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BONJOUR, LÀ, BONJOUR

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Au début des années 1970, Serge, bientôt 30 ans, revient de trois mois en Europe. Il retrouve ses sœurs que tout oppose sauf lui-même, ses tantes hypocondriaques et son père toujours plus enfermé dans sa surdité. Serge vit une relation inavouable. Mais si son cri d’amour est déjà condamné, pourquoi le faire entendre à une cellule familiale dont les rêves et désirs sont définitifs ? Écrite un peu moins d’une décennie après Les Belles-Sœurs dans un Québec qui s’affranchit de ses fantômes, de sa mère patrie et de l’Oncle Sam, Bonjour, là, bonjour est une tragédie chorale à l’humour acéré. Elle se déploie en 31 brefs tableaux qui esquissent de l’un à l’autre un chemin de la réprobation à la tolérance.

Pour sa cinquième mise en scène à titre de directeur artistique, après Musset, Molière et les créations de Larry Tremblay et Fanny Britt, Claude Poissant choisit Michel Tremblay. C’est pour lui un premier rendez-vous avec notre grand écrivain qui reçut l’an dernier, parmi ses nombreux honneurs, le prestigieux prix Gilles-Corbeil, pour souligner l’ensemble de l’œuvre d’un auteur de langue française au Québec.

TEXTE MICHEL TREMBLAY

MISE EN SCÈNE CLAUDE POISSANT

PRODUCTION THÉÂTRE DENISE-PELLETIER

ÉQUIPE

AVEC SANDRINE BISSON MIREILLE BRULLEMANS FRANCIS DUCHARME ANNETTE GARANT DIANE LAVALLÉE MYLÈNE MCKAY GILLES RENAUD GENEVIÈVE SCHMIDT

ASSISTANCE ET RÉGIE ALAIN ROY

SCÉNOGRAPHIE OLIVIER LANDREVILLE

COSTUMES MARC SENÉCAL

LUMIÈRES ALEXANDRE PILON-GUAY

CONCEPTION SONORE LAURIER RAJOTTE

MAQUILLAGES FLORENCE CORNET

CONSEILLER DRAMATURGIQUE GUILLAUME CORBEIL

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ABÉCÉDAIRE

AQUARELLE

Michel Tremblay est l’un des écrivains québécois les plus respectés et aimés. À 76 ans, son œuvre littéraire est colossale; une trentaine de pièces de théâtre, une trentaine de romans et de récits, plusieurs scénarios de films... Mais depuis vingt-sept ans, l’écrivain a une nouvelle corde à son arc : aquarelliste. À chaque deux ans, Tremblay offre généreusement ses tableaux à une œuvre de charité. Pour admirer son coup de pinceau, vous pouvez jeter un œil à la couverture de son livre Le Peintre d’aquarelles, paru en 2017. En près de 70 livres, c’était la première fois qu’il illustrait lui-même une couverture.

ABÉCÉDAIRE MICHEL TREMBLAYPAR SIMON BOULERICE

BONJOUR, LÀ, BONJOUR

POURQUOI ?

Qui de mieux que Simon Boulerice, admirateur, collaborateur et ami du grand Michel, pour nous concocter cet abécédaire ? La parenté est palpable entre ces deux auteurs et dramaturges à l’imagination foisonnante, amoureux du genre humain, tous les deux animés, affirment-ils avec un clin d’œil, « par la prétention d’avoir des choses à dire ».

- M. Lhoumeau

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BRASSARD

Les débuts de Michel Tremblay sont indissociables de ceux du metteur en scène André Brassard qui est né en 1946, soit quatre ans après le dramaturge. À l’âge de 20 ans, Brassard a fondé sa troupe de théâtre avec les comédiens Jean Archambault et Rita Lafontaine. Il monte d’abord des pièces françaises de l’avant-garde (Genet, Arrabal et Beckett) avant de se lier au travail de Tremblay. Il a notamment dirigé sa toute première pièce, Les Belles-Sœurs, devenue depuis le classique québécois par excellence. Pendant près de quatre décennies, ce duo dramaturge/metteur en scène a dépoussiéré le théâtre québécois au point de le révolutionner, ni plus ni moins.

CUISINE

Quand je m’imagine le petit Michel Tremblay, je le vois toujours dans la cuisine, en train de jaser avec sa mère, elle qui lui a insufflé le goût des mots. Je l’imagine aussi sous la table, après les repas, en train d’écouter les discussions de sa famille. Les jambes de ses oncles, de ses tantes… Leurs voix qui s’élèvent, qui rient, qui hurlent. Assurément, la cuisine de Michel Tremblay a été le premier microcosme de sa société. Et pas étonnant que plusieurs de ses pièces se déroulent dans la cuisine, lieu de rassemblement québécois par excellence. Surtout celui des femmes, les héroïnes du petit Michel.

CLÉMENCE DESROCHERS

MICHEL TREMBLAY ET ANDRÉ BRASSARD

DESROCHERS

Parmi les plus grandes inspirations de Tremblay, il y a les Grecs (pour la tragédie), Beckett (pour l’absurde) et l’inégalable Clémence DesRochers. Ce qui séduit autant l’écrivain, c’est que la monologuiste et chanteuse québécoise est capable d’une grande vulnérabilité sur scène. Qui plus est : elle écrit brillamment. Elle dose la moquerie et l’empathie, comme dans ses chansons Le monde aime mieux Mireille Mathieu et La vie d’factrie. Quand on se penche sur l’œuvre de Tremblay, on voit bien les traces heureuses que Clémence y a laissées. À noter que la célèbre scène du Bingo des Belles-Sœurs s’inspire d’une ode au bowling de Clémence !

ENFANCE

On entend parfois qu’une enfance triste et douloureuse donne de l’élan à la création. Eh bien, Michel Tremblay démonte ce mythe, lui qui a eu une enfance généralement heureuse. Le plus jeune d’une grande famille a été au milieu de l’action toute sa jeunesse, qui s’est avérée avantageusement tumultueuse.

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IBSEN

Henrik Ibsen est un auteur norvégien du 19e siècle, auteur notamment d’Une maison de poupée, Hedda Gabler et Peer Gynt. Pour définir ce dernier personnage, Ibsen dresse un parallèle entre Gynt et un oignon, en ce sens qu’un personnage est multicouches. Cette vision dense et complexe du personnage, Tremblay la partage, lui qui a démultiplié Albertine, sa tante rageuse, dans la pièce Albertine en cinq temps, une réussite de pelures d’oignon.

JOUAL

Le mot « joual » (dérivé du mot « cheval ») est utilisé pour décrire la langue québécoise, en particulier celle dans le théâtre de Tremblay, qui en fait le premier véritable porte-étendard. Michel dira un jour à La Presse, en 1973, qu’écrire en joual est un devoir, tant qu’il restera dans ce pays des Québécois pour s’exprimer ainsi. Car, comme Brassard, Tremblay considère que le dramaturge Jean Genet a raison quand il prétend que le théâtre est le miroir de la société. En utilisant sa vraie langue maternelle, Tremblay lui a redonné ses lettres de noblesse.

Pourtant, en 1968, le public était frileux. Le bon parler était celui endimanché de Radio-Canada. Tant et si bien que lorsque Brassard a contacté les actrices pour jouer dans Les Belles-Sœurs, plusieurs ont décliné l’offre, jugeant le langage dans la pièce trop vulgaire. Mais plusieurs d’entre elles ont changé d’avis depuis!

Quand la pièce a été présentée en France, un critique du journal Le Monde écrira : « La pièce est en joual comme Andromaque est en alexandrins, parce qu’il faut une langue à une œuvre et une forte langue à une œuvre forte. »

FABRE

Pour être universel, il est de bon ton de parler de soi, de dire d’où l’on vient. L’infiniment petit pour résonner dans le cœur de l’infiniment grand. C’est le propre de l’œuvre de Tremblay qui prend racine sur la rue Fabre, la rue où il a grandi. Dans ses romans, on entend l’écho du rire des enfants qui tonne dans la ruelle, derrière le 4690 Fabre. Les ruelles du Plateau ont été le premier théâtre de Tremblay.

GAI

L’écrivain, qui n’a jamais caché son homosexualité, a signé certaines des œuvres les plus importantes pour la communauté LGBTQ+. Pensons à l’espace accordé aux travestis, notamment. Mais de manière très intime, Michel a transposé ses joies, ses désirs et ses chagrins homosexuels dans une série de cinq romans intitulée ironiquement Le Gay Savoir. Dans le lot, on compte La nuit des princes charmants, précieux roman sur les balbutiements du désir sexuel.

HOSANNA

Un des personnages les plus touchants du répertoire de Tremblay est certainement Hosanna, tiré d’une pièce éponyme. Avec la Duchesse de Langeais, Hosanna est le travesti le plus populaire de son théâtre. Mais qui est véritablement Hosanna ? Il s’agit de Claude Lemieux, un coiffeur qui rêve d’être une femme qui rêve d’être une actrice anglaise (Elizabeth Taylor) dans un film américain (Cléopâtre). C’est schizophrénique, mais captivant.

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ELIZABETH TAYLOR

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KEY WEST

Un jour, en 1991, Marie-Claire Blais, grande écrivaine québécoise mille fois primée et amie de Tremblay, l’a invité à venir à Key West, où elle passait ses hivers à écrire. Michel, lui, était en pleine peine d’amour. En découvrant les charmes de Key West, la douleur de l’auteur s’est apaisée. Il y a trouvé les plus beaux couchers de soleil. Depuis, il y vit six mois par année et c’est là qu’il écrit ses œuvres.

LEMÉAC

Michel Tremblay est réputé pour être loyal en amitié comme dans le travail. Si on peut sentir sa fidélité envers les acteurs fétiches qui ont porté ses mots pendant des décennies (Rita Lafontaine tout devant), il est bon de rappeler que toute sa vie, l’auteur a été fidèle à sa maison d’édition : Leméac. Son éditeur, Pierre Fillion, travaille avec lui depuis 50 ans. C’est lui qui a dirigé les romans autant que les pièces. Ça, c’est de la fidélité, mes amis ! Dans le domaine de l’édition, Michel Tremblay est un cas d’exception.

MIQUET

C’est le surnom que lui donnent ses amis proches. L’année passée, j’ai tenté d’accentuer la proximité entre nous deux en le surnommant Michou. Mais Michel a été clair : pas Michou. C’est Miquet. Je me le tiens pour dit !

NANA

Sa mère, Rhéauna Rathier, est dans toute son œuvre. Michel Tremblay l’a souvent dit, Nana, c’est sa mère hypertrophiée, magnifiée, exagérée. Sa mère version plus tragi-comique, plus théâtrale. Elle est apparue d’abord dans La Grosse femme d’à côté est enceinte (1978) avant de bouleverser tous les publics dans Encore une fois, si vous permettez (1998). C’est elle, sa mère, qui lui a transmis l’essence de la théâtralité.

OPÉRA

Bien qu’il souffre d’acouphène (lisez L’Homme qui entendait siffler une bouilloire où le héros ne se résout pas de ne plus entendre la musique de Wagner), Tremblay a un amour incommensurable pour les opéras. Il en écoute à la pelle et les connaît par cœur. Et pour les curieux, sachez que chez lui, il y a encore plus d’albums d’opéra que de livres ! Il est aussi bon de rappeler que les structures de ses pièces sont souvent calquées sur celles, mathématiques, de la musique.

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PLATEAU MONT-ROYAL

Une vingtaine d’années avant d’entamer l’écriture de La Diaspora des Desrosiers, Tremblay mettait un point final à son cycle romanesque le plus salué : Les Chroniques du Plateau Mont-Royal. On y compte six romans, dont La grosse femme d’à côté est enceinte, Thérèse et Pierrette à l’école des Saints-Anges et Un objet de beauté, le dernier, paru en 1998. Ce que j’admire tant dans ce projet, c’est que Michel Tremblay a tenu à créer la genèse de ses personnages, après nous avoir présenté leur apocalypse dans ses pièces de théâtre.

QUÉBEC

Pièce sur la désillusion, Sainte Carmen de la Main (1976) s’avère l’œuvre la plus politique du répertoire de Tremblay. C’est l’histoire d’une chanteuse country qui rentre au pays, à Montréal, après avoir peaufiné son chant à Nashville. Et elle revient avec l’envie d’éveiller les consciences, de réveiller son public. On peut y faire une lecture politique : Carmen envoie comme message aux Québécois de prendre leur destin en main. Tremblay ne s’en est d’ailleurs jamais caché : il est souverainiste.

RÊVE

Le petit Michel rêvait de devenir un écrivain. Dans un entretien avec le journaliste Luc Boulanger, le dramaturge dira : « J’avais une chance sur un million de devenir un auteur, et je suis devenu un auteur populaire ! » Car populaire, ça, il l’est. Rares sont les écrivains qui rameutent autant le public, les lecteurs et les critiques. Michel, lui, oui. La dernière année a été pour l’icône une année d’honneurs. Dans le lot, il a reçu deux prix très prestigieux : le prix de Monaco et le prix Gilles-Corbeil, les deux saluant l’entièreté de son œuvre. Quand je le questionne à savoir si de tels hommages se hissaient dans ses rêves d’enfant, Michel m’assure que non. « Je voulais juste publier un livre… Rien de plus. »

SENTIMENTS

Parmi les bons conseils de Tremblay, j’ai retenu ceci : les bons sentiments ne font pas du bon théâtre. Sur scène, la révolte est plus payante que la réconciliation. C’est peut-être pour ça que Tremblay considère qu’on écrit du théâtre pour le hurler au visage du public, alors qu’on écrit des romans pour chuchoter à l’oreille du lecteur. J’adore cette distinction.

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THÉÂTRE MUSICAL

Michel a écrit deux œuvres de théâtre musical : Nelligan et surtout Demain matin, Montréal m’attend (avec François Dompierre à la musique, en 1972). Mais tout récemment, René Richard Cyr, grand metteur en scène québécois, s’est joint au grand compositeur québécois Daniel Bélanger, pour faire subir une translation à deux autres pièces de Tremblay sur des scènes musicales : Le Chant de Sainte Carmen de la Main et Belles-Sœurs. Cette dernière œuvre, redoutable succès, a été présentée à l’été 2018 pour célébrer le 50e anniversaire de sa création.

UN ANGE CORNU AVEC DES AILES DE TÔLE

C’est MON livre préféré de Tremblay. Il s’inscrit dans une série de trois récits que l’écrivain a publiés au début des années ’90. Il y a d’abord eu Les Vues animées (sur le cinéma), puis Douze coups de théâtre (sur… le théâtre !), et finalement Un ange cornu (sur la littérature). Dans ce livre, l’écrivain parle de ses bougies d’allumage avec ferveur. Ça va de Tintin à Gabrielle Roy. En plus de mettre en lumière des textes phares dans la vie de l’écrivain, la relation mère-fils de ce récit est une merveille.

VAMPIRISATION

Écrite en 1986, Le Vrai monde ? est assurément ma pièce préférée de Tremblay. Elle met de l’avant un thème qui me fascine et me préoccupe : jusqu’à quel point avons-nous le droit de vampiriser notre famille ? Avons-nous le droit de planter nos crocs dans le cou de nos parents, de nos frères et sœurs, pour leur voler leur sang, leur essence ? Car, c’est bien connu, un auteur part (et parle) toujours de lui, lorsqu’il écrit. De lui… et des siens. Même ceux qui n’ont rien demandé. Qui n’ont pas désiré se transformer en personnages. Dans En pièces détachées, écrite en 1966, Michel Tremblay avait conservé les véritables noms de sa famille. Mais avec le temps, il les a transformés. Robertine est devenue Albertine, Hélène, Thérèse, etc. Ici, dans Le Vrai monde?, il met en scène un auteur qui écrit une pièce à partir de sa famille. Cohabitent alors sur la scène les personnages de Claude, le jeune auteur ayant vampirisé sa famille, et les véritables membres de celle-ci. C’est une pièce brillante sur le vrai/le faux, sur la création, sur la culpabilité. C’est aussi dans cette pièce que Tremblay écrit l’une de ses plus belles répliques quand Madeleine dit à son fils : « Si t’as jamais entendu le vacarme que fait mon silence, Claude, t’es pas un vrai écrivain ! » Ataboy, la force de frappe !

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WAITRESS

J’ai souvent entendu Michel Tremblay dire de ses personnages que leur langue est pauvre, mais leurs sentiments, nobles. Et pour moi, ça résume bien l’amour qu’il éprouve pour les petites gens, pour les gens ordinaires, issus du milieu populaire. Des personnages tragi-comiques, plus grands que nature, mais non-bourgeois. En 1972, Michel scénarise un court métrage qui deviendra mythique : Françoise Durocher, waitress. On y suit vingt-cinq serveuses. Et partout, dans chaque mot, chaque souffle et chaque silence, la tendresse de l’auteur envers ses personnages colorés irradie.

XAVIER DOLAN

Parmi les jeunes héritiers de la langue de Tremblay, on peut compter les autrices Geneviève Pettersen, Marie Larocque, Annick Lefebvre et Érika Soucy, sans oublier le scénariste et réalisateur Xavier Dolan. Les dialogues de ce dernier, entre autres ceux de son film Mommy, ont une dégaine, une tendresse et une texture que ne renierait pas notre écrivain national.

Formé en écriture, en danse et en théâtre, Simon Boulerice est un touche-à-tout épanoui. Chroniqueur radio (Plus on est de fous, plus on lit !) et télé (Formule Diaz et maintenant Cette année-là), il navigue également entre le jeu, la mise en scène et l’écriture. Il écrit du théâtre, de la poésie et des romans, tant pour adultes que pour enfants. Parmi sa quarantaine de titres, il est l’auteur des célébrés Simon a toujours aimé danser, Martine à la plage, Javotte, Edgar Paillettes, PIG, Les Garçons courent plus vite, Florence et Léon et L’Enfant mascara. Ses œuvres, traduites en sept langues, ont été nommées, notamment, aux Prix littéraires du Gouverneur général, aux Prix des libraires et aux Prix de la critique. À 36 ans, Simon Boulerice fait encore la split au moins une fois par jour. Pour l’heure, ses os et ses muscles tiennent bon.

YOUPI

C’est le mot que l’on se dit quand on voit les vêtements de Michel Tremblay. Loin d’être guindé dans des vêtements rigides et marrons, Tremblay déjoue le cliché du costume typique de l’écrivain en paletot en portant plutôt des gaminets étonnants et juvéniles. Des chandails jaune soleil M&M’s ou arborant des plaisanteries sur des auteurs importants, tel Poe (avec une couette sur la tête!). Les tenues vestimentaires de tit-gars de Michel Tremblay, même dans des soirées officielles, font toujours sourire.

ZINDEL

Comme si ce n’était pas assez dans son CV, Michel Tremblay est également traducteur de théâtre. Dans le lot des œuvres traduites, citons-en deux du dramaturge new-yorkais Paul Zindel : L’effet des rayons gamma sur les vieux-garçons ainsi que Et mademoiselle Roberge boit un peu… Décidément, Tremblay est un grand passionné des mots.

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ARTICLE

Ce n’est sans doute pas une coïncidence si la grande pièce sur l’incommunicabilité de Michel Tremblay est jouée pour la première fois en 1974. La même année, Serge Fiori chante : « Où est allé tout ce monde, qui avait quelque chose à raconter ? On a mis quelqu’un au monde, on devrait peut-être l’écouter. » Cet appel est en quelque sorte repris par François Dompierre en 1975, dans un slogan de la bière Labatt 50 qui est aussitôt devenu culte : « On est six millions, faut se parler ! »

LE QUÉBEC DE LA SOLIDARITUDEPAR JEAN-PHILIPPE WARREN ET ANDRÉE FORTIN

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Cette volonté des Québécois de se retrouver, d’être ensemble, se découpe sur l’horizon d’une société profondément en crise. Les baby-boomers, dont l’âge médian en 1974 est de 22 ans, ont grandi dans l’univers de la « Grande noirceur ». Ils arrivent à l’âge adulte dans un monde complètement bouleversé. Le Canada français est définitivement mort : l’Union nationale a été rayée de la carte électorale lors du scrutin de 1973, avec moins de 5% des voix. La pratique religieuse est en chute libre. Surtout, l’institution du mariage, s’écroule. En 1961, le taux de divorce au Québec était de 6,6 pour 100 000 : ce taux grimpe à 86,3 en 1971 avant de monter à 298,1 en 1981, soit une multiplication astronomique par 45 en vingt ans.

On pourrait croire que les jeunes de l’époque se réjouissent d’un tel effondrement, celui d’un monde figé et de ses traditions. Pourtant, plusieurs parmi eux entretiennent des doutes sur les progrès réellement accomplis depuis la Révolution tranquille, et ils ressentent un certain vide. Ils ont envie de se retrouver dans un « Nous » renouvelé, de recréer, quoique sur d’autres bases, une certaine communauté.

La question de la communication prend ainsi, à l’orée des années 1970, une place absolument capitale dans le discours. Certes, le nationalisme festif qui imprègne toute la période contient déjà la promesse d’une réconciliation de l’individu et du collectif. Mais, au-delà du politique proprement dit, c’est l’ensemble de la culture québécoise qui, croit-on, est appelée à jouer un rôle de médiation pour réunir ce que la Révolution tranquille a fait voler en éclats. Il faut chanter le pays, organiser des fêtes de quartier, animer les ruelles, fonder des coopératives, créer des communes, se connecter aux énergies cosmiques. Il faut, bref, refaire des liens sans rien sacrifier des victoires de l’individualisme. C’est

ainsi que, par exemple, les monologues d’Yvon Deschamps ou les romans de Réjean Ducharme cherchent à exprimer, sous un mode tragique ou ironique (selon les tempéraments des écrivains et des artistes), une parole à la fois singulière et commune. Robert Charlebois sort en 1973 son bien-nommé album La Solidaritude.

À cet égard, la jeunesse québécoise paraît bien différente de celle de Paris, qui a vécu mai 68 comme un échec. Les jeunes Français des années 1970 sont décrits comme appartenant à une « Bof génération », selon les mots du Nouvel Observateur ; ils seraient désabusés, peu intéressés par la politique. En contraste, les jeunes Québécois sont, quant à eux, soulevés par un grand vent d’enthousiasme, confiants dans une politique qui allait élire en 1976 le premier gouvernement du Parti québécois. Ils participent au mouvement de la contre-culture, transformant, selon certains observateurs un peu portés à l’exagération, le Québec en « Woodstock nation ». Mais qu’ils ne soient pas en général désabusés ne les empêche pas d’être inquiets par rapport à l’avenir.

Les années 1960 avaient été marquées par une utopie de la parole : dire les problèmes collectifs, dire l’aliénation (comme l’avait fait Michel Tremblay dans Les Belles-Sœurs) apparaissait comme la première étape pour se déprendre des anciennes images. Après les événements d’Octobre 1970, le doute s’installe : comment faire bouger les choses ? D’une part, la parole expressive se révèle impuissante à changer le monde. D’autre part, le collectif, que la parole porte, n’est plus désormais celui des Québécois dans leur ensemble, mais celui des jeunes, d’une classe sociale, des femmes, des homosexuels, par exemple, qui doivent passer à l’action, s’organiser.

Dans Bonjour, là, bonjour, Serge n’est ni un militant, ni un hippie, mais il rejette violemment l’ordre établi, celui de la famille, celui des relations convenues. De la contre-culture, il a retenu le rejet des tabous sexuels, mais surtout de toute forme de compromis. Serge et toute sa génération prennent douloureusement conscience que la parole bloque la communication autant qu’elle la favorise, que la communauté réprime autant qu’elle soutient, que l’amour enferme autant qu’il libère. Ils sentent qu’il n’y aura peut-être plus jamais de langue commune, mais seulement des paroles éparses, singulières, éclatées. En ce sens, on peut dire que l’année 1974 marque un véritable tournant pour des jeunes appelés à vivre désormais la « solidaritude ».

Jean-Philippe Warren est professeur au Département de sociologie de l’Université Concordia et titulaire de la Chaire de recherche sur le Québec.

Andrée Fortin est professeure émérite de l’Université Laval et membre de la Société des dix.

Ensemble, ils ont coécrit Pratiques et discours de la contreculture au Québec (Éditions du Septentrion, 2015).

BONJOUR, LÀ, BONJOUR

POURQUOI ?

Parce que la pièce se déroule pendant une période bouillonnante de notre histoire, j’ai voulu en savoir plus sur ce qui habitait la jeunesse de cette époque. J’ai immédiatement pensé au sociologue et spécialiste des transformations modernes du Québec Jean- Philippe Warren, qui, avec sa collègue Andrée Fortin, a bien voulu nous en entretenir.

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POUR LES CURIEUX

1. LA PREMIÈRE GRÈVE DES CÉGEPIENS, EN 1968 AVEC JEAN-PHILIPPE WARREN

MAI 68 ET LA CRISE D’OCTOBRE 70 DANS VOS OREILLES (AVEC EN PRIME, LA VOIX DE JEAN-PHILIPPE WARREN LUI-MÊME !)

2. MAI 68 VÉCU DE L’INTÉRIEUR AVEC JEAN-CHRISTOPHE BAILLY

3. LES DESSOUS DE LA CRISE D’OCTOBRE AVEC MARC LAURENDEAU

4. CRISE D’OCTOBRE : DES ÉTUDIANTS APPUIENT LE FLQ AVEC ÉRIC BÉDARD

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TÉMOIGNAGES

UN KID DE TREMBLAYPAR SERGE BOUCHER

Je me suis toujours demandé par quelle porte Michel Tremblay était entré dans ma vie. À bien y penser, c’est par la porte de la bibliothèque de la polyvalente Le Boisé à Victoriaville.

Secondaire 3. Souvent le midi, je me réfugie dans une allée de la bibliothèque pour lire les pièces du dramaturge et pour voir les photos des magnifiques acteurs qui ont créé les personnages: Michelle Rossignol en Pierrette Guérin, Hélène Loiselle en Marie-Lou, Lionel Villeneuve attablé devant trop de

bouteilles de bières, Luce Guilbeault déguisée en chanteuse western, Guy Thauvette et Gilles Renaud dans cette magnifique pièce pour laquelle j’aurai toujours une affection particulière, Bonjour, là, bonjour. Je sais pas ce que ça me fait… Je ne me lasse pas de regarder ces photos-là. Comme un album de famille.

Au Cinéma Laurier, je vois Le soleil se lève en retard avec Rita Lafontaine, Denise Filiatrault et Yvon Deschamps. Dans les journaux, je suis la saga de Sainte Carmen de la Main. Je lis une critique de la plus récente pièce de Tremblay, Damnée Manon Sacrée Sandra. Ça parle du Bon Dieu pis de cul ç’a l’air. Qu’est-ce que je donnerais pour me rendre à Montréal au Théâtre de Quat’Sous voir André Montmorency et Rita Lafontaine dans une mise en scène d’André Brassard ? J’ai juste un rêve : aller à Montréal voir une pièce de Michel Tremblay.

Y paraît qu’il y a une pièce de Tremblay qui s’appelle Hosanna et une autre La Duchesse de Langeais. Je ne les connais pas. Faut que je lise ça. Je vais voir le responsable de la bibliothèque, je lui demande s’il peut les faire venir. Hosanna pis la Duchesse sont arrivées à’ bibliothèque. Je vais les chercher. Sont dans le même livre. Je découvre Hosanna… Ben si chu ni un gars ni une fille pour que c’est faire que tu restes avec moi d’abord ? Quand tu couches avec moi avec qui tu couches si tu sais pas c’que chus. Avec le gars ou avec la fille ? J’ai 14 ans. Le choc. Qu’est-ce qu’il faut que je comprenne de ça ? Chu pas ça pis chu ça. C’est ça que ça me fait tout le temps avec Tremblay. Marie-Lou, c’est pas ma mère pis en même temps, c’est elle. Léopold, c’est pas mon père pis c’est lui. Hosanna… C’est moi. C’est moi la Duchesse, Manon, Carmen, Bec-de-Lièvre, Serge, Nicole… Comment ça se fait que… On dirait que je les connais… De l’intérieur... En d’dans de moi.

BONJOUR, LÀ, BONJOUR

POURQUOI ?

Tremblay ayant laissé des traces indélébiles sur de nombreux artistes québécois, j’ai eu envie de savoir en quoi Serge Boucher avait été marqué, influencé, inspiré par l’œuvre de cet homme qui, par un heureux retour des choses, a mis en scène sa première pièce.

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Je découvre le monde de Michel Tremblay. Du monde laid qui sont beaux, du monde pauvre qui veulent s’en sortir, du monde sale qui sont dignes.

J’ai 17 ans quand je vois mon premier Tremblay sur scène. L’Impromptu d’Outremont. Quelques années plus tard quand j’habiterai Montréal, je verrai toutes les nouvelles créations et reprises des textes de Tremblay. Le bonheur. J’ai tellement mal devant Albertine en cinq temps. J’angoisse devant Le vrai monde ?. Je ne me peux plus devant la magnifique production de Bonjour, là, bonjour de Brassard. Je suis bouleversé quand je vois René Richard Cyr dans la peau d’Hosanna…

Dans les années ’90, j’enseigne le français en secondaire 5, je fais du théâtre avec mes élèves, je leur fais découvrir le monde de Tremblay. Je leur parle de la beauté, de la richesse de la langue, de ce joual jouissif et subversif, comparant l’écriture de Tremblay à celle de Racine. J’ai mis le pied dans’ marde quand j’t’ai dit oui mais avant de mourir dedans m’as te dire non ben des fois, Léopold. Si ça, ça ne ressemble pas à un alexandrin…

En même temps que j’enseigne, je décide en secret de plonger et d’écrire pour le théâtre. En 1993, le directeur du Théâtre de Quat’Sous, Pierre Bernard, fera lire à Tremblay mon premier texte pour la scène. À l’automne de la même année, Michel Tremblay créera, à titre de metteur en scène, ma première pièce au Théâtre de Quat’Sous. Je ne serai jamais assez reconnaissant à Tremblay d’avoir mis le grappin sur ma première pièce. Il m’a fait entrer dans le monde du théâtre par la porte d’en avant. Il m’a mis au monde. Je me considère vraiment comme un kid de Tremblay.

Merci Michel et… Bonjour, là, bonjour.

TREMBLAY M’A FESSÉPAR DANY BOUDREAULT

St-Gédéon, Lac-St-Jean. Nous tenions à l’époque une résidence pour déficients intellectuels et je m’isolais souvent dans le sous-sol au tapis commercial pour regarder la télé et avoir un peu de tranquillité.

Du haut de mes quatorze ans, je regarde donc feu Radio-Québec, nouvellement baptisée Télé-Québec.

« J’ai fessé, Madeleine, j’ai fessé !

Je regardais même pas oùsque j’fessais, pis j’mettais toute ma force ! Thérèse hurlait, Pierrette pleurait, les voisins se sont mis à sortir de leurs maisons… Pis moi j’arrêtais pas… j’tais pas capable ! C’est pas Thérèse que j’fessais, c’est toute la vie… j’avais pas les mots pour expliquer le danger, ça fait que j’fessais ! »

BONJOUR, LÀ, BONJOUR

POURQUOI ?

Avec sa plume vive et entière, Dany a spontanément eu envie de nous parler de ce feu, cette passion, ce désir d’« étreindre le danger » que Tremblay a allumé en lui, et qui a déterminé son destin.

- M. Lhoumeau

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Et c’est comme si Albertine, interprétée par Macha Limonchik, m’avait pris au collet et m’avait fessé, moi, intimement.

Jusque-là, j’ambitionnais de devenir la relève de Céline Galipeau en Bosnie : « Ici, Dany Boudreault, à Sarajevo », ou de gagner un Nobel de la littérature : « Merci de récompenser ma démarche littéraire que j’ignore encore… ». Rien de moins. L’horizon venait de se déplacer. Je me suis dit : je veux porter des mots comme ça, de cette envergure-là, non pas comme un habit, mais comme un virus. Je veux contaminer un auditoire à la manière d’Albertine. Je comprends cette rage. Je connais cette femme. Je l’ai vue. Ce sont des mots de femme écrits par un homme. Je comprends cet homme aussi. Je me dis qu’il a dû observer longtemps les femmes autour de lui pour parvenir à nommer avec autant d’acuité cette rage sourde. Une rage digne des Furies.

J’ai regardé la photo des cinq générations où ma mère, enfant, dort dans les bras de ma grand-mère assise, avec son arrière arrière-grand-mère à ses côtés, sans cheveux et sans dents, dans sa robe rapiécée. Cinq générations. Sur leur visage, la même dureté insondable. La même que je retrouve chez mes sœurs. La même que j’ai parfois. Tremblay parle de ma famille, de moi, d’une rage tragique, d’une peur fondamentale des hommes, du « danger » de vivre. Mais ce danger, moi, adolescent, je veux l’étreindre!

Albertine raconte qu’elle bat Thérèse et je n’arrive pas à la condamner… j’avais l’habitude des marâtres d’Aurore, l’enfant martyre ou Des fleurs sur la neige. Avec Albertine, je découvrais une femme qui se bat contre elle-même, qui n’a pas les mots pour nommer la peur viscérale dont elle a hérité. Je prends une résolution cette journée-là : je deviendrai comédien, et je n’hériterai pas de la peur.

À l’époque, mes parents décompressaient aux quilles le jeudi soir, cette activité les comblait. Le bruit d’un abat leur vidait l’esprit déjà bien encombré. Il faut aussi dire que mon père possédait un réel talent « aux grosses ». Pendant ce temps, moi, après avoir distribué les médicaments aux résidents, je regardais à la télé Albertine en cinq temps, réalisé par André Melançon. Ce à quoi j’assistais n’avait rien à voir avec la télévision conventionnelle : les répliques étaient plus longues, la parole semblait au centre, les méchants et les bons étaient les mêmes personnes. Les actrices parlaient de la lune, de sa lumière, la regardaient ensemble et ça avait tout d’un poème. (Je l’apprendrai plus tard, la lune est un astre populaire dans l’œuvre de Tremblay.) À défaut d’y assister en direct, j’avais à tout le moins le sentiment d’avoir accès à une parcelle de quelque chose de lumineux. Maintenant, mes parents ont remplacé les quilles par mes pièces. Et ils me regardent un peu comme cette lune d’Albertine en cinq temps.

Plus tard, Macha et moi avons joué ensemble et sommes devenus amis. Je lui ai raconté cette anecdote qui avait tout d’une charmante flatterie, mais son sens était beaucoup plus fondamental que ce que je suis bêtement arrivé à lui transmettre. Comment lui dire que, grâce à son interprétation, elle avait confirmé en moi une nécessité ? Que, grâce aux mots de Tremblay, elle avait fait se nommer un désir latent ? On n’a résolument pas toujours les mots, ou ils arrivent souvent un peu trop tard, ou encore ils ne témoignent pas à tout coup de l’ampleur de nos illuminations.

Diplômé en interprétation à l’École nationale de théâtre en 2008, Dany Boudreault accumule les rôles depuis qu’il a fait son entrée sur la scène artistique. Au théâtre, il a été de la distribution de plusieurs spectacles de renommée dont Un Tramway nommé Désir, The Dragonfly of Chicoutimi, Faire des enfants, Album de finissants, La liberté, Hamlet est mort, Chante avec moi, L’Espérance de vie des éoliennes, Beaucoup de bruit pour rien, et finalement, Je suis Cobain (peu importe) ainsi que (e) desquels il est l’auteur. À titre d’auteur, il a cosigné la pièce Descendance en 2014, et il a signé puis mis en en scène, en 2015, l‘événement théâtral Maintenant je sais quelque chose que tu ne sais pas. Dany a publié deux recueils de poésie aux éditions Les Herbes Rouges, Et j’ai entendu les vieux dragons battre sous la peau et Voilà.

Au cinéma, on a pu le voir entre autres dans Le Météore, Vic et Flo ont vu un ours, Chasse au Godard d’Abbittibbi et dans Boris sans Béatrice. Il a incarné plusieurs rôles au petit écran dans diverses productions : Destinées durant six ans, Toute la vérité, 30 vies, Il était une fois dans le trouble, St-Nickel et Boomerang.

BONJOUR, LÀ, BONJOUR

MACHA LIMONCHIK DANS ALBERTINE, EN CINQ TEMPS,

À ESPACE GO, 1995

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PHILOSOPHIE

QUELS SONT LES NOUVEAUX TABOUS DANS UNE SOCIÉTÉ OÙ TOUT SEMBLE DÉVOILÉ?PAR VÉRONIQUE GRENIER

Le tabou – brève conceptualisation

Il y a des choses qui sont tues. Qui se passent derrière des rideaux, des écrans fermés. Des choses dont on ne parle pas. Des choses qu’on ne tolère pas. Au nom du religieux, de notre humanité et de sa dignité, des normes sociales. Le tabou est ainsi ce qui se passe dans la violation de ce qui est considéré comme étant sacré, la transgression des codes fondamentaux, le lieu du « ce qui ne se fait pas ». Il est ce qu’on voile par peur de représailles, de moqueries, d’opprobre. Celle aussi de générer, chez autrui, du dégoût. Plus qu’un simple non-dit ou un implicite, le tabou traverse les âges et les sociétés et agit à titre de muselière des mots et des gestes.

Pour le mieux, à certains égards, notamment si l’on pense à la violence de l’inceste et de la pédophilie, pratiques qu’on explique et justifie souvent par l’amour et les pulsions (ce désir qu’on ne peut contrôler), mais qui chaque fois sont tout de même reléguées du côté de la déviance, cet autre versant de la norme qui, lorsque franchi, semble signifier une sortie de l’humanité. Parce que le tabou nous ramène, entre autres, là, à ce que c’est que d’être un « bon » être humain, à ce corridor à l’intérieur duquel il faille se tenir sous peine d’appartenir aux monstres, aux sous-hommes et aux sous-femmes.

Pour le moins mieux, à d’autres égards, lorsqu’il n’y a pas nécessairement transgression au sens fort du terme et que le tabou ne soit alors qu’un voile de silence posé sur certains aspects de la vie, une exigence d’en cacher des pans sous peine de ressentir une honte profonde de soi et de la manière avec laquelle on conduit et ressent notre existence.

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BONJOUR, LÀ, BONJOUR

Son effet premier est alors une dissonance entre l’être-vu et celui-vécu, un sentiment de déliaison du monde puisque ce qu’on ne peut partager avec toutes et tous, ce qui ne peut être regardé, peut rapidement devenir une condition de l’esseulement et une souffrance profonde.

C’est davantage à ce type de tabous que s’intéresseront les prochaines lignes.

Pistes de réflexion pour une époque fenêtre

Parler de tabous, en Occident, en 2018, se questionner à savoir s’il en existe de nouveaux implique un regard socio-historique large et une compréhension pointue des exigences et contours de ce qui a constitué et constitue « la norme ». Ce texte, dans sa brièveté, souhaitera surtout jeter un regard sur ce que l’on choisit de cacher à l’ère de l’extimité, celle où l’on semble si transparent de nos vies et de nos désirs à grand coup de publications, commentaires, photos et snap.

Il est, dans un premier temps, nécessaire de nommer que ces vitrines sur quasi tout un chacun ont sans doute eu comme effet d’élargir le spectre de la « normalité », de ce qui est considéré comme tel puisque nous avons désormais accès, individuellement et collectivement, à davantage de ce qu’est l’expérience humaine de par le fait qu’elle soit révélée, partagée et assumée par des individus qui incarnent des représentations concrètes de la multiplicité. Nous y sommes, selon nos réseaux, quotidiennement exposé.e.s. L’habituel se redéfinit donc et un questionnement de la légitimité de ce qui constituait ses anciennes limites peut ainsi s’opérer. Le tabou perd alors en puissance puisqu’il est soumis aux regards et présenté comme ce qui est accessible, possible. Non pas sans difficulté, puisque cet accès à l’autre n’est toutefois pas un garant du changement

et le stigma entourant encore les membres de la communauté LGBTQ+ en est la preuve. La sexualité, l’orientation et les préférences sexuelles et la question du genre ont été et sont encore au cœur des tabous de nos sociétés. On pourrait avoir l’impression que la culture pornographiée témoigne d’un affranchissement des inconforts reliés à notre capacité de nommer adéquatement le fait sexuel, mais non. Notre rapport complexe à la sexualité porte toujours l’empreinte de notre héritage judéo-chrétien qui l’a marqué du fer de la saleté et a rendu suspicieux tout plaisir provenant du corps. Parler de ce qui nous fait du bien, nous excite, ce qui rend les jeux amoureux bons, se fait encore à demi-mots, bien souvent, ou avec moult euphémismes. Nous n’osons pas dire. Comme nous avons encore honte de nos corps menstrués, avec une pilosité, des odeurs, nos corps vivants. Nous cherchons à les aseptiser, constamment. Et dans nos écrans, ce qui se profile, ce sont des vies occupées, des vies heureuses, des vies d’abondance. Le malheur, l’épuisement, l’oisiveté, la laideur, nos larmes, l’alcool avalé pour passer d’un jour à l’autre, on se les garde comme autant de petites gênes pour lesquelles il n’existe aucun filtre Instagram. Le nouvel interdit est ce qui fait perdre de l’éclat.

Alors qu’on interprétait le tabou davantage comme un fait de la nature humaine, on peut remarquer qu’un déplacement s’est opéré : l’individu n’est plus tant sanctionné selon un idéal du Bien, mais davantage selon sa capacité à performer maximalement, ou à la jouer, son humanité dans toutes les sphères qui la composent. Pour que le « clic » soit saisissant. En lui-même.

POURQUOI ?

Parce que Véronique Grenier n’a pas peur de se frotter à des sujets épineux, et que Bonjour, là, bonjour en effleure plusieurs, je lui ai demandé si elle croyait qu’il y avait encore des tabous dans notre société, qui a pourtant bien « évolué » depuis le contexte de la création de la pièce.

- M. Lhoumeau

Véronique Grenier enseigne la philosophie au collégial depuis 2009. Elle est l’auteure, aux Éditions de Ta Mère, du recueil de poésie Chenous (2017) et du récit Hiroshimoi (2016); elle a aussi collaboré, entre autres, avec le chapitre intitulé « Polaroid », au recueil Sous la ceinture : unis contre la culture du viol (2016, Québec Amérique), aux revues Art Le Sabord, Les Écrits, XYZ. Chroniqueuse (Urbania et La Gazette des femmes), blogueuse (Les p’tits pis moé), quelquefois conférencière, on peut l’entendre à la radio à l’émission Et si on se faisait du bien à la Première chaîne de Radio-Canada, et elle a également touché au théâtre avec la pièce Moé pis toé (Festival St-Ambroise-Fringe, juin 2015). Elle est lauréate du prix Jean-Claude-Simard 2017 de la société de philosophie du Québec et récipiendaire du prix « Coup de cœur » du Conseil de la culture de l’Estrie en 2015. Elle est aussi co-porte-parole de la campagne nationale « Sans oui, c’est non » contre les violences à caractère sexuel. Elle aime le kitsch, les citations et déteste les demandes à l’Univers.

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