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BULLETIN DES ARCHIVES VLADIMIR GHIKA 2ème Année, no. 2 — mai 2015 Une édition consacrée au Japon ! Depuis longtemps je le désirai pour notre Bulletin. Déjà Pierre Hayet, qui est à l'origine des Archives Ghika en France, s’était montré très intéressé par les documents concernant la relation ayant existé entre Monseigneur Ghika et le Pays du Soleil Levant. Il avait recueilli beaucoup de témoignages et entretenu une riche corres- pondance avec des personnes vivant dans ces contrées. Au mois de décembre passé, un voyage à Tokyo a été organisé dans le but d’évoquer la personnalité de Vladimir Ghika à l’ambassade de Roumanie et nous avions tous le grand espoir de trouver sur place de nouveaux documents, mais il n’en a rien été. Il n’en reste pas moins que nous avons été très heureux de trouver là-bas de nombreuses personnes intéressées par la personnalité de Mgr Ghika, depuis Son Excellence l’Ambassadeur Radu Șerban, qui a justement bâti son intervention lors de l’événement du 23 décembre sur des documents obtenus de la Maison Impériale nippone, jusqu'aux sœurs carmélites et johannites, qui conservent vive la mémoire de Monseigneur Vladimir Ghika. Et les détails que j’ai pu fournir dans ma présentation sur sa relation et sa correspondance avec l’ancien ambassadeur roumain au Japon, George Stoicescu, ainsi qu’avec le prêtre et docteur Totsuka, ont complété l’image de l’illustre visiteur roumain en terres japonaises. Plus tard, lors de mes visites aux établissements des sœurs, qui continuent le travail commencé par le Père Totsuka, j’ai pu voir et ai même reçu la biographie de celui-ci en japonais. J’ai été impressionné par l’intérêt porté par les sœurs à la vie de toutes les personnes dont il est question dans ce Bulletin. Malheureusement presque tout document d’archive, et notamment les lettres envoyées par Quand on a commencé à regarder le ciel… VLADIMIR GHIKA ET LE JAPON Tokyo, 23 décembre 2014 - éditorial - Ambassade de Roumanie à Tokyo, 23.12.2014, Père F. Ungureanu, S.E. Radu Şerban, S.E. J. Chennoth, Nonce Apostolique au Japon L’hôpital St-Jean à Tokyo

Bulletin des Archives Vladimir Ghika no 2 mai 2015

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BULLETIN

DES ARCHIVES VLADIMIR GHIKA

2ème Année, no. 2 — mai 2015

Une édition consacrée au Japon ! Depuis longtemps je le désirai pour notre Bulletin. Déjà Pierre Hayet, qui est à l'origine des Archives Ghika en France, s’était montré très intéressé par les documents concernant la relation ayant existé entre Monseigneur Ghika et le Pays du Soleil Levant. Il avait recueilli beaucoup de témoignages et entretenu une riche corres-pondance avec des personnes vivant dans ces contrées. Au mois de décembre passé, un voyage à Tokyo a été organisé dans le but d’évoquer la personnalité de Vladimir Ghika à l’ambassade de Roumanie et nous avions tous le grand espoir de trouver sur place de nouveaux documents, mais il n’en a rien été.

Il n’en reste pas moins que nous avons été très heureux de trouver là-bas de nombreuses

personnes intéressées par la personnalité de Mgr Ghika, depuis Son Excellence l’Ambassadeur Radu Șerban, qui a justement bâti son intervention lors de l’événement du 23 décembre sur des documents obtenus de la Maison Impériale nippone, jusqu'aux sœurs carmélites et johannites, qui conservent vive la mémoire de Monseigneur Vladimir Ghika. Et les détails que j’ai pu fournir dans ma présentation sur sa relation et sa correspondance avec l’ancien ambassadeur roumain au Japon, George Stoicescu, ainsi qu’avec le prêtre et docteur Totsuka, ont complété l’image de l’illustre visiteur roumain en terres japonaises. Plus tard, lors de mes visites aux établissements des sœurs, qui continuent le travail commencé par le Père Totsuka, j’ai pu voir et ai même reçu la biographie de celui-ci en japonais. J’ai été impressionné par l’intérêt porté par les sœurs à la vie de toutes les personnes dont il est question dans ce Bulletin.

Malheureusement presque tout document d’archive, et notamment les lettres envoyées par

Quand on a commencé à regarder le ciel…

VLADIMIR GHIKA ET LE JAPON

Tokyo, 23 décembre 2014 - éditorial -

Ambassade de Roumanie à Tokyo, 23.12.2014, Père F. Ungureanu, S.E. Radu Şerban, S.E. J. Chennoth,

Nonce Apostolique au Japon L’hôpital St-Jean à Tokyo

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Vladimir Ghika ou d’autres documents concernant ses visites au Japon, a été perdu lors des bombardements subis par la capitale nippone ainsi que par beaucoup d’autres grandes villes à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Il semble qu’alors tout ce qui était bâti se soit effondré : murs, bâtiments, etc. et que tout ce qui pouvait brûler a brûlé : ce fut le cas des lettres et des documents. Pour cette raison, les Archives Ghika n’ont pu s’enrichir à l'occasion de cette incursion en Orient.

Mais il reste l’espoir. Comme ici, à Bucarest, là-bas aussi les carmélites et les sœurs de la Congrégation de Saint Jean l’Apôtre continuent l’effort de récupération de ce que l’on peut encore trouver, éparpillé parmi les papiers de famille de personnes s’étant trouvé à un moment donné sur le chemin de l’histoire d’amour de Vladimir Ghika pour le Japon.

P. Francisc Ungureanu

C’est à Rome, pendant la Première Guerre mondiale que Vladimir Ghika entre pour la première fois en contact avec le Japon, en la personne du futur amiral Shinjiro Yamamoto (1877-1942), qu’il rencontre par l’entremise de Mgr Simon Deploige. Yamamoto est alors l’attaché militaire naval de l’ambassade nippone à Rome. Les deux hommes se verront ensuite à Paris dans l’après-guerre puisque Yamamoto fait partie de la délégation japonaise à la Conférence de Paix (alors que Démètre Ghika y représente la Roumanie), puis accompagne le prince héritier du Japon dans son voyage en Europe. Nous n’avons malheureusement aux Archives que très peu de traces de ces premiers contacts.

Yamamoto, converti dans sa jeunesse, est un fervent catholique. Il a l’idée, vers 1920, de vouer à la conversion du Japon une icône de style japonisant qu’il a fait faire, l’Étoile du Matin (Stella Matutina). Cette icône est finalement exposée, en 1921, sur les instances de Paul Claudel, Louis Massignon (qui nous a laissé le récit détaillé de cette histoire) et Vladimir Ghika dans l’église parisienne de St-Antoine des Quinze-Vingt (elle en aurait disparu autour de 1970, selon les dernières informations recueillies par Pierre Hayet).

Vladimir Ghika entre une seconde fois en contact (lointain) avec le Japon par l’intermédiaire de Violet Susman (1892-1950). Celle-ci est une mystique, une juive convertie, originaire de l’Afrique du Sud, qui s’est entourée d’un petit groupe de croyants, dont notamment deux futurs prêtres japonais : le philosophe Iwashita Soichi (1889-1940) et surtout le docteur Totsuka Bunkei (1892-1939). C’est avec eux que Vladimir Ghika imaginera la Fraternité de Saint Jean, dont la branche européenne n’aura pas de suite après l’échec d’Auberive, mais qui fleurira au Japon, où Totsuka rentrera en 1923, accompagné de Violet Susman et de la fidèle compagne anglaise de celle-ci, Sœur Rose de Jésus (née Hermielle Bicknell – 1884-1927).

Ces liens (providentiels, dira Vladimir Ghika) avec le Japon, font que lorsque Suzanne-Marie Durand, ancienne sœur d’Auberive entrée au Carmel de Cholet, lui propose d’accompagner comme aumônier un groupe de Carmélites s’en allant fonder le premier Carmel du Japon, il n’hésite guère à accepter. C’est ainsi que, le 13 janvier 1933, Vladimir Ghika embarque à Marseille avec sept religieuses en direction du

1 Nous aurions pu introduire une note indiquant la source de chaque information donnée dans cet article et les suivants, mais cela les aurait par trop alourdis. Nous avons préféré indiquer les principales sources dans les petites biographies qui suivent. Les Archives Vladimir Ghika se feront cependant un plaisir de fournir plus de renseignements à toutes personnes intéressées.

Mgr Ghika au pays du Soleil Levant 1

Vladimir Ghika à Kagoshima, avec le P. Gabriel

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pays du Soleil Levant. Il est accompagné de sa nièce, Manola, fille de son frère Démètre, mais aussi d’un jeune prêtre anglais, désireux de faire de l’apostolat au Japon, Leo Ward (il mourra en 1940, de maladie, pendant son voyage de retour en Angleterre, ayant été forcé de quitter l’archipel nippon à cause de la guerre).

Au Japon, Vladimir Ghika retrouve bien entendu ses amis, le docteur Totsuka et Sœur Violet, qui lui présentent leurs premières fondations médicales, le Père Iwashita, qui est devenu directeur d’une léproserie située près de Tokyo, tout en continuant son œuvre de philosophe, ainsi que Mgr Alexis Chambon (1875-1946), l’archevêque de Tokyo, qu’il a connu en France et qui est l’initiateur de la fondation du Carmel japonais. Mais, au-delà du cercle très restreint des catholiques, l’idée suggérée par le Pape de créer une encyclopédie catholique japonaise le fait entrer en contact avec une partie de l’intelligentsia du pays. Notons parmi ces intellectuels, le poète-philosophe Yoshimitsu Yoshihiko (1904-1945), introducteur de la philosophie thomiste maritainienne au Japon, le juriste Tanaka Kōtarō (1890-1974), qui occupera de très importantes charges dans le Japon de l’après-guerre, l’anthropologue Torii Ryūzō (1870-1953), sans oublier le Père Sauveur Candau (1897-1955), basque français d’origine, mais qui se fit plus Japonais que les Japonais.

Mais la rencontre la plus frappante de Vladimir Ghika au Japon est sans doute l’audience qu’il eut auprès de l’Empereur du Japon, introduit qu’il fut auprès de lui par son ami Yamamoto, alors proche conseiller du

Mikado. On ne sait pas très précisément ce qui s’est passé durant cette entrevue, on sait seulement qu’elle fut très cordiale, que l’Empereur se plaignit de n’avoir pas d’enfant mâle et donc d’héritier au trône et que, chose impensable pour un empereur-dieu, il accepta la bénédiction proposée par Vladimir Ghika. Le résultat fut la naissance, quelque neuf mois plus tard, le 23 décembre 1933, de l’actuel empereur du Japon, Akihito… !!!

Notre prince roumain et romain aurait ainsi pu être accueilli, comme on peut se l’imaginer, dans les meilleures maisons de Tokyo… mais personne ne s’étonnera du fait qu’il choisit de résider… dans une baraque en bois sans confort, comme celle de Villejuif, attenante au nouveau Carmel de Tokyo.

Il va sans dire que le séjour de Vladimir Ghika fit forte impression sur la petite communauté catholique japonaise, et même au-delà. Par sa simplicité, allant jusqu'au dépouillement, par son impressionnante culture, par ses fonctions et ses origines, par sa charité, par la fermeté de sa foi, Mgr Ghika ne pouvait que donner du courage à des catholiques sur le qui-vive, car, ne l’oublions pas, tout ce qui était étranger (et le catholicisme, si violemment persécuté au Japon pendant des siècles, était considéré comme un culte étranger, dangereux même pour une nation devant serrer les rangs derrière son empereur au statut quasi divin) était alors la cible des attaques virulentes des ultranationalistes japonais en plein essor.

C’est avec un grand regret que les Japonais et les missionnaires virent Mgr Ghika se

En visite à l’Université de Kagoshima

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rembarquer pour l’Europe le 1er mai 1933. Bien entendu il ne manqua pas de promettre de revenir bientôt…

Et il y revint ! Le Congrès Eucharistique International, dont il était l’un des membres du Comité Permanent, devant se tenir à Manille, aux Philippines, en 1937, Vladimir Ghika décida de faire un crochet par le Japon, où il arriva le 9 novembre 1936. Cette fois-ci, il se sentit sans doute plus libre que lors de son premier séjour, retenu qu’il était alors par son rôle d’aumônier du Carmel, et il visita le Japon du nord au sud, de Hakodate, dans l’île d’Hokkaido, à Kagoshima, dans l’ile de Kyushu. Il y revit tous ses amis et s’en fit de nouveaux.

Encore une fois, le départ, le 24 janvier 1937, fut douloureux. Et de nouveau Vladimir Ghika promit de revenir… Leo Ward lui proposa même de s’installer définitivement au Japon et le représentant diplomatique roumain, Georges Stoicescu, lui proposa même un logement à sa mesure : une maison roumaine qu’il venait de faire construire dans le site enchanteur de Nikko.

Ce retour au Japon semblait même prendre forme pour la fin de l’année 1939. On sait malheureusement ce qu’il en advint…

La guerre n’a cependant pas complètement effacé les traces des séjours de Vladimir Ghika

au Japon. La petite communauté de Tokyo a beaucoup essaimé puisque l’on compte actuellement neuf monastères du Carmel au Japon, les carmels donc en ont gardé quelques souvenirs, souvenirs longtemps entretenus par la dernière survivante des Carmélites françaises de 1933 : Sœur Marie-Germaine de Jésus (Germaine Pellerin – 1909-2006) qui a pu entretenir avant sa mort, à 97 ans, ayant gardé tout son esprit et tout son humour, une riche correspondance avec Pierre et Christiane Hayet.

Dans une lettre du 17 mai 2009, une Carmélite japonaise, Sœur Marie de l’Eucharistie, écrit aux Hayet : « Chaque mois, le 172, nous prions pour la béatification de Mgr Ghika avec les chrétiens roumains. »3

Modestie d'un lys blanc. Une sainte femme au teint ambré nous parle sans

révéler son nom. Une des fleurs rares d'un groupe venu de France pour fonder un

monastère.

[Traduction par les Carmélites japonaises d'un article d'un quotidien de la Ville de Kyoto

(Osaka) du 23 février 19334.] Ce matin, dans le paquebot Terukunimaru,

se trouve un groupe de religieuses en dernière étape (Osaka-Yokohama) de leur voyage. Il s'agit de religieuses de l'Ordre du Carmel qui viennent au Japon dans le but d'y fonder un Monastère qui, comme celui des Trappistines, est de Règle rigoureuse, même au sein du Catholicisme.

2 On a longtemps cru que la mort de Vladimir Ghika était survenue le 17 mai 1954, mais l’acte officiel de décès, retrouvé récemment, indique clairement que Monseigneur est mort le 16 mai. 3 Archives Vladimir Ghika, c.XII.M1. 4 Ce document, qui n’indique ni le nom du traducteur ni pourquoi sont indiquées deux noms de ville, Kyoto et Osaka, se trouvent aux Archives sous la cote c.LXVIII.P4.

Articles japonais sur Vladimir Ghika au Japon

Une page de l’agenda de Mgr Ghika de l’année 1937, portant des notations relatives à ses derniers jours passés

au Japon

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L'Ordre sévère du Carmel qui, pour la première fois, arrive au Japon, vient du Monastère de la Ville de Cholet, en France, avec la Mère Supérieure, Mère Jeanne de l'Enfant Jésus, pour y fonder le premier Monastère. Elles sont sept religieuses, la Mère comprise.

Une cabine de troisième classe leur a été particulièrement réservée, de laquelle elles ne sortent que le matin et le soir, pour leurs prières et les repas, gardant la vie de clôture, ne voyant et ne parlant à personne dans le paquebot. Aussi, personne ne s'est aperçu qu'il y avait une Japonaise parmi elles.

Le soir du 23 février, avec un prêtre catholique de Kobe, l'Abbé Yamanaka Iwahito, lorsque je me suis rendu au paquebot pour le visiter, j'ai en effet découvert la Japonaise dans le groupe des religieuses qui, après le repas du soir, réunies dans leur cabine, prenaient un temps de détente entre elles. Et je pus m'entretenir avec elle comme il suit :

« Je vous prie de ne pas me demander mon nom civil car au Carmel, entre nous, je suis appelée simplement Maria-Thérésia. Je suis née à Tokyo mais depuis mon jeune âge j'ai été élevée à Nagasaki. J'ai fait mes études dans le Collège des Sœurs de “Seishin-Jôgakkô” et donc, depuis lors, j'ai vécu dans la foi catholique.

En 1929, il y a 4 ans, je suis partie en France étudier le catholicisme. Presqu'immédiatement, je suis entrée dans le Monastère du Carmel à Cholet.

– N'y a-t-il pas eu quelque “roman” à la base de cette décision ?

– Non, en toute vérité, je suis à Dieu depuis le début. J'ai 24 ans cette année ; ma mère est morte lorsque j'étais enfant. Mon père vit à Nagasaki.

Nous avons l'intention de commencer le Carmel à Yotsuya (Tokyo). Lorsque nous serons parvenues à Tokyo, entre le Monde et le Carmel tous les rapports seront coupés. Depuis notre départ de Marseille nous ne sommes pas une seule fois descendues à Terre et, sans doute, cette photo deviendra-t-elle la dernière pièce où les gens du monde verront mon visage. »

Ceci dit, elle entre dans l'appareil photographique…

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De plus, Monseigneur Vladimir Ghika, Prince de Roumanie devenu évêque [sic], accompagnait les carmélites en tant que Protecteur.

La photo ci-jointe montre une partie du groupe des religieuses avec Mgr Ghika.

[Sur la photo, la Sœur japonaise se trouve à

la gauche de Mgr Vladimir Ghika.5]

Un témoignage japonais sur Vladimir Ghika

Les Japonais ont eux aussi écrit sur Mgr

Ghika. C’est ainsi qu’après l’annonce de sa mort, MATSUKAZE Masato a publié un article souvenir dans le Journal Catholique du Japon du 12 septembre 1954. Nous en présentons ici des extraits traduits en français par Sœur Marie-Germaine de Jésus et ses sœurs japonaises du Carmel de Fukuoka :

[…] C'est en 1933 que le Prince Ghika vint pour la première fois au Japon, menant avec lui le Père Leo-Paul Ward, et sa nièce, Melle Manola Ghika. Il venait accompagner quelques carmélites du Monastère de Cholet, en France, pour fonder le premier Monastère du Carmel au Japon. Le groupe embarqua à Marseille sur un Paquebot français, le 13 janvier 1933 et arriva à Yokohama (port du Japon proche de Tokyo) le 25 février 1933. Monseigneur Ghika, le visage entouré d'une longue chevelure blanche semblable à celle du roi du jeu de cartes, et d'une légère barbe argentée, un regard rempli de tendresse et de bonté, apparaissait comme l'Image d'un Prince merveilleux ! Vers le 15 mars, lorsque, revêtu de sa tenue de cérémonie (cape écarlate à traîne) il s'apprêtait à prendre la voiture qui devait le conduire au Palais pour rencontrer l'Empereur : quelle beauté, quelle dignité !

Au Japon, au début, Monseigneur Ghika fut l'Hôte – comme invité de marque – de Monseigneur Chambon, Archevêque de Tokyo, et demeura comme tel quelques jours, logé dans les bâtiments de Sekiguchi. Après ces quelques

jours, Monseigneur vint habiter auprès du Carmel (petite maison provisoire qui, durant deux ans, fut le premier couvent du Carmel à Tokyo) une pauvre ancienne petite Maison – quasi baraque – préfabriquée, en bois, contenant deux petites chambres aux sols couverts de tatamis. Là, il voulut se faire l'Aumônier du Carmel pour la Sainte Messe, les Offices, etc... durant tout son séjour à Tokyo. C’est au Carmel aussi, dans la pauvre petite Chapelle provisoire, qu'il donna la joie aux carmélites, la joie d'assister à une Messe de rite oriental (byzantin-catholique) dans sa si belle Liturgie ; Monseigneur Ghika avait reçu du Pape Pie XI l'autorisation d'offrir la Messe dans les deux rites, latin et oriental.

Le 16 avril, Monseigneur donna une conférence aux étudiants de l’Association des étudiants catholiques de l’Université Sophia de Tokyo. La Conférence était intitulée : « Préparation providentielle à l'intelligence du catholicisme dans le Japon ». C’était là une vue très optimiste des choses, par exemple : au sujet de la coutume japonaise d’offrir mutuellement des cadeaux, il nous disait : « lorsque les Japonais ont la coutume de s'offrir mutuellement des présents en cadeau, la personne qui reçoit ne voit pas seulement dans ce geste la chose matérielle offerte mais, à travers le don matériel, elle perçoit le cœur de celui qui donne et dont le présent est rempli. Cette coutume ne serait-elle pas une préparation providentielle pour comprendre le sens du Don Eucharistique ?... » Par de tels exemples, Monseigneur voulait enseigner aux étudiants un moyen concret d'aimer sa Patrie et tout ensemble de la sanctifier.

C'est en novembre 1936 que se situe la seconde visite de Mgr Ghika au Japon. En février 1937 se tenait à Manille le Congrès Eucharistique Mondial et Mgr Ghika devait s'y rendre comme Délégué du Pape [sic] ; il en profita pour faire un détour par le Japon où il désirait beaucoup se rendre à nouveau. Le 17 janvier, au cours d’une « Soirée de Bienvenue » (« partie ») qui lui fut offerte, il parla sur le sens et l'Histoire des Congrès Eucharistiques. Lors de son départ de Tokyo, le 24 janvier, c'est au milieu d'un grand nombre de personnes agitant de petits drapeaux japonais et venues le saluer une dernière fois que

5 Indication fournie par un témoin direct, la Sœur Marie-Germaine.

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Monseigneur quitta le Japon. Durant ce second séjour, Monseigneur logea chez le Rd Père Totsuka, sans doute en son Hôpital St Jean, à Tokyo. Le Père Totsuka était un ami très intime de Mgr Ghika. Cette profonde amitié débuta à Paris en 1923. À cette époque, le Père Totsuka étudiait la théologie à l'Université Catholique de Paris. Il avait comme Directeur spirituel le Père Richard et c'est par le Père Richard que commença leur amitié. L'introducteur en fut le Professeur Jacques Maritain. Mgr Ghika, à cette époque, venait tout juste d'être ordonné prêtre. Le Père Ghika fit sôdan [sic] (consulta) le Cardinal de Paris, Monseigneur Dubois, il en résulta que le Père Totsuka, le 26 janvier 1924, reçut la tonsure et le 28 juin de la même année, à l'Église St-Sulpice de Paris, il fut ordonné prêtre séculier, incardiné au Diocèse de Paris.

Vers la même époque, un jeune prêtre de nationalité anglaise, le Père L. Ward, (ordonné prêtre en 1931), parent éloigné de Mgr Ghika mais inconnu de lui, eut l'occasion, par le Père Totsuka, un ami, de le rencontrer à Paris et une très profonde amitié lia dès lors les trois prêtres. Si bien que, finalement, lorsque Mgr Ghika partit au Japon en 1933 il y emmena le jeune Abbé Ward.

Au sujet du fait des miracles obtenus par la prière de Mgr Ghika, connus depuis longtemps déjà, selon ce que j'ai entendu et pu connaître, Monseigneur possédait une petite relique de la Couronne d'épines du Christ insérée dans une petite Croix de bois – cette Relique ne le quittait jamais – et, lorsqu'il désirait obtenir une grâce particulière (miracle) pour quelqu'un, durant sa Messe il exposait la petite Relique sur l'Autel et, longuement, priait devant. Le miracle pouvait avoir lieu alors sans même que la personne ne le sache et se trouve là sur place.

En 1933, au Japon, durant la Messe que Mgr Ghika célébrait chez le Père Totsuka, une personne qui était soignée là (à l'hôpital du Père) fut soudainement guérie. Monseigneur Ghika a toujours affirmé que ce n'était pas par lui mais par le Christ, par les mérites de sa Passion (la relique), que se produisaient les miracles. En apprenant la chose, le Père Totsuka, tout à fait satisfait, s'écria, ravi : « ah! c'est finalement arrivé ! » Le jour suivant, on vit la Dame qui jusque-là, atteinte de carie était allongée depuis des années, arriver en auto chez

Monseigneur Ghika pour le remercier de ce qui lui était arrivé !

[…] je veux terminer ceci par une de ses pensées que j'ai plus profondément ressentie :

« Que mes joies ne m'arrivent jamais à travers la douleur d'autrui ! Que mes souffrances servent toutes à procurer à d'autres quelque joie ! Que ma destinée n'écrase rien sur son passage ! »

Leo Ward Vladimir Ghika a connu Leo Ward sans

doute en France en 1926. Ce dernier est alors séminariste et lui demande conseil comme à un frère aîné. Des sources disent d’ailleurs qu’ils étaient parents éloignés. Leo Ward est le petit-fils de William George Ward (1812-1882), théo-logien anglais et mathématicien converti au ca-tholicisme, et le fils de Wilfrid Philip Ward (1856-1916), le biographe du cardinal John Henry Newman. Devenu prêtre, Leo Ward dé-cide de participer à l’aventure japonaise de 1933 et reste même sur l’archipel après le départ de Vladimir Ghika. Il consacrera au Japon le reste de sa courte vie.

Biographies de quelques amis de Monseigneur Ghika

liés au Japon

Violet Susman, P. Totsuka, P. Leo Ward, à la droite de Mgr Ghika

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A Karuizawa, petite station de montagne, au nord de Tokyo, le Père Ward se dédie complè-tement à son travail apostolique et fait bâtir une très jolie chapelle : sobre, d'un goût exquis et en harmonie avec le paysage. Il aide aussi généreu-sement de sa fortune les œuvres du Japon et tout spécialement celles du Père Totsuka, et ce très discrètement.

Mais le Japon entre bientôt en guerre contre les Etats-Unis, et donc contre l'Angleterre, et le Père Ward doit retourner dans son pays en 1942. Malheureusement il contracte une mala-die sur le bateau qui le rapatrie et meurt au cours du voyage. Son corps repose en mer6.

Soichi Iwashita Né en 1889, Soichi Iwashita est baptisé pen-

dant son adolescence. Il fait de brillantes études et devient professeur de philosophie. Il obtient une bourse pour étudier en Europe : Louvain et Rome. C’est à Londres qu’il fait la connaissance de Violet Susman, qui le dirige, ainsi que son ami Bunkei Totsuka, vers le sacerdoce. Soichi Iwashita est ordonné prêtre en Italie en 1925, puis il rentre au Japon.

Le Père Iwashita sacrifie bientôt un avenir brillant en offrant sa vie au service des lépreux

dans la première léproserie catholique, fondée à Koyama par le Père Lucien Droüart de Lézey, prêtre des Missions Étrangères de Paris. Mais même après être devenu le directeur de la lépro-serie, il continue à écrire, notamment sur la phi-losophie médiévale européenne, étant reconnu au Japon comme une sommité en la matière.

Le fait qu’il ait choisi de vivre parmi les lé-preux a sans doute beaucoup impressionné Vla-dimir Ghika, qu’il avait connu à Paris dans le cercle gravitant autour de Violet Susman et qu’il retrouve dans l’archipel nippon en 1933 et 1937.

Le Père Iwashita meurt en 1940, d'une mala-die contractée sur le bateau qui le ramène au Japon à la suite d'une mission officielle à Hong-kong.7

Shinjiro Yamamoto

Vladimir Ghika et Shinjiro Yamamoto se sont connus à Rome, en 1915, pendant la Première Guerre mondiale. Le Ja-ponais est alors attaché naval auprès de l’ambas-sade du Japon. C’est Mgr Simon Deploige qui semble avoir présenté le futur amiral au futur pro-tonotaire apostolique. Après Rome, les deux amis se retrouvent à Paris lors de la Conférence de Paix d’après la Grande

Guerre. Beaucoup de choses les raprochent : la diplomatie, la cause des alliés et, surtout, le ca-tholicisme.

Comme Vladimir Ghika, Shinjiro Yamamoto est un converti. Né en 1877, il devient catho-lique à l’âge de 16 ans. Il est diplômé de l’École Navale et participe à la célèbre bataille de Tsus-

6 Nos sources sur Leo Ward sont essentiellement les 37 lettres de celui-ci envoyées à Vladimir Ghika, ce que nous en dit Sœur Marie-Germaine, ainsi que l’article Wikipedia consacré à son grand-père William George Ward (en an-glais).

7 Une biographie du Père Iwashita a été publiée en japo-nais. Sœur Marie-Germaine, dans sa correspondance, en donne un résumé: c’est la source des informations que nous possédons le concernant, car, pour ce qui est de la correspondance, les Archives Vladimir Ghika ne possè-dent qu’une seule lettre du Père Iwashita à Vladimir Ghika.

Vladimir Ghika en viste à la léproserie de Koyama (le P. Iwashita est le premier en partant de la gauche

au deuxième rang)

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Miss Violet désire ardemment partir au Japon avec le docteur Totsuka, devenu prêtre, pour l'aider dans l’œuvre médicale qu’il envisage de fonder. Le Père Totsuka lui dit : « Je ne vous emmènerai jamais au Japon à moins que vous ne puissiez marcher... »10 Un jour, cependant, à Paris, elle se lève et marche...

C’est ainsi que Miss Violet part pour le Japon avec le Père Totsuka, et elle y reste jusqu'à la guerre. Là, avec Sœur Rose de Jésus (née Hermielle Bicknell, fille d'un amiral anglais – 1884-1927), elle soutient ce qui deviendra la Congrégation de Saint Jean et, par sa fortune personnelle, aide à la fondation de l'hôpital et des autres œuvres apostoliques du Père Totsuka.

La Violet Susman que Vladimir Ghika retrouve au Japon en 1933 n’est plus tout à fait celle de Paris… elle a perdu son aura mystique et se débat dans des luttes spirituelles qui

hima (1905). Lorsque Vladimir Ghika le revoit au Japon en 1933, Shinjiro Yamamoto, grâce à l’appui du nouvel empereur dont il a été l’un des précepteurs et est l’un des proches conseil-lers, est devenu amiral (à ne pas confondre avec l’amiral Isoroku Yamamoto – 1884-1943 –, ce-lui de l’attaque de Pearl Harbour). C’est lui qui introduit Vladimir Ghika en audience auprès de l’Empereur.

Les deux amis se voient une dernière fois à Paris en 1938. Ils ne savent pas que la guerre va éclater et qu’ils ne se reverront plus. En 1942, après 6 mois de combat contre le syn-drome de la sclérose vasculaire cérébrale, Shin-jiro Yamamoto décède à son domicile de To-kyo. Il a 65 ans8.

Violet Susman « Ni le temps, ni l'espace, ni les misères de

cette vie, ni même nos imperfections ne peuvent séparer nos âmes que le Tout-Puissant a voulu réunir au fond du cœur de Jésus. »9

Comme on le voit, la rencontre de Violet Susman a été, pour Vladimir Ghika, une rencontre importante. Elle a orienté une partie de sa vie, semble-t-il, vers le sacerdoce, vers la fondation de la Fraternité de Saint Jean et vers le Japon, trois chapitres majeurs dans sa vie.

Mais qui est Violet Susman ? Elle est née à Johannesburg, en Afrique du Sud, en 1892. D’origine juive, à 13 ans, elle se convertit au catholicisme, en Belgique. Elle reçoit le baptême des mains du bénédictin Dom Marmion en 1907 et, en 1908, reçoit l'habit de novice à Maredsous. Mais, tombée malade (carie de la colonne vertébrale), elle doit retourner à Londres dans un sanatorium. C’est là qu’elle rencontre Bunkei Totsuka, jeune médecin venu en Europe pour parfaire ses études de médecine. C’est le début d'une profonde amitié spirituelle.

8 Nous ne possédons que quatre courtes lettres de Shinjiro Yamamoto adressées à Vladimir Ghika. C’est peu. On se demande si certaines n’ont pas disparu. Notre principale source d’information le concernant est la biographie écrite par son fils et dont Soeur Marie-Germaine nous donne des extraits. 9 Brouillon de lettre de Vladimir Ghika à Violet Susman de septembre 1932 (Archives Vladimir Ghika c.LXVIII.P6).

10 Lettre, sans doute, de Sœur Marie-Germaine à Pierre Hayet de décembre 2002 (Archives Vladimir Ghika c.XII.M1.F1).

Violet Susman, alors qu’elle était malade, le P. Totsuka

P. Totsuka, Vladimir Ghika, Violet Susman, P. Leo Ward

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l’épuisent. Seul Vladimir Ghika semble être en état de lui rendre sa sérénité. C’est ce qu’elle lui dit dans ses lettres.

Violet Susman doit finalement quitter le Japon avec le Père Ward au moment de la guerre. Elle rentre en Europe et meurt à Douvres, en Angleterre, en 1950. Elle n’a que 58 ans11.

Bunkei Vincent Totsuka

Bunkei Totsuka naît en 1892. Son père est médecin militaire. Dès sa plus tendre jeunesse il se distingue par son intelligence peu ordi-naire. Il ne déçoit les pères maristes qui l’éduquent qu’en lan-çant des boules de neige sur la tête d’une statue de Saint

Joseph placée dans la cour de récréation ! La maladie de son père le fait se tourner vers le christianisme, mais son père s’oppose à sa conversion. Le Frère Turpin, des Missions Étrangères de Paris lui dit : « Ton père est ton père de chair. Je suis ton père spirituel, je te baptiserai donc. »12 Soichi Iwashita est son parrain lors de son baptême, en 1909, sous le nom de Vincent de Paul.

Il fait médecine et, grâce à une bourse, se rend en Europe parfaire ses études. C’est alors qu’il rencontre Violet Susman et découvre sa vocation sacerdotale. Grâce à Vladimir Ghika, il

fait des études théologiques écourtées et est ordonné prêtre en 1924.

Revenu au Japon la même année, il se met aussitôt à ce dont il rêvait à Paris : une œuvre médicale catholique. En 1925, il fonde la clinique Saint Jean à Tokyo. Un jeune tuberculeux vient un jour le voir. Le médecin le traite avec beaucoup d’attention et de soins, ce qui fait que beaucoup d’autres tuberculeux viennent à lui. Le Père Totsuka en vient à créer, en 1929, un sanatorium de tuberculeux, Nazareth House, dans la préfecture Chiba. En 1932 il transfère son hôpital à Nishi-koyama, toujours à Tokyo, et y fait construire une église. Tous ces lieux, Vladimir Ghika les visite lors de ses deux voyages au Japon.

En janvier 1939, épuisé sans doute par son exténuant travail médical et apostolique, le Père Totsuka tombe soudain malade et meurt. Sa mort n’a pas signifié la fin de ses œuvres. L’hôpital Sakuramachi qu’il voulait fonder est terminé deux mois après sa mort. Ses collaboratrices continuent son travail, se réunissant en une congrégation dont la Mère

11 La correspondance est relativement riche entre Vladimir Ghika et Violet Susman (nous l’orthographions ainsi, mais le nom est écrit de bien des manières, en tous cas, elle signe ses lettres « Violet ») : 13 lettres assez longues de Violet Susman et 2 brouillons de lettres de Vladimir Ghika. Les autres informations la concernant proviennent de Sœur Marie-Germaine et de Louis Massignon, qui l’a bien connue en France et est resté en contact avec elle jusqu'à sa mort. Les papiers de Louis Massignon ayant été déposés à la BNF, nous espérons y avoir accès et pouvoir approfondir sous peu ce sujet. 12 Page dédiée à Vincent Totsuka sur le Site des Sœurs de St Jean du Japon (http://www2.st-john.or.jp/foundress/fr_totsuka.html en anglais).

3.11.1925, P. Totsuka, Violet Susman

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supérieure est une jeune femme, Fuku Okamura, guérie d’un mal incurable grâce à l’épine miraculeuse de Mgr Ghika. L’hôpital et la congrégation existent encore aujourd'hui.

Peu de temps avant sa mort, à un ami intime avec qui il pouvait parler en toute confiance et simplicité, le Père Totsuka confia ce secret : « On me loue pour beaucoup de choses que j'ai faites dans ma vie, mais pour une seule je sens une certaine fierté, je pense : ce n'est pas comme médecin, ni comme écrivain, ni comme fondateur d'hôpital ou de congrégation, mais je crois que pour une seule chose je peux sentir de la fierté : c'est de n'avoir vraiment rien fait que comme prêtre : le Sacerdoce – quelle merveille, quelle vocation ! et j'ai pu ne vivre que pour mon sacerdoce, comme “prêtre” et d'avoir pu tout sacrifier pour cela est vraiment la seule chose pour laquelle je ressens un peu de fierté : le sacerdoce pleinement vécu est une vocation immense, splendide ! »13

Sœur Marie-Germaine de Jésus Parmi les Carmélites parties au Japon avec Vladimir Ghika en 1933, il s’en trouvait une bien jeune, Sœur Marie-Germaine de Jésus, alors âgée de 24 ans. Sur les six Carmélites du groupe, trois seulement se sont adaptées dans ce pays étrange

et lointain. Sœur Marie-Germaine de Jésus est de celles-là. Et elle y est même restée jusqu’à sa mort, en 2006.

Heureusement, avant de mourir, elle a eu l’occasion d’une part d’entretenir une riche

correspondance avec Pierre Hayet concernant les voyages de Vladimir Ghika au Japon et d’autre part de raconter sa vie au Père jésuite Jacques Bésineau. C’est de ce texte intitulé Sur les ailes de l’aurore que nous tirons les informations qui suivent14.

Germaine Pellerin et née le 31 janvier 1909 à Paris. Éduquée par des religieuses après la mort précoce de ses parents, elle décide d’entrer en religion malgré l’avis contraire de son frère aîné et tuteur. Ce n’est donc qu’à sa majorité, à 21 ans, qu’elle peut entrer au Carmel. Elle choisit celui de Cholet, dédié aux missions, qui vient d’être créé. « J’y fis mon entrée, le 6 août 1930, pour la fête de la Transfiguration, qui prenait pour moi une très personnelle et profonde signification. Avant le départ, mon frère de nouveau ne m'épargna pas ses reproches. Moi-même, je n'en menais pas large. J'eus le courage de renoncer à aller prier sur le tombeau de ma mère, pour ne pas être en reste, pensais-je, avec Celui qui avant moi avait tout donné. Ce serait à refaire ; je pense qu’aujourd’hui je n'irais pas aussi loin. Le cœur brisé, je pleurai de Paris à Cholet... Mais en fouillant dans mes bagages, je fus heureusement surprise de trouver un visage du Christ, que mon frère avait ciselé pour moi dans le bronze... »

Et c’est ainsi qu’elle débarque à Yokohama le 25 février 1933. Les Sœurs du Carmel s’établissent assez vite à Tokyo dans un logement de fortune, qui n'a pas que des agréments : le voisinage d'une caserne leur cause des problèmes.

13 Lettre sans doute de Sœur Marie-Germaine à Pierre Hayet de décembre 2002 (Archives Vladimir Ghika c.XII.M1.F1). Cette citation, comme la plupart des informations concernant le Père Totsuka ou Violet Susman se trouvant dans la correspondance de Sœur Marie-Germaine, provient très certainement de la biographie en japonais du Père Totsuka publiée en japonais par Otabe Taneaki en 1989, à l'occasion du cinquantenaire de sa mort. C’est sans doute cette biographie qui a également en partie servi à la rédaction de la page Web des Sœurs japonaises de Saint-Jean (citée plus haut) qui nous a fourni des informations inédites notamment concernant leur ancienne Mère Supérieure, Fuku Okamura.

14 Archives Vladimir Ghika, c.XII.M1.P1.

Sr Marie-Germaine dans le groupe des Carmélites, avec Vladimir et Manola Ghika

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et de la venue dans ce pays de Mgr Ghika en 1933, accompagné, pour diriger le groupe des carmélites françaises, de cette même Jeanne de l'Enfant-Jésus15. Mais les routes de l’écrivain français et du prêtre roumain ont eu d’autres occasions de se croiser, nous y reviendrons très certainement dans de futurs numéros de ce Bulletin.

Mgr Chambon

Jean-Baptiste Alexis Chambon naît en 1875 à Vollore-Ville, en Auvergne. Il devient prêtre des Missions Étrangères de Paris en 1899 et s'embarque pour le Japon cette même année. Il occupe plusieurs fonctions al-ternativement au Japon et à Paris (où il a

l’occasion de faire la connaissance de Vladimir Ghika), avant d’être nommé archevêque de Tokyo le 16 mars 1927. C’est en cette qualité qu’il demande bientôt la fondation d’un Carmel. Il s’adresse pour cela tout naturellement au Carmel français des Missions, le Carmel de Cholet, qui demande à son tour l’aide de Vladimir Ghika, par l’intermédiaire de Suzanne-Marie Durand alors novice en ce même Carmel. Et c’est ainsi que Vladimir Ghika est embarqué (c’est le cas de le dire) dans cette aventure et qu’il réalise son premier voyage au Japon, en 1933. Les premiers jours de son séjour à Tokyo, Vladimir Ghika est l’hôte de Mgr Chambon à l’Archevêché de Tokyo, avant de s’installer dans une baraque en bois tout près du nouveau Carmel.

Lors du second voyage de Vladimir Ghika au Japon, Mgr Chambon est encore archevêque de Tokyo, mais sur le point de quitter ce siège

Mgr Chambon offre aux Sœurs du Carmel un grand terrain à Kamishakujii, dans la grande banlieue de Tôkyô, à côté du Grand Séminaire. C’est là qu’elles établissent leur couvent, qui est inauguré le 1er mars 1935. Le même mois, le jour de la Saint Joseph, le 19, Sœur Marie-Germaine de Jésus fait sa profession perpétuelle. Elle prend le nom Japonais de Miki Aï, du nom d’un martyr jésuite japonais du XVIe siècle, saint Paul Miki, auquel elle a joint le mot japonais qui veut dire « Charité ». Deux mois après sa profession, la jeune religieuse est nommée sous-prieure de la petite communauté… et trois ans plus tard maitresse des novices. Elle participe ensuite, après la dure période de la guerre, à la fondation de plusieurs Carmels au Japon.

Sœur Miki Aï est morte, au Carmel de Fukuoka, le 25 octobre 2006.

Paul Claudel Nous n’aurons pas l’ambition ici de

présenter en quelques lignes le célèbre écrivain catholique, il suffit d’ouvrir n’importe quel manuel de littérature française pour avoir une idée de son importance dans le paysage littéraire français. Non, l’idée c’est de dire ici en quelques lignes le rôle qu’a joué Paul Claudel dans la genèse du premier Carmel japonais.

Paul Claudel est Ambassadeur de France au Japon de 1921 à 1927. En 1924 ou 1925, il rencontre, sur le paquebot qui le ramène en France, deux carmélites retournant en France en vue de la fondation d'un Carmel ayant spécialement comme but de former des carmélites pour les Missions d'Extrême-Orient, le Carmel de Cholet. L’une des deux est Sœur Jeanne de l'Enfant-Jésus. Les rapports de Claudel avec les deux carmélites, et spécialement avec Sœur Jeanne, car l’autre sœur, malade, restait dans sa cabine, lui font vite découvrir dans la Sœur des dons exceptionnels tant naturels que spirituels. Il profite de cette occasion providentielle pour demander instamment la création d’un Carmel au Japon. C’est là l’origine, avec l’initiative de l’Archevêque de Tokyo, Mgr Chambon, bien sûr, de la création du premier Carmel du Japon

15 Notre source principale concernant le rôle de Claudel dans la fondation du Carmel japonais est l’article de Louis Chaigne, « Une rencontre de Paul Claudel » paru dans France Catholique, du 24 février 1961, récit que confirme une lettre de Sœur Jeanne de l’Enfant Jésus elle-même à Vladimir Ghika, du 31 août 1932 (Archives Vladimir Ghika – cahiers Schorung XV2, 95-95[bis]).

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pour celui de Yokohama, remplacé à Tokyo par un évêque japonais, Mgr Peter Tatsuo Doi. Mgr Chambon meurt à Yokohama le 8 septembre 194816.

Mgr Marella Quand Vladimir Ghika réalise ses deux

voyages au Japon, en 1933 et 1937, Paolo Marella (1895-1984) y est Délégué Apostolique. Les deux hommes sympathisent, les billets qu’ils échangent en font foi.

En 1948 Paolo Marella est transféré à Canberra comme délégué apostolique pour l'Australie, la Nouvelle-Zélande et l'Océanie, avant d’être nommé nonce apostolique en France en 1953.

Il est créé cardinal en 1959. Mgr Marella assiste au Concile Vatican II (1962-1965) et participe au conclave de 1963 (élection de Paul VI). Il est nommé président du nouveau Secrétariat pour les non-chrétiens en 1964. En 1977 il est nommé vice-doyen du Collège des cardinaux17.

Nous donnons ici le texte de deux billets de Mgr Paolo Marella à Vladimir Ghika, le premier ayant sans doute été écrit à l’occasion de Noël 1933 :

« Excellence! Joyeux Noël et Bonne Année ! Avec mes plus vives félicitations et les plus

sincères remerciements pour le bien que vous faites aux Missionnaires, aux Sœurs et aux bons chrétiens du Japon !

+ Paolo Marella Del. Ap. »18

« Avec mes sentiments de vive estime et de reconnaissance à S.E. le Prince Monseigneur Vladimir Ghika, le disciple fidèle de Celui qui… “pertransiit benefaciendo…”!

Tokyo, le 13 Février 1937 Paul Marella Archevêque tit. de Docles

Délégué Apostolique au Nippon »19

Nous sommes informés de la Maison Roumaine construite au Japon, dans la période où Vladimir Ghika visitait ce pays, par la correspondance que George Stoicescu, ministre plénipotentiaire de Roumanie à Tokyo, a entretenue avec Monseigneur en 193720. Les lettres nous apprennent que le terrain sur lequel a été construite cette Maison a été béni par Mgr Ghika. George Stoicescu lui propose même de devenir directeur de cette Maison, où il viendrait habiter, lui promettant le calme et une atmosphère agréable. Une fois la Maison terminée, Stoicescu lui demande son aide pour doter cette Maison d’une bonne bibliothèque.

Nous reproduisons ci-dessous quelques fragments des trois lettres envoyées par George Stoicescu à Vladimir Ghika.

10 mars 1937 : « Ma maison roumaine commence à prendre

corps et je compte bien que l'inauguration pourra en avoir lieu le 8 juin. Dans ma dernière

La Maison Roumaine

de Nikko

16 Notre source principale concernant Mgr Chambon est l’article de Wikipedia qui lui est consacré. 17 Source : Wikipedia. 18 Archives Vladimir Ghika c. LXVIII.P3 (original en italien).

19 Archives Vladimir Ghika c.LXVIII.P3. 20 Cette correspondance est composée de 17 lettres en français de Georges Stoicescu à Vladimir Ghika.

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21 Archives Vladimir Ghika c.CXXXI.P1.F1. 22 Archives Vladimir Ghika c.CXXXI.P1.F1.

lettre à Monsieur Votre frère je lui ai dit quelques mots au sujet du projet que nous avions discuté ensemble, mais sans trop insister.

Au cas où Vous reviendriez au Japon dans le courant de l'année prochaine voudriez-Vous avoir l'amabilité de me prévenir à l'avance. J'ai déjà écrit à diverses institutions pour demander des livres et documentation pour la bibliothèque de la maison, mais il est parfois difficile d'obtenir ce que l'on veut à distance. Si, par hasard, je n'avais pas, d'ici là, obtenu satisfaction, peut-être, étant sur place, voudriez-Vous m'aider, comme Vous me l'aviez d'ailleurs si aimablement laissé entrevoir.21 »

20 avril 1937: « Je me permets de Vous envoyer une petite

photo de la Maison Roumaine qui, comme Vous voyez, est presque terminée, tout au moins extérieurement. J'espère qu'elle Vous rappellera, comme elle le fait toujours pour moi, le jour où nous sommes allés ensemble à Nikko et où Vous avez ajouté les secours spirituels à mes plus modestes et matériels efforts. J'espère que tout sera terminé pour la fin de l'année, et il ne manquera plus, alors, qu'un Directeur. Je serais infiniment heureux si Vous pouviez assumer cette charge en venant passer plusieurs mois par an au Japon, où Vous pourriez, dans la calme atmosphère de Nikko, Vous recueillir dans des retraites… 22»

3 septembre 1937 : « Je me permets de Vous envoyer ci-joint

quelques petites photos de la maison roumaine. Puisque Vous aviez eu la bonté de bénir le terrain sur laquelle elle a été bâtie, j'aime à croire que Vous lui portez un intérêt particulier.

Comme Vous voyez l'extérieur est maintenant terminé. Quant à l'intérieur, c'est une autre histoire. Il reste encore beaucoup à faire, surtout dans la bibliothèque, qui demandera encore de longs mois avant d'être à peu près organisée. En tout cas, j'espère que Vous n'oublierez pas, lorsque Vous reviendrez ici, que l'appartement destiné au Directeur est à Votre disposition et que je serais infiniment heureux si Vous pouviez venir l'habiter.23 »

Dossier réalisé par Luc Verly et Iulia Cojocariu

23 Archives Vladimir Ghika c.CXXXI.P1.F1.

Les Archives Vladimir Ghika sont gérées par la Postulation de la Cause de Canonisation du Bienheureux Vladimir Ghika, dans le cadre de l’Archevêché Catholique de rite latin de Bucarest. Ont collaboré à ce numéro du Bulletin des Archives Vladimir Ghika: P. Francisc Ungureanu, Luc Verly, Iulia Cojocariu, Emanuel Cosmovici, Mihaela Cosmovici, Francisca Băltăceanu, Monica Broşteanu. Mise en page et conception graphique: Iulia Cojocariu Pour plus d'information sur Mgr Vladimir Ghika : www.vladimirghika.ro www.vladimir-ghika.ro www.vladimiri-ghika-amicus.blogspot.com Pour nous contacter : Postulatura Cauzei de Canonizare a Fericitului Vladimir Ghika Str. G-ral Berthelot, 19 ; 010164, Bucuresti, România Tél. : 0212015400 ; 0212015401 ; Fax : 0213121207 Email : [email protected]

Translittération de la prière Ave Maria du japonais copiée par Vladimir Ghika