Boulnois Olivier. Conférence I. Volonté Et Passions (Xine-xive Siècles) 2004

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    Olivier Boulnois

    Confrences de M. Olivier BoulnoisIn: cole pratique des hautes tudes, Section des sciences religieuses. Annuaire. Tome 113, 2004-2005. 2004. pp.

    279-298.

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    Boulnois Olivier. Confrences de M. Olivier Boulnois. In: cole pratique des hautes tudes, Section des sciences religieuses.

    Annuaire. Tome 113, 2004-2005. 2004. pp. 279-298.

    http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/ephe_0000-0002_2004_num_117_113_12368

    http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/author/auteur_ephe_52http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/ephe_0000-0002_2004_num_117_113_12368http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/ephe_0000-0002_2004_num_117_113_12368http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/author/auteur_ephe_52
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    Religions et philosophies dans le christianismeau Moyen ge

    Confrences de M. Olivier BoulnoisDirecteur d'tudes

    I. Volont et passions (xine-xive sicles)Le sminaire portait sur la gense de l'acte libre, dans son rapport laquestion de la faiblesse de soi (akrasia).Qu'est-ce que l'aura. (incontinentia)1 L'incontinent est la sorte d'hommequi agit selon son apptit (epithumia) et contre sa raison (thique Eudme[=EE] II, 7, 1223 a 38-40). Aristote construit la thorie de l'acte libre partirde la notion de choix prfrentiel (prohairesis), ou dsir conforme la raison.C'est donc la droiture du dsir qui est la cl de la raison pratique. Le livre IIIde l'thique Nicomaque permet ainsi de rpondre au problme de Socrate( nul ne fait le mal de plein gr ) : il est possible d'agir mal sans contrainte(contre les tragiques) et sans ignorance (contre Socrate). Mais la faiblessede soi dsigne un cas intermdiaire, que l'on peut formuler la manire la manire d'Ovide : video meliora proboque, dtriora sequor ( je vois

    des biens plus grands et je les approuve, et pourtant j'accomplis des actesmoins bons (Mtamorphoses VII, 20-21). Comment comprendre de telsactes ? Peut-on les penser sans renier le libre arbitre de l'agent ? Commentconcevoir le rapport entre le choix prfrentiel (dsir inform par la raison),source de l'action dlibre, et l'action incontinente, conforme au dsir, maiscontraire la raison ? Cet acte de servitude ( l'gard du dsir) est-il unacte de libre choix ? Telle sera la question pose au Moyen ge. La faiblessedu moi oblige penser le principe de l'action comme n'tant pas toujoursun choix pleinement rationnel, mais comme capable de le devenir. Troisparamtres entrent enjeu la force du dsir entranant agir, les formes derationalit dans la dcision, les degrs de libert dans l'acte.La philosophie contemporaine de l'action, concentre sur l'intention del'agent, ne prend pas toujours en compte les autres paramtres. E. Anscombedfend ainsi la thse qu' en gros, l'intention d'un homme, c'est son action (L'Intention, . 25, trad. fr. Paris, 2002, p. 92) : le vouloir se rduit uncomportement objectif, linguistiquement descriptible, et sans intriorit. Ily a intention ds lors que l'action est nonable en un discours, par la raisonpratique. On ne peut donc arguer de la passion ou du dsir pour nier trel'auteur de l'action. Le clbre article de Davidson sur Y akrasia peut alorsse lire comme une critique de cette thse : En faisant x, un agent agit demanire incontinente si et seulement si : (a) l'agent fait x intentionnellement ;(b) l'agent croit qu'il y a une action alternative y qui lui reste ouverte ; etAnnuaire EPHE, Section des sciences religieuses, t 113 (2004-2005)

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    280 Religions et philosophies dans le christianisme au Moyen Age(c) l'agent juge que, toutes choses considres, il serait mieux de faire y quede faire x ( How is Weakness of the Will Possible ? , Essays on ActionsandEvents, Clarendon Press, Oxford, 20012, p. 22). Si l'action intentionnelleest l'action rellement effectue (ou tente), il semble impossible de dire la fois qu'une action est prfrable, c'est--dire que nous avons l'intentionde l'accomplir, et que nous faisons une action moins souhaitable qu'elle.Davidson entend au contraire dmontrer la possibilit des actions akratiquestout en restant fidle la dfinition de l'action intentionnelle, selon laquelle,en agissant intentionnellement, l'agent vise le bien apparent, et agit doncpour une raison. Or, selon la notion mme de raison pratique (dfinie parAristote), si une personne juge une action meilleure que l'autre et se croitlibre de faire l'une ou l'autre, elle accomplira intentionnellement l'actionjuge meilleure (Davidson, p. 23). Davidson soutient alors que Yakrasiaest compatible avec ce principe. Il distingue diffrentes sortes de jugementspratiques : d'une part, les jugements qui portent sur ce qui est meilleursans condition ; d'autre part les jugements au sujet de ce qui est meilleurtout bien considr , jugements conditionnels ou relatifs. Ces jugementsportent sur ce que nos raisons d'agir indiquent comme meilleur. Ils sont alorscomparables aux jugements pistmiques, comme celui qui affirme : un telcroit que/? est vrai . Ainsi, il croit qu'il serait meilleur de faire y que de fairex tout bien considr (pour moi, ici et maintenant). Il n'y a pas de difficult ce qu'il fasse x plutt que y s'il a une bonne raison d'agir ainsi, tout bienconsidr (p. 39). Davidson oppose donc la rationalit pratique absolue et cequi m'apparat comme mon bien ici et maintenant. Les actions akratiques nesont pas conformes un jugement au sujet de ce qui est meilleur simpliciter,mais bien un jugement conditionnel.La pense mdivale a propos d'autres solutions ce problme. Lapremire voie est celle des thories de la volont, qui expliquent le passagedu plan thorique au plan pratique par un concept mdiateur, dot de lapuissance de causer des effets sur le monde par l'entremise du corps : lavolont. C'est par la volont que j'accomplis dans le monde une actionpossible, aperue par la pense. Ds le stocisme et Cicron (Tusculanes 4,12), voluntas traduit la prohairesis d'Aristote {thique Nicomaque [= EN],1 1 13 a 9). Vakrasia doit alors se comprendre comme une faiblesse de lavolont : selon que j'ai une volont forte ou faible, je ferai le meilleur ou jepourrai ne pas le raliser. Augustin s'inscrit dans ce contexte stocien. C'estpourquoi rien n'est si pleinement en notre pouvoir que la volont mme ; car,sans dlai aucun, ds que nous le voulons, elle est notre disposition {DuLibre Arbitre III, 3, 7). Augustin et les stociens partagent un platonismede la volont , qui consiste croire que la raison commande et que lespassions s'y soumettent :

    Et l'on ne dit pas habituellement que quelqu'un a agi par sa puissance, s'il a faitquelque chose malgr lui. Cependant, si nous considrons plus prcisment, mmece que quelqu'un est contraint de faire malgr lui finvitusj, il le fait cependantavec sa volont : mais parce qu'il prfrerait autre chose, on dit qu'il fait quelque

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    Olivier Boulnois 281chose malgr lui, c'est--dire en ne le voulant pas. Il est forc d'agir par quelquechose de mal, et tout en voulant l'viter ou l'carter de lui, il fait ce quoi il estcontraint. Car s'il a assez de volont pour choisir de ne pas faire ceci [cette action]plutt que ne pas subir cela [ce mal], il rsiste celui qui le contraint, et il ne lefait pas. C'est pourquoi, s'il lefait, il ne le fait pas par une volont pleine et libre,mais il ne le fait que par sa volont : et puisque cette volont est suivie d'effet,nous ne pouvons pas dire que le pouvoir a manqu l'agent. [...] Que chercherde plus, quand nous parlons de puissance, quand la facult d'agir est conjointe la volont ? C'est pourquoi on dit que quelqu'un a quelque chose en son pouvoir, si,lorsqu'il le veut, il lefait ; et si, lorsqu'il ne le veut pas, il ne lefait pas. {De Spirituet Littera, ch. 31, . 53 ; je souligne)Ce que nous faisons malgr nous (sous la menace ou la contrainte),nous le faisons quand mme. Donc nous l'avons voulu, au sens minimal onous sommes l'origine de notre action et o notre volont est l'originede nos mouvements corporels. Si je fais quelque chose malgr moi , celane signifie donc pas que je ne l'ai pas voulu, mais que je l'ai voulu alors queje veux aussi quelque chose d'autre. J'ai bien prfr faire ce qu'on m'acontraint de faire plutt que subir la peine dont on m'a menac. J'ai doncchoisi de faire l'action x sous certaines conditions. Celui qui fait le mal, quisuccombe une contrainte ou une condition extrieure, celui-l l'a faiten le voulant. Il l'a fait par sa volont, mais non par une volont pleine etlibre. Il en dcoule alors qu'il y a deux sortes de volont, la volont libre,qui agit sans contrainte, et la volont serve, qui se soumet la contrainte :le libre arbitre et le serf arbitre.C'est ce paradoxe que relate Augustin au bord de la conversion, selonune analyse qui met en vidence une plus grande rsistance dans les passionsde l'me que dans les replis du corps :D'o vient ce prodige monstrueux (Unde hoc monstrum) ? Et pourquoi cela ?L'esprit commande au corps, et on lui obit (paretur) aussitt. L'esprit se commande lui-mme, et rencontre une rsistance {resistitur). L'esprit commande la main de se mouvoir, et il y a tant de facilit [dans l'obissance] qu'on distingue peine l'ordre de l'excution ; pourtant, l'esprit est esprit tandis que la main estcorps. L'esprit commande l'esprit de vouloir : ce n'est pas un autre que lui, etpourtant il ne le fait pas. D'o vient ce prodige monstrueux ? Et pourquoi cela ?Il commande, dis-je, de vouloir, lui qui ne commanderait pas, s'il ne voulait pas ;et il ne fait pas ce qu'il commande. Mais il ne veut pas totalement (non ex totovult) ; donc il ne commande pas totalement. Car il commande dans la mesure o ilveut ; et ce qu'il commande ne se fait pas, dans la mesure o il ne le veut pas, car lavolont commande la volont d'tre (quoniam uoluntas imperat, ut sit uoluntas),et ce n'est pas une autre qu'elle, mais elle-mme. Elle ne commande donc paspleinement (non autemplena imperat) ; c'est pourquoi ce qu'elle commande n'estpas. En effet, si la volont tait plnire (plena), elle ne se commanderait mme pasd'tre, puisque dj elle serait. Vouloir en partie, ne pas vouloir en partie (partimuelle, partim nolle) n'est donc pas un prodige monstrueux, mais une maladie del'esprit qui ne se dresse pas tout entier, soulev par la vrit, mais alourdi parl'habitude. Il y a donc deux volonts, parce que chacune d'elles n'est pas totale etque ce qui est prsent dans l'une est absent de l'autre. (Confessions IX, 21)

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    282 Religions et philosophies dans le christianisme au Moyen geLe paradoxe est ainsi que le corps obit plus facilement la volont quela volont elle-mme. La volont la plus profonde ( grande ) ne parvientpas se raliser dans la volont seule.Augustin explique cette servitude par une incompltude du vouloir. Nous

    ne voulons pas totalement, mais par une partie de la volont. Il existe unescission au sein de notre volont, qui aboutit mme l'opposition de deuxvolonts qui luttent l'une contre l'autre : l'une nous pousse nous leververs le haut, l'autre nous entrane vers le bas. Chacune de nos volonts estempche par l'autre. Et il suffirait de vouloir totalement pour que nouspuissions agir. Mais pourquoi ne voulons-nous pas totalement ? C'est--dire :pourquoi ne pouvons-nous pas faire exister la volont ? (Car ici, le vouloirest un acte ; il n existe que dans la mesure o il commande). Parce que l'meest atteinte d'une maladie : elle suit son habitude mauvaise qui l'alourdit.Nous ne nous tournons pas vers le bien le plus grand et le plaisir le plus hautparce que nous avons l'habitude de nous satisfaire de biens infrieurs et deplaisirs moindres, qui nous empchent de vouloir vraiment.Le problme du libre arbitre devient aussi une question thologique :c'est un principe d'explication du fait que j'ai t cr capable de choisir lebien ou le mal, et qu'ayant (originellement) choisi le mal, j'ai perdu cettelibert de choix. Ayant pos une facult de consentir automatiquement aumeilleur, Augustin est oblig de recourir une dchance originelle pourexpliquer notre facticit : notre volont factuelle ne fait pas toujours cequ'il est de son essence de faire, le meilleur, parce qu'elle est originellementdchue de son pouvoir.Au xie sicle, Anselme reprend cette analyse :

    On dit que quelqu'un agit malgr soi, en ne le voulant pas, et par ncessit, alorscependant qu'il le fait en voulant. En effet, ce que nous n'arrivons faire qu'avecdifficult, et que pour cette raison nous ne faisons pas, nous disons que nous nepouvons pas le faire, et que nous l'abandonnons par ncessit ou malgr nous.Et ce que nous ne pouvons carter sans difficult, et que pour cette raison nousfaisons, nous affirmons le faire malgr nous, en ne le voulant pas, et par ncessit.De cette manire donc, on dit de celui qui ment pour ne pas mourir, qu'il mentmalgr lui, en ne le voulant pas, et par ncessit, parce qu'il n'est pas capabled'viter le mensonge devant la difficult de mourir. Ds lors, de mme que celuiqui ment pour sa vie, est dit improprement mentir malgr lui, puisqu'il ment enle voulant, de mme, ce n'est pas proprement qu'on dit qu'il veut mentir malgrlui, puisqu'il ne le veut qu'en le voulant. Car, de mme que lorsqu'il ment, il veutl'acte de mentir mme, de mme, quand il veut mentir, il veut l'acte de vouloirmme (Sur la libert de l'arbitre ch. 5, Schmitt, p. 215 ; Corbin p. 224-225)Selon cette analyse, on ne peut donc jamais dire, au sens strict, qu'on agitmalgr soi. Mme dans le cas de la contrainte (et de ce qu'Aristote appelait enEN III les actions mixtes), il y a une part de volont. Ce que l'on fait malgrsoi, on le fait aussi en le voulant. L'exacerbation de la volont signifie quecette puissance est l'origine de toutes mes actions : ds lors que quelquechose est une action dont mon corps est l'origine, j'en suis l'auteur volontaire.Toute actionfaite par moi n'est jamais vraimentfaite malgr moi.

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    Olivier Boulnois 283Mais la difficult redouble : si toute action, mme celle que je dcriscomme faite malgr moi a pour origine ma volont, il faut encore expliquer pourquoi il y a des actions o j'ai le vouloir sans le pouvoir, pourquoima volont devient serve, c'est--dire pourquoi elle perd son attribut essent

    iel. uisque tout le principe du choix se trouve concentr dans la volont,Yakrasia s'explique ainsi : lorsque je vois le bien et ne le fais pas, c'est quema volont est trop faible (ou serve). La volont est une puissance que jepossde par essence, mais que je n'accomplis pas totalement. Si elle pouvaitdevenirpleinement, totalement elle-mme, alors je ferais le bien. La solutionde la faiblesse de la volont n'est autre que l'affirmation de la volont. Si mavolont tait forte, elle ferait le bien qu'elle voit. Quand on place la volontau principe de toute action humaine, il faut poser la fois un libre arbitreinamissible et un serf arbitre invitable, pour expliquer la fois mon actionet mon imperfection morale.On voit comment Augustin engage la pense morale occidentale dansune aporie. Elle cherche sa solution sur le plan thologique : le pch originelsert de principe explicatif, et la grce de principe de solution. Mais sous l an

    glephilosophique, soulignons seulement qu'Augustin demande l'hommedont la volont est faible prcisment ce qu'il est incapable de donner, unevolont puissante. L'isolation d'un concept de volont dbouche finalementsur l'alternative entre libre-arbitre et serf-arbitre - une alternative qui nedpend pas de l'agent, et n'a de solution que sur le plan thologique. Quel'agent soit un tre libre, l'origine de ses actes, dpend finalement d'unautre, et de sa libre volont : Dieu - une difficult que l'on retrouve danstoute la thologie mdivale, d'Augustin jusqu' Luther.Ce sminaire a donc explor selon une seconde voie l'tude de Yakrasia,par un dmontage historique, en refusant de poser la volont comme principe absolu et atomique de l'action. La question fut donc reprise la base,chez celui qui l'a formule le premier, Aristote, auteur qui n'emploie pas leconcept de volont (malgr la traduction de Cicron), mais celui de choixrationnel (prohairesis).Remarquons d'abord que caractriser l'action intentionnelle par la seuleraison pratique (Anscombe) revient craser dans un seul concept, celuid intention, trois concepts diffrents, soigneusement distingus par Aristote.L'objet vritable du livre III de Y thique Nicomaque est de distinguer entreagir de plein gr ou malgr soi , afin d'tablir que le vice est en notrepouvoir : contre Platon et les tragiques, Aristote montre que l'incontinentsait que le mal est mal et s'y laisse quand mme entraner. Celui qui agitmal le fait de son plein gr, et non malgr soi. Le cur du livre VI vise montrer le lien entre raison droite et dsir droit pour expliquer la structurede la raison pratique dans le cadre du choix. Il y a donc des actions faitesde plein gr mais non pas dlibrment choisies. Enfin, le troisime concept

    est celui de rationalit morale, ou de vertu. Aristote pense l'action partirde la dlibration, de la raison pratique, et non d'une volont abstraiteauto-dtermine, il n'a donc pas se demander si elle est libre ou non. S'il

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    284 Religions et philosophies dans le christianisme au Moyen Ageparle de libert, c'est au sens politique et thique : l'homme libre est celuiqui poursuit un bien vritable, digne de ce nom, et qui entreprend de bellesactions. C'est donc celui dont le principe (subjectif) d'actions correspond l'ordre rationnel de l'agir.

    Les trois concepts distingus par Aristote sont traduits en latin ds Robert Grosseteste, par les termes de voluntarium, lectio, et de virtus : actionvolontaire, action choisie par prfrence et libert thique.1. Agir de plein gr (ekn, voluntarium) : par opposition agir malgrsoi, une action faite de plein gr est une action spontane, vitale (dont moncorps est l'origine), et faite en connaissance de cause. Si je suis pouss parun autre, je n'agis pas de plein gr, qu'il s'agisse de faire tomber quelqu'und'une falaise (Aristote) ou de renverser un gobelet de caf (Davidson). Si jetue quelqu'un en tat de lgitime dfense au cours d'une rixe un carrefour,c'est un accident ; si j'apprends que celui que j'ai tu est mon pre, voil latragdie d'dipe : agir en connaissance de cause est donc un lment essentielpour dcrire l'action faite de plein gr. Cette action faite de plein gr, sousl'influence de la traduction cicronienne et de la tradition augustinienne,Robert Grosseteste, au xme sicle, l'a traduite par voluntaria, mais il fautse rappeler qu'Aristote ne connat pas le concept de volont. Ce choix detraduction est repris par les traductions modernes. Mais l'acte fait de pleingr est un acte dit volontaire sans impliquer une volont. tel pointque pour Aristote, il existe des actions faites de plein gr par les animauxet les enfants.2. Choisir par prfrence (prohairesis, electio) : ce qui est proprementhumain est la spcification par la raison ; le choix prfrentiel s'y ajoute pourdfinir Y electio vritable. Pour Aristote, le choix prfrentiel est une espcedu dsir inform par la raison : ce que l'on choisit est un objet que l'ondsire, mais sur lequel on a dlibr (pour le prfrer un autre). L'hommedsire par nature une fin, il dlibre (1) sur les moyens, et (2) sur les moyenspossibles pour l'atteindre.La distinction de ces deux moments est atteste en EN III, 4 (1111 b6-8):

    Le choix prfrentiel {prohairesis, electio, trad. Bods : dcision) parat tre ducommis de plein gr (ekn, voluntarium, Bods : consenti), mais ce n'est pas lamme chose : le commis de plein gr est quelque chose de plus large, puisqu'ilest aussi le lot commun des enfants et des autres animaux.

    Or la notion d'intentionnel chez Anscombe ou Davidson court-circuitecette dualit. Pour Anscombe, il n'y a de libert d'action que parce qu'il ya intention (description rationnelle de l'action par rfrence un but poursuivi). Pour Aristote, agir exprs, de plein gr ( voluntarium ) est un stadeacquis en tant que spontanit chez tout animal capable de dsir, et donc demouvement vers sa fin (c'est l qu'on place au Moyen ge le voluntarium etl'involuntarium). Seule la prfrence est proprement humaine, parce qu'ellesuppose la dlibration.

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    Olivier Boulnois 285Au sein de la problmatique thologique mdivale, le choix (electio,arbitrium) s'intgre dans le cadre plus vaste du problme du libre-arbitre,comme aspect de la voluntas. Ce point est favoris par un choix de traductionle terme de boulsis (souhait) a t traduit voluntas. Or il porte sur la

    fin, tandis que le choix prfrentiel porte sur les moyens. Il peut porter surl'impossible, alors que le choix prfrentiel porte sur le possible. C'est unconcept redoutable, qui prend au Moyen-ge une forme mtaphysique avecla question du libre-arbitre, alors que pour Aristote, il n'y a pas de problmedu libre-arbitre, la contingence tant dj dans la nature, et la spontanittant acquise au niveau de l'action de l'animal dou de dsir (agissant deplein gr et non par contrainte ou par ignorance). Aristote n'envisage nilibre-arbitre ni serf-arbitre, il n'y a pour lui qu'une dlibration sur l'objetdu dsir.Aristote distingue enfin entre l'acte correct (droit), qui est conforme ladroite raison (ou prudence), et l'acte vertueux, qui est uni la droite raison.Le premier est simplement un acte de continence : l'agent fait l'action bonneparce qu'il sait qu'elle est bonne, ou parce que la loi lui dit qu'elle l'est, maisil ne dsire pas le bien qu'elle reprsente. On peut obir la loi sans avoir deprudence, tandis que l'hommede bien est seul capable de commander le bien, autrui comme lui-mme. La vertu morale est un habitus o le dsir et laraison s'associent pour former une unit non-conflictuelle : sans le dsir droit,la raison ne serait qu'une puissance thorique, incapable de nous pousser agir en vue du bien ; et sans l'intellect qui donne voir le bien dsirable etles moyens de l'atteindre, le dsir, mme droit, serait incapable d'atteindresa fin. La raison sans dsir est vide, le dsir sans raison est aveugle, et c'estla prudence qui les unit l'un l'autre.En effet, le but de la science pratique n'est pas de connatre le bien, maisde le faire, et pour cela, il faut le dsirer. Comme le dit saint Thomas,

    La fin de cette science n'est pas la seule connaissance, laquelle ceux qui suivent leurs passions auraient peut-tre pu parvenir. Mais la fin de cette scienceest l'acte humain, comme celle de toutes les sciences pratiques (Sententia libriEthicorum I, 3, 12).Il semble alors que celui qui est soumis ses passions connat le bien mais

    ne le fait pas, donc qu'il n'y a plus de science pratique pour l'incontinent.E. Anscombe a trs justement insist sur l'ide que la raison est pratiqueparce que nous dsirons l'objet en question. Le dsir est donc la cl de lascience pratique, ce qui la rend rellement oprative. Et rciproquement, ladroiture du dsir est ce qui rend notre choix vritablement libre. C'est doncla cl de l'thique.D'o vient alors l'incontinence ?Aucun des diffrents cas tudis par Aristote ne semble constituer uncas d'akrasia au sens dcrit par Davidson. Les tentatives d'interprtationdavidsonienne d'Aristote sont donc voues l'chec. Aristote rejette le casde Yakrasie stricte, phnomne extraordinaire ou effrayant.

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    286 Religions et philosophies dans le christianisme au Moyen AgeQue l'incontinent sache de la premire de ces faons [en puissance], et de l'aveuunanime il n'y aura rien de prodigieux (thaumaston) dans sa faon d'agir ; maiss'il savait de l'autre faon [en acte], toute le monde trouverait le fait tonnant(EN VII, 5, 1146 b 35).Le terme thaumaston est fort : il serait terrible, (ce serait prcisment leprodige monstrueux dont parle Augustin) que quelqu'un fasse le mal en lepensant en acte - ce serait le dmon de la perversit tel que Sade, Edgar Poeet Baudelaire l'envisagent. Celui qui agit contre son estimation du meilleur (etdonc sa prfrence, son choix rationnel), est en fait temporairement victimede l'assaut d'une passion forte. Aristote compare ainsi Yakrasia l'ivresseou au sommeil : sa conscience tant altre, l'ivrogne ne sait pas vraimentce qu'il fait. Vakratique n'a pas plus la connaissance de l'action rationnellequ'un homme saoul marmonnant des vers d'Empdocle ne les connat enacte. Certes, objectivement, on peut dcrire l'action juste selon une structure

    rationnelle, discursive, mais l'incontinent est celui qui connat en puissance(par cur) ce raisonnement, mais qui n'y pense pas en acte.Dans son commentaire de ce passage, Thomas dgage trois points :1. L'incontinence survient sous l'effet d'une passion.2. Elle est compatible avec la connaissance habituelle de la nature del'action.3. Mais elle consiste ngliger de penser en acte cette prmisse du rai sonn m nt pratique.C'est prcisment l qu' Aristote labore sa doctrine du raisonnement( syllogisme ) pratique : il n'y a pas d'incontinence pour celui qui possdela science universelle au sens propre et au suprme degr (le sage, le savant)mais seulement pour celui qui a une science imparfaite, sensible (EN VII,5, 1147 b 14-17). L'ignorance de l'incontinent ne porte pas sur la majeureuniverselle, mais sur la mineure particulire et sensible. La majeure est unescience pure, imperturbable. Seule la connaissance sensible est perturbablepar la passion. Elle n'est pas l'effet d'une absence de science en acte, mais sacause, en maintenant notre connaissance dans la puissance, sous l'effet de lapassion. Si l'on adapte son vocabulaire, prenons le raisonnement pratique : Un rgime vitamin est bon pour la sant ; le fruit que voici contient desvitamines , donc j'en mange. Vakratique est celui qui connat le moyen termehabituellement, mais qui n'y pense pas en acte. Il pourra donc y substituerun autre moyen terme : ce gteau m'a l'air dlicieux , pour aboutir l'actecontraire. L'incontinent n'est donc pas quelqu'un qui considre froidementle meilleur dans une science en acte et qui fait le contraire : il ne considrepas les objets de choix particulier en acte, mais s'y rapporte en puissance(comme le dormeur possde la science en puissance) : Yhabitus de sa raisonest li . Il est arrach hors de soi (rendu extatique) par la passion (ENVII, 7, 1151 a 20).Nanmoins, l'incontinent est moins domin que le vicieux. Pour l'incontinent, la domination de la passion n'empche pas que subsiste (et rsiste) ladroite raison, qui juge de la droiture de l'action, mme si elle ne parvient pas

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    Olivier Boulnois 287 triompher du dsir, et dclencher l'action convenable. C'est pourquoiun tel individu, lorsque cesse la passion qui passe rapidement, reste dansun jugement droit l'gard de la fin (Thomas, In libros Ethicorum VII,lectio 8, p. 145 b). Mais la domination de la passion est encore plus fortechez le vicieux, qui trouve son plaisir faire dlibrment ce qui est contraire la droite raison. Malgr le plaisir qu'il y prend, la libert du vicieux estencore plus serve que celle de l'incontinent.Comme le disent F. Pironet et C. Tappolet propos des actions akra-tiques :

    On peut sommairement dfinir ces actions comme tant libres et intentionnellesais contraires au meilleur jugement de l'agent, c'est--dire contraires unjugement pratique rsultant en principe d'une dlibration ( Faiblesse de laraison ou faiblesse de la volont : peut-on choisir ? Dialogue XLII (2003) 627-44 - malgr un vocabulaire anachronique ; Aristote dit : de plein gr , maisnon par un choix dlibr).La servitude de l'incontinent n'est pas du mme ordre que la contrainte ;celui qui est m de l'extrieur subit une contrainte, mais celui qui est mpar une impulsion propre, qu'il soit continent ou incontinent, agit de pleingr et non par contrainte : Lorsque le principe de l'action est interne, onne parle pas de contrainte (EE II, 8, 1224 b 1 5). C'est l'me tout entire,consentante, tant de celui qui n'est pas matre de soi que de celui qui estmatre de soi, qui agit ; et aucun des deux n'agit sous la contrainte, maisseulement quelque chose en eux (1224 b 28). Mais celui qui est matre desoi est conduit vers des choses dont il est persuad, et la persuation participede la raison ; tandis que l'apptit dirige celui qui est serf sans avoir usde persuasion, sans qu'il ait part la raison. Le continent est donc pluslibre que l'incontinent.Selon saint Thomas, c'est l'intellectualisme platonicien qui n'arrive pas comprendre l'incontinence :Certains disent qu'il n'est pas possible que quelqu'un qui juge droitement, enpossdant la science, soit incontinent. En effet, ce qui est plus fort n'est pas vaincupar ce qui est plus faible ; mais puisque la science est la ralit la plus forte dansl'homme, il semble difficile, si la science existe dans un homme, que quelquechose d'autre commande la science et la tire comme une esclave, alors que c'estplutt la raison, dont la perfection est la science, qui domine et commande lapartie sensitive comme une servante. Et telle tait la raison de [= selon] Socrate ;c'est pourquoi il insistait totalement sur cette raison, comme si l'incontinencen'existait pas ; il pensait en effet qu'aucune personne qui juge droitement ne faitquelque chose contre ce qui est le meilleur, mais que tout le mal n'est commisque par ignorance.Car mme si l'on invoque l'ignorance comme Platon, il faut s'interrogerderechef : d'o vient cette ignorance ? - De l'impact d'une passion :II apparat de manire vidente que certains font ce qu'ils savent tre mal ; ets'il en est ainsi qu'ils pchent en raison de l'ignorance qui leur arrive quand ilssont dans une passion, par exemple celle de la concupiscence ou de la colre,le mieux est de rechercher quelle sorte d'ignorance c'est. Il est vident en effet

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    288 Religions et philosophies dans le christianisme au Moyen geque l'incontinent, avant que la passion ne survienne, ne juge pas qu'il faut fairece qu'il fait ensuite par passion (Thomas, Sententia libri Ethicorum, d. R.-A.Gauthier, Rome, p. 385 a).L'ignorance n'explique pas l'incontinence elle seule. L'incontinent,

    avant d'agir, connat ce qui est bien (par hypothse), il n'est donc pas frappd'ignorance. Mais lorsque sa constitution tombe sous l'affection, il tombedans l'ignorance, et ne pense plus que c'est bien (ds lors il n'est pas nonplus incontinent au sens propre). Soit il y a incontinence au sens propre etil n'y a pas d'ignorance, soit il y a ignorance et il n'y pas d'incontinence. Parconsquent, le problme ne se rduit pas l'affrontement entre ignoranceet science : il faut prendre en compte l'effet d'aveuglement de la passionsur le jugement.Ds lors, l'incontinence ne prsuppose pas un choix prfrentiel actuelet lucide. Elle n'est donc pas le fruit de l'acte intentionnel dlibr dcrit parDavidson, qui suppose encore une volont comme principe d' action unifi dansl'agent. L'incontinent ne se rapporte pas un choix prfrentiel dlibr, la diffrence du vicieux. Il fait ce qu'il dsire au lieu de ce que la raison luiprsenterait) comme meilleur dans une dlibration. Or le choix est prcismentl'acte de soumettre le dsir la dlibration rationnelle. L'acte incontinent,en ce sens, n'est pas encore un acte pleinement choisi. La progression versla libert comporte ainsi quatre degrs : 1 le vice, o l'agent agit mal parchoix (il fait ce qu'il dsire et qu'il a dlibr de faire) ; 2. l'incontinence, oil agit mal contre son choix dlibr (il fait ce qu'il dsire, mais sait rationnellement en habitus que le contraire est prfrable) ; 3. la continence, o ilfait et choisit ce qu'il sait tre bon, alors qu'il dsire encore le contraire ; 4.la vertu, o il sait ce qui est bon, le dsire et l'accomplit.Pour bien cerner l'originalit des lectures mdivales de Yakrasia, il fautmesurer l'cart entre les mdivaux et Aristote. Celui-ci tient en un mot : leconcept de volont, hrit de la tradition augustinienne. L'incontinent vacontre son choix prfrentiel, lequel concide avec la raison pratique indiquant ce qui est bon pour lui. L'action qu'il accomplit est bien volontaire(accomplie de plein gr), mais elle n'est pas dlibre : il passe outre sonchoix dlibr, son libre arbitre, mais la diffrence du vicieux, son actionne procde pas d'un choix dlibr contre la raison ou le meilleur. On peutdire qu'il est esclave de son dsir, mais il conserve la rationalit du choix,simplement celui-ci reste en veilleuse , spar de son dsir concret. Doit-ondire qu'il a un serf-arbitre ? En ralit, Aristote distingue deux degrs : lecaractre exprs de l'action, or celle-ci est accomplie par les mouvements del'incontinent (mme si c'est sous l'impulsion du dsir et par un raisonnementbiais) et en connaissance de cause - il agit donc de plein gr (voluntarie, enlatin). Mais l'acte qu'il commet n'est pas celui qu'il aurait choisi dlibrment,ar une electio ou un arbitrium libre : il ne se conforme pas au librearbitre, il est esclave de ses dsirs, on peut parler ici de servitude (mais nonde serf-arbitre, puisque prcisment le serf-arbitre d'Augustin ne distingue

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    Olivier Boulnois 289pas ces deux degrs). L'incontinent n'est pas matre de soi (comme raison)parce qu'il est esclave de soi (comme dsir).L'explication davidsonienne de Vakrasia repose sur la distinction entrela rationalit objective de l'action et mes raisons d'agir (autrement dit,une rationalit subjective). Il y a l une analogie avec la problmatique deThomas, qui se demande si l'incontinent est celui qui nglige son propre choix(dfinition subjective de la libert), ou celui qui nglige son propre choixdu bien (dfinition objective) Dans la formulation latine : l'incontinenceest-elle l'incapacit persister dans un choix en tant que tel (l'arbitre), oul'incapacit persister dans la droite raison et l'lection droite (la libertrationnelle) ?N'est-ce pas que, par accident, ce peut tre une [raison et un choix] quelconque,mais que, par soi-mme, c'est seulement dans la raison vraie et dans le choixcorrect que l'un [le continent] persiste et que l'autre [l'incontinent] ne persiste

    pas ? Si, en effet, quelqu'un choisit ou poursuit ceci en vue de cela [telle fin], ensoi, il choisit et poursuit cette fin, mais par accident, il choisit et poursuit [cequ'il recherchait] d'abord. Or absolument veut dire pour nous la mme choseque par soi. Par consquent d'une certaine faon c'est n'importe quelle opiniondans laquelle l'un persiste et que l'autre abandonne, mais au sens absolu, c'estseulement l'opinion vraie. (Sententia libri Ethicorum VII, lectio 9)Mme si l'incontinent est un inconstant, qui est par accident infidle n'importe quelle dcision, en soi et absolument, il est par essence infidle la raison vraie. Car c'est elle qu'il poursuivait travers son choix subjectif.L'incontinent (comme le continent) se rapporte par accident son opinion

    subjective ; il ne parvient pas s'en tenir son choix personnel, mais c'estparce que son choix vise absolument l'opinion vraie ; fondamentalement,il est incontinent parce qu'il dlaisse ce qui est bien en soi, le rationnel et ledsirable. Si la relation entre l'inconstance et l'incontinence est accidentelle,l'incontinent peut aussi (par accident) se former une opinion fausse, et faire unchoix injuste. Comme chez Davidson, l'incontinent, pour saint Thomas, peutagir au nom de ses raisons, de son opinion, contre la rationalit objective del'action, mais ce n'est pas l'essentiel, puisque l essentiel est la non-conformitau choix rationnel, la raison pratique. partir de l'analogie d'une mprise, Thomas analyse l'articulation entrefin objective et poursuite subjective :Si quelqu'un choisit ou poursuit (c'est--dire recherche) ceci pour cela, c'est--direceci la place de cela, par exemple s'il choisit du fiel au lieu de miel, parce que, enraison de la ressemblance de couleur, il estime que c'est du miel, il est manifestequ'e soi (per se loquendo) il choisit et recherche ce pour quoi il choisit et recherchel'autre [objet], savoir le miel, mais que par accident il choisit et recherche cequi est d'abord, c'est--dire ce qu'il choisit la place de l'autre [objet], savoirle fiel. Et la raison en est que dans les dsirables, est par soi (per se) ce quoise rapporte l'intention du dsirant (en effet, le bien, en tant qu'apprhend, estl'objet propre de l'intellect) ; or ce qui est hors de l'intention est par accident, c'est

    pourquoi celui qui entend choisir du miel et choisit du fiel hors de son intention(praeter intentionem), choisit par soi du miel, mais par accident du fiel. Si donc

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    290 Religions etphilosophies dans le christianisme au Moyen gequelqu'un estime vraie une raison fausse, par exemple s'il estime vrai qu'il soitbon de forniquer, et si donc il persiste dans cette raison fausse en l'estimant vraie,par soi il persiste dans une raison vraie, et par accident dans une raison fausse. Orce qui est par soi, nous l'appelons absolu (simpliciter) et ce qui est par accidentnous l'appelons relatif (secundum quid). Et c'est pourquoi il arrive que, selonun certain mode, le continent ou l'incontinent persiste dans n'importe quelleopinion, mme fausse, mais qu' absolument, est appel continent ou incontinentcelui qui persiste ou ne persiste pas dans la raison ou l'opinion vraie (Sententialibri Ethicorum VII, lectio 9, p. 417 b).Si un agent recherche l'objet de son choix (subjectif), il le poursuit parcequ'il recherche travers lui un objet bon (en soi). Mais il peut arriver quedans cet cart logique se glisse une mprise, lorsque l'agent prend du fielpour du miel. Il en va de mme lorsque l'agent fait une mauvaise valuation,et prend ce qui lui apparat comme bon (relativement), pour du bon en soi(absolument). L'erreur est alors purement cognitive. Ainsi, celui qui persistedans son choix a choisi le bien par essence ; mais par accident, ce choixne vise pas l'objet dsirable par excellence. L'incontinence s'explique doncpar le statut des noncs pistmiques : l'agent croit que x, telle action, estprfrable pour lui, mais un autre peut s'apercevoir que y, telle autre action,serait meilleure. Ainsi, quand l'agent estime, par une fausse opinion, quec'est une bonne chose de forniquer, il dsire par essence bien faire (et donc persiste par soi dans une raison vraie ), mais fait le mal par accident( par accident dans une raison fausse ), ici par une pure erreur d'opinion.Cependant, mme des jugements influencs par la passion conserveraient

    cette articulation pistmique.L'incontinence ne porte donc pas essentiellement sur l'incapacit s'entenir notre propre jugement sur le meilleur, contrairement ce que ditDavidson. Elle ne se dfinit qu'accidentellement par rfrence des choixsubjectifs. En profondeur, ou essentiellement, elle est une incapacit seconformer au choix rationnel objectif. L incontinence est par accident l incapacit de s'en tenir un choix subjectif, son opinion sur le bien, maisparessence, l'incapacit de s'en tenir au choix du bien, la dlibration rationnellepratique, la libert vritable. L'incontinence apparat ainsi comme un cartaccidentel entre notre jugement propre et le bien vritable. L'incontinent estincapable de parvenir la dlibration sur le vrai bien.L'analyse se complique du fait que les traductions et les commentairesrintroduisent le concept de volont dans le domaine de l'incontinence :

    L'incontinent faute (peccat) en le voulant (volens) : il sait en effet en quelquemanire, savoir en gnral (in universali) la fois ce qu'il fait, en vue de quoi il lefait et les autres circonstances, c'est pourquoi il agit volontairement (voluntarie) ;pourtant, il n'est pas mauvais, parce qu' il n agit pas par un choix (ex electione),mais son choix est epiikes, c'est--dire bon, quand il est hors de toute passion,tandis que, lorsque survient la passion, son choix est dtruit, et // veut un mal.C'est pourquoi l'incontinent diffre de l'homme prudent par son choix, car lechoix de l'homme prudent n'est pas dtruit, tandis que celui de l'incontinent estdtruit (Sententia Libri Ethicorum VII, lectio 10, p. 421).

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    Olivier Boulnois 291D'une part, l'incontinent agit volontairement , et donc en le voulant , puisqu'il est l'origine du mouvement, qu'il accomplit sans contrainteet en connaissance de cause (EN III) de l'autre, il n'agit pas par choix ,car il a fait le choix de l'honnte, mais la passion le dtourne de ce qu'il a

    choisi. Le choix prfrentiel est bon, mais il est empch de s exercer par lacolre ou la convoitise. D'o l'ide, plus augustinienne, que le choix n'estpas automatiquement suivi d'effet, mais que la passion vient modifier lechoix, l'affecter, et l'empcher de parvenir l'acte, ce qui conduit l'ideque l'agent veut un mal . Cela signifie-t-il que je suis dlibrment irr tionnel , comme le disent F. Pironet et C. Tappolet ? Non, car l'actionfaite de plein gr est au premier degr de la libert, mais non au second,elle n'est pas dlibre, ce n'est pas un choix rationnel auquel je me tiens.Consentie et dsire, l'action relve du volontaire , mais ce n'est pas ceque je choisirais librement selon ma seule raison. Ce n'est pas une actiontotalement libre, dcante dans une raison universelle.PourThomas comme pour Davidson, l'incontinent agit en le voulant ,de manire libre et intentionnelle, mais contrairement au meilleur jugementde l'agent, c'est--dire la raison pratique qui nonce un jugement selonla raison. La raison pour laquelle j'agis (mon opinion) n'est pas sur le plande la rationalit de tout agir intentionnel. Puisque ces plans sont distincts,l'incontinence n'est pas contradictoire. Il n'y a donc pas de contradictionlogique entre la maxime de mon action (faite de plein gr) et le choix prfrentiel dlibr selon la raison. S'il dlibrait, l'akratique conclurait lecontraire de ce qu'il fait ; mais prcisment, son raisonnement pratique neconsidre pas le moyen terme le plus gnral. Il faut dissocier ici deux sensde l' intention : l'action est consentie (de plein gr) mais elle n'est pasintentionnelle au sens le plus profond, puisque l'agent voudrait le contraires'il y pensait. Elle n'est donc pas libre au sens le plus radical.Le problme est alors d'assigner la continence un support (subjectum) :sur quelle facult de l'me la continence vient-elle s exercer ? Trois solutionsse prsentent.1. S'il y a bien une cohrence de nos actions, celle-ci n'est pas l'objetd'une connaissance vidente : il y a en nous quelque chose d'opaque, desourd. Je n'ai aucune raison de faire ce qui n'est pas le meilleur pour moi. On peut identifier cet lment sourd au dsir. C'est une interprtation quia t soutenue par les auteurs de la premire moiti du xme sicle, lesquelsposent la continence dans la concupiscence, donc sans la distinguer de latemprance (Guillaume d'Auxerre, Guillaume d'Auvergne).2. On peut galement lui donner pour sujet l'intellect : l'incontinenceserait une faiblesse de l'intelligence ou de la raison. C'est la position d'Albertle Grand et de Thomas :

    La continence, ou la persvrance, est une perfection de la partie rationnelle, quise contient contre les passions, pour ne pas tre entrane. Elle n'est pourtant pastout fait une vertu, car la vertu intellective qui fait que la raison se rapportecorrectement aux questions morales, suppose l'apptit droit de la fin, pour se

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    292 Religions et philo sophies dans le christianisme au Moyen gerapporter correctement aux principes, c'est--dire aux fins partir desquelles elleraisonne - et ceci fait dfaut au continent et au persvrant (Summa theologiaeIII, q. 58 a. 3 ad 2).La continence ne se rapporte pas encore aux fins correctes de l'action,

    mais elle consiste dans un raisonnement droit, mme si aucun dsir droitne l'accompagne. C'est pourquoi elle n'est pas une vertu.3. Mais il arrive Thomas, quelques annes plus tard, de placer lacontinence dans la volont et non plus dans l'intellect :II y a trois mouvements dans l'me qui tend vers quelque chose. Le premier estle mouvement de la volont branle par l'impulsion de la passion, et c'est cemouvement que rfrne la continence, d'o il arrive que, mme si un homme subitdes passions dmesures, [-sa] volont n'estpas vaincue (II-II q. 143).Un raisonnement peut ustifier ce dplacement vers la volont : la raisonse comporte de la mme manire dans le cas du continent et de l'incontinent.

    On peut en dire autant du dsir. La diffrencese trouve donc dans le choix : le continent, bien qu'il subisse de violents dsirs,choisit de ne pas les suivre, cause de la raison, et l'incontinent choisit de lessuivre, malgr la contradiction de la raison. C'est pourquoi il faut que la continence soit, comme dans un sujet, dans cette puissance de l'me dont l'acte est lechoix. Et telle est la volont. (II-II, q. 155 a.3)On doit alors reformuler le rapport entre choix subjectif et libert.Avant la passion, [le continent] a un choix bon, mais par la passion, il veut unmal. Il en dcoule qu'il est moiti mauvais en tant qu'il veut un mal, mais qu'iln'est pas injuste ni mauvais absolument, car ce n'est pas un pervers (insidiator)faisant le mal par un conseil et un choix. [. .] De ce qui a t dit, nous pouvonsdduire le sujet de la continence et de l'incontinence : on ne peut pas dire que lesujet de l'un et de l'autre est la facult de convoiter (concupiscibilis), car le continentet l'incontinent ne diffrent pas par leurs convoitises, qui sont mauvaises chezl'un et l'autre ; et le sujet de l'un et de l'autre n'est pas non plus la raison, car ilsont l'un et l'autre la raison droite ; il reste donc que le sujet de l'un et de l'autresoit la volont, car l'incontinent pche par la volont, comme on l a dit, tandisque le continent, en le voulant, persiste dans la raison (Thomas, Sententia libriEthicorum VII, lectio 10, p. 421).Le continent voit le bien et dsire le mal, mais il fait ce que sa raisonlui dicte, tandis que l'incontinent connat par sa raison le bien et dsire lemal, mais fait ce que son dsir lui dicte. La cl de l'thique se trouve donc,non dans la raison, ni dans le dsir, mais dans la volont qui choisit l'uneou l'autre attitude. Alors qu'Aristote (et Thomas lui-mme, en d'autrespassages) distinguait l'acte commis de plein gr et l'lection du choix pr

    frentiel contraire, qui constituent deux formes de libert distinctes, et serapportent plutt comme l'habitus et l'acte (entre lesquels il n'y a pas decontradiction absolue, mais seulement secundum quid), ici, l'lection et l'actesont rapports l'un et l'autre une mme facult, un mme sujet, la volont,et ils apparaissent comme des actes contraires : choisir le bien par la volont/vouloir le mal l'instant de l'action. Le problme de la faiblesse de volontrenat ici. L'incontinent a une volont demi mauvaise, mais pas totalement,

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    Olivier Boulnois 293parce qu'elle ne s'accompagne pas de dlibration. En d'autres termes, saintThomas recouvre la perce aristotlicienne, et retrouve ici le vocabulaire etla problmatique augustinienne.Le problme communique alors avec un problme mtaphysique : lavolont est-elle dtermine par le jugement de l'intellect ? Peut-elle vouloir l'encontre ou indpendamment de ce jugement ? Lorsque deux biensincompatibles sont prsents par l'intellect, l'un plus grand que l'autre, lavolont peut-elle, cartant le plus grand bien, choisir le moindre ? Selonl' intellectualisme modr (pour reprendre un vocabulaire historiogra-phique utile mais dlicat manier), qui reconnat l'intellect une certainesupriorit sur la volont (Albert le Grand, Thomas d'Aquin, Gilles deRome), on ne peut pas librement et intentionnellement agir contre un jugement explicite, qui tablirait en acte que l'action y est absolument meilleureque l'action x pour moi, ici et maintenant. La deuxime rponse est dite volontariste ; c'est celle d'Olivi, Henri de Gand, Duns Scot, Ockham),qui considrent que la volont est une facult libre de tout lien ncessaireavec le jugement pratique de l'intellect.Cette seconde rponse a t canonise par la censure de 1277 : Que lavolont, tant que persiste la passion et la science particulire en acte, ne peutpas agir contre elle (La Condamnation parisienne de 1277, Article 129, d.C. Pich, Paris, Vrin, p. 119). Est ainsi condamne la thse intellectualiste,qui nie qu'on puisse vouloir le contraire de ce que dicte la passion, et quinie donc la possibilit de la continence, et mme d'un vouloir indpendantdes passions. Est condamne aussi la thse Que si la raison est droite, lavolont l'est aussi. Erreur, car cela va contre la glose d'Augustin sur lepsaume : Mon me a souhait dsirer, etc. et parce que selon cela, la grcene serait pas ncessaire la droiture de la volont, mais seulement la science,ce qui fut l'erreur de Pelage (art. 130, d.C. Pich ; la citation renvoie auxEnarrationes in Psalmos 1 18, 8, 3-4 : mon me a dsir le bien, mais n'ena pas t capable ; voir le commentaire de F.-X. Putallaz, Insolente libert,p. 67-82,212-218,291-293, 307-310). Face la libert absolue de la volont,cet article insiste sur l'enjeu thologique du problme : nier l'akrasia, soutenirque la volont ne peut que consentir au bien prsent par la droite raison,c'est soutenir l'hrsie plagienne, savoir que l'agent pourrait faire le bienpar lui-mme, par sa seule science, et sans la grce. Est condamne l'idephilosophique que l'arbitre serait toujours libre, et jamais serf. Les deuxarticles affirment donc en miroir la possibilit de la continence et celle del'incontinence.Henri de Gand a examin cette condamnation dans le Quodlibet X,q. 10 (f. 432 T-X). L'article 129 peut s'interpter logiquement de deux faons au sens compos et au sens divis. Au sens divis, nous avons deuxpropositions dotes d'une valeur de vrit indpendante : (p) je connais unacte particulier et bon; et (q) je ne peux pas faire le contraire. Mais si (p)et (q) sont vraies indpendamment l'une de l'autre, (p) est fausse, car ellesignifie que la volont n'a jamais la puissance de vouloir les opposs ; quoi

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    294 Religions et philosophies dans le christianisme au Moyen gequ'il arrive, ni l'instant o je le connais en acte, ni plus tard, je ne peuxfaire le contraire de mon jugement pratique. C'est videmment faux. Ausens compos, les deux valeurs de vrit sont lies. La phrase signifie que si(p) est vraie, alors (q) est vraie. Cela peut se comprendre de trois maniresencore : soit par une relation de condition (a : si la science persiste ), soitpar une relation de cause effet (b : parce que (quia) la science persiste ),soit par une simple concomitance (c : alors que (dum) la science persiste ).Pour Henri, il faut nier les deux premires hypothses : que ce soit titre decause (a) ou de condition (b), la science de telle action bonne n'entrane pasncessairement l'assentiment de la volont, sinon, nous serions dans un intellectualisme pur, qui n'accorde aucune autonomie la volont. La droiturede l'intellect n'est pas la cause de la droiture de la volont : l'intellectiondu bien n'a pas d'antriorit de nature et ne fonde pas le consentementde la volont, qui reste libre. En revanche, il peut tre vrai d'admettre lesdeux propositions simultanment (c) : alors que la science reste intacte, il estpossible que la volont choisisse le contraire. Dans ce cas-l, c'est la volontqui est la racine de l'cart, et non l'intellect. L'essentiel est d'assurer qu'iln'y a pas d'antriorit conditionnelle ou causale de l'intellect sur la volont,dans la justice comme dans la faute. Mais inversement, lorsque la volontdvie de la droite raison, elle entrane l'intellect l'erreur. Il peut donc yavoir simultanit dans le temps, mais il y a toujours antriorit en naturede la volont sur l'intellect. Par ce biais, Henri inverse la dpendance entrel'intellect et la volont : ce n'est pas cause de l'erreur de l'intellect que lavolont choisit mal, mais au contraire, cause de la malice de la volontque l'intellect se tourne vers l'erreur. La volont est librement mauvaise, etelle aveugle l'intellect.Mais la volont peut-elle vraiment aveugler l'intellect et rendre le syllogisme pratique inefficace ? C'est la difficult que soulve Duns Scot :

    Un mauvais choix ne peut pas aveugler l'intellect au point qu'il se trompe proposdes actions possibles. Preuve : les termes sont la cause totale de la connaissancedes premiers principes dans les ralits pratiques comme dans les ralits spculatives. .] donc, une fois les termes apprhends, composs [en propositions], etla dduction syllogistique effectue, il est ncessaire que l'intellect donne sonassentiment une conclusion dont la connaissance dpend exclusivement de laconnaissance des termes des principes et de celle de la dduction syllogistique ; ilest donc impossible que la volont fasse que l'intellect, considrant les principespar une dduction syllogistique, se trompe sur la conclusion, et encore moinssur les principes eux-mmes ; c'est pourquoi l'intellect ne sera d'aucune manireaveugl au point de se tromper (Duns Scot, Ordinatio III, suppl. dist. 36, d.A. B. Wolter, Duns Scotus on the will andmorality, p. 398 ; cf. T. Hoffmann, Uakrasiaselon Duns Scot , Duns Scot Paris, 1302-2002, sous la dir. d'O. Boulnots etJ.-L. Solre, 2004, p. 487 sq.).Considrons la raison pratique (ou la rationalit de l'action) commeun syllogisme : si les premiers principes sont vidents par eux-mmes (maj

    eure , et si la mineure persiste (hypothse de la proposition p), alors il est

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    Olivier Boulnois 295impossible que la conclusion ne suive pas. Et l'on peut encore moins treaveugl sur la majeure.Duns Scot conserve donc, comme Thomas, l'ide que la volont n'apas de pouvoir sur l'ordre rationnel de la praxis. Elle ne transforme pas lemoindre bien en bien suprieur. La volont peut seulement, une fois qu'unraisonnement a prsent l'agent tel objet comme un bien vident, ne pasy consentir parce qu'elle est libre. Elle a toujours pour objet le bien, maiselle peut consentir un bien moindre, par exemple rechercher le bien entant qu'il est avantageux (commodum, traduction latine du grec sympheron),et non en tant qu'il est juste : Scot reprend ainsi la distinction d'Anselmeentre affectus justitiae et affectus commodi.Le primat de la volont est-il un arbitraire ? Cela veut-il dire que Scotsacrifie le caractre rationnel de l'thique ? Non, pour une double raison :la volont n'a pas le pouvoir de modifier l'vidence de la raison pratique ; lavolont poursuit toujours un bien. Mais dans ce cas, la position volontaristeaboutit aux mmes conclusions que l'intellectualisme : d'une part, l'akrasieradicale face un objet meilleur, selon la raison pratique considre en acte,est impossible ; ensuite, l'on est libre de choisir une action qui a t jugebonne sous un certain aspect sans pour autant avoir t juge la meilleure ;une action akratique contraire un meilleur jugement relatif dnote en faitun manque de libert, mais pas de libre arbitreNous aboutissons ainsi trois thses :1) II est insens de choisir une action qui n'apparat bonne sous aucunaspect. On ne peut vouloir le mal en soi.2) Un intellectualiste modr souscrit la norme de rationalit selonlaquelle, mme si l'agent ne le fait pas toujours, il est toujours en puissancede suivre son meilleur jugement relatif. Pour le volontariste, au contraire,mme si la volont se conforme le plus souvent au meilleur jugement del'intellect, cela n'entache en rien son libre-arbitre radical : qu'elle choisissele meilleur ou le moins bon, c'est elle seule qui dcide. Elle marque ainsi sonautonomie par rapport ce jugement.3) Choisir l'encontre du meilleur jugement dnote en fait un manquede libert : l'incapacit de faire bon usage de notre puissance de faire deslibres choix.Ds lors, le problme de Yakrasia a totalement disparu. Si la volont estlibre devant le bien, il n'est pas tonnant que l'agent puisse vouloir un bienmoindre quand un bien plus grand lui est prsent. Ainsi qu'un examen dela position de Buridan a permis de le vrifier, la question de Yakrasia (touten tant encore mentionne) cesse d'tre aige au milieu du XIVe sicle.

    Reprendre la problmatique de Yakrasia, c'est aller par-del les interprtesmdivaux, mais aussi passer travers eux. Pour reconstruire, il faut aussidconstruire, condition de dconstruire avec amour, et non de balayerd'un revers de main toute la postrit.

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    296 Religions et philosophies dans le christianisme au Moyen geL'interprtation de Vakrasia par Davidson, la suite d'Anscombe etcontre elle, a l'inconvnient de prsupposer ce qui est en question, savoirque l'action akratique serait de part en part intentionnelle. Elle le fait parcequ'elle court-circuite la diffrence entre l'action commise de plein gr et le

    choix prfrentiel ; elle suppose un agent qui soit le principe unique et total deses actions. Or l'interprtation d'Aristote prsuppose un sujet cliv, ddoublentre raison et dsir. Il ne me semble pas que cela rende une interprtationanalytique du dsir tout fait impossible. Il revient au mme de dire qu'il ya un conflit entre la raison et le dsir de tel agent, et d'affirmer qu'il existeune contradiction entre l'nonc propositionnel dcrivant l'action qu'il dsireaccomplir et celui qui dcrit l'action rationelle.Les interprtations mdivales sont en effet centres sur cette contradiction.u premier extrme, elle peut s'interprter comme une faille interne la volont. La figure d'un moi principe radical de ses actes est introduitepar le stocisme et la pense de saint Augustin. Mais au xnie sicle, partirde la rception d'Aristote, toutes les positions sont mixtes : elles supposentun croisement entre la faiblesse de l'intellect et le jeu de la volont. Mmela forme la plus extrme du volontarisme au XIVe sicle, chez Duns Scot,reconnat la ncessit d'une cohrence de la raison pratique.

    Etudiants, auditeurs, lves assidus : Siegrid Agostini, Agnese Alemanno,Dan Arbib, Joe Attal, Gabriel Bakus, Pier Bakus, J.-F. Bguin, Benjaminvan Bever, Gabriel Brossard, Dragos Calma, Monica Calma, FranoisCharveriat, Christophe Cervellon, Iacopo Costa, Franois Delmas-Goyon,Dominique Dmange, Christophe Erismann, Jean Fuks, Diego Gracia, AniraGrigorionait, Ren Hascot, Andre Hugonnenc, Thierry-DominiqueHumbrecht, Maria-Valeria Ingegno, Ana Irimescu, Odile Maguet, MichelineMontot, Valentin Omelyantchik, Lucian Petrescu, Paula Posada, AndraRobiglio, Anne Quincy, J.-P. Renault, Daniel Renous, AurlienRobert, Anne-Sohie Robin, Jacob Schmutz, Laure Solignac, Juan-Manuel Torres, KristellTrego, Jeanine Walter.II. Philosophie et thologie au Moyen ge

    Ce sminaire doit faire l'objet d'une prochaine publication.Autres activits du directeur d'tudes : Participation au ury de thse doctorale de M e Kristina Mitalait < Laphilosophie et la thologie de l'image artificielle dans les Libri Carolini (EPHE, le 8.9.04). Confrence l'institut d'tudes thologiques de Caen : Thologie etrationalit (12.10.04). Direction et soutenance de la thse de T.-D. Humbrecht (EPHE, e 20. 1 1 .04) : Thologie ngative et noms divins chez saint Thomas d'Aquin .

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    Olivier Boulnois 297 Confrence et participation la table-ronde de la Socit des amisde la 5e section, Que sont les sciences religieuses aujourd'hui ? (EPHE,4.12.04). Rapport et participation au ury de thse doctorale d'I. Moulin (ParisIV, 16.12.05) : La Question aristotlicienne de Dieu et sa rception chezles commentateurs grecs et mdivaux . Rapport et participation au ury de thse de K. Trego (Paris 1, 1 7. 12.05) : Saint Anselme et la pense antique. Les aspects mtaphysiques de l'thiqueselon Anselme de Cantorbry . Confrence l Institut catholique, le 6. 1 .5 : Quoi de neuf ? Le Moyenge . Confrence l'universit de Lausanne le 14. 1 .5 : Les catgories selonDuns Scot . Participation la soutenance de diplme post-doctoral de M. ValentinOmelyantchik, La thorie de l'assertion simple dans les commentaires sur lePri Hermeneias, de l'Antiquit tardive et du haut Moyen ge : Ammonius,Boce, Ablard (EPHE, le 24.01.05). Confrence : L'homme indfinissable (Institut Catholique, le3.3.05). Rapports et participation au Conseil national des universits (philosophie, du 21.02 au 24.02.05). Confrence l'ENS, le 31 .03.05 : La mtaphysique au Moyen-ge :Ontothologie ou diversit rebelle ? Rapport et participation au ury de la thse de M. Francesco Marrone(Rome, le 2.04.05) : Res et Realitas chez Descartes, Les antcdents sco-lastiques du concept cartsien de realitas objectiva . Participation au Conseil national des universits (le 3.5.05). Direction et soutenance de la thse de M. Dominique Dmange (EPHE,le 12.05.05) : Les Seconds analytiques au xme sicle et la thorie de laconnaissance de Jean Duns Scot . Direction et soutenance de DEA de Mllc Paula Posada Matre Eckhartet la mystique (EPHE, 06.05). Participation la journe de clture de l'cole doctorale (EPHE le

    17.06.06). Coorganisation du colloque Lire les Pres au Moyen ge (InstitutCatholique de Paris, les 27-28.05.05) ; communication : Augustin et lesthories de l'image au Moyen ge .Publications du directeur d'tudes : Avec E. Karger, J.-L. Solre, G. Sondag, Duns Scot Paris, 1302-2002. Actes du colloque de Paris, 2-4 septembre 2002 ( Textes et tudesdu Moyen ge 26), Brepols, 2004. Comprenant l' Introduction (avecE. Karger, J.-L. Solre, G. Sondag), et la communication : Au-del de laphysique?, p. 218-254.

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    298 Religions et philosophiez dans le christianisme au Moyen Age Traduction et prsentation du De Aeternitate mundi de Thomas d'Aquin,dans C. Michon dir., Thomas d'Aquin et la Controverse sur L'ternit dumonde ..., Paris, Garnier-Flammarion, 2004, p. 131-161. Articles Ratitudo , Objet, tre objectif , dans Barbara Cassin

    dir., Vocabulaire europen des philo sophies, Robert/ Seuil, Paris, 2005, p. 867-870. Les preuves fatiguent la vrit. Michel Corbin et l'argument ansel-mien , Transversalit, Revue de l'Institut catholique de Paris, 2005.Responsabilits ditoriales :Comits de lecture : Les tudes philosophiques, Mdival Philosophyand Theology (Cambridge University Press), Dionysius (Halifax, Canada),Recherches de Thologie et Philosophie mdivales (Cologne, Leuven), Quaestio.Annuario distoria dlia metafisica (Turnhout, Bari).