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@ Émile BRÉHIER (1876 -1952) Histoire de la philosophie Tome II La philosophie moderne Un document produit en version numérique par Pierre Palpant, bénévole, Courriel : ppalpant@uqac. ca Dans le cadre de la collection : “ Les classiques des sciences sociales ” fondée et dirigée par Jean-Marie Tremblay,

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Histoire de la philosophie

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Histoire de la philosophie. Tome II, La philosophie moderne

mile BRHIER Histoire de la philosophie. II. La philosophie moderne114

@mile BRHIER

(1876-1952)Histoire de la philosophie

Tome II

La philosophie moderne

Un document produit en version numrique par Pierre Palpant, bnvole,

Courriel: ppalpant@uqac. ca

Dans le cadre de la collection: Les classiques des sciences sociales

fonde et dirige par Jean-Marie Tremblay,

professeur de sociologie au Cgep de ChicoutimiSite web: http: //www.uqac.ca/Classiques_des_sciences_sociales/Une collection dveloppe en collaboration avec la Bibliothque

Paul-mileBoulet de lUniversit du Qubec Chicoutimi

Site web: http: //bibliotheque.uqac.ca/

Cette dition lectronique a t ralise par Pierre Palpant, bnvole, Paris.

Courriel: ppalpant@uqac. ca partir de:

HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE,

Tome second. La philosophie moderne.

par mile BRHIER (1876 - 1952)Librairie Flix Alcan, Paris 1929-1930-1932, 1184 pages en 4 fascicules.

Polices de caractres utilise: Times New Roman, 10 et 12 points.

dition numrique complte Chicoutimi le 31 dcembre 2005.

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I. Le dix-septime sicle.

II. Le dix-huitime sicle.

III. Le dix-neuvime sicle - Priode des systmes (1800-1850).

IV. Le dix-neuvime sicle aprs 1850 et le vingtime sicle.

Bibliographie Index TOME I I. LE DIX-SEPTIME SICLE @CHAPITRE PREMIER. Caractres gnraux du XVIIe sicle.

I. La conception de la nature humaine: autorit et absolutisme. II. La conception de la nature extrieure: Galile, Gassendi et latomisme. III. Lorganisation de la vie intellectuelle: les Acadmies et les runions scientifiques.

CHAPITRE II. Franois Bacon et la philosophie exprimentale.

I. Vie et ouvrages de Bacon. II. Lidal baconien:entendement et science exprimentale. III. La division des sciences. IV. Le Novum organum. V. La forme: le mcanisme de Bacon. VI. La preuve exprimentale. VII. Les dernires parties de lInstauratio magna. VIII. La philosophie exprimentale en Angleterre.

CHAPITRE III. Descartes et le cartsianisme.

I. La vie et les uvres. II. La mthode et la mathmatique universelle. III. La mtaphysique. IV. La mtaphysique (suite): thorie des vrits ternelles. V. La mtaphysique (suite): le doute et le Cogito. VI. La mtaphysique (suite): lexistence de Dieu. VII. La mtaphysique (suite): lme et le corps. VIII. La physique. IX. La physiologie. X. La morale. XI. Le cartsianisme au XVIIe sicle. XII. Geulinex. XIII. Clauberg. XIV. Digby. XV. Louis de La Forge. XVI. Graud de Cordemoy. XVII. Sylvain Rgis et Huet.

CHAPITRE IV. PascalI. Les mthodes de Pascal. II. La critique des principes. III. Pascal apologiste.

CHAPITRE V. Thomas Hobbes.

CHAPITRE VI. Spinoza.

I. La vie, le milieu et les uvres. II. La Rforme de lentendement. III. Dieu. IV. La nature humaine. V. Les passions: lesclavage. VI. La libert et la vie ternelle. VII. Religion positive et politique. VIII. Spinozistes et antispinozistes.

CHAPITRE VII. Malebranche.

I. La vie et les uvres. II. Philosophie et thologie. III. La nature humaine. IV. Les causes occasionnelles. V. La nature de la connaissance et la vision en Dieu. VI. Les malebranchistes.

CHAPITRE VIII. Leibniz.

I. La philosophie allemande avant Leibniz. II. Vie et uvres de Leibniz. III. Position initiale de Leibniz: la science gnrale. IV. Linfinitisme. V. Mcanisme et dynamisme. VI. La notion de substance individuelle et la thologie. VII. Thologie et monadologie. VIII. Lharmonie prtablie. IX. La libert et la thodice: loptimisme. X. Ltre vivant. XI. Les ides innes: Leibniz et Locke. XII. Lexistence des corps. XIII. La morale.

CHAPITRE IX. John Locke et la philosophie anglaise.

I. Vie et uvres de Locke. II. Les ides politiques. III. La doctrine de lEssai: critique des ides innes. IV. Ides simples et ides complexes. V. La connaissance. VI. La philosophie anglaise la fin du XVIIe sicle.

CHAPITRE X. Bayle et Fontenelle

I. Pierre Bayle. II. Fontenelle.

@ II. LE DIX-HUITIME SICLE @CHAPITRE PREMIER. Les matres du XVIIIe sicle: Newton et LockeI. La pense de Newton et sa diffusion. II. Diffusion des ides de Locke.

CHAPITRE II. Premire priode (17001740): Le disme et la morale du sentiment.

I. Le disme. II. La morale du sentiment. III. La philosophie du sens commun: Claude Buffier.

CHAPITRE III. Premire priode (17001740) (suite): Berkeley.

I. Les ides philosophiques du Commonplace Book. II. La Thorie de la vision. III. Limmatrialisme dans les Principes et les Dialogues. IV. Le platonisme de la Siris. V. Limmatrialisme dArthur Collier.

CHAPITRE IV. Premire priode (17001740) (suite): Persistance du rationalisme de Leibniz: Christian Wolff.

La philosophie de Wolff.

CHAPITRE V. Premire priode (17001740) (suite): JeanBaptiste Vico: sa philosophie de lhistoire.

Philosophie de lhistoire de Vico.

CHAPITRE VI. Premire priode (17001740) (suite): Montesquieu.

I. La nature des lois. II. Le libralisme de Montesquieu.

CHAPITRE VII. Deuxime priode (17401775): La philosophie de lesprit: Condillac.

I. Considrations gnrales. II. Condillac: lanalyse. III. Condillac (suite): le Trait des sensations. IV. Condillac (suite): la science, langue bien faite. V. Charles Bonnet. VI. David Hartley.

CHAPITRE VIII. Deuxime priode (17401775) (suite): Thorie de lesprit (suite): La critique sceptique de Hume et le sentimentalisme dAdam Smith.

I. Le point de vue de Hume. II. La critique de la connaissance. III. La critique de la religion. IV. La morale et la politique. V. Adam Smith moraliste.

CHAPITRE IX. Deuxime priode (17401775) (suite): Thorie de lesprit (suite): Vauvenargues.

I. La vie et les uvres. II. La doctrine des types desprit.

CHAPITRE X. Deuxime priode (17401775) (suite): La thorie de la nature.

I. Diderot, dAlembert et lEncyclopdie. II. La Mettrie, dHolbach, Helvtius. III. Buffon et les naturalistes. IV. Le dynamisme de Boscovich.

CHAPITRE XI. Deuxime priode (17401775) (suite): Les thories de la socit: Voltaire.

I. Vie et uvres. II. Thorie de la nature. III. Lhomme et lhistoire. IV. La tolrance.

CHAPITRE XII. Deuxime priode (17401775) (suite): Les thories de la socit (suite): JeanJacques Rousseau.

I. Vie et uvres. II. La doctrine des Discours. III. La doctrine du Contrat social. IV. La Profession de foi du vicaire savoyard.

CHAPITRE XIII. Troisime priode (17751800): Les doctrines du sentiment et le prromantisme.

I. Mysticisme et illuminisme: SaintMartin. II. Lessing, Herder. III. Jacobi contre Mendelssohn; Hematerhuis. IV. La philosophie de Thomas Reid.

CHAPITRE XIV. Troisime priode (17751800) (suite): La persistance du rationalisme.

I. Les conomistes. II. Les thoriciens du progrs.

CHAPITRE XV. Troisime priode (17751800) (suite): Kant et la philosophie critique.

I. Vie et uvres. II. Priode prcritique. III. La Dissertation de 1770. IV. Le point de vue critique. V. La Critique de la raison pure: lesthtique. VI. La Critique de la raison pure (suite): lanalytique. VII. La Critique de la raison pure (suite): la dialectique transcendantale. VIII. La raison pratique. IX. La religion. X. Le droit. XI. La facult de juger. XII. Conclusion. XIII. Kantiens et antikantiens la fin du XVIIIe sicle.

@ III. LE DIX-NEUVIME SICLE - PRIODE DES SYSTMES (1800-1850)@CHAPITRE PREMIER. Caractres gnraux.

CHAPITRE II. Le mouvement traditionaliste.I. Traits gnraux. II. Joseph de Maistre. III. Louis de Bonald. IV. Benjamin Constant. V. Lamennais.

CHAPITRE III. Lidologie.I. Destut de Tracy. II. Cabanis. III. Linfluence de lidologie.

CHAPITRE IV. Maine de Biran et la dcadence de lidologie.I. Bichat. II. Maine de Biran: lhomme. III. La formation de la doctrine: lhabitude. IV. La doctrine du moi: le fait primitif. V. La dernire philosophie. VI. AM. Ampre. VII. La diffusion du kantisme en France.

CHAPITRE V. Le spiritualisme clectique en France.I. Laromiguire. II. RoyerCollard. III. Jouffroy. IV. Victor Cousin.

CHAPITRE VI. Lcole cossaise et lutilitarisme anglais de 1800 1850.I. Dugald Stewart. II. Thomas Brown. III. William Hamilton. IV. J. Bentham. V. Malthus et Ricardo. VI. James Mill. VII. La raction romantique: Coleridge et Carlyle.

CHAPITRE VII. Fichte.I. La libert chez Fichte. II. Les trois principes de la thorie de la science. III. La philosophie thorique. IV. Partie pratique de la thorie de la science. V. Le Droit et la Morale. VI. Les transformations de la thorie de la science.

CHAPITRE VIII. Schelling et les romantiques.I. La philosophie de la nature. II. La philosophie de lidentit. III. La dernire philosophie de Schelling. IV. Les romantiques. V. Les systmes apparents Schelling.

CHAPITRE IX. Hegel.I. Les divisions de la philosophie. II. La Phnomnologie de lEsprit. III. La triade hglienne. IV. Logique. V. La philosophie de la nature. VI. La philosophie de lesprit.

CHAPITRE X. Dcomposition de lhglianisme.I. Lhglianisme de gauche. II. Lhglianisme orthodoxe.

CHAPITRE XI. En marge des postkantiens. De Goethe Schopenhauer.I. Goethe. II. Krause. III. Schleiermacher. IV. Guillaume de Humboldt. V. Herbart. VI. Fries. VII. Schopenhauer. VIII. Bostrm.

CHAPITRE XII. La philosophie religieuse de 1815 1850.I. Ballanche. II. Hone Wronski et le messianisme polonais. III. Kirkegaard. IV. Emerson. V. Fidisme et rationalisme chrtien en France.

CHAPITRE XIII. La philosophie sociale en France: Charles Fourier.I. Fourier. II. Le fouririsme.

CHAPITRE XIV. La philosophie sociale en France (suite): SaintSimon et les saintsimoniens.

I. SaintSimon. II. Le saintsimonisme.

CHAPITRE XV. La philosophie sociale en France (suite): Auguste Comte.

I. Le point de dpart de Comte. II. La rforme intellectuelle et les sciences positives. III. La sociologie. IV. La Religion de lHumanit.

CHAPITRE XVI. La philosophie sociale en France (suite): Proudhon.

CHAPITRE XVII. Lidalisme italien.I. Rosmini. II. Gioberti. III. Mazzini.

@ IV. LE DIX-NEUVIME SICLE APRS 1850 ET LE VINGTIME SICLE@PREMIRE PRIODE (18901930)CHAPITRE PREMIER. Traits gnraux de la priode.CHAPITRE II. John Stuart Mill.I. La logique. II. Les sciences morales et la morale.

CHAPITRE III. Transformisme, volutionnisme et Positivisme.I. Lamarck et Darwin. II. Herbert Spencer et l'volutionnisme. III. Positivistes et volutionnistes en Angleterre IV. Littr et le Positivisme. V. Renan. VI. Taine. VII. Gobineau. VIII. Haeckel. IX. Le positivisme en Allemagne. X. Avenarius et Mach. XI. Wilhelm Wundt.

CHAPITRE IV. La philosophie religieuse.I. Newman et la pense religieuse en Angleterre. II. Pierre Leroux. III. Jean Reynaud. IV. Secrtan. V. Jules Lequier.CHAPITRE V. Le Mouvement criticiste.I. Charles Renouvier. II. Le nokantisme allemand. III. L'idalisme anglais. IV. Cournot.

CHAPITRE VI. La Mtaphysique.I. Fechner. II. Lotze. III. Spir. IV. Hartmann. V. Le spiritualisme en France. VI. Le positivisme spiritualiste: Ravaisson, Lachelier et Boutroux.CHAPITRE VII. Frdric Nietzsche.I. La critique des valeurs suprieures. II. La transmutation des valeurs: le surhumain. III. JeanMarie Guyau.DEUXIME PRIODE (18901930)CHAPITRE VIII. Le Spiritualisme d'Henri Bergson.I. Le rveil de la philosophie vers 1890. II. La doctrine bergsonienne.

CHAPITRE IX. Les Philosophies de la vie et de l'action: le pragmatisme.I. Lon OllLaprune et Maurice Blondel. II. Le pragmatisme. III. Georges Sorel.

CHAPITRE X. L'Idalisme.

I. L'idalisme anglosaxon: Bradley, Bosanquet, Royce. II. L'idalisme italien. III. Hamelin. IV. L'idalisme allemand. V. L'idalisme de Jules de Gaultier.

CHAPITRE XI. La Critique des sciences.I. Henri Poincar, L. Duhem, G. Milhaud. II. La critique des sciences et le criticisme. III. La critique des sciences et le dveloppement scientifique moderne. IV. Epistmologie et positivisme.

CHAPITRE XII. La Critique philosophique.I. Le nokantisme de l'cole de Marbourg. II. Le nokantisme de l'cole badoise. III. Le relativisme de Simmel et de Volkelt. IV. Le nokantisme italien. V. Le relativisme de Hffding. VI. Le spiritualisme en France. VII. M. Lon Brunschvicg. VIII. M. Andr Lalande et le rationalisme. IX. Frdric Rauh.CHAPITRE XIII. Le ralisme.I. Le ralisme anglosaxon. II. Le ralisme en Allemagne: Husserl et Rehmke. III. Le ralisme nothomiste.CHAPITRE XIV. Sociologie et philosophie en France.CHAPITRE XV. Psychologie et philosophie.

@BIBLIOGRAPHIEI. Le dix-septime sicle.

II. Le dix-huitime sicle.

III. Le dix-neuvime sicle - Priode des systmes.

IV. Le dix-neuvime sicle aprs 1850 et le vingtime sicle.

@I

L E

D I X - S E P T I M E

S I C L E

@CHAPITRE PREMIER

CARACTRES GNRAUX DU XVIIe SICLEI. LA CONCEPTION DE LA NATURE HUMAINE: AUTORIT ET ABSOLUTISME

@p.1 Jamais sicle na eu, moins que le XVIIe sicle, confiance dans les forces spontanes dune nature abandonne elle-mme: lhomme naturel, celui qui est livr sans rgle au conflit des passions, o en trouver plus misrable peinture que chez les politiques et moralistes du sicle? Hobbes saccorde l-dessus avec La Rochefoucauld, et La Rochefoucauld avec le jansniste Nicole; pour Hobbes, les sinistres btes de proie que sont les hommes ltat de nature ne peuvent tre mats que par un souverain absolu; et les jansnistes ne sauraient admettre que nul mouvement de charit et damour vienne dailleurs que de la grce divine chez lhomme livr, par le pch, la concupiscence.

Aussi bien, le XVIIe sicle est celui de la contre-rforme et de labsolutisme royal. La contre-rforme met fin au paganisme de la Renaissance; cest lpanouissement dun catholicisme qui voit une tche ncessaire dans la direction des intelligences et des mes; lordre des Jsuites fournit des ducateurs, des directeurs de conscience, des missionnaires; il a en France plus de deux cents coles; le thomisme, sous la forme quil prend chez le jsuite Suarez, est partout enseign et arrive supplanter, mme dans les universits des pays protestants, la p.2 doctrine de Mlanchthon. La contre-rforme est un mouvement qui vient de Rome, et dont le succs est assur par des initiatives prives: la royaut, elle, est, en France, gallicane, en Angleterre, anglicane. Pourtant cest le pouvoir royal mme qui, en France, ne recule pas devant des moyens violents pour assurer lunit religieuse, jusqu ce que la rvocation de ldit de Nantes supprime purement et simplement le protestantisme.

Labsolutisme du roi nest pas le pouvoir dun individu fort, capable, par son prestige personnel ou par des moyens violents, de retenir ses sujets dans lobissance; cest une fonction sociale, indpendante de la personne qui lexerce, et qui persiste, alors mme que, pendant de longues minorits, de tout-puissants ministres exercent le pouvoir au nom du prince; cette fonction sociale, dorigine divine, impose des devoirs plus encore que des droits; et le roi absolu de droit divin, mais asservi le premier sa tche par llection de Dieu, est aux antipodes du tyran de la Renaissance.

Donc ces disciplines, religieuses ou politiques, sont des disciplines admises, consenties, dont la ncessit est comprise autant que les bienfaits. La rigidit de la rgle nest point esclavage, mais armature, sans laquelle lhomme tombe, dsarticul, incertain comme le Montaigne des Essais. Le crmonial le guide dans les relations sociales, comme le rituel lglise.

Il y a des rsistances pourtant, et nombreuses; en Angleterre, labsolutisme de droit divin se heurte par deux fois la volont commune, et il succombe; en France lunit religieuse nest tablie quau prix de perscutions; la Hollande, pendant tout le XVIIe sicle, sert dabri aux perscuts de tous les pays, aux juifs dEspagne et de Portugal, aux sociniens de Pologne, plus tard aux protestants de France; abri prcaire dailleurs o ils sont souvent menacs; la religion catholique est elle-mme mine, dans son pays dlection, en France, par la querelle du jansnisme et du molinisme, et, la fin du sicle, par laffaire du mysticisme de Mme Guyon. Derrire ces faits, qui clatent au p.3 jour, se cache un travail de pense qui se traduit par des milliers dincidents, des milliers de livres ou de libelles aujourdhui oublis. Les rclamations en faveur de la libert et de la tolrance nont pas commenc au XVIIIe sicle; elles nont cess de se faire entendre tout au long du XVIIe sicle, en Angleterre et en Hollande surtout, et le sicle sachve sur lpre discussion entre Bossuet, qui soutient le droit divin des rois, et le ministre protestant Jurieu qui dfend la souverainet du peuple.

Pourtant, y regarder dun peu plus prs, ces rclamations et ces dbats portent la marque du sicle: ces rclamations ne sont pas celles dindividualistes en faveur du respect de leurs opinions particulires.

A cet gard, une des productions les plus caractristiques du sicle est le De jure belli et pacis (1625) de Hugo Grotius (1583-1645), lauteur de la doctrine du droit de la nature, qui prtend trouver des rgles universelles et obligatoires pour tous les hommes jusque dans les relations de violence quil y a entre eux; ce nest pas au nom des individus, cest au nom de la raison impersonnelle quon se place pour dcider si une guerre est juste ou injuste, si le prince a le droit dimposer ou non une religion ses sujets, et quelle est ltendue lgitime de son pouvoir. Partout o Machiavel voyait des conflits de forces individuelles, qui ne pouvaient se trancher que par la violence, Grotius voit des relations dfinies de droit. Le droit naturel est un ordre de la raison qui commande ou dfend une action, selon son accord ou son dsaccord avec la nature de ltre raisonnable; cest une rgle sans aucun arbitraire et que Dieu mme ne pourrait changer. A ce droit naturel se joint le droit positif, qui est tabli soit par Dieu, lorsquil sagit de la religion positive, soit par le souverain, lorsquil sagit de la lgislation civile: la grande et seule rgle du droit positif est de ne pas contredire le droit naturel. En revanche, dans ces limites, il est de droit naturel de respecter le droit positif. Par l, le systme de Grotius conclut, dans une trs large mesure, lobligation de respecter les pouvoirs tablis. p.4 Par exemple, il nadmet pas du tout le droit de rsistance du peuple contre le souverain; en effet la raison pour laquelle le peuple sest runi en socit et sest donn un souverain, cest que les individus sont trop faibles pour subsister solitaires; or, rien nempche quil ne donne son souverain la puissance suprme, celle quun matre a sur ses esclaves. On voit le sens de cette tentative: justifier, aux yeux de la raison, certains droits positifs, droit de guerre, droit de punir, droit de proprit, droit de souverainet. Le droit nest pas fait pour rendre les hommes indpendants les uns des autres, mais pour les lier entre eux. Et si Grotius rclame la tolrance envers toutes les religions positives, il ne ladmet plus quand il sagit des athes et des ngateurs de limmortalit de lme: il y a une religion naturelle qui oblige, comme le droit naturel.

Cest dans le mme esprit que se pose la question de la tolrance. En Angleterre, par exemple, les plaidoyers pour la tolrance sont de deux sortes: ou bien ils manent dhommes qui croient arriver retrouver la raison par une religion naturelle assez comprhensive pour unir toutes les glises, et mettre fin aux dissentiments; ou bien ils rclament la libert dinterprtation de la Bible, la Bible seule religion des protestants, proclame Chillingworth. Au premier courant, appartient Herbert de Cherbury, qui, dans le De Veritate (1628), se propose un moyen de faire cesser les controverses religieuses et de venir bout de lopinitret avec laquelle le misrable homme embrasse toutes les opinions des docteurs ou les rejette toutes, comme ne sachant point faire le choix; ce choix soprera en distinguant les notions communes, qui sont primitives, indpendantes, universelles, ncessaires, certaines, de toutes les croyances adventices. Ces notions communes forment un vritable credo, affirmant une puissance souveraine qui doit tre lobjet dun culte, enseignant que ce culte consiste surtout en p.5 une vie vertueuse, que les vices doivent sexpier par le repentir, et quils seront chtis aprs la mort, comme la vertu sera rcompense: religion naturelle qui tablit la paix universelle, non sans une svre critique de lillusion des rvlations particulires, et surtout de la prtendue ncessit dune grce divine, particulire chacun, pour son salut. A la fin du sicle, Locke ne tient pas un autre langage.

Dans le second courant se maintient lesprit de libre examen de la Rforme; mais encore ce libre examen nestil fait, dans lintention de ceux qui le dfendent, que pour supprimer graduellement, par une critique indpendante, tout ce que Bossuet appelait opinions particulires et variations; cest donc un moyen darriver la catholicit, bien que par une voie diffrente de celle de lautorit. Cette libert, avec les conflits quelle suppose, apparat Milton (Areopagitica, crit en 1647, aprs la victoire de Cromwell) la condition dune vrit, qui doit se conqurir par un progrs continu; les eaux de la vrit se corrompent dans les mares boueuses de lorthodoxie et de la tradition. Sans doute, la vrit prend des formes changeantes et peut-tre metelle sa voix lunisson des temps; ce nest pas l du scepticisme; la vrit en elle-mme reste ce quil y a de plus fort aprs le Tout-puissant.

Si la tolrance est lie un fort sentiment religieux, qui unit les hommes, inversement le scepticisme des libres penseur amne lintolrance religieuse, autre manire darriver lunit: ce sont eux, les disciples de Machiavel, qui soutiennent la ncessit dune religion dtat; Hobbes nous en donnera lexemple; et James Harrington, dans son Oceana, dcrit une glise dtat, qui contrlera la formation du clerg dans les universits. Inversement, cest dans des milieux religieux que sest forme en Angleterre lide dun tat laque, compltement indpendant p.6 des choses religieuses: ce sont des anabaptistes qui, au dbut du sicle, proclament quune glise nationale, laquelle on appartient de naissance, est en contradiction avec la foi, don personnel du SaintEsprit; ce sont eux qui prchent la rvolte contre les princes intolrants.

Malgr tous ces conflits, partisans de la religion naturelle et soutiens de la rvlation, dfenseurs de la tolrance et apologistes de la religion dtat, recherchent la mme chose, une unit capable de lier et de retenir ensemble les individus.

Le socinianisme, lui aussi, ce mouvement qui, ds la fin du XVIe sicle, se rpand de Pologne en Hollande et en Angleterre, repousse tout ce qui, dans la religion, est sujet controverse et dissentiment: cest comme un nouvel arianisme, auquel donne son nom lItalien Fauste Sozzini, italien rfugi en Pologne en 1579: ngateurs de la Trinit, de la divinit du Christ, de la valeur sacramentelle de lEucharistie et du baptme des enfants; ngateurs, surtout, de la thorie de la satisfaction daprs laquelle la justice de Dieu ne pouvait tre satisfaite que par la passion de son propre fils, les sociniens simplifient la religion, en en supprimant tous les mystres et le ct surnaturel: non quils refusent de lappuyer sur la rvlation des critures, mais parce quils pensent ne pas exclure la raison mais linclure, en affirmant que la sainte criture suffit au salut. Et, cette rationalit des croyances se joint la rclamation de la tolrance, dont ils font la condition de la stabilit sociale: Quand le lien, criventils aux tats de Hollande (1654), qui tient sous une loi gale tous ceux qui ne sont pas du mme avis sur les choses divines, commence se rompre, tout scroule et tout rtrograde.

Les Arminiens ou Remontrants qui, partir du synode de Dordrecht (1618), se dtachent du calvinisme, cherchent paralllement effacer de la thorie de la grce tout ce quil y a p.7 en elle de mystrieux, dincommensurable avec les notions humaines de justice: Arminius (15601609) nie le dcret absolu de Dieu, qui, selon Calvin, se rsout, sans aucun motif intelligible pour nous, sauver les mes quil lui plat; et il oppose son adversaire Gomar (15631641) que chacun doit tre responsable de la sanction quil peut encourir.

Par un autre biais, les catholiques cherchent, eux aussi, et passionnment, lunit. Ils ne la trouvent que dans lautorit de source divine, dans la tradition continue et la discipline de lglise, tandis que les sectes dont nous venons de parler lappuyaient sur la raison. Le dbat sur la grce, qui met aux prises jansnisme et molinisme partir de 1640, est un dbat entre des thologiens qui saccusent les uns les autres dtre infidles la tradition ou de manquer la discipline: il sagit, dans un pareil conflit, de la vie chrtienne ellemme, et non pas de discussions thoriques.

Dailleurs cest la politique constante des Jsuites de transporter le dbat du terrain doctrinal et dogmatique sur celui de la discipline: et ils firent condamner PortRoyal non pas pour avoir soutenu tel ou tel dogme sur la grce, mais pour avoir rsist lautorit du pape et celle du roi. Ds 1638, si Richelieu, leur instigation, emprisonne SaintCyran au fort de Vincennes, cest parce quil avait soutenu contre les Jsuites les droits de la hirarchie sculire.

Cest bien en effet la question des limites de lautorit spirituelle que met en jeu le principal incident de cette lutte. Le syndic de la Facult, P. Cornet, en 1649, prsente la Facult cinq propositions sur la grce efficace, dans lintention de faire condamner la doctrine soutenue par Jansnius et ses partisans, mais sans pourtant en nommer lauteur: ces cinq propositions sont condamnes en 1653 par le pape Innocent X. Mais cette dcision, accepte dailleurs sans protestation par Arnauld et ses amis, ne suffit pas aux Jsuites, qui veulent en outre que ces cinq propositions soient reconnues comme extraites de p.8 lAugustinus de Jansnius. A la question du droit: ces cinq propositions sontelles hrtiques? vient donc sajouter la question de fait: sontelles dans Jansnius? Pour tablir la crance du droit, il ny a dautre mthode que lautorit; mais pour tablir celle du fait, seule compte lexprience. Or, en 1654, une assemble dvques dcide que les cinq propositions sont dans lAugustinus, non parce quils les y ont trouves, mais parce que la bulle de 1653 semble bien les rapporter Jansnius; en 1655, le pape Alexandre VII renouvelle la condamnation en traitant denfants diniquit ceux qui ne croient pas que les propositions sont dans Jansnius; et un formulaire est rdig, qui arme la fois le droit et le fait et qui doit tre sign par tous les ecclsiastiques et religieux de France; en 1665, une nouvelle bulle prescrivit la signature du formulaire en dfendant de laccompagner daucune restriction.

Les religieuses de Port-Royal protestrent toujours que, parfaitement soumises au pape quant au droit, elles ne pouvaient affirmer lexistence dun fait quelles ntaient pas en mesure de contrler par ellesmmes.

Quant au fond du dbat, la thorie de la grce, il sagit bien, pour les partisans de PortRoyal (que lon appelait, malgr eux, des jansnistes), de faire mesurer lhomme toute sa faiblesse lorsquil est isol et spar du principe universel des tres.

Lhomme ne peut apprendre ce quil est et ce quil peut que par la rvlation, et le pouvoir de sa volont vers le bien ne sexerce effectivement que sous linfluence dune grce efficace: forme aigu de lhostilit profonde entre lhumanisme naturaliste de la Renaissance, prtendant trouver dans les merveilles de lantiquit le tmoignage du pouvoir de la nature humaine, et les conditions de la vie chrtienne; forme nouvelle cependant et bien actuelle: car il faut remarquer que le jansnisme laisse passer et mme favorise tout ce quil y a de vivant et de fcond dans le courant intellectuel venu du XVIe sicle. Nicole dit de la gomtrie: Son objet na aucune liaison avec la p.9 concupiscence. Il y a ainsi tout un ensemble de sciences, les sciences des choses du monde matriel, astronomie, physique, o lintrt de notre amourpropre na point de part, et o la lumire naturelle, qui nest pas diminue par le pch, permet lhomme de trouver par lui-mme la vrit. Arnauld va mme plus loin, en concdant quune socit, quelle quelle soit, ne saurait exister sans observer des maximes de justice, provenant dune loi naturelle dont la connaissance est inne en lhomme. Les jansnistes, en cela encore hostiles la scolastique, acceptent tout de linnisme de la Renaissance: ce sont, leur manire, des humanistes.

Seulement les vrits connues par la lumire naturelle et la conduite inspire par elle ne peuvent nous justifier devant Dieu et nous sauver. Arnauld rfute, en 1641, le livre de La Mothe le Vayer, De la vertu des payens, o lauteur, faisant talage des grands exemples de lantiquit, amenait conclure linutilit du salut par le Christ: vertus striles et tout apparentes, rpond Arnauld, si lon en cherche les mobiles: ambition, vanit, recherche dune satisfaction intrieure, en somme le pch fondamental qui consiste croire sa propre suffisance. Cest que rien ne ressemble plus aux effets de la charit que ceux de lamourpropre. Dans les tats o (la charit) na point dentre parce que la vraie religion en est bannie, on ne laisse pas de vivre avec autant de paix, de sret et de commodit que si lon tait dans une rpublique de saints. Cest que lamourpropre imite les principales actions de la charit, et produit lhonntet humaine, humilit, bienfaisance, modration. Les jansnistes adoptent les mmes vues que le duc de La Rochefoucauld, dont les clbres Sentences et maximes morales sont composes en 1665. On sait le tmoignage que ce p.10 grand seigneur a rendu sur lui-mme: Je suis peu sensible la piti, et je voudrais ne ly tre point du tout. Cependant il nest rien que je fisse pour le soulagement dune personne afflige; et je crois aussi que lon doit tout faire jusqu lui tmoigner mme beaucoup de compassion de son mal...; mais je tiens aussi quil faut se contenter den tmoigner et se garder den avoir. Quel meilleur commentaire pourraitil y avoir des vues jansnistes!

Sil en est ainsi, il ny a pas dautre morale, dautre vertu que la morale et la vertu chrtiennes: elles doivent tre spares de la vie du monde, qui a ses rgles part; mais elles ne trouvent aucun appui dans la nature ni dans la socit; elles ne sont possibles que par une sorte de transmutation de notre volont sous linfluence de la grce divine; influence irrsistible, et qui pourtant ne dtruit pas, qui fortifie au contraire le libre arbitre, sil est vrai que Dieu et lme ne sont pas deux ralits juxtaposes et extrieures lune lautre, mais, sous linfluence de la grce, se pntrent et sunissent intimement.

II. LA CONCEPTION DE LA NATURE EXTRIEURE:

GALILE, GASSENDI ET LATOMISME

@Ainsi lide que lhomme se fait de sa propre nature se transforme: la fougue individualiste de la Renaissance est bien passe; on croit que lindividu doit sappuyer sur lunit et lordre, que cette unit soit celle de la raison ou de lautorit. Limage quil se fait de la nature extrieure ne change pas moins: la spontanit vivante, jaillissante quy voyait un Bruno, est remplace par les rgles rigides du mcanisme; lanimisme de la Renaissance, que Campanella reprsente encore, ne laisse que de faibles traces; non seulement on retire la vie la nature, mais p.11 Descartes la retire mme, si lon peut dire, ltre vivant, dont il fait une simple machine. Les formes substantielles dAristote sont condamnes mme dans les universits; Leyde, ds avant 1618, on se demande ce que sont ces tres rellement distincts de la matire et pourtant matriels, si ce nest pas une partie de la matire qui se change en forme, si la forme ne prexiste pas dans la matire, comme dans une poutre le banc quon en fait.

Partout domine une conception mcanistique, qui carte de la nature tout ce qui pourrait ressembler une spontanit vivante. Cette tendance domine aussi bien Galile, Hobbes ou Descartes que des philosophes plus obscurs, rnovateurs de Dmocrite ou dpicure, Gassendi, Basson ou Brigard.

Galile (15641642) nest pas prcisment lauteur dune thorie du mcanisme universel; mais il y conduit, en crant une science physicomathmatique de la nature, capable de prvoir les phnomnes. Il ne dit pas ce que sont les choses; mais il montre, par lpreuve, que les mathmatiques, avec leurs triangles, leurs cercles et leurs figures gomtriques, sont le seul langage capable de dchiffrer le livre de la nature. Il sintresse plus cette mthode de dchiffrement qu la nature des tres; la mthode compositive runit en une seule formule mathmatique un grand nombre de faits observs, comme dans les formules quil dcouvre des lois de la pesanteur, et la mthode rsolutive permet de dduire de ces lois un grand nombre de faits. Pour la premire fois, nous trouvons une ide nette et pure de la loi naturelle comme relation fonctionnelle; et partir de ce moment, les progrs des mathmatiques vont marcher de pair avec ceux de la physique, ce qui imposera au philosophe une nouvelle manire de poser le problme du rapport de lesprit, auteur des mathmatiques, et de la nature quil interprte par elles. Dautre part, ces mthodes ne sont possibles p.12 que par la mesure exacte des phnomnes, et les donnes numriques de lexprience sont les seules qui compteront lorsquil sagit de trouver les lois. Galile est port par l considrer comme seule ralit vritable ce qui se mesure: on voit donc revivre chez lui les ides de Dmocrite; les qualits sensibles, comme la couleur ou lodeur, ne sont point dans les choses, car on peut se reprsenter les choses sans elles; le son, la chaleur ne sont, en dehors de lesprit, que des modes du mouvement. Galile est inclin pour la mme raison vers la thorie corpusculaire de la matire, sans la croire pourtant certaine. Il soutient aussi le systme de Copernic, dont il cherche des preuves exprimentales; et lon sait quil fut condamn par lInquisition, en 1632, abjurer son opinion devant le SaintOffice. On voit donc comment le mcanisme universel sinsinue chez Galile, comme une dcouverte technique et non comme une ncessit fonde sur la nature de lesprit et des choses; il laisse, pour cette raison, subsister dans sa pense bien des lments vieillis, tels que la distinction dAristote entre mouvement naturel et mouvement violent, et la tendance spontane de lastre un mouvement circulaire (ce qui est la ngation implicite du principe dinertie, fondement du mcanisme universel).

Le mouvement atomiste et antiaristotlicien que lon voit se dessiner en France au dbut du XVIIe sicle, et qui fait suite dailleurs latomisme de la Renaissance, tmoigne de la mme tendance. Sbastien Basson, dans un livre dont le titre mme est agressif (Philosophiae naturalis adversus Aristotelem libri XII, in quibus abstrusa veterum physiologia restauratur, et Aristotelis errores solidis rationibus refelluntur) nous prsente une image de lunivers o lon voit des parties lmentaires de nature diffrente, qui sont dailleurs des surfaces comme dans le Time, plutt que des corpuscules comme chez Dmocrite. Ces atomes, agrgs en corps, ne sont point dans le vide, mais ils baignent dans un ther fluide et continu, qui est lagent p.13 moteur par lequel sexerce la puissance divine. On voit, par cette hypothse de lther, avec quelle timidit sintroduit ici la physique mcaniste.

Claude Brigard (15781663), un Franais professeur Padoue, publia dans le Circulus Pisanus (1643), une srie de commentaires sur la physique dAristote, o il lui opposa la physique corpusculaire sous la forme o elle se prsentait chez Anaxagore; il imagine une infinit de corpuscules qualitativement diffrents; comme Descartes, et la diffrence de Dmocrite, il admet le plein et explique le mouvement par un anneau continu de corps o chacun remplace immdiatement le prcdent (la physique dAnaxagore tait dailleurs ellemme une physique des tourbillons). Le Democritus reviviscens (1646) de Jean Magnien, un Franais professeur Pavie, admet des atomes la fois indivisibles et pourtant capables de changer de forme: il est ici guid par une thorie dpicure, celle des minima; on sait que, daprs cette thorie, latome nest pas simple, mais compos de trs petites parties, dont la disposition, relativement les unes aux autres, produit la forme de latome; Magnien a ajout lhypothse que cette disposition intrieure peut changer bien que le nombre des minima reste identique pour un seul atome. Quant la cause motrice des atomes, le fait quil la cherche dans la sympathie des atomes entre eux ou dans la tendance des atomes se runir pour produire un corps dune essence dtermine, prouve combien son mcanisme, lui aussi, tait timide. Il est curieux que lon ne voit pas un seul de ces atomismes trouver dans le choc la raison du mouvement; lther de Basson, le tourbillon de Brigard, les sympathies de Magnien montrent quel point lide du mcanisme universel tait peu nette, lorsque Descartes la forgea nouveau.

A la fois plus rapproch de Lucrce et plus li au mouvement dides contemporain est latomisme de Pierre Gassendi (1592-1655), dont les explications de dtail des phnomnes p.14 rivalisrent longtemps avec celles de Descartes. Gassendi, prvt du chapitre de Digne, est un amateur dobservations astronomiques, un partisan du systme de Copernic, un correspondant de Galile, qui il crit pendant son procs au Saint-Office: Je suis dans la plus grande anxit sur le sort qui vous attend, vous la plus grande gloire du sicle...; si le SaintSige a dcid quelque chose contre votre opinion, supportezle comme il convient un sage. Quil vous suffise de vivre avec la persuasion que vous navez cherch que la vrit. De lpicurisme, il admet la thorie sensualiste de la connaissance; il reproche Descartes son innisme et surtout sa prtendue ide de Dieu, puisque Dieu reste incomprhensible un esprit assujetti aux images sensibles; Herbert de Cherbury, il objecte que la recherche de la nature intime des choses vient dune intemprance dans notre dsir de connatre, et que la connaissance humaine doit se borner ce qui est indispensable la vie, cestdire aux qualits extrieures qui tombent sous les sens, seul lartisan des choses en peut connatre la nature. Son atomisme ne prsente aucune originalit; cest celui de Lucrce et des Lettres dpicure, avec ses atomes invisibles, de forme varie, et plongs dans le vide. Il y a seulement deux traits qui le distinguent: quant au principe du mouvement inhrent latome, la pesanteur, Gassendi en fait une propension au mouvement, inengendre, inne, impossible perdre, donne latome par Dieu; tous les atomes sont anims dans le vide dune vitesse galement rapide, et les rencontres des atomes ont pour effet de faire changer la direction du mouvement, non le mouvement lui-mme: ce qui est directement contraire aux principes de la mcanique cartsienne, qui fait dpendre la vitesse aprs le choc, non seulement de la vitesse, mais de la masse des corps qui se rencontrent. Il sensuit en tout cas quil ny a nul corps au repos; dans ceux que lon croit au repos, p.15 il y a des mouvements intestins trs rapides mais de trs faible amplitude. Le second trait distinctif, cest dadmettre que lunivers est un tout ordonn et rgulier, qui ne peut tre d un concours fortuit datomes, mais exige un Dieu toutpuissant pour lexpliquer. A latomisme picurien se trouve donc superpose une thologie qui introduit la finalit. De mme la thorie matrialiste de lme dpicure, Gassendi superpose une thorie spiritualiste: lme motrice, vgtative et sensitive nest en effet quun corps trs subtil et tnu, et la sensation notamment, sexplique assez par limpression que font sur cette substance les idola mis par chaque corps; mais audessusde cette me qui prit avec le corps, il y a une substance incorporelle, capable de rflexion sur soi, de raison et de libert.

Une pareille combinaison de mcanisme et de spiritualisme si infidle lesprit authentique dpicure, est caractristique de lpoque: la nature est laisse et abandonne son mcanisme; devenue objet de lintelligence qui la pntre, elle est comme dserte par lesprit qui ny trouve nul soutien. On en verra mieux les consquences chez Descartes et chez Hobbes.

III. LORGANISATION DE LA VIE INTELLECTUELLE:

LES ACADMIES ET RUNIONS SCIENTIFIQUES

@Les aspirations du sicle se traduisent par un profond dgot pour cette lutte des sectes, qui avait passionn la Renaissance; il ne sagit plus maintenant de mditer les textes de Platon ou de Plotin; La Mothe Le Vayer considre comme un des rsultats les plus importants de sa sceptique chrtienne de renvoyer dos dos Platon et Aristote, opposs, lun et lautre, la thologie, et de laisser ainsi lme du sceptique chrtien comme un champ dfrich et purg de mauvaises plantes. p.16 Ce dgot des sectes correspond un recul trs marqu de ltude du grec: sauf lexception de PortRoyal, les mthodes dducation ne comportent pascette tude: on craint lesprit paen qui sintroduit avec elle. Le grand pdagogue tchque Comenius (15921670) ne ladmet pas dans son plan dtudes, mais il ne veut pas non plus des auteurs latins dangereux. A lexception de Snque, pictte, Platon, et autres matres semblables de vertu et dhonneur, il voudrait voir bannir des coles chrtiennes les autres auteurs paens. Les tudes antiques rduites, ou presque, au latin, ne veulent rien de plus que former le got littraire, aider, par des formules bien frappes, lducation morale, et donner lhabitude de la langue scientifique courante; cest l ce que Descartes a retenu de ses tudes classiques chez les Jsuites, cestdire rien qui puisse servir la formation philosophique. Le mpris des philosophes pour lrudition atteint au comble chez Malebranche; et, la fin du sicle, Locke retranche le grec de son plan dducation.

Lantiquit grcolatine est donc, par son particularisme sectaire, autant craindre pour la science que pour la pit solide; la philosophie cherche la vritable universalit. Elle en trouve le type dans les techniques mathmatiques et exprimentales, qui se dveloppent sans lien daucune sorte avec aucune philosophie connue. Cavalieri, Fermat et Harvey, et dj au sicle prcdent, Ambroise Par et Bernard Palissy, sont aussi indpendants des philosophes de leur temps quArchimde, Apollonius ou Hron dAlexandrie pouvaient ltre des Stociens leurs contemporains. Il nest, de toute vidence, rien de plus inutile ces progrs effectifs de lintelligence dans les mathmatiques et les sciences de la nature que les thories de lintelligence labores au Moyen ge et que la pratique dune dialectique destine faire voir laccord ou le dsaccord entre les opinions.

p.17 La philosophie abandonne, dans ses exposs, tout appareil technique. Discours, essais, mditations, conversations ou dialogues, ce sont des formes littraires que lhumanisme du XVIe sicle avait fait revivre en les empruntant lantiquit chrtienne ou paenne; ce sont ces formes, directes, sans discussion scolaire, qui ont la faveur des penseurs du XVIIe sicle: Descartes ne voulaitil pas quon lt dabord ses Principes comme on lit un roman? Bacon, grand admirateur de Machiavel, a, comme Montaigne, crit des Essays, o il a mis toute son exprience dhomme de cour et dhomme du monde.

Cette gnralit, nous la trouvons mme dans la destine extrieure des grands philosophes, qui ne sont rien moins que des hommes dcole: Bacon, un homme de cour qui dpensa tant dactivit soutenir dans la pratique judiciaire les tentatives dabsolutisme de Jacques Ier; Descartes, un gentilhomme franais qui vit dans la retraite; Hobbes, secrtaire dun grand seigneur anglais et souvent en voyage sur le continent; Spinoza, juif chass de la synagogue, qui gagne sa vie au polissage des verres de lunette; Malebranche, un religieux de lOratoire; Leibniz, ministre dun petit prince allemand, lesprit toujours rempli de vastes projets politiques; Locke, reprsentant de la bonne et librale bourgeoisie anglaise.

Cest en dehors et lcart des universits que se forment des milieux intellectuels nouveaux, dabord des cercles privs, comme la socit de savants et de philosophes que runissait autour de lui le P. Mersenne, de lordre des Minimes, lami et le correspondant de Descartes, celui dont Pascal dit: Il a donn loccasion de plusieurs belles dcouvertes, qui peuttre nauraient jamais t faites sil ny et excit les savants. Puis vient lAcadmie des Sciences (1658), qui nat de ces runions privesqui commencrent chez le baron de Montmor, en 1636, et o frquentaient Roberval, Gassendi et les deux Pascal. p.18 Mme mouvement en Italie o lAcadmie des Lincei, fonde en 1603, accueillait Galile en 1616, o le Cimento, fond Florence en 1657, se mettait en relation avec lAcadmie parisienne pour lui communiquer le rsultat de quelquesuns de ses travaux. En Angleterre la Socit royale de Londres runit, ds 1645, tous ceux qui traitent de matires philosophiques, physique, anatomie, gomtrie, astronomie, navigation, magntisme, chimie, mcanique, expriences sur la nature, en prenant pour rgle que la socit ne fera siens aucune hypothse, aucun systme, aucune doctrine sur les principes de la philosophie naturelle, proposs ou mentionns par un philosophe quelconque, ancien ou moderne. Avant tout, ils ne veulent pas sexposer donner comme gnrales des penses qui leur sont particulires; lexprience seule dcide. Cest enfin dans la dernire anne du sicle que Leibniz fonde Berlin une Socit des sciences qui devient plus tard Acadmie.

Des correspondances, volumineuses comme celles de Descartes et de Leibniz, dont les lettres sont souvent de vritables mmoires, tmoignent de lactivit des changes intellectuels. Mais, dans la seconde moiti du sicle, il se cre en outre une presse dinformations scientifiques; en France, en 1644, le Journal des Savants; en 1684, les Nouvelles de la Rpublique des Lettres, revue cre par Bayle, qui devient de 1687 1709 lHistoire des ouvrages des savants, rdige par des protestants. Les jsuites ont la leur: les Mmoires de Trvoux, qui commencent en 1682. Enfin, Leibniz fonde Leipzig, en 1682, les Acta eruditorum.

Rien nest analogue, dans le pass, cet effort collectif, continu, tenace, vers une vrit dordre universel et pourtant humaine. Les trente annes qui scoulent de 1620 1650 sont des annes dcisives pour lhistoire de ce mouvement; Bacon fait paratre le Novum organum (1620) et le De dignitate et p.19 augmentis scientiarum (1623); Galile crit son Dialogo (1632) et ses Discorsi (1638); Descartes publie le Discours de la mthode (1637), les Mditations (1641) et les Principes (1644); la philosophie du droit et la philosophie politique font lobjet des travaux de Grotius (De jure belli ac pacis, 1623) et de Hobbes (De cive, 1642). Tous ces travaux indiquent que lre de lhumanisme de la Renaissance, qui a toujours plus ou moins confondu lrudition avec la philosophie, est dcidment close; et un rationalisme commence qui prend pour tche de considrer la raison humaine non pas dans son origine divine, mais dans son activit effective.

Cette raison seratelle ce principe dordre, dorganisation cherch par tous au XVIIe sicle? Seratelle capable, si elle est bien conduite, de faire progresser les connaissances humaines et mme, par del, dintroduire une union sociale entre tous les hommes? Telle est la question qui fait lintrt durable de la vaste exprience spirituelle qui commence alors.

@CHAPITRE II

FRANOIS BACON

ET LA PHILOSOPHIE EXPRIMENTALEI. VIE ET OUVRAGES DE BACON

@p.20 Franois Bacon (15611626), fils du garde du grand sceau, Nicolas Bacon, fut destin par son pre au service de ltat; lu la Chambre des communes ds 1584, nomm par lisabeth conseiller extraordinaire de la Couronne, il atteignit les plus hautes charges judiciaires pendant le rgne de Jacques Ier. Bacon a donc eu la formation dun juriste: reu avocat en 1582, il professe lcole de droit de Londres partir de 1589; en 1599, il rdige les Maxims of the Law, qui doit prparer une codification des lois anglaises. Ambitieux, intrigant, prt toutes les volteface utiles, flattant dailleurs les vises absolutistes de Jacques Ier, il slve peu peu, devient solicitor gnral eu 1607, attorney gnral en 1613, garde des sceaux en 1617, grand chancelier en 1618; il est cr baron de Verulam en 1618 et, vicomte de SaintAlbans en 1621. Toujours il fut dfenseur de la prrogative royale; il fit condamner Talbot, un membre (lu Parlement irlandais, qui avait approuv les ides de Suarez sur la lgitimit du tyrannicide; dans une affaire de commende ecclsiastique, il fit triompher ce principe que les juges devaient surseoir leur jugement et venir confrer avec le roi, chaque fois (lue le roi estimerait son pouvoir engag dans une cause pendante. Cest la runion du Parlement en 1621, qui mit fin sa fortune: accus de concussion par la Chambre des communes, p.21 il avoua quil avait en effet reu des prsents des plaideurs avant justice rendue; la chambre des lords le condamna une amende de 40 000 livres, avec dfense de remplir aucune fonction publique, de siger au Parlement et de sjourner prs de la Cour. Bacon, vieilli, malade et ruin, essaya vainement de se faire rhabiliter; il mourut cinq ans aprs.

Au milieu dune vie si agite, Bacon ne cessa de songer la rforme des sciences. Luvre de Bacon, prise dans son ensemble, offre un aspect singulier: il conut, sans doute de trs bonne heure, louvrage densemble, quil appela plus tard lInstauratio magna, et dont la prface du Novum organum (1620) donne le plan; car, dans une lettre de 1625, il reporte quarante ans en arrire la rdaction dun opuscule intitul Temporis partus maximus (Le plus grand enfantement du Temps), qui traitait de ce sujet; cet opuscule est peuttre identique au Temporis partus masculus sive de interpretatione naturae, petit trait posthume o lon trouve un plan presque identique celui de la prface du Novum organum. Quoi quil en soit, ce dernier plan contient six divisions: 1 Partitiones scientiarum (Classification des sciences); 2 Novum organum sive indicia de interpretatione naturae; 3 Phaenomena universi sive Historia naturalis et experimentalis ad condendam philosophiam; 4 Scala intellectus sive filum labyrinthi; 5 Prodromi sive anticipationes philosophiae secundae; 6 Philosophia secunda sive scientia activa. La ralisation de ce plan comportait une srie de traits qui, partant de ltat actuel de la science, avec toutes ses lacunes (I), tudiait dabord lorganon nouveau substituer celui dAristote (II), dcrivait ensuite linvestigation des faits (III), passait la recherche des lois (IV), pour redescendre aux actions que ces connaissances nous permettaient dexercer sur la nature (V et VI). De cette uvre densemble que Bacon ne tarda pas considrer comme impossible raliser pour un homme seul, les traits que nous possdons sont comme les disjecta membra: nous en citons le plus grand nombre, en les p.22 classant selon le plan de lInstauratio (mais ils nont pas t crits dans cet ordre). La premire partie seule, de son propre aveu est acheve: cest le De dignitate et augmentis scientiarum libri IX, publi en 1623; cet crit tait le dveloppement et la traduction latine dun trait en anglais publi ds 1605, Of Proficience and Advancement of learning; ses papiers contenaient en outre plusieurs bauches sur le mme sujet, le Valerius Terminus, crit vers 1603 et publi en 1736, la Descriptio globi intellectualis, crit vers 1612 et publi en 1653. A la seconde partie correspond le Novum organum sive indicia vera de interpretatione naturae, paru en 1620. La troisime partie, dont le but est indiqu dans un opuscule publi la suite du Novum organum, la Parasceve ad historiam naturalem et experimentalem, est traite dans lHistoria naturalis et experimentalis ad condendam philosophiam sive phaenomena universi, publi en 1622; cet ouvrage annonait un certain nombre de monographies, dont quelquesunes ont t crites ou bauches, aprs la chute du chancelier: lHistoria vitae et mortis, publie en 1623; lHistoria densi et rari, en 1658; Historia ventorum, en 1622; et le recueil de matriaux, Sylva sylvarum, publi en 1627. A la quatrime partie se rapportent le Filum labyrinthi sive inquisitio legitima de motu, compos en 1608, et publi en 1653; Topica inquisitionis de luce et lumine, en 1653; Inquisitio de magnete, en 1658. A la cinquime partie (Prodromi sive anticipationes philosophiae secundae, publie en 1653) se rattachent le De fluxu et refluxu maris, compos en 1616; le Thema cceli, compos en 1612; les Cogitationes de natura rerum, crits de 1600 1604, tous publis en 1653. Enfin la philosophie seconde est lobjet des Cogitata et visa de interpretatione naturae sive de scientia operativa et du troisime livre du Temporis partus masculus, publis en 1653.

Cest toujours la grande uvre que se rapportent mme les traits qui nen font pas partie, la Redargutio philosophiarum, publie en 1736, et surtout New Atlantis, projet dune p.23 organisation des recherches scientifiques, publi en 1627. Il faudrait y ajouter des uvres littraires, les Essays (1597), dont chaque dition nouvelle (1612 et 1625) ajoute la prcdente, et un grand nombre douvrages historiques et juridiques.

Cest lactivit littraire dun hraut de lesprit nouveau, dun buccinator qui vise rveiller les esprits et tre linitiateur dun mouvement qui doit transformer la vie humaine, en assurant la matrise de lhomme sur la nature: dun initiateur il a la fougue, limagination forte qui grave les prceptes en traits inoubliables; mais aussi dun lgiste et dun administrateur il a lesprit dorganisation, la prudence presque tatillonne, le dsir, dans luvre sculaire quil commence, de distribuer chacun (observateur, exprimentateur, inventeur de lois) une tche limite et prcise.

II. LIDAL BACONIEN:

ENTENDEMENT ET SCIENCE EXPRIMENTALE

@Bacon regarde autour de lui ltat des sciences et du monde intellectuel; il y voit (il ignore dailleurs ou mconnat les travaux des grands savants de son poque, ceux de Galile notamment) une fixit, une stagnation et en mme temps une complaisance en soi, qui sont des symptmes prcurseurs de la fin; et il cherche comment la science peut redevenir susceptible de progrs et de vie croissante. Que reprochetil surtout aux sciences de son temps? Leur rduction prmature et htive en arts et en mthodes; cela fait, la science ne progresse que bien peu ou mme pas du tout... Tant que la science sparpille en aphorismes et en observations, elle peut crotre et grandir; une fois enferme dans ses mthodes, elle peut bien tre polie et dgrossie pour lusage, mais non plus augmenter de masse. p.24 Les mthodes ne sont donc que des procds dexposition plus ou moins artificiels, qui figent les sciences dans leur tat actuel; la science na sa libre allure que lorsque, selon le procd de Bacon lui-mme dans le Novum organum, elle sexprime plus librement et sans plan prconu. Bacon apprhende tellement la fixit quil a peur mme de la certitude. Dans les spculations, ditil, si lon commence par la certitude, lon finira par le doute; si lon commence par le doute et si on le supporte avec patience pendant un temps, lon finira par la certitude. Cest, en apparence, le doute mthodique de Descartes, en ralit quelque chose doppos; car Descartes commence rellement par la certitude implique par le doute mme, celle du Cogito, et cette certitude est gnratrice dautres certitudes; chez Bacon, la certitude est non pas le commencement, mais la fin qui clt toute recherche.

Les critiques de Bacon drivent toutes de cellel: critique des humanistes qui ne voient dans les sciences quun thme dveloppement littraire; critique des scolastiques qui enfermant leur me dans Aristote comme leurs corps dans leurs cellules, ont des dogmes solidifis (rigor dogmatum); critique de tous ceux pour qui la science est une chose dj faite, une chose du pass; critique des spcialistes qui, renonant la philosophie premire, se cantonnent dans leur discipline et ont lillusion que leur science favorite contient le tout des choses, comme ces pythagoriciens gomtres, ces cabalistes qui, avec Robert Fludd, voyaient des nombres partout. Tout ce qui classe, tout ce qui fixe est mauvais.

Do la mfiance contre linstrument mme de classification, lintellectus ou entendement; laiss lui-mme (permissus sibi), lintellect ne peut produire que distinction sur distinction, comme on le voit dans les disputes des intellectualistes o la tnuit de la matire ne permet plus quun strile exercice de lesprit.

p.25 Bacon na jamais connu dautre intellect que cet intellect abstrait et classificateur, qui vient dAristote par les Arabes et saint Thomas. Il ignore lintellect que Descartes trouvait au travail dans linvention mathmatique. Ce nest donc pas, selon lui, par une rforme intrieure de lentendement que la science pourra jamais sassouplir et senrichir. Sur ce point, Bacon est parfaitement net: les ides de lentendement humain nont et nauront jamais rien voir avec les divines ides selon lesquelles le crateur fit les choses. La diffrence nest pas lgre entre les idoles de lesprit humain et les ides de lesprit divin, entre nos opinions vaines et les cachets vritables que Dieu a imprims dans les cratures. Entre lintellect humain et la vrit il ny a aucune parent naturelle; il est comme un miroir dformant; sans mtaphore, il prouve le besoin de voir partout galit, uniformit, analogie; et Bacon peut songer ici bon droit aux mtaphysiques les plus clbres de la Renaissance, celles de Paracelse ou de G. Bruno.

Si donc la subtilit de lesprit ne saurait galer la subtilit de la nature, cest la nature mme quil faut sadresser pour la connatre, cest lexprience qui est la vritable matresse. Bacon se rattache cette tradition de la science exprimentale de la nature qui, depuis Aristote, a toujours vcu dune manire plus ou moins apparente en Occident, et que nous avons rencontre au Moyen ge chez Roger Bacon. Cette science a deux aspects: dune part les Historiae, recueil de faits de la nature, telles que lHistoire des animaux dAristote et surtout lHistoire naturelle de Pline, cette compilation qui embrasse tous les rgnes de la nature et qui a t, pendant des sicles, linspiratrice de ceux qui cherchaient du monde une image plus concrte et plus vivante que celle des philosophes. A ct des Historiae, les techniques opratives, mlanges de toutes sortes de superstitions, qui se vantent de forcer la nature obir aux desseins de p.26 lhomme, la magie naturelle qui contraint les volonts, lalchimie qui cherche la fabrication de lor. Ces sciences, comme lastrologie, sont toutes fondes sur une reprsentation de lunivers qui drive du stocisme et du noplatonisme, celle de sympathies ou dantipathies mystrieuses, dont lexprience seule peut nous rvler le secret. Ces histoires, comme ces sciences opratives ont passionn le XVIe sicle: elles avaient, malgr toutes les superstitions quelles charriaient avec elles, ce caractre concret, progressif que Bacon cherchait dans la science, et cest vraiment elles qui donnaient lhomme lespoir de commander la nature, mais condition de lui obir (natura non vincitur nisi parendo), cestdire den connatre les lois. Bacon ne mconnat pas tout ce quil y a de crdulit et dimposture dans ces sciences. Cependant il en approuve sans rserve les buts: rechercher a linfluence des choses den haut sur les choses den bas, comme lastrologie; rappeler la philosophie naturelle des mille formes de la spculation limportance des pratiques opratoires comme la magie naturelle; sparer et extraire les parties htrognes des corps o elles sont caches et mlanges, les purifier de leurs impurets, comme la chimie, ce sont autant de buts dignes dtre approuvs; et les moyens quelles emploient, si absurdes quils soient souvent nen ont pas moins t loccasion de fructueuses dcouvertes.

LInstauratio magna nest donc pas dans la ligne des mathmatiques ni de la physique mathmatique, dont les progrs caractrisent le XVIIe sicle. Elle consiste, abandonnant les sciences dargumentation, organiser raisonnablement cet ensemble confus dassertions sur la nature, de procds opratoires, de techniques pratiques, qui constituent les sciences exprimentales.

III. LA DIVISION DES SCIENCES

@p.27 tudions la premire tche de lInstauratio, celle qui est rsolue dans le De dignitate et augmentis scientiarum; cest un classement des sciences destin moins mettre de lordre entre celles qui existent qu indiquer celles qui manquent encore. La division la plus gnrale est la division en Historia, ou science de la mmoire; Posie, science de limagination; Philosophie, science de la raison. LHistoire et la Philosophie ont chacune deux objets distincts, la nature et lhomme. LHistoire se subdivise donc en histoire naturelle et en histoire civile, et la Philosophie en philosophie de la nature et philosophie de lhomme.

Lhistoire naturelle se divise son tour en historia generationum, praeter generationum, artium. Cette division est celle de Pline lAncien: lhistoire des gnrations est relative, comme le deuxime livre de Pline, aux choses clestes, aux mtores et enfin aux masses composes dun mme lment, la mer et les fleuves, la terre, les phnomnes volcaniques. Suit lhistoria praeter generationum, histoire des monstres, et lhistoria artium ou histoire des arts par lesquels lhomme change le cours de la nature: ce sont les deux objets du livre VII de Pline (la partie comprise entre les livres II et VII tant consacre la gographie). Le mrite de Bacon nest donc pas davoir fait entrer dans lhistoire naturelle ltude des cas anormaux et celui des arts, mais davoir affirm quelle est non pas un simple appendice de faits curieux, mais une partie indispensable: car les monstres et les techniques mettent en vidence les mmes forces qui, dans les gnrations naturelles, taient plus dissimules: natura omnia regit. Lhomme, dans les arts, par exemple, ne cre aucune force qui ne soit dans la nature: son seul pouvoir est de rapprocher ou dloigner les corps les uns des autres, et de crer ainsi des conditions nouvelles pour laction des forces naturelles: cest un nouvel esprit p.28 qui justifie Bacon davoir plac ces deux subdivisions parmi les sciences qui manquent encore (desiderata). (Liv. II, chap. II.)

Quant lhistoire civile, ses subdivisions correspondent aux genres littraires historiques que Bacon trouvait pratiqus de gon temps et qui remontaient dailleurs un pass plus ou moins lointain. Ce sont lhistoire ecclsiastique, fonde par Eusbe de Csare, et lhistoire civile proprement dite quil subdivise daprs les documents quelle utilise: les mmoires (fastes), antiquits, histoires anciennes telles que les Antiquits judaques de Josphe, lhistoire juste ou complte, telles que biographies, les chroniques dun rgne, les relations de tel ou tel vnement. Cest une vaste organisation des recherches rudites, dont Bacon trace ici le plan en y ajoutant lhistoire littraire qui est avant tout celle du progrs des techniques et des sciences: lrudition de tout le XVIIe sicle naura pas dautre programme.

Considrons, aprs lhistoire, les divisions de la philosophie. L aussi les divisions sont traditionnelles, mais leur esprit est nouveau. Je dsire, dclare Bacon, mcarter le moins possible des opinions ou des manires de parler des anciens. (III, ch. IV, 1); Dieu, la nature et lhomme (ou comme il dit, rappelant les perspectivistes du Moyen ge: la source lumineuse, son rayon rfract, son rayon rflchi), voil les trois objets des trois grandes sciences philosophiques; cest la division dAristote, en thologie ou philosophie premire, physique et morale. Mais lesprit en est bien diffrent: chez Aristote, la philosophie premire ou mtaphysique tait la fois science des axiomes, science des causes ou principes de toute substance, sensible ou intelligible, et science de Dieu. On retrouve tous ces lment chez Bacon, mais avec une disposition tout autre. A la science les axiomes est rserv le nom de philosophie premire, celle: les causes, le nom de mtaphysique, celle de Dieu, celui de thologie.

La philosophie premire, ou science des axiomes, est le tronc p.29 commun des trois sciences de Dieu, de la nature et de lhomme. Ces axiomes, sont, chez Bacon, des sortes dadages assez universels pour sappliquer galement aux choses divines, naturelles et humaines; tel le suivant: Ce qui est le plus capable de conserver lordre des choses (conservativum formae) est aussi ce qui a le plus de puissance; do, en physique, lhorreur du vide, qui conserve la masse terrestre; en politique, la prminence des forces conservatrices de ltat sur lintrt des particuliers; en thologie, la prminence de la vertu de la charit, qui lie les hommes entre eux. Bacon veut en somme que lon traite de ces notions universelles selon les lois de la nature et non pas du discours, physiquement et non logiquement; que, par exemple, les adages sur le peu et le beaucoup nous servent comprendre pourquoi tel produit, comme lor, est rare, tel autre, comme le fer, abondant.

La thologie devient la premire des sciences philosophiques. Vient, aprs elle, la science de la nature qui se subdivise en mtaphysique ou science des causes formelles et des causes finales, et en physique spciale ou science des causes efficientes et des causes matrielles: on sait comment laristotlisme mdival, considrait la connaissance des formes ou vraies diffrences des choses comme inaccessible lesprit humain; cest donc, sous le nom de mtaphysique, une nouvelle science que Bacon veut crer, et intimement lie aux recherches sur la nature: nous verrons plus loin en quoi elle consiste.

La troisime et dernire des sciences philosophiques, la science de lhomme, se subdivise, daprs les facults humaines en science de lintellect ou logique, science de la volont ou thique, et enfin science des hommes runis en socits; Bacon spare donc ici la science des socits et la morale.

La logique baconienne nest rien que la description des dmarches naturelles de la science: dabord linvention ou dcouverte des vrits, dcouverte qui ne peut se faire que par lexprience (experientia litterata, cestdire exprience p.30 dont on note les circonstances par crit) et linduction, objet particulier du Novum organum; aprs linvention, vient le jugement des vrits proposes, dont linstrument principal est le syllogisme aristotlicien, qui a une fonction prcise, mais limite, celle de rduire les vrits proposes des principes universels; la logique apprend aussi rfuter les sophismes; elle djoue lemploi incorrect de mots gnraux multiple sens, que toutes les discussions utilisent, tels que peu et beaucoup, mme et divers; elle fait connatre enfin les idoles de lesprit humain, cestdire ses raisons derrer.

La morale, telle que la conoit Bacon, nest pas moins oppose celle des anciens, que sa physique celle dAristote aux anciens, il reproche de navoir donn aucun moyen pratique datteindre le but quils proposaient, davoir spcul sur le bien suprme dans lignorance de la vie future o le christianisme nous apprend le chercher, et surtout de navoir pas subordonn le bien de lindividu au bien de la socit dont il fait partie; cest cause de cette ignorance quAristote dclare faussement la vie spculative suprieure la vie active, que toute lantiquit cherche le souverain bien dans la tranquillit de lme de lindividu, sans songer au bien commun, quun pictte veut que le sage trouve en lui seul le principe de son bonheur: rejet de lindividualisme antique, avec son dsir de se cantonner dans la vie prive, libre daffaires, avec la prfrence quil donne la srnit sur la grandeur dme, la jouissance passive sur le bien actif, rayonnant par ses uvres. La morale de Bacon, comme sa science, est plus oprative que spculative; et il prfre le tyran de Machiavel avec son amour de la puissance pour ellemme au sage stocien avec sa vertu inerte et sans joie; il prfre aux Caractres de Thophraste un vritable trait des passions, dont les matriaux seraient pris chez les historiens. Enfin, il termine la science de lhomme par une politique, distincte de la morale, et qui est surtout une doctrine de ltat et du pouvoir.

p.31 Avec lHistoire et la Philosophie, Bacon admet une troisime science, la Posie, science de limagination. On sait avec quelle ferveur la Renaissance tait revenue linterprtation des mythes et des fables, o lon trouvait une science par nigmes et par images: Descartes lui-mme a accord, tant jeune, quelque attention ces fantaisies. Ce sont elles qui font lobjet du De Sapientia veterum, o Bacon trouve, dans la fable de Cupidon, lide du mouvement originaire de latome avec celle de laction distance des atomes les uns sur les autres; dans le chant dOrphe, le prototype de la philosophie naturelle qui se propose le rtablissement et la rnovation des choses corruptibles. Cest tout cet ensemble de fables, interprtes dans le sens de la grande rforme des sciences, que Bacon appelle posie.

Mais au fond ces trois sciences, histoire, posie, philosophie, ne sont que trois dmarches successives de lesprit dans la formation des sciences: lhistoire, accumulation des matriaux; la posie, premire mise en uvre, toute chimrique, sorte de rve de la science, auquel les anciens en sont rests; la philosophie, enfin, construction solide de la raison. Cest ainsi que les choses apparaissent Bacon chaque fois quil songe non toutes ces sciences dont il dresse la liste dans le De augmentis, mais la seule qui lait vraiment occup, la science de la nature.

IV. LE NOVUM ORGANUM@Pour russir dans les sciences nouvelles dont Bacon donne la place systmatique, il faut un instrument galement nouveau. Cest le Novum organum qui doit le crer. Y atil entre le Novum organum et le De augmentis la diffrence quil y a entre un plan systmatique des sciences et une mthode densemble, universelle, capable de les promouvoir? Nullement: en ralit le contenu du Novum organum concide trs exactement avec certaines parties du De augmentis: si on enlve de cet ouvrage p.32 tout ce qui a rapport lhistoire et la posie, si on enlve des chapitres sur la philosophie tout ce qui touche la thologie, et tout ce qui, dans la science de lhomme, a rapport la morale et la politique, il reste le programme de la science de la nature et la logique. Or, le Novum organum est cela prcisment et rien dautre: un programme des sciences de la nature, avec la partie de la logique qui sy rfre. Les erreurs, vises dans la thorie des idoles, concernent uniquement la vision que lhomme se fait de la nature; et lorganum ou loutil, qui aide lentendement comme un compas aide la main, se rapporte exclusivement la science de la nature.

La description des idoles, ou erreurs de lesprit qui suit son lan naturel, description par laquelle commence le Novum organum est donc un prlude opportun qui doit nous amener comprendre la ncessit de cet instrument. Il en est de quatre espces. Idola tribus (idoles de la tribu): le dfaut naturel lesprit, cest une sorte de paresse et dinertie; nous gnralisons en ne tenant compte que des cas favorables, et ainsi naissent des superstitions, telles que lastrologie, parce que nous ne songeons pas aux cas o les prdictions ont chou. Nous voulons voir ralises dans la nature les notions qui, par leur simplicit, leur uniformit, cadrent le mieux avec notre esprit, et ainsi naissent cette astronomie antique qui refuse aux astres toute autre trajectoire que la circulaire, et toute la fausse science de la Cabale (rnove en Angleterre, au temps de Bacon par Robert Fludd), qui imaginent des ralits inexistantes pour les faire correspondre nos combinaisons numriques. Nous nous reprsentons lactivit de la nature sur le type de notre activit humaine et lalchimie trouve, entre les choses, des sympathies et des antipathies, comme entre les hommes. Idola specus (idoles de la caverne): cest cette fois linertie des habitudes, de lducation dont lesprit est prisonnier, comme dans la caverne de Platon. Idola fori (idoles de la place publique): ce sont les mots qui commandent notre conception des choses; p.33 voulonsnous classer les choses? Le langage vulgaire sy oppose, avec sa classification dj toute faite. Or, combien de mots ont un sens confus, combien mme auxquels ne rpond nulle ralit (comme lorsque nous parlons du hasard ou des sphres clestes). Idola theatri (idoles du thtre), venant du prestige des thories philosophiques, de celle dAristote, le pire des sophistes, de celle de Platon, ce plaisantin, ce pote plein denflure, ce thologien enthousiaste. Bacon blme dailleurs galement les empiristes, qui amassent les faits, comme une fourmi ses provisions, et les rationalistes qui, en dehors de toute exprience, construisent les toiles daraigne de leurs thories. Les idoles ne sont donc pas des sophismes, des erreurs de raisonnement, mais bien des dispositions vicieuses de lesprit et comme une sorte de pch originel, qui nous fait ignorer la nature.

Le but de Bacon nest pas, proprement parler, la connaissance, mais la puissance sur la nature, la science opratoire. Mais la connaissance est un moyen dont les rgles sont assujetties au but propos. Bacon nonce ainsi ce but: Engendrer une ou plusieurs nouvelles natures et les introduire dans un corps donn. Par nature, il entend ici des proprits spcifiques, telles que le dense et le rare, le chaud et le froid, le lourd et le lger, le volatile et le fixe, en un mot ces couples de proprits dont Aristote a donn au IVe livre des Mtorologiques une liste qui a servi de modle tous les physiciens. La technique opratoire, en particulier celle des alchimistes, consiste engendrer une ou plusieurs de ces proprits en un corps qui ne les possde pas, le rendre de froid chaud, de fixe volatil, etc. Or, Bacon pense, avec Aristote aussi, que chacune de ces natures est la manifestation dune certaine forme ou essence, qui la produit. A supposer que nous soyons matres de la forme, nous serons donc matres de la proprit. Or, nous ne serons matres de la forme que lorsque nous la connatrons.

p.34 Cest ici que sinsre la tche positive du Novum organum; il a pour but la connaissance des formes dont la prsence produit les natures. Nous avons vu, au tome Ier (p.151 et suiv.), pourquoi Aristote avait chou dans ce problme et comment cet chec avait t comme consacr par le thomisme: les diffrences par lesquelles nous dterminons un genre pour dfinir une essence spcifique ne sont pas les vraies diffrences. Or, ce sont prcisment ces vraies diffrences que Bacon se flatte datteindre: forme, diffrence vraie, chose en ellemme (ipsissima res), nature naturante, source dmanation, dtermination de lacte pur, loi, autant dexpressions quivalentes qui marquent bien lintention de Bacon. On se rappelle aussi quun des moyens dAristote pour dterminer lessence et la loi tait linduction: or, cest aussi ce raisonnement quemploie Bacon mme fin.

Le Novum organum a donc mme dessin extrieur que lancien: la connaissance des formes ou essences, en partant des faits, au moyen de linduction. Mais il se vante de russir, l o Aristote a chou; de plus, il fait de la connaissance des formes lion pas la satisfaction dun besoin spculatif, mais le prlude dune opration pratique. Comment estce possible?

La recherche des formes est compare par Bacon luvre le lalchimiste qui, par une srie doprations, spare la matire pure quil veut obtenir de celles avec qui elle est mlange. Lobservation, en effet, nous prsente la nature dont nous cherchons la forme, mlange, en un fouillis inextricable, avec dautres natures; elle est l; mais nous ne lobtiendrons quen ia dgageant de tout ce qui nest pas elle. Linduction est un procd dlimination.

Comment doiton conduire lobservation pour arriver oprer cette limination, voil ce qui le proccupe avant tout. Bacon ne se demande jamais quelles sont les conditions dune bonne observation, prise en ellemme, et quelles sont les prcautions critiques prendre; il na sur ce point que des remarques vagues et superficielles; dans la pratique, il est dispos p.35 prendre des faits de toute main, ce que des savants de profession, comme Liebig, lui ont vivement reproch. Ce qui lui importe, cest de multiplier et de diversifier les expriences, pour empcher lesprit de se fixer et de simmobiliser. De l les procds de la chasse de Pan (venatio Panis), cette chasse aux observations, la sagacit du chercheur joue le plus grand rle, comme, dans la fable antique, la sagacit de Pan lui a servi retrouver Crs: il faut varier les expriences (variatio), par exemple en greffant les arbres forestiers comme on fait des arbres fruitiers, a voyant comment varie lattraction de lambre frott, si on chauffe, en faisant varier la quantit des substances employes a ans une exprience. Il faut reprendre lexprience (repetitio), par exemple distiller encore lespritdevin, n dune premire distillation; ltendre (extensio), par exemple, tenir, moyennant certaines prcautions, leau spare du vin dans un mme rcipient, chercher si lon peut aussi, dans le vin, sparer les parties lourdes des plus lgres; la transfrer (translatio) de la nature lart, comme on produit artificiellement un arcenciel dans une chute deau; linverser (inversio), par exemple chercher, aprs avoir constat que le chaud se propage; par un mouvement ascensionnel, si le froid se propage par un mouvement de descente; la supprimer (compulsio), par exemple chercher si certains corps interposs entre laimant et le fer ne suppriment pas lattraction; lappliquer (applicatio), cest-dire se servir des expriences pour dcouvrir quelque proprit utile (par exemple dterminer la salubrit de lair en divers lieux ou en diverses saisons par la vitesse plus ou moins grande de la putrfaction); enfin, unir plusieurs expriences (copulatio), comme Drebbel en 1620 a abaiss le point de conglation de leau en mlangeant de la glace et du salptre. Restent les hasards (sortes) de lexprience, qui consistent changer lgrement ses conditions, en produisant par exemple en vase clos la combustion qui a lieu dordinaire lair libre.

p.36 Ces huit procds dexprimentation nindiquent pas des manires de produire un rsultat donn; car on ne sait pas par avance ce que produiront la variation, la rptition, etc. Par exemple, sous la rubrique variatio, Bacon propose de chercher si la vitesse de chute des graves augmentera quand leur poids augmentera; et (paraissant dailleurs ignorer les clbres expriences de Galile), il pense que lon ne doit pas prvoir a priori si la rponse sera positive ou ngative. Les expriences de la chasse de Pan ne sont donc pas des expriences fcondes (fructifera), puisquon ne saurait prvoir si le rsultat rpondra lattente, mais des expriences lumineuses (lucifera), capables de nous faire voir surtout la fausset des liaisons que nous supposons et de prparer llimination.

Encore plus manifestement lie au but de linduction est la rpartition des expriences dans les trois tables, de prsence, dabsence et de degrs. Dans la table de prsence ou dessence se trouvent consignes, avec toutes leurs circonstances, les expriences o se produit la nature dont on cherche la forme; dans la table dabsence ou de dclinaison, celles o la mme nature est absente; dans la table de degrs ou de comparaison, celles o la nature varie. Il est entendu de plus que, dans la table de prsence, on introduira les expriences o la nature existe dans les sujets les plus divers possible; et dans la table dabsence, on notera les expriences qui sont le plus semblables quil se puisse celles de la table de prsence.

Linduction consiste en tout et pour tout dans linspection de ces tables. Il suffit de les comparer entre elles pour que, deux-mmes et avec une sret en quelque sorte mcanique, soient limins de la forme cherche un grand nombre de phnomnes qui accompagnent la nature. Il est manifeste quil faudra liminer tous ceux qui ne sont pas dans toutes les expriences de la table de prsence; puis on liminera encore, parmi ceux qui restent, tous ceux qui sont prsents dans les expriences de la table dabsence; enfin on liminera encore tous ceux qui, dans p.37 la table de degrs, sont invariables alors que la nature varie. La forme se trouvera ncessairement dans le rsidu qui persiste, une fois faits les rejets et exclusions de la manire convenable. Soit, par exemple, dterminer la forme de la chaleur. Bacon dtermine vingtsept cas o la chaleur se produit; trentedeux, analogues aux premiers, o elle ne se produit pas (par exemple au soleil chauffant le sol, cas de prsence, il oppose le soleil ne fondant pas les neiges ternelles, cas dabsence), quarante et un o elle varie. Le rsidu qui persiste, aprs limination, cest ce mouvement de trpidation dont on constate leffet dans la flamme ou leau bouillante, et que Bacon dfinit ainsi: mouvement expansif, dirig de bas en haut, natteignant pas le tout du corps mais ses plus petites parties, puis repouss de manire devenir alternatif et trpidant.

Il est ais de voir en quoi cette opration diffre de linduction dAristote, qui se fait par numration simple. Aristote numrait tous les cas o une certaine circonstance (labsence de fiel) accompagnait le phnomne (la longvit) dont il cherchait la cause; il se bornait donc seulement aux cas rangs par Bacon dans sa table de prsence: lutilisation des expriences ngatives est, dans ce domaine, la vraie dcouverte de Bacon.

V. LA FORME: LE MCANISME DE BACON

@Une des conditions auxquelles son induction russit, cest due la forme soit non pas cette chose mystrieuse due cherchait Aristote, mais un lment observable dans les expriences, que lon peut effectivement constater par les sens ou par les instruments qui aident les sens, comme le microscope. La forme nest pas conclue, mais elle est lobjet dune observation: linduction permet seulement de rtrcir de plus en plus le champ dobservation dans lequel elle se trouve.

Ajoutons que, dans tous les problmes de ce genre, dont Bacon p.38 a esquiss une solution, ce rsidu est toujours, comme dans le cas de la chaleur, une certaine disposition mcanique constante de la matire: si nous cherchons en quoi consiste la forme de la blancheur, que nous voyons apparatre dans la neige, dans leau cumante, dans le verre pulvris, nous voyons que, dans tous ces cas, il y a un mlange de deux corps transparents, avec une certaine disposition simple et uniforme de leurs parties optiques. Ailleurs, en un passage que Descartes a reproduit presque mot pour mot dans ses Regulae, il voit la forme des couleurs dans une certaine disposition gomtrique de lignes. Nous voyons que linduction a pour effet dliminer, pour trouver la forme, tout ce quil y a de qualitatif, de sensible propre dans notre exprience. On peut donc dire, en un sens, que Bacon est mcaniste, puisquil voit lessence de chaque chose de la nature dans une structure gomtrique et mcanique permanente. On a voulu parfois, il est vrai, distinguer la forme de ce que Bacon appelle le schmatisme latent, cestdire la constitution intime des corps, qui nous chappe cause de la petitesse de leurs lments: la forme se surajouterait alors la structure mcanique, au schmatisme, qui en serait la condition, matrielle et non la substance. Mais Bacon les identifie formellement. De plus, lorsquil parle du progrs latent (progressus latens), cestdire des oprations insensibles par lesquelles un corps acquiert ses proprits, cest encore dun processus mcanique quil sagit: structures et mouvements cachs (occultos schematismos et motus), voil les vritables objets de la physique. Sa pense rentre donc bien dans la grande tradition mcaniste qui stablit au XVIIe sicle. Sil restait chez lui quelque chose de la notion aristotlicienne de la forme, auraitil trait de vierge. Strile la recherche des causes finales, qui, chez Aristote, est insparable de la recherche de la forme?

p.39 Mais cest un mcanisme dun genre particulier: dabord il apparat comme quelque chose dinattendu, comme un simple rsultat de linduction; la structure mcanique, cest ce qui reste aprs rejet et exclusion. De plus, autant de formes, autant de structures mcaniques, qui sont poses comme des absolus inexplicables: tandis que ces structures sont pour Descartes ou pour Gassendi les choses expliquer, elles sont, pour Bacon, les choses qui expliquent. Aussi les mathmatiques nontelles pas chez lui le rle dominateur quelles ont chez Descartes; il sen mfie, surtout aprs quil voit ce que produit la conception mathmatique de la nature, chez son contemporain, le cabbaliste Robert Fludd, qui se contente de raliser dans la nature les combinaisons les plus arbitraires de figures et de nombres; et il veut que les mathmatiques restent servantes de la physique, cestdire se bornent lui fournir un langage pour ses mesures.

VI. LA PREUVE EXPRIMENTALE

@Revenons lorganon. Linduction permet, nous dit Bacon, de rtrcir le champ dans lequel la forme est chercher: mais si elle nous indique les exclusions faire, il est manifeste quelle ne peut nous indiquer quel moment elles sont compltes; de nouveaux faits pourraient nous obliger de nouvelles exclusions; le rsultat de linduction est provisoire; cest une premire vendange (vindemiatio prima).

Comment arriver un rsultat dfinitif, cest ce que Bacon omet dexpliquer en traitant des secours plus puissants quil va donner la raison. Il dresse une liste de neuf de ces secours, mais il ne traite que du premier, quil appelle les prrogatives des faits (praerogativae instantiarum); il indique p.40 vingtsept espces de faits privilgis. Quentendil par cette expression? Pourquoi ces faits ne sontils pas rentrs dans les tables prparatoires de linduction? Voici par exemple les instances solitaires, cestdire les expriences o la nature perche se manifeste sans aucune des circonstances qui laccompagnent ordinairement (par exemple la production des couleurs par la lumire traversant un prisme): cest l un fait !lettre dans la table de prsence; il en est ainsi des instantiae migrantes, cas o la nature se manifeste subitement (la blancheur dans leau qui mousse); les instantiae ostensivae et clandestinae, cas o la nature est son maximum et son minimum, rentrent dans la table de degrs; les instantiae monodicae et deviantes, o une nature donne se montre sous un aspect exceptionnel (laimant parmi les minraux, les monstres), appartiennent la table de prsence; les instantiae divortii qui nous montrent dsunies deux natures ordinairement unies (par exemple la densit faible et la chaleur: lair est peu dense sans tre chaud) trouvent place dans la table dabsence. Il nest pas jusquaux clbres faits cruciaux (instantiae crucis) qui ne rentrent dans les tables: lorsque nous hsitons entre deux formes pour expliquer une nature donne, les faits cruciaux doivent montrer que lunion lune de ces formes la nature est fixe et indissoluble, tandis que pelle de lautre est variable (aph. 36). Comment entendre cette formule? On comprend fort bien comment les faits de la able dabsence dmontrent srement cette variabilit (cest l linstantia divortii); mais il est difficile de comprendre, dans la logique baconienne, comment on pourrait dmontrer une union axe et indissoluble; on peut rtrcir le champ o chercher la forme, on ne pourra jamais dire si on ne pourra le rtrcir encore; par exemple, aux yeux de Bacon, on dmontrera que la cause)u forme de la gravit est lattraction de la terre sur les graves, si lon constate quune horloge poids marche plus vite quand elle sapproche du centre de la terre: mais il est clair que cest l un simple fait ajouter la table de prsence et qui sera p.41 probant seulement, tant quil ne sera pas contredit par un autre: il ny a jamais chez Bacon de preuve dcisive dune affirmation; seules, les ngations sont prouves. Ainsi ces prrogatives des faits u najoutent rien du tout linstrument nouveau cr par Bacon; et lorsque, parmi elles, il cite les instantiae lampadis, qui sont de simples moyens dtendre notre information, soit par des instruments qui aident les sens, comme le microscope ou le tlescope, soit par les signes, comme le pouls dans les maladies, on le voit bien plus attentif aux moyens de rassembler les matriaux qu leur utilisation possible.

VII. LES DERNIRES PARTIES DE LINSTAURATIO MAGNA

@Le Novum organum nest donc que la description dune des phases de la constitution des sciences de la nature. Les quatre dernires parties de lInstauratio devaient raliser la science naturelle, depuis son po