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et des désirs des individus, puisqu’elle parvient à créer elle-même ces besoins et ces désirs. En d’autres termes, elle crée des besoins qui peu- vent être satisfaits, et consolide ainsi sa domi- nation grâce au consensus, tout en se faisant passer pour le plus libre des mondes possibles. Elle n’a donc pas besoin de réprimer par la force des désirs qu’elle a elle-même créés, contrôlés et satisfaits. Les individus agissent ici au sein d’un cercle de domination totalitaire, unidimension- nelle 6 /. Daniel Bensaïd complète cette image du cer- cle vicieux hégémonique en insistant sur la division capitalistique du travail, qui oppose les dominés entre eux : chômeurs contre tra- vailleurs, natifs contre immigrés, hommes contre femmes, jeunes contre vieux. Enfin, cette hégémonie se renforce également grâce à la réitération quotidienne et imposée d’un discours unifié qui vise à borner idéologique- ment les perspectives de transformation de la société à un horizon bourgeois, c’est-à-dire au cadre de la propriété privée et de l’individua- lisme compétitif. Ce discours unifié enracine plus profondément la domination dans les habitudes apprises en famille, à l’école, au tra- vail, qui enseignent la soumission 7 /. C’est là que se situe par conséquent, la fonc- tion stratégique du parti politique révolu- tionnaire, bien entendu : rompre ce « cercle vicieux de domination». Parti entendu comme organisation porteuse d’une mémoire collec- tive, faite d’expériences de lutte, d’assimila- tion des victoires et des défaites, capable d’agir et de prendre des décisions cruciales dans les moments de crise aiguë du capital et de ré- volte sociale. C’est à cette tâche que Bensaïd souhaitait voir le NPA s’atteler: qu’il devienne le porte-parole d’un anticapitalisme d’un genre nouveau, non plus critique romantique de la société bourgeoise mais étendard capable de re- rations théoriques les plus intéressantes a été la « discordance des temps » ou des différentes temporalités historiques. Il a proposé une nou- velle écriture de l’histoire, qui est aussi « une nouvelle écoute et une nouvelle écriture du temps 2 /». Le temps, selon lui, se concrétise dans l’existence des espaces sociaux. Sans séparer dichotomiquement le temps et l’es- pace, il affirme en citant Hegel que « le temps est la vérité de l’espace 3 / ». Ainsi l’existence de différents espaces sociaux constitue l’occasion de différentes temporalités concomitantes dans l’histoire, un ensemble de fractures des- quelles s’échappe un « tourbillon de cycles et de spirales, de révolutions et de restaura- tions 4 / ». Traiter de l’histoire comme d’un ensem ble de ses différentes temporalités revient donc, d’une certaine façon, à traiter toujours du présent. Et quelle est la place de la politique ? Si ce sont les dénouements poten- tiels du présent qui sont en jeu, l’histoire est dépassée par la politique. Le présent cesse donc d’être un moment de la continuité tempo- relle et se transforme en conflit pour la sélec- tion entre différents possibles ; et l’action révo- lutionnaire devient une lutte aux résultats imprévisibles 5 /. On peut alors considérer que la lutte antica- pitaliste défendue par Daniel Bensaïd s’inscrit dans le débat pour la définition des possibles dénouements historiques contre le système de domination en place. Selon lui, la domination au sein de la société capitaliste se construit – et, au besoin, se régénère – à travers un «cercle vicieux», expression empruntée à Marcuse. L’au- teur allemand a forgé le concept de « cercle vi- cieux de la domination » à partir de son analyse de la société de consommation de masse des an- nées 1960, qui est selon lui une « société tech- nologique ». Selon Marcuse, cette société assure une satisfaction quasiment totale des besoins Entretien avec Daniel Bensaïd « Théorie de la valeur, travail et classes sociales » « Pas besoin pour entrer en lutte d’avoir entre ses mains les clés du paradis ou de la cité parfaite. C’est en résistant à ce qui semble irrésistible qu’on devient révolutionnaire sans le savoir 1 /. » Introduction de l’entretien Daniel Bensaïd est mort au combat, le 12 jan- vier 2010. Il était en première ligne dans la guerre contre le capital et a joué un rôle cen- tral dans la construction du Nouveau parti anticapitaliste (NPA), créé officiellement en janvier 2009. Il a aussi été l’un des fondateurs de la nouvelle version imprimée et en ligne de la revue Contretemps, qui se veut un outil intellectuel de renouveau des stratégies de la gauche révolutionnaire française. Ce furent les dernières batailles d’une vie entièrement guidée par son idéal de militant pour le socia- lisme, et ce dès la fin des années soixante, quand Daniel Bensaïd faisait déjà partie des jeunes critiquant le statu quo, dans la vague contestataire du Mai 68 français. Remarquable philosophe marxiste de la contemporanéité, une de ses dernières élabo- 1 1/ Daniel Bensaïd, Olivier Besancenot, Prenons Parti – Pour un socia- lisme du XXI e siècle. Paris, Mille et une nuits, 2009, p. 116. 2/ Daniel Bensaïd, Marx l’intempestif (p. 105 de l’édition brésilienne). 3/ Ibidem. 4/ Ibidem. 5/ Ibidem, p. 107. 6/ Marcuse, L’Homme unidimensionnel, 1968, Les éditions de Minuit, Paris. p. 31-106. 7/ Daniel Bensaïd, Olivier Besancenot, op. cit., p. 13.

Bensaid, Théorie Valeur, Travail, Classes

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théorie valeur, travail, classes

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  • et des dsirs des individus, puisquelle parvient crer elle-mme ces besoins et ces dsirs. Endautres termes, elle cre des besoins qui peu-vent tre satisfaits, et consolide ainsi sa domi -nation grce au consensus, tout en se faisantpasser pour le plus libre des mondes possibles.Elle na donc pas besoin de rprimer par la forcedes dsirs quelle a elle-mme crs, contrls etsatisfaits. Les individus agissent ici au sein duncercle de domination totalitaire, unidimension-nelle 6/.

    Daniel Bensad complte cette image du cer -cle vicieux hgmonique en insistant sur ladivision capitalistique du travail, qui opposeles domins entre eux : chmeurs contre tra-vailleurs, natifs contre immigrs, hommescontre femmes, jeunes contre vieux. Enfin,cette hg monie se renforce galement grce la ritration quotidienne et impose dundiscours unifi qui vise borner idologique-ment les perspectives de transformation de lasocit un horizon bourgeois, cest--dire aucadre de la proprit prive et de lindividua-lisme comptitif. Ce discours unifi enracineplus profondment la domination dans leshabi tudes apprises en famille, lcole, au tra-vail, qui enseignent la soumission 7/.

    Cest l que se situe par consquent, la fonc-tion stratgique du parti politique rvolu-tionnaire, bien entendu : rompre ce cercle vicieux de domination. Parti entendu commeorganisation porteuse dune mmoire collec-tive, faite dexpriences de lutte, dassimila-tion des victoires et des dfaites, capable dagiret de prendre des dcisions cruciales dans lesmoments de crise aigu du capital et de r-volte sociale. Cest cette tche que Bensadsouhaitait voir le NPA satteler : quil deviennele porte-parole dun anticapitalisme dun genrenouveau, non plus critique romantique de lasocit bourgeoise mais tendard capable de re-

    rations thoriques les plus intressantes a tla discordance des temps ou des diffrentestemporalits historiques. Il a propos une nou-velle criture de lhistoire, qui est aussi unenouvelle coute et une nouvelle criture dutemps 2/ . Le temps, selon lui, se concrtisedans lexistence des espaces sociaux. Sansspa rer dichotomiquement le temps et les-pace, il affirme en citant Hegel que le tempsest la vrit de lespace 3/ . Ainsi lexistence dediffrents espaces sociaux constitue loccasionde diffrentes temporalits concomitantesdans lhistoire, un ensemble de fractures des-quelles schappe un tourbillon de cycles etde spirales, de rvolutions et de restaura-tions 4/ . Traiter de lhistoire comme dunensem ble de ses diffrentes temporalits revient donc, dune certaine faon, traitertoujours du prsent. Et quelle est la place dela politique? Si ce sont les dnouements poten -tiels du prsent qui sont en jeu, lhistoire estdpas se par la politique. Le prsent cessedonc dtre un moment de la continuit tempo-relle et se transforme en conflit pour la slec -tion entre diffrents possibles ; et laction rvo-lutionnaire devient une lutte aux rsultatsimprvisibles 5/.

    On peut alors considrer que la lutte antica-pitaliste dfendue par Daniel Bensad sinscritdans le dbat pour la dfinition des possiblesdnouements historiques contre le systme dedomination en place. Selon lui, la dominationau sein de la socit capitaliste se construit et, au besoin, se rgnre travers un cerclevicieux, expression emprunte Marcuse. Lau-teur allemand a forg le concept de cercle vi-cieux de la domination partir de son analysede la socit de consommation de masse des an-nes 1960, qui est selon lui une socit tech-nologique. Selon Marcuse, cette socit assureune satisfaction quasiment totale des besoins

    Entretien avec Daniel Bensad

    Thorie de la valeur,travail et classes sociales

    Pas besoin pour entrer en lutte davoir entreses mains les cls du paradis ou de la citparfaite. Cest en rsistant ce qui sembleirrsistible quon devient rvolutionnairesans le savoir 1/.

    Introduction de lentretien

    Daniel Bensad est mort au combat, le 12 jan-vier 2010. Il tait en premire ligne dans laguerre contre le capital et a jou un rle cen-tral dans la construction du Nouveau partianticapitaliste (NPA), cr officiellement enjanvier 2009. Il a aussi t lun des fondateursde la nouvelle version imprime et en lignede la revue Contretemps, qui se veut un outil intellectuel de renouveau des stratgies de lagauche rvolutionnaire franaise. Ce furentles dernires batailles dune vie entirementguide par son idal de militant pour le socia-lisme, et ce ds la fin des annes soixante,quand Daniel Bensad faisait dj partie desjeunes critiquant le statu quo, dans la vaguecontestataire du Mai 68 franais.

    Remarquable philosophe marxiste de lacontemporanit, une de ses dernires labo-

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    1/ Daniel Bensad, Olivier Besancenot, Prenons Parti Pour un socia -lisme du XXIe sicle. Paris, Mille et une nuits, 2009, p. 116.2/ Daniel Bensad, Marx lintempestif (p. 105 de ldition brsilienne).3/ Ibidem.4/ Ibidem.5/ Ibidem, p. 107.6/ Marcuse, LHomme unidimensionnel, 1968, Les ditions de Minuit,Paris. p. 31-106.7/ Daniel Bensad, Olivier Besancenot, op. cit., p. 13.

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  • mme direction. Il critique l sa con ceptiondes classes qui aurait comme finalit de ra-liser ce quil appelle une autolgitimation de sa condition de reprsentant des vrais travailleurs.

    Revenant sur Marx, Bensad soutient quonne peut pas dsigner des critres sociologiques(tels que le revenu, les qualifications profes-sionnelles, etc.) pour laborer une dfinition apriori de la classe ouvrire, par exemple. Eneffet, selon lui Marx ne suit pas ce procdthorique. Il suit au contraire la logique de ladtermination conceptuelle, fonde sur la tra-dition philosophique allemande et non sur latradition positiviste franaise, qui a par contreinspir beaucoup dintellectuels dans le monde,dont les Brsiliens. En ce sens, Marx [] neprocde gure par dfinition (par numra-tion de critres), mais par dtermination deconcepts (productif/improductif, plus-value/profit, production/circulation), qui tendent auconcret en sarticulant au sein de la tota-lit 13/ . Les uvres de Daniel Bensad et sapense sont lexemple dune perspective quine laisse pas de place aux thories quantita-tives et statistiques quon voudrait nous im-poser. Son travail, dune grande richesse, est entre autres une forme de combat politiquecontre ceux qui veulent rduire luvre deMarx la thorie de la valeur, des crises, desclasses etc. des chiffres et des formulesmathmatiques. La tradition thorique et phi-losophique dveloppe par Bensad qui nour-rit, par exemple, ses perspectives sur le temps,lespace, la question des classes socia les, le dy-namisme et la fluidit des conditions de lutte risque dtre touffe par une socit commela ntre, tellement asservie aux canons de lob-jectivit scientifique.Henrique Amorim,Leandro de Oliveira Galastri 14/.

    pour le dpassement du systme capitaliste,contre le nouveau discours unidimensionnelqui soutient quil faut le rcuprer ou le mo-raliser 10/ .

    Lentretien qui suit aborde certains l-ments centraux de lanalyse du capitalismecontemporain, tels que la thorie de la valeur,la thorie des classes sociales, les nouvellesformes dexploitation du travail et leurs cons-quences pour les travailleurs. Ralis le 5 mai2009, Daniel Bensad y a de plus abord desquestions importantes galement pour la pen-se marxiste, sociologique et philosophiquecontem poraine. Cet entretien film, qui a durprs de deux heures, sest droul la librai -rie La Brche, Paris.

    Une des questions clefs est celle de la cons -titution des classes sociales. Ayant dveloppdans ses uvres une analyse profonde de cethme 11/, Daniel Bensad confirme au cours decet entretien sa perspective critique, en souli-gnant limpossibilit de dfinir a priori lesclasses sociales, comme le fait la tradition posi -tiviste. Bensad insiste nouveau sur limpor-tance relative des donnes historiques et sta-tistiques pour lvaluation des conflits sociauxcontemporains, et opre une distinction int-ressante entre la conception des classes basesur des critres sociologiques et la sienne, fon-de sur une perspective stratgique de classessociales en lutte. Il affirme ainsi que : La no-tion de classes chez Marx nest rductible ni un attribut dont seraient porteuses les uni-ts individuelles qui la composent, ni lasomme de ces units. Elle est quelque chosedautre. Une totalit relationnelle et non unesimple somme 12/. Selon lui, la perspective so-ciologique tente tout prix de classer desgroupes dindividus en fonction dattributschoisis arbitrairement. Il rappelle les tenta-tives du Parti communiste franais dans la

    grouper tous ceux qui dune faon ou dune au-tre veulent rsister aux forces du capital.

    Il soutenait que la lutte contre le cerclevicieux de la domination devait se mener pas pas, jour aprs jour, en luttant contre les pr-jugs, la dsinformation, et en vitant lespiges du discours des autres 8/ . Une luttedsquilibre, sans doute, mais riche de cettetnacit qui permet de repousser les limitesmatrielles des moyens disposition, et quirend possible la construction dun discours soi. Enfin, les mots ont leur importance. Onpense avec des mots. On se reprsente lemonde avec des mots. Et quand les mots vontde travers, on finit par penser de travers 9/ .Lauteur rappelle cependant que cest dans lesconditions mmes de la production que prendracine la subordination aux ides dominantes.Et cest contre ces conditions que devrait seconcentrer la stratgie de la rsistance. La rsistance, en soi, nest pas tout, et Bensadle savait parfaitement. Pour lui, le mot anti -capitalisme permet au moins de dsigner pr-cisment lennemi contre lequel il faut se bat-tre. Lanticapitalisme est une alternative laquelle il faut encore donner un contenu r-volutionnaire en termes de propositions, qui inclue lgalit, la solidarit, la mise en dis-cussion des rapports de production, linterna-tionalisme. Cest donc une prise de position

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    8/ Ibidem.9/ Ibidem, p. 111.10/ Daniel Bensad, Prendre parti Nouveau sicle, nouvellegauche, Contretemps, Paris, Syllepse, n 1, 2009, p. 15.11/ Voir en particulier Marx lintempestif, op. cit.12/ Ibidem, p. 147.13/ Ibidem, p. 143-144.14/ Henrique Amorim, professeur de sociologie du dpartement desciences sociales de lUnifesp et auteur de Trabalho Imaterial : Marxe o Debate Contemporneo (So Paulo : Annablume, 2009) :[email protected] Galastri, doctorant en sciences politiques lInstituto de Filo -sofia e Cincias Humanas de Unicamp: [email protected]

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  • Marx avait annonc. Il y a tout un travail faire sur ce thme. Il y a aussi, par exemple,une question peine effleure, et essentielle-ment dans les textes de jeunesse : la relationentre tat et bureaucratie, en particulier labureaucratie dtat. On en trouve des l-ments dans la Critique de la philosophie dudroit de Hegel. Cette question rapparat unmoment o le phnomne bureaucratiquerede vient une question majeure des socitscontemporaines.

    Henrique Amorim: Les Grundrisses (Introduc-tion gnrale la critique de lconomie poli-tique) de Marx ont t revisits par de nom-breux auteurs, comme Jean-Marie Vincent,Andr Gorz et Antonio Negri. Que penser de larappropriation contemporaine de cette uvre?Daniel Bensad : Il y a dans ces textes unetelle richesse dlments critiques, exprims leplus souvent avec une grande vigueur, due aucontexte de leur rdaction : la priode dexal-tation et de fragilit face la crise conomiquede 1857-1958 aux tats-Unis, comme Marxlui-mme lexplicite dans sa correspondance.Cela a peut-tre donn au style de ces textesun ton plus subversif et le rend, sur certainesquestions, suprieur lcriture plus rigou-reuse et scientifique du Capital. Comme cepassage o il affirme que la loi de la valeurest parfois bien trop pauvre pour rendrecompte de la production, de lchange et delorganisation sociale. Il y a des passages desGrundrisses particulirement clatants et sub-versifs, quon ne retrouve pas dans Le Capi-tal. Il faut ensuite dire que la dcouverte desGrundrisses vous avez cit Antonio Negri,Andr Gorz et Jean-Marie Vincent, on pour-rait ajouter Ernest Mandel a donn lieu des appro ches diffrentes. Gorz, Vincent etMandel utilisent les Grundrisses de faon

    faudrait toujours dpasser, aller plus loin. Il nefaut pas revenir Marx pour en rester l oil sest arrt, mais le prendre comme pointde dpart pour aller plus loin. Par exemple,aller plus loin dans lanalyse de phnomnesqui dpassent la question de lcologie tellequon laborde de nos jours en les mettant enlien avec le dveloppement du productivismecapi taliste. On ne peut pas dire quil existeune thorie de lcologie chez Marx, mais il ya diffrents lments qui peuvent nous treutiles.

    Henrique Amorim : Quels sont les lmentsconceptuels que Marx na pas dvelopps dansLe Capital ? Pourrait-on le complter ?Daniel Bensad: Complter Le Capital est unetche en contradiction avec la faon de pen-ser de Marx. Marx a pens ce texte en mou-vement, et dans un mouvement qui accom-pagne celui de son objet. Vu que le mouvementdu capital est permanent et perptuel, on peutaffirmer que la critique du capital ne pourrajamais tre complte. Je ne pense donc pasquon puisse considrer Le Capital comme uneuvre incom plte, ouverte, cause dun l-ment biblio graphique la mort de Marx.

    Par exemple, on ne peut pas dire que Marxa dvelopp une thorie des relations dexploi-tation et de domination, mais pas de thoriesur la faon dont elles sarticulent entre elles.Dans ce cas on peut chercher de laide auprsdes sociologues. Vu que luvre de Marx estcontemporaine la croissance de la colonisa-tion mais antrieure la structure de limp-rialisme contemporain ce nest pas un hasardsi le grand dbat sur limprialisme date du d-but du XXe sicle, avec Hilferding, Boukha-rine, Lnine, etc. , cela nous oblige penserlimprialisme aujourdhui, cela nous renvoie labsence du livre sur le march mondial que

    Entretien ralis le 5 mai 2009 15/

    Henrique Amorim: La pense de Marx a-t-ellebesoin dtre actua lise ? Comment dpasserMarx?Daniel Bensad : La pense de Marx na pas besoin dactualisations. Elle est actuelle. Sonactualit, cest lactualit du capital, qui consti-tue lobjet critique de Marx. Et, lpoque deMarx, les rapports capitalistes de productionne dominaient quune petite partie du globe,aujourdhui ils se gnralisent, ce qui la renddautant plus dactualit.

    La mondialisation est un exemple frappantde cette actualit. Marx ne se contente pas dedcrire simplement la mondialisation, commele font la plupart des journalistes. Dabord, ilen explique la logique, cest--dire laccumu-lation vaste chelle et lacclration de larota tion des capi taux. Ensuite, on peut consta-ter quil y a chez Marx une thorie des crises,ou plus exactement les lments dune thoriedes crises comme la spa ration entre la sphrede la production et celle de la consommation,une schizophrnie gnrale qui caractrise lasocit capitaliste et qui remonte lappari-tion de la surproduction et de la crise finan-cire.

    Enfin, si on cherche aujourdhui la princi-pale caractristique de la crise sociale, on adun ct les phnomnes dexclusion et deprcarisation et de lautre la crise cologique ;or ce sont deux grandes manifestations de lacrise de la valeur et de la loi de la valeur. Lac-tualit de Marx apparat, ds lors, vidente.Bon, faut-il dpas ser Marx ? Je pense quil

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    15/ Cet entretien ralis par Henrique Amorim le 5 mai 2009 a eulappui de la Fapesp. Version originale de lentretien : Teoria do va-lor, trabalho e classes sociais , entrevista com Daniel Bensad, deHenrique Amorim publie en portugais dans la revue Critica Mar-xista, n 30 (2010). Traduction franaise : Brune Seban

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  • Henrique Amorim : Quest-ce quune classe ?Un ensemble dindividus ou un ensemble derapports sociaux ? Manque-t-il au marxismeune dfinition satisfaisante des fractions de laclasse ?Daniel Bensad: Bien, quest-ce quune classe?Ce nest pas un hasard si on ne trouve aucunedfinition descriptive ou approximative desclasses sociales ni chez Marx ni chez Engels.Il ny a pas de dfinition parce que ds le dbutMarx nutilise pas le procd des dfinitions.La dfinition est un genre logique trs pr-sent dans la tradition positiviste franaise,mais absent dans la grande logique allemandedHegel ou de Marx, qui fonctionne par dter-minations (Bestimmung). Ce nest donc pasun hasard si on ne trouve aucune dfinitionsatis faisante de la classe qui soit normative oumme une classification sociologique quiregrou perait un ensemble dindividus en cat -gories socioprofessionnelles, comme le font lesstatisticiens universitaires de nos jours.

    Au lieu de a il y a une relation conflictuelle;les classes se dterminent lune lautre mu-tuellement en fonction dune relation de con -flit. videmment, si on cherche tout prix unedfinition des fins pdagogiques on en trou-vera, en particulier chez Lnine dans un textequi sappelle La grande initiative. Il a dfiniles classes mais avec des critres trs com-plexes, parmi lesquels le rle de la division dutravail, de la relation de proprit, la formeet le montant de la rente

    Bon, cela permet une appro xi mation pour serattacher la conception stratgique desclasses, qui pour moi est la question fonda-mentale vu que chez Marx il ny a pas de con -ception sociologique, catgorisante. Il y a bien,par contre, une con ception stratgique desclasses, formule partir de leur lutte. Leslments fournis par Lnine peuvent aider

    Henrique Amorim: Que penser du dbat sur lacentralit du travail ?Daniel Bensad : Le problme cest quest-cequon entend par travail. On trouve souventchez Marx une double acception, un doubleusage de ce terme, cest vrai pour le travailcomme pour la classe ou le travail productif.Ce que Marx entend par travail, cest dabordlchange, donc le mtabolisme entre orga-nismes vivants, y compris lespce humaine,et ses conditions naturelles de reproduction.Avec cette acception, le travail est un conver-tisseur dnergie et lide dune socit sanstravail est absurde. Ce serait une socit sanschanges, sans transformation dnergie natu -relle en nergie crbrale, musculaire, etc.

    De ce point de vue, aussi loin quon imaginelexistence humaine il y aura des formes detravail, dorganisation sociale du travail. Letravail salari capitaliste, par contre, cest autre chose, cest une forme historiquementdtermine de travail qui na pas toujoursexist. Maintenant, pour revenir au dbat desdernires annes, il y a des sociologues quiparlent de fin du travail. Aujourdhui il y ades gens qui travaillent plus quavant, alorsque pour dautres, frapps par le chmage, ilny a pas assez de travail. Il faut alors distin-guer les deux acceptions de travail . Le tra-vail au sens anthropologique est un lmentconstitutif de lhumanit, qui fait quelle penseet quelle volue comme elle a volu. Dautrepart, la fin du travail salari, du travail forcpourrait-on dire, est videmment lie au socia -lisme et la critique socialiste du travail. Ilfaut donc retrouver la tradition de critique dutravail alin, ensevelie ou oublie causedune sorte de culte stakhanoviste sous le sta-linisme, ou mme du culte protestant du tra-vail que Walter Benjamin critique dans unedes thses sur le concept dhistoire.

    polmique, cet ouvrage a t traduit tardive-ment (1967-1968) et, ce moment-l, les Grun-drisses ont t repris pour dmontrer, contrai-rement aux positions dAlthusser, quil y avaitune continuit [dans luvre de Marx], que lethme de lalination navait jamais t aban-donn. Il ny aurait donc pas dopposition entrele jeune Marx, thoricien de lalination, et leMarx du Capital, thoricien critique de la ri-fication. Il y aurait certes une volution, maisavec un fil conducteur qui vite de devoir par-tager son uvre en deux: le jeune Marx huma-niste contre le vieux Marx positiviste.

    Personnellement je pense que cette ques-tion a t trs utile pour mieux comprendre,enfin, la logique intime de la pense de Marx.Alors que pour Negri, il sagit dopposer unMarx rvo lutionnaire et subversif, thoriciende la subjectivit ouvrire, au Marx scientisteet posi tiviste qui aurait thoris, travers lesschmas de reproduction du livre II du Capi-tal, une sorte dternit du capital, un systmecapitaliste qui tendrait scientifiquement lquilibre. Pour Negri, le seul facteur dynami -que est le proltariat en soi et le capital nestquune raction la crativit du proltariat.Cela mne une position trs subjectiviste,qui en une certaine mesure a des consquen -ces de nos jours. Si la mondialisation nestquune rponse du capital en raction linven -tivit et la crativit du proltariat, tout cequi va dans le sens dune ouverture est posi-tif, que ce soit le trait de la Constitution euro -penne ou le libralisme, qui joue un rle pro-gressiste comparable celui du capitalismeque Marx dcrit dans Le Manifeste commu-niste. Jai dve lopp cette question de faon plusapprofondie dans un article sur Toni Negri dansmon ouvrage La Discordance des temps 16/.

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    16/ Daniel Bensad, La Discordance des temps, essai sur les crises, lesclasses, lhistoire, ditions de la Passion, Paris, 1995.

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  • vision strotype quon a parfois de la classeouvrire, celle de louvrier de la grande indus-trie. Le terme proltariat serait plus ad-quat. Cest le terme le plus gnral et le plusancien, et pourtant, au final, il dcrit une ra-lit plus large et plus complexe. Un certaintype de proltariat na pas disparu, loin de l,on le voit bien aujourdhui avec la crise. Dansleur livre denqutes sur la rgion industriellefranaise de Montbliard o se trouvent lesusines Peugeot, les sociologues Beaud et Pia-loux disent que la classe ouvrire na pas dis-paru. En fait, elle est devenue invisible, peut-tre parce quil y a moins de luttes et parcequelle intresse moins les sociologues, qui pen-dant les annes 1980 se sont plutt intres-ss lexclusion, etc. Avec la crise, en voyantles usines fermer on se souvient en mmetemps que la classe ouvrire a diminu maispas disparu. Face la dstructuration des rela -tions sociales provoque par la crise et faceaux transformations techniques, je comprendsque le concept de multitude ait pu tre sdui-sant, parce que sa faon de dcrire la ralita lair confortable : des petits marchands am-bulants, qui ne vivent pas comme des ouvriers,tout a est vident. Maintenant, en tant queconcept stratgique, il y a un point qui nestpas du tout clair mon avis. Negri oppose leconcept de multitude non pas au concept declasse mais celui de peuple, le peuple seraitlhomognit et la multitude la diversit. a,cest dj discutable en soi. Bon, alors quelleserait la relation entre classe et multitude ?Il faudrait relire les textes, mais cela sembleassez obscur.

    Chez Negri, les nouvelles technologies etles nouvelles formes dorganisation du travaildveloppent la multitude et au final la logiquede lhistoire se rsume une con frontationpresque directe entre lempire et la multitude,

    norme entre les cadres suprieurs et un niveau dencadrement qui se situe plutt duct des travailleurs exploits. Ce concept nedonne pas grand-chose. Dans la ralit, cettecatgorie de cadres est partage par les lignesde fracture des grandes classes fondamentales.Au contraire, si on utilise les classes dun pointde vue stratgique, ce qui nous intresse cestla polarisation fondamentale des classes. Celanempche pas lexistence de couches, de cat-gories quon peut qualifier dintermdiaires,mais elles sont bouscules et polarises parles classes fondamentales, qui constituent lesrelations de classe structurelles.

    Cette thorie des cadres peut prsenter desinconvnients en ce quelle fait des cadres unenouvelle classe historique en ascension, por-teuse dun nouveau modle de production, etc.On retrouve ici la thorie de la classe des ges-tionnaires, pas si nouvelle que a. Il y a effec-tivement des apports de la sociologie de MarxWeber quil pourrait tre intressant de fairedialoguer ou de mettre en tension avec laconception marxiste. Toutefois, le problme in-tressant cest de voir comment sarticulent ou plus exactement, de mon point de vue, com-ment simbriquent les rapports dexploita-tion et les rapports dorganisation et de vri -fier enfin que tout cela est un ensemble derapports cohrents et non deux types diff-rents de rapports qui dterminent deux rap-ports de classes plus ou moins parallles etquivalents.

    Henrique Amorim : Et la notion de multitude,quels sont les lments positifs et ngatifs decette notion en lien avec la thorie des classesde Marx?Daniel Bensad : Je pense que la notion demultitude est inutile et nocive. Elle a une valeurdescriptive, mais seulement par rapport une

    claircir ou enrichir de faon pdagogiquecette approximation.

    Est-ce que le marxisme manque dune tho-rie des fractions des classes? On peut toujourslamliorer, mais cette thorie nest en aucunefaon absente. Plus important, il y a dans lestextes politiques de Marx, comme par exempleLe 18 Brumaire de Louis Bonaparte, une ana-lyse raffine des fractions des classes et deleurs expressions politiques. Je ne pense pasquil soit ncessaire de dvelopper une tho-rie spcifiquement marxiste de la stratifica-tion des classes. On pourrait utiliser pour ades sources statistiques et mettre lpreuvela conception, la vision du monde en termes deluttes des classes.

    Henrique Amorim : En ce sens, comment inter -prter la thorie de Jacques Bidet et GrardDumnil quant lexistence dune classe de cadres ?Daniel Bensad : Cette systmatisation duneclasse de cadres est une consquence de leuranalyse structurale de la socit capitaliste en particulier pour Jacques Bidet en tantque combinaison de relations dexploitationet de relations dorganisation. Cest mettresur un mme pied deux types de relations,avec les relations dexploitation qui dtermi-nent les classes traditionnelles alors que lesrapports dorganisation peuvent dterminerles autres sortes de classes: les cadres, la bureau -cratie, etc. Ceci dit, a dpend de ce quon veutfaire. a dpend de lutilisation quon veutfaire de la catgorie, du concept de classe. Sion en a un usage sociologique, cest une sim-ple convention de vocabulaire, terminologique,on peut alors dire quil existe une classe de cadres. Mais elle est elle aussi trs htrogne,alors o est-ce quelle commence, o est-cequelle se termine ? Il y a une diffrence

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  • Marx prend lexemple dune chanteuse sala-rie : si elle est salarie, son travail est pro-ductif. Son travail est totalement immatriel,son chant disparat au fur et mesure quellechante. Pas aujourdhui, parce que depuisMarx lindustrie du disque et des enregistre-ments vido sest dveloppe Mais lide estque mme une prestation vocale peut treconsidre comme un travail productif, silexiste une relation salariale entre employ etemployeur. Donc premirement non, [la pro-ductivit] na rien voir avec la matrialitdu travail. Deuximement, la notion de tra-vail productif chez Marx est une notion dli-cate, parce quil considre que cest contradic-toire. Le transport de marchandises estconsidr comme un travail productif, parceque si on ne transporte pas les marchandisesjusqu leur point de vente, la plus-value nepeut tre ralise. En ce sens, la division entreproductif et improductif est un peu arbitraire.Faut-il sarrter au moment o un travailleura apport les marchandises au point de venteou considrer que sil ny avait pas un autretravailleur pour les ranger sur les tagres,elles ne pourraient pas tre vendues? Il sagitdonc dun point dlicat affronter, qui na rien voir avec la matrialit ou limmatrialitdu travail et ne permet pas de dterminer desclasses sociales.

    Il y a dj eu des tentatives de faire unethorie des classes sociales partir du livre IIdu Capital, en se basant exclusivement sur larelation entre travail productif et improduc-tif. Cela me parat absurde. Ce nest pas parhasard que le chapitre sur les classes, si Engelsa bien interprt le plan de Marx, arrive plustard, dans le livre III du Capital, et inclut lesdiffrences de rentes et lensemble du circuitde reproduction sociale. Je ne comprends doncpas comment on pourrait sarrter au livre II

    la technologie un rle prdominant dans lesphnomnes de formation sociale, qui dpen-dent surtout des luttes et des phnomnes cul-turels.

    Henrique Amorim: Quelle relation y a-t-il entretravail matriel/immatriel et travail con cret/abstrait ? Comment analyser la productiviten fonction des formes de travail cognitif ?Daniel Bensad : Je crois quil ny a aucun rap-port entre les notions de travail matriel etimmatriel et celles de travail abstrait etconcret. Travail matriel/immatriel se rfreau contenu dune activit, alors que le travailconcret est tout travail qui produit des biensutiles et le travail abstrait est le travail rap-port sa mesure temporelle, donc sa me-sure abstraite. Cest pourquoi je ne vois aucunrapport entre les deux. Il sagit dune confu-sion intellectuelle qui superpose les notionsde travail matriel/immatriel celles de tra-vail concret/abstrait. En termes de producti-vit du travail, le travail immatriel peut treaussi productif que le travail matriel. Si laproduction du travail est la production de plus-value, alors un travail immatriel exploit pro-duit de la plus-value tout autant quun tra-vail matriel. Un crateur de programmesinformatiques est une source de gain pourMicro soft. Prenez une quipe de dveloppeurssalaris qui crent des programmes pourMicro soft : vous avez l une production de plus-value. De ce point de vue, cette histoire de tra-vail immatriel a cr ds le dbut beaucoupde confusion.

    En ralit, le dbat sur le travail productifet improductif est souvent trs mal compris.Cela ne veut pas dire que seul le travail quiproduit un bien matriel est productif. Lexem-ple le plus choquant, surprenant et connu setrouve dans un chapitre indit du Capital, o

    sans diffrenciation. Au final, la multitude devient le grand sujet de la transformation.Au lieu de travailler sur la question complexede savoir quelles sont aujour dhui les compo-santes du bloc hgmonique qui entoure lesrelations de classes, on rduit cette complexitau concept de multitude, une sorte de magma,qui est le nouveau sujet trs hypothtique delhistoire. Du coup, jy vois beaucoup dincon-vnients et trs peu davantages.

    Henrique Amorim: Est-ce quon peut compren-dre les nouveaux clivages entre travailleurs ense basant sur la thse de la rvolution de lin-formation?Daniel Bensad : Franchement, jen doute.Cela reviendrait courir le risque dun dter-minisme technologique, dire que de fait lesclivages sociaux sont le rsultat direct et m-canique de lorganisation technique du travail.Cela me parat un prsuppos thorique dis-cutable. videmment ces diffrenciationsjouent un rle dans les formes et surtout dansla possibilit dorganisation sociale, syndicaleou politique. Dans la mesure o les nouvellestechnologies peuvent faire augmenter lauto-matisation du travail et diminuer la concentra-tion en un seul lieu de travail, tout cela a desconsquences sur les possibilits dorganisa-tion. Cela introduit-il des clivages fondamen-taux? Avec la crise on remarque quune partiede ces nouvelles professions subit les effets dela pauprisation tout autant que les autresprofessions, et parfois plus dans certains cas,comme sur les licenciements et les pressionssalariales. Cest toujours intressant dtre attentifs ces diffrences quand on rflchitaux revendications syndicales et politiques.Mais en faire un inventaire thorique fonda-mental ou des clivages fondamentaux, je necrois pas. Je ne suis pas daccord pour donner

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  • mdias, la faon dont la culture est diffuse,lorganisation de la ville et de lespaceurbain, etc. Mais, au moins formellement, pourrepren dre la formule de Marx, pendant sontemps libre le travailleur a la possibilit deregarder la tl, de participer au syndicat, oude lire Le Capital. Que la lutte pour la rduc-tion du temps de travail soit permanente,mme dans le cadre du capitalisme, nest doncpas une ques tion secondaire. Maintenant, dansle cadre du capitalisme je pense quil y a unerelation troite entre travail alin et plaisiralin, ou disons quon ne peut pas tre rel-lement libre en dehors du travail si on est do-min au travail.

    Donc il ne suffit pas de rduire le temps detravail forc, il faut aussi transformer lecontenu et lorganisation du travail lui-mme,construire une mancipation au travail et endehors du travail. Il y a l une grande diff-rence. Le chmage provoque du temps libr,mais un temps sans libert. On peut aussiconqurir du temps libre grce la rductiondu temps de travail et continuer lutiliserde faon totalement aline, et cela pose ga-lement problme pour le socialisme. Cestlide quon trouve chez Gorz dans Adieux auproltariat et ses livres successifs : il y auratoujours des travaux durs et alinants, ce nesera jamais trs cratif de balayer les rues oude ramasser les ordures, il faudra donc tou-jours que la socit consacre du temps untravail non cratif et la vie sera en dehors dece temps de travail-l. Comme on naura pasun robot pour tout, cest de fait un problme.Dun autre ct, je crois quon peut faire untravail alin mais en mme temps spanouir,souvrir en dehors de celui-ci. Le problmepour une socit socialiste, cest comment dis-tribuer ce type de travail, comment modifierson organisation. Il est clair quil y a des tches

    rduire la diffrence entre le temps de travailrel et le temps de travail lgal. Tout cela taitdj dans Le Capital. Au final, la rentabilitcapitaliste a comme critre la loi de la valeur.Maintenant, cette loi tend devenir contra-dictoire et cest ce quoi sest attaqu Marxdans les Grundrisses avec lincorporation dansle processus de production de formes de travailintellectuel qui sont la fois stimules pardes nouvelles technologies et collectives. Or,quel est le travail ncessaire llaborationdun programme informatique par un labo -ratoire de recherche ? Un travail hautementcoopratif et socialis. Et plus le travail estcoopratif, plus il incorpore le savoir accumul,plus il est difficilement quantifiable et mesu-rable en temps de travail abstrait. Cela meparat tre un des facteurs cls de la crise so-ciale actuelle, qui fait que les gains de produc-tivit ne se convertissent pas en temps libremais au contraire en exclusion sociale. Pourmoi, les aspects que prend la crise financire,par exemple, sont beaucoup plus une confir-mation des dommages causs par lapplica-tion directe de la loi de la valeur du fait de lamesure instantane des fluctuations de laBourse. Je sais quil sagit dun point trs dis-cutable, mais au moment mme o la validitde la loi de la valeur se confirme, on a aussiune confirmation de laggravation des contra-dictions sociales.

    Henrique Amorim : Comment penser la rduc-tion du temps de travail ? Dans le capitalisme,y a-t-il du temps libre ou du temps libr?Daniel Bensad : La lutte pour la rductiondu temps de travail est une lutte historique.Mme quand le temps libr reste alin, cestdj un obstacle lexploitation de la force detravail, cest une libert non conforme. Il y adautres mcanismes dalination, comme les

    et aux concepts de travail productif et impro-ductif pour dterminer qui fait partie ou pasde la classe ouvrire.

    La consquence, cest que ces concepts detravail productif et improductif ont souventt utiliss politiquement et idologiquementpour formuler une dfinition restrictive de laclasse ouvrire, que le Parti communiste fran-ais a clairement utilise pour ne dsignerque les ouvriers de lindustrie et exclure lesemploys, les employs du commerce, les infir -mires, les employs des PTT, etc. Mes cou-sins taient ouvriers en usine, mais ils ne tra-vaillaient pas directement la production, ilsfaisaient la manutention des machines ettaient membres du Parti communiste et de laCGT. Ils disaient quils ntaient pas de vraisouvriers, de vrais proltaires, parce quils soc-cupaient de lentretien pour la production. Ona ici une dfinition du mouvement ouvriertypi quement ouvririste et restrictive, qui aprincipalement comme fonction dauto-lgiti-mer le Parti communiste comme reprsentantde la classe ouvrire, puisque tout le reste seraitpetite bourgeoisie , tout a.

    Henrique Amorim : Les nouvelles formes deproduction contredisent la thorie de la valeurde Marx. Est-ce une thorie valable dun pointde vue analytique?Daniel Bensad: Je crois que oui, et la crise ac-tuelle lillustre bien. Cest tout aussi vrai pourla thorie de la valeur. Pour ce qui est de la me-sure de la richesse et des changes en termesde temps de travail socialement nces saire,on constate de nos jours une certaine obses-sion de la mesure du temps, quil sagisse defixer le temps de travail hebdomadaire ou lgede la retraite, de faire la chasse aux tempsmorts dans lentreprise, dorganiser les horai -res, la flexibilit, etc., et cela a tendance

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  • proltariat que pourraient se combiner diff-rentes formes de contestation du systme ca-pitaliste dans le respect de lautonomie desdiffrents mouvements ? Par exemple, rienne garantit que loppression des femmes ces-sera avec la fin de la proprit prive. Celajustifie lautonomie du mouvement desfemmes pour un temps indtermin, bien au-del du dpassement du capitalisme. Au-jourdhui, ici et maintenant, la lutte contreloppression des femmes est troitement lie la lutte du mouvement ouvrier, aux reven-dications sur le temps de travail, sur les ser-vices publics, etc., et donc ces questions sontorganiquement arti cules. Mais ce qui per-met dunifier ces luttes ce nest pas un apriori moral mais le fait que le capital cre lesconditions et encore, pas mcaniquement qui permettent de concevoir comment [cettearticulation] est possible.

    Traduction de Brune Seban

    soi , etc. On trouve assez peu a chez Marx,peut-tre tout juste une formule dans Misrede la philosophie, mais beaucoup plus claire-ment chez Lukacs. Cest nourri dune mau-vaise source psychanalytique sur le conscientet linconscient et a applique aux phnomnes sociaux des mcanismes qui viennent de lapsychologie individuelle et me semblent trsdiscutables. Je crois quil vaudrait mieux pen-ser la constitution dune force de transforma-tion sociale. Dire force ne prsuppose paslide de conscience. Il sagit dune force detransformation qui est une force de construc-tion permanente, une combinaison dune plu-ralit de formes organises.

    Tout le problme est justement quest-cequi permet de penser ou daider penser leconcept dhgmonie et comment construireet combiner ces diffrentes formes de confron-tation avec le systme. Le proltariat est-ilalors encore un sujet? Si nous acceptons la ca-tgorie de sujet, oui. Ou serait-ce partir du

    qui ne sont ni agrables ni stimulantes, maiscela rappelle que la transformation radicale dela division du travail est une condition mmede la socit socialiste telle quon limagine.

    Henrique Amorim : Pour conclure, je voudraissavoir comment rompre avec la vision dunproltariat comme sujet mythique de lmanci-pation humaine?Daniel Bensad : Je ne crois pas quil faillerompre avec lide du proltariat comme su-jet rvolutionnaire. Il faut rompre avec une vi-sion troitement lie, qui reporte sur lesphnom nes sociaux une sorte de psychologiedu sujet, de lindividu-sujet, de la consciencedu sujet qui vient de la psychologie classiquede la fin du XIXe dbut XXe sicle. Ds le d-but, on imagine le proltariat comme un indi-vidu-gant qui doit, comme tout individu, pas-ser par lenfance, lapprentissage, puis arriver lge adulte par une espce de mtaphysiquede la conscience du en soi et du pour

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