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Les ouvriers de Rouen parlent à un économiste en juillet 1848 par Francis DEMTER Dès 1837, G. Rouland, bourgeois philanthrope de province, pouvait s'inquiéter, dans un article de la Revue de Rouen, du bouleversement profond qui s'opérait sous ses yeux dans les « classes inférieures » de l'industrie textile (1). Plus encore qu'à Lyon et Paris, villes révo- lutionnaires, mais dominait encore la « fabrique », le milieu popu- laire rouennais interpellait l'ordre établi et obligeait à penser en des termes nouveaux non seulement la question sociale mais aussi celle de l'organisation politique : « Il y a quelques années, une question ardue, périlleuse, occupait tous les esprits, celle du paupérisme. De- puis, elle a changé de nom, en se compliquant de difficultés nou- velles. Il ne s'agit plus seulement de donner les moyens de vivre à ceux qui manquent de tout : avec la liberté si féconde en résultats pour les classes moyennes, le sentiment de l'égalité est descendu jus- qu'au fond des classes inférieures, on y parle de droits et de devoirs et la question du prolétarisme est léguée à la génération actuelle, non plus comme un problème de morale ou de charité, mais comme une crise sociale et politique » (2). Onze ans plus tard, au printemps de 1848, ces paroles prennent une teinte prophétique, car les ouvriers rouennais sont les premiers à briser le fragile consensus politique dans le Tiers Etat de l'effon- drement de la monarchie censitaire. Dès les 27 et 28 avril 1848, l'insur- rection du peuple rouennais est une réponse à la victoire des répu- blicains bourgeois aux élections à l'Assemblée constituante et Adolphe Blanqui (3), l'académicien, peut constater, sur le terrain, que les dangers des armées 1830, restés jusque-là préoccupations d'intellec- tuels, ont pris une dimension telle, que la société dans son ensemble est directement menacée : Les chefs d'industrie cotonnière rouennais ne reconnaissent plus leurs ouvriers naguère si calmes et si sensés, dans ces processions bruyantes et menaçantes qui troublent la paix des ateliers et semblent (1) Nous remercions M. AGULHON et M. DROZ grâce auxquels nous avons pu aceéder au fonds privé des archives Blanqui, resté jusque-là inédit. (2) G. ROULAND, « De la Condition actuelle et de l'amélioration des classes ouvrières », Revue de Rouen, 1837, p. 47. (3) Cf. F. DEMIER, Adolphe Blanqui, un économiste libéral face à la révolu- tion industrielle, 1798-1854, Thèse de 3e cycle, Université Paris X, 1979.

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Les ouvriers de Rouen parlent à un économiste

en juillet 1848

par Francis DEMTER

Dès 1837, G. Rouland, bourgeois philanthrope de province, pouvaits'inquiéter, dans un article de la Revue de Rouen, du bouleversement

profond qui s'opérait sous ses yeux dans les « classes inférieures »de l'industrie textile (1). Plus encore qu'à Lyon et Paris, villes révo-

lutionnaires, mais où dominait encore la « fabrique », le milieu popu-laire rouennais interpellait l'ordre établi et obligeait à penser en destermes nouveaux non seulement la question sociale mais aussi cellede l'organisation politique : « Il y a quelques années, une questionardue, périlleuse, occupait tous les esprits, celle du paupérisme. De-

puis, elle a changé de nom, en se compliquant de difficultés nou-velles. Il ne s'agit plus seulement de donner les moyens de vivre àceux qui manquent de tout : avec la liberté si féconde en résultats

pour les classes moyennes, le sentiment de l'égalité est descendu jus-qu'au fond des classes inférieures, on y parle de droits et de devoirset la question du prolétarisme est léguée à la génération actuelle, non

plus comme un problème de morale ou de charité, mais comme unecrise sociale et politique » (2).

Onze ans plus tard, au printemps de 1848, ces paroles prennentune teinte prophétique, car les ouvriers rouennais sont les premiersà briser le fragile consensus politique né dans le Tiers Etat de l'effon-drement de la monarchie censitaire. Dès les 27 et 28 avril 1848, l'insur-rection du peuple rouennais est une réponse à la victoire des répu-blicains bourgeois aux élections à l'Assemblée constituante et AdolpheBlanqui (3), l'académicien, peut constater, sur le terrain, que les

dangers des armées 1830, restés jusque-là préoccupations d'intellec-

tuels, ont pris une dimension telle, que la société dans son ensembleest directement menacée :

Les chefs d'industrie cotonnière rouennais ne reconnaissent plusleurs ouvriers naguère si calmes et si sensés, dans ces processionsbruyantes et menaçantes qui troublent la paix des ateliers et semblent

(1) Nous remercions M. AGULHONet M. DROZgrâce auxquels nous avons puaceéder au fonds privé des archives Blanqui, resté jusque-là inédit.

(2) G. ROULAND,« De la Condition actuelle et de l'amélioration des classesouvrières», Revue de Rouen, 1837, p. 47.

(3) Cf. F. DEMIER,Adolphe Blanqui, un économiste libéral face à la révolu-tion industrielle, 1798-1854,Thèse de 3e cycle, Université Paris X, 1979.

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F. DÉMIER

vouloir y porter, au lieu de l'intelligence et du travail, la dévastationet l'incendie (4).

L'itinéraire d'une enquête

A défaut d'apporter une véritable réponse à la question sociale

qui est au coeur de la révolution de 1848, le pouvoir républicainmanifeste la préoccupation de comprendre et d'expliquer le phéno-mène révolutionnaire. La démarche est devenue classique. Depuisl'avènement d'un pouvoir libéral, tout problème structurel qui semblemettre en échec la marche en avant de la « civilisation moderne »

suscité une grande variété d'enquêtes. Cette procédure, par son désirde comparer, recenser, analyser les rouages économiques et la naturedes producteurs, participe de l'engouement de la société moderne

pour les sciences positives promues au rang de techniques du pou-voir (5). Si les enquêtes de la monarchie parlementaire (6) ont ré-

pondu, à ce besoin d'éclairer les responsables en expliquant une

société « au ras des corps et au ras des jours », elles prennent avec

la conjoncture de la révolution une signification nouvelle.

Au moment où Louis Blanc, le 9 mai, propose la création d'un

ministère du progrès, une « enquête sur la situation des travailleurs

agricoles et industriels » est soumise au vote de l'Assemblée. Dans la

lutte aiguë entre la gauche et la droite, l'enquête devient le point de

ralliement des conservateurs. Le ministère du progrès est repoussé,

l'enquête, par contre, est acceptée (7).Contre l'utopie et les rêves « chimériques » de reconstruction de

la société, l'enquête est pour Thiers une réponse de la réalité

concrète :

Ce que l'Assemblée a retenu en admettant la proposition d'une

enquête, c'est la nécessité de prendre pour point de départ des amé-liorations et des réformes la société telle qu'elle est. Voilà ce qu'ou-blient ceux qui, ne tenant compte ni de la tradition ni des faits, pré-tendaient arranger l'univers à leur guise (8).

Les résultats de l'enquête de la Constituante sont loin d'être ras-

semblés quand le 15 juillet 1848, le nouveau chef du gouvernement,le général Cavaignac, convoque C. Dupin, président de l'Académie,

« pour y recevoir une communication d'un haut et patriotique inté-

(4) Ad. BLANQUI,Des classes ouvrières en France pendant l'année 1848,Paris,Guillaumin, 1848, p. 49.

(5) Cf. M. FOUCAULT,Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975,p. 189.(6) Cf. J.-M. de GÉRANDO,De la bienfaisance publique, Paris, Renouard, 1839;

P.M.S. BIGOTde MOROGUES,De la misère des ouvriers, Paris, Huzard, 1832;A. de VULLENEUVE-BARGEMONT,Economie politique chrétienne, Paris, Paulin, 1834;E. BURET,De la misère des classes laborieuses en France et en Angleterre,Paris, Paulin, 1840; L.R. VILLERMÉ,Etat physique et moral des ouvriers et em-ployés dans les manufactures de coton, laine et de soie, Paris, Renouard, 1840.

(7) Cf. H. RIGAUDAS-WEISS,Les enquêtes ouvrières en France entre 1830 et1848, Paris, PUF, 1936,p. 178.

(8) Le Constitutionnel, 13 mai 1848, cité par H. RIGAUDAS-WEISS,Les. enquê-tes..., op. cit., p. 192.

Le 29 mai 1848, le Moniteur Industriel déclare : « De semblables investi-gations serviront mieux la causé du travail et des travailleurs que toutes cesvagues déclarations sur des misères plus ou moins réelles. »

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LES OUVRIERSDE ROUEN EN JUILLET 1848 5

rêt ». Cavaignac fait appel aux lumières de l'Académie pour participerà la reconstruction d'un ordre social malmené par la tourmente révo-

lutionnaire (9). Le pouvoir républicain renoue avec la « chambre de

réflexion » de l'orléanisme. Le 22 juillet, une commission de l'Acadé-

mie, présidée par Mignet (10), propose de publier une série d'opus-

cules destinés à « propager des idées vraies et utiles» et confie à

Adolphe Blanqui la mission d'enquêter sur « l'état moral et écono-

mique des populations ouvrières dans les villes de Lyon, de Marseille,

de Rouen et de Lille ».

L'enquête Blanqui participe donc d'un effort très important du

pouvoir pour rétablir l'ordre dans les esprits après la « victoire mili-

taire» de juin 1848. Elle se distingue cependant de la stratégie géné-rale du parti de l'ordre, qui conjuguera tous ses efforts pour en étouf-

fer l'écho. Cavaignac (11), fils de conventionnel, rejette avec horreur

le socialisme, il reconnaît cependant que la question sociale est un

phénomène nouveau et non une extension de la pauvreté tradition-

nelle relevant de la charité. Il appartient à un courant intervention-

niste modéré qui domine les républicains bleus et qui pense que

l'Etat, sur la base du suffrage universel, ne peut abandonner les ou-

vriers à un libéralisme « sauvage ».

La volonté de lutter contre la subversion révolutionnaire qui anime

Blanqui n'est pas séparable de son souci de transcrire la réalité aussi

précisément et scientifiquement que possible car cette réalité qu'onassimile volontiers à la « nature » dans l'idéologie libérale doit parlernécessairement en faveur de l'ordre. Le but contre-révolutionnaire

n'est jamais séparé d'un projet scientifique qui se situe au-delà du

débat politique : « Le moment est venu de rétablir la vérité si étran-

gement travestie pendant cette période de dix mois » (12). La re-

conquête du pouvoir politique par la bourgeoisie, c'est aussi la res-

tauration de la science sociale des élites, chassée et bafouée un

moment par la prise de parole des révolutionnaires : « Pour comble

de malheur, au lieu de se borner à un petit nombre d'hommes voués

par état aux études et aux contemplations économiques, le désordre

a gagné les classes laborieuses et leur a fait croire qu'il existait des

remèdes à toutes les maladies inhérentes aux sociétés humaines » (13).

Le. rapport de la commission a été déposé le 22 juillet. Blanqui

part le 28 juillet pour Rouen et reste dans la ville jusqu'au 22 août,

déployant une activité extraordinaire. De Rouen, il écrit à Mignet :

« Je visite tous les hôpitaux, je parcours avec des ecclésiastiques quisavent les chemins du malheur les maisons qu'il habite » (14). Tra-

quant l'information à la manière d'un journaliste, dans tous les mi-

lieux, des usines aux prisons, en passant par les écoles, Blanquiredoute de se laisser submerger par une mosaïque d'impressions,

d'images qui se succèdent à grande vitesse. Il met alors au point une

(9) Cf. compte rendu des séances de l'Académie des Sciences Morales etPolitiques, 15 juillet 1848, Archives de l'Académie.

(10) Y. KNIBIEHLER,Naissance des sciences humaines. Mignet et l'histoireau XIXe siècle, Paris, Flammarion, 1977, p. 415.

(11) Cf. F.A. de LUNA, The French Republic under Cavaignac, Princeton,Umversity Press, 1969, p. 449.

(12)Ad. BLANQUI,Des classes ouvrières..., op. cit., p. 50.(13) Ibid., p. 62.(14)Fonds privé Mignet, lettre du 2 août de Blanqui à Mignet.

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6 F. DÉMIER

liste de questions s'inspirant de la grille de l'enquête nationale (15).

L'originalité de sa démarche tient à ce que son questionnaire imprimésera directement adressé aux patrons et aux ouvriers des usines

rouennaises : « J'ai pris la précaution de rédiger une cinquantaine de

questions qui ont été imprimées puis distribuées dans chaque usineaux chefs de L'usine et avec son agrément à un ouvrier.choisi, demanière que j'aurai ainsi à mettre en regard les rapports des maîtreset ceux des ouvriers. » Pour pénétrer le milieu ouvrier,; un ensemblede témoignages oraux complètent les fiches imprimées : « Je fais

défiler devant moi dans chaque usine, tous les ouvriers des deux

sexes, apprenant leur aspect physique et faisant des questions: à plu-sieurs d'entre eux,, questions qui m'ont valu des réponses pleinesd'intérêt » (16). Blanqui n'entend donc pas seulement donner son

opinion sur la situation dans le cadre idéologique qui lui est proposé,mais il veut constituer un véritable dossier pouvant étayer la basede débats futurs : « Les procès-verbaux en partie double formerontles éléments authentiques d'une grande enquête à laquelle j'ajouteraimes propres observations» (17).

C'est donc en restant fidèle à l'esprit de Blanqui que nous pren-drons les fiches imprimées de l'enquête comme source d'une étudedu milieu ouvrier rouennais. En dépit de l'intérêt extraordinaire des

documents, rédigés de la main même des ouvriers d'usine, elles nesauraient constituer une source privilégiée. Blanqui lui-même a éprou-vé le besoin d'avoir recours à d'autres sources : analyses statistiquesfournies par un fonctionnaire de la préfecture, archives orales, témoi-

gnage de l'inspecteur d'académie, témoignage de H. Dussard, son. ami,rédacteur en chef du Journal des Economistes et remplaçant de Des-

champs comme commissaire de la République. Les réponses à l'en-

quête Blanqui ajoutent cependant, peut-être, une dimension aux pré-

(15) Liste des questions imprimées diffusées par Blanqui : «1.) Combiend'ouvriers ? 2) Combien de femmes? 3) Combien d'enfants ? 4) Combien d'ou-vriers étrangers? S) Quel est l'âge des plus jeunes? Et celui des plus vieux?6) À quel: âge en moyenne les ouvriers cessent-ils de travailler ? 7) Que devien-nent-ils alors ? 8) Quelle est la proportion de ceux qui savent lire ? 9) Les en-fants vont-ils à l'école ? Combien d'heures par jour ou par semaine? Y vont-ilstoute l'année ? 10) A'quel âge et quelles conditions entrent-ils en apprentissage?11) Les ouvriers sont-ils sédentaires ou mobiles ? 12) Combien de temps restent-ils fidèles à l'usine? 13) Combien en renvoie-t-on en moyenne pour inconduite?14) Y a-t-il beaucoup d'intempérants? 15) Les vols de fabrique sont-ils fré-quents? 16) Quel est le salaire des hommes par nature de travail ? 17) Celuides femmes ? 18) Celui des enfants ? 19) Quelle est la proportion du travail à latâche et celui à la journée ? 20) Sur quelle base se paie le travail à la tâche?21) Travaille-t-on la nuit ? 22) Quelle est la proportion habituelle des malades ?23) Les femmes et les enfants le sont-ils plus souvent que les hommes ? 24) Sont-ils soignés chez eux ou vont-ils à l'hôpital ? 25) Quelles sont les maladies domi-nantes ? 26) Quelle est la nourriture habituelle des ouvriers ? 27) Mangent-ilssouvent de la viande ? 28) Boivent-ils du vin à leur repas? 29) Quels sont lesdélassements habituels des ouvriers? 30) Quelles sont leurs lectures habituel-les ? 31) Comment sont-ils vêtus et logés ? 32) L'usine leur fait-elle des avances?Quel en est le maximum ? 33) Quelles sont les causes habituelles des chôma-ges ? 34) Y a-t-il souvent discussion sur le prix des façons ? 35) Les ouvriersmettent-ils à la caisse d'épargne ? 36) Remplissent-ils leurs devoirs religieux?37) Existe-t-il quelques éléments d'association des ouvriers, entre eux ou avecleurs chefs? 38) Quels sont les débouchés des produits de l'usine ? 39) Quellessont les conditions de vente et les moyens de négociation, des valeurs?40) Quelle action les derniers événements ont-ils exercée ? 41) Voeux des chefs?42) Voeux des ouvriers? Observations générales. »

(16) Fonds. Mignet, lettre de Blanqui à Mignet, 11 août 1848(17) Ibid.

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Entreprisesconcernéesparl'enquêteBLANQUI

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8 F. DÉMIER

cieux renseignements que peuvent apporter les données statistiqueset le discours des agents de l'Etat sur une classe sociale surveillée en

permanence. Derrière une écriture tremblée à l'orthographe mala-

droite, s'impose encore au lecteur l'émotion d'hommes timides et

dignes, pour lesquels l'enquête ne constituait pas seulement unesource d'enseignements, mais aussi un appel et un espoir.

La condition ouvrière

Ce sont les résultats de l'enquête dans vingt-trois entreprises dela Seine-Inférieure qui ont pu être conservés. A l'exception de troisd'entre elles, celles de Fontaine le Bourg, Bolbec, Maromme, l'en-semble des entreprises se trouve dans l'agglomération rouennaise

prise au sens large. Toutes les usines, sauf celle de Buddicom à Sotte-ville spécialisée dans la construction de locomotives et d'équipementsde chemins de fer, sont des usines de textile : quinze filatures de

coton, quatre usines associant filature et tissage, une filature de linet de chanvre, et deux usines d'indiennes (18). La taille des usinesest très variée, à l'image des établissements industriels de la région.Elle va de 8 à 873 ouvriers avec une nette prédominance des unitésde 100 à 200 travailleurs qui sont légèrement sur-représentées parrapport à la moyenne du département.

Répartition des ouvriers dans les entreprises touchées par l'enquête(21 entreprises) (19)

Nombre d'ouvriers Entreprises

l à 10 ouvriers 1

10 à 50 1

50 à 100 4

100 à 200 9

200 à 500 3

500 à 1000 3

Ces entreprises ont été majoritairement fondées dans la vague decroissance des années 1840 particulièrement remarquable dans la

région rouennaise (20). Une grande disparité règne dans les niveaux

techniques des entreprises : quatre sont munies de pompes à feu, uneest encore une filature à. bras, le reste a recours à la force hydrau-lique (21). Dans treize entreprises sur vingt-trois, patrons et ouvriers

(18) L'échantillon est relativement réduit puisqu'il existe 293 filatures enSeine-Inférieure dont 254 à Rouen.

(19) 21 usines sur 23 ont donné des renseignements concernant le nombreet la répartition des ouvriers.

(20) 5 entreprises seulement remontent à avant 1830,6 ont été édifiées entre1830et 1840,8 après 1840. « Une sorte d'apogée apparaît vers 1840-1845et, pen-dant deux décennies, l'industrie rouennaise va se maintenir au même niveau,vivant sur son acquis sans beaucoup se moderniser dans son équipement nidans ses structures » (J.-P. CHALINE,La bourgeoisie rouennaise au XIXe siècle,thèse d'Etat, Université Paris IV, 1980,p. 340).

(21) « Il existe une extrême disparité entre les établissements industriels,certains modernes et parfaitement bien équipés, d'autres fort archaïques vivo-

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LES OUVRIERSDE ROUENEN JUILLET 1848 9

ont rempli chacun un questionnaire selon les voeux de Blanqui. Dans

neuf entreprises, seuls les ouvriers ont répondu, et pour une entre-

prise seulement nous n'avons qu'une réponse patronale. Chez Bobée

à Rouen, trois fiches ont été remplies, et la rédaction des fiches a été

l'enjeu d'une véritable bataille. Bobée a envoyé sa propre réponse,une première fiche a été signée par treize ouvriers, puis une troisième

fiche ouvrière a été transmise à Blanqui signée d'une trentaine de

noms et accompagnée d'une explication : « Nous faisons une seconde

enquête parce que notre maître nous a gardé la première feuille et

a rayé une remarque que nous avions portée sur la première. » Des

contacts Ont été pris entre usines, chez Bourdel et Duforestel plu-sieurs réponses sont similaires. Chez Serment, la fiche ouvrière est la

copie conforme de la déclaration patronale. Il est difficile de savoiravec exactitude quelles ont été les conditions de la rédaction. Dans

trois cas seulement, les fiches ouvrières ne sont pas signées. Le plussouvent) c'est un groupe de dix à vingt ouvriers qui a signé ou déclare

avoir signé pour ceux qui ne savent pas écrire. A plusieurs reprises le

rédacteur ouvrier est seul à signer, mais on trouve alors les mentions

« délégué par nos confrères » ou « vu et approuvé par les ouvriers ».

Dans tous les cas, le souci d'exactitude semble une affaire d'honneur

et de dignité à la mesure des espoirs mis dans la démarche de Blanqui.

4 761 ouvriers ont été concernés par l'enquête dont 3 474 ouvriers

de la filature, ce qui représente 19,9 % des ouvriers de là filature

dans la région rouennaise. Dans les entreprises textiles, la part des

hommes dans la main-d'oeuvre est de 39%, celle des femmes de

34,4 % et celle des enfants de 26,6 %, ce qui apporte une légère sur-

représentation des hommes et des femmes par rapport à la statis-

tique de la Seine-Inférieure. Le poids des enfants monte sensiblementdans les entreprises de plus de 500 salariés et baisse dans les entre-

prises les plus modestes (22). L'entreprise Buddicom montre une

situation toute différente puisque les femmes et les enfants ne repré-sentent que 7,4 % des 873 ouvriers. Le recrutement est essentielle-

ment local. Seules trois entreprises ont embauché des ouvriers exté-rieurs à la région. Il s'agit de Buddicom, affaire de grosse mécaniqueou les étrangers représentent 9,7 % des effectifs, l'entreprise de toiles

peintes de Girard (0,9 %) et la filature Lemaitre où se trouvent quatreAlsaciens sur 700 ouvriers. Dans l'entreprise Lebeaudy, le directeur,M. Strasziwiz est un réfugié polonais.

L'âge des enfants employés dans les entreprises est de 9,2 ansselon les fiches ouvrières et de 11,2 ans selon l'appréciation patronale.Quatre entreprises emploient des enfants de six ans et chez Bobée,les ouvriers déclarent que les mères sont obligées de venir avec leursenfants « pour leur donner l'existence en travaillant dans la bou-

tique». Fiches ouvrières et patronales concordent sur l'âge des plus

tant tout juste à l'abri d'un protectionnisme qui permet aux premiers d'éncais-ser au contraire de très gros bénéfices » (J.-P. CHALINE,La bourgeoisie..., op. cit.,P. 342.Cf. aussi A. CORNEILLE,La Seine-Inférieure industrielle et commerciale,Rouen Herpin, 1873,p. 198).

(22)Dans les trois grandes entreprises (plus de 500 salariés) la répartitionest la suivante : hommes 36,7 %, femmes 32,1 %, enfants 31,2 %. Dans les entre-prises de moins de 100 salariés la proportion est : hommes 46,5 %, femmes26,3%, enfants 27,2 %.

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10 F. DÉMIER

vieux qui est en moyenne de 51,7 ans. Les situations cependant va-

rient. Les femmes travaillent jusqu'à quarante-cinq ans, rarement

jusqu'à cinquante. Le critère du départ est l'épuisement physique :« quand les hommes ne peuvent plus marcher»; pour d'autres « à

quarante-cinq ans ils manquent de souplesse et ne pourraient plustravailler à la filature », « les ouvriers cessent de travailler quand ils

n'en peuvent plus », « à quarante-cinq ans par énervement provenantde la fatigue du travail ».

Au moment où les forces abandonnent le travailleur, les issues

sont le plus souvent dramatiques. Plus des deux tiers des fiches ou-

vrières et patronales n'évoquent qu'une seule solution : « l'atelier de

charité» communal où le travailleur devient terrassier, homme de

journée pour un salaire de 0,65 F par jour. Hors de cette issue, cer-

tains sont recueillis à l'hospice général, quelquefois les familles ten-

tent de leur venir en aide, quelques-uns retournent « aux travaux

agricoles» ou deviennent revendeurs des rues, chiffonniers. La seule

issue reste parfois la mendicité. Certains patrons déclarent tout igno-rer des vieux jours de l'ouvrier ou déclarent : « Ils s'occupent à des

travaux plus doux. » Pour l'ouvrier, la vieillesse est une véritable han-

tise et le signé le plus durement ressenti, le plus humiliant de la condi-

tion ouvrière : « L'affreuse misère et la dure nécessité deviennent leur

partage, la mendicité leur ressource, l'amour propre est froissé parl'humiliation. »

L'enquête Blanqui ne permet pas de trancher avec netteté dans le

débat concernant la mobilité ouvrière, problème pourtant décisif dans

la définition du statut du travailleur (23). Les situations sont très

diverses et souvent contrastées. La moyenne du séjour ouvrier dans

l'entreprise qui a pu être calculé pour quinze d'entre elles est de

quatre ans trois mois, gage d'une certaine stabilité de la main-d'oeuvre.

Cela est d'autant plus remarquable que beaucoup d'entreprises ont

été créées de fraîche date. En effet dans deux entreprises, fondéesl'une en 1808, l'autre en 1825, les réponses ouvrières et patronalesconcluent à une ancienneté variant de deux à vingt-cinq ans dans

l'une, de quinze à vingt ans dans l'autre. Des chiffres qui semblent

donner raison à une réponse patronale : « Généralement les ouvriers

restent fort longtemps attachés à l'usine particulièrement dans la

filature, j'en ai un grand nombre qui ont commencé avec l'établisse-ment. » Contre l'idée d'une classe ouvrière mobile aux contours flous,semble s'imposer celle d'un milieu stable, ancré dans son usine et

dans sa ville. Il faut cependant nuancer cette affirmation car le per-sonnel de l'usine est partagé le plus souvent entre un noyau stable

qu'on qualifie de « sédentaires » et des ouvriers appelés « mobiles »,

plus difficilement saisissables et dont la présence ne dépasse guère un

an. Les ouvriers sédentaires sont cependant très largement majori-taires et les déplacements de peu d'amplitude. L'usiné puise dans un

milieu rural environnant des travailleurs qui souvent n'en sont pointencore totalement séparés : « Les femmes viennent par petites troupes

(23) Cf. « Naissance de la classe ouvrière», Le Mouvement social, oct.-déc.1976 (« La formation du prolétariat industriel dans la région industrielle auXIXesiècle », Y. LEQUIN).Cf. aussi E.J. HOBSBAWM,« The formation of the indus-trial working classes », 3e Conférence d'Histoire Economique, Munich, 1965,Paris-La Haye, Mouton, 1968.

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LES OUVRIERSDE ROUENEN JUILLET 1848 11

de la campagne, louant de petites chambres où elles vivent ensemble

et retournent à leur village le samedi jusqu'au lundi [...] ; elles sont

plus morales que celles de la ville. »La stabilité relative de la main-d'oeuvre est cependant beaucoup

moins la conséquence d'une politique patronale qu'une pratique tou-

jours limitée par un contrat très précaire, sanction du libéralisme

sans faille qui est la règle des « maîtres ». Pour les ouvriers de chez

Bobée, le travail dure « le temps que l'ouvrier convient au maître et

le temps que les ouvriers se conviennent chez le maître. Il n'y a pasd'engagement ».

Fiches ouvrières et fiches patronales apportent des renseignementsrelativement précis en matière de salaire à l'exception de l'usine Bud-dicom où le tableau annexe des salaires a été: perdu.

Tableau des salaires (22 entreprises)

Fiches ouvrières Fiches patronales

mini maxi mini maxi

Hommes 1,92 F 2,76 F 2,18 F 3,35 F

Femmes 1,08 F 1,36 F 1,25 F 1,53F

Enfants 0,50 F 0,75 F 0,57 F 0,95 F

Cette évaluation du salaire où l'on note une importante différenceentre l'appréciation patronale et celle des ouvriers est sensiblement

plus optimiste que celle qui est donnée par l'étude statistique deF. Depeaux (24) pour la filature dans le département de la Seine-Inférieure.

(24)Le dossier statistique de François Depeaux aîné se trouve dans les ar-chives privées Ad. Blanqui. L'auteur apporte ce commentaire au document :«Je puis garantir l'exactitude des chiffres pour ce qui concerne la filature ducoton, le tissage mécanique et la fabrique de rouennerie, dans tous les détails[...] Tous ces travaux ont été faits à la fin de l'année 1846et au commencementde 1847,comme nous étions dans un temps de crise, la différence qui peutexister aujourd'hui est insignifiante bien entendu pour les ouvriers qui travail-

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12 F. DÉMIER

Tableau des salaires donné par la préfecture pour la filature(dans le département)

Nombre % Sal./jour Sommes àd'ouvriers dépenser/jour

Hommes 1491 8,54% 3,45 F 2,84 F

4531 25,9 % 2,45 F 2,01F

242 1,38 % 1,79 F 1,47 F

Femmes 3 806 21,8 % 1,40 F 1,15 F

1822 10,4 % 1,20 F 0,98 F

Enfants 3 645 20,8 % 0,80 F 0,65 F

1951 11,2 % 0,50 F 0,41 F

Total 17448

Les renseignements fournis par les fiches de l'enquête Blanquis'entendent tous sur la base d'un salaire journalier. Ce salaire est à

pondérer quand on évalue la somme réelle à dépenser, dans la mesureoù tous les témoignages concordent pour évaluer autour de 300 lenombre réel des jours de travail (25).

Somme réelle à dépenser par jour (enquête Blanqui)

Fiches ouvrières Fiches patronales

mini maxi mini maxi

Hommes 1,60 F 2,26 F 1,80 F 2,75 F

Femmes 0,88 F 1,11F 1,02 F 1,25 F

Enfants 0,41F 0,61F 0,47 F 0,78 F

En effet, dans une région où domine encore la force hydraulique,le travail demeure rythmé par les impondérables d'une source d'éner-

gie irrégulière et par la fragilité de l'appareil de production (26). Ce

facteur de réduction du revenu est aggravé en période de crise parles réductions du temps de travail liées à l'engorgement du marché.Chez Bobée les ouvriers déclarent « être réduits à faire trois bu quatrejours par semaine ».

(25) Dans la filature Crépet qui a 131 ouvriers, on compte 298 jours de tra-vail. Il y a chômage pour réparer les machines « ou par les accidents de chuted'eau ».

(26) En raison des variations de la demande, la production de toiles impri-mées connaît des fluctuations saisonnières assez nettement accusées.

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LES OUVRIERSDE ROUENEN JUILLET 1848 13

Ces résultats sont à rapprocher de ceux de l'enquête de Viller-mé (27) dont les renseignements statistiques concernant Rouen re-

montent à 1834. L'étude précise de la filature Crespet faite à la fois

par Villermé et Blanqui permet cependant de constater, tout au

moins sur cette entreprise, une légère amélioration.

Enquête Villermé Enquête Blanqui

Hommes 454 F à 785 F/an 525 F à 600 F/an

Femmes 252 F à 264,52 F/an 300 F à 375 F/an

Enfants 152 F à 182 F/an 150 F à 225 F/an

Dans les deux cas, il s'agit d'une période dépressive qui ne doit

pas faire présumer de l'ensemble de la période. Le salaire n'en de-

meure pas moins dramatiquement bas, surtout si l'on tente de pré-ciser son importance en pouvoir d'achat. En 1839, Villermé pensequ'au-dessous de 1,57 F pour l'homme, 1,10 F pour la femme, « il y amisère excessive », au-dessus de 1,75 F et 1,25 F respectivement, « onpeut réaliser des épargnes, mais toujours dans la supposition qu'iln'y a pour l'ouvrier ni chômage, ni accident, ni cherté du pain». En

1848, P.S. Lelong (28) tente de définir un minimum de salaire, capabled'assurer au moins la simple reproduction de la force de travail : « Ilarrive trop souvent, dit-il, que la rémunération du travail est au-des-sous de ce qu'elle devrait être pour permettre à l'ouvrier de se pro-curer ce dont il a besoin pour vivre et réparer ses forces qu'il a dépen-sées à l'exécution de son travail afin de recommencer de nouveau. »

P.S. Lelong a calculé d'après les prix des denrées à l'octroi deRouen un budget minimum pour les hommes, les femmes et lesenfants. Il est respectivement de 1,75 F/jour, 1,10 F, 0,77 F. Une

comparaison avec les résultats des sommes à dépenser journellementdans les usines étudiées par les fiches Blanqui montre que les tarifsles plus bas, qu'ils soient d'origine patronale pu ouvrière, sont nette-ment inférieurs au budget minimum envisagé par Lelong. La statis-

tique Depeaux montre selon ces critères que 43,8 % de la main-d'oeuvre dans la filature se trouvent au-dessous de ce seuil du mini-mum vital défini par Lelong. Si une petite frange seulement deshommes se situe sous ce niveau, c'est par contre 32,4 % des femmes

qui se trouvent sous ce seuil et l'ensemble des enfants (représentant32% de la main-d'oeuvre).

Il faut au-delà de l'idée d'une dépression générale du salaire, main-tenant les travailleurs au seuil de l'insupportable, apporter des pré-cisions sur l'influence de la conjoncture de 1848 (29) et sur les diffé-rences qui ont pu se creuser entre les catégories de travailleurs. La

(27) L.R. VILLERMÉ,Etat physique et moral des ouvriers, Paris, 10/18, 1971,p. 91.

(28) P.S. LELONG,« Amélioration du sort des travailleurs », Revue de Rouen,1848,p. 521.

(29) Cf. P. DEYON,« Aspects de la crise à Rouen », in E. LABRÔUSSE,Aspectsde la crise et de la dépression de l'économie française, 1846-1851,La Roche-sur-Yon, Société d'histoire de 1848, 1956.

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14 F. DÉMIER

limitation de la journée de travail s'est le plus souvent accompagnéed'une diminution sensible du salaire. Dans l'entreprise Crépet la fiche

patronale apporte des précisions : « Les fileurs, rattaeheurs sur mé-tiers de 240 broches, pouvaient gagner avant la réduction à douze

heures de 2,50 F à 2,75 F, mais depuis la réduction, ils ne dépassent

pas 2,25 F [...]. De 1 F à 1,40 F avant la réduction des heures, les

dévideuses sont passées à 0,80 F. » D'une manière plus ou moins

directe, la réforme républicaine, limitant la journée de travail à onze

heures en province, se traduit par une chute du salaire orienté à labaisse depuis 1846 du fait du chômage, sans qu'on puisse globalementen apprécier les dimensions.

II ne faut pas cependant négliger, derrière ces tendances générales

qui semblent jouer globalement contre le salaire, l'existence de diffé-

rences sensibles au sein même du groupe des salariés, différences

importantes pour juger de la condition mais aussi des clivages et des

oppositions dans les mentalités ouvrières. Il existe une gradationentre hommes, femmes et enfants, mais au sein dé ces catégories des

contrastes importants apparaissent suivant la fonction hiérarchique,la grandeur du métier, l'habileté, le numéro des filés travaillés. Chez

Crépet le directeur reçoit 10 F par jour, un contremaître 4 F, unchauffeur 3,50 F à 4,25 F, fileurs et rattacheurs de 2,20 F à 2,50 F etcomme dans la plupart des entreprises travaillent des « hommes de

peine », « journaliers sans profession » opposés aux « ouvriers d'art »,manoeuvres dont le salaire varie autour de 2 F. La prolétarisation ne

fait pas disparaître les différences. La mécanisation au stade où ellese situé n'a point gommé les qualifications et le jeu des compétences,même dans la grande usine.

Ces nuances hiérarchiques se renforcent par l'opposition entre

noyau stable et travailleurs flottants. Villermé le notait déjà, unefraction des prolétaires de l'usine peut faire quelques économies et

échapper à la précarité permanente de la condition ouvrière. Jean-Pierre Chaline (30) pense même que Villermé et Blanqui, ayant en-

quête en période de crise, ont occulté d'une certaine manière uneextension de l'aisance ouvrière dans les usines rouennaises ; la preuveen est selon lui dans la progression des dépôts ouvriers dans la caisse

d'épargne lancée en 1820 par la bourgeoisie de là ville (31).

Cette tendance n'est pas contestable, mais il faut en mesurer les

limites. Si un noyau ouvrier épargne, cette épargne ne constitue

cependant pas une véritable émancipation. Après une période favo-

rable jusqu'en 1846, la crise ramène les « privilégiés » aux contraintesd'une condition fixée au jour le jour. J.-P. Chaline signale que lesolde moyen des ouvriers déposants tombe de 660 F en 1841 à 50 Fen 1848. L'enquête Blanqui confirme la précarité de l'épargne ouvrière.

Treize réponses signalent encore un dépôt très limité, évalué par cer-tains à 1/20 des ouvriers, vingt et une réponses confirment l'absencede tout dépôt et montrent que désormais seul le mont-de-piété est

(30) J.-P. CHALINE,La bourgeoisie..., op. cit., p. 1018.(31) Dépôts ouvriers à la Caisse d'épargne de Rouen, selon J.-P. CHALINE:

29,5 % des livrets, 27,99 % des montants, 640,23 F par montant moyen (plusélevé que le montant des employés : 504,95F). Cf. aussi Y. MAREC,« AUcarre-four de l'économique et du social : l'histoire du mont-de-piété de Rouen (1778-1923)», Le Mouvement social, juillet-septembre 1981.

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LES OUVRIERSDE ROUENEN JUILLET 1848 15

utilisé par les travailleurs. Certaines réponses sont éloquentes. Quand

on demandé aux ouvriers s'ils déposent à la caisse d'épargne : « Im-

possible ! On mettrait au mont-de-piété si on eh avait mais il n'y a

plus rien dans nos maisons, tout y est. »

La poussée industrielle creuse elle-même les différences entre les

ouvriers, et le développement inégal entre les différents types d'entre-

prises opère un reclassement qui' ne répond pas nécessairement au

discours inquiet des philanthropes devant la grande industrie (32).Les salaires de la petite entreprise sont en retard sur ceux dé la grandefilature mécanisée. La différence est surtout sensible pour le travail

des hommes, celui des enfants, sur-représentés dans la grande entre-

prise, reste au plus bas niveau quel que Soit le type de l'entrepriseconcerné. Sur un fond général de détresse, la misère des prolétairessemble moins dure dans la grande entreprise que dans la petite.

Moyenne des salaires par type d'entreprise

Masculin Femmes Enfants

Entreprise de moins de 100 ouvriers 1,89 F 1,18 F 0,70 F

Entreprise de 100 à 500 ouvriers 2,14 F 1,30 F 0,66 F

Entreprise de 500 à 1000 ouvriers 3,06 F 1,50 F 0,90 F

La dépression du salaire dans la phase de crise entre 1847 et 1848ne peut trouver une véritable compensation dans un recours au crédit.

Vingt-quatre réponses ouvrières ou patronales confirment l'absenced' « avances » faites par le patron, quatorze évoquent des avances detrès faible valeur, deux seulement en signalent dépassant 10 F.

Il paraît difficile de conclure à une paupérisation absolue de l'ou-vrier rouennais ; on assiste plutôt à une stagnation longue du salaireaggravée par une chute sensible dans la période de. crise. On peutnéanmoins penser que la paupérisation relative progresse du fait d'uneintensification du travail qui modifie dans les années 1840 le pro-blème du salaire et celui des conditions de travail. La question du

temps de travail n'est abordée qu'indirectement, elle ne semble plusêtre l'élément décisif pour juger de la dureté du travail en usine. Le

elivage est désormais entre travail à la tâche et travail à la journée.Le travail à la tâche a beaucoup progressé dans la décennie qui pré-cède la révolution, accompagné souvent d'une réduction de l'horaire.Les travailleurs à la tâche sont employés entre douze et treize

heures, les travailleurs à la journée quinze heures en moyenne.Le travail à la tâche représente 75 % du travail dans les usines ana-lysées par l'enquête, l'emportant donc nettement sur le travail à lajournée. Pratiquement tous les fileurs sont payés à la tâche. Le travail

(32)Cf. Ad. BLANQUI,Cours d'économie industrielle. Conservatoire des ArtsetMétiers 1838-1839,Paris, Guillaumin, 1839,p. 322, et Y. MAREC,Pauvres et phi-lanthropesà Rouen au XIXe siècle, Rouen, CRDP, 1981.

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16 F. DÉMIER

à la journée devient plutôt celui des « hommes de peine » et des

travaux qui gravitent autour de l'appareil de production lui-même. La

poussée du travail à la tâche modifie profondément le cadre de pro-duction et aggrave nettement la condition ouvrière. Le salaire est dé-

sormais calculé selon une multitude de critères qui varient entre les

travailleurs au sein de la même usine, brouillant l'appréciation dutravail réellement accompli, l'évaluation concrète du salaire, divisantun monde ouvrier en catégories dont on ne peut savoir laquelle béné-

ficie du rapport « travail-salaire » le plus favorable.

La très grande majorité des déclarations ouvrières laisse penser

que c'est sur ce terrain que le seuil de l'insupportable est atteint en

dépit d'un recul des horaires :

Le travail à la tâche de douze heures est plus pénible que quinzeheures à la journée par la grande fatigue que l'on éprouve [...]. A latâche eh douze heures on en fait plus que quinze à la journée[...]. L'ouvrier à la tâche produit le quart en sus qu'il ne produirait àla journée [...]. Le travail à la journée est beaucoup moins fatigantque celui à la tâche parce qu'il faut maintenant toujours pousser l'ou-

vrage et à la journée c'est différent, il y a beaucoup moins de fatigue.

Le patronat lui-même reconnaît les changements introduits par le

nouveau type de travail : « Le travail est ordinairement plus productifà la tâche que celui à la journée parce qu'il suscite davantage l'ému-

lation de l'ouvrier. « Ce fait explique peut-être en partie la positionrelativement souple de beaucoup de patrons en 1848 sur la limitation

possible du temps de travail, mais aussi l'âpreté de la lutte sur la

détermination exacte du temps de travail, une demi-heure ou uneheure de plus représentant désormais une surcharge, inacceptable

pour l'ouvrier, indispensable pour un patronat confronté à la restric-

tion des ventes (33).Au-delà du salaire, l'enquête Blanqui interroge l'ouvrier sur sa vie

quotidienne, son environnement, ses aspirations. L'importance atta-

chée à cet aspect de l'enquête par l'économiste lui-même tient à sa

conviction que c'est sur ce terrain que peut évoluer la condition ou-

vrière, beaucoup plus que sur celui du. salaire qui apparaît hors de

portée de Interventionnisme social.A Lille comme à Rouen, Blanqui dénonce l'aspect sordide du loge-

ment ouvrier qui semble résumer tous les stigmates du paupérisme,Il dresse un véritable inventaire de la morbidité du quartier Martain-

ville, propre à éveiller le remords social de la bourgeoisie : « Il faut

que personne en France n'ignore qu'il existe des milliers d'hommes

parmi nous dans une situation pire que l'état sauvage, car les sau-

vages ont de l'air, et les habitants du quartier Saint-Vivien n'en ont

pas ! » (34). A la prolixité de la description bourgeoise répond parcontre la discrétion ouvrière. Les évocations sont vagues, le plus sou-

vent les fiches ouvrières se contentent de dépeindre un logement« très mauvais », « très médiocre » ou « très borné ». Les ouvriers de

Samson déclarent : « Nous sommes presque toujours logés dans des

(33) Cf. J.-L. BODIGUEL,La réduction du temps de travail, enjeu de la lutte.sociale, Paris, Ed. ouvrières, 1969,p. 31.

(34) Ad. BLANQUI,Des classes ouvrières.., op. cit., p. 70.

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LES OUVRIERSDE.ROUENEN JUILLET 1848 17

maisons humides et Incommodes attendu que quand un propriétaireloue à un fileur c'est qu'ils ne peuvent mieux. » Une nuance distingueun ouvrier fixé dans le milieu Urbain pour lequel le plus grand progrèssemble « d'être logé séparément avec sa famille:» et un. ouvrier austatut plus flou qui « couche dans les greniers, sur la paille ». Le dis-cours patronal par contre fait écho à celui du philanthrope et dénonceen se disculpant un habitat qui n'est que l'expression de la perversionmorale du milieu populaire : « Les individus de tous les âges et detous les sexes couchent ensemble. »

L'ouvrier est beaucoup plus disert sur sa mise parce qu'elle sembleconstituer un témoignage humiliant de sa pauvreté et de son isolementsocial. Une minorité dispose encore des deux costumes de la tradition

populaire : celui de toile de coton en semaine et le costume en drapdu dimanche, assorti de chaussures. Le plus souvent les ouvriers ne

disposent que d'un vêtement léger, marchent en sabots, sans bas, et ne

peuvent Sortir le dimanche quand ils veulent laver leurs effets. Lacrise pousse l'ouvrier à recourir à la bienfaisance pour se vêtir :« Nous sommes vêtus pour la plupart d'habillements donnés que nosfemmes recousent et approprient et que nous faisons servir le pluslongtemps possible..»

La nourriture du monde ouvrier s'est dégradée depuis le début dela crise (35). A Rouen, le repas le plus courant est composé de légumessecs, de moules, de fromage, parfois de fruits ou de poissons. Pendant

les bonnes périodes, là viande n'est pas absente, on la retrouve sur lestables chaque semaine, où tous les quinze jours, le lendemain de la

paie en général. Depuis 1846 elle se raréfie, quelques réponses ouvriè-res seulement y font allusion. Un clivage s'opère entre le célibataire

qui peut en manger plus souvent et « celui qui est chargé de familleet qui n'en mange pas une fois par mois ». Le vin est hors de portéedes ouvriers dans un pays où l'on boit du cidre coupé de beaucoupd'eau et ceux qui s'adonnent à l'eau-de-vie sont très minoritaires.

En dépit d'un travail très dur et d'une nourriture souvent défi-

ciente, le nombre, des malades et absents reste peu important. La

moyenne des effectifs absents pour raison de maladie est de 9,8 %

pour vingt et une réponses, elle tombe à 2,6 °/o dans les entreprisesde plus de 200 ouvriers. L'état physique des classes ouvrières n'enest pas moins précaire (36), comme le signalent les Ouvriers de Sain-son : « En fait de maladie proprement dite, il n'y en a pas souventmais en général, tous éprouvent une maladie continue dont le dénoue-ment est presque toujours mortel. » Les trois quarts des maladies

graves sont pulmonaires ; les fiches ouvrières signalent cependantcomme une véritable maladie permanente : « les courbatures » et

« l'énervement provenant de la fatigue du travail ». 80 °/o des ouvriersmalades au point d'être immobilisés doivent aller à l'hôpital fautede moyens, ce qui est signalé le plus souvent comme un signe de

déchéance propre à la condition ouvrière : « Ils ont une certaine

répugnance pour l'hôpital où cependant ils sont infiniment mieux»,

(35)Cf. L.R. VILLERMÉ,Etatphysique et moral des ouvriers, op. cit., p. 202.(36).L.R. VILLERMÉa aussi remarqué dans les usines de coton cet affaiblis-

sement physique général : « On m'a montré des malheureux dont l'état delangueur n'était attribué à aucune cause. » VILLERMÉ,Etat..., op. cit., p. 266.

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18 F. DÉMIER

note la fiche patronale de l'entreprise Lefevez. Là encore, les grandes

entreprises semblent se distinguer par l'amorce d'une politique so-

ciale. Chez Buddicom (873 ouvriers), les travailleurs vont à l'hôpitalet l'entreprise paie 0,50 F par jour. Chez Girard et Lemaître, un méde-

cin salarié par l'entreprise soigne les ouvriers à domicile.

L'enquêté Blanqui accordé une grande importance au niveau cultu-

rel de l'ouvrier dont semble dépendre pour l'économiste Interpréta-tion du mouvement révolutionnaire. Les réponses sont très contrastées

quant à la proportion des ouvriers qui savent lire.

Répartition du nombre des ouvriers sachant liredans 23 entreprises touchées par l'enquête

15,3 % dès entreprises : les 2/3 des ouvriers savent lire

19,2 % » » 1/2 » » »

26,9 % » » l/3 » » »

11,7% » » 1/4 » » »

11,5 % » » 1/5 » » »

7,8 % » » 1/10 » » »

7,6 % » » 1/20 » » »

Dans toutes les fiches ouvrières, On signale que le surmenage estun gros handicap pour les progrès de l'instruction. Pour les ouvriersde chez Bourdel à Rouen : « La loi sur les adultes n'a pas été miseen exécution dans notre ville, ensuite on travaille trop tard pour suivreaucun cours d'instruction. » La réponse patronale de chez Lebeaudylaissé penser qu'il n'existe pas un grand décalage culturel entré leshommes et les femmes. Sur les 667 ouvriers, 388 savent lire, 152 hom-mes, 133 femmes, 48 garçons, 55 filles.

Ces appréciations sont difficiles à confirmer par d'autres sources.Une (seule fiche montre dix-neuf signatures d'ouvriers et signale queOnze n'ont pas pu signer. Dans deux entreprises, on retrouve l'ex-

pression : « Tout en approuvant, beaucoup déclarent ne savoir si-

gner.» Les mêmes contrastes apparaissent dans l'appréciation de la

fréquentation scolaire. Dans seize entreprises sur vingt-trois, les fichesouvrières et patronales montrent que les enfants ne fréquentent au-cune école. Cinq entreprises apportent des réponses, précises maisdévoilent de forts contrastes. La fréquentation varie de 10 % à 50 %des enfants. L'enseignement varie de une heure et demie à deux heu-

res, le soir ou le midi et cinq jours sur sept. La présence à l'écolene dépasse pas cinq mois par an. C'est le chômage qui parfois ramèneà l'école communale du soir ou à celle du dimanche entretenue parles frères de la Doctrine chrétienne. La grande entreprise de Lemaître

exige un certificat qui témoigne de la fréquentation d'une école aumoment de l'embauche. Quoi qu'il arrive, savoir lire et écrire consti-tuent un terme pour la présence à l'école, et l'apprentissage le plusrudimentaire semble toujours compromis par le surmenage et la né-

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LES OUVRIERSDE ROUENEN JUILLET 1848 19

cessité de, compter sur. le salaire; enfantin pour équilibrer le; bud-get (37).

Soucieux de se faire une idée plus' précise sur une question qui'était pour lui là' condition d'un redressement moral des populations,Blanqui obtint du secrétaire général de la préfecture de Rouen une

enquête faite au début de 1848 à l'instigation de l'inspecteur de ren-

seignement primaire. Cette étude statistique' (38) établissant le rap-port: entre les enfants fréquentant l'école et la population totale pou-vait légitimement renforcer la suspicion de l'économiste a l'égard dumilieu industriel. La proportion est de 1 pour 15 à Rouen, 1 pour 12dans l'arrondissement de Rouen, 1 pour 11 dans celui du Havre, 1 pour9 dans les arrondissements agricoles de Neufehatel et de Dieppe.

La formation professionnelle, quant à elle, est absente dans toutesles usines : comme le déclare Picquot, filateur, « elle se fait naturelle-ment ». Autrement dit, on est embauché comme rattacheur et l'on

passe ensuite fileur. L'idée d'apprentissage ne sert qu'à justifier unsalaire de 0,25 F par jour pour des enfants qui commencent à travail-ler à l'âge de sept ou huit ans.

« Les ouvriers remplissent-ils leurs devoirs religieux?», demande

Blanqui. La grande majorité des réponses ouvrières et patronales s'ac-cordent pour reconnaître là très faible pratique religieuse en milieuouvrier. Dix-neuf réponses sur trente et. Une fiches déclarent qu'iln'existe aucune pratique religieuse, dix mentionnent le fait que quel-ques ouvriers vont à l'église, deux seulement affirment qu'il existedès ouvriers qui. sont, de bons catholiques. Plusieurs réponses expli-quent cette situation par l'absence de: vêtement de rechange pouraller à l'office et l'exclusion de la messe, qui semble en être la consé-

quence symbolique, est ressentie comme une véritable exclusion so-ciale qui meurtrit la dignité des travailleurs ; «L'humiliation qu'ilsont de leurs vêtements les oppose d'aller à l'office », disent les ouvriersde chez Bobée. Au-delà de la fréquentation, de l'office, deux attitudes:se détachent.. Certains ouvriers se disent croyants ou tout du moinsmanifestent un spiritualisme et un humanisme; généreux fondés, surun appel à la charité; et à. la fraternité : « Nous faisons, presque, tousles jours prier Dieu à nos enfants, et leur donnons, souvent des leçons;pratiques de fraternité en partageant devant eux notre pain, avec ceux

qui n'en ont pas. » D'autres manifestent un véritable antieléricalisme.L'ironie désinvolte de certaines réponses est le reflet d'une certainefronde sociale. : « Les ouvriers remplissent-ils leurs devoirs religieux ?Oui, les enfants de deux ans... » « Oui, ceux du dieu Bacchus... » « C'est

l'occupation des, jours de chômage..., » « Non, parce qu'ils sont abrutis»par la misère. »

La distance prise à l'égard de l'institution religieuse n'est en rien

(37) « L'extension globale et géographique de l'alphabétisation paraît bienici être liée avant tout aux étapes du développement industriel. Depuis le XVIIIesiècle, les arrondissements' et les cantons; qui connaissent un essor industrielet urbain brutal et massif sont ceux où dans les décennies qui suivent l'alpha-bétisation accuse un retard. Les enquêtes du XIXe siècle en témoignent. »F. FURETet J. OZOUF,Lire et écrire. L'alphabétisation des Français de Calvin àJulesFerry, Paris, Ed. de Minuit,. 1977,p. 257. Ces observations rejoignent cellesdeP. Pierrard sur Lille : cf. P. PIERRARD,Lille et les Lillois, Paris, Bloud et Gay;

(38)Cf. archives privées Ad. BLANQUI.

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20 F. DÉMIER

pour l'ouvrier synonyme d'un déclin de sa moralité ou d'une disso-

lution de la sociabilité populaire. Evoquant.leurs loisirs, les travail-

leurs interrogés attachent beaucoup d'importance au fait que la du-reté de la condition ouvrière n'a pas transformé la classe travailleuseen Classe dangereuse. La société ouvrière, elle aussi, entend affirmer

qu'elle participe du progrès de la civilisation et ne ressemble pas à

l'image « vicieuse » qu'en donnent certains conservateurs : « Leursdélassements sont plus moraux qu'il y a quinze ou vingt ans. Plus de

rixes ou d'orgies crapuleuses , des bals plus décents, le théâtre surtoutdomine leurs loisirs. » Quelques fiches évoquent bien les dangers du

« cabaret » mais une majorité souligne l'attachement aux « fêtes de

villages », aux bals, l'engouement pour le théâtre et les journaux dès

qu'ils savent lire.

Vers un nouveau 1793

L'enquête Blanqui se distingue des travaux de Villermé dans lamesure où elle entend saisir à travers l'analyse sociologique les racines

de la crise révolutionnaire de 1848. Entre les deux enquêtes la cassureau sein du Tiers Etat s'est approfondie sous les effets de la guerrecivile et le monde ouvrier doit être vu, selon l'économiste, en situa-

tion, face aux maîtres de l'industrie textile.

A Rouen, un patronat de combat avant la lettre impose dans l'usineune loi d'une dureté sans faille (39). Dix-huit réponses ouvrières et

treize réponses patronales affirment que le prix des façons est réglésans qu'il y ait jamais aucune discussion. Quatre seulement évoquentquelques rares exemples de transaction. Le salaire est donc imposé etles velléités de contestation se traduisent presque toujours par unrenvoi : « L'autorité du maître est si forte que, tout eh faisant quelqueréclamation, l'on vous met à la porte... » ; « quand l'ouvrier veut ré-clamer ses droits on lui donne son livret » ; « l'autorité du maître nousécrase si nous voulons faire quelque réclamation, juste on vous metà la porte... ». L'autoritarisme d'entreprise est d'autant plus haï qu'ilest parfois le moyen de placer au-dessus de tout soupçon un patronatqui ne l'est pas. Chez Samson, les ouvriers ne peuvent parvenir à

savoir quel est le numéro du filé sur lequel ils travaillent, ce quinormalement peut faire varier leur salaire d'un bon tiers : « Si un

fileur demande à voir à la semaine quel numéro on lui a fait filer, ilest renvoyé, attendu que M. Samson se réserve le droit de faire filer

quand bon lui semble un autre numéro que celui qu'il nous paie. »

A l'opposé d'un patronat mulhousien qui pense déjà l'entreprisecomme une véritable cellule de la société moderne, le patronat rouen-

nais, lui, n'y voit que le moyen d'imposer au travail des contraintes

toujours plus dures. Charles Noiret, ouvrier socialiste rouennais, ex-

(39) J.-P. CHALINEsouligne l'hostilité du patronat rouennais à la loi de 1841sur le travail des enfants et évoque les abus des patrons rouennais signalespar les Conseils des Prud'hommes. Cf. J.-P. CHALINE,La bourgeoisie..., op. cit.,p. 1038.

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LES OUVRIERSDE ROUENEN JUILLET 1848 21

plique cette, dureté par l'immaturité d'un patronat de fraîche: date,âpre au gain, dur, a la tâche : « Nos. manufacturiers étaient tous d'ori-

gine ouvrière, il semble qu'ils n'en doivent être, que plus humains.C'est justement.tout le contraire qui arrive... » (40).

Ainsi il n'existe pratiquement pas d'éléments d'association entreouvriers et patrons pour les. entreprises étudiées. Plusieurs réponses,ouvrières soulignent « qu'il existe une. division presque complète avecles chefs ». A l'exception de trois entreprises où il existe une caisse, desecours pour les. malades, alimentée par les amendes, le mutuellismesemble très peu développé parmi la. classe ouvrière. Toute associationmême dans le domaine de la simple assistance apparaît comme un

danger à un patronat qui reste sur ses gardes : « L'association pour-rait exister entre les ouvriers mais les chefs ne le veulent pas. » Laseule action de la bougeoisie en matière sociale reste très tradition-

nelle, c'est la bienfaisance des temps de crise, l'organisation d'ateliers.de charité occupant les ouvriers réduits à la mendicité, au balayageou à des travaux de terrassement (41).

Les possibilités de résistance et de lutte demeurent toujours diffi-ciles à organiser. Les grèves ont cependant été dures et précoces ; onen signale dès 1825 (42), mais elles s'apparentent plus à la jacqueriesociale qu'à un véritable mouvement organisé car elles laissent peude traces après l'événement. Les fiches Blanqui ne permettent pasune étude véritable des mouvements dans les entreprises, on peutcependant se faire une idée de l'état d'esprit ouvrier dans les années

qui ont précédé 1848 par les réponses à la question : « Combien enrenvoie-t-on en moyenne pour inconduite ? » Réponses ouvrières et

patronales permettent de conclure à une grande passivité ouvrière;en dépit de la dureté du régime dans l'entreprise. Dans les quatrecinquièmes des entreprises le patronat renvoie pour « inconduite »

entre 1 et 5 % des effectifs dans l'année. A plusieurs reprises le patro-nat fait remarquer que la modicité des salaires et leur précarité, loin

d'apparaître comme un facteur de désordre, sont plutôt un moyen de:«tenir » les ouvriers : «En temps de prospérité, on en renvoie 20 %

pour rébellion, difficulté de caractère, cabale, et: quand les tempssont durs on en renvoie à. peine 5 % [...]. La modicité des salaires:restreint le nombre des renvois; » Lorsque les lois du marché ne: suf-fisent pas pour maintenir l'ordre dans la manufacture; là; répressionvient les relayer : « On en renvoie: peu à cause des amendes infli-

gées... » ; « l'on en renvoie plus par caprice du maître ou du contre-maître que pour inconduite ». Il ne faut pas ainsi se tromper sur la

signification de la passivité ouvrière, qui ne naît pas d'une « hiérar-chie acceptée», ce qui sera peut-être le cas. dans le deuxième: XIXe siè-cle pour les grandes usines à politique paternaliste, mais qui est la

conséquence de la crainte et de la pression constante d'un volant de

(40)Cf. Ch. NOIRET,:Mémoires d'un ouvrier rouennais, Rouen, François, 1836,p. 6.

(41)Cf. J.A. DE LORME;De la. bienfaisance publique et privée en Séine-Infé-neure, Rouen, H. Rivoire>,1852. F. KEITTINGER,Propositions tendant à: améliorerle sort des ouvriers, Rouen, H: Rivoire; 1849.

(42)J.-P. Chaline en signale très tôt chez Barbet, notabilité protectionnistede premier plan à Rouen.

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22 F. BÉMIER

main-d'oeuvre de l'ordre de 15000 à 20 000 ouvriers même en temps de

prospérité (43). Il semble que le patronat, quant à lui, ait été victime

de ses propres Musions et ait pris la résignation ouvrière devant la

crise en 1845 et 1846 pour une véritable acceptation de la « fatalité »

économique,Les militants socialistes eux-mêmes ont été gagnés par le découra-

gement devant la passivité d'une classe ouvrière qui ne semblait pasdu tout répondre a la vocation messianique qu'on lui attribuait :

« Nous vivons machinalement sans savoir ni comment, ni pourquoinous pâtissons, nous végétons et nous nous contentons de gémir [...].Et nous croyons que cet état de chose est dans la nature hu-

maine!» (44).C'est la proclamation de la République, connue le 25 février 1848

à Rouen, qui est le point de départ d'une véritable libération dans

l'esprit des travailleurs (45). La chute de la monarchie de Juillet sem-ble directement interprétée comme une défaite de l'aùtoritë en géné-ral et de la bourgeoisie locale en particulier. Elle apparaît comme le

point de départ possible d'une revanche longtemps contenue, d'un

possible bouleversement de l'ordre social. Le phénomène est compa-rable à Paris mais il existe dans la capitale un jeu politique pluscomplexe. De véritables structures de métiers encadrent les travail-leurs et vont contribuer à les organiser mais aussi partiellement à les

discipliner, ce qui retardera l'affrontement social. A Rouen, l'espritde 1848, l'idéal de fraternité romantique, effusion sentimentale quiunit un temps a Paris les classes sociales, n'existe pas. Dès les pre-miers jours de la République, la question sociale submerge toutes lestentatives de conciliation et La bourgeoisie prend peur. La plantationdes arbres de la liberté est l'occasion des premiers heurts violents (46).

Un mois .seulement sépare la chute de l'ancien régime et l'affron-tement sanglant des 27 et 28 avril 1848 qui suit la défaite.de Des-

champs, Commissaire de la République, aux élections à la Consti-

tuante, et la victoire de Senard, républicain modéré investi de laconfiance de la bourgeoisie. Les notables rouennais et parisiens, la

conscience politique aiguisée par la peur sociale, ont été prompts à

voir dans le combat entre les ouvriers rouennais et la garde nationale

bourgeoise, appuyée par l'armée et l'opinion rurale environnante, le

premier épisode du combat redouté entre la « blouse et la redingote »,l'entrée en force de la lutte des classes de l'époque contemporaineannoncée par Toequeville et .Marx (47). Blanqui lui-même a été in-

fluencé par cette mterprétation «moderne» du conflit, mais son

(43) Cette évaluation est faite par H. DUSSARD; cf. lettre au Journal des Eco-nomistes, 15 février 1849,p. 302.

(44) Ch. NIERET,Aux Travailleurs, Rouen, C. Bloquel, 19 sept. 1840, p. 1.(45) Cf. P. DEYON,« Aspects industriels de la crise à Rouen », art cit., et

A. DUBUC,« Emeutes de Rouen et d'Elbeuf », 127-28-29avril 1848», Etudes d'His-toire Moderne, 1948, p. 242-275.Cf. aussi J. TOUTAIN,La révolution de 1848 àRouen, Paris, Debesse, 1848, et A. ISABELLEdu HAVRE,Sources historiques destroubles de la ville du Havre, Rouen, Lecomte, 1848, et R. BOUTEILLER,Histoiredé -Rouen, ide\ses -milices-jetgardes bourgeoises, Rouen, Lefèvré, 1858. C. COR-D'HOMME.Ma vie, mes souvenirs, Rouen, Rivoire, 1893.(46) Cf. A.JJuBiïG,«Emeutes...», art-cit., p. 25.4.

(47) .Un bourgeois rouennais libéral déclare : «C'est une véritable guerresociale, une véritable guerre d'extermination-entre la blouse et la aedingote,entre 1a démocratie et la réaction.» Cf. .J. TOUTAIN,La dévolution..., op. cit.,p.. 108.

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LES OUVRIERSDE ROUENEN JUILLET 1848 23

enquête qui se déroule trois mois après apporte des .nuances à l'opi-nion des notables; (48).

Blanqui fait tout d'abord justice de l'explication,conservatrice quiassimile la révolte ouvrière à celle; d'un Lumpenproletariat marginal,hors les frontières de la classe' ouvrière. Ce sont bien des 'ouvriers desusines de Rouen qui se sont trouvés au coeur de l'action. C'est euxqu'il rencontre dans la prison où ont été parqués les émeutiers prisles armes à la main : « Ils appartenaient presque tous au départementet ils étaient généralement d'un âge mûr, à l'exception d'un très petitnombre de jeunes gens » (49), La ligne de démarcation sociologiqueentre l'ordre des notables et la subversion ouvrière est beaucoup plusfloue que la rupture ; schématique imaginée entre bourgeoisie et pro-létariat. La crise a touché profondément, la petite bourgeoisie locale

qui, dans certaines de ses couches, a rejoint les rangs ouvriers. H. Dus-sard le souligne dans .son diagnostic, peu de temps après les événe-ments : «Il s'était glissé dans, ces niasses des hommes pourvus, des

rentiers, de petits propriétaires même; et c'était une démoralisation

deplus » (50).En revanche, les fiches Blanqui montrent une réticence, voire

même une.hostilité à l'égard du mouvement révolutionnaire au sein

des ouvriers d'usine. Pour les ouvriers de chez Bourdèl, Tinterpréta-tion des événements est très proche de celle qui est donnée par la

bourgeoisie locale : «Des forçats libérés se joignirent a des énergu-mènes inconnus et quelques ouvriers légers et égarés. » La réactionest particulièrement nette dans la plus petite entreprise touchée par:l'enquête, chez Prince où les ouvriers déclarent : «Les prédicateursanarchlques, les mauvais écrits publiés dans la localité ont occasionnéle plus grand désordre et fait du mal aux chefs comme aux ouvriers. »

Si la sociologie du mouvement rouennais est encore proche du«bloc » populaire traditionnel, les ouvriers des usines y jouent cepen-dant le rôle d'une avant-gardé (51). La politisation de cette avant-

garde, qui débouche sur les affrontements d'avril, a un double aspect :eilleest à là fois moderne et archaïque. Moderne parce que les « idéessociales » des années 1840, les thèmes socialistes n'ont pas été sans,écho dans le prolétariat du textile. Il ne s'agit pas Cependant d'unethéorie constituée, encore moins d'un véritable outil politique ca-

pable de donner aux.luttes un caractère franchement socialiste (52).

:(48)Auguste Blanqui, quant à lui, voit dans l'affrontement un véritablecomplot de la réaction locale : «Depuis ;deux mois la bourgeoisie .royaliste deRouen tramait .dans l'ombre une Saint-Bàrthéïemy des -ouvriers. Ils avaientsoif d'une sanglante .revanche, ces sicaires de la dynastie déchue.» Cité parS; MOLINIER,Blanqui, Paris, PUF, 1948, p. 45.

(49):Of.Ad.. BLANQDI,Des classes ouvrières..., top. cit, p. 62,(50)Lettre d'H. DUSSARDau Journal des Economistes,. .15 février 1849,,;p, ,301,(51) Le rôle ;des leaders politiques républicains ;sernbïe. en -fait limité ,-s.urle

mouvement.des masses luianême. F. .Deschamps, le commissaire général, ferventrépublicain, joue un rôle modérateur face :à la pression populaire. CharlesNoiret,militant ouvrier -des .plus connus ;dans la région rouennaise, républicainradical, se rallie à :ses positions. Les mémoires ;dë l'ouvrier F. Leblanc montrentqu'à Monville, F. Chatel, le leader républicain, qui appartient à l'aile la ;plus .radicale du parti, rappelle les ouvriers dans la voie de la légalité, Cf. Mémoiresas l'ouvrier François Leblanc (adjoint au maire de Monville), publiées parA*'GOSSEZ, Paris,'Coraiëly, 1908.

(52)Le Populaire de Cabet déclare le 16 avril : « Notre position comme -com-munistes s'améliore beaucoup à Rouen, -il est à regretter cependant ;que mousHayonspas levé plus tôt notre drapeau, car sinous avions :encore six semaines

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24 F; DEMIER

En l'absence d'une véritable organisation, les ouvriers n'ont assimilé

des différentes théories sociales de l'époque que quelques slogans,

quelques mots d'ordre dont ils trouvent le point d'application concretdans leur condition de travailleur (53). Des mots se sont fixés sur la

haine, des formules qui font une forte impression sur l'économiste :« La plus grande exaltation régnait parmi eux et ils déclamaient vague-ment, sans: rien préciser, contre ce qu'ils appelaient la bourgeoisie,contre.le.gouvernement, contre les chefs d'industrie» (54).

Les Souvenirs de la grande révolution demeurent cependant pré-sents au coeur d'un milieu ouvrier qui opère un rapprochement entrela lutte contré les châteaux et celle contre les usines (55). Les fiches

de l'enquête Blanqui montrent très directement la vitalité des grandsschémas politiques de la révolution française qui constituent pour lesouvriers rouennais Une véritable grille d'interprétation plaquée surune société locale dominée par des rapports de production capitalistes.

L'articulation des idées de 1793 sur la réalité sociale de 1848 n'est

pas toujours apte à cerner la nature profonde des problèmes poli-

tiques, elle agit cependant comme un puissant appel à l'action et à laviolence révolutionnaire. En témoigne ce dialogue entre Blanqui etun jeune ouvrier prisonnier après les événements du printemps :« Jeune homme -— lui dis-je — pourquoi êtes-vous en prison ? — Pour

avoir voulu délivrer ma patrie du joug des tyrans. — De quels tyrans ?Des tyrans qui nous oppriment.

— Mais quels tyrans pouvéz-vousredouter dans un pays en possession du suffrage universel ? — N'êtes-

vous pas libre de voter pour qui bon vous semble ?— Sans doute;mais je n'ai pas pensé à tout cela quand j'ai senti l'odeur de la pou-dre; je suis sorti, je me suis battu, et me voilà » (56).

Au capitalisme et aux « gros », l'ouvrier révolté de souche paysannerécente oppose la revendication égalitâire des partageux de 1793 plus

qu'un projet d'organisation socialiste du travail : « Combien de blou-

ses ferait-on bien, Monsieur, avec le prix de cette redingote ? », déclareà Blanqui un ouvrier rouennais prisonnier, et en dépit dés démons-

trations sur la fécondité du travail en économie libérale qu'assènel'académicien à son interlocuteur, ce dernier revient sur ce qui lui

ou deux mois avant les élections, nul doute que notre position devienne trèsfavorable. Nous avons des chances pour Bertrand d'Espouy à Elbeuf, Coutel-lier au Havre, Beaufour et Gruel à Rouen, quoique Deschamps, commissairedu gouvernement, les élimine comme communistes après les avoir acceptéssur la liste qu'il patronne.» Cf. aussi A. DUBUC,«Emeutes...», art. cit., p. 246.

(53) G. ROULANDmontre très subtilement dans son étude cette politisationd'un: type nouveau : « Quarante années de luttes et de travaux en brisant toutesles entraves de la pensée ont jeté dans la société, comme un germe de fermen-tation, une foule d'idées et de théories de toute espèce, chaos immense danslequel la raison se débat et s'égare avant de trouver la vérité; Les classesinférieures n'ont pas été isolées de ce mouvement social, elles ont reçu seule-ment le pressentiment des innovations, l'instinct des changements, le .besoind'atteindre à quelque chose qui est le bien-être physique et la réhabilitationcivile [...]. A chaque instant, sous l'influence de causes diverses, ces: classespeuvent s'émouvoir, une étincelle suffit pour embraser, cette masse volcanique.»'G. ROULAND,« De la condition... », art. cit., p. 49.

(54) Ad,-BLANQUI,Des classes ouvrières..., op. cit., p. 64.(55) Dès avril 1847 circulent des libelles comme celuirci : «Nous demandons

la République et que l'on brûle tous les châteaux. » L'architecte Furet, visitédans sa prison, a écrit sur le mur : «Aux révolutionnaires de 1793, ceux de 1848reconnaissants», cité par A. DUBUC,« Emeutes... », art. cit., p. 259.

(56) Cf. Ad. BLANQUI,Des classes ouvrières..., op. cit., p. 63.

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LES OUVRIERSDE ROUENEN JUILLET 1848 25

semble l'essentiel : « Cela peut bien être vrai, mais les fabricants sontde: grands.scélérats tout de même !» (57).

Certaines-fiches ouvrières de l'enquête confirment l'empreinte duschéma « sans culotte » sur la mentalité .'de la fraction politisée destravailleurs^ A une question portant sur «les voeux dès chefs », deuxfiches ouvrières -

répondent : «L'aristocratie, l'enchaînement de lamasse et l'assassinat de la République. »

L'acquis de la révolution française est du reste un fonds historiquedans lequel puise l'avant-garde ouvrière comme le conservatisme

bourgeois. Contre la subversion sociale, Blanqui n'envisage pas dansla. région rouennaise de meilleur rempart que la. petite propriété dela. démocratie rurale.

Là population d'EIbeuf, plus concentrée, plus agglomérée, plus ur-baine que celle de Louviers, a été de tous tempsplùs rude, plus agitée,plus accessible aux perturbateurs. Les ouvriers de Louviers, presquetous propriétaires d'un petit champ, plus doux, plus éclairés, pluspaisibles que ceux d'EIbeuf ont conservé quelque chose des traditionspastorales de l'agriculture et' ils se distinguent de leurs voisins, parplusieurs traits de; supériorité morale. Leurs délassements sont d'unenature plus délicate et la famille (58) y joue un rôle plus important,ils- sont moins avides de lectures et de nouvelles [...]. Ils l'emportentpar la douceur de leurs moeurs et la régularité de leurs habitu-des.., (59).

La ferveur pour la République sociale

L'intérêt majeur des fiches Blanqui est cependant moins d'élu-

cider les événements d'avril que de montrer qu'ils ne constituent pas

pour le peuple ouvrier là défaite majeure que la bourgeoisie parisienneet rouennaise a imédiatement célébrée. Réaction spontanée aprèsl'effondrement soudain des espoirs investis dans les élections à la

Constituante, cette lutté ne représente pas une étape dans Un véritable

projet révolutionnaire. A l'opposé du monde des notables, l'affronte-ment social divise plus qu'il n'unit un monde ouvrier où le pluralismedes interprétations de l'événement est à l'image de l'immaturité dela conscience ouvrière et de la variété des conditions. L'appréciationde l'impact de la crise révolutionnaire elle-même partage le mondedu travail. Dans les fiches, une moitié cède au découragement et à la

défaite, ne voyant plus dans les événements qu'une cause de misère

supplémentaire et occultant l'origine de l'insurrection ouvrière et les

espoirs suscités un moment par l'effondrement de la monarchie :«Les derniers événements ont provoqué «des regrets prononcés»,«l'arrêt des filatures et des:travaux qui reprennent plutôt avec de ladiminution qu'avec de l'augmentation », «le chômage». Une autremoitié continue à revendiquer le bien-fondé du combat ouvrier et

(57) Ibid.(58) Le rôle joué par la famille dans la stabilisation sociale, idée qui est

défendue par de nombreux conservateurs, est corroboré par de nombreusesdéclarations dans les fiches ouvrières, soulignant «l'importance des besoins dela maison. »

(59) Cf. Ad. BLANQUI,Des classes ouvrières, op. cit., p. 65;

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26 F. DÉMIER

rejette sur le patronat la responsabilité (de la crise comme celle de

l'affrontement politique lui-même. La défaite pour eux ne signifie ;pas

l'acceptation de la domination patronale. De nombreuses fiches conti-

nuent à dénoncer la réaction patronale, plus insupportable encore du

fait qu'elle s'alimented'un désirde revanche : « Les événements de

juin ont exercé une action particulière sur chaque classe. L'une la plusaisée est devenue altière, l'autre dédaignée supporte la faute des

vaincus», «la division prononcée entre les maîtres et l'ouvrier parsuite de.ces événements où la plus grande barbarie a été déployéecontre ces derniers... ».

Dans leur très grande majorité, cependant, -les ouvriers attribuent

la crise aux dérèglements entraînés par la poussée capitaliste. Les

deux tiers des réponses ouvrières accusent « la concurrence, toujoursla concurrence» et soulignent les méfaits « d'une trop grande pro-duction, d'une mauvaise organisation du travail d'où découle une

concurrence inconsidérée ». La moitié des réponses ouvrières établit

un lien entre l'aspect économique de la crise et la nature des rapportssociaux dans l'usine capitaliste. La surproduction est attribuée à l'al-

longement du travail et à la chute du pouvoir d'achat : « Les trop

longues journées que nous travaillons encombrent les magasins, puison nous diminue toujours en disant que l'on ne peut plus faire tra-

vailler autrement », «un salaire Insuffisant, un travail excessif, voilà

la cause du chômage »,

La dureté de la réaction patronale (60) entraîne chez beaucoupd'ouvriers qui n'ont pas participé directement à l'action révolution-

naire d'avril 1848 une prise de conscience tardive des illusions qui

pouvaient faire croire encore à une solution négociée et pacifique de

la question sociale. Certains ont le sentiment d'avoir été joués : «La

classé ouvrière rouennaise a souffert patiemment la disette et le chô-

mage de 1846 et 1847 sans délit [,...]. Une révolution s'opère, l'ordre

social est ébranlé, l'ouvrier souffre sans murmurer, quel compte lui

en tient-on ? I...3. Une émeute a lieu, quelques ouvriers sont tués., pasun garde national n'est égratigné. Aujourd'hui, 23 000 ouvriers sup-

portent le mépris qui devrait retomber sur une centaine d'ëcervëlës

et leurs'infâmes collaborateurs. »

A la spontanéité révolutionnaire, qui a jeté un moment une .frac-

tion assez réduite du peuple rouennais contre la garde nationale bour-

geoise, se substitue une politisation différente. En dépit de l'arresta-

tion des leaders improvisés de l'émeute qui ..ne sont pas nécessaire-

ment les plus politisés, la diffusion des idées démocratiques, des

thèmes socialistes continue dans les entreprises, souvent des couches

nouvelles sont même gagnées par la poussée remarquable d'une petite

presse qui continue à circuler chez les travailleurs.

Dans son rapport général, Blanqui signale l'influence de cette

presse : « Rien ne saurait donner une idée du trouble jeté dans les

ateliers par les publications violentes des énergumènes sortis du sein

(60) J.-P. CHALINE,citant dés bourgeois locaux, évoque la dureté cde cetteréaction. Le docteur HELLIS: «Tout ce gui est honnête et sensé a soif d'ordreet est disposé à seconder tout régime qui offrira quelque sérénité.» J.-B. GDR-MER: « Les Rouennais ont donné l'exemple aux autres cités européennes de larésistance à la révolte contre les lois et du renversement dés barricades par -lecanon. » Cité par J.-E. CHALINE,La bourgeoisie.,., op. cit., p.. 1118.

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LES OUVRIERSDE ROUEN EN JUILLET 1848 27

des clubs et qui ont .infesté les localités importantes de -Normandie.

J'en ai la preuve écrite de plusieurs centaines dé mains. Le poison nesaurait produire des effets plus prompts et plus funestes que ces feuil-les heureusement éphémères ou les plus odieuses maximes étaient dis-

tribuées à vil prix auxneures des repas ».(61). Fiches ouvrières et pa-tronales corroborent cette impression, même-si, du côté patronal, on asouvent tendance, en mettant en avant la presse, à .déplacer hors de

l'usine le problème social. Dans quinze entreprises sur vingt-troistouchées par l'enquête, fiches ouvrières et patronales évoquent l'in-fluence de la presse extrémiste. Lés patrons dénoncent l'influence des«mauvais journaux», les ouvriers parlent de la «lecture des jour-naux -à 5 centimes » des « journaux à bas prix ». Toutes les fiches

signalent le développement extraordinairement rapide de cette presseà partir de l'avènement de la république.

Au-delà même du monde des travailleurs des usines, le milieusocial rouennais reste d'une grande fragilité : la victoire sur l'insur-rection ouvrière ne s'accompagne pas de la dissolution des « ateliersnationaux » locaux. Sur l'une des collines qui surplombe Rouen et

qu'on a baptisée « côte de la misère », H. Dussard (62) découvre à sonarrivée dans .son poste, début mai, un vaste chantier de travail où

« 8 à 10 000 -ouvriers -discutent sur le salaire et le profit du travail ».

Globalement, c'est 17 000 ouvriers sans travail qui reçoivent à Rouenune indemnité de 0,80 F. Loin de penser que le problème a été réglépar la garde nationale bourgeoise, Dussard envoie au ministre une

dépêche très pessimiste :

Cette réunion d'nommes malheureux et inoccupés est effrayante.C'est le peuple sur lé -mont Aventin. En vérité, il faut que les idéesde morale, d'équité, d'abnégation soient bien fortement implantéesdans l'esprit des masses, pour qu'en vue d'une riche cité, où ils pen-sent que toutes les jouissances de la civilisation peuvent être obtenues,ces hommes presque nus, affamés, démoralisés par l'aumône, ledésordre et l'oisiveté, restent calmes et ne se ruent pas, désespérés,sur-ceux qui possèdent. Peut-être ne leurmanque-t-il qu'un Spartaeus !Cette situation offre de grands dangers. Elle cessera dès que je lepourrai. D'ici là je ne serai pas tranquille (63).

La diffusion du mouvement dans les usines, la profondeur de lacrise économique et sociale qui s'aggrave, suscitent au-delà du prin-temps 1848 un programme social et un espoir politique chez les tra-vailleurs. En retrait sur le volontarisme du printemps, ce projet appa-raît cependant propre à rallier une majorité d'ouvriers sur des reven-dications qui définissent un véritable seuil de survie pour les

travailleurs. La première revendication est, pour une majorité, celle

(61) Ad. BLANQPI,Des classes ouvrières..., op. <cit„ p. 67.(62) Né en 1798, comme Blanqui, H. DUSSARDa été rédacteur en chef du

Journal des Economistes de 1842 à 1845. Il est-devenu ultérieurement directeurdel'exploitation commerciale du chemin de fer de Paris à Rouen. Membre duConseil-d'Etat, puis .préfet de Seine-Inférieure pendant l'été 1848 au momentou Blanqui fait son enquête, il sera chargé en 1849 par Dufaùre, ministre del'Intérieur,, d'aller étudier les institutions de charité en -Angleterre. Il est aussiconnupour son activité de journaliste dans le Temps et dans la Revue Encyclo-Pedique.

(63)Cf. H. DUSSARD,«Lettre... »,loc. cit., p. 302.

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28 F. DÉMIER

de la journée de travail à onze heures, pour quelques-uns à douze

heures, dans tous les cas une limitation établie par une loi capable,de s'imposer au-dessus de l'arbitraire patronal. Avant tout revient le

leitmotiv : « Nous voulons que le travail reprenne promptement »,« du travail continuel », demande qui prime sur le reste et relègue au

second rang de rares revendications qualitatives : «Nous désirons

la suppression des règlements injustes et arbitraires. » L'augmenta-tion du salaire, qui n'est plus que le fait d'une minorité, est avancée

non plus dans le sens d'une véritable amélioration du niveau de vie,mais comme un moyen de reconquête d'une dignité morale perdue :« L'augmentation des salaires pour élever nos enfants dans la voie de

l'honneur», « pouvoir gagner pour donner du pain à nos enfants, un

père de famille ne peut vivre à moins de 3 francs par jour».

Ces modestes revendications qui se heurtent à l'incompréhensiond'une bourgeoisie très conservatrice, n'entendant pas

1démordre de

son action charitable traditionnelle, trouvent cependant un écho dans

les préoccupations d'H. Dussard, le nouveau préfet de la Seine-Infé-

rieure après lés événements d'avril. Son action contribue à maintenir

l'idée républicaine en milieu ouvrier (64). Dussard sait contre l'avisdes notables faire accepter l'idée d'une reprise économique, accom-

pagnée d'un «sacrifice» nécessaire sur le salaire, comprenant l'im-

portance décisive qu'attachent désormais les ouvriers à obtenir unsalaire et non une aumône humiliante : «Je dis aux ouvriers que je

partageais la honte qu'ils devaient ressentir de manger le pain de

l'aumône et je les informai que je n'épargnerai aucun effort pour leur

rendre au plus vite le travail de la fabrique, le travail normal et.aveclui la dignité qui les abandonnait. » Son Union des intérêts munici-

paux (65) permettra, en assurant elle-même l'approvisionnement et

la vente des manufactures, ainsi que le paiement des salaires, l'em-bauche de plusieurs milliers d'ouvriers.

Au-delà de l'affrontement d'avril à Rouen, de la guerre civile pari-sienne de. juin, les ouvriers rouennais demeurent, et pour certains

deviennent, de fervents républicains, Leur république n'est pas. celle

des républicains bourgeois de Cavaignac, bien qu'on attende encore

l'intervention du gouvernement de Paris contre une bourgeoisie locale

qui ne pense qu'à écraser les vaincus (66). Elle n'est pas non plus celle

(64) DUSSARDa fait imprimer et distribuer une explication de sa politiqueauprès des ouvrière sous forme de lettre. Aux ouvriers des ateliers de Marommeet du cimetière monumental, il déclare : «Je sais par expérience plaindre ceuxqui souffrent. Toute, ma sollicitude vous est donc acquise. Mais je ne suis pasvenu ici pour des phrases. J'y viens chercher avec vous, avec tous les bonscitoyens des remèdes aux maux qui vous accablent. » Dossier Ad. BLANQUI,Archives privées.

(65) L'Union des Intérêts Municipaux, constituée avec 500000 F prêtés parla Caisse des Dépôts et Consignations à la ville et un million de souscriptionsprivées, a été vivement critiquée par les industriels qui y voyaient un projet«rouge», une concurrence contre l'industrie privée. Dussard explique ainsison cadre juridique : « 1) La ville supporte les pertes jusqu'à concurrence deson apport de 500000 F avant que le capital des particuliers soit entamé. 2) Lesbénéfices appartiennent pour un tiers aux particuliers, pour les deux tiers à la:ville. Les ouvriers^ avaient espéré que ces bénéfices leur seraient distribués. Jeleur ai fait comprendre que la ville c'était la généralité des ouvriers" et qu'ilétait plus juste de; distribuer les bénéfices aux ouvriers sans travail, que d'aug-menter le salaire déjà suffisant de ceux qui ont le bonheur d'être occupés.Aucun n'a résisté à cet argument. » H. DUSSARD,« Lettre... », op. cit., p. 306.

(66) Une fiche ouvrière s'adresse à Blanqui : «J'espère que nia réclamation

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d'avril l848, révolutionnaire et menaçante pour les riches. Les travail-

leurs rouennais interrogés, pour les deux tiers d'entre eux, deman-

dent l'avènement de là « République démocratique et sociale ». Son

contenu s'exprime avant tout dans une haine de la monarchie quisemble encore s'attarder sous la férule des patrons rouennais : « Je

demande si nous sommes, en république ou aux plus mauvais jours de

la royauté », déclare le porte-parole des ouvriers de chez Durand quine peut croire que la république puisse être un régime d'oppressionsociale. La république démocratique et sociale voulue par les travail-leurs ne se.définit pas contre le centralisme étatique, mais au contraireelle se veut interventionniste. On n'attend pas d'elle qu'elle imposeun bouleversement dans les structures économiques, mais qu'ellefasse respecter l'ouvrier : « Que l'on soit moins humilié », déclarentles travailleurs de chez Bourdel. Vision idéalisée d'une républiquepour une classe ouvrière qui, au-delà des péripéties politiques, appelleavec sincérité et naïveté au règne de la morale et de la justice, alorsmême qu'elle a perdu les moyens de l'imposer. L'idée d'une répu-blique, pouvoir justicier et redresseur de torts n'a rien perdu de saforce au mois de juillet 1848, c'est à elle que s'adressent les ouvriersde chez Durand pour rétablir une dignité humaine niée par l'écrase-ment du prolétariat :

Citoyen— disent-ils à Blanqui —, je vous signale le citoyen Pode-vin, filateur de la vallée de Darnétal, exploitant deux filatures quin'arrêtent jamais, jour et nuit et que de tels abus sont vus par lesautorités les yeux fermés [...]. Je proteste contre de tels actes au nomde l'humanité car quand l'homme travaille hors les bornes et surtoutla nuit, il est tué moralement et physiquement, il tombe dans l'abru-tissement et devient pire qu'une bête de somme.

L'idéologie qui s'affirme dans le milieu ouvrier rouennais au-delàde l'échec de l'affrontement violent d'avril 1848 est proche des posi-tions « démo-soc ». En deçà de l'utopisme social du printemps 1848et de l'aspiration à une véritable organisation du travail, la reven-dication ouvrière est celle d'une démocratie sociale qui redonneraitau prolétaire sa dignité et imposerait aux « gros » la justice et le

respect de l'individu. L'émancipation de la classe ouvrière reste un

problème d'individu et c'est par l'éducation qu'elle pourra se réali-ser : « L'ouvrier réclame l'instruction de tout genre à sa portée et

gratis [...]. Le' temps nécessaire de se la procurer et y faire participerses enfants, du travail et un salaire raisonnable. » Cette option« démo-soc », qui s'est exprimée dans le vote sur Deschamps, s'estconfirmée au-delà de l'année 1848. Dépassée un moment par le glisse-ment vers des positions insurrectionnelles, elle s'amplifie dans lesrésultats électoraux en 1849 (67) quand les ouvriers reportent leurs

espoirs de changement dans l'avènement légal d'une république pro-gressiste. Cette détermination ouvrière rencontre une résistance non

ne sera pas sans fruit ..puisque ceux qui nous gouvernent ont dit : nous voulonsle bonheur du peuple et son affranchissement. »

(67)Résultats de la gauche à Rouen (voix sur Deschamps) :Avril 1848 Mai 1849 Octobre 1849 (partielle)

21,3 % 27,8 % .32,5 %W. F. DEYON,«Aspects industriels...», art. cit., p. 163.

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30 F. DÉMIER.

moins déterminée de la part d'un patronat qui, comme le révèlent les;

fiches de Fënquête, n'attend qu'une chose dès l'été: 1848 : « Un gou-vernement fort qui ramène là confiance et le commerce qui fait le'

bonheur dé tous. » On ne peut ainsi s'étonner que dans une région où

la république resté investie des espoirs ouvriers, le camp des notables:ait été- rapidement converti à l'idée d'un coup dé force bonapar-tiste (68).

La leçon que Blanqui, quant à lui, tire de sa visite de Rouen et de

l'étude de ses fiches ouvrières et patronales se place dans une pers

pective réformiste qui a inspiré des républicains bleus comme cer-

tains catholiques sociaux. Contrairement aux: voeux dès ouvriers quimettent au premier rang de leurs revendications les salaires et le

maintien delà limitation-de la journée de travail, l'économiste pense

que. c'est sur l'environnement des travailleurs qu'il faut agir pourréussir leur réintégration dans la société moderne (69). Partisan de

donner au travail' sinon son affranchissement social, dû moins sa

dignité dans la lignée dès travaux dès philanthropes, ses positionsn'en apparurent pas moins inacceptables aux yeux du parti de l'ordre,

inquiet devant toute perspective dé changement. Le paradoxe voulut

que, commandée par les républicains bourgeois dans là perspectived'une restauration de l'ordre social menacé, l'enquêté, devenue trophardie pour-la droite, fut revendiquée à l'assemblée par Martin Na-

daud (70):. Elle fut aussi, pour Blanqui, l'occasion d'une violente at-

taqué dé la part; du patronat protectionniste et la cause dé sonisolément chez les notables dont, il avait été un dès meilleurs repré-sentants.

Lés fiches de l'enquête Blanqui confirment bien l'idée avancée parde nombreux travaux : « l'esprit de 1848 » n'a pas véritablement ac-

compagné, à Rouen, l'établissement de la république. Le fossé- social'

entre ouvriers et patrons est si profond, la misère des travailleurs si

grande, que l'idée même d'une unité politique autour dé la république,nourrie par une minorité, n'a jamais pu prendre corps dé façon véri-

table. D'emblée à la colère et l'extraordinaire espoir des uns' répondla peur sociale des autres.

(68) Le fait est signalé par Ji-P. CHALINEcomme par P. DEYON,qui cite lerapport du procureur" général du 27 février 1850 : « Lès perspectives de subver-sion qui'paraissent attachées aux épreuves du suffrage universel sont une causepermanente d'inquiétude, un obstacle au retour définitif du crédit et des gran-des affaires. »

(69):Blanqui suivra la progression des travaux effectués après son enquêteà. Rouen et à Lille. A l'occasion d'un débat à l'Académie sur l'application de laloi du 13 avril 1850 sur les logements insalubres il se montre assez optimistepour l'évolution de la situation à Rouen contrairement à celle de Lille : « J'aile grand plaisir^ de vous dire qu'en vertu de la loi sur les logements insalubres,la hache a déjà été portée avec vigueur dans plusieurs repaires dont j'avaisdéjà signalé la désastreuse influence. «Rapport Académie des sciences moraleset politiques, février 1851. Cf. aussi R.H. GUERRAND;Les origines du logementsocial, Paris, Ed. ouvrières, 1969,et E. LAURENT,Les logements insalubres, Paris,Guillaumih, 1882.

(70) Cf. F. DEMIER,Ad. Blanqui..., op. cit., p. 9431

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On serait ainsi tenté de donner raison à ceux qui veulent voir à

Rouen, plus encore peut-être qu'à Paris et à Lyon, la première mani-

festation d'une lutte de classes opposant avec netteté bourgeoisie et

classe ouvrière. La réalité est cependant plus complexe car si l'on a

bien affairé à un mouvement ouvrier authentique, le: nivellement pro-létarien n'a pas supprimé les hiérarchies et les catégories qui divisent

profondément les travailleurs. La dynamique qui les emporte dès la

fin février 1848 ne se nourrit pas d'un véritable projet de société

socialiste. L'influence dès idées: de; Louis Blanc et de celles des eabe-

tistes, qui n'est pas: absente a Rouen, demeure cependant limitée. Lahardiesse et la violence du mouvement ouvrier sont liées plus vraisem-

blablement à la réanimation chez les travailleurs du vieux schémade la révolution française. L'explosion anti-capitaliste a bien été pro-voquée par la revendication sur' le: salaire et le temps de travail, elle

s'exprime néanmoins; par une dénonciation d'unenouvelle aristocratieet par un combat contré les «tyrans».

Les affrontements de Rouen, dans lesquels on voit parfois hâtive-ment une « répétition générale » de ceux de juin 1848, se distinguenttout à la fois des révoltes: populaires traditionnelles et: du mouvementrévolutionnaire socialiste. Au-delà de la contrainte immédiate de lamisère et de la place dans les rapports de production jouent les eli-

vages idéologiques. Au sein dû monde ouvrier s'opposent dynamiquerévolutionnaire et .inertie conservatrice mais toutes deux puisent auxmêmes sources des traditions populaires. Niveau culturel et prise deconscience: politique semblent aller de pair, comme si la redécouvertede la hardiesse des révolutionnaires de la fin du siècle passé devait

passer par l'expérience de la culture nouvelle. Sans ce détour, la tradi-tion populaire joue en faveur de. la société des notables et renvoieFouvrier dans la mouvance des maîtres.

Le monde ouvrier' retrouve son unité dans l'espoir de voir s'impo-ser la république qui ne peut être le régime des filateurs. La répu-blique appelée par les; !ouvriers rouennais ne doit pas susciter de

profonds bouleversements économiques et sociaux mais, faite d'huma-nité et de justice, elle doit reconnaître à l'ouvrier sa place, sa dignitéde travailleur dans une société qui, jusque-là, lui a refusé tout autreaccueil que celui du marché du travail. Cette ferveur républicaine;qui participe désormais plus du mythe que de la stratégie politique,inquiète cependant les notables. Alors qu'à Paris le ressort révolu-tionnaire semble cassé, les ouvriers rouennais, avec obstination, conti-nuent à lutter et leur combat rejoint le vaste camp populaire quientend bâtir la « République des ouvriers et des paysans ». Il nefaudra pas moins d'un coup d'Etat pour mettre fin à cet espoir.