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Belleville. Scènes de la vie populaire

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BELLEVILLE

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DU MÊME AUTEUR

LES ÉQUIPES SOCIALES, en collaboration avec Pierre Deffontaines, Pierre Tézenas du Montcel, Robert Lambry (Éditions de la Revue des Jeunes).

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LES "ÉCRITS" SOUS LA DIRECTION DE JEAN GUÉHENNO

BELLEVILLE PAR

ROBERT GARRIC

A PARIS BERNARD GRASSET, ÉDITEUR

M C M X X V I I I

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CET « ÉCRIT », LE SEPTIÈME DE LA COLLECTION ET LE DEUXIÈME DE L'ANNÉE MIL NEUF CENT VINGT-HUIT, A ÉTÉ TIRÉ A TROIS MILLE SEPT CENT SOIXANTE-DIX EXEMPLAIRES DONT : VINGT ET UN EXEMPLAIRES SUR ANNAM DE RIVES, NUMÉROTÉS ANNAM 1 à 15 ET I à VI ; QUATRE-VINGT-QUINZE EXEMPLAIRES SUR VÉLIN PUR FIL LAFUMA, NUMÉROTÉS VÉLIN PUR FIL 1 à 85 ET I à X ; ET TROIS MILLE SIX CENT CINQUANTE EXEMPLAIRES SUR VÉLIN BOUFFANT, NUMÉROTÉS 1 à 3300 ET SERVICE DE PRESSE I à CCCL; ET EN OUTRE DIX EXEMPLAIRES SUR VÉLIN PUR FIL CRÈME LAFUMA, NUMÉROTÉS L. H. C. I à L. H. C. X.

EXCEPTIONNELLEMENT IL A ÉTÉ TIRÉ DIX-SEPT EXEMPLAIRES SUR HOLLANDE NUMÉROTÉS 1 à 15 ET I ET II, TIRÉS

SPÉCIALEMENT POUR LES BIBLIOPHILES DU NORD.

Exemplaire 819

Tous droits de'traduction, de reproduction et d'adaptation réservés pour tous pays.

Copyright by Bernard Grasset 1928.

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A MES AMIS, OUVRIERS, ÉTUDIANTS, EMPLOYÉS,

DES ÉQUIPES SOCIALES,

CE LIVRE

QUE JE LEUR DOIS, QUE JE LEUR RENDS.

R. G.

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Ceci n'est pas un livre, mais un témoignage. J'ai trop souvent entendu parler du Peuple

par ceux qui ne le connaissaient pas; j'ai lu trop d'articles ou de livres, de panégyriques ou de réquisitoires, que dictait la seule passion de parti, non la connaissance qui vient de l'habitude et du cœur.

Je dirai seulement ce que j'ai vu, ce que j'ai entendu. La politique n'a rien à faire ici, non plus qu'aucune passion partisane.

J'ai connu le Peuple, je l'ai aimé, et je dirai pourquoi.

Qui pourrait parler pour lui, sinon lui-même ? Mais le Peuple ne parle pas. Soit qu'il ait du mal à voir clair dans ses complications, soit qu'il n'éprouve pas le besoin de se livrer.

Et comment se reconnaîtrait-il dans ces images d'Epinal, où il nous est présenté à gros traits, en tableaux violemment colorés, et qui ne sont que des caricatures ?

Pour parler de lui, il faut vivre auprès de lui, il faut l'aimer, entrer dans le secret de sa vie.

Comme beaucoup de mes camarades, je ne l'ai découvert que pendant la guerre, où la fra-

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ternité était vraie et permettait enfin de se comprendre. Dans ce rapprochement, j'ai éprouvé mille fois sa vertu, sa générosité, sa puissance de fidélité et d'affection; j'ai su sa patience, et j'ai connu sa grandeur.

J'ai su en particulier d'expérience quel rafraî- chissement, quelle abondance de vie il apportait à notre culture desséchante, à notre analyse vaine; combien, à le fréquenter, on reprenait goût à tout ce qui est vivant dans le monde, aux hommes et aux idées : le Peuple nous aide à croire et à aimer.

Depuis, j'ai travaillé bien des soirs avec ces jeunes hommes du Peuple, auxquels va mon livre, admirables de patience tenace, d'ardeur à savoir, de don d'eux-mêmes. Et dans cette confiance, dans cette amitié, j'ai trouvé une des grandes joies de la vie, en même temps que dans leur cœur une des grandes sources d'espoir pour mon pays.

Aujourd'hui, témoin fidèle, je voudrais seu- lement dire ce qu'ils ne diront jamais, — ce qui est, ce que le monde ignore, — ce qui pourtant est d'un tel prix que la connaissance en peut importer pour nous tous...

J'ai voulu faire un portrait du Peuple. J'en- tends déjà se récrier les sages « Le Peuple ? Quelle utopie ! Quel rêve à la Jean-Jacques !... » Le connaissez-vous, vous qui parlez ainsi ? — Et si, d'aventure, j'avais mis l'accent sur ce qu'il

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a de plus noble, la Justice ne serait-elle pas satis- faite, après tant d'attaques injustes, de calomnies, de mensonges.

D'autres me diront, plus avisés : « Le Peuple, oui, sans doute. Mais vous nous en montrez l'élite. » — Prétendez-vous réformer notre monde autrement que par l'élite, et n'est-ce pas à connaître l'élite ouvrière que devraient s'appliquer tous ceux qui aiment le Peuple et songent à l'avenir du Pays ?

Au surplus, je n'ai voulu qu'inciter à réflé- chir; poser des questions, — et forcer les scep- tiques à aller voir par eux-mêmes, à revenir porter à leur tour lémoignage...

Comme le pêcheur jette sa drague au fond de l'eau, et ramène sur le sable de la plage les algues, les herbes, les plantes marines, et les coquillages luisants, nacrés, aux nuances changeantes et si vite évanouies, — ainsi j'ai jeté mon filet au gouffre du souvenir. J'aurais tout voulu rap- porter, les mots entendus, les traits ignorés, les dévouements, les misères et les joies, — et ce qui se dépose au plus intime de nous, après une heure de découverte et d'intimité. Puisse l'air libre ne pas trop confondre ces nuances fragiles, ces mouvements de l'âme, qui craignent le grand jour, et pourtant expriment le meilleur de nous. Puissions-nous, approchant le coquillage de l'oreille, y entendre encore la rumeur de la mer.

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CHAPITRE PREMIER

NEUF ANS APRÈS

« T'en souviens-tu ? C'était ce soir où » C'est peut-être la centième fois que ce mot

nous vient aux lèvres, dans ce café de la rue de Belleville, devant ce flot de promeneurs. Nous sommes là depuis une heure à nous souvenir. La nuit sera venue que nous nous souviendrons encore.

On ne réveille pas ainsi tout ce qui dormait dans le cœur depuis si longtemps sans être pris par ce passé qui remonte. On est la proie des paysages, des moments anciens, des noms qui vous plongent tout d'un coup dans une rêverie. Le passé vit, et vous vous retrouvez.

Il y avait si longtemps que nous ne nous étions pas vus, André Jacquemin et moi. Neuf ans depuis cet adieu à la gare de Metz en fé- vrier 1919. Je quittais la section, il y restait quelques mois encore. Et dans ce serrement de mains, nous mettions la certitude d'une

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fidélité, — nous avions été fidèles, — et d'un prochain revoir : il nous avait fallu attendre ce soir-là.

Je rentrais à Paris. Mon premier geste était de retrouver l'ami d'autrefois.

Nous nous étions connus en Lorraine, dans les Vosges, pendant ces longues heures où tenait tout l'ennui de la guerre et aussi tout le grand secret de confidence et d'amitié qu'elle avait mis au cœur des hommes. Même âge alors, vingt-deux ans, mêmes goûts profonds, sinon mêmes métiers : il était électricien, j'étais étu- diant, et nous avions appris ensemble, — comme beaucoup d'autres l'ont su alors, — qu'il n'est rien de plus commun entre les hommes qu'un certain goût de la probité, de la valeur hu- maine, de la grandeur.

Tout à l'heure, il m'avait introduit dans sa famille ; et j'avais abordé cette famille d'André, ceux qui aimaient André et que je ne connais- sais pas, avec une sorte de timidité, de crainte. Quelle douce surprise, quelle chaleur d'amitié ! Loin d'être l'étranger, je me sentais reconnu, admis au groupe familial ; les récits d'André hantaient les mémoires, les photos accrochées au mur ou sorties du tiroir parlaient pour moi, parlaient pour nous. Le père, un rude char- retier à la figure tannée et loyale, m'avait seu- lement dit en me prenant la main : « Je sais ce que c'est, allez, je vous comprends.

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Les amitiés de ce temps-là, c'est sacré. » Et nous étions sortis, pris du désir de nous

retrouver comme autrefois, de nous souvenir. Dans un regard, nous avions su qu'entre nous, rien n'était changé, — qu'à la minute même où nous pourrions parler, nous nous retrouve- rions à l'instant précis de la dernière rencontre, — nous enchaînerions. Seulement, pour cela, il fallait être seuls.

A ceux qui se souviennent de ces heures pousse un invincible besoin d'écarter pour un temps le présent, de s'isoler de ceux qui n'ont pas vu ces choses, à qui ces mots, ces noms ne disent rien. Oui, se mettre à part, pour retrouver à l'évocation de ces seuls noms : « Donjevin, Vauthiermont... » le même, oui, le même sourire ou la même songerie ou le même petit coup au cœur.

« Te souviens-tu encore ? » On s'est longtemps promené sur une route

brûlante, poussiéreuse, on a croisé les passants, on s'est heurté aux murs de clôture, aux grilles d'enclos, et tout d'un coup, par une brèche dans le feuillage, la mer entre toute entière et s'épanouit. Ainsi, dans ce tohu-bohu, cette brusque confusion du dimanche bellevillois, par brusques bouffées, à l'appel de certains noms, la guerre entre toute et fait frémir en nous jusqu'aux racines les plus vieux souve- nirs.

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C'est incohérent, le passé qui revient par bribes, par morceaux, le souvenir qui remonte. Des mots... en apparence sans suite, qui fixent un décor, un paysage. De pauvres mots qu'on ne savait plus, et qui jaillissent, tout d'un coup, chargés de tous nos souvenirs. Ils se pressent aux lèvres : on dirait qu'on a peur d'oublier, de ne pas avoir le temps de tout retrouver : « Le 28 mai... tu sais, le vaguemestre de la section...

Les gaz... Et Prinsard qui ne revenait pas... Tu te souviens de ce soir où il nous en a

chanté une si belle, une de son pays. — Oui, je me souviens. »

Et peu à peu, à travers les mots, les phrases brèves, les souvenirs, c'est l'émotion confuse et forte, brouillée encore, de retrouver, vous prenant à la gorge, tout ce temps passé, si différent du nôtre, — que nous ne pouvons aimer, puisqu'il était le temps de la guerre, mais qu'il nous faut bien chérir, comme le temps des grands élans de l'âme, des belles heures de l'amitié.

Comme tout cela semble loin, reculé par le présent trouble, comme cela a été pur ! Ah non ! ceux qui se retournent vers ce temps, qu'on ne croie pas surtout qu'ils en regrettent la vio- lence, les gestes cruels, — mais bien ce souvenir d'un vaste compagnonnage de tous les hommes de France, attelés à la même besogne, — un

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tir, une corvée, et ce salut du sol, n'importe, la même besogne, — unis dans un même amour, que ce soit celui de sa pièce ou de sa section, — isolés du même isolement, grelottant de la même misère, — et sentant dans ce creuset que tout ce qui auparavant les divisait, poli- tique, partis, n'était rien, à côté de ces mêmes sources de douleur et de joie, — découvrant l'humain.

Comment oublier la première rencontre, et ce je ne sais quoi de soi que l'on ne savait pas et qui tout d'un coup s'est levé, plus fort que tout le reste, balayant tout le reste. La pre- mière rencontre de caserne — et pourquoi se souvenir des détails médiocres, ridicules ? — quand, ce qui bouleversait, c'était d'abord de se sentir si pareil à son compagnon de cham- brée, Guichard, le plâtrier, Crimèche, le char- retier. La veille, on ne savait pas ces ressem- blances, on se côtoyait sans se tendre la main, tout le réseau des conventions, des préjugés nous séparait. Aujourd'hui, « tu m'es si pareil. Comment ne t'ai-je pas connu ? Et comment ne pas croire à jamais qu'au fond de cette hor- reur, cette heure qui nous réunit aura au moins ceci pour nous de bon et de sacré qu'elle nous arrache nos masques et nous met la main dans la main... »

Dans cette bruine, les souvenirs se fixent, se précisent. Des morceaux de passé se dé-

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tachent, lumineux sur un écran gris. Cela se présente comme des films de cinéma, avec presque ces titres qui précèdent le film, — « la ballade au poste éloigné par la route des sapins, dans la bonne odeur du printemps. On a causé ce jour-là... La visite à l'hôpital où Sirieix était malade... Et ce jour où la pièce dans la terre grasse de Lorraine semblait enlisée pour toujours... Et la représentation qu'ont donnée les chasseurs au repos... » Autant de vues qui défilent.

Les camarades, comme ils sont loin, comme ils sont près ! « Les as-tu revus ? — A qui as-tu écrit ? Moi j'ai des lettres régulièrement de Noyel, tu sais, Noyel, de Boulogne. » Si je m'en souviens de Noyel, — tête carrée, trapu, rural, solide et si bon garçon, qui faillit faire des bêtises et repartir dans la coloniale par coup de tête un an après la guerre. — « Alors, Noyel, il va bien ? — Marié, deux enfants. » Dieu ! comme ce serait drôle de le revoir ainsi aujourd'hui. Et nous rions ensemble, nous n'imaginons pas Noyel père de famille, avec sa femme et ses enfants. Quelle tête ferait-il, si nous arrivions chez lui aujourd'hui ? Bah ! le premier moment passé, il ferait comme nous.

« Et Manuel l'anarchiste ? Qu'est-ce qu'il peut bien être devenu ? Un si bon type. Toujours prêt à rendre service, à prendre vos ennuis, à causer, et avec ça, jovial, aimant le vin

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et les chansons, bon copain tout à fait... « Et le tailleur ? Ah ! celui-là, c'est plus qu'un

nom, plus qu'un souvenir, c'est toute l'histoire d'une douleur. Le tailleur était un pauvre gars de Vendée, qui n'était pas heureux, qui avait bien des misères à son foyer. Et quand il songeait à tout ce qui l'attendait au retour, à ses enfants, à son tourment, un gros sanglot se retournait en lui qui n'arrivait pas à crever. Tout rentré, tout timide, portant sa douleur comme un chien baisse la tête, — et si fier que jamais les mots ne lui sortaient des lèvres. Cela faisait bien des heures d'insomnie, de pensées mauvaises, ressassées. Avec ça, une vieille bles- sure qui n'allait pas. Nous causions parfois dans la petite baraque où il travaillait pour la section. Je l'aimais bien, le tailleur, — un des rares que j'aie vus dont je crois bien qu'il n'aurait pas beaucoup tenu à revenir.

Nous parlons d'Adolphe, ce garçon orgueil- leux qui n'avait pas voulu faire amitié, avait traversé la guerre sans rien comprendre...

« N'empêche que si aujourd'hui il me ren- contre avec son auto, il m'éclabousse. On l'a eu, le frère ! à présent, c'est lui qui nous a. Heureusement, on ne s'est pas battu pour ça, ce serait trop moche. »

C'est le premier mot amer qui tombe. Un peu de la grande déception y est enfermé. Puis rebondit le souvenir.

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« Ce n'était pas comme Halfland. Ah ! celui-là, c'était un chic type, un vrai ! Aussi riche que l'autre, plus instruit, travailleur, et qui com- prenait la vie. Pas un comme lui pour aller faire une corvée à votre place, prendre la garde pour vous, si vous étiez fatigué. On aimait à être avec lui, à causer. — Et Toutouille ? »

Toutouille, que tout le monde à la section chérissait, était une gouape d'un faubourg de Lille, tignasse ardente, ébouriffée, yeux d'émou- chet, nez retroussé et guilleret, qui fatalement faisait de tout képi en quelques heures une sorte de casquette tortillée, rageuse et qui avait une manière de vous regarder de guin- gois avec quelque chose d'ironique qui vous attachait du premier coup. Il était le boute- en-train de la section, chantait le Petit Quinquin avec des grimaces à lui, à dérider les plus moroses, et savait comme pas un imiter le cri des bêtes et le chant des oiseaux, alertant la section au repos du cri d'un coq trop matinal, ou surprenant les civils du cantonnement avec les trilles du rossignol en décembre.

Toutouille, — l'aventure était extraordinaire et résumait bien des histoires de la guerre, Toutouille qui se moquait de tout et de tous, prêt à se faire tuer avec la blague au coin de la bouche, s'était pris d'une admiration sans bornes et d'une grande affection pour Paul Halfland. Ce grand garçon posé, régulier, aux

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yeux bien nets, au regard bien clair, qui ne lui refusait point ses cigarettes, était toujours de bonne humeur, et lui avait, un jour, de sa main, refait, à lui Toutouille, un pansement qui tom- bait, avec des précautions encore, avait con- quis son cœur. Tout un drame s'en était suivi

Toutouille aimait boire. Il aimait la bistouille, le vin, tout ce qui donne chaud au cœur. C'était même son plus grave défaut, il se minait à petit feu. Alors, Paul Halfland était entré dans sa vie, il avait commencé par un brin de morale, — Toutouille avait écouté, mi-blagueur mi-docile, — l'affection était venue et Halfland avait insisté. Toutouille avait été consterné entre ces deux affections, son cœur chancelait. Et puis, avec déchirement, il s'était arraché au cabaret, et quand la tentation devenait trop forte, il allait trouver Halfland qui savait ce que cela voulait dire, avec de bons yeux de chien soumis : car il avait, pour regarder son grand ami, un regard tout changé, admiratif et attendri, qui étonnait chez lui et révélait le vrai cœur du voyou, que personne n'avait jamais aimé.

Toutouille était devenu sage depuis qu'il avait connu Paul Halfland ; il lui racontait ses histoires, sa pauvre vie, — pas de mère, le père ivre tous les soirs... Petit enfant, quand il rôdait dans le faubourg, souvent sans aller à l'école, il trouvait sa vie, sa pitance de midi,

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comme il pouvait, ayant autant de moyens que Panurge pour improviser ses repas. Le soir venu — il n'avait pas dix ans — il atten- dait le père ivre pour le déshabiller, le mettre au lit... C'était tout ce que Toutouille avait connu de la vie. Sans amertume, sans trop de ran- cœur, Toutouille n'attendait rien du sort que de mauvais coups ; son cœur s'était fermé, ne sachant pas même ce que c'était qu'aimer. Et tout d'un coup, cet Halfland, qui était bon pour lui, avait tout pris, tout emporté. Tou- touille se serait fait tuer pour lui avec joie.

Halfland l'aimait aussi. Sa belle nature géné- reuse ignorait jusqu'à ce jour qu'il y eût tant de misère dans le monde, et lui aussi se confiait, parlant volontiers. Rien n'était touchant comme de les voir ensemble, — Toutouille devenu sé- rieux pour écouter son grand ami, Halfland redevenant gosse pour mieux comprendre Tou- touille.

Halfland a dû partir aux colonies. Et Tou- touille ?

« Nicolas — vous savez, Nicolas, qui était dans le tissage à Roubaix — l'a rencontré il y a deux mois. Il est retombé, il boit, il est triste... Que voulez-vous ? Il y a trop de misère pour lui ; tant qu'Halfland a été près de lui, il s'est tenu. Maintenant, il a été repris... Allez ! C'est un bon gars tout de même ! Seulement, il y en a qui souffrent trop, — comment vou-

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lez-vous après ça leur faire de la morale ? » André Jacquemin a raison. Si les moralistes

savaient, réalisaient dans leur chair et dans leur cœur la vie de ceux qui n'ont rien eu du sort, que les privations et les coups, comment se contenteraient-ils de moraliser ? Tel précepte, en face d'un taudis, leur paraîtrait dérisoire.

Ils chercheraient à guérir avant de conseil- ler, à secourir au lieu de condamner.

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Devant nous, la rue allumée brille de ses mille feux. Dans le grand bar, la foule se presse à cette heure de l'apéritif. On rentre de la cam- pagne avec des fleurs, on traîne la marmaille harassée, — les costumes sont coquets, presque élégants. On ne reconnaît plus la foule de 1914.

« Ne t'y trompe pas, me dit André. Il y a eu du mieux, surtout dans les premières années. Maintenant ? Il ne faut pas te fier à la légende des hauts salaires. Quand tu verras le prix de la vie ici, tu te rendras compte ; certains prix payés à des spécialistes font illusion. Mais tu verras... On n'est pas encore riche par ici. »

Je verrai, puisque je viens ici pourvoir, pour retrouver ceux que j'ai autrefois connus, essayer de sentir en eux, auprès d'eux, cette grande chaleur d'affection dont notre monde est sevré. Je veux voir, je sais bien que nos préjugés à tous nous égarent les uns et les autres, et qu'il faut faire abandon de tout ce qu'on a pensé pour se planter devant la vie et regarder de tous ses yeux. Si quelque chose a pu déra- ciner en nous le pharisaïsme, c'est bien cette

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vue des hommes rapprochés, de tous les hommes, que l'uniforme véritablement nivelait, faisait égaux, — frères d'une si merveilleuse fraternité qu'elle rachetait le sang de ces heures mauvaises et l'ennui de ces heures lourdes.

Justement, André me rappelle un de nos meilleurs souvenirs : « Tu te souviens de notre fête de Noël ! » Je crois que ce mot, prononcé à cet instant devant les cinquante qui en étaient, évoquerait pour tous la même image joyeuse, la même réponse du cœur.

Je revois notre baraquement dans la forêt vosgienne, notre grande salle, à l'ordinaire obscure et fumeuse, éclatante et parée pour la fête. On a trouvé je ne sais où des papiers de couleur, on a tressé des guirlandes, comme on en voit aux cabarets des campagnes aux jours de bals ou de fêtes publiques ; les tables sont dressées, décorées, tout a un air de fête de famille. Et c'est bien ce que nous avons voulu en ce jour, retrouver, si loin de nos familles, avec tous les souvenirs des fêtes de chez nous, un peu de joie. Nous sommes tous coude à coude, autour de cette table, officiers, sous-officiers, soldats. Le cuisinier a ce soir quitté sa cuisine, on l'aide à servir, il s'assied au milieu des autres ; le téléphoniste a branché ses fils, il a laissé sa cabane, il est avec nous. On est venu du poste éloigné. Jusqu'au territorial qui cantonnait dans le voisinage et qui vient se réchauffer à ce foyer.

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Ce n'est pas une fausse joie qui éclaire nos visages. C'est une vraie joie humaine, la joie de cette intimité vraiment ressentie et de ce tutoiement des cœurs que nous avons réappris. Les anciens sans doute doivent songer ce soir avec un peu de tristesse à leur ferme de Nor- mandie, d'Auvergne, de Provence, à leurs petits, à leur femme. Mais ils se laissent aller quand même à cette bonne émotion, — et chez les jeunes, quelle flambée.

André se souvient tout haut : « Après le repas, tu te rappelles, on a fait comme chez nous, dans les fêtes de mariage, on a chanté des chansons, chacun la sienne... C'est ce jour-là que le charron de Cassis, le Provençal, nous en a chanté de si belles, avec sa voix de ténor. Et le petit Émery, le Franc-Comtois, y est allé aussi de la sienne. Il y avait des chansons sentimentales, des chansons drôles, quoi, dans tous les genres, pour tout le monde. Et quand Godaille, le Nor- mand, a lancé cette chanson de noces, alors, quel vacarme. Tout le monde reprenait au refrain, en tapant sur la table. Les murs de la baraque en tremblaient. Et les hommes qui passaient ce soir-là près du camp se demandaient qui pouvait bien là-dedans faire un tel tapage, car on brâillait tout ce qu'on savait... C'était Noël, on était ensemble, on s'entendait bien... »

Comme ces mots d'André Jacquemin vont loin dans mon souvenir ! Comme ils m'ont remis,

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enfoncé aux profondeurs de ce temps, qui en a marqué beaucoup d'entre nous. On ne peut plus s'arracher du cœur les rêves qui furent faits alors, que peut-être nous ne réaliserons jamais. Simples, grandes, saintes images de découverte humaine, si belles dans leur nudité. Buisson ardent qui flambe à l'horizon de nos souveniis. Jamais nous ne saurons mieux ce que peut l'homme pour l'homme, ce qu'il a en lui de réserves de tendresse, et combien il peut être bon. Dans ce désastre où beaucoup ne voient qu'une immense défaite de l'huma- nité, pourquoi ne pas voir aussi ce qui pour- tant y éclatait, y brûlait ? ce miracle d'amour.

Je songe à ce jour de mon arrivée : je débar- quais en Lorraine, les fusants éclataient au- dessus du clocher, j'avais craint de me trouver seul. Et si vite, à la table de famille, je n'avais fait qu'un convive de plus... Je vous revois aussi, brigadier Pierre, qui m'avez soigné pendant des jours comme ferait un de mes proches. Je revois votre bonne figure penchée, votre barbiche broussailleuse, votre loyauté, vos yeux bleus qui luisent si doucement. Tout nous séparait peut être, — beaucoup de choses, j'en suis sûr, selon le code d'avant la guerre. Pourtant, comme nous étions proches. Je sais bien qu'alors vous m'avez été plus ami que tel ou tel, qui parait m'entendre et qui est si loin... Il arrivait qu'en une minute on se comprît

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ACHEVÉ D'IMPRIMER LE 18 MAI 1928 PAR F. PAILLART A ABBEVILLE (FRANCE).

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