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Lucien Febvre Esprit européen et philosophie In: Annales. Économies, Sociétés, Civilisations. 3e année, N. 3, 1948. pp. 297-301. Citer ce document / Cite this document : Febvre Lucien. Esprit européen et philosophie. In: Annales. Économies, Sociétés, Civilisations. 3e année, N. 3, 1948. pp. 297- 301. doi : 10.3406/ahess.1948.1643 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/ahess_0395-2649_1948_num_3_3_1643

Brunschvicg Et l'Esprit Européen

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Artigo do historiador francês Lucien Febvre

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Lucien Febvre

Esprit européen et philosophieIn: Annales. Économies, Sociétés, Civilisations. 3e année, N. 3, 1948. pp. 297-301.

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Febvre Lucien. Esprit européen et philosophie. In: Annales. Économies, Sociétés, Civilisations. 3e année, N. 3, 1948. pp. 297-301.

doi : 10.3406/ahess.1948.1643

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/ahess_0395-2649_1948_num_3_3_1643

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ESSAIS

ESPRIT EUROPÉEN ET PHILOSOPHIE

« Je me propose de traiter de l'Esprit européen — sujet d'ordre pure- ment spéculatif, et dont l'étude sera maintenue dans les limites d'une analyse strictement philosophique. » Ainsi débute le cours sur l'Esprit européen que professa en Sorbonně, de décembre 19З9 à mars ig4o, Léon Brunschvicg, et qui paraît aujourd'hui en volume1.

Nous n'aurons jamais assez de ces « revues » qu'un bon esprit, une tête fortement pensante et philosophante consent à donner au public de temps à autre. Elles nous aident dans nos démarches particulières, nous autres historiens, dès lors que notre ambition tend à reconstituer la totalité des manifestations par quoi s'affirment dans leur succession les états divers de civilisations.- J'ai procuré au public, en 19З4, une de ces revues, celle qu'Abel Rey, ami trop tôt enlevé, composa pour le tome premier de L'Encyclopédie française, sous ce titre : De la Pensée primitive à la Pensée actuelle. Elle débutait par cette affirmation : « II est impossible de saisir l'outillage de la pensée sans faire son histoire. La pensée (le sujet) est en action et en réaction continues avec ce qu'elle veut penser (l'objet) : une lutte et une conquête. Pour comprendre son activité présente, force est de se soucier, et avant tout, de son activité passée. »

Saisir l'outillage de la pensée, écrit Abel Rey. En effet, son travail remplit la première partie d'un volume intitulé L'Outillage mental, qui- présente au lecteur non seulement le raccourci d'une histoire évolutive de la Pensée (je ne pouvais mieux demander ce raccourci qu'à l'auteur des précieux volumes sur La Science grecque qu'achève de publier Henri Berr dans l'Evolution de l'Humanité), mais encore une puissante étude de Meillet sur le Langage, et une présentation de la Mathématique contemporaine, faite sous la direction de Paul Montel par nos plus grands mathématiciens. Le souci de Léon Brunschvicg n'est pas celui d'Abel

1. A Neuchâtel, Éditions de La Baconnière, mai ighj, 187 p. in-8°. Dans la même série a paru précédemment (1945-Д6) le dernier volume que Léon Brunschvicg publia de son vivant : son Descartes et Pascal, lecteurs de Montaigne. Les Annales ne l'ont point reçu.

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Rey. Il ne le définit nulle part de façon explicite, trouvant sans doute que son titre, L'Esprit européen, rapproché de son nom à lui, suffit à caractériser l'entreprise. Ce qui serait vrai, ou du moins plus vrai, si les deux mots qui composent ce titre étaient clairs par eux-mêmes, et sans équivoque.

Européen ? Au temps même où Léon Brunschvicg professait ses leçons en Sorbonně, j'essayais, à Genève, de préciser le sens et d'esquisser l'histoire de la notion d'Europe ; et la chose n'allait de soi ni pour les étudiants de cet Institut des Hautes Études Internationales, qui m'avaient demandé de réfléchir à la question, ni pour moi-même, historien. Quant à E.sprit, faut-il lui donner le sens que le Vocabulaire de Lalande inscrit sous la rubrique D, quand il parle de cet esprit qui « s'oppose à la sensibilité » et qui devient « synonyme d'intelligence » ? Léon Brunschvicg écarte bien de ses leçons tout souci de sensibilité ; mais parler d'intelligence ? Oui, au sens d'entendement, de connaissance conceptuelle et rationnelle; mais, enfin, l'intelligence n'est point que' cela. Peut-être devrait-on .parler d'intellectualisme, d'intellectualité, de réduction de tout l'existant (et d'abord de l'esprit européen) à des éléments purement intellectuels ? Ne poursuivons pas. On nous accuserait de chicane, «et ce n'est point une accusation que nous affronterions de gaieté de cœur.

Mieux vaut dire que ce petit livre est, à sa manière et dans ses limites, un de ces chef s-d 'œuvres de la vieille Université, que nous n'aurons peut-êlre plus beaucoup d'occasions d'accueillir et de louer, car, la génération s'en va, de leurs auteurs possibles — elle s'en va grand train. Génération fortement encore nourrie aux lettres, aux bonnes lettres grecques et latines. Génération bien encadrée, au départ, par des maîtres auxquels elle travailla tout naturellement à ressembler et dont elle put prendre la suite sans déchirement ni rupture, ni véritable « crise » pour parler le langage de Léon Brunschvicg : car de Lachelier et de Lagneau à Boutroux et, par delà, à Brunschvicg, quelles causes profondes de rupture ou d'incompréhension P Excellentes gens, cultivés, pleins de finesse et parfois de subtilité, passionnés de spéculations philosophiques, s'enfermant volontiers dans le cercle enchanté de leurs pensées et de leurs spécialités ; remarquables, quand il s'agit soit de critiquer les doctrines, soit d'en marquer l'enchaînement ; moins remarquables sans doute, quand ils prennent ' la . parole en leur nom personnel et se placent sur un terrain si difficile qu'il n'a jamais pu être dominé que par une dizaine de très grands créateurs de systèmes : mais ici, nos philosophes universitaires ne se hâtent-ils point, judicieusement, d'observer que les grands systèmes dont ils enregistrent les vicissitudes n'ont jamais figuré que « des étapes dans la marche d'un, progrès qui paraît illimité » — et voilà donc leur échec par avance justifié, prédit et rendu nécessaire... Leur échec de penseurs originaux et « maîtrisants », car, en tant qu'exégètes des doctrines, il faut parler de réussite et non d'échec. De pleinière réussite. Le livre de Léon Brunschvig en serait une preuve nouvelle, s'il en fallait une.

Mais même dans ce domaine, et à propos de cette réussite, que de choses à dire ! Nous, qui ne sommes point des philosophes — mais, en tant qu'historiens, des usagers de la philosophie, sommes-nous, pouvons- nous être pleinement satisfaits par des livres de ce genre ? Je suis bien forcé "de répondre : Non. '

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Que d'œillères, . et gênantes... Ces philosophes, ces techniciens de la philosophie sans doute suivent avec puissance les filiations de certaine» formes de pensée, de certaines réponses d-un certain ordre à de certaines questions. Mais hors de cette, filiation ? hors de ces formes et de ces pensées ? S'il y en a d'autres (et il y en a toujours), on ne les voit guère : formule polie pour dire qu'on ne les voit jamais. Qu'il y ait eu, au xvne siècle, toute une école de naturalistes1 ; qu'elle ait eu une énorme audience dans tous les milieux de tous les pays occidentaux d'alors ; que cette importance soit attestée, jusqu-'au temps de Pascal, par les controverses violentes auxquelles elle donna lieu ; que d'ailleurs le courant de pensée que représentent ces hommes soit revenu baigner, plus tard, les hommes du xvnr9 siècle : voilà ce dont aucun lecteur ne se douterait en lisant l'esquisse tracée, d'une main sûre mais dédaigneuse, par Léon Brunschvicg.

A juste titre, répondra^t-il. Vous parlez de pensées : ce sont, avouez, le, de bien médiocres pensées, et donc méprisables. Volons de cime en cime, c'est. un exercice assez fatigant et assez périlleux pour que nous ne le compliquions pas inutilement de descentes fastidieuses dans les bas- fonds. On s'y crotte les semelles'; on ne s'y élargit point l^esprit... — Propos de grands seigneurs. Mais le temps des grands seigneurs semble révolu. Quel est votre critère pour déterminer ce qui est « médiocre » et ce qui ne l'est pas ? Médiocre, vocabulaire d-hommes de génie, manié par des hommes bien doués qui ont eu le goût, la noblesse si l^on veut, de passer- leur existence à coudoyer le génie ; mais le génie, à la différence du talent, ne se délègue point par procuration. Et d'ailleurs, médiocre, * soit. Admettons que toute une génération, ou deux, ou trois, à la fin du xvr9 siècle, n'aient été composées que de médiocres, capables tout au plus de goûter des médiocrités ; le problème pour nous, historiens, est de savoir pourquoi, d'expliquer comment ces générations ont pu se contenter de telles nourritures. Rayez-les de vos listes ; cachez-les pudiquement dans vos « Enfers » idéologiques : vous faussez la perspective des temps. Rien de plus, mais rien de moins.

Et encore, je parle d-'ceillères. Mais il y a celles qui empêchent, volontairement, nos gens de regarder ce qui se passe chez les voisins. Léon Brunschvicg cite (p. 18З) un excellent passage d-Ëmile Boutroux : « La science véritable n'est pas un système de compartiments construit

► une fois pour toutes, où doivent venir se ranger, de gré ou de force, tous les objets qui se rencontrent dans la nature. La science est l'esprit humain lui-même, s 'efforçant de comprendre les choses et, pour y parvenir dans la mesure du possible, se travaillant, s 'assouplissant, se divertissant... » La Science, disait Boutroux ; mais leur philosophie, nos philosophes n^ont qu'un souci : l'enfermer dans un de ces compartiments dont parle 1-auteur de la Contingence des Lois de la Nature. Et certes, je ne leur reproche pas d'être des philosophes, conscients de leur philosophie — et non des historiens prisonniers de leur histoire. Je ne leur reproche rien du tout : de quel droit ? J'observe seulement qu'ils n'ont pas l'idée, quand ils font de la philosophie, qu'il

i. Cf. sur ce point, Lucien Febvre, « Aux Origines de l'esprit moderne : libéralisme, naturalisme, mécanisme, », Mélanges d'Histoire Sociale, t. ' VI, igM, p. 9-36 ; et Le Problème de l'Incroyance au xvť* siècle. La Religion de Rabelais, Paris, Albin Michel, 1942, in-8°, passim.

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puisse exister des hommes d'un autre, type que le leur. Avec d'autres préoccupations et d'autres formules. Des hommes qu'on ne leur demande pas de mépriser, — ce serait peine superflue, — mais de jauger, d'évaluer, d'apprécier dans leur rôle historique : ce rôle fût-il muet. Les silences ont leur poids et leur utilité, dans un chant ou dans un discours1.

Chacun dans sa niche, l'historien à l'enseigne de Clio, le philosophe à l-'enseigne de Socrate. Chacun gardant jalousement, dans cette niche, de vieux os cent fois rongés et rongillés. Et tous montrant les dents.au chien d'à côté : si peu engageants qu'ils font peur aux ouvriers convoqués pour réparer 1-immeuble dont ils sont censés assurer la garde, et qu'ils empêchent ainsi ces mal-vêtus d'y percer :des murs, d'y établir des portes et des ■ communications, d'y dresser des escaliers, et finalement de coiffer la bâtisse tout entière d'un ample toit unique, permettant à la vie de Vépanouir à l'aise, sans contrainte1. A la vie joyeuse : mais nous ne leur devons que la vie hargneuse.

Ce sont pourtant de grosses questions que 'posent, à chaque instant d'une évolution, les rapports nécessaires qu'entretiennent les sociétés qui. se transforment, et les idées qui,- elles aussi, changent de caractère et de direction. Je reviens à mes siècles familiers, le xvi* et le xvn9. Ce passage singulier, ou mieux, cette défaite des philosophes naturalistes de la Renaissance par Descartes et ses tenants ; défaite de l'irrationnel, victoire du rationnel ; et ■< parallèlement, ce passage au moins singulier, ce passage de la Réforme — c'est-à-dire d-une religion en voie de rationalisation progressive, consciente ou non — à une religion de plus en plus chargée d'éléments sentimentaux et irrationnels : deux mouvements de sens contraire, et contemporains. Pas un mot de cela, dans le livre de Léon Brunschvicg, pas une minute d'attention pour ce « chiasme » étrange. Or, serais-je dupe d'une illusion ? Je ne vois pas un historien, digne de ce nom, partant pour esquisser cette difficile histoire, pour poser les problèmes compliqués qu'elle dresse devant lui, sans sentir le besoin de consulter, chemin faisant, Gilson, Abel Rey, etc..., Brunschvicg lui-même. — « Naturellement, diront les philosophes. Vous vous élevez ainsi... » Et je pense à ces- officiers de marine qui accablent d'un incommensurable mépris ces officiers mécaniciens sans qui ils ne pourraient, ils ne sauraient rien faire. Ou, plus noblement, je me souviens de ce texte admirable de Malebranche (Recherche йе la Vérité, 1. VI, ira partie, chap. II) parlant au nom de ceux « qui ont l'imagination pure et chaste », c'est-à-dire de ces spéculatifs « dont le cerveau n'est point rempli de traces profondes qui attachent aux choses visibles ». Du sommet de cette Jungfrau idéologique ils déversent un radical mépris sur « ceux qui sont dans le grand monde [ei qui, plus que nous, historiens, est dans le grand monde, dans le vaste monde ?] et dont l'imagination est toute salie par les idées fausses et obscures que les objets sensibles ont excitées entre eux ». Les premiers « peuvent facilement se rendre attentifs à la vérité » ;-les seconds, ces malheureux, ne s'y peuvent appliquer que s'ils sont « soutenus de quelque passion assez forte

i. J'ai eu plusieurs fois déjà l'occasion do présenter des observations analogues. Cf. par ex. : « Histoire de la Philosophie et Histoire des Historiens », fíeuue de Synthèse, III, .p. 97 ; — « Histoire des Sciences et Philosophie », Annales d'Histoire Sociale, 19З8.

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pour contrebalancer le poids du corps qui les entraîne ». Méditons, mes frères en histoire. Et rentrons dans notre humble coquille de créatures « salies »...

Cependant... Léon Brunschvicg parle de Gournot remarquablement, avec une sympathie visible et justifiée1. Cournot, mais précisément : quelle régression I Gournot, ce .'mathématicien philosophe, ce grand théoricien du hasard, cet investigateur des probabilités, Gournot est 4 plein d'histoire. Ce n^est pas lui, certes, qui refuse d'examiner les problèmes qu'à chaque pas cette histoire pose au philosophe. Gournot : . mais à le lire, quel profit pour nous, historiens — Et comme s'est rétrécie, desséchée et ridée la large vue d'ensemble qu'il promenait sur les civilisations ! A quoi attribuer ce rétrécissement ? Faut-il inculper, ici encore, ces institutions universitaires, ces agrégations maîtresses de cloisonnements, et qui engendrent, tout naturellement, entre mandarins de couleurs diverses, ces « querelles de bouton » que connaissent nos marins P Je ne sais. Mais le fait est là, qu'il faudrait expliquer.

Tout ceci, en marge, je tiens à le redire en terminant ce bout d'article, d'une remarquable et par moment puissante synthèse de cette histoire que les philosophes excellent à composer — eux qui résolument ignorent notre- histoire, notre pauvre histoire d'historiens souillés par l 'impur • contact des réalités — mais capables, cependant, de goûter le talent là où il est, et de faire leur profit de livras vigoureux, fortement pensés, sobrement écrits : testaments d'une génération pour qui on m'excusera d'avoir quelque faiblesse.

Lucien Febvre.

1. P. 164-169.