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Le risque de penser Bruckner défend Baudrillard Pascal Bruckner Le Nouvel Observateur. N° 1716, 25 septembre au 1 er octobre 1997, page 121. Et s’il manquait aux " censeurs américains " le goût du style, du paradoxe et de la fiction pour apprécier à sa juste valeur l’esprit français ? Dans les années 60, Raymond Aron exhortait les intellectuels de son pays à faire preuve de compétence en matière d’économie : la certitude pour beaucoup de posséder la vérité de l’histoire - le dépérissement inéluctable du capitalisme - avait tué en eux le sens du réel et occulté le bilan désastreux du socialisme. Aujourd’hui, c’est au nom de la science que l’intelligentsia française est prise en flagrant délit d’ébriété par des savants américains : nos penseurs useraient et abuseraient de métaphores informatiques et physiques employées à tort et à travers. Appliquée à Baudrillard, l’accusation est à la fois pertinente et hors de propos : si l’auteur de " Cool Memories " utilise en effet une terminologie scientifique hasardeuse, ce n’est pas sur elle qu’il fonde sa crédibilité. A vrai dire, le contresens paraît total entre une culture anglo-saxonne basée sur le fait et l’information et une culture française qui joue plutôt de l’interprétation et du style. Et les Américains nourrissent vis-à-vis des écrivains de l’Hexagone un étrange rapport d’agacement et de fascination : ils s’irritent de leurs élucubrations au moment où ils envient leur renommée et leur poids dans la société. Le malentendu vient peut-être de ceci : hormis les jargonneurs du surréalisme, les intellectuels français sont moins des philosophes ou des sociologues que des essayistes ; l’essai est précisément ce genre impur, bâtard, au carrefour de la politique, de la littérature, de la morale, qui a permis à la réflexion française de produire ses plus brillants éclats depuis le XVII e siècle. Les Français écrivent des textes, et non des énoncés infaillibles (c’est déjà au nom de la science érigée en absolu qu’une certaine Amérique croit pouvoir réfuter Freud). Les billets de Baudrillard publiés dans " Libération " et réunis ici en recueil ressemblent un peu à la transe de l’aède. Ils valent plus par la qualité de l’inspiration que par leur précision ou leur respect des événements. L’auteur a l’honnêteté de l’admettre : le réel ne l’intéresse pas mais plutôt " les points de cristallisation spectaculaires " du système, tout ce qui transparaît et " louche à travers les faits ". Baudrillard aura été l’inventeur de la philosophie-fiction : il émet des hypothèses extravagantes - parfois absurdes telle " la guerre du Golfe n’a pas eu lieu " - qui provoquent et stimulent l’esprit mieux qu’une plate vérité. Et dans cette vision toute subjective, il a des fulgurances géniales, une faculté d’hyperperception qui nous éclairent mieux sur notre société que les pesantes démonstrations des spécialistes. Qu’il

Bruckner - Le Risque de Penser. Defend Baudrillard

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Le risque de penser

Bruckner dfend BaudrillardPascal Bruckner

Le Nouvel Observateur.N 1716, 25 septembre au 1eroctobre 1997, page 121.Et sil manquait aux "censeurs amricains" le got du style, du paradoxe et de la fiction pour apprcier sa juste valeur lesprit franais?Dans les annes 60, Raymond Aron exhortait les intellectuels de son pays faire preuve de comptence en matire dconomie: la certitude pour beaucoup de possder la vrit de lhistoire - le dprissement inluctable du capitalisme - avait tu en eux le sens du rel et occult le bilan dsastreux du socialisme. Aujourdhui, cest au nom de la science que lintelligentsia franaise est prise en flagrant dlit dbrit par des savants amricains: nos penseurs useraient et abuseraient de mtaphores informatiques et physiques employes tort et travers. Applique Baudrillard, laccusation est la fois pertinente et hors de propos: si lauteur de "Cool Memories" utilise en effet une terminologie scientifique hasardeuse, ce nest pas sur elle quil fonde sa crdibilit.

A vrai dire, le contresens parat total entre une culture anglo-saxonne base sur le fait et linformation et une culture franaise qui joue plutt de linterprtation et du style. Et les Amricains nourrissent vis--vis des crivains de lHexagone un trange rapport dagacement et de fascination: ils sirritent de leurs lucubrations au moment o ils envient leur renomme et leur poids dans la socit. Le malentendu vient peut-tre de ceci: hormis les jargonneurs du surralisme, les intellectuels franais sont moins des philosophes ou des sociologues que des essayistes; lessai est prcisment ce genre impur, btard, au carrefour de la politique, de la littrature, de la morale, qui a permis la rflexion franaise de produire ses plus brillants clats depuis le XVIIesicle. Les Franais crivent des textes, et non des noncs infaillibles (cest dj au nom de la science rige en absolu quune certaine Amrique croit pouvoir rfuter Freud).

Les billets de Baudrillard publis dans "Libration" et runis ici en recueil ressemblent un peu la transe de lade. Ils valent plus par la qualit de linspiration que par leur prcision ou leur respect des vnements. Lauteur a lhonntet de ladmettre: le rel ne lintresse pas mais plutt "les points de cristallisation spectaculaires" du systme, tout ce qui transparat et "louche travers les faits". Baudrillard aura t linventeur de la philosophie-fiction: il met des hypothses extravagantes - parfois absurdes telle "la guerre du Golfe na pas eu lieu" - qui provoquent et stimulent lesprit mieux quune plate vrit. Et dans cette vision toute subjective, il a des fulgurances gniales, une facult dhyperperception qui nous clairent mieux sur notre socit que les pesantes dmonstrations des spcialistes. Quil sagisse du fantme de Mitterrand, de laffaire de la vache folle ou de lordinateur Deep Blue, il sait redoubler le plaisir de lanalyse par celui dune langue circulaire, obsessionnelle qui est elle seule une conception du monde.

Tout cela bien sr nest pas trs srieux pour nos censeurs doutre-Atlantique, et lintelligentsia franaise aura toujours besoin de la largesse et de la modration de lempirisme anglo-saxon. Mais il nest rien de pis quun discours scientifique qui veut rgner en matre et disqualifie la spculation. Une certaine philosophie amricaine, parce quelle a pris le parti de la science, a laiss la littrature et au cinma le soin de dire le dsordre de notre univers. Et pourtant les deux thories les plus dlirantes et les plus intressantes du postcommunisme - "la Fin de lhistoire" par Francis Fukuyama et "le Choc des civilisations" par Samuel Huttington - ne sont-elles pas nes dans le Nouveau Monde avec lapprobation des esprits les plus pondrs? Quand les Amricains se mettent lessai et tentent dapprhender la vie dans son mouvement, ils divaguent et drapent tout comme nous. Cest lhonneur des intellectuels franais que de prendre en permanence le beau risque de penser."Ecran total", par Jean Baudrillard, Galile, 250 p., 156 F. Le Nouvel Observateur, 1997.