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« Penser, c’est arriver au non-stratifié […] penser n’est pas l’exercice inné d’une faculté mais doit advenir à la pensée […] penser […] se fait sous l’intrusion d’un dehors qui creuse l’intervalle, et force, démembre l’intérieur. » Gilles Deleuze, Foucault. « Le virtuel exige le geste. » Gilles Châtelet, Les Enjeux du mobile. La notion de diagramme étant a priori associée aux mathématiciens, architectes, géographes et statisticiens pour l’usage instrumental qu’ils en font, nos lecteurs pourront se demander ce qui nous pousse à nous y intéresser de si près au point même d’envisager que la notion puisse être à l’origine d’un régime de pensée : pensée du diagramme ou par le diagramme, pensée diagrammatique. Disons tout de suite que la notion n’aurait sans doute pas retenu notre attention si, d’une part, Gilles Deleuze n’en avait fait, pendant onze ans, un concept in progress, en l’empruntant, pour le retravailler, une fois à Michel Foucault (Critique n° 343, 1975), une autre fois (en compagnie de Félix Guattari) à Peirce commenté par Jakobson (Mille Plateaux, 1980), une troisième fois à Francis Bacon (Francis Bacon. Logique du sens, 1981), pour finalement revenir à Foucault quelques années plus tard (Foucault, 1986) ; et si, d’autre part, Gilles Châtelet n’en avait fait l’un des concepts clés autour TLE 22 – 2005 L’EXPÉRIENCE DIAGRAMMATIQUE: UN NOUVEAU RÉGIME DE PENSÉE Noëlle Batt

Batt Noëlle - L´Expérience Diagrammatique

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  • Penser, cest arriver au non-stratifi []penser nest pas lexercice inn dunefacult mais doit advenir la pense []penser [] se fait sous lintrusion dundehors qui creuse lintervalle, et force,dmembre lintrieur.

    Gilles Deleuze, Foucault.

    Le virtuel exige le geste. Gilles Chtelet, Les Enjeux du mobile.

    La notion de diagramme tant a priori associe aux mathmaticiens,architectes, gographes et statisticiens pour lusage instrumental quils enfont, nos lecteurs pourront se demander ce qui nous pousse nous y intresserde si prs au point mme denvisager que la notion puisse tre lorigine dunrgime de pense : pense du diagramme ou par le diagramme, pensediagrammatique.

    Disons tout de suite que la notion naurait sans doute pas retenu notreattention si, dune part, Gilles Deleuze nen avait fait, pendant onze ans, unconcept in progress, en lempruntant, pour le retravailler, une fois MichelFoucault (Critique n 343, 1975), une autre fois (en compagnie de FlixGuattari) Peirce comment par Jakobson (Mille Plateaux, 1980), unetroisime fois Francis Bacon (Francis Bacon. Logique du sens, 1981), pourfinalement revenir Foucault quelques annes plus tard (Foucault, 1986) ; etsi, dautre part, Gilles Chtelet nen avait fait lun des concepts cls autour

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    LEXPRIENCE DIAGRAMMATIQUE:UN NOUVEAU RGIME DE PENSE

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  • desquels se dploient les Enjeux du mobile. Que la notion revienne de faontangentielle mais dcisive dans le travail deWittgenstein a aussi t un facteurdterminant. Quelle se trouve au cur de la lecture philosophique du Yi King laquelle se livre Franois Jullien sous le titre Figures de limmanence ne faitquaccrotre son intrt.

    Un tel parcours pour une notion quon et pu croire relativement banale ettechnique ne manquera pas dtonner, dintriguer et de susciter uneinterrogation raisonne. Et lon se permettra de juger quune notion nauraitpu se prter ce nomadisme systmique sans une plasticit smantiquecertaine, celle-ci ayant pour origine possible soit une nature paradoxale due la conjonction en une mme unit dlments contraires voire contradictoires,soit un certain flou, une certaine instabilit dans ses associations.

    Diagramme vient du latin diagramma lui-mme emprunt au grecdiagramma, issu dune combinaison de deux autres mots grecs dia-graphein(inscrire) et gramme (une ligne). lorigine de ces mots, lassociation dedeux racines indo-europennes : grbh-mn ; grbh- gratter, qui engendreratracer, dessiner, crire mais aussi le crabe qui inscrit ses dplacements dans lesable, et la gravure qui se fait en incisant le bois, la pierre ou le cuivre (enanglais to scratch, to draw, to write), et mn- qui donnera naissance : image,lettre, texte (en anglais : picture, written letter, piece of writing). Inscriptiondonc, qui peut se faire lettre ou image, lettre et image.

    Regardons maintenant ce quen disent les dictionnaires courants, le PetitRobert pour le franais et The American Heritage Dictionary of the EnglishLanguage pour langlais.

    1) Diagramme (Petit Robert)Apparition isole en 1584 ; usage confirm en 1767 ; du grec dia-grammadessin.1 Trac gomtrique sommaire des parties dun ensemble et de leurdisposition les unes par rapport aux autres. V. plan, schma. Ex. diagrammedune fleur.2 Trac destin prsenter sous une forme graphique le droulement et lesvariations dun ou plusieurs phnomnes. V. Courbe, graphique. Ex.diagramme de la fivre, de la natalit, du chiffre des importations.3 Logique, Mathmatiques. Diagramme de Venn, reprsentation graphiquedoprations (intersection, runion) effectues sur des ensembles.

    2) Diagram (The American Heritage Dictionary of the English Language)1 A plan, sketch, drawing, or outline, not necessarily representational,designed to demonstrate, or explain something, or clarify the relationshipexisting between the parts of a whole.

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  • 2 Mathematics. A graphic representation of an algebraic or geometricrelationship.3 A chart or graph.

    Nous retrouvons, dploy par les dfinitions, le sens des racines dgagpar lanalyse tymologique. Et nous notons que le diagramme a pour fonctionde reprsenter, de clarifier, dexpliciter quelque chose qui tient aux relationsentre la partie et le tout et entre les parties entre elles (quil sagisse dunensemble naturel comme une fleur ou dun ensemble mathmatique,algbrique ou gomtrique), mais quil peut aussi exprimer un parcoursdynamique, une volution, la suite des variations dun mme phnomne.

    On peut imaginer que Peirce sest souvenu de sa double nature(criture et image) lorsquil a fait le choix du diagramme pour en faire unesous-catgorie de licne ; et quil a tenu compte du fait que le diagrammeexprimait une relation puisquil la dvolu au rle d icne relationnelle. Eneffet, cest aprs avoir tabli sa clbre distinction de trois varits derepresentamen : lindice, licne, le symbole, quil subdivise licne en deuxsous-catgories : limage et le diagramme dfini comme un representamenqui est, de manire prdominante, une icne de relation et que desconventions aident jouer ce rle. Jakobson (1966), qui prsente cettedistinction dans le cadre dune discussion sur le traitement compar du signepar Saussure et Peirce, dclare : Un exemple de ce genre dicne derelations intelligibles est donn par un couple de rectangles de taillediffrente illustrant une comparaison quantitative entre la production dacierdes tats-Unis et celle de lURSS. Les relations au sein du signifiantcorrespondent aux relations au sein du signifi. Dans un diagramme typiquecomme les courbes statistiques, le signifiant prsente avec le signifi uneanalogie iconique en ce qui concerne les relations entre leurs parties. [] Lathorie des diagrammes occupe une place importante dans la recherchesmiotique de Peirce ; celui-ci reconnat leurs mrites considrables dus aufait quils sont vridiquement iconiques, naturellement analogues la chosereprsente. Lexamen critique de diffrents ensembles de diagrammes leconduit reconnatre que toute quation algbrique est une icne, dans lamesure o elle rend perceptible par le moyen des signes algbriques (lesquelsne sont pas eux-mmes des icnes), les relations existant entre les quantitsvises. Toute formule algbrique apparat comme tant une icne et ce quila rend telle, ce sont les rgles de commutation, dassociation, et dedistribution des symboles. Cest ainsi que lalgbre nest pas autre chose

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  • quune sorte de diagramme et que le langage nest pas autre chose quunesorte dalgbre. Peirce voyait nettement que par exemple, pour quunephrase puisse tre comprise, il faut que larrangement des mots dans son seinfonctionne en qualit dicnes (p. 28).

    Jakobson prcise ultrieurement que ltude des diagrammes peut profiterde la thorie moderne des graphiques. Il tire de la lecture de Structural Modelsde Harary, Norman et Cartwright (1965) la conclusion que les graphiques dimensions multiples prsentent des analogies manifestes avec les schmasgrammaticaux. Il dcle un net caractre diagrammatique non seulement dela combinaison des mots en groupes syntactiques mais aussi de lacombinaison des morphmes en mots, et raffirme que tant dans la syntaxeque dans la morphologie, toute relation entre parties et tout se conforme ladfinition que donne Peirce des diagrammes et de leur nature iconique. Ilsachemine ainsi vers une perception gnralise dune dimensiondiagrammatique dans le langage ordinaire et dans le langage littraire qui leconduira donner tout son poids laffirmation de Peirce selon laquelle lesigne idal est celui dans lequel le caractre iconique, le caractre indicatif, etle caractre symbolique sont amalgams en proportions aussi gales quepossible. Jakobson va jusqu affirmer que le systme de diagram-matisation, dune part manifeste et obligatoire dans toute la structuresyntactique et morphologique du langage, dautre part latent et virtuel dansson aspect lexical, ruine le dogme saussurien de larbitraire, cependant que lesecond de ses deux principes gnraux le caractre linaire dusignifiant a t branl par la dissociation des phonmes en traits distinc-tifs. Il revendique donc que lide suggestive et lumineuse de Peircequun symbole peut comporter une icne ou un indice ([] ou les deux la fois) lui incorpors, propose la science du langage des tchesnouvelles et urgentes et lui ouvre de vastes perspectives (p. 36).

    Et Jakobson de terminer sur une proposition exprime par Peirce dans lunde ses ouvrages posthumes : Existential Graphs, laquelle nest pas sans lienavec notre interrogation prsente, savoir que cest en combinant les pouvoirsdu symbole, de lindice et de licne que le langage est dabord tourn verslavenir : Tout ce qui est vritablement gnral se rapporte au futurindtermin, car le pass ne contient quune collection de cas particuliers quise sont effectivement raliss. Le pass est du fait pur. Mais une loi gnralene peut se raliser pleinement. Elle est une potentialit ; et son mode dtre estesse in futuro. On se souviendra de cette affirmation lorsquon examineralassociation que fait Deleuze entre le diagramme dun ct et le virtuel, ledevenir, de lautre.

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  • Cest donc dans un premier article consacr au travail de MichelFoucault et publi en 1975 dans le numro 343 de la revue Critique (texterepris et modifi en 1986 en vue de son insertion dans louvrage entirementddi au philosophe), que Deleuze reprend au bond le terme de diagrammeque Foucault avait employ pour dfinir, dans Surveiller et Punir, lePnitentiaire-Panopticon architecture carcrale dessine par JeremyBentham en 1791 pour permettre au surveillant de tout voir sans tre vu et auxdtenus dtre vus sans rien voir. Voici ce que dit Foucault : Le Panopticonne doit pas tre compris comme un difice onirique : cest le diagramme dunmcanisme de pouvoir ramen sa forme idale ; son fonctionnement, abstraitde tout obstacle, rsistance ou frottement, peut bien tre reprsent comme unpur systme architectural et optique : cest en fait une figure de technologiepolitique quon peut et quon doit dtacher de tout usage spcifique (p. 207,dition originale ; p. 239, collection Tel). On notera que Foucault emploieaussi relativement au Panopticon les expressions : schma panoptique,programme panoptique, dispositif panoptique. Dans un article tardif(1989), Deleuze parlera des thmes dvelopps par Foucault en substituantpresque systmatiquement le terme de dispositif celui de diagrammedans des contextes nonciatifs o diagramme prvalait jusque-l.

    la question Quest-ce que le panoptisme? Deleuze rpond : cenest pas une thorie et ce nest mme pas un modle proprement parler,cest une machine, [] une machine abstraite. [] Dfinie comme purefonction et pure matire, elle fait elle-mme abstraction des formes o cesfonctions sont effectues, comme des substances o ces matires sontqualifies. Et Deleuze ajoute : Ce nest pas un modle qui sappliquerait.Cest un diagramme, dit Foucault (1975, p. 1209). Vient alors la dfinitionde Foucault que nous venons de citer.

    Diagramme est immdiatement distingu et cart de concepts tels que ide transcendante , suprastructure idologique , infrastructureconomique. En effet, la notion va servir principalement une redfinitiondu pouvoir et la redistribution de ses rapports avec lensemble du champsocial dans les socits modernes dites disciplinaires par opposition auxanciennes socits de souverainet. Ce qui caractrise le diagramme, cest sonimmanence immanence qui est aussi un trait caractristique du pouvoir. Cequi justifie son emploi, cest le caractre de machine abstraite duPanopticon. En effet, les principes directeurs du Panopticon, dfinis pour uneprison, peuvent aussi fonctionner pour une cole, une caserne, un hpitalLa matire dont il tait question plus haut, ce sont des multiplicits humaines contrler. Mais il y a une substance-soldat qui nest pas la mme que lasubstance-ouvrier, ou la substance-lve ou la substance-prisonnier (1975,

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  • p. 1219). Un peu plus loin, Deleuze rsume : Cest donc le diagrammecoextensif tout un champ social, 1) qui dfinit la machine sociale en tantquabstraite, 2) qui organise et articule tel moment les machines socialesconcrtes charges deffectuer celle-ci, 3) qui exerce mme un rle slectif surlensemble des techniques au sens troit du terme, travers les machinessociales qui les mettent en uvre (1975, p. 1221). Chaque socit a sondiagramme. On peut passer insensiblement dune socit une autre parmutations de diagramme. Le diagramme dfinit, organise, exerce une action.

    Deleuze prcise alors la nature non reprsentationnelle du diagramme, sonlien avec lexpression des relations et son rle stratgique dans lmergencede ce qui est venir. Esse in futuro.

    [] un diagramme ne fonctionne jamais pour reprsenter un mondeobjectiv ; au contraire il organise un nouveau type de ralit. Le diagramme nestpas une science, il est toujours affaire de politique. Il nest pas un sujet delhistoire, ni qui surplombe lhistoire. Il fait de lhistoire en dfaisant les ralits etles significations prcdentes, constituant autant de points dmergence ou decrationnisme, de conjonctions inattendues, de continuums improbables. On nerenonce rien quand on abandonne les raisons. Une nouvelle pense, positive etpositiviste, le diagrammatisme, la cartographie. (1975, p. 1223)

    Cest dans le chapitre V de Mille Plateaux, Sur quelques rgimes designes que Deleuze, en compagnie de Guattari, revient sur le diagramme, aumoment o il sinterroge sur ce quest une smiotique : un rgime de signesou une formalisation dexpression? Les rgimes de signes sont prsentscomme la fois plus et moins que le langage. Citant Foucault, Deleuze ditqu ils sont seulement des fonctions dexistence du langage ; cest en cesens quils sont des agencements dnonciation dont aucune catgorielinguistique ne suffit rendre compte. Il est exclu que lagencement puissesexpliquer par le signifiant, ou bien par le sujet, puisque ceux-ci renvoient aucontraire des variables dnonciation dans lagencement. [] Les rgimesde signes se dfinissent ainsi par des variables intrieures lnonciationmme, mais qui restent extrieures aux constantes de la langue et irrductiblesaux catgories linguistiques (p. 174-175). Mais, poursuit Deleuze, lagencement nest dnonciation, il ne formalise lexpression, que sur unede ses faces ; sur son autre face insparable, il formalise les contenus, il estagencement machinique ou de corps (p. 175). Deleuze insiste ici sur le faitque les contenus ne sont pas assimilables aux signifis associs auxsignifiants ni en relation avec des objets qui entreraient dans un rapport decausalit avec le sujet. La forme de contenu et la forme dexpression sont en

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  • prsupposition rciproque ; ce sont les deux faces dun mme agencement, etce qui en rend compte, cest la machine abstraite.

    Comme dans larticle prcdent, les concepts de machine abstraite et dediagramme vont se prsupposer lun lautre, sinterdfinir. Cest pourexpliquer que la machine abstraite est totalement dstratifie, dterritorialise,quelle na en soi ni forme ni substance, quelle ne distingue en elle-mme niforme du contenu ni forme de lexpression, et que pourtant cest elle qui rglela distribution hors delle de toutes ces distinctions, que Deleuze dfinit sanature comme diagrammatique (p. 176). Deleuze renvoie alors au texte dePeirce ainsi quau commentaire de Jakobson cit plus haut, et tout en rendanthommage Peirce (Peirce est vraiment linventeur de la smiotique, cf.note 38, p. 177), il affirme quindices, icnes et symboles ne se distinguentpas tant par une diffrence de relation entre signifi-signifiant que par unediffrence de relation entre les termes du couple territorialit-dterritorialisation. Il propose alors dmanciper le diagramme de licnepeircienne et de lui confrer un rle irrductible licne (dereterritorialisation) et au symbole (de dterritorialisation). Il donne de lamachine abstraite une dfinition qui reprend certains des traits dj relevsdans larticle prcdent, et en ajoute dautres :

    Une machine abstraite ou diagrammatique ne fonctionne pas pour reprsenter,mme quelque chose de rel, mais construit un rel venir, un nouveau type deralit. Elle nest donc pas hors de lhistoire, mais toujours plutt avantlhistoire, chaque moment o elle constitue des points de cration ou depotentialit. Tout fuit, tout cre, mais jamais tout seul, au contraire, avec unemachine abstraite qui opre les continuums dintensit, les conjonctions dedterritorialisation, les extractions dexpression et de contenu. Cest un Abstrait-Rel qui soppose dautant plus labstraction fictive dune machine dexpressionsuppose pure. Cest un absolu, mais qui nest ni indiffrenci ni transcendant.(p. 177)On verra, au fil du chapitre, se tisser une quivalence entre niveau

    diagrammatique et plan de consistance, ce qui revient reformuler le lienentre diagramme et immanence tabli dans larticle de Critique. On verraaussi Deleuze affirmer vigoureusement tout ce que le diagramme nest pas, etattaquer dans ce contexte laxiomatisation : Loin de tracer des lignes de fuitecratrices et de conjuguer des traits de dterritorialisation positive, laxio-matique barre toutes les lignes, les soumet un systme ponctuel, et arrte lescritures algbriques et gomtriques qui fuyaient de toutes parts (p. 179).

    Pour finir, Deleuze nomme diagrammatique lune des quatre compo-santes dun rgime de signes qui contribue, avec trois autres, fonder la

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  • pragmatique. Il la dfinit comme ltude des machines abstraites, du pointde vue des matires smiotiquement non formes en rapport avec des matiresphysicalement non formes (p. 182). Elle consiste prendre les rgimes designes ou les formes dexpression pour en extraire des signes-particules quine sont plus formaliss, mais constituent des traits non forms, combinablesles uns avec les autres. Cest l le sommet de labstraction, mais aussi lemoment o labstraction devient relle ; tout y passe en effet par des machinesabstraites-relles (nommes et dates). Cette abstraction ne doit pas treconfondue avec les mthodes de transcendantalisation du langage quiaboutissent par exemple la cration des universaux, lesquels sont la foistrop abstraits et pas assez. La conclusion de Deleuze sur le langage sera lasuivante :

    Ce ne sont pas les rgimes de signes qui renvoient au langage [] cest lelangage qui renvoie aux rgimes de signes, et les rgimes de signes des machinesabstraites, des fonctions diagrammatiques et des agencements machiniques quidbordent toute smiologie, toute linguistique et toute logique. Il ny a pas delogique propositionnelle universelle, ni de grammaticalit en soi, pas plus que designifiant pour lui-mme. Derrire les noncs et les smiotisations, il ny a quedes machines, des agencements, des mouvements de dterritorialisation quipassent travers la stratification des diffrents systmes, et chappent auxcoordonnes de langage comme dexistence. (p. 184)On notera le nombre lev des verbes de mouvement : dborder,

    chapper, passer travers, qui vont spcifier la conception mme de lapense diagrammatique et que lon retrouvera dans le discours de GillesChtelet.

    Cest dans le livre consacr la peinture de Bacon : Francis Bacon.Logique de la sensation, que Deleuze rinvestit le concept de diagramme dansun contexte diffrent de ceux dans lesquels nous lavons vu fonctionnerjusque-l. Au chapitre 12 intitul Le diagramme, Deleuze entreprend dedcrire le travail prparatoire la ralisation des tableaux du peintre FrancisBacon, en se fondant, comme toujours dans ce livre sur les paroles du peintrerapportes dans les Entretiens raliss par David Sylvester (1975, 80, 87) etdont Deleuze cite la version franaise (1976).

    Ce travail prparatoire consiste pour le peintre faire des marques auhasard (lignes, traits) ; nettoyer, balayer, ou chiffonner des endroits ou deszones (taches, couleur) (p. 65) afin doblitrer les marques figuratives qui setrouvent, plus ou moins virtuelles, plus ou moins actuelles, sur la toile, etce faisant, dune part de brouiller les clichs et dautre part de crer les

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  • conditions pour que quelque chose merge, se prsente, suggre au peintre quise trouve alors dans un tat de vacuit, de non volition, un prolongement quilui parle. Ces marques forment, dit Bacon, a sort of graph (1975, p. 56),qui a t traduit en franais par une sorte de diagramme.

    Le diagramme est alors dfini par Deleuze comme lensemble opratoiredes lignes et des zones, des traits et des taches (p. 66), accidentels,involontaires, non reprsentatifs, non illustratifs, non narratifs, nonsignificatifs et non signifiants, dont la fonction est de suggrer, dintroduiredes possibilits de fait (une notion emprunte Wittgenstein) que lepeintre transformera en faits.

    Dans une digression historique, Deleuze mettra en avant la notion pour enfaire le critre qui lui permettra de diffrencier trois grandes voies de lartmoderne. La peinture abstraite labore moins un diagramme quun codesymbolique, suivant de grandes oppositions formelles. Dans lExpression-nisme abstrait, le diagramme envahit tout et devient le tableau lui-mme.galement critique de ces deux voies, Bacon en invente une troisime. Il nestpas attir par le code auquel manque la sensation. Mais il est oppos laprolifration du diagramme qui gche le tableau. Du diagramme doit sortirquelque chose . Les donnes figuratives ne doivent pas disparatrecompltement. Une zone dindtermination se cre entre elles et unenouvelle figuration, celle de la Figure, doit sortir du diagramme et porter lasensation au clair et au prcis (p. 71).

    Dans le chapitre suivant, intitul Lanalogie, Deleuze poursuit sarflexion sur lavnement dune voie moyenne de la peinture reprsentepar la conception de la figure chez Bacon, entre le tout-code et le tout-diagramme, faisant travailler le rapport entre le digital et lanalogique, etsuggrant une opration qui rapporte la gomtrie au sensible, et la sensation la dure et la clart (p. 73). De l dcoulent deux questions : Quest-cequi rend possible ce rapport dans le diagramme? (question sur la possibilitdu fait) ; et Comment ce rapport est-il constitu en sortant du diagramme(question sur le fait lui-mme). La classification de Peirce (qui faisait,rappelons-le, du diagramme une icne de relation) est nouveau voquepour fonder la nature analogique du diagramme par opposition la digitalitdu code. Mais Deleuze propose, pour expliquer la nature analogique dudiagramme, un glissement de la notion de similitude la notion de modulationqui na pas, notre sens, reu toute lattention quelle mritait (p. 76).

    ltape du diagramme, nous dit Deleuze, les corps sont en dsquilibre,les plans tombent les uns sur les autres, les couleurs se confondent. Il faut qupartir de l :

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  • 1) les plans assurent leur jonction ;2) la masse du corps intgre le dsquilibre dans une dformation (nitransformation, ni dcomposition, mais lieu dune force) ;

    3) la modulation trouve son vritable sens et sa formule techniquecomme loi danalogie, et quelle agisse comme un moule variablecontinu [] qui invente un nouveau modle par la couleur.

    ce stade, se produit un double mouvement dexpansion et decontraction : expansion dans laquelle les plans, et dabord lhorizontal et levertical, se connectent et mme fusionnent en profondeur ; et en mme tempscontraction par laquelle tout est ramen sur le corps, sur la masse, en fonctiondun point de dsquilibre ou de chute. Cest dans un tel systme que lagomtrie devient sensible et les sensations claires et durables []. On estpass de la possibilit de fait au Fait, du diagramme au tableau (p. 77).

    Le diagramme agit comme le modulateur dun synthtiseur (il ingre,digre et redistribue). Il brise les coordonnes figuratives et dfinit des possi-bilits de fait en librant les lignes pour larmature et les couleurs pour lamodulation.Alors lignes et couleurs sont aptes constituer la Figure ou le fait,cest--dire produire la nouvelle ressemblance dans lensemble visuel o lediagramme doit oprer.

    Lexemple qui sert de rfrence ce que Deleuze labore sur le dia-gramme baconien est emprunt aux dclarations de Bacon dans les Entretiensque nous avons cits. Il sagit du tableau de 1946 intitul Peinture proposduquel Bacon dit quil voulait dabord faire un oiseau en train de se poserdans un champ, mais que des traits tracs composant le diagramme est sorti quelque chose de tout fait diffrent : lhomme au parapluie devenantlanimal de boucherie cartel. Mais attention : sortir de ne veut pas dire setransformer en, car il ny a pas danalogie figurative, de ressemblance entreune forme et une autre. Il y a redistribution des rapports qui composaient lapremire figure loiseau , en dautres rapports qui rglent la compositionde la seconde. Les traits doisellit se translatent dune figure lautrecomme un principe conducteur et non comme une forme.

    Cest la srie ou lensemble figural qui constitue lanalogie proprementesthtique : les bras de la viande qui se lvent comme des analogues dailes, lestranches de parapluie qui tombent ou se ferment, la bouche de lhomme comme unbec dentel. loiseau, sest substitu non pas une autre forme, mais des rapportstout diffrents qui engendrent lensemble dune figure comme lanalogueesthtique de loiseau. Le diagramme-accident a brouill la forme figurativeintentionnelle, loiseau : il impose des taches et des traits informels quifonctionnent comme des traits doisellit, danimalit. Et ce sont ces traits non

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  • figuratifs dont, comme dune flaque, sort lensemble darrive []. Le diagrammea donc agi en imposant une zone dindiscernabilit ou dindterminabilitobjective entre deux formes, dont lune ntait dj plus et lautre pas encore. Ildtruit la figuration de lune et neutralise celle de lautre. Et entre les deux, ilimpose la Figure sous ses rapports originaux. Il y a bien changement de forme,mais le changement de forme est dformation, cest--dire cration de rapportsoriginaux substitus la forme : la viande qui ruisselle, le parapluie qui happe, labouche qui se dentelle. [] Do le programme de Bacon : produire laressemblance avec des moyens non ressemblants. (p. 100-101)On notera linsistance sur la dimension physique, gestuelle dont on verra

    quelle occupe une place importante dans lapproche de Gilles Chtelet etdont on se souvient quelle se trouvait inscrite dans les racines du motdiagramme. Le diagramme procde du geste du peintre. Mais ce gestemanuel est orient vers un ensemble pictural qui sera saisi visuellement. Cestla main qui trace la possibilit de fait (le diagramme), mais de la possibilitde fait au fait lui-mme (le tableau) sopre un saut qualitatif qui conjoindrale visuel et le tactile dans lhaptique : [] le fait lui-mme, ce fait picturalvenu de la main, cest la constitution du troisime il, un il haptique, unevision haptique de lil, cette nouvelle clart. Cest comme si la dualit dutactile et de loptique tait dpasse visuellement, vers cette fonction haptiqueissue du diagramme (p. 103).

    La question de limmanence nest pas aborde ici, mais elle seraomniprsente dans le texte qui en constitue la suite logique, savoir latroisime partie de Quest-ce que la philosophie?. Et il nest pas difficile, encaptant rtroactivement les effets de ce texte postrieur, de se rendre compteque le passage de la possibilit de fait au fait lui-mme, par dformation etnon par transformation, ne peut se drouler que sur un plan dimmanence quiest lanticipation directe du plan de composition esthtique.

    Le terme de machine abstraite, qui semblait insparable du diagrammedans les deux textes prcdents, a compltement disparu ici mme si on voitpersister certaines de ses caractristiques : la prdominance de labstractionsur la matire et de la fonction sur la forme. On retrouve dans loisellitmentionne plus haut un principe abstrait qui peut se rinjecter dans dessubstances et des matires diffrentes. On peut lire dans la rsistance lanotion de forme la fin du paragraphe prcdent une inclination vers lafonction. Dailleurs, les expressions employes par Deleuze : la viande quiruisselle, le parapluie qui happe, la bouche qui se dentelle dcrivent bien desfonctions et plus du tout des formes. On voit aussi subsister plusieurs desattributions antrieures du diagramme. Comme le diagramme introduit par

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  • Foucault, le diagramme de Bacon redistribue les composantes et les rapportsdune situation picturale donne pour en inventer une autre. Il articule lepassage dun pass un futur. Les deux effectuations se font ici par le biaisdune sorte despace transitionnel : la zone dindiscernabilit oudindtermination (encore appele zone dindistinction ou zonedindcision). Il faut noter que cest la seule fois que cette notion dontlimportance en relation lart sera largement confirme dans Quest-ce quela philosophie? et dans Critique et Clinique, se trouve associe au diagramme(Batt, 2003). En revanche, la notion de devenir, mentionne ici viendracomplter les dfinitions de larticle de Critique retravailles pour leFoucault. Nous y reviendrons.

    Lorsque Deleuze reparle de diagramme, cest cinq ans plus tard,dans le livre quil consacre Foucault (1986), livre pour lequel il modifietrs largement deux tudes prcdemment publies, dont celle que nous avonsanalyse plus haut (1975), et auxquelles il adjoint quatre autres textes. Il estbien sr intressant de voir ce qui a t ajout, retranch et chang dun texte lautre. Disons, pour faire bref, que les mmes informations se trouvent dansles deux textes, mais diffremment distribues. On voit trs nettementquentre le texte de 1975 et le texte de 1986, Deleuze a affin sa rflexion surluvre de Foucault (les formulations gagnent en nettet et en prcision ; cf.par exemple 1986, p. 41-42), mais surtout quil a poursuivi son proprecheminement. Le produit des rflexions sur le diagramme menes dans MillePlateaux et dans Francis Bacon. Logique de la sensation ont t intgres sa pense, et la prsentation du diagramme est la fois plus prcise et pluscomplexe la suite de la conversation instaure entre le diagramme et denouveaux concepts, tel le devenir. Si nous revenons par exemple sur ladfinition donne dans larticle de Critique (1975) p. 1223 (infra, p. 10), voicicomment elle est libelle dans ltude du Foucault (1986) intitule UnNouveau Cartographe :

    Cest que le diagramme est minemment instable et fluant, ne cessant debrasser matires et fonctions de faon constituer des mutations. Finalement, toutdiagramme est intersocial, et en devenir. Il ne fonctionne jamais pour reprsenterun monde prexistant, il produit un nouveau type de ralit, un nouveau modle devrit. Il nest pas sujet de lhistoire ni ne surplombe lhistoire. Il fait lhistoire endfaisant les ralits et les significations prcdentes, constituant autant de pointsdmergence ou de crativit, de conjonctions inattendues, de continuumsimprobables. Il double lhistoire avec un devenir. (p. 43)

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  • On y voit le devenir situ en bonne place, ce que confirmeront deux autresoccurrences :

    Il y a une histoire des agencements, comme il y a un devenir et des mutationsde diagramme. (p. 49)

    Lhistoire des formes, archive, est double dun devenir des forces,diagramme. (p. 51)De plus en plus, on voit se former autour du diagramme une configuration

    conceptuelle dans laquelle on reconnat certains des personnages conceptuelsles plus marquants de luvre philosophique de Deleuze : le devenir, lapuissance de , les forces, la machine abstraite.

    Paralllement, on voit le diagramme cart de notions appartenant dautres rgimes de pense, mais qui taient omniprsentes dans le paysageintellectuel de lpoque, ainsi la notion de structure :

    Le diagramme manifeste ici sa diffrence avec la structure, pour autant que lesalliances tissent un rseau souple et transversal [], dfinissent une pratique, unprocd, ou une stratgie, distincts de toute combinatoire, et forment un systmephysique instable, en perptuel dsquilibre au lieu dun cycle changiste ferm.(p. 43)La co-extensivit avec le champ social est toujours fortement affirme. Le

    lien avec limmanence est prcis :

    Il nen reste pas moins que le diagramme agit comme une cause immanentenon-unifiante, coextensive tout le champ social : la machine abstraite est commela cause des agencements concrets qui en effectuent les rapports ; et ces rapportsde forces passent non pas au-dessus mais dans le tissu mme des agencementsquils produisent. (p. 44)Le diagramme est aussi associ des notions nouvelles : la dimension,

    linformel, les multiplicits, et lon voit rapparatre le dispositif : Commentappeler cette nouvelle dimension informelle? Foucault lui donne son nom leplus prcis : cest un diagramme (p. 42) ; les machines concrtes ce sontles agencements, les dispositifs bi-formes ; la machine abstraite, cest le dis-positif informel (p. 47). Ou bien : Sil y a beaucoup de fonctions et mmede matires diagrammatiques, cest parce que tout diagramme est une multi-plicit spatio-temporelle. Mais cest aussi parce quil y a autant dediagrammes quil y a de champs sociaux dans lhistoire (p. 42). Deleuzeparle dune chelle deffectuation du diagramme (p. 48).

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  • Deleuze insiste davantage dans cette tude, me semble-t-il, sur le fait quele diagramme va permettre Foucault de formuler un rapport qui le hantaitentre la forme du visible et la forme de lnonable. Et la manire dontDeleuze formule ce rapport en associant au diagramme linformel, en insistantsur une disjonction entre deux ordres, en introduisant cette notion de non-lieuqui nest pas trangre la zone dindtermination et lancrage spatio-temporel, me parat marque par le passage par llaboration du diagrammechez Bacon :

    Entre le visible et lnonable, une bance, une disjonction, mais cette disjonc-tion des formes est le lieu, le non-lieu dit Foucault, o sengouffre le dia-gramme informel, pour sincarner dans les deux directions ncessairementdivergentes, diffrencies, irrductibles lune lautre. Les agencements concretssont donc fendus par linterstice suivant lequel seffectue la machine abstraite.(p. 46)Se dgage de la fin de cette deuxime tude du Foucault, la ncessit de

    sintresser dun point de vue topologique la gomtrie du diagrammedeleuzien et de suivre son volution dans ces termes. Cest ce quoi inviteprcisment le titre gnral de : Topologie penser autrement, sous lequelsont ranges les trois tudes qui suivent, parmi lesquelles celle que nousallons considrer maintenant : Les stratgies ou le non-stratifi : la pense dudehors (pouvoir).

    Cette tude, la quatrime du Foucault, revient sur le diagramme et lesnotions qui lui ont t rgulirement associes, mais dans une perspectivebeaucoup plus large puisquelle repose la question du pouvoir chez Foucault,non plus seulement dans Surveiller et punir, mais dans lensemble de sonuvre. Rappelons que ce livre sur Foucault est publi en 1986. Suivront LePli (1988) qui senchane remarquablement avec lavant-dernire tude deFoucault ; puis Quest-ce que la philosophie? (1991) et Critique et Clinique(1993) qui reviendront trs largement sur la question de lart.

    La dfinition du Panopticon, qui y est donne synthtise un plus grandnombre de donnes que les dfinitions que nous avons eu loccasion de citerprcdemment :

    Ainsi Surveiller et punir dfinit le Panoptique par la pure fonction dimposerune tche ou une conduite quelconques une multiplicit dindividus quelconque,sous la seule condition que la multiplicit soit peu nombreuse, et lespace limit,peu tendu. On ne considre ni les formes qui donnent des buts et des moyens lafonction (duquer, soigner, chtier, faire produire), ni les substances formes surlesquelles portent la fonction ( prisonniers, malades, coliers, fous, ouvriers,

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  • soldats). Et en effet le Panoptique, la fin du XVIIIe sicle traverse toutes cesformes et sapplique toutes ces substances : cest en ce sens quil est une cat-gorie de pouvoir, pure fonction disciplinaire. Foucault le nommera donc dia-gramme, fonction quon doit dtacher de tout usage spcifique, comme de toutesubstance spcifie 3. Et La Volont de savoir considrera une autre fonction quimerge en mme temps : grer et contrler la vie dans une multiplicit quelconque, condition que la multiplicit soit nombreuse (population), et lespace tendu etouvert. Cest l que rendre probable prend son sens, parmi les catgories dupouvoir, et que sintroduisent les mthodes probabilitaires. Bref, les deux fonc-tions pures dans les socits modernes seront lanatomo-politique et la bio-politique, et les deux matires nues, un corps quelconque, une population quelconque.On pourra donc dfinir le diagramme de plusieurs faons qui senchanent : cestla prsentation des rapports de forces propres une formation ; cest la rpartitiondes pouvoirs daffecter et des pouvoirs dtre affect ; cest le brassage des puresfonctions non-formalises et des pures matires non-formes. (p. 79)Le savoir ( stratifi, archiv, dou dune segmentarit relativement

    dure), soppose toujours au pouvoir (diagrammatique, mobilisant des ma-tires et des fonctions non stratifies, et procdant avec une segmentarit trssouple). Une nouvelle spcification viendra sajouter ici, la dterminationpar le passage par des points singuliers : En effet, il [le diagramme] ne passepas par des formes mais par des points, points singuliers qui marquent chaquefois lapplication dune force, laction ou la raction dune force par rapport dautres, cest--dire un affect comme tat de pouvoir toujours local etinstable. Do une quatrime dfinition du diagramme: cest une mission,une distribution de singularits (p. 80). Lon voit ici se confirmerlorientation topologique de la dfinition et le caractre dynamique dudiagramme que nous retrouverons souligns par Gilles Chtelet.

    De cette dfinition, couple une analyse sur les rapports entre pouvoir etsavoir (p. 81-88), Deleuze tire cette conclusion (p. 88) : Le diagrammatismede Foucault, cest--dire la prsentation des purs rapports de forces oulmission des pures singularits, est donc lanalogue du schmatismekantien : cest lui qui assure la relation do le savoir dcoule, entre les deuxformes irrductibles de spontanit [pouvoir daffecter] et de rceptivit[pouvoir dtre affect]. Et cela en tant que la force jouit elle-mme dunespontanit et dune rceptivit qui lui sont propres, bien que non formelles,ou plutt parce que non formelles (p. 88).

    On voit aussi le diagramme dfinitivement associ lexercice des forces,donc linstabilit et au devenir :

    Les forces sont en perptuel devenir, il y a un devenir des forces qui doublelhistoire, ou plutt lenveloppe suivant une conception nietzschenne. Si bien que

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  • le diagramme, en tant quil expose un ensemble de rapports de forces, nest pas unlieu, mais plutt un non-lieu : ce nest un lieu que pour les mutations. [] Sansdoute le diagramme communique-t-il avec la formation stratifie qui le stabilise oule fixe, mais suivant un autre axe, il communique aussi avec lautre diagramme,les autres tats instables de diagramme, travers lesquels les forces poursuiventleur devenir mutant. Cest pourquoi le diagramme est toujours le dehors desstrates. Il nest pas exhibition des rapports de force sans tre, du coup, mission desingularits, de points singuliers. Non pas que nimporte quoi senchane avecnimporte quoi. Il sagit plutt de tirages successifs, dont chacun opre au hasard,mais dans les conditions extrinsques dtermines par le tirage prcdent. Le dia-gramme, un tat de diagramme, est toujours un mixte dalatoire et de dpendant,comme dans une chane de Markov. [] Il ny a donc pas enchanement parcontinuit, mais r-enchanement par dessus les coupures et les discontinuits(mutation). (p. 91)La dernire notion nouvelle que nous envisagerons ici en rapport avec le

    diagramme est celle de rsistance, qui survient lorsque se dveloppe lanotion de dehors. En effet, dehors des strates, le diagramme a pourtantlui-mme un dehors. La force dispose dun potentiel par rapport au dia-gramme dans lequel elle est prise, ou dun troisime pouvoir qui se prsentecomme capacit de rsistance. En effet, un diagramme des forces prsente, ct (ou plutt vis--vis) des singularits de pouvoir qui correspondent ses rapports, des singularits de rsistance, tels points, nuds, foyers quiseffectuent leur tour sur les strates, mais de manire rendre le changementpossible. Bien plus, le dernier mot du pouvoir, cest que la rsistance estpremire, dans la mesure o les rapports de pouvoir tiennent tout entiers dansle diagramme, tandis que les rsistances sont ncessairement dans un rapportdirect avec le dehors dont les diagrammes sont issus. Si bien quun champsocial rsiste plus encore quil ne stratgise, et que la pense du dehors est unepense de la rsistance (p. 95-96).

    En fait, un peu comme dans Francis Bacon. Logique de la sensation, on alimpression ici que le diagramme doit laisser la place autre chose, quilnest certainement pas une fin en soi, quil sefface peu peu et quil estmme en train de cder certaines de ses qualits ce dehors qui apparatcomme signant les conditions de la pense1.

    Cest vers le livre de Gilles Chtelet, Les Enjeux du mobile, que nousnous dplacerons maintenant, pour tenter dapprcier les points communs etles diffrences entre le diagramme du philosophe et celui du philosophe-mathmaticien.

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  • Le diagramme du mathmaticien est dans le droit fil de ltymologie duterme, et Gilles Chtelet insistera sur limportance du geste (et donc du corps)qui le trace. Le trac ouvre sur le virtuel qui est ainsi enclench par lediagramme. Le virtuel exige le geste, dit Gilles Chtelet, et Jean-ToussaintDesanti, qui introduit Les Enjeux du mobile, commente : Voil qui demandequon sy attarde un peu. Cest l quest le nud de toute laffaire : dans laconnexion indchirable du corps propre (comme germe de mouvement), duvirtuel et du visible (p. 15). Dans son introduction, Gilles Chtelet lui-mmecite Cavaills qui, dans Mthode axiomatique et formalisme (p. 178), crit enrfrence lintuition centrale dune thorie : Comprendre, est en attraperle geste et pouvoir continuer. Et Chtelet de commenter : Ce concept degeste nous semble crucial pour approcher le mouvement dabstractionamplifiante des mathmatiques. []. On doit parler de gestes inaugurant desdynasties de problmes (p. 32). Il dit encore : Un diagramme peutimmobiliser un geste, le mettre au repos, bien avant quil ne se blottisse dansun signe, et cest pourquoi les gomtres ou les cosmologistes contemporainsaiment les diagrammes et leurs pouvoirs dvocation premptoire. Ilssaisissent les gestes au vol ; pour ceux qui savent tre attentifs, ce sont lessourires de ltre (p. 33). On ne pourra videmment qutre frapp par lessimilitudes entre ce rapport du mathmaticien au diagramme et celui delartiste Francis Bacon faisant des marques et des traits au hasard sur la toilepour quils brouillent les clichs et quils attirent la Figure venir, celle quifait encore partie du non-su, du non-encore-pens. Comme le peintre, lemathmaticien poursuit par le geste une exprience de pense dont lapremire tape est la dsorientation :

    Le diagramme ne se dmode jamais : cest un projet qui vise ne sappuyerque sur ce quil esquisse ; cette exigence dautonomie en fait le complice natureldes expriences de pense ; [] [ces] preuve[s] par l[es]quelle[s] le physicien-philosophe prend sur lui de se dsorienter, de connatre la perplexit inhrente toute situation, o le discernement ne va nullement de soi. Il sagit pour luidorchestrer une subversion des habitudes associes des clichs sensibles et dese transporter par la pense dans les enceintes hors causalits, labri des forces,pour se laisser flotter entre mathmatiques et physique, [] de mettre en scnela dsorientation pour orienter et imposer un projet physico-physique qui sedonnera ensuite pour le plus vident. (p. 35)Comme chez Bacon, les traits qui constituent le diagramme sont non

    reprsentatifs, non illustratifs, non narratifs. Ils ne sont pas dirigs vers leschoses, dit Chtelet. Ils sont orients vers le non-encore-pens : pas plusque lobjet technique ne vient aprs un savoir, le diagramme nillustre ou netraduit simplement un contenu dj disponible.

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  • Esse in futuro. Le diagramme nest pas tourn vers le pass, mais verslavenir ; il anticipe, il fait advenir. Il est associ la pense en marche etcaractrise un certain rapport au savoir. Souvenons-nous de cette formulationdeleuzienne pour voquer le diagramme-Panopticon : [le diagramme] nefonctionne jamais pour reprsenter un monde prexistant, il produit unnouveau type de ralit, un nouveau modle de vrit. Il nest pas sujet delhistoire ni ne surplombe lhistoire. Il fait lhistoire en dfaisant les ralitset les significations prcdentes, constituant autant de points dmergence oude crativit, de conjonctions inattendues, de continuums improbables. Ildouble lhistoire avec un devenir (1986, p. 43). Gilles Chtelet parle du retentissement historial de ces diagrammes qui abolissent la cloison rigideentre lalgbre, qui explicitait les oprations de dtermination des variables etla gomtrie dont les figures assuraient le gardiennage du contemplatif(p.35). Le diagramme est un lieu de transition, qui assure le passage entre deseffectuations diffrentes dune mme ralit mathmatique, qui faitcommuniquer des sries divergentes. Le diagramme nest un lieu que pourles mutations (Deleuze, 1986, p. 91).

    Et pour accentuer ce rapport du diagramme au corps, Chtelet voque ceparler avec les mains ou plutt ce parler dans les mains quemploientles physiciens entre eux : Une philosophie du philosophico-mathmatique nesaurait ignorer cette pratique symbolique en amont du formalisme, pratique decondensation et damplification de lintuition (p. 34).

    La fin de la citation introduit trois lments qui ne nous sont pas inconnus.Le symbolisme dont Peirce disait quil est, avec liconisme, un lmentindispensable la compltude du signe ; la condensation voque par Deleuze propos de Bacon sous la forme dun processus de contraction qui permet lepassage du diagramme au tableau ; et la situation du diagramme en amont duformalisme que lon peut rinterprter comme en amont du form, en amontdu formel. Chez Foucault, le diagramme concernait de la mme manire unematire non forme, non stratifie, en amont, peut-on dire, des processus deconformation et a fortiori de toute formalisation.

    Le diagramme est aussi le moment propice dune rverie bachelardiennequi autorise une mise en jeu de lanalogie, dont il nest pas exclu quellepuisse prendre des formes un peu frustres, un peu primaires parfois peut-tre,autorisant pour cela mme des aboutements, des connexions peu orthodoxes(comme une espce de soupe primitive o des choses a priori fort loignespeuvent sassocier et se fconder) et qui permet de progresser dans la pense,

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  • mme si cette progression suit un trajet erratique ou turbulent. Il y a dans leserrements productifs du diagramme quelque chose qui tient du caminacaminando de Garcia Lorca. Le chemin se fait en marchant. La pense sefait en diagrammatisant.

    Lorsque Gilles Chtelet parle de la ncessit d apprcier lenjeuimmense dune dignit ontologique propre du figural qui rend possible lacinmatique et la gomtrie analytique bien avant la dcouverte du calculdiffrentiel (p. 34), il commence construire la transition trs intressantequil mnagera plus tard dans son livre entre la figurativit de limage traceet la figuralit de limage potique.

    Les diagrammes sont un peu les complices de la mtaphore potique. Mais ilssont un peu moins impertinents il est toujours possible de trouver refuge dans letrac ordinaire de leurs traits gras et plus persvrants : ils peuvent se prolongeren une opration qui les sauve de lusure. Comme la mtaphore, ils bondissentpour crer des places et rduire les carts : ils bourgeonnent de pointills pourdborder les images dj figures en traits gras. Mais le diagramme ne spuise pascomme la mtaphore : sil immobilise un geste pour dposer une opration, cesten esquissant un geste qui en dcoupera une autre. Le pointill ne renvoie ni aupoint et sa dsignation discrte, ni la ligne et son trac continu, mais lapression de la virtualit (cf. chap. I) qui inquite limage dj disponible pour faireplace une dimension nouvelle ; ce mode dexistence du diagramme est tel que sagense fait partie de son tre. On pourrait parler son propos de techniquedallusions. (p. 33)Cest propos de la vis de Maxwell que Chtelet tudiera lalliance du

    diagramme et de la mtaphore cratrice. Le passage du livre qui traite de laquestion sera repris et dvelopp dans un article publi dans un livredhommage Ren Thom, La Passion des formes : Sans le diagramme, lamtaphore ne serait quune fulguration splendide, mais sans lendemain parcequincapable doprer ; sans la mtaphore, le diagramme ne serait quuneicne gele, incapable de sauter par-dessus les traits gras qui retiennent lesimages dun savoir dj acquis ; sans la subversion du fonctionnel par lesingulier, rien ne pourrait retentir, rien ne viendrait bousculer la coursepaisible des points mobiles et lvidence pesante de leurs paramtrages etaucune chance ne serait donne aux connivences de la nature qui sort desgonds de lobjectivit (p. 154).

    Il est intressant de retrouver ici par le biais de cette alliance inattendueentre diagramme et mtaphore, le lien abondamment soulign par Jakobsonentre le diagramme et le langage (grce au rle de lanalogique, cf. infra).Encore plus intressant de trouver le diagramme associ la vie. Foucault

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  • disait : la limite, la vie, [] cest ce qui est capable derreur []. Ainsise comporte aussi le diagramme, qui se donne ontologiquement, le droit lerreur.

    Dans un article dhommage publi aprs la mort de Deleuze, Agamben(1998) considre que le titre du dernier texte de Deleuze : Limmanence : unevie est quelque chose comme un diagramme qui concentre en son sein ladernire pense de Deleuze. Il continue : Il visualise au premier regard lecaractre fondamental de limmanence deleuzienne cest--dire le faitquelle ne renvoie pas un objet et quelle nappartient pas un sujet, endautres termes, le fait quelle nest immanente qu elle-mme mais quelleest cependant en mouvement. Cest sur cette notion de mouvement,intimement lie au geste qui, en accompagnant le diagramme rend visibles lesconditions de conception dun parcours de pense, que nous souhaiterionsinterrompre notre rflexion et passer le relais aux auteurs de ce numro qui,chacun dans le cadre de leur discipline, vont sattacher dessiner les parcourspossibles de ce que pourrait tre une pense diagrammatique.

    Alexis de Saint-Ours prsente ce quest le diagramme en math-matiques et en physique en le diffrenciant bien de notions avoisinantes tellesque : figures , schmas , graphiques la fonction purementillustrative, et en insistant sur les spcificits de ce mode de raisonnement paropposition dautres types de dduction ou de calcul. Il montre aussicomment les diagrammes, surgis du trac de la main, et devanant lesmouvements de lesprit, ont le pouvoir de convoquer le virtuel et mme de lemultiplier. Cest bien une nouvelle pense de la science quinaugure uneconception de la comprhension qui associerait au concept les conditions deson engendrement.

    La contrainte littraire joue un rle crateur indiscutable dans les textesproduits par les crivains qui se rclament de lOulipo (OUvroir de LIttraturePOtentielle) mais elle na pas toujours bnfici des efforts de thorisationquelle aurait mrits. Alison James entreprend donc de sattaquer cettetche en faisant lhypothse audacieuse et sduisante que la contraintepourrait jouer pour lengendrement de ces textes, le rle dun diagramme telque Deleuze le dfinit, entre Foucault et Bacon. Cest sur les textes oulipiensde Georges Perec La Vie mode demploi, La Disparition, Alphabets quelleteste son hypothse et montre que ce sont les impossibilits mmes tabliespar la contrainte qui crent du possible pour le texte, que les contraintescaptent lnergie les forces dirait Deleuze pour crer la sensation de la vie.

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  • Cest en rfrence aux rflexions sur le diagramme de Gilles Chtelet etde Jean-Toussaint Desanti que Charles Alunni dveloppe ce quil appelle uneorientation diagrammatique de la pense, quil articule la Thorie desCatgories. La division exprime par le dia de diagramme est rinterprtecomme diffrence de potentiel engendrant la pulsation (qui est contraction etexpansion), et le mouvement (qui implique un dploiement et un repli). Lafigure topologique qui lemblmatise est le ruban de Mbius.

    La Thorie des Catgories est convoque pour son apport conceptuel auxmathmatiques mais aussi, et surtout, parce quelle optimise les passagesentre le domaine des mathmatiques et celui de la philosophie, ou mme de lasociologie. Et si Jean-Toussaint Desanti et Wittgenstein sont rassembls lafin de larticle de Charles Alunni, cest parce quils saccordent sur limpor-tance du lien entre dynamique et signification, entre mobilit et concept.

    Wittgenstein, le lien entre le diagramme et le mouvement de la pense, laproximit entre la cration et le virtuel sont au cur de la rflexion que nouslivre Mathieu Duplay sur The Merry Men de Robert Louis Stevenson. Lediagramme enclenche un processus de rversion, nous disait Charles Alunni.Ce nest pas la rgle qui gouverne laction mais laction qui fait merger largle. Le langage nexiste que ralis dans un acte de parole et le sens est unemergence. Mathieu Duplay montre ce propos comment la narration dansThe Merry Men renvoie constamment limprvisible de significationsnouvelles [] manifestations dun virtuel [qui est] lenvers indtermin detout ce qui est dit. Les discours dans The Merry Men sont dfaits, etrduits des lments disparates qui, au mieux, rsonnent les uns avec lesautres. Contemporain de James, Stevenson crit son art du roman dans saprose autant que dans ses essais. Son personnage-narrateur essaiedinterprter des formes, de dchiffrer des lettres, de pntrer lautre dudiscours, de voir la langue comme du dehors, la voir comme un dehors. Telserait peut-tre lordre de la relation entre la philosophie et la posie. Elles sediagrammatiseraient mutuellement au sens o elles seraient chacune lehors de lautre.

    Cest toujours avec Wittgenstein mais sans Deleuze que Jean-PhilippeNarboux aborde le diagramme. Aprs avoir emprunt Nelson Goodman leslments ncessaires pour distinguer entre les espces de diagrammes,diffrencier le diagramme de limage et tablir que la dimension synoptiquedans son dynamisme et son oprativit est essentielle la notion, Jean-Philippe Narboux entreprend de montrer comment Wittgenstein quintablissait pas de diffrence de nature entre un diagramme et une image

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  • dans le Tractatus, entreprend ultrieurement de thmatiser la dimensionsynoptique si importante pour le fonctionnement du diagramme. En effet, lediagramme se caractrise par sa gnralit et par sa lisibilit alors que leTractatus ne fait pas de place des contenus gnraux. Cest pourquoi lediagramme ny avait pas sa place. Cest le lien entre gnralit et ngation,dterminant son tour celui entre le caractre synoptique et la slection dedimensions qui aboutira une prise en compte tardive du diagramme.

    Cest partir du texte de Gilles Chtelet, Les Enjeux du mobile, queKenneth Knoespel envisage la possibilit de dployer ce quil appelle unediagrammatologie en soumettant la rflexion critique les modes dcriturediagrammatiques pratiqus par un large ventail de disciplines. Dclinant lesenjeux des diagrammes dans le cadre des mathmatiques, mais aussi de laconceptualisation de lespace et finalement de la pense elle-mme,K. Knoespel entreprend dcrire un chapitre de notre histoire cognitive. Cestpourquoi, aprs avoir rendu compte des avances les plus dcisives du livrede Chtelet, il envisage la synergie qui pourrait sinstaurer entre la diagram-matique et la linguistique de Cadiot et Visetti dune part, la diagrammatiqueet les recherches en neurophysiologie de Maturana et Varela dautre part.

    Aprs avoir situ la fonction du diagramme dans le parcours philo-sophique de Deleuze effectuer le passage entre la notion de dispositif depouvoir labore par Foucault et celle dagencement de dsir dveloppeavec Guattari Yves Abrioux entreprend de dconstruire dans ce cadre, lafois la conception deleuzienne de la peinture qui saffiche dans FrancisBacon. Logique de la sensation (une conception historienne) et le style qui lasert (une rhtorique de la lutte et de lemphase).

    Cest au lecteur quil appartient maintenant de faire sienne cette notion, desapproprier ces sourires de ltre qui lui ouvriront la pense du devenir etdu virtuel, dans le geste qui les fera advenir.

    Universit Paris VIII

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  • Note

    1. Nous ne rendrons pas compte de la cinquime tude du Foucault (1986) intituleLes plissements ou le dedans de la pense, qui porte sur le thme du double,de la mmoire et sur la naissance dune dimension nouvelle et fondamentale pourFoucault ce stade : celle de la subjectivation, pour la simple raison que lediagramme ny est plus vritablement convoqu. Foucault passe autre chose, etDeleuze avec lui. Je ninsisterai pas non plus sur la toute fin de cette cinquimetude si souvent commente par nos collgues amricains o figure undiagramme, lgend le diagramme de Foucault suivi dune page et demie decommentaire inspir.

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    Nolle Batt

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