serr Magus dans ses bras, il le regardait comme unpre. Il revint, la joie au cur: le grand peintre Schinner stait donctromp! Dans cette immense ville de Paris, il se trouvait des curs quibattaient lunisson de celui de Grassou, son talent tait compris et ap-prci. Le pauvre garon, vingt-sept ans, avait linnocence dun jeunehomme de seize ans. Un autre, un de ces artistes dants et farouches,aurait remarqu lair diabolique dlias Magus, il et observ le frtille-ment des poils de sa barbe, lironie de sa moustache, le mouvement de sespaules qui annonait le contentement du Juif de Walter Scott fourbantun chrtien. Fougres se promena sur les Boulevards dans une joie quidonnait sa gure une expression re. Il ressemblait un Lycen quiprotge une femme. Il rencontra Joseph Bridau, lun de ses camarades,un de ces talents excentriques destins la gloire et au malheur. JosephBridau, qui avait quelques sous dans sa poche, selon son expression, em-mena Fougres lopra. Fougres ne vit pas le ballet, il nentendit pas lamusique, il concevait des tableaux, il peignait. Il quitta Joseph au milieude la soire, il courut chez lui faire des esquisses la lampe, il inventatrente tableaux plein de rminiscences, il se crut un homme de gnie. Dsle lendemain, il acheta des couleurs, des toiles de plusieurs dimensions; ilinstalla du pain, du fromage sur sa table, il mit de leau dans une cruche, ilt une provision de bois pour son pole; puis, selon lexpression des ate-liers, il piocha ses tableaux; il eut quelques modles, et Magus lui prta

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  • Pierre Grassou Chapitre

    des toes. Aprs deux mois de rclusion, le Breton avait ni quatre ta-bleaux. Il redemanda les conseils de Schinner, auquel il adjoignit JosephBridau. Les deux peintres virent dans ces toiles une servile imitation despaysages hollandais, des intrieurs de Metzu, et dans la quatrime unecopie de la Leon danatomie de Rembrandt.

    Toujours des pastiches, dit Schinner. Ah! Fougres aura de la peine tre original.

    Tu devrais faire autre chose que de la peinture, dit Bridau.Quoi? dit Fougres.Jette-toi dans la littrature.Fougres baissa la tte la faon des brebis quand il pleut; il demanda,

    il obtint encore des conseils utiles, et retoucha ses tableaux avant de lesporter lias. lias paya chaque toile vingt-cinq francs. A ce prix, Fou-gres ny gagnait rien, mais il ne perdait pas, eu gard sa sobrit. Ilt quelques promenades, pour voir ce que devenaient ses tableaux, et eutune singulire hallucination. Ses toiles si peignes, si nettes, qui avaient laduret de la tle et le luisant des peintures sur porcelaine, taient commecouvertes dun brouillard, elles ressemblaient de vieux tableaux. liasvenait de sortir, Fougres ne put obtenir aucun renseignement sur ce ph-nomne. Il crut avoir mal vu. Le peintre rentra dans son atelier y fairede nouvelles vieilles toiles. Aprs sept ans de travaux continus, Fougresparvint composer, excuter des tableaux passables. Il faisait aussi bienque tous les artistes du second ordre, lias achetait, vendait tous les ta-bleaux du pauvre Breton qui gagnait pniblement une centaine de louispar an, et ne dpensait pas plus de douze cents francs.

    A lExposition de 1829, Lon de Lora, Schinner et Bridau, qui tous troisoccupaient une grande place et se trouvaient la tte du mouvement dansles Arts, furent pris de piti pour la persistance, pour la pauvret de leurvieux camarade; et ils rent admettre lExposition, dans le grand Sa-lon, un tableau de Fougres. Ce tableau, puissant dintrt, qui tenait deVigneron pour le sentiment et du premier faire de Dubufe pour lexcu-tion, reprsentait un jeune homme qui, dans lintrieur dune prison,lon rasait les cheveux la nuque. Dun ct un prtre, de lautre unevieille et une jeune femme en pleurs. Un greer lisait un papier timbr.Sur une mchante table se voyait un repas auquel personne navait tou-

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  • Pierre Grassou Chapitre

    ch. Le jour venait travers les barreaux dune fentre leve. Il y avaitde quoi faire frmir les bourgeois, et les bourgeois frmissaient. Fougresstait inspir tout bonnement du chef-duvre de Grard Dow: il avaitretourn le groupe de la Femme hydropique vers la fentre, au lieu de leprsenter de face. Il avait remplac la mourante par le condamn: mmepleur, mme regard, mme appel Dieu. Au lieu du mdecin amand,il avait peint la froide et ocielle gure du greer vtu de noir; maisil avait ajout une vieille femme auprs de la jeune lle de Grard Dow.Enn la gure cruellement bonasse du bourreau dominait ce groupe. Ceplagiat, trs-habilement dguis, ne fut point reconnu. Le livret contenaitceci:

    510. Grassou de Fougres (Pierre), rue de Navarin, 2.LA TOILETTE DUN CHOUAN, CONDAMN A MORT EN 1801.Quoique mdiocre, le tableau eut un prodigieux succs. La foule se

    forma tous les jours devant la toile la mode, et Charles X sy arrta.MADAME, instruite de la vie patiente de ce pauvre Breton, senthou-siasma pour le Breton. Le duc dOrlans marchanda la toile. Les eccl-siastiques dirent madame la Dauphine que le sujet tait plein de bonnespenses: il y rgnait en eet un air religieux trs-satisfaisant. Monsei-gneur le Dauphin admira la poussire des carreaux, une grosse lourdefaute, car Fougres avait rpandu des teintes verdtres qui annonaientde lhumidit au bas des murs. MADAME acheta le tableau mille francs,le Dauphin en commanda un autre. Charles X donna la croix au ls dupaysan qui stait jadis battu pour la cause royale en 1799. Joseph Bridau,le grand peintre, ne fut pas dcor. Le Ministre de lIntrieur commandadeux tableaux dglise Fougre. Ce salon fut pour Pierre Grassou toutesa fortune, sa gloire, son avenir, sa vie. Inventer en toute chose, cest vou-loir mourir petit feu; copier, cest vivre. Aprs avoir enn dcouvert unlon plein dor, Grassou de Fougres pratiqua la partie de cette cruellemaxime laquelle la socit doit ces infmes mdiocrits charges dlireaujourdhui les supriorits dans toutes les classes sociales; mais qui na-turellement slisent elles-mmes, et font une guerre acharne aux vraistalents. Le principe de llection, appliqu tout, est faux, la France en re-viendra. Nanmoins, la modestie, la simplicit, la surprise du bon et douxFougres, rent taire les rcriminations et lenvie. Dailleurs il eut pour

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  • Pierre Grassou Chapitre

    lui les Grassou parvenus, solidaires des Grassou venir. Quelques gens,mus par lnergie dun homme que rien navait dcourag, parlaient duDominiquin, et disaient: Il faut rcompenser la volont dans les Arts!Grassou na pas vol son succs! voil dix ans quil pioche, pauvre bon-homme! Cette exclamation de pauvre bonhomme! tait pour la moitidans les adhsions et les flicitations que recevait le peintre. La piti lveautant de mdiocrits que lenvie rabaisse de grands artistes. Les journauxnavaient pas pargn les critiques, mais le chevalier Fougres les digracomme il digrait les conseils de ses amis, avec une patience anglique.Riche alors dune quinzaine de mille francs bien pniblement gagns, ilmeubla son appartement et son atelier rue de Navarin, il y t le tableaudemand par monseigneur le Dauphin, et les deux tableaux dglise com-mands par le Ministre, jour xe, avec une rgularit dsesprantepour la caisse du Ministre, habitue dautres faons. Mais admirez lebonheur des gens qui ont de lordre? Sil avait tard, Grassou, surpris parla Rvolution de Juillet, net pas t pay. A trente-sept ans, Fougresavait fabriqu pour lias Magus environ deux cents tableaux complte-ment inconnus, mais laide desquels il tait parvenu cette maniresatisfaisante, ce point dexcution qui fait hausser les paules lartiste,et que chrit la bourgeoisie. Fougres tait cher ses amis par une recti-tude dides, par une scurit de sentiments, une obligeance parfaite, unegrande loyaut; sils navaient aucune estime pour la palette, ils aimaientlhomme qui la tenait. Quel malheur que Fougres ait le vice de la pein-ture! se disaient ses camarades. Nanmoins Grassou donnait des conseilsexcellents, semblable ces feuilletonistes incapables dcrire un livre, etqui savent trs-bien par o pchent les livres; mais il y avait entre les cri-tiques littraires et Fougres une dirence: il tait minemment sensibleaux beauts, il les reconnaissait, et ses conseils taient empreints dunsentiment de justice qui faisait accepter la justesse de ses remarques. De-puis la Rvolution de Juillet, Fougres prsentait chaque Exposition unedizaine de tableaux, parmi lesquels le Jury en admettait quatre ou cinq. Ilvivait avec la plus rigide conomie, et tout son domestique consistait dansune femme de mnage. Pour toute distraction, il visitait ses amis, il allaitvoir les objets darts, il se permettait quelques petits voyages en France, ilprojetait daller chercher des inspirations en Suisse. Ce dtestable artiste

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  • Pierre Grassou Chapitre

    tait un excellent citoyen: il montait sa garde, allait aux revues, payait sonloyer et ses consommations avec lexactitude la plus bourgeoise. Ayantvcu dans le travail et dans la misre, il navait jamais eu le temps dai-mer. Jusqualors garon et pauvre, il ne se souciait point de compliquerson existence si simple. Incapable dinventer une manire daugmentersa fortune, il portait tous les trois mois chez son notaire, Cardot, ses co-nomies et ses gains du trimestre. Quand le notaire avait Grassou millecus, il les plaait par premire hypothque, avec subrogation dans lesdroits de la femme, si lemprunteur mari, ou subrogation dans les droitsdu vendeur, si lemprunteur avait un prix payer. Le notaire touchaitlui-mme les intrts et les joignait aux remises partielles faites par Gras-sou de Fougres. Le peintre attendait le fortun moment o ses contratsarriveraient au chire imposant de deux mille francs de rente, pour sedonner lotium cum dignitate de lartiste et faire des tableaux, oh! maisdes tableaux! enn de vrais tableaux! des tableaux nis, chouettes, kox-nos et chocnosos. Son avenir, ses rves de bonheur, le superlatif de sesesprances, voulez-vous le savoir? ctait dentrer lInstitut et davoir larosette des ociers de la Lgion-dHonneur! Sasseoir ct de Schinneret de Lon de Lora, arriver lAcadmie avant Bridau! avoir une rosette sa boutonnire! Quel rve! Il ny a que les gens mdiocres pour penser tout.

    En entendant le bruit de plusieurs pas dans lescalier, Fougres se re-haussa le toupet, boutonna sa veste de velours vert-bouteille, et ne fut pasmdiocrement surpris de voir entrer une gure vulgairement appele unmelon dans les ateliers. Ce fruit surmontait une citrouille, vtue de drapbleu, orne dun paquet de breloques tintinnabulant. Le melon souaitcomme un marsouin, la citrouille marchait sur des navets, improprementappels des jambes. Un vrai peintre aurait fait ainsi la charge du petit mar-chand de bouteilles, et let mis immdiatement la porte en lui disantquil ne peignait pas les lgumes. Fougres regarda la pratique sans rire,car monsieur Vervelle prsentait un diamant de mille cus sa chemise.

    Fougres regarda Magus et dit: Il y a gras! en employant un motdargot, alors la mode dans les ateliers.

    En entendant ce mot, monsieur Vervelle frona les sourcils. Ce bour-geois attirait lui une autre complication de lgumes dans la personne

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  • Pierre Grassou Chapitre

    de sa femme et de sa lle. La femme avait sur la gure un acajou r-pandu, elle ressemblait une noix de coco surmonte dune tte et serrepar une ceinture. Elle pivotait sur ses pieds, sa robe tait jaune, raiesnoires. Elle produisait orgueilleusement des mitaines extravagantes surdes mains enes comme les gants dune enseigne. Les plumes du convoide premire classe ottaient sur un chapeau extravas. Des dentelles pa-raient des paules aussi bombes par derrire que par devant: ainsi laforme sphrique du coco tait parfaite. Les pieds, du genre de ceux queles peintres appellent des abatis, taient orns dun bourrelet de six lignesau dessus du cuir verni des souliers. Comment les pieds y taient-ils en-trs? on ne sait.

    Suivait une jeune asperge, verte et jeune par sa robe, et qui montraitune petite tte couronne dune chevelure en bandeau, dun jaune-carottequun Romain et ador, des bras lamenteux, des taches de rousseursur un teint assez blanc, des grands yeux innocents, cils blancs, peu desourcils, un chapeau de paille dItalie avec deux honntes coques de satinbord dun lisr de satin blanc, les mains vertueusement rouges, et lespieds de sa mre. Ces trois tres avaient, en regardant latelier, un air debonheur qui annonait en eux un respectable enthousiasme pour les Arts.

    Et cest vous, monsieur, qui allez faire nos ressemblances? dit lepre en prenant un petit air crne.

    Oui, monsieur, rpondit Grassou.Vervelle, il a la croix, dit tout bas la femme son mari pendant que

    le peintre avait le dos tourn.Est-ce que jaurais fait faire nos portraits par un artiste qui ne serait

    pas dcor? dit lancien marchand de bouchons.lias Magus salua la famille Vervelle et sortit, Grassou laccompagna

    jusque sur le palier.Il ny a que vous pour pcher de pareilles boules.Cent mille francs de dot!Oui; mais quelle famille!Trois cent mille francs desprances, maison rue Boucherat, et mai-

    son de campagne Ville-dAvray.Boucherat, bouteilles, bouchons, bouchs, dbouchs, dit le peintre.Vous serez labri du besoin pour le reste de vos jours, dit lias.

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  • Pierre Grassou Chapitre

    Cette ide entra dans la tte de Pierre Grassou, comme la lumire dumatin avait clat dans sa mansarde. En disposant le pre de la jeunepersonne, il lui trouva bonne mine et admira cette face pleine de tonsviolents. La mre et la lle voltigrent autour du peintre, en smerveillantde tous ses apprts, il leur parut tre un dieu. Cette visible adoration plut Fougres. Le veau dor jeta sur cette famille son reet fantastique.

    Vous devez gagner un argent fou? mais vous le dpensez commevous le gagnez, dit la mre.

    Non, madame, rpondit le peintre, je ne le dpense pas, je nai pasle moyen de mamuser. Mon notaire place mon argent, il sait mon compte,une fois largent chez lui, je ny pense plus.

    On me disait, moi, scria le pre Vervelle, que les artistes taienttous paniers percs.

    Quel est votre notaire, sil ny a pas dindiscrtion? demanda ma-dame Vervelle.

    Un brave garon, tout rond, Cardot.Tiens! tiens! est-ce farce! dit Vervelle, Cardot est le ntre.Ne vous drangez pas! dit le peintre.Mais tiens-toi donc tranquille, Antnor, dit la femme, tu ferais man-

    quer monsieur, et si tu le voyais travailler, tu comprendraisMon Dieu! pourquoi ne mavez-vous pas appris les Arts? dit ma-

    demoiselle de Vervelle ses parents.Virginie, scria la mre, une jeune personne ne doit pas apprendre

    certaines choses. Quand tu seras marie bien! mais, jusque-l, tiens-toitranquille.

    Pendant cette premire sance, la famille Vervelle se familiarisapresque avec lhonnte artiste. Elle dut revenir deux jours aprs. En sor-tant, le pre et la mre dirent Virginie daller devant eux; mais malgrla distance, elle entendit ces mots dont le sens devait veiller sa curiosit.

    Un homme dcor trente-sept ans un artiste qui a des com-mandes, qui place son argent chez notre notaire. Consultons Cardot?Hein, sappeler madame de Fougres! a na pas lair dtre un mchanthomme! Tu me diras un commerant?.. mais un commerant tant quilnest pas retir vous ne savez pas ce que peut devenir votre lle! tandisquun artiste conome puis nous aimons les Arts Enn!

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  • Pierre Grassou Chapitre

    Pierre Grassou, pendant que la famille Vervelle le discutait, discutaitla famille Vervelle. Il lui fut impossible de demeurer en paix dans son ate-lier, il se promena sur le Boulevard, il y regardait les femmes rousses quipassaient! Il se faisait les plus tranges raisonnements: lor tait le plusbeau des mtaux, la couleur jaune reprsentait lor, les Romains aimaientles femmes rousses, et il devint Romain, etc. Aprs deux ans de mariage,quel homme soccupe de la couleur de sa femme? La beaut passe maisla laideur reste! Largent est la moiti du bonheur. Le soir, en se couchant,le peintre trouvait dj Virginie Vervelle charmante.

    Quand les trois Vervelle entrrent le jour de la seconde sance, lar-tiste les accueillit avec un aimable sourire. Le sclrat avait fait sa barbe,il avait mis du linge blanc; il stait agrablement dispos les cheveux,il avait choisi un pantalon fort avantageux et des pantoues rouges lapoulaine. La famille rpondit par un sourire aussi atteur que celui delartiste, Virginie devint de la couleur de ses cheveux, baissa les yeux etdtourna la tte, en regardant les tudes. Pierre Grassou trouva ces petitesminauderies ravissantes. Virginie avait de la grce, elle ne tenait heureu-sement ni du pre, ni de la mre; mais de qui tenait-elle?

    Ah! jy suis, se dit-il toujours, la mre aura eu un regard de soncommerce.

    Pendant la sance il y eut des escarmouches entre la famille et lepeintre qui eut laudace de trouver le pre Vervelle spirituel. Cette atte-rie t entrer la famille au pas de charge dans le cur de lartiste, il donnalun de ses croquis Virginie, et une esquisse la mre.

    Pour rien? dirent-elles.Pierre Grassou ne put sempcher de sourire.Il ne faut pas donner ainsi vos tableaux, cest de largent, lui dit

    Vervelle.A la troisime sance, le pre Vervelle parla dune belle galerie de

    tableaux quil avait sa campagne de Ville-dAvray: des Rubens, desGrard-Dow, des Mieris, des Terburg, des Rembrandt, un Titien, des PaulPotter, etc.

    Monsieur Vervelle a fait des folies, dit fastueusement madame Ver-velle, il a pour cent mille francs de tableaux.

    Jaime les Arts, reprit lancien marchand de bouteilles.

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  • Pierre Grassou Chapitre

    Quand le portrait de madame Vervelle fut commenc, celui du maritait presque achev, lenthousiasme de la famille ne connaissait alorsplus de bornes. Le notaire avait fait le plus grand loge du peintre: PierreGrassou tait ses yeux le plus honnte garon de la terre, un des ar-tistes les plus rangs qui dailleurs avait amass trente-six mille francs;ses jours de misre taient passs, il allait par dix mille francs chaqueanne, il capitalisait les intrts; enn il tait incapable de rendre unefemme malheureuse. Cette dernire phrase fut dun poids norme dansla balance. Les amis des Vervelle nentendaient plus parler que du clbreFougres. Le jour o Fougres entama le portrait de Virginie, il tait inpeo dj le gendre de la famille Vervelle. Les trois Vervelle eurissaientdans cet atelier quils shabituaient considrer comme une de leurs r-sidences: il y avait pour eux un inexplicable attrait dans ce local propre,soign, gentil, artiste.Abyssus abyssum, le bourgeois attire le bourgeois.Vers la n de la sance, lescalier fut agit, la porte fut brutalement ou-verte, et entra Joseph Bridau: il tait la tempte, il avait les cheveux auvent; il montra sa grande gure ravage, jeta partout les clairs de son re-gard, tourna tout autour de latelier et revint Grassou brusquement, enramassant sa redingote sur la rgion gastrique, et tchant, mais en vain,de la boutonner, le bouton stant vad de sa capsule de drap.

    Le bois est cher, dit-il Grassou.Ah!Les Anglais sont aprs moi. Tiens, tu peins ces choses-l?Tais-toi donc!Ah! oui!La famille Vervelle, superlativement choque par cette trange appa-

    rition, passa de son rouge ordinaire au rouge-cerise des feux violents.a rapporte! reprit Joseph. Y a-t-il aubert en fouillouse?Te faut-il beaucoup?Un billet de cinq cents Jai aprs moi un de ces ngociants de la

    nature des dogues, qui, une fois quils ont mordu, ne lchent plus quilnaient le morceau. Quelle race!

    Je vais tcrire un mot pour mon notaireTu as donc un notaire?Oui.

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  • Pierre Grassou Chapitre

    Ca mexplique alors pourquoi tu fais encore les joues avec des tonsroses, excellents pour des enseignes de parfumeur!

    Grassou ne put sempcher de rougir, Virginie posait.Aborde donc la Nature comme elle est? dit le grand peintre en

    continuant. Mademoiselle est rousse. Eh! bien, est-ce un pch mortel?Tout est magnique en peinture. Mets-moi du cinabre sur ta palette,rchaue-moi ces joues-l, piques-y leurs petites taches brunes, beurre-moi cela? Veux-tu avoir plus desprit que la Nature?

    Tiens, dit Fougres, prends ma place pendant que je vais crire.Vervelle roula jusqu la table et sapprocha de loreille de Grassou.

    Mais ce pacant-l va tout gter, dit le marchand.Sil voulait faire le portrait de votre Virginie, il vaudrait mille fois

    le mien, rpondit Fougres indign.En entendant ce mot, le bourgeois opra doucement sa retraite vers

    sa femme stupfaite de linvasion de la bte froce, et assez peu rassurede la voir cooprant au portrait de sa lle.

    Tiens, suis ces indications, dit Bridau en rendant la palette et pre-nant le billet. Je ne te remercie pas! je puis retourner au chteau de dAr-thez qui je peins une salle manger et o Lon de Lora fait les dessusde porte, des chefs-duvre. Viens nous voir?

    Il sen alla sans saluer, tant il en avait assez davoir regard Virginie.Qui est cet homme, demanda madame Vervelle.Un grand artiste, rpondit Grassou.Un moment de silence.tes-vous bien sr, dit Virginie, quil na pas port malheur mon

    portrait? il ma eraye.Il ny a fait que du bien, rpondit Grassou.Si cest un grand artiste, jaime mieux un grand artiste qui vous

    ressemble, dit madame Vervelle.Ah! maman, monsieur est un bien plus grand peintre, il me fera

    tout entire, t observer Virginie.Les allures du Gnie avaient bouri ces bourgeois, si rangs.On entrait dans cette phase dautomne si agrablement nomme lt

    de la Saint-Martin. Ce fut avec la timidit du nophyte en prsence dunhomme de gnie que Vervelle risqua une invitation de venir sa maison

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  • Pierre Grassou Chapitre

    de campagne dimanche prochain: il savait combien peu dattraits unefamille bourgeoise orait un artiste.

    Vous autres! dit-il, il vous faut des motions! des grands spectacleset des gens desprit; mais il y aura de bons vins, et je compte sur ma galeriepour vous compenser lennui quun artiste comme vous pourra prouverparmi des ngociants.

    Cette idoltrie qui caressait exclusivement son amour-propre charmale pauvre Pierre Grassou, si peu accoutum recevoir de tels compli-ments. Lhonnte artiste, cette infme mdiocrit, ce cur dor, cetteloyale vie, ce stupide dessinateur, ce brave garon, dcor de lOrdre royalde la Lgion-dHonneur, se mit sous les armes pour aller jouir des derniersbeaux jours de lanne, Ville-dAvray. Le peintre vint modestement parla voiture publique, et ne put sempcher dadmirer le beau pavillon dumarchand de bouteilles, jet au milieu dun parc de cinq arpents, au som-met de Ville-dAvray, au plus beau point de vue. pouser Virginie, ctaitavoir cette belle villa quelque jour! Il fut reu par les Vervelle avec un en-thousiasme, une joie, une bonhomie, une franche btise bourgeoise quile confondirent. Ce fut un jour de triomphe. On promena le futur dansles alles couleur nankin qui avaient t ratisses comme elles devaientltre pour un grand homme. Les arbres eux-mmes avaient un air peign,les gazons taient fauchs. Lair pur de la campagne amenait des odeursde cuisine inniment rjouissantes. Tous, dans la maison, disaient: Nousavons un grand artiste. Le petit pre Vervelle roulait comme une pommedans son parc, la lle serpentait comme une anguille, et la mre suivaitdun pas noble et digne. Ces trois tres ne lchrent pas Grassou pendantsept heures. Aprs le dner, dont la dure gala la somptuosit, monsieuret madame Vervelle arrivrent leur grand coup de thtre, louver-ture de la galerie illumine par des lampes eets calculs. Trois voi-sins, anciens commerants, un oncle succession, mands pour lovationdu grand artiste, une vieille demoiselle Vervelle et les convives suivirentGrassou dans la galerie, assez curieux davoir son opinion sur la fameusegalerie du petit pre Vervelle, qui les assommait de la valeur fabuleuse deses tableaux. Le marchand de bouteilles semblait avoir voulu lutter avecle roi Louis-Philippe et les galeries de Versailles. Les tableaux magni-quement encadrs avaient des tiquettes o se lisaient en lettres noires

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  • Pierre Grassou Chapitre

    sur fond dor:RUBENS.Danses de faunes et de nymphes.REMBRANDT.Intrieur dune salle de dissection. Le docteur Tromp faisant sa leon

    ses lves.Il y avait cent cinquante tableaux tous vernis, poussets, quelques-

    uns taient couverts de rideaux verts qui ne se tiraient pas en prsencedes jeunes personnes.

    Lartiste resta les bras casss, la bouche bante, sans parole sur leslvres, en reconnaissant la moiti de ses tableaux dans cette galerie: iltait Rubens, Paul Potter, Mieris, Metzu, Grard Dow! il tait lui seulvingt grands matres.

    Quavez-vous? vous plissez!Ma lle, un verre deau, scria la mre Vervelle.Le peintre prit le pre Vervelle par le bouton de son habit, et lemmena

    dans un coin, sous prtexte de voir un Murillo. Les tableaux espagnolstaient alors la mode.

    Vous avez achet vos tableaux chez lie Magus?Oui, tous originaux!Entre nous, combien vous a-t-il vendu ceux que je vais vous dsi-

    gner?Tous deux, ils rent le tour de la galerie. Les convives furent mer-

    veills du srieux avec lequel lartiste procdait en compagnie de son hte lexamen des chefs-duvre.

    Trois mille francs! dit voix basse Vervelle en arrivant au dernier;mais je dis quarante mille francs!

    Quarante mille francs un Titien? reprit haute voix lartiste, maisce serait pour rien.

    Quand je vous le disais, jai pour cent mille cus de tableaux scriaVervelle.

    Jai fait tous ces tableaux-l, lui dit loreille Pierre Grassou, je neles ai pas vendus tous ensemble plus de dix mille francs

    Prouvez-le-moi, dit le marchand de bouteilles, et je double la dot dema lle, car alors vous tes Rubens, Rembrandt, Terburg, Titien!

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  • Pierre Grassou Chapitre

    Et Magus est un fameux marchand de tableaux! dit le peintre quisexpliqua lair vieux de ses tableaux et lutilit des sujets que lui deman-dait le brocanteur.

    Loin de perdre dans lestime de son admirateur, monsieur de Fougres,car la famille persistait nommer ainsi Pierre Grassou, grandit si bien,quil t gratis les portraits de la famille, et les orit naturellement sonbeau pre, sa belle-mre et sa femme.

    Aujourdhui, Pierre Grassou, qui ne manque pas une seule Exposition,passe pour un des bons peintres de portraits. Il gagne une douzaine demille francs par an, et gte pour cinq cents francs de toiles. Sa femme aeu six mille francs de rentes en dot, il vit avec son beau pre et sa belle-mre. Les Vervelle et les Grassou, qui sentendent merveille, ont voitureet sont les plus heureuses gens du monde. Pierre Grassou ne sort pas duncercle bourgeois o il est considr comme un des plus grands artistes delpoque, et il ne se dessine pas un portrait de famille, entre la barriredu Trne et la rue du Temple, qui ne se fasse chez lui, qui ne se paie aumoins cinq cents francs. Comme il sest trs-bien montr dans les meutesdu 12 mai, il a t nomm Ocier de la Lgion-dHonneur. Il est chef debataillon dans la Garde nationale. Le Muse de Versailles na pas pu sedispenser de commander une bataille un si excellent citoyen. Madamede Fougres adore son poux qui elle a donn deux enfants. Ce peintre,bon pre et bon poux, ne peut cependant pas ter de son cur une fatalepense: les artistes se moquent de lui, son nom est un terme de mprisdans les ateliers, les feuilletons ne soccupent pas de ses ouvrages. Mais iltravaille toujours, et il se porte lAcadmie o il entrera. Puis, vengeancequi lui dilate le cur! il achte des tableaux aux peintres clbres quandils sont gns, et il remplace les crotes de la galerie de Ville-dAvray parde vrais chefs-duvre, qui ne sont pas de lui. On connat des mdiocritsplus taquines et plus mchantes que celle de Pierre Grassou qui, dailleurs,est dune bienfaisance anonyme et dune obligeance parfaite.

    Paris, dcembre 1839.

    n

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  • Pierre Grassou Chapitre

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    Achev dimprimer en France le 11 juin 2015.