Benoist, Jocelyn - Meinong Et Les Niveaux d'Objectivité

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  • Philopsis, La logique, Meinong, Jocelyn Benoist.doc ditions Delagrave 2004 Jocelyn Benoist

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    La logique et lpistmologie Meinong et les niveaux de lobjectivit ?

    Jocelyn Benoist

    Philopsis : Revue numrique

    http://www.philopsis.fr

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    Il est possible de lire la thorie de lobjet comme un catalogue, dans

    lequel on trouverait numrs, les uns ct des autres, les diffrents genres dobjectivit. Meinong suggre bien une telle lecture au dbut du texte, au fil conducteur de lide duniversalit (psychologique) de lintentionalit :

    Quil ny ait pas de connaissance sans quil y ait quelque chose connatre, plus gnralement, quil ny ait pas de jugement, voire de reprsentation, sans quil y ait quelque chose juger ou qui soit reprsent, voil ce que rvle le plus videmment ne serait-ce quune considration tout fait lmentaire de ces expriences. 1

    Les objectivits considres apparaissent alors comme autant de genres dobjets, indexs la diversit qui est celle de la vise dobjet. Il sagirait, en quelque sorte, de dcliner lintentionalit, suivant ses diffrents genres et ses degrs de complexit et, en un certain sens, dirralit. Dans cette numration, on pourrait voir tout au plus la gradation dune ascension et, ventuellement, dune fondation, tous ces genres ne constituant que des variations sur le thme, plus gnral, de lobjet , mais pas vraiment une hirarchie introduisant une vritable disparit : lobjet dont il est question dans la Thorie de lobjet, catgorie la plus gnrale et en un certain sens universelle, dont toutes les objectivits mentionnes (objets de rfrence

    1 Meinong, Thorie de lobjet, tr. fr. Jean-Franois Courtine et Marc de Launay, Paris, Vrin, 1999, 1, p. 65.

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    simple, objets relationnels ou idaux en gnral, Objective) ne seraient que des variantes, ne serait en effet dtermin diffrentiellement par rapport rien dautre, et aurait, purement et simplement, le statut de fourre-tout.

    Il nen est rien pourtant. Il y a un statut logique (ou mta-logique , au sens de ce qui va supporter mme la contradiction) de lobjet , statut dont la dcouverte est intimement lie lexploration, par Meinong, du niveau de la rfrence propositionnelle, en contraste par rapport laquelle le niveau de lobjet devient seulement assignable.

    Cest ce que nous allons montrer. I) Les objets propositionnels

    La pense de Meinong, au tournant du XXe sicle, participe sa

    manire, et dune certain faon titre pionnier, dun mouvement gnral dextension de la catgorie de lobjet, rserve traditionnellement la rfrence du seul terme, en direction du niveau propositionnel. Pour Meinong comme pour dautres, les noncs complets ont une forme de rfrence spcifique, et celle-ci sinterprte en termes dobjets, dobjets que lon pourrait qualifier dintrinsquement propositionnels : Meinong les appelle Objektive.

    Cest ce qui retint lattention au moins des premiers lecteurs anglophones du philosophe autrichien, qui salurent chez lui le ralisme propositionnel2, lide que lnonc complet, comme tel, puisse avoir une rfrence, et quil faille faire droit, dans le monde, lexistence dun tel type dentits (ce que Moore et Russell appellrent, quant eux, propositions).

    Et en effet, dans la grande uvre de Meinong parue en 1902, Ueber

    Annahmen, on ne peut qutre frapp par ce mouvement dascension de la rfrence, qui du niveau nominal, passe au niveau propositionnel ce qui pourrait dailleurs laisser supposer, ce sera le problme, que les propositions au sens ordinaire du terme (cest--dire les noncs porteurs dune valeur de vrit, et non leur rfrence comme chez Moore et Russell) fonctionnent en quelque faon comme des noms, simplement des noms dun autre type (dun autre niveau ) et se rapportant un autre type dobjets.

    La question pose par Ueber Annahmen est bien dabord celle de la prestation (Leistung) spcifique de la phrase (Satz). Sinspirant des travaux de Martinak, Meinong distingue la rfrence (Bedeutung), qui renvoie l objet du discours, et lexpression (Ausdruck), qui renvoie aux penses du locuteur3. Dans le cas du nom ou disons du mot isol (Wort), le statut de la rfrence est clair : il sagit prcisment de ce quon nomme habituellement un objet (Gegenstand). Quant ce qui est exprim, cest un

    2 Cf. Bertrand Russell, Meinongs Theory of Complexes and Assumptions (Mind, 1904), repris dans Russell, Collected Papers, IV, p. 431. 3 Cf. dj ber Gegenstnde hherer Ordnung (1899), 2, dans GA II, p. 385. Toutes les rfrences GA sont faites la Gesamtausgabe, dite par Rudolf Haller et Rudolf Kindinger, Graz, Akademische Druck- und Verlagsanstalt, partir de 1969.

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    acte de reprsentation : Vorstellung. La question est : que se passe-t-il quand on se place au niveau de la phrase ?

    A ce niveau, il semble, premire vue, quil y ait un problme du ct de la rfrence. Car, si Meinong connat bien, dj lpoque de la premire dition de Ueber Annahmen, des objets complexes et fonds qui ne peuvent tre reconduits au paradigme de lobjet simple qui correspondrait un terme, il ne semble quaucun ne corresponde exactement au format de la proposition ou nonc complet ; il y manque quelque chose. On y reviendra. En revanche, pour lexpression, la cause semble entendue : les phrases, tout au moins les phrases dclaratives, servent, fondamentalement, exprimer des actes mentaux de jugement.

    La question devient alors : y a-t-il un type de rfrence qui serait propre au jugement ? Or, pour y rpondre, Meinong va oprer un dtour, par ce quil introduit, dans sa typologie des actes psychiques, comme un intermdiaire entre la reprsentation et le jugement. Quelles sont les proprits caractristiques du jugement qui font dfaut la reprsentation ? En premier lieu, la croyance, la conviction : juger que A, cest croire que A et non rester dans lindiffrence par rapport A. En second lieu, une polarisation eu gard laffirmation et la ngation : on juge ncessairement que A ou que non-A. On nommera ces deux aspects du jugement respectivement conviction et position. Le premier aspect ne va pas sans le second : comment concevoir une croyance non polarise (qui ne serait ni de que A, ni de que non-A) ? Mais cette dpendance nest pas rciproque : on peut trs bien concevoir un acte polaris du point de vue de laffirmation et de la ngation, et qui ne soit pas une croyance ; quelque chose comme un jugement sans conviction, dans lequel la conviction serait en quelque sorte dsactive et qui donc ne serait pas un jugement, mais pas non plus une reprsentation, puisque polaris dans son contenu. Cest ce que Meinong appelle Annahme ( assomption , supposition ).

    Ce dtour a lintrt de nous confronter ce que nous venons de nommer contenu de ladite assomption , un contenu que ce type dactes semble aussi bien avoir en commun avec les jugements, puisquil ne sagit au fond que de jugements dpourvus de ce qui semble tre la proprit qualitative du jugement, savoir la conviction.

    Dans la deuxime dition de Ueber Annahmen (1910)4, Meinong remarquera, sous linfluence de Russell, qui le lui signale5, que Frege a dj esquiss une telle analyse. Dans Fonction et concept (1891), le mathmaticien dIna crivait :

    4 GA IV, p. 6, n. 1. 5 Preuve dailleurs de la trs faible connexion de ce quon appelle parfois tradition autrichienne en philosophie et de lorigine germanophone (Frege) de la philosophie analytique . Le lien avec les Britanniques (Moore, Russell), qui connaissent bien lcole de Brentano et y ragissent, est beaucoup plus direct, et cest par eux que les Autrichiens comme Meinong finissent par entendre parler de Frege comme dun intervenant de poids dans ce dbat. De ce point de vue, le cas de Husserl, voluant comme Frege dans le milieu des mathmaticiens, demeure une exception.

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    Cette sparation du juger de ce sur quoi il est jug semble invitable parce que, sinon, une simple supposition (eine bloe Annahme), la simple position dun cas (Setzen eines Falles), sans quon porte de jugement quant au fait quil se produise ou non, ne pourrait tre exprime. 6

    Il faut donc un concept qui qualifie ce qui est en cause dans le jugement, en tant que, aussi bien, cela peut ltre dans une supposition qui nest pas (encore) un jugement cette chose qui ne se confond pas avec lacte de juger (respectivement, avec lacte de supposer) exprim.

    Mais cette notion, telle quelle, est quivoque. Si, en effet, tout jugement ou toute supposition cest un prsuppos que Meinong ne remet pas en question porte bien sur un objet (ce dont il ou elle dit quelque chose), cet objet est lobjet de la reprsentation sous-jacente ou en tout cas peut tre lobjet dune reprsentation. Il nest pas encore en soi lobjet du jugement / de la supposition, lobjet sur mesure pour eux. Meinong distinguera donc, dans la deuxime dition de Ueber Annahmen, ce sur quoi il est jug (was, ber das geurteilt wird, oder das beurteilt wird) et le jug comme tel, l objet du jugement ou de la supposition (was geurteilt wird , avec un usage transitif agrammatical du verbe urteilen, et que Meinong marque par des guillemets)7.Pour comprendre cette diffrence, il suffit de revenir lexemple quil donne : supposons que la presse, tonne, fasse tat de ce que le dbat parlementaire sur un projet contest na finalement pas donn lieu lempoignade attendue. Dans ce cas, le jugement en question porte bien sur un objet, qui pourrait par ailleurs tre objet de reprsentation et, en loccurrence lest, savoir la bagarre escompte. Mais son objet comme tel, en un sens transitif ou pseudo-transitif au sens o le jugement a un objet comme la reprsentation en a un est le fait que cette empoignade nait pas lieu . Voil un objet intrinsque de jugement, qui pourrait du reste, de mme faon, tre un objet dassomption on remarquera quil comporte bien un moment positionnel, en loccurrence ngatif.

    Mais quest-ce donc que cet objet , qui peut tre jug comme il peut ntre que suppos , et auquel la supposition nous confronte en un certain sens ltat pur, parce quelle le dsintrique en quelque sorte de cette thse dexistence des objets simples dont parle le jugement et qui en constituent en quelque sorte le support , thse que celui-ci semble rendre ncessaire ?

    Pour cet objet , Meinong a un nom : Objektiv. LObjektiv nest au dpart, par lui, pas tant qualifi de second objet (par rapport au premier, qui est celui sur lequel porte le jugement) du jugement, que de quelque chose danalogue lobjet (etwas Gegenstand-Aehnliches)8, ou de quelque

    6 Gottlob Frege, Funktion und Begriff , in Funktion, Begriff, Bedeutung, Gttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1994, p. 32. 7 Ueber Annahmen, GA IV, p. 44. Dans la premire dition, Meinong parlait aussi, dans le second cas, de Erurteiltes, par opposition Beurteiltes, rserv lobjet reprsent sur lequel porte le jugement (cf. GA IV, p. 429). 8 Ueber Annahmen, 1e d., GA IV, p. 428.

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    chose du genre de lobjet (Gegenstandartiges)9. Il sagit donc bien dune extension, et dune modification, de la catgorie mtaphysique de lobjet .

    Ces objets, par rapport ce qui est entendu ordinairement comme objet savoir, du point de vue meinongien en 1902, comme dj de celui de Brentano : ce qui peut faire lobjet dune reprsentation demeurent donc dun type bien particulier. Sil est vrai quils peuvent eux-mmes, en un second temps, faire lobjet de propositions (tre beurteilt, comme les objets de reprsentation), ils ne sont pas alors sparables des jugements ou assomptions qui sy rapportent, et ce sont de purs objets de pense (Denkgegenstnde).

    Meinong fait donc une diffrence entre les objets au sens primaire du terme (Objecte) qui constituent les objets de reprsentation, et daprs lui sont ncessairement la base des Objective, ne serait-ce quau bout de la chane (on peut concevoir une srie dObjective dObjective etc., mais il faut que, la fin, elle sappuie au moins sur un objet, sur lequel est construit le premier Objectiv), et les Objective eux-mmes, qui ne sont pas des objets de mme type ils nont pas le mme genre dautonomie ontologique, si objectifs soient-ils, au sens qui est celui du ralisme logique meinongien10 mais des objets de pense.11

    Ces objets de pense que sont les Objektive, qui supposent donc le pralable dun jugement, ou au moins dune supposition , constituent ds lors la rfrence (Bedeutung) des phrases ou noncs propositionnels12. Il faut relever ici une divergence par rapport Frege, qui, sil introduisait dj un concept similaire dAnnahme, ne donnait pas la mme interprtation du jug ou du suppos , de ce contenu logique que partagent jugements et suppositions. Chez Frege, ce contenu relevait de ce quil appelle, dans Sur le sens et la rfrence (1892) et dans La pense (1918), pense (Gedanke). En dautres termes, il est de lordre du sens (Sinn), en tant quoppos la rfrence (Bedeutung). Il nest rien dautre que le niveau propositionnel du sens, ce quon appellerait aujourdhui contenu propositionnel . Alors que, chez Meinong, l o il est question dObjektiv ( lobjet des jugements et Annahmen), il sagit bien dune rfrence. Chez Meinong, en toute rigueur, il y a ce que manifeste lnonc propositionnel, ce quil exprime, savoir lacte de jugement ou de supposition effectu par le locuteur, et ce que cet nonc, anim par cet acte, dnote : lObjektiv. Il ny a pas, apparemment, dans ce dispositif, de place pour le sens . LObjektiv est en tout cas clairement du ct de la

    9 Ibidem, p. 430. 10 Sur le sens de ce quon pourrait appeler l objectivisme plus que le ralisme de Meinong, voir Prsentation personnelle, tr. fr. la suite de Thorie de lobjet, p. 168. 11 De ce point de vue, Meinong (cf. Ueber Annahmen, 1e d., GA IV, p. 440) prend beaucoup plus de prcautions que ne le suggre Brentano (cf. par exemple Brentano, Wahrheit und Evidenz, lettre Marty du 2 septembre 1906, p. 96, sur le regressus in infinitum), et la critique adresse par le matre au disciple, assez brutale, parat plutt injuste. 12 Cf. Ueber Annahmen, 1e d., GA IV, p. 459-460.

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    rfrence, cest un certain type dentit que, en un certain sens, il y a dans le monde et qui, comme telle, constitue un objet possible de rfrence mme si elle napparat, nest donne comme telle que dans la mesure o il y a des gens qui font des jugements ou des suppositions.

    La question qui nous intressera est de savoir quel rapport peut entretenir ce nouveau type d objet , taill sur mesure pour la proposition, et ce quon entendait jusque l par objet , lobjet du terme, ce dont parle le jugement mais non le propre objet de celui-ci. Afin de caractriser cet objet au sens ordinaire du terme, Meinong utilise lallemand latin Object, qui semble creuser un contraste avec lObjectiv au sein de la seule et mme catgorie gnrique trs vaste du Gegenstand. Quant au raccordement des deux types dobjet, sa position parat trs simple : elle est, dans son principe, mrologique. Il ne peut pas y avoir rellement de conflit entre les deux objets, car

    Par rapport lObjektiv qui en premire approche fait lobjet dune apprhension exclusive [dans le jugement], lobjet (Object) A nest pas quelque chose de spar, et nest pas en ce sens comme une deuxime chose, mais il y est dans une certaine mesure dj compris titre de partie, et cest comme par une sorte dactivit abstractive lorsque nous orientons encore notre attention sur ce A sous le nom dobjet (Gegenstand). 13

    En dautres termes : Celui qui juge napprhende pas lobjet et en outre aussi lObjektiv,

    mais il apprhende simplement lObjektiv et en lui lobjet. 14 Nanmoins, en un certain sens lun et lautre apparaissent bien comme

    des objets ou tout au moins quelque chose de lordre de lobjet : ce sont les moments objectifs que lont peut distinguer dans le jugement.

    La question est de savoir si on peut rellement regrouper ces deux types dentits, bien distinctes, dans quelque chose comme une super-catgorie de lobjet . Cela, nest-ce pas exactement ce que la thorie de lobjet a essay de faire ce qui lui donne son sens et sa porte gnrale de thorie de lobjet ?

    Quel est exactement le rapport entre objet simple (Object) et Objektiv ? Est-ce un simple rapport mrologique ? un rapport de fondation ? Y a-t-il rellement moyen de penser Object et Objektiv, que ce soit sur le mme plan, ou dans une sorte dtagement qui serait purement ontologique (ou mta-ontologique ), comme deux genres dobjets ?

    II) Hirarchie (ontologique, logique) dobjets

    Mettre plat, dans une sorte de catalogage, tous les genres dobjet,

    cela semble tre trs exactement le projet de la Thorie de lobjet de 1904, qui se donnera pour objet rien dautre que lobjet en tant que tel 15, dans toute son extension. Dans cette thorie, on trouvera, apparemment, au titre

    13 Op. cit., GA IV, p. 476-477. 14 Op. cit., GA IV, p. 478. 15 Cf. Thorie de lobjet, 1, tr. fr., p. 67.

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    de diffrentes varits de lobjet, ct des objets (Objecte) simples, les Objective qui se situent face aux jugements et aux assomptions dune manire analogue celle de lobjet proprement parler (der eigentliche Gegenstand) par rapport aux reprsentations 16. Le domaine de la thorie de lobjet inclut de toute vidence aussi ces objets dun type particulier (objets propositionnels) que sont les Objektive.

    Et pourtant, compte tenu du fait, comme nous lavons vu, quil y a un certain rapport constitutif entre lObjektiv et lobjet simple, les deux catgories ne peuvent pas simplement tre juxtaposes comme deux genres de lobjet. Il faut envisager entre elles un rapport plus complexe.

    Ce rapport peut-il tre purement et simplement un rapport de fondation ? Dans la premire dition de Ueber Annahmen, Meinong la suggr, appliquant aux Objektive la formule gnrale des objets dordre suprieur , que ses recherches psychologiques de 189917 lui ont permis de mettre au point. On aurait alors affaire une stratification ontologique, stratification qui, comme dans le cas des objets mathmatiques ou relationnels, ne nous fait pas rellement sortir de ltre, mais nous conduit simplement reconnatre, ct de lexistence (Existenz, Dasein), un autre mode dtre, celui, idal, de ce qui, notamment, nest pas temporellement situ, la consistance ou subsistance (Bestehen). Il y a ltre de lobjet simple et, sur ltre de lobjet simple, sdifie, comme un complexe relationnel se construit et sunifie sur la base de ses termes, celui de lObjektiv auquel il appartient.

    Une telle perspective constructiviste sur ltre de lObjektiv rencontre toutefois dimportantes difficults. Celles-ci sont de deux ordres.

    En premier lieu, il y a le problme du genre dunit de lObjektiv, unit qui ne semble pas pouvoir relever de la seule logique de la fondation . Dans Ueber Annahmen, Meinong sadresse un certain nombre dobjections sur ce point.

    Dabord, on pourrait penser quil est plus pertinent dappliquer lide d objet dordre suprieur , obtenu par la mise en relation de diffrents objets, aux complexes rfrentiels que composerait la mise en relation des diffrentes rfrences (Bedeutungen) des termes de la proposition. Ainsi, si je pense ce mtal lger , jai l typiquement affaire un objet dordre suprieur, construit par intgration lobjet dune de ses qualits, ce qui forme un complexe qualitatif. Mais, nous dit Meinong et cest l la cl de toute sa problmatique de lObjektiv nous sommes la recherche non pas de la rfrence de lexpression ce mtal lger , mais de celle de la proposition, expression dun jugement : ce mtal est lger 18. Une telle rfrence propositionnelle, daprs Meinong, ne peut ainsi tre obtenue par construction et fondation partir des objets mmes de la rfrence simple (des termes). En dautres termes, il ne sagit en aucun cas simplement dun

    16 Op. cit., 2, p. 69. 17 Cf. Ueber Gegenstnde hherer Ordnung, repris dans GA II. 18 Ueber Annahmen, GA IV, p. 31.

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    objet plus complexe , en un sens qui, bien que diffrent, demeurerait relativement uniforme avec celui des objets de reprsentation.

    Cette spcificit ontologique radicale de lObjektiv, en tant quobjet propositionnel, quaucune construction directe par la voie de relations ne nous permet dobtenir partir des objets simples, demeure intimement lie la spcificit logico-psychologique qui est celle des assomptions et des jugements et donc notamment la polarisation logique qui est la leur (affirmation ou ngation), qui ne peut sobtenir ni par composition de constituants prdonns, ni par adjonction dun nouveau constituant.

    Si on prend lexemple dun negativum (le fait quil ny ait pas telle ou telle chose), il est en vrit trs difficile de lui accorder le statut d objet fond . Meinong rservera plutt une telle dtermination, conquise dans Ueber Gegenstnde hherer Ordnung19, aux ventuels objets de synthses de reprsentations :

    l o, alors quon emploie deux reprsentations ou plus, en vertu dune opration dtermine une nouvelle reprsentation est produite, les objets des reprsentations pour ainsi dire productrices fournissent les fondements pour lobjet de la reprsentation produite, objet qui est toujours un objet dordre suprieur du genre de ceux pour lesquels il est suffisamment justifi dutiliser la dnomination objets fonds. 20

    Mais ni un jugement, ni sa contrepartie assomptive ne sont de simples combinaisons , elles-mmes reprsentationnelles, de reprsentations. On voit ici le point auquel la thorie meinongienne de lObjektiv peut tre lie une certaine lecture, htrodoxe, de la doctrine brentanienne, dite idiogntique (cest--dire qui refuse de driver les actes que sont les jugements des actes que sont les reprsentations, ou de les y rduire), du jugement.

    Il en rsulte quon ne peut nullement entendre par exemple lObjektiv quest un negativum comme un objet fond (fundierter Gegenstand ou Fundierungsgegenstand). Ce serait le cas sil y avait rellement des objets ngatifs de reprsentation, de second ordre. Entendons par l, des objets psychologiquement et logiquement reprsentables comme ngatifs. La rponse de Meinong est quil ny en a pas : nous ne nous reprsentons pas non-A , mais nous jugeons ou supposons quil ny a pas A, ou bien nous nous reprsentons B, qui nest pas A. Le niveau du jugement et/ou de lassomption a le monopole de la ngativit, quaucune mergence ne peut faire surgir de la seule reprsentation. Mais en fait, ce qui est particulirement visible sur le cas de la ngation (puisque reprsenter, cest toujours positivement reprsenter quelque chose) serait vrai aussi de laffirmation : on ne peut, en toute rigueur, rien trouver de tel dans la reprsentation.

    La diffrence entre objet et objectif et donc bien une diffrence de niveau logique une diffrence ayant trait au statut logique des entits

    19 Ueber Gegenstnde hherer Ordnung, GA II, p. 399. 20 Ueber Annahmen, GA IV, p. 15.

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    concernes et non une seule diffrence dlaboration ou complexit ontologique.

    Cest ce qui conduit invitablement reposer la question du rapport rel de ces deux types dentits, au niveau o cette diffrence seulement peut apparatre, cest--dire dans le contexte de la proposition (ou en tout cas du propositionnel comme tel, quel que soit lusage quon en fait, assomptif ou judicatif).

    Mais avant de revenir, comme Meinong le fera dans la

    Gegenstandstheorie de 1904, lanalyse de la proposition, il nous faut aborder la seconde difficult souleve par lapparente inclusion de lObject dans lObjectiv, difficult, cette fois, ayant trait au statut ontologique de lObject, et non de lObjectiv.

    Sil y a une chose quindique le rle de constituant de lObjektiv de lObject, cest, une fois de plus, labsence de ncessit pour lui dexister. Une fois de plus car si lObject est lobjet de reprsentation, il est dj clair, en vertu de la constitution des actes intentionnels que sont les reprsentations, quil nest nullement requis que les Objecte existent. Lorsque Brentano a ractiv la notion mdivale dintentionalit dans la Psychologie dun point de vue empirique (1874), cela a t en effet comme une pure structure de rapport lobjet, indpendante du fait de savoir si lobjet (vis) existe rellement ou non. Lanalyse psychologique la plus lmentaire nous confronte de nombreuses situations o nous nous rapportons des objets qui nexistent pas et les reprsentons . Mais lanalyse smantique, qui retrouve lobjet en tant que constituant de lObjektiv (fragment de lobjectivit propositionnelle donc), va dans le mme sens. Je peux trs bien, en effet, parler de ce qui nexiste pas, cest--dire, suivant lanalyse diffrencie du rapport lobjet au niveau du jugement (ou de lAnnahme) mene plus haut, sur ce qui nexiste pas. Lobjet de rfrence de la ou des reprsentation(s) incluse(s) dans lacte de jugement peut trs bien tre tel que lexistence lui fasse dfaut et le discours nous confronte frquemment ce genre de situations.

    Et pourtant, lanalyse smantique ne nous dit-elle pas (ou ne rclame-t-elle pas) ici un peu plus que lanalyse psychologique ? En fait, il nest pas sr du tout que le statut de lObject en tant que constituant dune ralit hirarchiquement dun autre type que lui (lObjektiv) puisse se rduire celui de simple objet intentionnel.

    Pour les objets intentionnels, dans ses travaux prcdents, Meinong a introduit le concept de pseudo-existence 21, ou existence dans la vise, qui nest pas une existence relle et mme qui ne lest en rien : seul lacte existe dans ce cas, insiste Meinong22. En un certain sens, si on largit au

    21 Cf . Ueber Gegenstnde hherer Ordnung, GA II, p. 383, ainsi que, ultrieurement, Ueber die Erfahrungsgrundlagen unseres Wissens (1906), GA V, p. 424. 22 De ce point de vue (et de ce point de vue seulement) sa position est proche de celle du Husserl de la premire dition des Recherches Logiques. Cf. notre

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    niveau du jugement (en tant quacte) lanalyse effectue au niveau de la reprsentation, et si on traite rellement lObjektiv par rapport au jugement comme lanalogue de lObjekt par rapport la reprsentation, on peut, comme Meinong le fait23, attribuer lObjektiv galement cette dtermination de la pseudo-existence, comme existence dans le jugement . Encore une telle dtermination ne semble-t-elle, Meinong, navoir quune porte extrinsque, et ne rendre compte que trs imparfaitement de lobjectivit de lObjektiv, qui nest quaccessoirement, secondairement, objet de psychologie, la psychologie devant sadapter la diversit des Objektive comme objets ( en soi ) de jugements possibles bien plutt que linverse24.

    Mais la catgorie de la pseudo-existence, en tant que ce qui choit, un premier niveau, lobjet de reprsentation quel quil soit (en tant que reprsent ), suffit-elle, du reste, prendre en charge lobjet (Object) en tant quimpliqu dans lObjektiv qui correspond un jugement ou une assomption ?

    Ce nest pas sr du tout car il se pourrait que son appartenance lObjektiv emmne lobjet simple (Object), en tant quobjet de reprsentation, l o la reprsentation, delle-mme, ne laurait jamais emmen. Tel est le paradoxe (mta-)ontologique auquel nous confronte la Thorie de lobjet.

    Le fondement de cette thse repose dans ce quon appellera les paradoxes de la prdication, que, avant Meinong, un autre brentanien, Twardowski, a explors dans son essai de 1894 Sur la thorie du contenu et de lobjet des reprsentations25.

    Meinong conteste le fait que lobjet, dfaut de lexistence, doive au moins avoir la consistance (le Bestehen, ce statut ontologique de lordre de lidalit quil accordait aussi aux Objective comme tels, non sans difficult, du fait dune thorie correspondantiste de la vrit au niveau du jugement, qui faisait du jugement faux le jugement qui renvoie un Objektiv qui ne consiste pas, das nicht besteht). Cest quen effet, en vertu de la structure prdicative du jugement, il peut arriver quen celui-ci on se rapporte, travers lObjectiv qui est le sien, un objet pour lequel ne sont mme pas runies les conditions de la consistance.

    Si nous sommes tent de traduire Bestehen par consistance , cest que la condition fondamentale (et en mme temps minimale, car le Bestehen est pour ainsi dire un tre minimal) du Bestehen est la non-contradiction logique. Le Bestehen cest ltre non-contradictoire et rien de plus : ltre de ce qui na besoin que de ne pas se contredire pour tre. Or la structure de

    Intentionalit et langage dans les Recherches Logiques de Husserl, Paris, PUF, 2001, ch. V. 23 Cf. Ueber Annahmen, GA IV, p. 59sq. 24 Cf. Thorie de lobjet, 5 (spcialement la discussion avec lidalisme p. 80-81) et suivants. 25 Traduit par Jacques English in Husserl-Twardowski, Sur les objets intentionnels 1893-1901, Paris, Vrin, 1993.

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    lObjektiv fait quil nest pas vrai que tout objet satisfasse cette condition minimale dtre.

    Au 34 de la premire dition de Ueber Annahmen, Meinong a distingu deux structures logiques possibles pour le jugement et/ou lAnnahme. Tout en reconnaissant, comme on la vu, comme son matre Brentano, une relle diffrence de nature entre les actes de jugement / assomption et les reprsentations (et, au del de ce que le matre aurait voulu accorder, en leur attribuant en consquence des genres diffrents dobjets), il a refus, contre lui (au moins contre la premire thorie brentanienne du jugement), dunifier les diverses formes de jugement dans un seul moule, celui de lexistentiel / impersonnel. Selon lui, au contraire, il faut admettre une relle diffrence de forme et de structure entre la fonction thtique et la fonction synthtique du jugement. Cette diffrence rside essentiellement dans le fait, que nous avons dj relev, que la synthse prdicative ne peut en rien tre assimile la simple reprsentation dun complexe relationnel. Il y a en elle la fois plus et moins. Plus parce que la dimension propositionnelle qui est celle de lObjektiv, et dont la prdication est une dimension possible (lautre tant la simple thse existentielle), ne peut tre obtenue par fondation relationnelle (elle a une dimension syntaxique que celle-ci ignore) ; moins parce que, de fait, la synthse ny est pas reprsente comme telle, la relation construite entre les termes ny est pas faite, pour elle-mme, objet. Il faut donc accorder une vritable autonomie et spcificit, du point de vue logique et psychologique, la synthse prdicative, comme forme possible dObjektiv.

    LObjektiv correspondant la synthse prdicative est structur suivant les modalits de ltre-tel (Sosein). Or, nous lavons vu, ltre-tel ne suppose pas ncessairement un tre : je peux prdiquer des proprits de quelque chose qui nexiste pas, puisque je peux viser (reprsenter) quelque chose qui nexiste pas. Il y a indpendance de ltre-tel par rapport ltre , suivant le principe introduit par llve de Meinong Ernst Mally dans son texte publi dans le mme recueil o Meinong publie la Thorie de lobjet26. Mais linscription de lobjet de rfrence simple dans ltre-tel de lObjectiv prdicatif, loin de sadosser simplement aux pouvoirs irralisants ( intentionnels ) de la reprsentation, peut en fait mettre lobjet dans une position dans laquelle il ne pouvait pas tre tant quil tait simple objet de reprsentation. Au del de la simple inexistence, elle conduit en fait lobjet pouvoir porter jusqu la contradiction.

    Cest l sans doute la thse la plus clbre de Meinong, et la plus paradoxale : il y a , en ce sens trs gnral qui pour lui est celui de la donation logique ou extra-logique (au sens o je me donne des objets au dbut dun problme par exemple), des objets contradictoires cest--dire (comment des objets pourraient-ils porter la contradiction autrement ?) des objets pourvus de prdicats contradictoires.

    26 Cf. Ernst Mally, Untersuchungen zur Gegenstandstheorie des Messens , in Untersuchungen zur Gegenstandstheorie und Psychologie, 1904.

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    A partir du moment o je peux prdiquer, en effet, je peux aussi prdiquer des prdicats contradictoires, ou tout au moins incompatibles. Ainsi, je peux dire dun cercle quil est carr, appliquant ainsi au mme objet deux prdicats incompatibles. Cest inscrit dans lessence mme de la synthse prdicative et dans la constitution de ltre-tel quarticule lObjektiv prdicatif. Le cercle carr est tout aussi carr quil est rond. 27

    Mais alors la question est : quel est donc le statut de cet objet dont non seulement lexistence peut tre simplement intentionnelle (ce qui nexcde pas la seule logique de la reprsentation, au niveau du terme), mais qui peut tre mis en situation, par lObjektiv dans lequel il est inclus, de ne mme pas pouvoir exister ?

    La rponse de Meinong est simple et radicale, et, contrairement ce que pourrait faire croire une lecture trop rapide, dans sa porte tout fait universelle. Elle consiste redistribuer ltre et le non-tre (et, on va le voir, plus que le non-tre) en un sens compltement diffrent de celui quon aurait pu croire et dont on tait parti, et en faisant dune diffrence de niveaux logiques une diffrence quon qualifiera de (mt-)ontologique.

    Au 4 de la Thorie de lobjet, pour ainsi dire sommet de luvre paragraphe o Meinong risque sa thse dcisive, qui rsout les apories de la premire dition de Ueber Annahmen et inflchit tout le cours ultrieur de sa pense Meinong revient sur sa thse mrologique dinclusion de lObject dans lObjektiv. LObjektiv, peu importe quil sagisse de lObjektiv du type tre ou de lObjektiv du type non-tre, se tient face son Object, cum grano salis, dans le mme rapport que le tout face la partie. 28 On remarquera que linclusion en un sens immanent, mrologique, nest toutefois plus assume que cum grano salis. Dautre part, on retiendra la qualification de lObject par son appartenance lObjektiv : il est lObject de lObjektiv en question, son Object. En ralit, on ne peut traiter lObject juste comme un constituant qui apporterait lObjektiv son tre comme fondement de celui de lObjektiv, toujours dans un dispositif mrologique-relationnel. Linscription de lObject dans lObjektiv, qui le dtermine en tant que ce quil est (un Object), lui donne un tout autre statut. Son tre se voit en quelque sorte oblitr et rendu problmatique, en tant que pur ple de prdications possibles il nest plus que cela, en toute rigueur, jusqu la contradiction comprise. LObjektiv, dans sa plasticit prdicative, qui est celle-l mme de la pense (cest propos du niveau du jugement et de lAnnahme que Meinong parle de pense , Denken), interdit prcisment de considrer [lObject] A comme existant 29 (ni mme, faudra-t-il ajouter, comme possibilit dexistence). On ne peut tre plus clair : il y a un impact de linscription dans des Objektive de ce qui peut tre considr comme objet . Lappartenance un Objektiv, qui porte une dcision sur ltre (ou le non-tre, ou la possibilit, ou limpossibilit) de lobjet, interdit certaines choses quant lobjet, cest--dire essentiellement de lui attribuer

    27 Meinong, Thorie de lobjet, 3, p. 72. 28 Op. cit., 4, p. 74.

    29 Ibidem.

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    un engagement ontologique trop fort (ou peut-tre mme tout engagement ontologique : celui-ci, comme tel, se dcide dans lObjektiv). Mais, interdisant dattribuer lobjet ces proprits (existence, inexistence, etc.) quon serait spontanment port lui attribuer, elle force pour lui un autre statut : un statut proprement mt-ontologique, ou plutt en-de de ltre et du non-tre, proprits dont lObjektiv, quant lui, devient le gardien exclusif.

    Au del des deux genres dtre que nous avons t conduits distinguer (existence et consistance / subsistance), il y en a donc un troisime, qui nest plus vraiment un tre, un tre qui revient tout objet en tant que tel , et qui se caractrise par le fait fondamental de sa non-polarit (qui le distingue des deux autres types dtre) : aucune forme de non-tre de mme genre que lui ne sy oppose. Dans la mesure o fait dfaut ici la polarit qui parat caractristique de toute forme dtre, et de la notion mme dtre (quel sens cela a-t-il, de dire dune chose quelle est, si lide mme dun non-tre quivalent, de la possibilit pour cette chose de ne pas tre, na pas de sens ?), Meinong, de faon cohrente et certainement profonde, prfre appeler ce statut hors ltre (Auersein). Au niveau le plus radical, en tant que pur ple de prdication, expos aux alas de la prdication (cest--dire jusqu la contradiction), lobjet nest pas vraiment, la catgorie universelle de lobjet est plus vaste que celle de ltre, elle nous installe dans une sorte de neutralit ontologique qui est aussi bien neutralit par rapport lontologie. Cest ce quoi nous conduit, inluctablement, linclusion de lObject dans lObjektiv, en tant quinscription logique.

    En conclusion, lissue de ce rapide examen de la varit des plans

    dobjectivit que nous propose la Thorie de lobjet de 1904, nous ferons trois remarques.

    Deux, tout dabord, pour nous garder de deux contresens possibles, et rpandus.

    En premier lieu, il faut souligner luniversalit de la thse meinongienne quant au statut extra-ontologique ( hors ltre ) de lobjet pur . On pourrait croire que, au sein de la mnagerie meinongienne dobjets, les objets hors ltre constituent si on peut dire une case de plus, en continuit avec les objets qui relvent de lexistence et ceux qui relvent de la subsistance, et pour ainsi dire en prolongement deux. Il y a les objets qui existent proprio sensu (par exemple les objets de perception sensible), puis les objets qui sont au sens de la subsistance, qui ont ltre idal qui est celui des relations ou des objets mathmatiques, et enfin les objets qui ne peuvent mme pas tre en ce dernier sens, parce quil portent en eux une contradiction et violent le principe de contradiction. A ce dernier genre dobjet, sur le mme plan que les autres, choirait le hors ltre , comme forme dtre particulire, limite, si on peut dire excentrique.

    Cette prsentation de la doctrine meinongienne du hors ltre de lobjet pur est tout fait errone. En ralit, cest tout objet , en tant quobjet de prdication (ou de position) inclus dans un Objektiv, qui est

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    hors ltre . De ce point de vue, on ne peut pas vraiment dissocier le sort des objets de prdication ou position lgitimes, ralises et ceux qui ne le seraient pas ceux qui nexistent pas, ou dont on dit quelque chose quils ne seraient pas, ou quon met en situation de contradiction avec eux-mmes. Lobjet est simplement, en gnral ce dont on dit quelque chose ou ce dont lObjektiv articule quelque chose, sur le plan objectif et, comme tel, ltre (ni le non-tre) ne lui revient en aucune faon. Il est simplement disposition, donn pour que quelque chose en soit dtermin, que cela soit au sens dune pure et simple position (ou dun pur et simple rejet) existentielle, ou au sens dune prdication. Cest l le statut, absolument universel, de lobjet, et ce ne sont pas les seuls objets contradictoires qui sont hors ltre . En fait, en toute rigueur, cest le mme objet qui dun ct est hors ltre , et de lautre dans lObjektiv pris comme un tout est ou nest pas, existe ou nexiste pas, consiste ou ne consiste pas (comme cest le cas dun objet contradictoire , dont, trs littralement, on peut dire quil ne consiste pas ). La diffrence est entre une considration de cet objet comme pur (reiner Gegenstand), cest--dire indpendamment de cet Objektiv dans lequel il est pris, et comme objet de cet Objektiv mme selon ce quen dtermine cet Objektiv.

    En second lieu, il faut remarquer que ce statut de hors ltre choit bien lobjet et non lObjektiv. LObjektiv, lui, participe bien dune forme dtre : le Bestehen, au mme titre que les relations ou les objets mathmatiques. Il a la mme forme didalit. Souvent, on croit que Meinong a d introduire cette forme dtre trange et en fait mt-ontologique quest lAuersein afin de donner un statut ces nouvelles objectivits quil avait inventes dans Ueber Annahmen et qui sont les Objektive, les objectivits propositionnelles. Mais ce nest pas exact. Lide de hors ltre a bien quelque chose voir avec celle dobjectivit propositionnelle, mais elle ne vient pas qualifier lobjectivit propositionnelle elle-mme, mais ce qui est dans lobjectivit propositionnelle, lobjet qui y est dtermin (quant son tre ou son non-tre) ou qualifi (quant son tre-tel).

    Do nous tirerons une troisime remarque, gnrale, qui est le point auquel nous voulions arriver :

    La dmarche de Meinong se prsente dabord, surtout compte tenu de lhorizon psychologique de son interrogation autour du concept dobjet dveloppe entre 1880 et 1900, comme une sorte dlargissement progressif de ce concept, en partant du concept suppos simple de lobjet de reprsentation en direction de formes dobjectivits fondes de plus en plus complexes et paradoxales. De ce point de vue, lObjektiv, objectivit propositionnelle hautement et intrinsquement complexe, qui intgre un moment de position (Position) que ne comprennent pas les autres formes dobjectivits, constitue pour ainsi dire le sommet de la pyramide.

    Le problme est que, compte tenu de sa nature propositionnelle, cette forme dobjectivit introduit une forme de hirarchie imprvue, qui ne peut sobtenir partir de la forme pure de lobjet comme objet de vise en gnral, une hirarchie qui devient lisible par le haut (depuis le plus

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    complexe ) et seulement par lui. Cette hirarchie est une hirarchie logique, elle a trait au caractre articul du discours et des formations quil suppose, en tant que formations propositionnelles, mme si celles-ci, du point de vue de Meinong, demeurent bien sur le plan objectif constituent des formes de ralit en un sens largi, auquel le discours doit sadapter et qui dterminent, de lextrieur, sa configuration, cela dans la mesure o cela a un sens que de prtendre connatre des Objektive. Or, dans cette hirarchie, cest lobjet lui-mme, dont on tait parti prtendument pour construire lObjektiv, qui se voit requalifi. Cest par son inscription dans lObjektiv et seulement par elle quil gagne son vritable statut et quil se rvle pour ce quil est : hors-ltre . LObjektiv nest pas tant ce qui se construit partir dobjets que les objets ne sont ce qui sassigne ( tre, ne pas tre, subsister, ne pas subsister) dans des Objektive.

    En un certain sens, ce sont donc les objectivits propositionnelles qui sont les vraies objectivits celles auxquelles, en gnral, est suspendu le sens de lobjet comme ce quoi choie un statut (logique, ontologique) ou un autre. Cest ce prix et ce prix seulement (primat du propositionnel) quune thorie de lobjet en gnral devient possible.

    Jocelyn Benoist