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Alexandre Beliaïev (Беляев Александр Романович) 1884 – 1942 LES INVENTIONS DU PROFESSEUR WAGNER L’AMBA (Амба) 1929 Traduction de Mikhaïl Saltykov, 2013. Le téléchargement de ce texte est autorisé pour un usage personnel, mais toute re- production est strictement interdite. LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE LITTÉRATURE RUSSE

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  • Alexandre Beliaev

    ( )1884 1942

    LES INVENTIONS DU PROFESSEUR WAGNER

    LAMBA()

    1929

    Traduction de Mikhal Saltykov, 2013.Le tlchargement de ce texte est autoris pour un usage personnel, mais toute re-

    production est strictement interdite.

    LA BIBLIOTHQUE RUSSE ET SLAVE LITTRATURE RUSSE

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    TABLE

    1. UN DNER DE GALA..........................................................3

    2. LA MORT DE RING .........................................................14

    3. LE CERVEAU PARLANT................................................19

    4. UN GUIDE SINGULIER...................................................36

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    1. Un dner de gala

    Je me souviens quavaient surgi durant mon enfance,entre mon ami Kolia Bibikine et moi, de srieux dsac-cords, qui avaient failli se solder par la rupture de notreamiti vieille de deux ans. Il essayait de me convaincrede fuir en Amrique pour se battre avec les Indiens, et jene voulais entendre parler que de lAbessinie

    Primo, cest pas Abessynie , mais Abyssinie , a corrig Kolia.

    Secundo, a peut scrire Abessinie ou Abyssinie . Mais je trouve a plus correct dcrire et deprononcer Abessinie , puisque ce mot provient de lavieille appellation locale du pays, Habesh, que jai r-pliqu, avec lrudition dun vrai savant. Javais lu un pe-tit bouquin sur ce pays lointain et jen tais envot.

    Mais pourquoi tas choisi justement lAbessinie ? a insist Kolia.

    Parce quen Abessinie, que jai rpondu, dabord, il y a lamba. Tu sais ce que cest, lamba ?

    Il a secou la tte. Mon pre ma dit : lamba cest quand deux nu-

    mros gagnants sortent la suite au loto ou la loterie.Je me suis mis rire avec mpris et jai expliqu : Lamba cest un haut plateau de montagne en

    Abessinie, avec des bords si escarps que les habitantsgrimpent sur leur amba avec des chelles et font monterle btail avec des cordes. Tu piges si cest intressant. Il

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    faut se choisir une bonne petite amba, inaccessible lhomme, y grimper et y vivre comme sur une le volante.Ou bien on peut occuper deux ambas et jeter une chellede corde au-dessus du profond canyon et se rendre visite.Le vent soufflera dans le col, et lchelle se balanceradun ct lautre, comme a : ici et l, ici et l.

    Mais les Indiens ? que Kolia a demand ; il sem-blait dj prs laisser tomber, mais avait du mal re-noncer aux Indiens.

    L-bas, en Abessinie, il y a aussi des tribus sauvageset des brigands terriblement froces. Tu te battras aveceux.

    Ouais, faut voir... Non, tu peux pas timaginer la merveille que cest,

    que jai continu, de plus en plus anim. LAbessinie cest la Suisse. Cest mme mieux.LAbessinie est cinquante fois plus grande que la Suisseet plus belle dencore plus de fois. LAbessinie, cest unebelle le au-dessus dune mer de sables et de marais.LAbessinie, cest le toit de lAfrique. Cest un parc mer-veilleux. Des pturages avec des bosquets ombrags par-tout. Pas mme un parc, mais des centaines, avec des v-gtations varies. En bas : de la canne sucre, du bam-bou, du coton, des fruits tropicaux ; ltage au-dessus : ducaf ; encore plus haut : des champs de notre froment.Taimes le caf ? Au fait, tu sais pourquoi a sappelle caf ? Kaffa, cest une province de lAbessinie opoussent de superbes cafiers. Cest de l-bas que nousvient le meilleur caf. L-bas, il y a pleindhippopotames, de hynes, de lopards, de lions. L-bas, il y a tellement doiseaux que tas mme pas le temps

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    de tirer. Et tu sais, l-bas, largent est patant. De finsmorceaux de sel fossile long dun demi-mtre. Cest leurrouble. Si le morceau est fl ou caill, ou quil rend unmauvais son, on le prend pas. Et quand les gens se ren-contrent sur la route, ils se rgalent lun lautre en rom-pant un petit morceau de sel, comme on fait avec letabac. Chacun mange un petit morceau, remercie et senva. Mais je tai pas dit le plus important. L-bas, toi etmoi, on serait des militaires. Je tassure. L-bas, on prendau service des garons de dix ans, on en fait des assis-tants. Le garon transporte le fusil du soldat, le nettoie,soigne le cheval ou le mulet et marche pendant des kilo-mtres et des kilomtres.

    Kolia tait vaincu. Il sest mis penser, a secou la tteet a dit :

    Ouais, faut voir...Bientt, Kolia Bibikine est parti de notre ville avec ses

    parents, mais jai quand mme ralis mon rve, quoiqueavec vingt ans de retard. vrai dire, mtant entich deski cette poque, je navais pas tard oublierlAbyssinie. Et je ne men suis souvenu que lorsquonma propos, en tant que collaborateur scientifique delAcadmie des sciences et jeune savant-mtorologue prometteur , de prendre part une de ces expditionsse rendant divers points du globe terrestre pour des ob-servations mtorologiques.

    Les devineurs de temps jouissaient encore depuis peude la rputation de fieffs menteurs. Il faut prendreleurs prdictions lenvers , disaient ironiquement leshabitants. Ils avaient en partie raison : les mtorologuesse trompaient trs souvent. Malgr toutes les cartes sy-

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    noptiques, les changes dinformations par tlgraphe,des cyclones imprvus apparaissaient au dernier momentet gchaient toutes les prdictions. Et les savants-mtorologues navaient dcid quassez rcemment desinstaller aux foyers de production du temps.

    O voudriez-vous aller ? me demanda-t-on. Au pays des cyclones, en Islande, ou bien en Abyssinie ?Les collaborateurs scientifiques pour ces deux endroitsnont pas encore t recruts.

    Abyssinie. Kolia Bibikine. Amba... a a fusdans ma tte, et jai rpondu sans hsitation :

    En Abyssinie, bien sr.... Lorsque je descendis sur le rivage de corail plat et

    sablonneux de la Mer Rouge, et que je vis lhorizon lamuraille bleue des montagnes aux crneaux dargent, ilme sembla avoir rajeuni de vingt ans, et, la surprise demes compagnons de voyage, je criai :

    Amba !On senfona dans un pays born, fourr entre une

    plate-bande de rochers et le rivage de la mer, couvert decollines, irrigu par de nombreux fleuves. Des tamari-niers toujours verts recouvraient les collines.

    Beaucoup de choses ne se passrent pas du tout commeje lavais imagin dans lenfance. Mais vraiment, toutsurpassait, pourtant, mme mes rves denfant. Quelquechose dans le pays se rvla plus intressant que les am-bas. Dailleurs, je prtais maintenant attention ce quimoccupait peu dans lenfance : aux tempratures, auxvents, au climat. Et lAbyssinie est, de ce point de vue, leplus intressant des pays. Dans le coin o se trouve le village-capitale et o vit le ngus ngesti (roi des rois)

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    aux pieds nus, il rgne un printemps ternel. Le mois leplus froid est celui de mai plus chaud l-bas que lemois de mai Moscou, et le plus doux est peine plusfrais que le juillet moscovite. Sur les hauteurs du Tigray,la nuit, on se raidit de froid, alors que plus bas, vers lest,stend le dsert de lAfar, lun des endroits les plus torri-des du globe terrestre.

    Mais ce qui mintressait particulirement, ctait lespluies saisonnires, sans lesquelles toute la culture gyp-tienne aurait t impossible. Les anciens prtres-savantsnavaient pas song dcouvrir la vritable raison desgrandes crues du Nil qui fertilisaient tout le bassin dufleuve ; ils savaient seulement les utiliser de manire effi-cace grce un tonnant rseau de canaux, de digues etdcluses rgulant les approvisionnements en eau. Lesprtres ignoraient pourquoi, au dbut des crues, le Nilavait une couleur vert sale, et pourquoi ses eaux pre-naient ensuite une teinte rouge. Ctait laction des dieux. prsent, nous les connaissons, ces dieux. Les ventshumides de locan Indien se rafrachissent sur les hau-teurs froides de lAbyssinie et tombent sous la forme deterribles pluies tropicales. Et voil que ces mmes pluiesrodent les profonds canyons en transformant un plateaude montagne en enfilade dambas parses. Ensuite, lestorrents se prcipitent dans les gorges, en entranent tousles dchets en putrfaction, les vers, les fientes animales,le humus, et portent cette boue verdtre dans le Nil Bleuet son affluent lAtbara. Aprs avoir nettoy cettepourriture, ayant rompu la digue de roseaux qui rete-naient dans leurs broussailles leau et le limon, les pluiescommencent dtremper les roches montagneuses rou-

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    getres, et leau du Nil devient rouge comme le sang.Malheur au voyageur surpris par les pluies dans unegorge ou au fond dune valle !

    Ainsi, jtais en Abyssinie, assis sur un plateau demontagne du Tigray, fumant une pipe prs de ma tentede voyage, et je pouvais profiter volont des paysagesdambas. Ressemblant des cactus, les euphorbes lui-saient comme des candlabres dors aux rayons du soleilcouchant ; prs de la tente se tenait un groupement decdres rappelant des saules. De la fort voisine parve-naient des chansons pas trs agrables loreille euro-penne. L-bas, vraisemblablement, on faisait la fte.Ntait-ce pas pour cela que sattardait mon guide et por-teur, Fdor lAbyssin ? Celui-ci tait parti dans la fortafin de me procurer de quoi manger pour le dner.

    Pourvu quil ne soit pas parti senivrer dis-je, sen-tant un accs de faim.

    Mais nous entendmes, cet instant, un chant qui serapprochait. Ctait Fdor, visiblement mch. Il reve-nait les mains vides. Je secouai la tte dun air de repro-che et, mlangeant les mots italiens et anglais, lui repro-chai de navoir rien rapport et de stre encore enivr.Fdor commena se signer, affirmant quil navait faitquprouver le got de lalcool. Mais il ne ramenait rien.

    Et il navait rien ramen parce que lancien (le plus gde la tribu) du village nous invitait dner.

    Beaucoup manger ! dit Fdor, en clappantmme des lvres. Son shama (manteau) tait ouvert, d-couvrant son torse vigoureux. Fdor ne portait pas dechemise ; toute sa toilette consistait en une culotte tri-que et un shama. Comme beaucoup dhabitants des

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    montagnes, ce ntait que par temps froid quil se vtis-sait dun manteau de fourrure. Son visage long, ovale, decouleur chocolat, son petit nez, ses cheveux crpus et sabarbe claire semblaient mettre des rayons de lumire. Etla source de cette lumire tait cette pense : beaucoup manger . Mais je connaissais dj ces repas solennelset dclinai linvitation.

    Va dire lancien que mon camarade et moi som-mes malades et ne pouvons pas venir, et ramne-nous desgalettes.

    Fdor commena nous persuader daccepterlinvitation. Il affirmait que notre refus pourrait courrou-cer le chef de la tribu, et que cela nous ferait du tort, maisje persistai. Fdor, alors, aprs avoir clign de lil demanire significative, dit :

    Alors je vais te dire quelque chose qui ne te fera pasrefuser. Il y aura des invits au repas. Des Blancs. UnRussien, un Allemand.

    Je ne crus pas Fdor. Il devait avoir invent cela afinque jacceptasse daller au festin : car cest en qualit dedomestique quil irait et il recevrait sa part, bien entendu.Rencontrer des Italiens ou des Anglais en Abyssinie ilny a rien dtonnant cela. Leurs colonies sont limitro-phes lAbyssinie, privant le domaine du ngus ngestide laccs la mer. Il est aussi possible dy rencontrer unAllemand. Mais un Russien ? Comment un Russien pourrait-il apparatre en Abyssinie ? Mais F-dor continua se signer et jurer ses grands dieux, affir-mant quil y aurait un Russien , quil tait venudAddis-Abba avec un Allemand et quil faisait unehalte dans le village voisin.

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    Ma curiosit tait pique. Si Fdor disait vrai, il seraitstupide de ne pas profiter de loccasion daller voir moncompatriote. Avec cela, la faim ne me laissait dcidmentpas en paix. Je navais pas mang de toute la journe etavais march, vraisemblablement, une trentaine de kilo-mtres sur les sentiers de montagne.

    Bien, allons-y. Mais si tu mas tromp, Fdor, alorsprends garde...

    Sur la clairire, parmi les huttes au toit en pointe cou-vert de chaume, toute une socit stait installe.Comme le soleil tait dj couch, les jeunes avaient al-lum de grands feux de bois qui clairaient la scne dufestin une distance de deux mille mtres. Au centre dugrand cercle tait assis lancien au visage rid, mais auxcheveux parfaitement noirs les Abyssins ne grisonnentpresque pas. La place sa gauche tait libre ; et sadroite, deux Europens taient assis : lun deux tait unbel homme la barbe chtain et aux moustaches brous-sailleuses, et lautre tait un jeune homme roux et ple.

    Lancien le chef de la tribu et du village me mon-tra un endroit prs de lui et minvita masseoir. Je lesaluai et occupai la place qui mavait t dsigne. Jesouhaitais vivement masseoir prs de lEuropen lenviable teint vermeil et la barbe chtain pour discuteravec lui. Mais notre hte hospitalier tait assis entre lui etmoi, et, comme tous les Abyssins, il se caractrisait parsa grande loquacit. Il sappelait Ivan ; ou bien, comme ille prononait lui-mme, Ian . Les mets ntaient pasencore servis , et en attendant, lhte nous entretenaitde ses conversations, en sadressant surtout son voisinde droite. Ian, visiblement, voulait briller devant nous par

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    sa culture. Il disait quil tait parfaitement au fait de cequi se passait dans le monde. Il y a lAbyssinie, et il y aaussi lEuropie et la Tourquie. LEuropie est bien, maispas trop : l-bas, point de ngus ngesti. Du reste, commeil lavait appris rcemment, il y a aussi la Grce leplus grand tat du monde ...

    On servit pendant ce temps le premier plat. Deuxjeunes Abyssins assez beaux amenrent une vache en latenant par les cornes. On lui avait li les jambes. Un vieilAbyssin prit un couteau et, aprs avoir picot la vache aucou, versa terre quelques gouttes de sang. Ils renvers-rent ensuite la vache. Un jeune Abyssin, arm dun cou-teau courbe et tranchant, fit une incision sur la peau de lavache vivante, tira un morceau de peau et commena couper depuis le filet de gros morceaux de viande palpi-tante. La vache se mit mugir, comme la sirne dun ba-teau en naufrage. Ce mugissement, semblait-il, flattaitloreille de Ian, dont la salive coulait, et excitait son ap-ptit. Les femmes prirent des morceaux de viande palpi-tants, les couprent en petits morceaux, les saupoudr-rent de poivre et de sel, les envelopprent de galette et lesportrent la bouche des convives. LEuropen labarbe chtain remercia, mais dclina le morceau qui luifut propos. Il expliqua que la loi ne nous permet pas nous, Europens, de manger la viande crue, ce pourquoinous mangerions du mouton rti.

    Soudain, il sadressa moi en russe : Si je ne mabuse, vous tes mon compatriote. Ne

    mangez pas non plus la viande crue, cest cause delleque tous les thiopiens souffrent de vers solitaires et detnias. Et sils ne faisaient pas chaque mois une purge in-

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    tgrale en mangeant des fleurs et des fruits de la plantevermifuge indigne de kousso, beaucoup dentre eux,probablement, mourraient cause des parasites.

    Je suivis volontiers ce conseil et demandai un morceaude mouton rti point. Mon compatriote mastiquait lemouton rti aussi bruyamment que seuls les Abyssinsbien levs savent le faire. Javoue que jignorais quefaire du bruit en mangeant tait un signe de bonne duca-tion.

    Une fois tous repus, on servit le tedj, la liqueur locale.Ian sen versa un peu dans la main et but pour montrerque la boisson ntait pas empoisonne ; et ce nestquaprs cela que le vin fut propos aux htes.

    Le plat malheureux continuait mugir. Ce mugis-sement troubla le silence des champs et des cols environ-nants. Les htes se mirent approcher depuis les villagesvoisins.

    Le mugissement dagonie de la vache leur servait degong dappel. On accueillait cordialement les invits, etils participrent au dvorement de la vache vivante. Toutle flanc de la vache fut bientt mis nu. Celle-ci battaitconvulsivement des pattes, mais non seulement leshommes, mais aussi les femmes, ny accordaient pas lamoindre attention. Quant aux enfants, le beuglement dela vache et ses tics convulsifs les ravissaient.

    Ian fut bientt ivre. Il se mettait tantt chanter deschants religieux dont lair rappelait le hurlement desloups affams, tantt rire doucement pour quelque rai-son.

    Cette soire fastidieuse sacheva enfin. Le Russien se leva et me fit un signe de tte. Je suivis son exemple.

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    Aprs avoir remerci lhte, il demanda la permissiondemporter la tte de la vache. Ian accepta trs volontiers.Il ordonna lun des jeunes gens de couper la tte, maisle Russien prit le couteau de la main du jeune hommeet excuta lui-mme lopration, et le fit en outre avecune rapidit et une adresse extraordinaire, ce qui lui valutlapprobation gnrale. La malheureuse vache cessa degmir, et ses pattes se raidirent bientt. Je jugeai que moncompatriote lavait fait par compassion, afin de mettre unterme aux souffrances de lanimal.

    Je me prsente, dit-il en me tendant sa main enguise dadieu. Professeur Wagner. Soyez le bienvenudans ma hutte. Celle-l, vous voyez ? Et il me montradeux grandes tentes lore du village, faiblement clai-res par les flammes mourantes des feux de camp.

    Je le remerciai de son invitation et nous nous spar-mes.

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    2. La mort de Ring

    Un autre jour, aprs le travail, je partis rendre visite auprofesseur Wagner.

    Puis-je entrer ? demandai-je aprs mtre arrt proximit de la tente.

    Qui est l ? Que voulez-vous ? rpondit quel-quun en allemand. La porte de la tente sentrouvrit, et levisage du jeune homme roux parut linterstice.

    Ah, cest vous. Entrez, je vous en prie, dit-il. Asseyez-vous. Le professeur Wagner est occup en cemoment, mais il se librera bientt.

    Et lAllemand loquace commena mentretenir de saconversation. Son nom de famille tait Rescher. HeinrichRescher. Il tait lassistant du professeur Turner, le cl-bre botaniste. Et Turner tait un ami de longue date duprofesseur Wagner. Ils Turner et Wagner taientvenus ensemble en Afrique. Wagner stait rendu au bas-sin du Congo pour tudier la langue des singes, et Turnertait parti en expdition dans la rgion du Tigray avecAlbert Ring et un guide.

    Turner et le professeur Wagner se sont spars Addis-Abeba et cest l-bas quils ont convenu de se re-trouver, poursuivit Rescher. Le professeur Turner ya une base. Et cest dans cette ville que je me trouvais.Turner ma fait parvenir une collection de plantes, je fai-sais des herbiers et menais des recherches microscopi-ques. Wagner et Turner avaient promis de revenir avant

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    larrive des pluies estivales qui, comme vous le savez,ont ici lieu en juillet et en aot.

    Wagner est revenu temps fin juin. Il est arriv avecbeaucoup de bagages et toute une mnagerie. Entendez-vous les singes crier ? Le professeur Wagner a dit quilavait rencontr, dans les forts du Congo, lexpdition dequelque lord anglais qui na pas tard mourir. Wagnera d se charger des biens du dfunt : il a dcid denvoyerbagages et singes ses parents.

    Il pleut dj de temps en temps fin juin. Si Turner nevoulait pas risquer dtre surpris dans les montagnes parles terribles averses tropicales, il devait se dpcher. Nouslavons attendu jour aprs jour. Ring, qui tait notrecommissionnaire et qui amenait de temps en temps descollections, napparaissait pas non plus. Juin passa. Ilpleuvait seaux. Mme nos excellentes tentes ne rete-naient pas leau et la laissaient passer. Mais on y taittout de mme mieux que dans les habitations autochto-nes. Linquitude pour le sort du professeur Turner,dAlbert Ring et du guide ne cessait de crotre. tait-ilpossible quils fussent morts ?

    Aux approches dun matin ctait dj dbut aot ,jai entendu parmi le bruit de laverse un gmissement ouun hurlement derrire la grosse toile de tente. Vous savezcombien nombreux sont les chiens dans les rues des villesabyssines. Et la nuit, il nest pas rare que les chacals et leshynes accourent dans la ville. Cest queux et les chienssont les seuls agents dentretien et infirmiers de ces villeset villages sales. Le gmissement touff sest rpt.Aprs mtre rapidement habill, je suis sorti de la tente.Prs de lentre, jai vu le corps dun homme. Ctait Al-

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    bert Ring, mais dans quel tat ! Ses vtements, dchirsen lambeaux et salis, tenaient peine sur lui. Son visagetait couvert de meurtrissures, et une blessure profondese voyait sur sa tte. Jai tran Ring dans la tente. Wa-gner ne dort jamais, cest pourquoi il a immdiatemententendu quil se passait quelque chose de mauvais dansma partie de tente. En voyant le bless, Wagner sest at-tel lui faire reprendre ses sens. Mais le malheureuxRing, semblait-il, avait dj rendu lme. Il ne lui taitrest assez de forces que pour se traner jusqu notretente. Wagner lui a inject du camphre pour soutenirlactivit du cur mais cela na pas aid.

    Attends un peu, tu vas parler ! a dit Wagner ; etpassant derrire le rideau, il est revenu avec une seringue.Il a inject Ring un liquide, et notre cadavre a ouvertles yeux. O est Turner ? a cri Wagner. Est-il vi-vant ? Vivant, a rpondu Ring peine audible-ment. Laider... Il...

    Ring a de nouveau perdu connaissance, et Wagner lui-mme ny pouvait dj plus rien.

    Il a perdu trop de sang, a dit Wagner. en prin-cipe, on aurait pu lui transfuser du sang prlev sur undes singes. Mais son crne est perfor et son cerveau estendommag. Il est probable quon ne pourra plus rien entirer. Mais quest-ce que cela lui cotait donc de vivre en-core ne serait-ce que cinq minutes ! Je nai pas pu savoiro se trouve mon ami Turner . Allons-nous enterrerson corps ? ai-je demand.

    Certainement, a rpondu Wagner, mais aupa-ravant, je vais pratiquer une autopsie. Peut-tre nous ap-

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    prendra-t-elle quelque chose. Aidez-moi transporter lecorps dans mon laboratoire.

    Le cadavre tait si lger quun seul dentre nous et pule transporter, mais il est indcent de traner le corps duntre humain comme un mouton. Nous avons transportle cadavre et lavons plac sur la table de prosecteur (ta-ble sur laquelle on effectue les dissections). Je me suis re-tir, et le professeur sest occup de lautopsie. Les pa-rents de Ring, probablement, nauraient pas permis quondissqut le corps ce sont des gens tellement religieux.Mais ils taient loin, et Wagner ne maurait pas cout ;et de toute faon, il aurait fait sa manire.

    Je nai revu Wagner que le soir, lorsquil est sorti pourprendre un bocal dans notre rserve qui se trouvait dansla tente voisine. Quavez-vous appris ? lui ai-je de-mand. Jai appris que la blessure de Ring au crne pr-sente une surface ingale ; et dans ses cheveux, jai trouvun petit morceau de limon, ainsi que beaucoupdcorchures et decchymoses sur son corps. Selon toutevraisemblance, Ring a t surpris dans un canyon par lapluie torrentielle et a t saisi et emport par ce dluge.Son corps sest cogn contre la pierre et les parois de lafalaise. Il est parvenu, dune manire ou dune autre sortir du dluge et il est arriv jusqu nous. Un orga-nisme tonnamment fort. Il a d parcourir pas mal dekilomtres avec cette blessure la tte . Et le pro-fesseur Turner ? Jen sais son sujet autant quevous. Mais Ring a eu le temps de dire que Turner taitvivant et, apparemment, quil attend de laide de notrepart. Nous devons immdiatement nous rendre vers leTibray la recherche de Turner . Cest insens,

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    ai-je object. Le Tibray est une rgion immense de lavieille Abyssinie, aux milliers dambas, aux milliers decanyons. O chercherons-nous Turner ?

    Javais bien raison, nest-ce pas ? demanda Res-cher en se tournant vers moi. Votre professeur Wa-gner, poursuivit-il, est un rustaud. Il ma dit dunemanire tranchante que si je le souhaitais, je pouvais res-ter Addis-Abebe. Jai bien sr rpondu que je partiraiavec lui. Et le jour mme, ou plutt le soir mme, aprsavoir enterr Ring, nous nous sommes mis en route.Nous avons laiss tous les singes et les bagages du dfuntlord Addis-Abebe, et sommes partis nous-mme sansbagages. Enfin, en ce qui me concerne. Le professeurWagner ne peut pas se passer de son laboratoire. Il a prisavec lui une tente plutt grande vous lavez vue. Etvoici celle que jai prise pour moi.

    Et vos recherches ? videmment, sans rsultats, rpondit Rescher,

    avec une sorte de joie mchante.Il me sembla quil nprouvait gure de bienveillance

    envers Wagner. Ma fiance mattend la maison, confessa Res-

    cher, et voil quil faut errer laventure dans les mon-tagnes. Pauvre Ring ! Lui aussi avait une fiance.

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    3. Le cerveau parlant

    cet instant, le pan de toile qui recouvrait la portesentrouvrit, et le professeur Wagner apparut sur le seuil.

    Bonjour, me dit-il poliment. Pourquoi doncrestez-vous assis ici ? Entrez donc. Et, aprs mavoirtreint, il me guida dans sa tente. Rescher ne nous suivitpas.

    Jexaminai avec curiosit la tente-laboratoire de voyagede Wagner. Il y avait l des appareils et des instrumentstmoignant du fait que Wagner travaillait dans les bran-ches les plus diverses de la science. Lappareillage radioctoyait les ustensiles de chimie en verre et en porcelaine,les microscopes les spectroscopes et les lectroscopes.Lusage de nombreux appareils mtait inconnu.

    Asseyez-vous, dit Wagner. Lui-mme sassit surune chaise de voyage devant une petite table installe en-tre de grandes tables croulant sous les instruments, et il semit crire. En mme temps, me regardant dun oeil, ilconversait avec moi. mon grand tonnement, il savraquil en savait bien plus sur moi que moi son sujet. Ilnumra mes travaux scientifiques et fit mme quelquesremarques qui mtonnrent par leur justesse et leur pro-fondeur, plus forte raison puisque Wagner tait biolo-giste de spcialit, et non mtorologue.

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    Dites-moi, ne pourriez-vous pas maider en quelquechose ? Il me semble quon sen sortirait plus vite avecvous1111.

    Plus vite quavec qui ? voulais-je demandais,mais je me retins.

    Voyez-vous, poursuivit Wagner. HeinrichRescher est un jeune homme fort sympathique. Il na pasinvent la poudre, mais il sera un honnte systmaticien.Il est lun de ceux qui rassemblent, qui amassent le mat-riel brut pour les futurs gnies qui clairent subitementdune ide un millier de choses jusqualors incomprhen-sibles, qui unissent les dtails, leur donnent un systme.Rescher est un manuvre de la science. Mais l nest pasla question. chacun selon son mrite. Il est le produitde son milieu. Le petit bien ordonn de parents bourgeoisbien ordonns avec tous leurs prjugs. Le dimanche ma-tin, il chante tout bas des psaumes, et aprs le djeuner, ilboit le caf prpar la manire de sa vnrable petitemaman et fume le traditionnel cigare.

    Comme si je navais pas remarqu comment il me re-gardait de travers pour avoir effectu lautopsie du cada-vre de Ring ! Wagner se mit soudain rire. Si Res-cher savait ce que jai fait ! Je nai pas seulement ouvertla bote crnienne de Ring, jai aussi extrait son cerveauet dcid de lanatomiser. Je ne laisse jamais passer unetelle occasion. Aprs avoir extrait le cerveau de Ring, jaiband sa tte, et Rescher et moi avons enterr ce cadavrecervel. Rescher a murmur des prires sur la tombe et

    1 Ou, selon lexpression russe : nous cuirions la kacha plus vite

    deux . (NdT)

  • 21

    sen est all avec lair guind. Quant moi, je me suis oc-cup du cerveau de Ring.

    Addis-Abebe, impossible de trouver de glace danslaquelle conserver le cerveau. On pouvait le conserverdans lalcool, mais pour mes expriences, il me fallaitavoir un cerveau parfaitement frais. Et cest alors que jaidcid : pourquoi ne pas maintenir le cerveau vivant enle nourrissant dune solution physiologique de mon in-vention qui remplace tout fait le sang ? De cette ma-nire, je pouvais conserver un cerveau vivant pour unedure indfiniment longue. Je pensais couper les couchessuprieures du dessus et les soumettre dautres investi-gations microscopiques. Le plus difficile a t dimaginerpour le cerveau un couvercle crnien tel quil le pr-serverait idalement des infections. Vous verrez que jesuis parvenu rsoudre cette tche avec grand succs.Jai plac le cerveau dans un rcipient spcial et jaicommenc lalimenter. Jai bien dsinfect la partie en-dommage et jai commenc la soigner. en juger parla cicatrisation du tissu crbral, il a continu vivre ain-si que vit, par exemple, un doigt coup, dans des condi-tions artificielles.

    En travaillant sur le cerveau, je nai pas cess une mi-nute de penser au sort de mon ami le professeur Turner.Je suis parti le chercher, mort ou vif, en emportant le cer-veau de Ring avec mon laboratoire de voyage. Jespraisparvenir suivre sa trace. Il voyageait dans des lieux plu-tt frquents. Il avait d acheter des produits dans lesvillages situs sur sa route, et cest ainsi quon pouvait enapprendre sur lui auprs des autochtones. Jai rapide-

  • 22

    ment progress avec Rescher, et aprs quelques jours,jtais dj sur les hauteurs du Tibray.

    Un soir, jai dcid de faire une premire coupe dans lecerveau de Ring. Et alors que je mapprochais dj, lescalpel la main, une pense ma contraint marrter.Si un cerveau vit, alors il peut aussi ressentir la douleur.Mon opration ntait-elle pas trop cruelle ? Ne vou-jepas le cerveau de Ring au destin de la malheureuse vacheque les autochtones saignent lentement et dvorent dansleurs festins, ainsi que vous lavez vu hier soir ? Jaicommenc douter. Au bout du compte, lintrt scienti-fique, certainement, triompherait sur le sentiment de pi-ti. Cest que ce ntait pas un tre humain vivant dansmes mains, mais seulement un morceau de viande .Les Humanistes slvent contre la vivisection. Mais unedizaine de lapins torturs ne permet-elle pas de sauverdes milliers de vies humaines ? Et nos plats de viande ?Mais pourquoi dblatrer ! En un mot, jai encore appro-ch le scalpel du cerveau, et me suis encore arrt. Unenouvelle pense encore informe ma contraint me met-tre sur mes gardes et attendre quelle slve des som-bres abmes des choses subsconscientes jusqu la surfacede la conscience. Et voici la pense que ma conscienceenregistra aprs quelques secondes : Si le cerveau deRing continue vivre, alors il nest pas seulement capa-ble de ressentir la douleur. La pense est lune des fonc-tions du cerveau. Et si le cerveau de Ring continuait penser ? quoi peut-il penser ? Ne peut-on pas essayerde le savoir, dtablir la liaison avec le cerveau ? Ringnavait pas eu le temps de nous dire o se trouvait Turneret dans quel tat. Ne parviendrai-je pas arracher ce se-

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    cret son cerveau ? Si cette exprience russit, je feraidune pierre deux coups : je rsoudrai un intressant pro-blme scientifique et, peut-tre, je sauverai mon ami .

    Lamba ? suggrai-je en souriant. Wagner pensaune seconde, sourit et rpondit :

    Oui, lamba, mais pas labysinne : celle du jeu.Deux gains la suite. Sur le plan scientifique,lexprience me promettait beaucoup de choses extraor-dinairement intressantes, et je me suis mis fivreuse-ment luvre. Mais ce ntait pas une mince affaire. Ilfallait trouver le moyen dentrer en relation avec un cer-veau qui, bien sr, ne pouvait ni voir, ni entendre, voiremme ressentir. Ce ntait, peut-tre, pas plus simple quedentrer en relation avec les Martiens ou les Slnitessans savoir leur langue. Il faut aussi vous avouer queRing, lorsquil tait en pleine forme , ne se distinguaitpas par lesprit. Turner mavait dit une fois que Ringavait t captur par des anthropophages et sen tait tirsauf aprs que deux de ses compagnons de voyage eus-sent t mangs. Cest que, avait expliqu Turnerdun ton badin, les anthropophages, convaincus de labtise de Ring, avaient craint de le dvorer et dtrecontamins par sa stupidit. Car le cannibalisme nest pasn de la faim, mais de la croyance quen mangeant unennemi, on peut sapproprier ses qualits .

    Ainsi, poursuivit Wagner, il me fallait travaillersur un matriau trs difficile. Mais les difficults nemarrtent jamais. Cest ainsi que jai raisonn dans mesrecherches. Pendant lactivit du cerveau, des processuslectrochimiques complexes ont lieu, accompagns delmission dondes lectriques courtes. Jai dj construit,

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    il y a deux ans environ, un appareil laide duquel onpeut percevoir les ondes lectriques mises par le cerveaupensant. Jai mme invent un appareil enregistrant au-tomatiquement la courbe de ces oscillations. Mais com-ment traduire cette courbe en langue humaine ? Il y avaitl des difficults extraordinaires. Je me suis convaincuque la mme pense pouvait se rendre de manire gra-phiquement diffrente selon lhumeur de la personne.Apparemment, il fallait apprendre lire non pas les pen-ses compltes, ni mme les mots spars il fallait sui-vre une autre route : dfinir les lettres avec le cerveau,crer un alphabet spcial selon lequel chaque lettre quepenserait le cerveau donnerait une onde lectrique pr-cise et ne ressemblant pas aux autres, et se refltant parun trac visible sur mon instrument. En un mot, je metrouvais dans la situation dun prisonnier en cellule qui,ignorant lalphabet pnitentiaire, voudrait tablir la liai-son avec les prisonniers de la gele voisine au moyen dulangage frapp.

    Mais tout cela tait encore venir. Avant tout, il fallaittablir si le cerveau de Ring mettait des ondes lectri-ques ; autrement dit, sil fonctionnait intellectuellement , ou si toute sa vie se trouvait danslexistence physique des cellules. Thoriquement, le cer-veau devait penser. Jai fabriqu un appareil rcepteurtrs prcis et lai mis en communication avec lui. Le pro-blme tait que le cerveau mettait une onde lectriquetrs faible. Et afin que celle-ci ne saffaiblisse pas plus en-core en se diffusant dans lespace, jai dcid daccumulerautant que possible toute lnergie lectrique mise. Pourcela, jai couvert le cerveau de Ring dun mince filet m-

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    tallique reli par un fil mon appareil. La bote dans la-quelle se trouvait le cerveau tait isole de la terre. Lesondes lectriques, en atteignant lappareil, devaient tretransmises au sensible appareil enregistreur. La fine ai-guille crivait sur la pellicule mise en mouvement et cou-verte dune vernis spcial. Javais choisi la pelliculecomme matriel idal pour une inscription.

    Oh, si Rescher mavait vu faire ce travail ! Il auraithurl dindignation en voyant un tel sacrilge.

    Wagner se tut, et je le regardai avec impatience,nosant pas troubler dune question le cours de sa pense.

    Oui, poursuivit Wagner, lappareil a inscritlmission des ondes lectriques ; laiguille sest mise tracer sur la bande de mystrieux caractres, ainsi quunsismographe transcrivant les vibrations du sol. Le cer-veau de Ring pensait. Mais ce quil pensait me demeuraitun secret des sept sceaux. Tout ce qui passait sur le rubansimprimait dans mon cerveau. Et jai consacr exclusi-vement mon hmisphre gauche le meilleur demon cerveau au travail de dchiffrage de cette critureinconnue.

    Champollion nen savait pas plus que moi en se met-tant au dchiffrage des hiroglyphes gyptiens, et il estpourtant parvenu les lire. Pourquoi ne dchiffrerais-jepas, moi, les hiroglyphes du cerveau de Ring ? ai-jepens. Mais ils mont rsist longtemps. Ne sachant pasencore lire ces hiroglyphes, je pouvais, pourtant, djtablir que quelques signes se rptaient plusieurs fois. Etce signe, notamment, se rptait souvent :

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    Ce quil signifiait, je lignorais encore. Mais la rpti-tion de signes semblables me donnait dj quelquespoints dappui pour le travail venir. Je regardais les zig-zags sur la bande et rflchissait sur leur signification.Aucune impression du monde extrieur ne parvenait aucerveau de Ring. Il tait plong dans les tnbres et le si-lence ternels, ainsi quun humain sourd, muet et aveu-gle. Mais il pouvait vivre de ses souvenirs. Peut-tre quece zigzag sur le ruban tait le souvenir quil avait de sabien-aime... Supposons que je parvienne dchiffrer ceshiroglyphes. Souvrira pour moi le monde intrieur ducerveau du dernier refuge de lme . Cest trs int-ressant sur le plan scientifique. Mais je poursuivais pr-sent un but non seulement scientifique, mais aussi prati-que : il me fallait demander au cerveau de Ring o setrouvait Turner et dans quel tat. Cela signifiait quil fal-lait avant tout parvenir ce que le cerveau de Ring apprt me comprendre, mais comment faire ? Jai dcid quele moyen le plus simple tait lexcitation mcanique ducerveau. Jai ouvert la bote crnienne et commenc appuyer, dun doigt envelopp de caoutchouc strilis,sur la surface du cerveau, dabord avec de courtes pres-sions, puis de manire plus prolonge. Cela devaitcorrespondre un point et un trait, autrement dit lalettre a dans lalphabet morse. Il se pouvait que Ringne connt pas cet alphabet entirement. Mais il devaitconnatre le point-trait . Jai effectu cette manipula-

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    tion plusieurs fois, avec des pauses, puis je suis pass lalettre suivante de lalphabet allemand. Pour la premireleon, il suffisait que le cerveau se rappelt de quatre let-tres : a, b, c, d.

    En mme temps, jobservais la bande. Pendant ce coursoriginal taient apparus sur le ruban des traits nouveauxet des lignes dune amplitude de vibration bien plus nor-male. Jen conclus que mes signaux, au moins, taientparvenus jusquau cerveau de Ring. Peut-tre quil avaitt effray par les pressions, peut-tre les avait-il peruesdouloureusement. Quoi quil en soit le cerveau ragis-sait. Il ne restait prsent plus qu rpter ces leonstant que le cerveau naurait pas pris conscience quil nesagissait pas dexcitations fortuites. Si seulement il com-prenait ce que je voulais de lui ! Malheureusement, monsingulier tudiant se rvlait un vrai cancre. Turner avaitraison. Je ne voulais atteindre quune chose : que le cer-veau rpondt mon signal point-trait par ondelectrique par un signe sur la bande correspondant limpression sensible donne. Par la suite, en se reprsen-tant telle ou telle lettre ou en reproduisant la sensationcorrespondante cette lettre pendant la pression, le cer-veau recevrait la possibilit de mindiquer spontanmentlettre aprs lettre et, de cette manire, dentrer en conver-sation avec moi.

    Je ne vais pas numrer toutes les tapes de ce travaildifficile et minutieux. Je dirai seulement que mon obsti-nation et mon ingniosit ont t rudement mises lpreuve. Mais la patience et le labeur viennent bout detout. Le cerveau de Ring, au bout du compte, sest mis parler. Aprs quelques jours, Ring a commenc rpter

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    les lettres aprs moi, cest--dire quen pensant elles, ilmettait une onde lectrique dfinie qui se refltait sur labande par un signe prcis. Jai commenc dicter leslettres dans le dsordre, le cerveau les a reproduites exac-tement. Laffaire tait faite. Mais le cerveau comprenait-ille sens des pressions, les reliait-il leur signification litt-rale ? Jai dict le mot Ring et attendu que le cer-veau rpte ce mot lettre aprs lettre. Mais, ma grandesurprise, cest linscription moi qui apparut sur labande. Ring, apparemment, rpondait : Oui, Ring cest moi . Cette rponse ma tellement rjoui qu cetteminute, jtais prt admettre la pense que les anthro-pophages staient tromps dans leurs calculs en refusantle cerveau de Ring. Il se rvlait plus intelligent que je nelavais suppos. La suite a t plus simple. Encore quel-ques essais, et je pouvais me mettre la conversation. Jenenviais plus les lauriers de Champollion, bien que per-sonne ne st rien de mes succs. Je dsirais, simultan-ment, savoir au plus vite o se trouvait Turner, et ce quepensait, ressentait le cerveau de Ring. Cependant, les in-trts dune personne humaine vivante devaient se tenirau premier plan. Et jai pos au cerveau la question surTurner. Laiguille sest mise bouger sur la bande. Lecerveau menvoyait un tlgramme : Turner est vivant.Nous avons t surpris dans la valle par laverse tropi-cale . O a ? ai-je tlgraphi au cerveau enimprimant du doigt des points et des traits.

    Le cerveau mindiqua assez prcisment litinraire, eten suivant ses indications, nous avons atteint ce camp. Allez au nord jusqu Adoua, marchez un peu moinsde sept kilomtres, prenez vers lest... ctait la direc-

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    tion principale. Mais plus loin... Hlas, si Ring et t vi-vant, il aurait su, probablement, nous mener jusquaulieu. Mais expliquer o se trouvait Turner, il naurait paspu lexpliquer plus qu prsent. Une haute amba. Desprcipices tombant pic. Un col profond... Des milliersdambas et de gorges correspondaient sa description.Jai fait limpossible pour forcer le cerveau de Ring parler une semaine aprs sa mort, et pourtant je nepouvais recevoir du cerveau les informations quimtaient ncessaires. Jai lutt avec lui des heures enti-res. Le cerveau, vraisemblablement, se lassait, car pen-dant un moment il ne me donnait plus de rponses mesquestions ; puis il me posa lui-mme une question qui metroubla :

    Et moi, o suis-je et que marrive-t-il ? Pourquoi fait-il noir ?...

    Que pouvais-je lui rpondre ? La parcelle du corps deRing, apparemment, continuait se considrer entire.Dire aux restes de Ring quil tait mort depuis long-temps, quil ne restait de lui quun cerveau, je le crai-gnais. Peut-tre cette rponse choquerait-elle la cons-cience de Ring, son cerveau ne pourrait supporter cettepense et il perdrait la raison. Et jai dcid de ruser deremplacer la rponse par une question. Que ressentez-vous ? ai-je demand au cerveau, ainsi quun doc-teur. Et le cerveau se mit me parler de ses impres-sions. Il ne voyait pas, nentendait pas. Lodorat et legot lui faisaient aussi dfaut. Il ressentait les variationsde temprature. Sa tte gelait de temps en temps(Vous savez que les nuits en Abyssinie sont parfois assezfroides, et la diffrence des tempratures diurne et noc-

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    turne atteint trente degrs et plus. Bien que jai prservle cerveau des influences extrieures de la tempratureavec son crne artificiel, il en ressentait tout de mmeles fluctuations). Le cerveau ressentait aussi quand je luipressais sur le sinciput. Cest ainsi quil le dit : Quelquun mappuie sur le sinciput . Est-ce doulou-reux ? ai-je demand. Un peu. Comme si mes piedssengourdissaient .

    Vous pouvez vous imaginer, comme cela tait intres-sant ! Car cest dans les lobes suprieurs de la substancecorticale du cerveau que se trouvent les nerfs dirigeant lesmouvements et transmettant les sensations aux parties in-frieures du corps jusqu lextrmit des pieds. Ainsi, jaieu la possibilit de passer en revue toutes les zones ducerveau en vrifiant dans lesquelles taient localises tel-les ou telles sensations.

    Wagner prit un livre sur ltagre, louvrit et me mon-tra un dessin.

    Voyez, les centres nerveux sont ici reprsents. Jaipress diffrentes circonvolutions et scissures et demandau cerveau ce quil ressentait. Je vois une lumire trou-ble , a rpondu le cerveau lorsque jai commenc presser le centre visuel. Jentends du bruit , a-t-il r-pondu la stimulation de son nerf acoustique. Car voussavez que chaque nerf rpond aux diverses stimulationsavec une seule raction : le nerf optique transmet au cer-veau la sensation de la lumire, quelquen soit le stimula-teur la lumire, la pression, le courant lectrique. Il enva de mme pour les autres nerfs. Il ny avait riendtonnant ce que mes pressions provoquassent dans lecerveau la reprsentation tantt de la lumire, tantt du

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    bruit selon le centre que jirritais. Un champ immensepour les observations souvrait moi.

    Cependant, quoi pensait le cerveau tout ce temps ?Voil ce qui moccupait. Jai pos cette question au cer-veau et, mon grand plaisir, il ma rpondu dassezbonne grce. Ring se souvenait de tout ce qui lui taitarriv (le cerveau de Ring tait tout le temps convaincuque Ring tait vivant). Ainsi, il ma racont comment ilstaient partis Turner, Ring et le guide au Tigray,comment ils avaient dcid de descendre dans le profondcanyon o ils avaient t surpris par la pluie inattendue.Les flots dchans les avaient emports travers le ca-nyon. Ils ont heurts brutalement plusieurs fois les re-bords escarps de la roche et, enfin, ont t entrans versle barrage dune grande valle. Les roseaux qui avaientpousss au fond retenait les dchets, les branches et lesarbres entiers apports par le torrent, formant une digueimmense. Les voyageurs se sont emptrs dans cettemasse. Il fallait se sortir de l cote que cote avant queleau ne rompt la digue et ne roult plus loin avec unefurie plus forte encore. Atteindre la berge tait impossi-ble. Leau bouillonnait, cumait ; branches et bois mortentravaient bras et jambes. Et leau ne cessait de monteret roulait dj travers la crte du barrage. Cest alorsque Turner a cri ses camarades que lunique moyen desen sortir tait descalader le barrage et de se jeter en bas,puis de courir sur un lieu lev avant que leau ne rempltltendue en dessous du barrage. Cest ce quils ont fait.Avec la plus grande peine, ils ont franchi la digue et ontdgringol dune hauteur de dix mtres. Ils sont tombssur des rochers effils. Le guide sest fracass la tte et a

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    t emport par le torrent coulant derrire le barrage,Turner sest cass la jambe et sest tran jusqu la bergeavec une peine immense, et Ring seul sen est tir sansdommage. Tous les deux sont parvenus atteindre unarbre frle couch sur la haute terrasse dune amba. Tur-ner sest couch, et Ring est parti chercher de laide Addis-Abebe. Il a effectu toute la route sans encombreset ntait plus qu dix kilomtres de la ville, quand desbrigands ont lch un rocher sur lui et lont bless latte. Mais Ring, ouvrant les yeux aprs sa syncope, a euassez de force pour parvenir jusqu Rescher. Il est alorstomb en perdant connaissance. Puis il est revenu lui,nous a vus, Rescher et moi, nous a dit quelques mots, etsest nouveau vanoui.

    Et aprs ? ai-je demand avec intrt. Ensuite, a rpondu le cerveau, jai repris connaissance. Maisje ne voyais ni nentendais plus rien. Javais limpressionquon mavait jet dans un cachot obscur, pieds et jambeslis. Il ne me restait rien de plus que de me souvenir detoute ma vie. Cest dans ces souvenirs que jai pass letemps...

    Jai demand plusieurs fois au cerveau de Ring de medcrire prcisment le chemin vers le canyon o la pluieles avait surpris ; mais Ring, comme auparavant, ma ex-pliqu dune manire si confuse que jai dsespr detrouver mon ami selon ces indications. Ah, si je pouvaisvoir, je vous y aurais conduit , dit le cerveau. Oui, silpouvait voir et entendre, laffaire irait bon train. Ne par-viendrai-je pas rsoudre ce problme ? Le cerveau nepouvait percevoir que la sensation confuse de la lumireavec une pression sur son nerf optique, ainsi que nous

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    ressentons des taches et des cercles rouges lorsquonpresse le globe oculaire travers la paupire ferme. Maisce nest pas la vue. Comment donner un cerveau unevraie vue ?

    Un plan ma occup pendant quelques heures. Je medemandais sil ntait pas possible de transfrer le cerveaude Ring la place de celui de quelque animal. La diffi-cult de cette opration ne ma pas dcontenanc.Jesprais coudre tous les nerfs, les vaisseaux, et ctera,si seulement... je trouvais un rcipient la taille conve-nable pour le cerveau de Ring. Voil o tait tout le pro-blme. Jai pass en revue le volume et le poids de diff-rents animaux en les comparant au cerveau de Ring. Lecerveau de Ring pesait mille quatre cents grammes. Lecerveau dun lphant pse cinq mille grammes. Hlas, lecrne dun lphant est un rcipient trop grand pour lecerveau dun humain. Celui de la baleine pse deux millecinq cent grammes. Cest plus prs de notre affaire. Maisje navais pas de baleine sous la main. Et quaurait faitune baleine parmi les ambas de lAbyssinie ? Et tous lesautres animaux ont un cerveau trop petit en comparaisonde celui de lhumain : le cheval et le lion six centsgrammes, la vache et le gorille quatre cent cinquante,les autres singes encore moins, le tigre seulementdeux cent quatre-vingt-dix, le mouton cent trente, lechien cent cinq grammes. Il aurait t trs intressantdavoir un lphant ou un cheval avec le cerveau deRing. Il aurait alors, sans doute, trouv le chemin jusqula valle. Mais cela, malheureusement, est difficilementralisable. Le problme est trs intressant et peut-tre fe-rai-je un jour une telle opration. Mais pour linstant,

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    pensai-je, il me faut atteindre le but, si possible dunemanire rapide. Et voici ce que jai imagin...

    Wagner se leva, sapprocha du rideau sparant le coinde la tente et, aprs avoir soulev le pan du rideau, dit :

    Voulez-vous entrer dans cette partie de mon labora-toire ?

    La lumire ne perait dans ce coin qu travers lagrosse toile de tente, sous laquelle rgnait la pnombre.Je vis le cerveau pos sur une caisse, contenu dans uneenveloppe transparente jauntre et couverte dune clochede verre. Sur une autre caisse, il y avait un grand rci-pient rempli dun liquide, et au fond de celui-ci repo-saient deux grands yeux. Des fils sortaient des globes.

    Ne les reconnaissez-vous pas ? demanda Wagneren souriant. Ce sont les yeux de la vache dhier. Quoide plus simple ! Je prends lextrmit de ce nerf et lecouds au nerf optique du cerveau de Ring. Lorsque lesnerfs de la vache et de Ring seront raccords, le cerveauverra nouveau la lumire en utilisant lil de la vache.

    Pourquoi un seul il ? demandai-je. Ne lui endonnerez-vous donc quun ?

    Oui, et voil pourquoi. Notre vue est constitue demanire plus complexe que vous ne semblez limaginer.Le nerf optique ne transmet pas seulement au cerveaudes reprsentations visuelles. Ce nerf effleure toute unesrie dautres nerfs, en particulier ceux qui contrlent lesmouvements musculaires et ceux de la parole. Avec unetelle complexit, ajuster la vue des deux yeux est une t-che extraordinairement difficile. Et le cerveau de Ring neserait pas en tat de bouger loeil dans toutes les direc-tions et deffectuer la focalisation des deux yeux. Il suffit

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    quil puisse matriser cet organe en ralisant la focalisa-tion. Bien sr, sa vue sera imparfaite. Il me faudra tenirlil et le diriger, ainsi quune lanterne, aux alentours,mais le cerveau pourra reconnatre le terrain et donnerses indications par le moyen aussi imparfait de lalphabetMorse. Cela nous causera de lembarras. Et Rescher nefera que nous gner. Il se peut mme quil nous nuise.Allons donc, il croit en limmortalit de lme, et sou-dain, lme de son ami dans cette prison ! Voici commentjai dcid dagir son sujet. Je lui dirai que jai reconnulinutilit de poursuivre les recherches de Turner et luiproposerai de rentrer chez lui ou daller o bon lui sem-blera. Je suis certain quil mabandonnera volontiers etquil partira. Jaurai alors les mains libres, si seulementvous consentez maider.

    Jacceptai avec grand empressement. Et bien, voil qui est excellent, dit Wagner.

    Jespre que le cerveau de Ring aura recouvert la vuedemain matin. Un procd de mon invention pour acc-lrer le processus de cicatrisation des tissus... Dici-l,Rescher aura probablement dcamp et nous partirons la recherche de notre ami. Je vous prie dtre prt partirtt demain matin.

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    4. Un guide singulier

    Au matin, jtais dj dans la tente de Wagner. Il vint ma rencontre avec son habituel sourire cordial et quelquepeu malicieux.

    Tout sest pass comme prvu, me dit-il aprsmavoir salu. Monsieur Rescher a exprim la dsola-tion sincre convenable la situation, a soupir, et en unclin dil, sest consol et sest aussitt mis en route. minuit, il ntait dj plus l. Quant moi, je nai pasnon plus perdu mon temps, voyez donc.

    Du front du cerveau mergeait un gros il de va-che. Il tait braqu sur moi, et cela meffraya mme unpeu.

    Je garde lautre il au cas o. Il est conserv dansun liquide spcial et il ne se dtriorera pas.

    Mais celui-ci voit-il ? demandai-je. Certainement, rpondit Wagner. Il commena

    appuyer vivement sur le cerveau (la cloche de verre avaitt te) et regarda ensuite la bande.

    Voyez, dit Wagner en sadressant moi, jaidemand au cerveau ce qui se trouvait devant lui, et il aplutt exactement dcrit votre apparence. prsent nouspouvons nous mettre en route.

    Nous dcidmes de partir tout fait dlests, sansmme guides ni porteurs. Quauraient-ils pens la vuede lil de vache qui dirigeait lexpdition ! En cas derencontre avec les autochtones, Wagner tait parvenu

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    camoufler la bote dans laquelle se trouvait le cerveau, nelaissant quune petite ouverture pour lil. La bande en-registrant les tlgrammes du cerveau dfilait et nouspermettait de vrifier si nous allions dans la bonne direc-tion. Ring ne nous avait pas tromps : il se rvlait avoirune mmoire visuelle assez bonne. Et sil ntait pas dansltat de dcrire la route verbalement, il tait prsent unguide plutt correct. La possibilit de voir des lieuxconnus, apparemment, faisait plaisir au cerveau lui-mme. Il nous dirigeait de trs bonne grce.

    Tout droit... gauche... Encore... Descendez... Ce nest pas sans peine que nous descendmes dans le

    profond canyon. Les pluies estivales taient dj passes.Il ny avait plus deau au fond, mais il y rgnaitlinsoutenable puanteur des cadavres danimaux en d-composition et des plantes pourrissantes. cause decette odeur ftide, les habitants des montagnes ny des-cendent jamais.

    Le barrage tait ici , signala le cerveau. Du bar-rage dune hauteur de dix mtres, il ne restait rien, sinondes ordures jonchant le fond aride. Nous sommes entrsdans la grande valle. On aurait dit que des dizaines deruisseaux et de rivires de montagnes se rencontraient ici,ne dbordant quau moment des pluies et dtrempant lesmontagnes.

    Avant de parvenir jusquau village, il nous fallut passerune parcelle de fort avec une vgtation si abondanteque nous fmes contraints de faire un dtour de quelquesdizaines de kilomtres. Les lphants eux-mmes mmese cassent parfois les dfenses dans ces ddales.

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    Finalement, nous trouvmes le professeur Turner dansun pauvre village abyssin, dans une hutte qui ne le pr-servait ni du vent ni de la pluie. Heureusement, le tempstait doux et Turner ne souffrait pas de lhumidit et dufroid. Il se sentait bien, mais marchait encore avec peine.Il fut trs surpris et rjoui de larrive de Wagner.

    Et Rescher, et Ring, o sont-ils ?Heureusement, Ring ne pouvait pas entendre, et

    Wagner parla un Turner sans prjugs de notre guidesingulier. Turner hocha la tte, resta pensif, puis se mit rire.

    Vous seul, Wagner, tes capable de tours pareils ! dit-il, en donnant des tapes sur lpaule de son ami. O est-il ? Montrez-le moi.

    Et lorsque Wagner dcouvrit lil de vache qui regar-dait depuis la bote, Turner le salua, et Wagner tlgra-phia au cerveau les salutations de Turner.

    Que marrive-t-il ? demanda le cerveau de Ring Turner, mais Turner ne pouvait pas non plus expliquer Ring son trange tat.

    Voil tout. Le professeur Turner, Wagner et moi-mmearrivmes en Europe ensemble. Rescher tait arriv avantnous. Excusez-moi : joubliais de faire mention dun au-tre compagnon de voyage. Le cerveau de Ring vint aussiavec nous. Nous nous sparmes de Turner Berlin.Pendant nos adieux, il promit de ne parler personne ducerveau de Ring.

    Ce cerveau, ce quil semble, se trouve encore dans lelaboratoire moscovite du professeur Wagner. En tout cas,dans sa dernire lettre que jai reue il ny a pas plus dunmois, Wagner mcrivait :

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    Le cerveau de Ring vous envoie le bonjour. Il est enbonne sant et sait dj quil ne reste de Ring que le seulcerveau. Cette nouvelle ne la pas choqu autant que jelattendais. Cest mieux que rien , voil ce que lecerveau ma rpondu. Jai fait beaucoup dobservationsextraordinairement prcieuses. Entre autres, les cellulesdu cerveau ont commenc grandir. Et prsent, le cer-veau de Ring ne pse pas moins que le cerveau dunebaleine. Mais cela ne la pas rendu plus intelligent...

    Wagner a crit sur ce rcit :

    Non seulement les tissus, mais aussi les organes en-tiers retranchs du corps humain, peuvent vivre et mmegrandir. Les savants (Brown Squard, Carrel, Kravkov,les docteurs Brioukhonenko et Tchtchouline et dautres)ont ranim des doigts, des oreilles, des curs et mme latte dun chien. condition de les nourrir de sang oubien dune solution la composition chimique proche decelle du sang, appele solution physiologique, les tissus etles organes peuvent vivre trs longtemps, les tissus mme pendant quelques annes. Cest pourquoi la r-animation dun cerveau est une chose scientifiquementparfaitement admissible. Mais je doute quon russisse entrer en conversation avec un tel cerveau. Le cerveau etles nerfs en activit mettent effectivement des ondeslectromagntiques. Cela a t indiscutablement tablipar les travaux des acadmiciens Bekhterev, Pavlov etLazarev. Cependant, nous navons pas encore appris

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    lire ces ondes. Voici ce qucrit lacadmicien Lazarev ce sujet dans un de ses travaux :

    Pour linstant, nous pouvons seulement affirmer queles ondes existent, mais nous ne pouvons pas rigoureu-sement lucider leur rle . Jaurais t trs heureux deparvenir ranimer le cerveau de Ring et entrer enconversation avec lui, mais, malheureusement, cette pos-sibilit nest rien de plus quune prvision scientifique.

    Wagner .

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    Texte tabli par la Bibliothque russe et slave ; dpo-s sur le site de la Bibliothque le 5 mai 2013.

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