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ANNE-MARIE POL

CABRITA LA SAUVAGE

H HACHETTE

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P o u r mes p a r e n t s

C o u v e r t u r e i l l u s t r é e p a r D a p h n é C o l l i g n o n

Pour en savoir plus sur cet ouvrage et sur la collection CôtéCourt,

repor tez-vous au site internet : www.co tecour t . com

Ce texte a été publié chez Bayard Éditions en 1993.

© Hachette Livre, 2001, pour la présente édition. 43, quai de Grenelle, 75015 Paris.

Composition : Nord-Compo Imprimé en France par HERISSEY (Evreux)

dépôt légal n° 8031-février 2001 - n° d'imprimeur : 88469 20.36.0648.01/4 ISBN : 2.01.200648.5

Loi n° 49-956 du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse

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Le fils du seigneur

Cabrita regarde le soir qui tombe sur la vallée, à ses

pieds. Le soir apporte le froid, le pépiement des merles

dans les arbres jaunes et rouges près de la rivière.

Cabrita est assise, dos au rocher, les chèvres autour d'elle.

Elle sent leur chaleur, leur haleine aigre qui s'échappe en

buée lorsqu'elles bêlent. Peut-être répondent-elles aux

oiseaux ? Quand ils se mettent à chanter, il faut rentrer.

Cabrita se lève. Ses jambes sont nues, entortillées de

bouts de toile ; sa robe, un vieux bliaud1 crasseux, est ser-

rée à la taille par une corde. Ses cheveux noirs, sales,

emmêlés, ont pris l'odeur froide du soir, une odeur de

brume, de bois brûlé. Elle ramène sur sa tête les pans d'une

espèce de chaperon.

1. Longue tunique de dessus

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Le chemin qui serpente jusqu'au château de Piédraille,

Cabrita pourrait le faire les yeux fermés. Ses pieds durs, noirs,

cornés en connaissent chaque caillou. Et c'est agréable de les

enfoncer dans la flaque boueuse que la pluie a laissée.

La chèvre rousse marche en tête. Son pelage a la même

couleur que la terre de ce pays-là. Ses cornes sont fines,

jaunâtres, comme des lames de silex. Elle se retourne.

« Va... Va... », lui dit Cabrita.

Elle ferme la marche. Et le maigre troupeau grimpe vers

le château de Piédraille, ombre de pierre, de torchis, de

bois, trouée d'une lumière çà et là, et qui s'appuie sur le

ciel mauve, tout au bord de la falaise sanglée dans la cein-

ture de sa palissade aux pieux hérissés. Sur le rempart, de

temps en temps, passe la silhouette d'un soldat.

Au bruit des grelots, il sait que c'est Cabrita, la chevrière,

qui rentre.

Quel âge a Cabrita ? Qui peut le savoir ? La vieille Ida

dit qu'elle a été baptisée l'année de la peste... Cela fait qua-

torze ou quinze ans. La vieille Ida dit que seul le sacrement

du baptême a permis à Cabrita de survivre... Mais il n'a pas

empêché que l'on oublie son vrai nom. Quelle impor-

tance ? Au château de Piédraille, Cabrita n'est qu'une petite

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serve1 parmi les autres. Enfin... Pas tout à fait comme les autres : elle est sans mère.

Pour tous ceux qui l'entourent, Cabrita est à peine plus

qu'une chèvre et beaucoup moins qu'un cheval.

C'est comme ça.

Il fait déjà noir dans la cour. Des écuries, face au donjon,

part un long hennissement, une servante fait grincer la

poulie du puits en tirant de l'eau.

Cabrita pousse les chèvres devant elle, vers l'étable.

« Debout, fainéante ! »

Au creux de la paille, au milieu de ses chèvres, Cabrita

est un tas d'oripeaux décolorés : sa crinière noire y fait une sombre tache.

La vieille Ida la secoue par un bras. Il est mince, fin

comme une branche d'arbuste. Toutes les chèvres bêlent.

Sauf la chèvre rousse. Elle regarde, seulement.

« Viens aider à la cour, Cabrita... Après tu trairas tes bêtes. »

Même pas le temps de boire un peu de lait. Cabrita suit la vieille Ida.

Féminin de serf. Au Moyen Âge, personne qui était la propriété d'un seigneur et vivait sur ses terres.

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Dans la cour, le soleil levant met des taches roses. Un

valet, deux ou trois servantes la nettoient déjà avec des

balais de branchages.

« “Il” revient aujourd'hui, s'écrie la vieille Ida... Penser

qu'il a déjà seize ans... Un petit que j'ai porté dans mes bras ! »

Le fils du seigneur de Piédraille, Cabrita n'en a aucun souvenir.

« Et puis, tu jetteras des bruyères par terre, Cabrita, et des

branches de romarin, aussi... Le fils du seigneur ne va pas traîner ses chausses dans la boue de la cour. »

Cabrita balaie à grands coups machinaux et énergiques.

Parce qu'elle est ailleurs. Très loin. Là où personne ne peut

l'attraper. Dans sa tête.

« Et puis, ces rameaux, tu les tresseras autour de la pou-

lie... Il faut que le puits soit joli. »

Le fils du seigneur a passé tant d'années loin de chez

lui pour apprendre le métier de chevalier ! En revenant, il

faut qu'il se dise que le château de Piédraille est le plus beau du monde.

Et Cabrita tresse les rameaux. Ses mains gercées s'y écor-

chent. Du sang perle sur les feuilles vertes, dentelées.

Cabrita suce ses doigts.

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Au-dessus de Piédraille, noir dans le ciel pâle, un aigle

plane. Cabrita le suit des yeux. Qu'est-ce que ça veut dire,

un aigle, tôt le matin, droit sur les têtes ?

Quelque chose qu'on n'attend pas, peut-être ? Ou

quelqu'un? Mais si, on attend quelqu'un... Pour lui, on

balaie la cour, on a égorgé un veau (il rôtira tout entier

dans la cheminée de la salle), on a encagé des dizaines de

pigeons blancs...

« Allez, Cabrita, va sortir tes chèvres maintenant... »

Elle aimerait bien rester là, dans un coin, elle aimerait

bien voir arriver le fils du seigneur. Il rentrera à cheval dans

la cour, suivi de ses gens. Peut-être porte-t-il un faucon1

encapuchonné d'écarlate, dressé sur son poing ganté ?

Elle aimerait voir l'envol des pigeons blancs, autour de

sa tête, lorsqu'on va ouvrir les cages. Pour lui faire fête.

« Ne reste pas plantée comme une souche, Cabrita. Au travail ! »

Le baron de Piédraille est maître du pays aussi loin que

son regard peut porter. Très loin, de l'autre côté de la rivière,

le flanc pelé de la montagne lui bouche l'horizon. Le domaine de Piédraille s'arrête là. Le monde de Cabrita aussi.

Qu'y a-t-il de l'autre côté ?

1. L'oiseau de proie, dressé, était utilisé dans une forme de chasse où les femmes étaient admises.

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Il suffit de descendre le chemin escarpé jusqu'à la

rivière... de passer le gué1... et de marcher, marcher à tra-

vers le bois... Puis de grimper sans s'arrêter une minute

jusqu'au sommet de la montagne, pendant des heures et des heures :

« Alors, je saurai ce qu'il y a de l'autre côté... »

Mais cela en vaut-il la peine ?

Quand on verra que la chevrière n'est pas rentrée... Ni les chèvres...

Peut-être que personne ne s'en apercevra ? Si. Une seule. La vieille Ida. Elle sait tout. Elle voit tout.

Et on fouettera Cabrita jusqu'au sang quand on la rattra-

pera. Parce qu'on ne peut que la rattraper. Et la fouetter.

« Va... Va... », dit-elle à la chèvre rousse.

Pourquoi regarder le sommet de la montagne ? Ça sert

à quoi ? Elle pousse les bêtes à l'ombre de Piédraille, sur

le plateau. Dans les buissons, elle cueille des mûres. Elles

sont bonnes. Bien noires. Leur jus lui barbouille la bouche en violet.

C'est Cabrita qui les a vus la première. Accroupie der-

rière un rocher, elle les regarde passer plus bas, sur le che-

min. Cinq ou six hommes dont les chevaux vont au pas.

Endroit peu profond d'une

rivière où on peut traverser

à pied.

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La bannière de Piédraille, rouge et jaune, ondule en tête

comme pour un tournoi. Elle entend tinter les gourmettes.

Soudain, l'un des cavaliers pousse sa monture,

s'échappe, monte au galop vers le château de Piédraille.

« Le fils du seigneur... »

Ce ne peut être que lui. Et les autres suivent en désordre,

avec des exclamations de joie. Ils disparaissent entre roches

et buissons. Cabrita s'assoit par terre. Elle a peur, tout à

coup. Mais de quoi ?

Dans le ciel, l'aigle plane toujours.

Dans la cour vide, parmi les bruyères écrasées, les

plumes blanches des pigeons envolés ressemblent à des

pétales. Une bonne odeur de viande grillée emplit l'air.

Cabrita entend des rires, des chansons, des bruits de

vaisselle qui viennent de la grosse tour.

« Va... Va... »

Une brusque envie de manger serre l'estomac de

Cabrita, assèche sa bouche. Manger, comme les autres, un

bon morceau de viande juteuse ! Avoir le bon goût du sang

et de la sauce sur la langue.

Cabrita enferme ses chèvres. Elle se faufile dans la

pénombre de la cour, vers le donjon.

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Sans la permission de la vieille Ida, elle ne va jamais à

la cuisine. Et quand elle y va, c'est pour aider à la vaisselle.

Elle plonge les bras dans l'eau chaude, jusqu'aux coudes,

elle frotte les plats graisseux avec de la cendre.

Quelquefois, elle réussit à chaparder un petit os qu'elle mâchonne, tourne et retourne dans sa bouche tout en tra-

vaillant. Mais aujourd'hui, c'est un beau jour. Alors, on lui

donnera un bout de côtelette ou de gras bien doré... Peut- être.

Elle grimpe l'échelle qui donne sur cette partie de la

salle où est installée la cuisine près de l'énorme cheminée.

Quelle agitation, quel brouhaha ! Les marmitons la bous-

culent. Cabrita se terre contre le pan de la cheminée. Au chaud et dans l'ombre.

Au fond de la salle, pas loin d'une autre cheminée où

le feu jette de grands éclats, le châtelain, sa famille et ses

amis festoient autour de grandes tables à tréteaux parées

de fleurs, de nappes blanches. Ils sont assis sur des bancs

recouverts de peaux de bêtes. Cabrita les regarde.

Comme ils sont beaux, tous ! Les hommes ont des che-

veux propres, brillants, qui leur tombent aux épaules. Leurs

robes aux larges plis sont de toutes les couleurs. Les dames

inclinent leurs têtes cerclées de pierreries, voilées de mous-

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seline. Et leurs mains sont si blanches, posées sur leur poi-

trine ou à plat sur la table.

Ces gens ne sont pas comme nous. Lorsqu'ils mettent les

doigts dans les écuelles qu'ils partagent à deux, c'est avec

délicatesse. On dirait qu'ils n'ont pas faim. Pas pour de bon.

« Qu'est-ce que tu fais ici, Cabrita ? »

La coiffe de la vieille Ida est toute de travers, ses pom-

mettes sont rouges. Elle repousse du pied un chien qui se

met dans ses jambes.

« Je parie que tu veux voir le fils du seigneur ! »

Cabrita ne répond pas. Elle se rencogne un peu plus contre la cheminée.

« Regarde un peu, souillon que tu es... C'est le plus

beau, le plus blond. »

Et malgré elle, Cabrita tend le cou pour mieux voir.

Le feu fait une auréole dorée à Évrard de Piédraille,

tourné vers son écuyer1 qui lui tend une coupe de vin.

Sent-il qu'on le regarde ? Ses yeux vont vers le coin enfumé

et bruyant de la cuisine. Voit-il Cabrita ? Peut-être pas... Pas

encore. Et elle, elle recule dans l'ombre, apeurée. Son cœur

Assiste le chevalier et porte son écu (bouclier). Ici, Roïck (voir p. 1 2) a le même âge qu'Évrard et a accompogné ce dernier lorsqu'il est parti se former. En servant Évrord, Roïck apprend son métier et gagne sa vie. Il ne reçoit pas de salaire mais est logé et nourri.

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bat. Comme le jour où elle a entendu approcher le sanglier

dans la forêt. Elle voulait s'échapper. Elle ne pouvait pas.

Et voilà que l'écuyer se redresse, le hanap1 à la main. Il

contourne les tables. Il va à la cuisine.

« À boire pour mon seigneur Évrard ! » s'écrie la vieille Ida.

Autour du tonneau s'égouttent des rigoles de vin rouge.

L'écuyer remplit le hanap.

« Comment tu t'appelles, écuyer ? interroge la vieille Ida. — Roïck. »

Il est trapu, les épaules larges. Sous sa frange brune, ses

yeux sont bleus. De son coin, Cabrita le regarde, lui aussi.

Et c'est comme si le sanglier avait fait volte-face, s'était

enfui. Elle sourit presque. Et Roïck perçoit ce sourire qui hésite.

« Et toi, petite ? demande-t-il, comment t'appelles-tu ? »

Elle se tait. Ses yeux noirs brillent, fixes, dans la pénom- bre.

« Tu réponds ?

— Elle ne répondra pas, dit la vieille Ida. C'est Cabrita.

Il n'y a qu'aux chèvres qu'elle sait parler. »

Et elle se met à crier, pour le plaisir de crier :

« Qu'est-ce que tu fais là, Cabrita ?

— Elle a peut-être faim ? » dit Roïck.

Vase à boire à haut

pied.

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Le hanap est plein à ras bord. Roïck le porte avec pré- caution. Il s'en va.

« Elle a peut-être faim ? » Oui, elle a faim, elle crève de

faim, mais c'est bien la première fois de sa vie que

quelqu'un s'en inquiète.

Elle est toute surprise. Comme si on venait de lui offrir un

cadeau trop beau pour elle : un joli collier, un poignard

d'Arabie ou une tourterelle apprivoisée. Et qu'elle ne pouvait

pas l'accepter. Alors, elle part en courant. Elle dévale

l'échelle. Elle traverse la cour à toutes jambes. Haletante, elle

s'arrête contre le vantail de l'étable. Elle a l'impression que

la lourde masse du donjon vacille pour l'écraser. Avec un

petit cri, elle se précipite à l'intérieur. Elle se jette dans la

paille. À plat ventre. Elle ne bouge plus, tout contre la chèvre rousse.

Et dans la nuit froide, venue du donjon monte la plainte

aigrelette d'une viole1.

Qui joue ? Cabrita écoute jusqu'à ce que ses yeux se fer- ment.

. Instrument

de musique à deux rangées de cordes.

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Le secret de la Roche Fendue

Aux premiers aboiements des chiens, au-dehors, les

chèvres se lèvent sur leurs pattes fines, elles se bousculent

dans la paille, elles béguètent1, inquiètes.

« Pas peur... Pas peur... »

Les yeux gros de sommeil, les cheveux pleins de brin-

dilles, Cabrita passe les mains sur des croupes rêches, s'accroche des bras à une frêle encolure, frotte ses lèvres contre un mufle humide.

Ses chèvres. Cabrita se reflète dans leurs grands yeux

vides à la pupille horizontale.

Avec ses chèvres autour d'elle, Cabrita se sent

quelqu'un. Seule, elle n'est plus personne. Comme hier

soir, pendant la fête... Il ne fallait pas aller à la cuisine. Cri de la

chèvre.

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Non, il ne fallait pas. Maintenant, on dirait un rêve bizarre,

tout effiloché, où il reste les cheveux flamboyants du jeune

seigneur, des gens immobiles, beaux comme des images,

la coiffe de travers de la vieille Ida et les yeux bleus de...

Elle dit (et ce mot nouveau est difficile à prononcer) :

« Ro-ïck... Ro-ïck... »

Qu'est-ce que ça pouvait lui faire qu'elle ait faim ?

Aux appels des chiens impatients, dans la cour, se

mélangent maintenant des piétinements de chevaux, des

hennissements, des voix d'hommes, un rire de femme et

le son nasillard d'un cor, tout à coup.

Cabrita chuchote aux chèvres :

« Seigneur va chasser... »

La journée sera belle. Un rayon de soleil, pâle et cou-

pant, traverse une fente du bois dans la porte de l'étable. Et l'envie de se retrouver dehors réveille tout à fait Cabrita.

C'est si beau, la chasse. Du promontoire, elle verra tous

les chevaux qui filent entre les arbres, la meute exaspérée

qui se précipite parmi les buissons, les faucons lancés vers le ciel comme des cailloux noirs...

Elle boit une bonne rasade de lait à même les mamelles

de la chèvre rousse. Et puis, elle trait ses bêtes, à toute

allure. Déjà la vieille Ida pousse la porte :

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« Fainéante... Il vient, ce lait ? »

Le lait des chèvres est réservé à la châtelaine de Piédraille

qui s'en bassine le visage et le corps pour les garder bien blancs.

La vieille Ida s'empare du seau plein :

« Fais attention à la chasse, Cabrita... Ne descends pas

dans le bois, reste là-haut, avec les bêtes. »

Cabrita secoue la tête, les yeux baissés. Elle rassemble

son troupeau. La vieille Ida fait deux pas dehors :

« Attends que la chasse soit sortie, Cabrita... »

Mais la chèvre rousse la bouscule ; ses cornes minces

pointées, elle entraîne le troupeau.

Un peu plus, et la vieille Ida lâchait le précieux seau de

lait ! Elle en est rouge jusqu'aux oreilles.

« Retiens tes bêtes, Cabrita ! »

Mais Cabrita n'écoute pas, Cabrita ne se retourne pas,

elle suit ses chèvres qui se hâtent derrière la Rousse. C'est

commode de faire semblant de ne pas entendre, c'est com-

mode de faire semblant de ne pas comprendre : ça permet

de désobéir, autant qu'on veut.

Les premiers veneurs1 passent la porte du château. Les

sabots des chevaux claquent sur les lourdes planches jetées

en travers du fossé. Au bout de longues laisses, les valets Chasseurs

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Page 18: Cabrita la sauvage - Numilogexcerpts.numilog.com/books/9782012006485.pdfCabrita est assise, dos au rocher, les chèvres autour d'elle. Elle sent leur chaleur, leur haleine aigre qui

retiennent les chiens qui pleurent d'impatience, halètent,

ou grondent soudain.

Il y a encore un groupe, près du puits. Dame Alix, enve-

loppée d'un manteau blanc et d'un voile que le vent

secoue, est assise en amazone1 sur sa jument à la crinière

toute tressée de rubans. Roïck l'écuyer s'efforce de tenir l'étrier à Évrard de Piédraille dont le coursier2 arabe3 fré-

mit, se dérobe et rue, tout à coup. Évrard de Piédraille crie

de colère. Il frappe l'animal en pleine face avec le manche de son fouet. Le cheval se cabre.

Et Cabrita arrête la chèvre rousse en sifflant entre ses

dents. Dans un bruit de clochettes, les bêtes se serrent

autour d'elle.

Les chèvres sentent-elles que Cabrita a peur ?

Voilà, c'est venu tout à coup... Et son cœur bat très vite,

comme celui de l'écureuil qu'elle avait attrapé, l'été dernier,

et qu'elle serrait entre ses mains, doucement d'abord, puis

de plus en plus fort...

C'est venu quand elle a vu Évrard de Piédraille cogner sur son cheval.

Pourquoi le beau coursier furibond se calme-t-il, brus-

quement ? Évrard l'enfourche. Et le soleil, un instant, passe

Façon de monter à cheval, avec les deux jambes du même côté, particulière aux femmes.

2 Cheval de guerre, à la fois puissant et léger.

3. Race de cheval spécialement fougueux.

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dans ses cheveux. Il y fait une couronne de rayons d'or,

pareille à celle des saints sur le vitrail de l'église.

Pour montrer qu'il est le maître, il oblige son cheval à

une volte1... Et Cabrita reçoit en plein visage le regard som- bre d'Évrard de Piédraille.

Alors, elle pousse la chèvre rousse, de toutes ses forces,

en avant. Elle s'enfuit, comme s'est enfui l'écureuil épou-

vanté quand elle a ouvert les mains.

Les chèvres bêlent, se heurtent, se précipitent autour

d'elle vers la grande porte du château. Cabrita court, court, court... Et le rire d'Évrard de Piédraille court derrière elle.

Au fond, la chasse, ce n'est pas aussi joli qu'elle le pensait.

Elle a ramené ses pieds sous elle. Elle rabat son capu- chon sur sa tête. Elle se serre contre le rocher.

Pourquoi n'est-elle pas une pierre ? Une grosse pierre

bien lourde, assise dans la terre humide depuis... Depuis...

Oh, très longtemps ! Bien avant la peste... Depuis que

Notre Seigneur Jésus a créé le monde, peut-être ? Pourquoi

n'a-t-il pas dit : « Cabrita, tu seras pierre. » ?

Les pierres n'ont ni froid ni faim. Les pierres ne pleurent

pas. Les pierres ne s'écorchent pas : leur sang ne coule pas

Mouvement

en rond que l'on fait faire à

un cheval.

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en leur brûlant la peau, mais, peu à peu, elles se couvrent

d'une mousse verte qui est un habit si doux !

Et puis, les pierres n'ont pas peur.

Pour être pierre, peut-être suffit-il de le décider ?

Cabrita ferme les yeux. Elle est dans la nuit de sa tête.

Elle serre ses bras autour d'elle. Ne pas bouger. Ne pas res-

pirer. Attendre. C'est facile.

Elle n'entend plus l'appel mome du cor, plus bas, dans la

vallée, ni les cris des oiseaux, ni le gémissement du chevreuil

blessé. Elle n'entend que son cœur qui fait « toc, toc, toc... »

comme une eau qui s'égoutte.

Et quelque chose de chaud passe entre ses paupières

serrées, coule sur ses joues brunies, barbouille ses lèvres

craquelées.

Les pierres ne pleurent pas. Les pierres ne pleurent pas.

Les chèvres, à la voir si drôle, se mettent à bêler. Cabrita

s'essuie la figure dans son bliaud déchiré.

« Pas peur... Pas peur... »

Est-ce seulement aux bêtes qu'elle parle ?

« Pas peur... Pas peur... »

Ses chèvres font autour d'elle une ronde qui la protège.

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