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UNIVERSITÉ PARIS IV – SORBONNE U.F.R. de Géographie et d’aménagement École Doctorale 7 – Géographie |__|__|__|__|__|__|__|__|__|__| Thèse pour l’obtention du grade de DOCTEUR DE LUNIVERSITÉ DE PARIS IV-SORBONNE EN GÉOGRAPHIE Présentée et soutenue publiquement par Manouk BORZAKIAN le 7 décembre 2010 Géographie ludique de la France Approche spatiale des pratiquants et des fédérations des jeux institutionnels Sous la direction de Gilles FUMEY JURY : Gilles FUMEY, Professeur, Université de Paris IV Directeur de Thèse Jean-Pierre AUGUSTIN, Professeur, Université de Bordeaux III Rapporteur Jean-François STASZAK, Professeur, Université de Genève Rapporteur Louis DUPONT, Maître de conférences, HDR, Université de Paris IV Président du jury Loïc RAVENEL, Maître de conférences, HDR, Université de Franche-Comté Examinateur tel-00548097, version 1 - 18 Dec 2010

Borzakian ThA Se SA

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  • UNIVERSIT PARIS IV SORBONNE U.F.R. de Gographie et damnagement

    cole Doctorale 7 Gographie

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    Thse pour lobtention du grade de DOCTEUR DE LUNIVERSIT DE PARIS IV-SORBONNE EN GOGRAPHIE

    Prsente et soutenue publiquement par Manouk BORZAKIAN

    le 7 dcembre 2010

    Gographie ludique de la France Approche spatiale des pratiquants et des fdrations

    des jeux institutionnels

    Sous la direction de Gilles FUMEY

    JURY :

    Gilles FUMEY, Professeur, Universit de Paris IV Directeur de Thse

    Jean-Pierre AUGUSTIN, Professeur, Universit de Bordeaux III Rapporteur

    Jean-Franois STASZAK, Professeur, Universit de Genve Rapporteur

    Louis DUPONT, Matre de confrences, HDR, Universit de Paris IV Prsident du jury Loc RAVENEL, Matre de confrences, HDR, Universit de Franche-Comt Examinateur

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    Thse pour lobtention du grade de DOCTEUR DE LUNIVERSIT DE PARIS IV-SORBONNE EN GOGRAPHIE

    Prsente et soutenue publiquement par Manouk BORZAKIAN

    le 7 dcembre 2010

    Gographie ludique de la France Approche spatiale des pratiquants et des fdrations

    des jeux institutionnels

    Sous la direction de Gilles FUMEY

    JURY :

    Gilles FUMEY, Professeur, Universit de Paris IV Directeur de Thse

    Jean-Pierre AUGUSTIN, Professeur, Universit de Bordeaux III Rapporteur

    Jean-Franois STASZAK, Professeur, Universit de Genve Rapporteur

    Louis DUPONT, Matre de confrences, HDR, Universit de Paris IV Prsident du jury Loc RAVENEL, Matre de confrences, HDR, Universit de Franche-Comt Examinateur

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  • mes parents et mon frre, pour les fondations.

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  • Jeu Sindigner contre cette fatale passion.

    Gustave Flaubert, Le Dictionnaire des ides reues, 1913.

    il est indiffrent daffirmer ou de nier la ralit de la tnbreuse corporation, parce que Babylone nest autre chose quun infini jeu de hasards.

    Jorge Luis Borges, La Loterie Babylone, 1941.

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  • REMERCIEMENTS

    Gilles Fumey a dirig mes travaux pendant une anne de Master, puis trois ans de thse, durant lesquelles jai eu la chance de bnficier de son soutien et de sa confiance. Quil soit chaudement remerci pour sa disponibilit, sa passion communicative et, finalement, pour son amiti.

    Merci galement Sylvain Ferez. Quoiquindirectement lie ce travail, son aide nen a pas moins t extrmement prcieuse et ses conseils enrichissants.

    Hovig Ter Minassian a t un relecteur attentif de certains passages de ce travail. Quil soit, lui aussi, remerci pour son temps et ses prcieux conseils.

    De nombreux joueurs dchecs me connaissaient avant que jentreprenne ce travail. Parmi eux, une reconnaissance particulire va Pierre-Alexandre, Renaud et Stphane pour leurs conseils, remarques, critiques. Merci galement Luc, qui, en plus d'tre un ami cher, s'est avr tre l'une des seules personnes, sinon la seule, capable d'expliquer l'existence et les exploits du petit club dchecs d'Arrens.

    Certains responsables de fdrations, comits ou clubs que j'ai sollicits ont rpondu bien au-del de mes esprances. Je dois une immense reconnaissance Charles-Henri Rouah, responsable des licences entre autres choses ! la FFE, qui m'a communiqu de nombreuses donnes, m'a orient plusieurs reprises vers les bonnes personnes, m'a ouvert ses archives et, enfin, a accept de partager avec moi ses nombreux souvenirs et son enthousiasme. Merci galement Jean-Claude Thuillier, directeur gnral de la FFB jusquen 2009, pour sa disponibilit. Jadresse toute ma gratitude Daniel Roos, me du Cercle dchecs de Strasbourg, o il m'a offert un accueil chaleureux et ma fait partager les souvenirs de sa famille. Merci enfin Vincent Ayral, Jol Picard et Franois Voituron, qui ont

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  • pris sur leur temps pour maider dans mes recherches, tout comme Jean De Lagontrie, qui ma ouvert ses incroyables collections de revues.

    Jai une pense particulire pour Dominique Benoiste, que je remercie pour sa disponibilit et sa gentillesse, en dpit des preuves quil traverse.

    Tels des acteurs faisant les frais du montage, certaines personnes ont accept dtre interviewes et, finalement, ne sont pas cites dans ce travail, leur apport ayant t victime du rtrcissement progressif de ma problmatique. Parmi eux, je tiens citer Bernard Oheix, directeur de lvnementiel au Palais des festivals de Cannes, que je remercie pour son accueil lors de ldition 2009 du Festival international des jeux.

    Il nest pas possible de citer toutes les personnes qui ont accept de se prter avec moi au jeu de lentretien. Je tiens tout de mme citer Nicolas Giffard et Jean-Claude Letzelter, tous deux multiples champions de France dchecs, Roger Ferry, au moins aussi clbre que les deux prcdents, bien que nayant pas glan ce titre national, Christophe Bouton, intarissable sur ses expriences de joueur mais aussi de journaliste dchecs, Thiery Le Quang et Pierre Bourgeois, du damier de Montrouge, pour leur accueil, les nombreux dirigeants de clubs de go ayant rpondu mon enqute sur la diffusion du jeu en France, les adhrents du club de go de Jussieu, pour leur bonne humeur, Jean-Jacques Hanau et Philippe Mizrahi, pour leur vision aiguise de lunivers du bridge, et tous ceux qui voudront bien me pardonner sils font partie des invitables oublis de cette dj longue liste.

    Je ne peux pas non plus nommer tous les joueurs dchecs qui ont rempli mon questionnaire, ni tous les pratiquants dautres jeux qui, dans des tournois et sur des forums, ont rpondu mes questions et mont fait part de leurs remarques, et que je nai pas toujours eu loccasion de remercier de vive voix. Quils reoivent ici toute ma gratitude.

    Enfin, merci et bien dautres choses Pauline, qui a fait beaucoup plus que maccompagner pendant ces trois ans.

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  • SOMMAIRE

    INTRODUCTION 11

    PREMIRE PARTIE : LES JEUX COMME OBJET DE RECHERCHE 19 CHAPITRE PREMIER : LES JEUX, ESSAI DE DFINITION ET DE TYPOLOGIE 21

    CHAPITRE 2 : POUR UNE GOGRAPHIE LUDIQUE, DE LA LOGIQUE INTERNE AU CONTEXTE CULTUREL ET SOCIAL DES PRATIQUES 59

    CHAPITRE 3 : LE PROCESSUS DINSTITUTIONNALISATION DES JEUX CONVENTIONNELS 103

    DEUXIME PARTIE : RGIONS LUDIQUES 137 CHAPITRE 4 : PRATIQUES LUDIQUES DANS LE MONDE ET PLACE DE LA FRANCE 139

    CHAPITRE 5 : LES JEUX INSTITUTIONNELS DANS LESPACE FRANAIS 201

    TROISIME PARTIE : LA RAISON GOGRAPHIQUE DES JEUX 253 CHAPITRE 6 : JEUX ET GOGRAPHIE DU PEUPLEMENT 255

    CHAPITRE 7 : QUELLE PLACE POUR LES DTERMINANTS SOCIO-CULTURELS ? 307 CONCLUSION GNRALE 357

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  • Introduction

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    INTRODUCTION

    on sait depuis longtemps que le jeu est une activit qui en dit long sur les socits humaines.

    Michel Lussault, LHomme spatial, 2007.

    On trouve, dans de nombreux ouvrages consacrs aux jeux vido et, plus largement, des terrains de recherche inhabituels de longs passages introductifs, destins justifier, aux yeux du lecteur, le choix dun objet dtude qui pourrait passer pour trivial1. Cette entreprise de lgitimation consiste, dans bien des cas, minimiser le versant ludique, en insistant sur lide que les jeux vido sont plus que des jeux. Elle ncessite donc la mobilisation darguments chargs dlargir le champ de la rflexion : on voque, alors, la taille imposante de lindustrie des jeux vido et, partant, son poids conomique , la popularit de ces derniers et, enfin, leur statut dexemples dinteractions homme-machine de haut niveau, avec des implications, entre autres, artistiques et pdagogiques.

    On constate quil sagit-l dune posture dfensive, cense prserver limage dun objet dtude, par ailleurs largement dconsidr, ou suppos tel. Elle implique un certain nombre de problmes, dont le plus srieux tient la tentation dignorer ce qui, dans les jeux (vido), ne serait pas peru comme suffisamment srieux pour tre digne de lintrt des sciences sociales. On aboutit, ainsi, des travaux de recherche informs par un prsuppos normatif les jeux vido sont dignes dintrt car ils sont plus que des jeux et, par consquent modifis, amputs par eux, puisque tout, dans les jeux vido, ne mriterait pas dtre tudi.

    1 Les deux premiers paragraphes sappuient sur lintervention du philosophe Mathieu Triclot au

    sminaire du laboratoire Jeux vido : pratiques, contenus, discours , intitul Que disent les jeux la thorie ? , qui sest tenu Lyon le 14 octobre 2009.

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    Au-del de motivations personnelles, un projet issu de deux frustrations

    Ne serait-ce que pour viter cet cueil de lautocensure, on ne se livrera pas, propos des jeux1, un semblable travail de justification. cet gard, la citation en exergue de cette introduction et son auteur nous parait tre une caution suffisante. On opposera, aux lecteurs demeurs sceptiques, largument suivant, dont la porte est encore plus large :

    Une discipline nest adulte que lorsquelle a investi la totalit de son champ scientifique et jet les ponts la reliant lensemble des savoirs. [] Des gographes du monde entier se passionnent dsormais pour les religions, lopra, la littrature, la cuisine, le sexe [] et mille foutaises qui aident vivre. [] Restait la peinture. 2

    On se risquera considrer que cette liste si longue quon a d lamputer dans la citation qui prcde peut tre complte loisir. On y ajoutera donc les jeux, en postulant quils mritent autant dintrt que larchitecture dintrieur et le contrepet. Dans le mme temps, la volont de se lancer dans cette gographie ludique constitue laboutissement dun cheminement intellectuel, dont il nous semble ncessaire de rappeler, rapidement, les principales tapes.

    Il y a, tout dabord, une question de motivation personnelle, aux implications multiples et anciennes, faites de souvenirs denfance, de rencontres fortuites, dopportunits diverses. Sans entrer dans les dtails, on se contentera ici de souligner quelles ont abouti une pratique assidue de plusieurs jeux les checs arrivant loin devant les autres et, partant, la frquentation sur le long terme de leurs adeptes. Cela a impliqu une immersion dans des mondes, o tout nophyte est condamn prouver les pires difficults pntrer, tant leur cohrence repose sur un foisonnement de codes et de rites dinitiation et dintronisation. En ce sens, lobservation participante il serait dailleurs plus exact, en loccurrence, de parler de participation observante 3 ne se rduit pas une vaine expression. Tandis quelle constitue une ncessit pour lethnographe, elle permet tout chercheur dviter les invitables contresens, qui parasitent, de manire presque systmatique, les travaux sur les

    1 Le terme est, avant dentrer plus en dtails dans des questions de dfinition, utilis dans son sens

    courant, qui tend distinguer spontanment les jeux, comme les checs ou le bilboquet, des sports. 2 Pitte J.-R., 2004, Le peintre et le gographe , compte-rendu de Staszak J.-F., Gographies de

    Gauguin, Annales de gographie, n638-639, p. 558. 3 Wendling T., 2002, Ethnologie des joueurs dchecs, Paris, Presses universitaires de France, p. 26.

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    jeux mens par des non-initis. En somme, la connaissance technique des jeux formant lobjet de ce travail, ainsi quune certaine intimit avec leurs pratiquants1, constituaient un argument non ngligeable pour sestimer apte mener une investigation gographique des pratiques ludiques.

    Le dsir dentreprendre ce travail a galement t nourri par le constat de lintrt, rcent, port aux jeux par les sciences sociales. Rcent car, alors que les travaux pionniers de lhistorien Huizinga et du sociologue Caillois2 semblaient avoir dmontr lintrt que prsentait ltude des jeux pour comprendre les socits, bien peu se sont engags dans cette voie, au moins pendant plusieurs dcennies mme si le sport, il est vrai, occupe une place de choix au sein des sciences sociales, depuis maintenant un peu plus dune gnration. Jusqu la publication, quelques annes dintervalles, de deux thses ralises par un ethnologue et un sociologue, toutes deux consacres aux joueurs dchecs3. Lun et lautre ont mis en avant, leur tour, la capacit des pratiques ludiques enrichir les sciences sociales, la fois en tant quobjets prsentant un intrt propre, mais galement comme terrains permettant de valider la pertinence de certains concepts et mthodes. Toutefois, aux yeux dun gographe, amateur dchecs, ces deux ouvrages se sont rvls, en dpit de leur indniable intrt, la source dune profonde frustration : chaque page, presque chaque paragraphe, soulve des questions propices un examen gographique et, pourtant, chacun des deux auteurs, attach sa dmarche ethnologique, passe sur les problmatiques spatiales en semblant ne pas mme remarquer leur existence.

    Paralllement, la gographie a assez largement ignor les jeux, si lon exclut des publications ponctuelles, nayant pas t suivies dinvestigations plus pousses4. Les choses changent,

    1 Avec, il est vrai, des diffrences notables. Les checs ont fait, plusieurs priodes, lobjet dun

    investissement trs important, alors que le scrabble a t, en tant que joueur, tout juste effleur. Soulignons tout de mme quun point dhonneur t mis faire leffort dun apprentissage minimum des rgles et des techniques de base de tous les jeux tudis, condition sine qua non pour pouvoir communiquer de manire satisfaisante avec des joueurs licencis et, avant mme cela, tre considr par eux comme un interlocuteur digne dintrt. 2 Huizinga J., 1951 [1938], Homo ludens, Paris, Gallimard, 342 pp. ; Caillois R., 1967 [1958], Les

    Jeux et les hommes, Paris, Gallimard, 374 pp. 3 Wendling T., 2002, op. cit. ; Bernard J., 2005, Socio-anthropologie des joueurs dchecs, Paris

    LHarmattan, 280 pp. 4 Bizet F., Bussi M., 1997, Les jeux de plateau : une gographie ludique , M@ppemonde, n4/97,

    pp. 33-37 ; Fleury M.-F., Thry H., 2005, Les rues de Paris vues par le Monopoly, une proposition de rvision , M@ppemonde, n77 (1-2005), [en ligne] http://mappemonde.mgm.fr/num5/articles/ art05104.html

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    toutefois, la faveur dun intrt nouveau pour les jeux vido1, qui suscitent dsormais un tel engouement, de la part des sciences sociales, quon t crs des dpartements de (Video) Games Studies, donnant lieu, depuis une quinzaine dannes, une activit ditoriale soutenue. Dans le mme temps, les gographes, en particulier francophones, ont accord au sport une place de choix, confirme, entre autres, par les nombreuses pages rserves aux pratiques sportives, dans le volume de lAtlas de France consacr la culture2. Or la lecture de cet ouvrage devait tre loccasion dune deuxime source de frustration, puisque nulle mention ny est faite des jeux, cependant quy sont traits un nombre de sports pour le moins respectable une trentaine, dont certains sont regroups, auxquels sajoutent, dans le mme chapitre, la chasse et la pche. Il est vrai, face aux deux millions de licencis de football, que les jeux font ple figure. Dans le mme temps, les cent mille joueurs recenss par la Fdration franaise de bridge, compars aux quelques milliers dadeptes du hockey sur gazon, permettraient aux tenants de largument quantitatif, voqus plus haut, de trouver quelques satisfaction dans le choix de notre objet de recherche.

    Problmatique et hypothses de travail

    Il semblait donc simplement quil y avait l un vide combler. Dans la ligne des travaux de gographie du sport, mens en France3 mais aussi dans les pays anglo-saxons4, est ainsi ne lide dune gographie des jeux en France, suivant un postulat dfendu par plusieurs minentes figures des sciences sociales5 : les jeux informent sur les cultures qui les inventent, les adoptent et, le cas chant, les rejettent. Ils le font par lintermdiaire de leurs mcanismes mmes quil sagisse des rgles, des objectifs poursuivis ou encore du support utilis , ainsi que par le biais des modalits de leur pratique et des reprsentations associes celles-ci.

    Un tel postulat permet dinclure notre projet sur les pratiques ludiques en France dans un questionnement plus large, central pour ltude des faits de culture : les modalits

    1 Rufat S., Ter Minassian H., 2008, Et si les jeux vido servaient comprendre la gographie ? ,

    Cybergeo, Science et Toile, article 418, http://cybergeo.eu/index17502.html. 2 Vigouroux M. (dir.), 1997, Atlas de France. Volume 5 : socit et culture, Montpellier/Paris, GIP

    Reclus/La Documentation Franaise, pp. 63-82. 3 Augustin J.-P., 1995, Sport, gographie et amnagement, Paris, Nathan, 254 pp

    4 Bale J., 2003, Sports Geography, London, Routledge, 196 pp.

    5 Caillois R., 1967 [1958], op. cit. ; Geertz C., 1983 [1973], Jeu denfer. Notes sur le combat de coqs

    balinais , dans Bali, interprtation dune culture, Paris, Gallimard, pp. 165-215.

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    darticulation du local et du global, autrement dit la suppose uniformisation culturelle lie la mondialisation, laquelle sopposent les barrires culturelles, anciennes et nouvelles, ainsi que les mcanismes de rappropriation et de rinterprtation des objets et pratiques emprunts dautres cultures et, enfin, la tendance, manifestement inaltrable, de lhumanit, fabriquer de la diffrence1.

    Considrant lchelle retenue, celle de la France, il convient de formuler, de manire plus prcise, ce questionnement initial, pour aboutir la problmatique suivante : peut-on identifier en France des rgions ludiques , traduisant une htrognit des pratiques culturelles, elle-mme tmoin du maintien dune importante diversit face aux phnomnes supposs duniformisation culturelle ? Partant, quels types de facteurs se rvlent pertinents pour clairer cette htrognit ?

    Deux hypothses de travail, sur lesquelles il faudra revenir en dtails, viennent complter, prciser cette interrogation, en particulier sa deuxime partie. Suivant notre premire hypothse, trois grands types dlments participent, conjointement, produire les espaces diffrencis des pratiques ludiques. Les travaux de gographie du sport2 retiennent un premier groupe de dterminants, qui relvent de lhistoire, de la sociologie et des sciences sociales dans leur ensemble, faisant ainsi le lien avec les nombreuses recherches en sociologie et en histoire du sport. Sy ajoutent des facteurs, galement extrieurs aux jeux eux-mmes, dordre plus spcifiquement gographique, lis aux manifestations des proprits de lespace gographique. Enfin, un dernier point concerne la logique interne 3 des jeux, leurs mcanismes au sens large, dont on postulera que la porte ne doit pas tre sous-estime, en particulier en lien avec lorigine culturelle et sociale des pratiquants.

    La deuxime hypothse doit tre relie une caractristique fondamentale des jeux slectionns pour ce travail : bridge, dames, checs, go, scrabble et tarot ont en commun dtre organiss en fdration franaise pour les six, internationale pour cinq dentre eux, puisquune telle organisation nexiste pas pour le tarot. Cette proprit permet de leur attribuer lappellation jeux institutionnels . Cest l un point crucial, puisque lexistence

    1 Warnier J.-P., 2007, La mondialisation de la culture, Paris, La Dcouverte (3me dition), 124 pp.

    2 Augustin J.-P., Bourdeau P., Ravenel L., 2008, Gographie des sports en France, Paris, Vuibert,

    pp. 35-48. 3 Parlebas P., 1999, Jeux, sports et socit. Lexique de praxologie motrice, Paris, INSEP, pp. 217-

    222.

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    dune fdration implique llaboration de rglements, souvent particulirement prcis, ainsi que la mise au point de systmes de classement sophistiqus, permettant dtablir une hirarchie trs stricte entre les joueurs, et, enfin, lorganisation rgulire de comptitions patronnes par ces organismes nationaux et internationaux, garants de leur droulement suivant une norme accepte par tous. Autant dlments qui, eux aussi, participent faonner des espaces de pratique spcifiques.

    Dmarche gnrale

    Une fois dfini ce cadre thorique, il reste effectuer un travail qui, du fait du caractre indit de sont objet, prsente les difficults dune entreprise de dfrichage. Cet aspect explique quon ait fait le choix dune investigation une chelle cartographique rduite, mlant des donnes par pays et, surtout, par dpartements, dans le cadre franais. Cette option confre lensemble un caractre quantitatif, les principales donnes mobilises faisant tat des effectifs de licencis de chacune des six fdrations tudies, avec le risque invitable de ne pas trop approfondir certains points, autant quils auraient pu le mriter.

    De telles donnes, en tout tat de cause, ne pouvaient suffire. Elles ont, par consquent, fait lobjet, non pas dun travail de vrification systmatique entreprise dont on saisit sans mal le caractre irralisable mais de complments, sous la forme dobservations de terrain, permettant de donner une dimension concrte, palpable, ces chiffres quelque peu abstraits et lointains. De telles observations, quand bien mme elles ne peuvent, en aucun cas, prtendre un quelconque espoir dexhaustivit, ont motiv lexclusion de notre champ dinvestigation des dpartements doutre-mer, pour lesquels elles taient difficilement ralisables.

    Par ailleurs, une place privilgie a t accorde aux acteurs, par lintermdiaire dune trentaine dentretiens semi-directifs, ajouts de nombreuses discussions informelles avec des joueurs, rencontrs dans des tournois, des clubs et des forums sur Internet, ainsi qu un questionnaire, destin aux licencis dchecs, ayant recueilli prs de deux cent soixante-dix rponses. La valeur de ces apports est double. Dune part, certains ont un statut de tmoignages : ils ont permis de rassembler des renseignements sur les volutions de la pratique de certains jeux depuis plusieurs dcennies. Dautre part, les acteurs participent activement la construction des espaces ludiques : en particulier, ils laborent des stratgies spatiales dans le choix de leur club, par exemple et agissent en fonction de leurs

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    reprsentations des jeux et de leurs pratiquants. Sur ce point, une meilleure connaissance du terrain et, partant, une plus grande aptitude identifier les bonnes personnes-ressources, expliquent quune large place ait t accorde aux checs.

    Avant de pouvoir se lancer dans lexploration de ces donnes, trois dtours thoriques simposent. Le premier consiste en un travail de (re-)dfinition des jeux, rendu indispensable par le flou qui entoure leur dlimitation, dans les recherches menes antrieurement. Le deuxime implique dtablir quel type de liens est susceptible dunir la logique interne des jeux et les cultures qui les voient natre ou les accueillent. Lobjectif du troisime dtour est de souligner en quoi les jeux institutionnels sont des objets gographiques, soit en quoi les fdrations, clubs et autres comptitions sont aussi, sinon dabord, des ralits spatiales.

    Dans un deuxime mouvement, essentiellement descriptif, un traitement en surface des donnes lchelle du Monde, puis de la France, doit permettre de reprer les principaux dsquilibres spatiaux, soit les logiques rgionales caractristiques des six jeux tudis, tout en situant la France dans des espaces plus vastes, dont la connaissance est ncessaire pour mener bien notre investigation.

    Enfin, une fois ce travail effectu, il nous restera identifier quels sont les principaux dterminants des logiques rgionales ainsi dcrites, grce une investigation de nature la fois quantitative via, principalement, la mobilisation des principaux indicateurs socio-conomiques et qualitative par le biais, notamment, des entretiens et du questionnaire voqus plus haut.

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  • Introduction de la premire partie

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    PREMIRE PARTIE : LES JEUX COMME OBJET DE RECHERCHE

    Comment dfinir le jeu et/ou les jeux ? Que sont les jeux institutionnels, appels galement sports de lesprit ? Ces derniers ont-ils des caractristiques dordre spatial, permettant de les envisager comme des objets gographiques ? Une immersion dans la littrature consacre ce thme du jeu, celle des philosophes, sociologues, ethnologues, historiens et linguistes ayant rflchi sur ce qui relve de la sphre ludique, permet de rapidement se convaincre quaucune de ces trois questions nest triviale. Bien au contraire, toutes mritent des claircissements, tant les rponses qui leur ont t apportes sont varies, contradictoires et, dans certains travaux, simplement absentes.

    Ce manque tient sans doute, en partie, au fait que de nombreux thoriciens du sport, soucieux de dlimiter leur objet de recherche question cruciale, si lon en croit son omniprsence dans les ouvrages consacrs au pratiques sportives ont labor leurs dfinitions en distinguant les sports des autres jeux. Le plus souvent, ces dfinitions en creux se sont contentes dopposer les sports, apparus en Angleterre au tournant du XIXe sicle, aux jeux traditionnels, bass sur un investissement moteur et dont, prcisment, les diffrences avec le sport ne vont pas de soi1. Certains travaux, poursuivant le mme objectif, incluent une rflexion sur une dfinition plus large des jeux, mais cette tape souffre, gnralement, de deux dfauts. Dune part, la question est vacue rapidement, afin de consacrer lessentiel du raisonnement celle, plus importante aux yeux des auteurs concerns, de la dfinition des sports. Dautre part, cette clrit dans llaboration dune dfinition des jeux est justifie par

    1 Le travail pionnier, dans ce domaine, a t luvre de Norbert Elias. On en trouve les principales

    tapes dans Elias N., Dunning E., 1994 [1966-1971], Sport et civilisation. La violence matrise, Paris, Fayard, 394 pp.

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  • Introduction de la premire partie

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    un recours peu prs systmatique deux ouvrages fondateurs, Homo Ludens et Les Jeux et les hommes1, auxquels sont adresses quelques critiques de principe, mais sans en remettre en cause les fondements2. On voquera, pour illustrer ce point, lexemple paroxystique dun Lexique de praxologie, somme laquelle on peut difficilement reprocher son manque de rigueur dans la dfinition des termes incontournables pour ltude des sports. On dnombre, dans ce dictionnaire, sept entres composes, en partie, du terme jeu , sans quaucune ne soit consacre ce mme vocable, seul3.

    Il y avait donc l un vide thorique ou, plus exactement, une dispersion du matriel permettant de dfinir ce qui relve du ludique. Cest ce vide que lon lintention de combler, afin de dlimiter, aussi rigoureusement que possible, lobjet jeu(x) , et den faire un objet de recherche offrant un minimum de cohrence (chapitre premier). Plus prs des questions qui occupent spcifiquement les gographes, il restait encore identifier quelles prises offraient les jeux une approche spatiale. Lune delle, dont anthropologues et sociologues staient dj saisis, avant dtre suivis par les gographes, concerne les jeux en tant quils sont informs dans le cadre de leur pratique mais, aussi, intrinsquement par un contexte culturel et social. Ils participent, par ce biais, de lhtrognit culturelle de lespace gographique (chapitre 2). Enfin, les jeux institutionnels prsentent un certain nombre de caractristiques les diffrenciant dautres jeux. Sociologues et historiens ont trait certaines de ces proprits, tandis que dautres, sans doute moins souvent mises en avant, offrent aux gographes de nombreuses pistes de rflexion (chapitre 3).

    1 Huizinga J., 1951 [1938], op. cit. ; Caillois R., 1967 [1958], op. cit. On reviendra longuement, dans

    le premier chapitre, sur ces deux ouvrages. 2 Cest le cas, notamment, dans Guttmann A., 2006 [1978], Du Rituel au record. La nature des sports

    modernes, Paris, LHarmattan, 244 pp. 3 Parlebas P., 1999, op. cit.

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    CHAPITRE PREMIER : LES JEUX, ESSAI DE DFINITION ET DE TYPOLOGIE

    Le jeu nest pas un objet, extrieur lhomme et dont il sagirait de saisir lessence, moins encore un tre en soi, transcendant les jeux particuliers

    auxquels on joue dans les diffrentes socits.

    Jean-Ren Vernes, Jeux de comptitions , 1967.

    Le jeu est plus ancien que la culture. 1 Voil ce quaffirme Huizinga, avec emphase, en 1938, dans les premires pages de son ouvrage pionnier sur le jeu, Homo Ludens. Fort de cette dclaration dintention, lhistorien nerlandais se livre ensuite un long travail de dfinition, avec, en arrire-plan, la conviction que, en cho cette affirmation, la culture dcoule du jeu. sa suite, Caillois publie, en 1958, Les Jeux et les hommes2, o il propose une lecture critique de son prdcesseur, avant de donner sa propre dfinition du jeu, au demeurant assez similaire. Ces deux ouvrages ont t de trs nombreuses fois cits et abondamment critiqus, chaque exgte essayant daffiner, denrichir la dfinition du jeu que proposait lun ou lautre de ces deux pionniers. Ils ont, ainsi, servi de socle lessentiel de la rflexion mene par les sciences sociales sur les jeux depuis un demi-sicle et font office de passage oblig, de rfrence incontournable.

    Ce consensus a eu des effets nfastes et il semble que trs peu dauteurs on verra quil y a des exceptions se soient vritablement interrogs sur les fondements ou, plus exactement, sur les prsupposs de la dmarche de Huizinga et de Caillois. Par consquent, la majorit de ce quon peut lire sur le jeu souffre de ne pas tenir compte dune srie de points aveugles qui parasitent les tentatives de dfinition. En revenant aussi rapidement que possible sur ces textes fondateurs et quelques autres, ainsi que sur les critiques ingalement justifies qui leur ont t

    1 Huizinga J., 1951 [1938], op. cit., p. 15.

    2 Caillois R., 1967 [1958], op. cit.

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    adresses, lobjectif de ce chapitre est de se lancer dans cette entreprise de dfinition en commenant par poser une regard critique sur les travaux des deux auteurs ainsi que des nombreux autres qui leur ont fait suite. On essaiera, par ce biais, de montrer quel point toute dfinition traduit des choix mthodologiques, voire une conception de lactivit scientifique et de la position du chercheur lgard de son objet dtude. Cest peut-tre prcisment parce que lobjectif poursuivi ici dfinir un objet de recherche diffre de ceux de Huizinga et Caillois, que leur position ne peut nous satisfaire.

    Sil est question de prsupposs dans la littrature ludique, cest parce que les deux ouvrages fondateurs dont il est question sont eux-mmes influencs par ltat de la pense sur les jeux lors de leur rdaction, qui hrite de plusieurs sicles de confusion entre la dfinition dun jeu mtaphorique et des jeux, activits humaines plus strictement dlimitables (1.1). Une fois cet cueil identifi, il devient possible dlaborer une dfinition des jeux comme objet de recherche, qui permette de caractriser les jeux et rien dautre (1.2). Enfin, puisquon ne peut prtendre traiter ici de tous les jeux, ni mme de tous les types de jeux, il est ncessaire de tracer grands traits une taxonomie permettant dextraire un grand type ludique qui fera lobjet de ce travail et, plus prcisment, de situer les six jeux retenus (1.3)1.

    1 Les ides exposes dans ce chapitre ont t en partie exposes lors dun sminaire du laboratoire

    junior Jeux vido : pratiques, contenus, discours , intitul Que disent les jeux vido la thorie ? , qui sest tenu en octobre 2009. Merci tous les participants de ce sminaire pour leurs remarques et suggestions, dont certaines ont permis de prciser plusieurs points constituant lobjet des pages qui suivent.

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    1.1 DFINIR LE JEU OU LES JEUX ? APPROCHE CRITIQUE DES DFINITIONS CLASSIQUES

    Il savre particulirement difficile de trouver une dfinition prcise des activits ludiques dans la littrature pourtant consacre au sujet. Les ouvrages fondateurs de Huizinga et Caillois ont beau avoir t trs largement comments, il semble que beaucoup de leurs exgtes soient passs ct de ce qui reprsente la vritable difficult, du point aveugle rend les dfinitions de ces deux auteurs largement inutilisables.

    Ce qui est prsent, dans les lignes qui suivent, comme une sorte daveuglement collectif, tombe vraisemblablement sous le coup de deux grands types dexplications. Premirement, la pense ludique contemporaine hrite dun ensemble de prsupposs contenus dans les prcdents travaux sur le thme du jeu, qui ont pour consquence principale une confusion entre le(s) jeu(x) stricto sensu et ce quon appellera un esprit du jeu (1.1.1). Par ailleurs, la langue des auteurs concerns prsente un cueil majeur, qui a men des fourvoiements sur ce qui peut tre considr comme relevant ou non du ludique (1.1.2).

    1.1.1 Une confusion entre jeu et esprit du jeu

    Schiller et lavnement du jeu comme objet digne dintrt

    Il faut commencer par souligner que Huizinga et Caillois ne partent pas de rien mais sont les hritiers dune longue volution de la pense europenne sur le jeu. Celui-ci est longtemps considr comme une activit secondaire et digne de peu dintrt. Thomas dAquin et Franois de Sales se contentent de condamner les jeux dargent, pour leur caractre immoral, et de recommander une pratique mesure et dpassionne de toute autre activit ludique, se faisant ainsi les hritiers des prceptes aristotliciens. Il sagit donc de distinguer, dune part, les bons et les mauvais jeux et, dautre part, un bon et un mauvais usage du jeu1. Il est question, dans ce contexte, dvaluer, suivant des principes moraux, un type de comportement, en sappuyant sur une opposition entre lutile et le futile, plus que de dfinir

    1 Duflo C., 1997, Le Jeu. De Pascal Schiller, Paris, Presses universitaires de France, pp. 7-11, 18-22.

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    proprement parler le jeu, autrement que de manire normative. On va voir que ce paradigme aura une influence pendant plusieurs sicles, mme indirecte, sur la pense occidentale propos du jeu. Flaubert rsume dailleurs trs bien cette vision des choses ayant longtemps prvalu dont on peut par consquent supposer quelle est encore tenace la fin du XIXe sicle en proposant dans son Dictionnaire des ides reues, la dfinition ironique mise en exergue de ce travail1.

    Un retournement fondamental seffectue, la fin du XVIIIe sicle, avec la publication par Schiller des Lettres sur lducation esthtique de lhomme2, qui doit tre considr comme :

    le moment significatif de lhistoire des ides o la notion contemporaine du jeu se dtermine, o le jeu quitte son insignifiance pour devenir lment pertinent dune anthropologie, et paradigme au-del. 3

    Il nest sans doute pas exagr de considrer que la quasi-totalit de ce qui a t crit sur le jeu depuis cette date doit quelque chose, un degr ou un autre, louvrage de Schiller et cest prcisment le cur du problme. En tmoigne le fait quon retrouve presque invariablement, dans les ouvrages traitant du jeu, cette fameuse citation :

    [L]homme ne joue que l o dans la pleine acception de ce mot il est homme, et il nest tout fait homme que l o il joue. 4

    Pour comprendre cette phrase et, partant, tre en mesure de reprer lutilisation parfois abusive qui en a souvent t faite, il faut rappeler rapidement le raisonnement qui la prcde et le projet dans lequel sinsre ce dernier. Fortement influenc par Kant, le pote et penseur allemand cherche une solution au tiraillement de lhomme entre deux tendances (Triebe)5. Lune, sensible, assujettit lhomme aux ncessits naturelles. Lautre, formelle, relve de la morale. Ces deux tendances contradictoires et irrconciliables placent lhomme dans une situation apparemment insoluble. Schiller propose toutefois une solution, sous la forme, non

    1 Flaubert G., 1997 [1913], Le Dictionnaire des ides reues, Paris, Hachette, p. 97.

    2 Schiller F. von, 1992 [1795], Lettres sur lducation esthtique de lhomme, Paris, Aubier (dition

    bilingue), 374 pp. 3 Duflo C., 1997, op. cit., p. 13.

    4 Schiller F. von, 1992, op. cit., p. 221.

    5 Plutt que de suivre Robert Leroux, qui traduit Trieb par instinct , retiendra le terme tendance ,

    traduction propose par Colas Duflo et qui rend compte de la pense de Schiller dune manire plus intelligible.

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    pas dune position intermdiaire, mais dune troisime tendance, dans laquelle les deux premires agissent de concert et, partant, sont subordonnes lune lautre. Cette tendance, prsente par Schiller comme la dduction logique de son raisonnement et non comme le rsultat dune observation empirique, cest un point important est le jeu, la tendance au jeu (Spieltrieb) et son objet est la beaut1. Sans entrer dans plus de dtails, il faut retenir un point crucial : Schiller ne traite aucunement, dans son ouvrage, des jeux mais du jeu. Celui-ci doit ds lors tre compris comme une Ide au sens kantien, un concept philosophique2 permettant dimaginer un moyen de sortir de limpasse que constitue le problme anthropologique soulev au dpart.

    Incontestablement, cette approche a beaucoup influenc, plus ou moins directement, la littrature ludique, menant une sorte de confusion entre le jeu, comme concept, et les jeux, comme objets ou artefacts, ce que vont essayer de le montrer les lignes qui suivent. Il faut, dores et dj, signaler que Schiller lui-mme nest pas victime de cette confusion, comme en atteste cette remarque quil formule dans les dernires pages de sa quatorzime lettre, pressentant la perplexit de son lecteur :

    Mais il y a longtemps dj que vous pourriez tre tent de mobjecter : nest-ce pas dprcier la beaut que den faire un simple jeu et de lassimiler aux objets frivoles qui de tout temps on t appels de ce nom ? () Mais comment parler de simple jeu, quand nous savons que cest prcisment le jeu et le jeu seul qui, entre tous les tats dont lhomme est capable, le rend complet et le fait dployer ses deux natures la fois ? 3

    L sopposent en effet les jeux, objets frivoles , susceptibles dtre identifis par lexprience sensible, et le jeu, concept dsignant une attitude humaine, une forme plutt quun contenu.

    1 Schiller F. von, 1992, op. cit., pp. 207-209 et 217.

    2 Au sens que donnent ce vocable Deleuze et Guattari, qui implique que seul le mot jeu pouvait

    traduire avec exactitude le propos de Schiller ( Il doit y avoir dans chaque cas une trange ncessit de ces mots et de leur choix , cf. Deleuze G., Guattari F., 1991, Quest-ce que la Philosophie ?, Paris, ditions de Minuit, p. 13). 3 Schiller F. von, 1992, op. cit., p. 219, soulign par nous.

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    Lhritage schillrien dans le pense de Huizinga

    Insensible cette distinction, Huizinga fait du jeu une catgorie de la vie immdiatement reconnaissable pour chacun et absolument primaire, [] une totalit, sil est jamais quelque chose qui mrite ce nom. 1 Le titre mme de louvrage, Homo Ludens, traduit la volont de son auteur de faire du jeu un fondement de toutes les activits humaines, disqualifiant ainsi les expressions dHomo sapiens et dHomo faber. La dmonstration trs discutable que toutes les institutions sociales drivent du jeu, vient ensuite appuyer ce postulat de dpart.

    Le principal reproche que lon peut adresser Huizinga relve de la logique. En effet, il commence par donner la dfinition suivante :

    [Le jeu est une] activit volontaire, accomplie dans certaines limites fixes de temps et de lieu, suivant une rgle librement consentie mais compltement imprieuse, pourvue dune fin en soi, accompagne dun sentiment de tension et de joie, et dune conscience d"tre autrement" que la "vie courante". 2

    Puis, tout sa dmonstration que le jeu est dcelable dans la totalit des activits humaines, l'historien nerlandais constate que certaines des caractristiques numres conviennent effectivement assez bien pour dcrire, entre autres, la justice ou la guerre. En somme, une bonne partie du raisonnement de Huizinga repose sur un sophisme, et encore lun des prmisses de ce dernier ne relve-t-il que de la spculation. L'exemple le plus frappant concerne la notion de comptition : pour Huizinga, lagn, quil sagisse du cadre grec ou mme du monde entier, accuse tous les traits formels du jeu et appartient, quant sa fonction, pour une part prpondrante au domaine de la fte, cest--dire la sphre ludique. 3 Ce qui peut tre reformul, sans trahir la pense de Huizinga, de la manire suivante : comptition et fte appartiennent au mme registre, la fte relve du jeu, la comptition est donc un jeu4.

    1 Huizinga J., 1951 [1938], op. cit., p. 19.

    2 Ibid., p. 58.

    3 Ibid., p. 62.

    4 Il faut ici attnuer ce qui peut sinon apparatre comme un jugement premptoire. Tout dabord,

    Huizinga est le premier admettre, en introduction, les insuffisances dun travail pionnier. De plus, Homo Ludens a t rdig dans le contexte de la menace exerce sur lEurope par lavnement en Allemagne du nazisme. Le dsir de mettre en avant la dimension ludique des institutions sociales peut alors tre interprt comme une critique du national-socialisme, la rigueur scientifique passant au

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    On ajoutera un autre argument celui de la seule logique : il est peut-tre plutt bon que toutes les activits humaines de relvent pas du jeu. Ainsi, un commentateur de Huizinga relve avec justesse, en 1967 :

    la politique peut devenir un jeu. Mais, dans la mesure prcisment o elle est dvoye, dtourne de sa mission. [] Une institution sociale nest pas en soi ludique, et ne peut pas ltre en tant quinstitution primaire. 1

    Autrement formul, la politique nest pas a priori, un jeu, ce qui est sans doute une assez bonne chose. Lorsquau contraire, la politique se change en jeu, cela nest prcisment pas un signe de la sant des institutions.

    Caillois, une critique superficielle de Huizinga

    Pour sa part, et bien quil reprenne son compte lessentiel de la dfinition du jeu de lhistorien nerlandais, Caillois prfre nuancer la thse dfendue dans Homo Ludens, en contestant la prsance du jeu sur la culture, laquelle il prfre substituer un rapport de complmentarit, de connivence2. Cette critique, prsente comme fondamentale, ne change pourtant rien au fond du problme : le jeu continue dtre considr comme une ralit intemporelle, comme une essence. De fait, toute la dmarche de Caillois, qui milite pour une sociologie partir des jeux 3, pose problme : on ne sait jamais bien, tout au long de son ouvrage, sil traite des jeux ou du jeu, peru comme une manire dtre au monde, une attitude humaine, dcelable autant dans la politique que dans la religion ou encore lart dramatique.

    On citera un troisime auteur, Jacques Henriot, qui, quoique trs critique lgard des deux prcdents, suit en grande partie la mme logique queux. Dans un premier temps, il prend beaucoup de prcautions en attirant lattention sur ce point aveugle qui semble chapper ses prdcesseurs :

    second plan. Merci Thierry Wendling de mavoir signal cette lecture originale de louvrage de Huizinga, quil a expose dans Wendling T., 2000, Jeu, illusion et altrit , dans Gonseth M.O., Hainard J., Kaehr R. (dir.), La grande Illusion, Neuchtel, Muse dethnographie, pp. 25-39. 1 Cazeneuve J., 1967, Lesprit ludique dans les institutions , dans Caillois R. (dir.), Jeux et sports,

    Paris, Encyclopdie de la Pliade, p. 734. 2 Caillois R., 1967 [1958], op.cit., pp. 126-127.

    3 Ibid., voir le cinquime chapitre et plus particulirement les pages 140 142.

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    Faute de stre, pralablement toute analyse, pos la question de la ralit du jeu et de la faon dont il se prsente la conscience de celui qui en parle, les thories du jeu nont jamais dpass le sens commun. 1

    Puis, malgr cette mise en garde, il utilise, ds les premires pages de son principal ouvrage sur le jeu, une image trs reprsentative de sa dmarche : Le jeu est comme le temps, dont saint Augustin disait : "Si personne ne me demande ce que cest, je le sais ; mais si on me demande et que je veuille lexpliquer, je ne le sais plus." [] Jeu et temps appartiennent lun comme lautre au domaine des ralits essentielles, presque insaisissables, qui forment le tissu vivant de notre existence, ltret de notre tre. Quelques pages plus loin, il ajoute : Le Jeu est ide, au mme titre que lAmour, lEnfance, la Mort, lArt ou la Posie. 2 Dans un ouvrage crit vingt ans plus tt, il affirmait dj : le jeu ne tient pas la chose mais lusage quon en fait 3.

    Ncessit de changer dapproche

    Ce dtour par une partie de la littrature consacre la dfinition du jeu qui peut sembler un peu dcousu et qui, pour le moins, ne rend pas justice lintrt incontestable que prsentent les ouvrages cits nous laisse face un problme : beaucoup dauteurs considrent, quils ladmettent comme Henriot ou quils ignorent cette question, que le jeu est une essence. Il ne sagit pas ici de dfendre une position de principe mais de montrer en quoi cette posture ne peut quaboutir une dfinition incomplte et insatisfaisante du jeu. En effet, considrer celui-ci comme une essence, plutt que comme une ralit socialement construite, fausse

    toute tentative de le dfinir, en butant sur deux cueils assez similaires, qui relvent en ralit de la simple logique.

    On a dj voqu le sophisme qui consiste considrer comme jeu toute activit prsentant un ou plusieurs points communs avec ce qui est, auparavant, dfini comme relevant du jeu. Il y a plus grave : Huizinga, Caillois, Henriot et dautres encore sont contraints, dans leur raisonnement, de dfinir le jeu par lui-mme. Cest--dire quils partent, tous, dexemples de ce que leur langue dsigne comme tel on reviendra plus en dtails sur ce point prcis ,

    1 Henriot J., 1989, Sous Couleur de jouer, la mtaphore ludique, Paris, Jos Corti, p. 12.

    2 Ibid., pp. 9-10 et 24.

    3 Henriot J., 1976 [1969], Le Jeu, Paris, Presses universitaires de France, p. 24.

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    autrement dit des activits bien concrtes, quil sagisse du thtre, du saut llastique ou encore des osselets. Ils tirent de ces exemples des caractristiques diverses, voques plus haut, quils synthtisent dans une dfinition plus ou moins prcise et sophistique, complte par les prsupposs de leur raisonnement. Puis ils reviennent leurs exemples en soulignant quel point ces derniers correspondent la dfinition propose. Celle-ci, bien que cense venir du monde des Ides, ne sest donc vrai dire jamais abstraite dune ralit sociale, dune conception du jeu situe dans le temps comme dans lespace.

    Un dbut de solution ce problme est propos par Gusdorf, qui voque la possibilit de distinguer jeu et esprit du jeu le titre de larticle de Cazeneuve voqu prcdemment va galement dans ce sens, puisquil sintitule Lesprit ludique dans les institutions . Cette distinction commode dbouche, notamment, sur une bauche de dfinition, qui peut sembler intressante :

    Le jeu, en tant quesprit, a donc pour champ dapplication la totalit du domaine humain. [] Dans cette perspective, indpendamment de tout autre critre et de toute autre rgle, ce qui constitue le jeu cest une attitude lgard du monde et de soi-mme. Le joueur est celui qui a adopt lgard de toute ralit un certain style de comportement. Cest pourquoi le joueur seul sait en fin de compte sil joue ou ne joue pas. Cest pourquoi aussi il est impossible en rigueur de faire la part du jeu, de dlimiter, dans la vie individuelle et dans la vie sociale, un domaine propre du jeu, par opposition un autre domaine do llment ludique serait banni. 1

    Ainsi, on pourrait se contenter destimer que Huizinga na sans doute pas systmatiquement tort quand il voit du jeu dans toutes les sphres de la vie sociale. Malheureusement, il ne semble pas que cette distinction suffise rgler le problme de la dfinition du jeu et des jeux. En effet, prciser quon ne parle que dun esprit ne permet pas de sortir dune conception essentialiste, dune vision du jeu comme ralit transcendante, indpendante de tout contexte social et culturel.

    1 Gusdorf G., 1967, Lesprit des jeux , dans Caillois R., (dir.), Jeux et sports, Paris, Encyclopdie

    de la Pliade, p. 1158. Il y dj, chez Caillois, une ide similaire, consistant, partir de langlais, opposer play laction de jouer game lobjet-jeu. Cette distinction montre bien que Caillois ne manque pas de percevoir la difficult de vocabulaire qui entoure son travail. trangement, il nen tire pas pour autant de consquences notables quant la manire dont il mne ensuite sa rflexion.

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    1.1.2 Les apports de la linguistique

    Le jeu, un ensemble aux limites variables dune langue lautre

    Le dveloppement qui prcde peut sembler quelque peu abstrait mais un argument plus terre--terre doit permettre de faire mieux comprendre le reproche qui est fait ici aux auteurs cits. Il pourrait se rsumer comme suit : quelquun qui veut parler du jeu en incluant tout ce que sa langue en loccurrence, dans la citation qui suit, le franais dsigne par ce mot se met dans la situation de celui qui voudrait parler des toiles et traiterait non seulement des astres lointains en mme temps que des toiles filantes, mais aussi des toiles de mer, de certaines dcorations, de la place de lEtoile et des vedettes de la scne ou de lcran 1. Sur le ton de lhumour et avec une certaine complaisance, Jacques-Olivier Grandjouan souligne un problme qui nen est pas moins fondamental : comment parler dune Ide du jeu, alors que le terme dsigne des ralits aussi varies que le football, les drames shakespeariens et les probabilits en mathmatiques ? Conscient de cet obstacle, Caillois va jusqu affirmer :

    On en vient douter que des caractres communs permettent de dfinir le jeu et que celui-ci puisse en consquence faire lobjet dun travail densemble. [] Ce sont des donnes si htrognes qui sont chaque fois tudies sous le nom de jeux, quon est port prsumer que le mot jeu est peut-tre un simple leurre qui, par sa gnralit trompeuse, entretient des illusions tenaces sur la parent suppose de conduites disparates. 2

    Cette phrase, qui indiscutablement ruine la thse mme que lauteur vient de soutenir 3, a t ajoute dans lun des dossiers qui concluent louvrage et, manifestement, na pas t prise en compte durant la rdaction de ce dernier. Henriot, pour sa part, ne se contente pas de souligner la difficult, mais y rpond de la manire suivante :

    1 Grandjouan J.-O., 1963, Les Jeux de lesprit, Paris, ditions du scarabe, p. 49.

    2 Caillois R., 1967 [1958], op. cit., pp. 311-312.

    3 Grandjouan J.-O., 1963, op. cit., p. 35.

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    La polysmie inhrente au concept de jeu ne saurait faire ngliger lexistence probable dune sorte de noyau smantique, par quoi la multiplicit de sens, quil est possible de lui attribuer, se trouverait ramene lunit. 1

    Puis il se demande : Si lon peut dire que lenfant "joue", que le musicien "joue", que le bois "joue", cette identit de termes ne doit-elle pas tre pose comme une parent de sens ? 2. Mais comment considrer cette supposition comme autre chose quune hypothse thorique, sinon une pure spculation ? Car il ne suffit pas daffirmer qu il doit y avoir quelque chose en commun toutes les activits dsignes par le terme jeu, mais il faut observer sil y a bien quelque chose de commun toutes. 3

    De fait, et sans mme parler du jeu, les exemples abondent de diffrences entre les langues, dans leur manire de diviser le rel afin den rendre compte. On peut citer un cas clbre, propos du dcoupage du spectre des couleurs : on constate, en comparant le franais et le gallois que les mots utiliss dans chacune de ces langues ne recouvrent pas des ralits identiques mais, plutt, qui se chevauchent mutuellement4. Plus proche des jeux, les sports offrent aussi des exemples de dsaccord entre les langues, puisque le billard ou les flchettes sont considres comme des sports en Grande-Bretagne mais pas en France5. Il faut donc commencer par rpondre Henriot que la parent de sens quil suppose ne peut tre admise que dans un contexte donn, ici celui de la langue franaise.

    Lui-mme, dailleurs, rappelle que le grec ancien possde trois mots diffrents pour dsigner le jeu : paidia concerne les activits propres lenfant, kubeia dsigne celles consistant jeter des instruments comme des ds ou des osselets et petteia le fait de poser ou disposer des pions sur un tablier6. Le linguiste Louis-Jean Calvet a montr, pour sa part, que toutes les langues ne

    1 Henriot, 1976, op. cit., p. 42, soulign par nous. Nest-ce pas prcisment ce probable qui,

    invitablement, devrait inciter une plus grande prudence ? Huizinga et Caillois semblent en faire preuve, puisque lun et lautre consacrent un chapitre aux diverses faons quil y a de dsigner le jeu, dune langue lautre. Pourtant, une fois effectu ce dtour, considr par les deux auteurs comme crucial, aucun nen tire, explicitement ou non, de consquence notable. 2 Ibid.

    3 Wittgenstein L., 2004 [1951] Recherches philosophiques, Paris, Gallimard, p. 64.

    4 Voir lexemple utilis par Hjelmslev du terme gallois glas, qui dsigne des tons allant du gris au vert,

    en passant par le bleu, cf. Hjelmslev L., 1968 [1943], Prolgomnes une thorie du langage, Paris, ditions de Minuit, pp. 71-72. 5 Defrance J., 1995, Sociologie du sport, Paris, La Dcouverte, p. 94. Il sagit l, certes, dune

    dmarcation dordre juridique. Cela ne change toutefois rien au problme de fond. 6 Henriot J., 1989, op. cit., p. 19.

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    dsignent pas de la mme manire ce que le franais appelle jeu. Il signale tout dabord que la majorit des langues latines en dehors du franais, justement ntablissent pas de lien entre activits ludiques et artistiques : pour un comdien et un instrumentiste, litalien prfre les verbes recitare et suonare giocare, tandis que lespagnol substitue dans les mmes cas representar et tocar jugar. Larabe classique fait galement la distinction entre le jeu, la pratique dun instrument et la reprsentation thtrale. Calvet donne ensuite un exemple encore plus troublant, celui du bambara, qui distingue les jeux des enfants, les jeux de socit, le football, les instruments cordes, les instruments vent, etc.1 En conclusion de son ouvrage, il insiste en affirmant : le thtre et la balanoire ne sont des jeux que parce que la langue le veut bien, ce qui ne suffit pas fonder une analyse thorique 2.

    Avant de revenir sur la porte dcisive de lanalyse de Calvet pour dfinir et tudier le jeu ou les jeux, on peut complter son argumentaire laide dexemples tirs de deux langues parmi celles qui donnent au jeu une acception particulirement large : le franais et langlais. Prenons la branche des mathmatiques ou des sciences sociales, selon la porte quon veut lui donner appele thorie des jeux (games theory). Les jeux dont elle traite ont probablement des points communs avec certaines activits humaines, plus communment dsignes par ce mot, ce qui explique que celui-ci ait t retenu, mais jusqu quel point ? On en retiendra ici une dfinition simple : les jeux de la thorie des jeux sont des modles [] dont la reprsentation peut tre faite laide de symboles mathmatiques plus ou moins compliqus. 3 On admettra sans mal quil est peu vident, en partant de cette description, de faire le lien entre les jeux de la thorie des jeux et les quilles ou la Commedia dellarte. On peut ajouter quen anglais, le gain dun joueur est appel payoff , terme qui nous fait quitter pour de bon le champ lexical ludique mme dans la trs large acception que lui donnent Caillois ou Henriot pour celui de lconomie.

    Dans un tout autre registre, lorsque Winnicott donne lun de ses ouvrages les plus connus le titre Jeu et ralit traduction invitablement approximative de Playing and Reality il utilise la notion de jeu essentiellement comme une mtaphore. Le psychanalyste dveloppe sa thorie de lobjet transitionnel en postulant lexistence dune aire intermdiaire entre la

    1 Calvet L.-J., 1978, Les Jeux de la socit, Paris, Payot, pp. 14-15.

    2 Ibid., p. 207.

    3 Guerrien B., 2002, La Thorie des jeux, Paris, Economica, p. 7.

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    ralit du dehors et la ralit du dedans 1. Dans cet espace va prendre corps une manire dtre au monde que Winnicott appelle jeu (playing), qui se dveloppe ds la petite enfance et permet lhomme de supporter la contradiction entre les deux ralits 2. Il est intressant de souligner la similitude entre la clbre citation de Schiller et cette phrase de Winnicott, montrant bien la proximit des deux utilisations du terme : Cest en jouant, et seulement en jouant, que lindividu, enfant ou adulte, est capable dtre cratif et dutiliser sa personnalit tout entire. 3 Indpendamment des implications de cette affirmation pour la thorie psychanalytique, on retiendra que Winnicott ne parle jamais des jeux, quil sagisse des mots croiss ou du saut la corde, mais du jeu et mme, plus prcisment, de laction de jouer (playing). Ce dont il est question, cest une attitude, un type de comportement dont on ne trouve au demeurant nulle part dans louvrage une dfinition prcise et univoque ; lauteur navait peut-tre simplement pas dautre mot satisfaisant sa disposition.

    Encore une fois, Henriot propose une contre-argumentation peu satisfaisante, ne prenant pas

    en compte des exemples comme ceux qui viennent dtre voqus, mais sur laquelle il convient de sarrter. En premier lieu, le philosophe rtorque Calvet que des langues comme lallemand, langlais, le franais usent dun concept plus englobant, plus comprhensif que ceux au travers desquels se disperse et se rfracte la pense de certains peuples latins. 4 Il en vient alors formuler une trange hypothse, formule comme suit :

    Pourquoi ne supposerait-on pas une volution gnrale des mentalits dans le cours de lhistoire [] par laquelle les hommes des socits diffrentes [] en viendraient reconnatre la part de jeu qui entre dans la mise en uvre de certaines pratiques dont leur langue, la mentalit particulire de la socit dans laquelle ils vivent, leur interdisent lorigine de comprendre la signification complte ? [] On pourrait alors envisager une histoire de la formation et du dveloppement de lide mme de Jeu. Certaines langues, certaines mentalits, certains systmes de pense et daction en sont peut-tre rests des stades

    1 Winnicott D.-W., 1975 [1971], Jeu et ralit, Paris, Gallimard, voir le premier chapitre et, plus

    particulirement, les pages 47-48. 2 Ibid., p. 84 sq.

    3 Ibid., p. 110.

    4 Henriot J., 1989, op. cit., p. 77.

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    intermdiaires ; dautres sont alls plus loin, qui se font du Jeu une ide plus large, plus substantielle. 1

    Cette vision volutionniste des langues semble aussi arbitraire que caricaturale. Ne pourrait-on dailleurs pas aussi bien opposer Henriot lhypothse exactement inverse, par dfinition tout aussi arbitraire, que les stades intermdiaires dont il parle sont en ralit plus avancs que ce quil considre pour sa part comme laboutissement auquel seraient arrives les langues germaniques, laissant les langues latines, et plus encore larabe ou le bambara, la trane ?

    Deuximement, Henriot reproche Calvet dutiliser, lui-mme, le mot jeu pour regrouper des ralits que dautres langues dsignent par des mots diffrents :

    [Calvet] projette ainsi dans sa traduction lide quil se fait lui-mme (et que lon se fait aujourdhui dans le monde o il vit) de ce que cest que jouer. Cela comporte titre dimplication une supposition parfaitement vidente : quel que soit le type de "jeu" auquel on "joue", cest toujours dun jeu quil sagit et ce que lon fait se nomme jouer. 2

    Le mme reproche est formul lgard des sciences sociales en gnral, dont les reprsentants sont accuss de refuser souvent dadmettre quen dcrivant les multiples ides du Jeu qui ont cours diffrentes poques dans des socits diffrentes, ils reconnaissent implicitement la prsence calme et tenace dune ide de Jeu quils sont les premiers partager avec ceux dont ils rapportent le tmoignage. 3 Or si les chercheurs que stigmatise Henriot utilisent le mot jeu pour dsigner des ralits varies, nest-ce pas prcisment que leur langue, en loccurrence le franais, ne dispose pas dautre mot ?

    On peut reprocher Henriot mais aussi aux auteurs qui suivent la mme dmarche, sans prendre le temps de la mettre en cause de prendre le modle pour la ralit et, comme le souligne la remarque de Grandjouan, de considrer quun signifiant unique implique lexistence dun lien incontestable entre les diffrents signifis auxquels il renvoie. Tout au plus peut-on admettre quil existe entre les diffrentes ralits dsignes par le mot jeu

    1 Ibid., p. 80.

    2 Ibid., p. 74, soulign par lauteur.

    3 Ibid., p. 26, soulign par lauteur.

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    certains points communs, certains traits de parent, qui nempchent pas, toutefois, dinsister sur ce qui les diffrencie. Il peut mme tre salutaire de montrer, dans certains cas, que lutilisation du vocable jeu est parfois abusive. lextrme, on finira en signalant que langlais game dsigne le gibier et quun safari peut se traduire par game drive. On admettra sans mal quil est pour le moins acrobatique den dduire une parent dcisive entre la sphre ludique et le rhinocros.

    *

    * *

    Calvet conclue sa rflexion en rpondant la question qui sert de titre cette section : le jeu nexiste pas, il ny a que les jeux, et les diverses faons de les pratiquer 1. Dans un contexte o toute dfinition essentialiste du jeu semble, comme on vient de la montrer, aboutir une impasse, cette affirmation permet de recentrer la rflexion. Avant de nous lancer dans tout travail de dfinition, la conclusion de Calvet doit nous convaincre que ce sont les jeux et, le cas chant, leurs pratiquants et le contexte de leur pratique, dont les contours ncessitent dtre identifis. Cest en tout cas dans cette voie que nous allons nous engager dans les paragraphes qui suivent, laissant de ct toute forme de questionnement par trop abstrait sur le jeu comme catgorie du comportement humain.

    1 Calvet L.-J., 1978, op. cit., p. 16, soulign par lauteur.

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    1.2. DFINITION DES JEUX

    Les paragraphes qui prcdent, plutt que de dfinir les jeux, ont point les difficults dy parvenir et, en quelque sorte, abouti une dfinition par dfaut, excluant du champ ludique un certain nombre de pratiques qui y sont souvent incluses. Il sagit maintenant de proposer une dfinition positive et non plus en creux.

    Avant cela, on montrera que la dmarche dfendue jusquici, loin dtre arbitraire, correspond des choix mthodologiques effectus en amont (1.2.1). On identifiera ensuite un nombre finalement restreint de caractristiques ncessaires et suffisantes pour dfinir les jeux (1.2.2). Enfin, cette dfinition simple permet dtoffer certaines critiques adresses la typologie ludique imagine par Caillois (1.2.3).

    1.2.1 Travailler sur les jeux plutt que le jeu, un choix mthodologique

    Une question mthodologique et pistmologique

    Si le jeu nexiste pas , cest que, comme on la soulign dans le cas des crits de Schiller, il est une Ide, un concept. Plutt que dexplorer la voie ouverte par la dichotomie entre le jeu et les jeux, trop nombreux sont ceux qui, considrant lensemble comme une seule et mme ralit, se sont attels dfinir le jeu, qui faisait alors office de mta-objet, de contenant, permettant, une fois dfini, de cerner les objets contenus en lui. Mais traiter de ce jeu-l autorise toutes formes de liberts, puisque son statut lui permet dchapper lobservation, lexprience. tudier le jeu suppose, de la part de celui qui formule ce projet, une capacit sextraire du contexte historique et gographique dans lequel merge sa pense. Cette entreprise savre vaine, comme on la notamment montr au travers de lillusion smantique dont sont victimes plusieurs auteurs. Une telle dmarche, dans un mouvement de retournement par ailleurs connu, peut tre ainsi dcrite : lIde, en loccurrence celle du jeu, occulte la ralit quelle a mission de traduire et se prend pour seule relle 1. Les penseurs du jeu usent de leurs sens, seulement quand la ralit que ces derniers saisissent vient

    1 Morin E., 2005, Introduction la pense complexe, Paris, Seuil, p. 23.

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    confirmer lide du jeu quils ont pralablement cru identifier. Ils effectuent un va-et-vient permanent entre le jeu comme comportement et les jeux, qui sont des dispositifs, des artefacts, sans faire jamais, de manire claire, la distinction entre ces deux ralits. Ils aboutissent, de la sorte, la fabrication dune chimre mtaphysique , comme on forgerait une ide abstraite de chien en mlant des caractristiques prises de lanimal et dautres prises de la constellation 1.

    La dmarche dfendue ici consiste, au contraire, considrer les jeux comme des objets identifiables qui restent dfinir et observables par le chercheur. En mme temps, il sagira dtablir comment relier les jeux, une fois dfinis, aux conditions de leur pratique, comment dpasser lalternative entre l esprit et les objets et ainsi trouver une place ltude des jeux eux-mmes 2.

    En somme, dans les paragraphes qui vont suivre, notre tude des jeux se voudra pragmatique ou, plutt, proche du constructivisme raliste dfendu par Jacques Lvy3. Dans ce cadre, les jeux doivent tre envisags comme des objets bien rels, au sens de soumis lexprience sensible, des artefacts dont les caractristiques doivent tre tudies pour elles-mmes. Le tout, dune part, en rejetant le primat du matriel sur lidel ; deuximement, sans ignorer la difficult d observer la ralit en en tant partie prenante 4, ce quont mis en vidence, notamment, les lments linguistiques voqus plus haut. Le reste de ce chapitre, ainsi que les deux suivants, tenteront donc de dfinir les jeux comme des objets de recherche, laune de ce choix pistmologique, et didentifier les cueils qui guettent celui qui sengage dans cette voie.

    Les jeux comme objet dtude : un contenu plutt quune forme

    Un autre point important, retenir de cette distinction entre le jeu et les jeux, tient linversion quelle implique entre les notions de forme et de contenu. Huizinga et Caillois saccordent sur le fait que le jeu est une forme et que celle-ci ne prsage en rien du contenu : toute activit humaine peut tre considre comme ludique, de la guerre aux crmonies

    1 Chauvier S., 2007, Quest-ce quun Jeu ?, Paris, Vrin, pp. 15-18.

    2 During, 2002, La sociologie du sport en France , LAnne sociologique, 2002/2, vol. 52, p. 301.

    3 Lvy J., 1999, Le Tournant gographique, Paris, Belin, p. 44.

    4 Ibid., pp. 44-45.

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    religieuses, en passant par le saut en parachute et les charades. Si lon envisage, au contraire, les jeux comme des objets susceptibles dtre observs et dcrits, sans prsumer de lattitude ni des attentes des acteurs qui les utilisent, on obtient le schma exactement inverse.

    Un exemple clairera cette affirmation. Soient dun ct une partie dchecs opposant deux forts joueurs professionnels, lissue de leur rencontre devant dsigner le vainqueur dune comptition de trs haut niveau et impliquant un gain financier consquent : sans aucun doute possible, on nest pas l dans le domaine du loisir1, puisque les deux joueurs sont en train dexercer leur mtier et de faire leur possible pour en tirer un salaire aussi lev que possible. Soit maintenant lexemple oppos de deux amis, qui se retrouvent un dimanche pour disputer une partie, en commentant les vnements politiques de la semaine passe et en se souciant finalement peu du rsultat. Il y a un monde entre ces deux scnes et le penseur qui cherche dfinir lIde du jeu, ou plutt qui use de cette Ide pour apprhender la ralit, pourra gloser sur ce que lune et lautre ont ou non de ludique. En revanche, le chercheur qui a pris son parti dtudier les jeux naura aucun doute sur le fait quune activit clairement identifiable, appele en franais les checs, fait le lien entre les quatre acteurs. Cest elle quil doit ds lors dfinir et, si possible, comparer avec dautres, a priori similaires. Libre lui de trouver par la suite des raisons de ne traiter que des professionnels ou uniquement des joueurs du dimanche, cest une autre question.

    Ainsi, le projet prsent ici se contentera, comme explicit plus haut, de traiter des jeux et de leur pratique en France. Au risque dinsister, il sagit, en somme, de prendre acte de ce reproche formul par Pierre Parlebas :

    Ltude des pratiques ludiques a davantage donn lieu des dissertations littraires ou philosophiques qu des recherches oprationnelles ancres sur le terrain. 2

    Pour viter toute ambigut, on conservera, dans ce chapitre, le principe dune distinction entre le singulier et le pluriel et lutilisation de ladjectif indtermin un , dans le cas

    1 noter que le loisir est, prcisment, une forme et non un contenu, quil ne dfinit mme rien

    quun vide , comme le dmontre Paul Yonnet la suite de Dumazedier en prenant lexemple du bricolage ou des repas de famille, qui relvent du loisir, lorsquils se dfinissent en opposition toute forme de contrainte dans Yonnet P., 1999, Travail, loisir. Temps libre et lien social, Paris, Gallimard, p. 77. 2 Parlebas, P., 2003, Le destin des jeux : hritage et filiation , dans Socio-anthropologie, n13, [En

    ligne], http://socioanthropologie.revues.org/document173.html

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    dun exemple. Reste maintenant tablir ce que sont les jeux et en quoi ils constituent un ensemble cohrent, pouvant tre tudi pour lui-mme.

    1.2.2 De lintrt des dfinitions classiques pour dfinir les jeux

    Il est temps de rendre justice Huizinga et Caillois. Leur premier mrite est davoir extrait les jeux du seul registre de lenfance, o avaient tendance les relguer les pdagogues et psychologues comme Piaget, qui dfinit les jeux comme des activits indissociables du dveloppement de lenfant et de ladolescent, considrant les jeux des adultes si une telle expression a un sens au pire comme une forme de rgression, au mieux comme le tmoin dune priode antrieure1. Par ailleurs, si lon peut leur reprocher davoir chou, en voulant dfinir le jeu comme une catgorie essentielle du comportement humain, leur travail apporte nanmoins une aide trs prcieuse pour qui veut dfinir les jeux. Rien de surprenant cela, si lon se souvient des reproches qui leur ont t adresss plus haut, commencer par celui dun va et vient inavou entre des exemples empiriques et le monde des Ides. Cest, dailleurs, en cela que rside la principale difficult rencontre par leurs commentateurs : dmler ce qui, dans les dfinitions proposes, relve de lessence et de labstraction, de ce qui drive dune observation empirique des jeux et des joueurs.

    Rappelons rapidement les principales caractristiques que retiennent Huizinga et Caillois. Pour ces deux auteurs, le jeu est une activit volontaire, sentie comme fictive, situe en dehors de la vie courante et, pour cela, circonscrite dans des limites prcises de temps et despace, improductive, pourvue dune fin en soi, incertaine quant son dnouement et, enfin, soumise des rgles prcises et arbitraires. Caillois ajoute que les qualificatifs rgle et fictive tendent sexclure mutuellement, les jeux de simulacre pouvant tre fictifs et non rgls2. Chacune de ces caractristiques a t largement commente et critique. On se contentera ici dinsister sur trois dentre elles.

    1 Piaget J., 1992 [1945], La Formation du symbole chez lenfant. Imitation, jeu et rve, image et

    reprsentation, Neuchtel, Delachaux et Niestl, 310 pp. Voir le deuxime chapitre. 2 Huizinga J., 1951, op. cit., pp. 35 et 58 ; Caillois R., 1967 [1958], op. cit., pp. 42-44.

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    Gratuit des jeux et opposition la vie courante

    Tout dabord, et en cela on sloigne encore une fois de la thse de Huizinga, la dfinition propose pousse exclure certaines activits humaines qui, justement, ne peuvent pas tre considres comme gratuites ni comportant leur fin en soi. On rejoint largument qui a t avanc prcdemment et que dveloppe Cazeneuve. La politique nest pas une activit ayant sa fin en soi puisquelle vise le bien de la Cit ou de ltat 1. Encore une fois, la politique, la guerre ou la religion ne peuvent tre considres comme ludiques que mtaphoriquement, indpendamment de leur raison dtre premire.

    Il est intressant de remarquer que la critique, formule par plusieurs auteurs, lgard de la notion de gratuit dfendue par Huizinga et Caillois, soulve le problme exactement inverse : les jeux sont-ils vraiment improductifs ? Ainsi, Thierry Wendling rappelle avec justesse que le jeu produit du mythe, le jeu suscite des sentiments esthtiques, le jeu confectionne un temps spcifique, le jeu engendre des champions 2. Aussi fonde que soit cette remarque, elle se situe toutefois un niveau qui dpasse celui de la seule dfinition : le mythe, les sentiments esthtiques, le culte des champions sont autant de pistes qui mritent dtre explores ; cependant, elles nont pas leur place dans une dfinition thorique de lobjet jeu(x). Les jeux partagent, tous, la caractristique dtre intrinsquement et en premier ressort gratuits, par contre tous ne produisent pas du mythe ni des sentiments esthtiques : on a l une piste pour tablir une typologie des jeux, pas pour les dfinir. Il faut mme aller plus loin que Caillois, pour qui les joueurs professionnels ne sont plus des joueurs3 : les joueurs professionnels, quon le veuille ou non, jouent et on va voir que les autres points de notre dfinition vont dans ce sens.

    La rserve de Wendling sapplique galement lide selon laquelle les jeux se situent en dehors de la vie courante 4 Lethnologue se pose la question : Mais par quel moyen dpartager la brutalit du rel de la dlicatesse du jeu ? , laquelle il rpond :

    1 Cazeneuve J., 1967, op. cit., p. 733.

    2 Wendling T., 2002, op. cit. p. 35.

    3 Caillois, 1967 [1958], op. cit., p. 36.

    4 Encore une fois, on remarque que les caractristiques proposes par Huizinga et Caillois, si on sen

    sert, comme eux, pour dfinir le jeu plutt que les jeux, entrent en contradiction avec lide que toute action humaine relverait du jeu.

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    Cest le regard pos sur lvnement qui lui donne sa porte et je ne vois pas ds lors en quoi le dsespoir du joueur qui perd se distinguerait, de par sa nature ludique, dune autre souffrance morale lie un accident de la "vie quotidienne" 1.

    Mais l encore, lorsquon invoque le regard pos sur lvnement , on sort du cadre strict dune dfinition. Le dsespoir ou la joie dun joueur dchecs nont rien faire avec le jeu lui-mme mais avec ce que le passionn a vu ou cru voir comme implications possibles de sa dfaite ou de sa victoire. La seule vrit incontestable du jeu est quun des deux rois sest fait mater, ce qui na a priori aucune incidence sur autre chose que le seul rsultat comptable de la partie. Les jeux ont leur logique interne qui, au moins en thorie et en premier lieu, doit tre perue et tudie comme rigoureusement indpendante des ralits sociales qui peuvent linvestir et, ainsi, constituer leur logique externe 2.

    Objectifs et rgles des jeux

    Pour que les choses deviennent plus claires, il faut complter notre dfinition en y ajoutant la notion dobjectif. Celui-ci peut tre identifi dans tous les jeux, mme les plus simplistes : non seulement ceux-ci nont pas, comme il vient dtre dit, dautre fin queux-mmes, mais encore cette fin est-elle fixe au pralable et dtermine-t-elle de quel jeu il sagit. Prenons lexemple dun enfant qui saute dun escalier et, chaque fois, ritre sa tentative depuis une plus haute marche ; le jeu prendra fin cause dune chute ou parce que le joueur nosera pas slancer. Le jeu est motiv ici par un objectif interne, assez vague mais bien rel quil soit ou non formul qui fait aussi, dans cet exemple simple, office de rgle, moins que le joueur ne simpose par exemple, en plus, de sauter cloche pied. Cest mme cet objectif, aussi gratuit quarbitraire, qui constitue le jeu, qui nexisterait pas sans lui.

    Pour bien insister sur limportance de lobjectif des jeux et sa nature arbitraire, reprenons lexemple de lopposition entre nos deux couples de joueurs dchecs. Dans les deux cas, le jeu est dfini par un objectif interne, que poursuivent les dbutants aussi bien que les meilleurs joueurs du Monde, consistant mater le roi adverse. Cet objectif ne peut tre atteint et, mme, ne peut avoir de sens, quen rapport avec un ensemble de rgles acceptes par les

    1 Wendling T., 2002, op. cit., p. 36.

    2 Parlebas P., 2003, art. cit.

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    deux protagonistes, qui dterminent les modalits de dplacement et de capture des pices sur lchiquier. Quil ait t dcid, une poque et en un lieu donn, que les checs pouvaient donner lieu une forme de rmunration, nentre pas ici en ligne de compte et il sagit dun objectif externe au jeu lui-mme. Les joueurs peuvent, dailleurs, tirer de leur russite toutes sortes de profits, comme prouver leur supriorit intellectuelle ou devenir clbres, rien de tout cela nest inhrent au jeu. Lide mme quil faille dsigner un champion du Monde nest en aucun cas un prsuppos de quelque jeu que ce soit. En cela, les jeux se dfinissent indpendamment de lattitude, des attentes, des mythes qui peuvent ou non les entourer.

    Il nest pas certain, en revanche, quil faille absolument conserver lide que le dnouement dun jeu soit incertain. Dun ct, il est vrai quon peut supposer quun jeu o lon gagne tous les coups pourrait devenir lassant. Deux arguments vont cependant lencontre de ce point de vue. Dune part, des jeux comme les dames, les checs ou le go, tant information complte1, sont susceptibles dtre rsolus de manire dfinitive. Alors serait supprime, au moins en thorie, toute incertitude quant au rsultat. De plus, lincertitude nest pas la mme suivant la complexit dun jeu dune part, suivant les connaissances et lhabilet des joueurs dautre part : il y aura une grande incertitude de rsultat une partie de morpion sur un tablier de neuf cases si les capacits intellectuelles des deux joueurs ne leur permettent pas de voir que le premier coup peut dcider lissue, de manire irrversible.

    Vient un deuxime argument, plus important. Considrer lincertitude comme une caractristique ncessaire des jeux revient en donner une dfinition normative. Par exemple, on ne peut exclure la possibilit quun joueur trouve une immense satisfaction dans des victoires faciles contre des adversaires moins forts que lui bien quon puisse considrer, mme dans ce cas extrme, quil subsiste toujours une incertitude thorique entourant le rsultat. moins quon ne prjuge des attentes de ce joueur, ce qui revient distinguer ce que seraient de bons et de mauvais jeux. On ne retiendra donc pas lincertitude du dnouement parmi les caractristiques ncessaires pour dfinir les jeux si ce nest, tout au plus, une incertitude thorique propre toute activit humaine , en considrant quelle relve plus

    1 Il faut bien prciser que cette affirmation est thorique car un joueur, mme sil a sous les yeux la

    totalit des lments constitutifs du jeu, ne peut pas prvoir toutes les ractions possibles de son ou ses adversaires ; nanmoins, les progrs rcents de linformatique ont permis de rsoudre les dames anglaises (English draughts, galement appeles American checkers, qui se jouent sur un damier de soixante-quatre cases au lieu de cent), montrant que le rsultat dune partie parfaitement joue de part et dautre est nul, et prouvant ainsi de manire empirique quil existe une solution tous ces jeux. Cf. Schaeffer J. et al., 2007, Checkers is solved , Science, vol. 317, n5 844, pp. 1518-1522.

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    dune attitude suppose du ou des joueurs, que des mcanismes des jeux eux-mmes. On lui substituera un lment moins ambigu, le fait quil soit possible de gagner ou de perdre, mais ce dernier est de facto dj contenu dans la notion dobjectif ludique1.

    Dfinition des jeux

    On peut dduire de ce qui prcde que les jeux se dfinissent par trois lments ncessaires et suffisants. Le premier consiste en un objectif interne absolument arbitraire, qui donne un jeu sa raison dtre et qui na pas, a priori, le moindre impact sur la vie courante. Vient ensuite un ensemble de rgles, tout aussi arbitraires, qui tendent se soustraire aux impratifs de la vie sociale. Existe enfin un lien qui unit ces deux lments, les rgles nayant de sens quen rapport avec lobjectif fix au dpart et rciproquement et leur seule motivation possible tant de rendre ce dernier plus ou moins difficile atteindre. Dans cette optique, il faut comprendre, dans la citation de Lvi-Strauss Le jeu consiste dans lensemble des rgles qui le dcrivent 2, non pas le jeu mais un jeu ou encore tout jeu .

    On nabordera pas, pour linstant, la question des limites spatiales et temporelles des jeux, qui pose certains problmes, mme si elle ne se distingue pas fondamentalement de celle de la sparation avec la vie courante. Il faut, en revanche, ajouter deux prcisions, avant den avoir termin avec cette dfinition. Premirement, les jeux ne possdent pas lexclusivit des caractristiques qui viennent de leur tre attribues : il existe dautres activits rgles et arbitraires. On postulera, par contre, que cest la mise en commun de tous ces lments qui dfinit les jeux et rien dautre. Dautre part, dautres qualits leur sont souvent abusivement attribues, comme la notion de plaisir. Dans la perspective propose ici sur ce point, un consensus semble se dessiner entre plusieurs commentateurs de Huizinga et de Caillois le plaisir, qui relve de lattitude du joueur, ne peut pas tre inclus dans la dfinition de la logique interne des jeux, pour les mmes raisons que lincertitude du rsultat. Il en va de mme pour lopposition entre jeux et srieux, les jeux pouvant devenir, au moins aux yeux de certains de leurs pratiquants, la chose la plus srieuse qui soit.

    1 Cest pourquoi on ne retient pas lune des caractristiques de la dfinition propose par Jesper Juul,

    lissue quantifiable , qui est redondante avec lobjectif. Cf. Juul J., 2005, Half-real, Cambridge/London, MIT Press, pp. 36-38. 2 Lvi-Strauss C., 2003, [1958], Anthropologie structurale, Paris, Pocket.

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    Enfin, il faut constater que cette dfinition permet, malgr certains points communs bien rels, dvacuer le problme de lart dramatique, quHenriot inclut dans la sphre ludique, la suite de Caillois. Une discussion sur la dfinition du thtre ou de lart en gnral na pas sa place ici et on se contentera donc dattirer lattention sur deux points. Premirement, il parat douteux quune reprsentation thtrale puisse avoir un sens sans un objectif externe, savoir la prsence dun public, ventuellement critique. En second lieu, sil est question de rgles concernant le thtre ou mme les arts