201

Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité
Page 2: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité
Page 3: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

Cahiers Diderot n° 10

Page 4: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité
Page 5: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

DISCOURS ET SAVOIRS :

ENCYCLOPÉDIES MÉDIÉVALES

Page 6: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

Fondée en 1988 par des enseignants du secondaire,l’Association « Diderot, l’Encyclopédisme & Autres » s’efforced’animer une réflexion autour des questions liées à la mise enforme du savoir dans les encyclopédies et les œuvres didactiques,d’Aristote au C.D. Rom. Elle a accueilli de nombreux chercheursde toutes disciplines, historiens, littéraires, philosophes,scientifiques et historiens des sciences, psychanalystes... et de tousles statuts, de l’amateur éclairé au professeur d’Université et auchercheur au C.N.R.S.

Son activité, par ses colloques réguliers tenus dans diversesvilles de l’Orne, vise à toucher un large public, de lycéensessentiellement, sans sacrifier à la densité du propos. L'assocationpublie en outre des volumes hors-colloques sur des sujets plusprécis.

Cahiers Diderot

N° 1 : L’encyclopédieActes du Colloque d’Alençon, 1988

N° 2 : L’encyclopédismeActes du Colloque d’Aube, 1989

N° 3 : L’écriture du savoirActes du Colloque de Bagnoles de l’Orne, 1990

N° 4 : Nature & EncyclopédiesActes du Colloque d’Alençon, 1991

N° 5 : Sciences, Techniques et EncyclopédiesActes du Colloque de Mortagne-au-Perche, 1992

N° 6 : Le Divin, discours encyclopédiquesActes du Colloque de Mortagne-au-Perche, 1993

N° 7 : L’Histoire, le Savoir, le TempsActes du Colloque de Mortagne-au-Perche, 1994

N° 8 : Auteurs, Lecteurs, savoirs anonymesN° 9 : Censures et Interdits

Actes du Colloque de Mortagne-au-Perche, 1996

Association Diderot, l’Encyclopédisme & Autres...La Butte 61250 Le Mesnil Brout

tél : 02 33 31 06 02

Page 7: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

Textes rassemblés et édités par Bernard Baillaud, Jérôme de Gramont,

Denis Hüe

Cahiers Diderot n° 10

DISCOURS ET SAVOIRS :

ENCYCLOPÉDIES MÉDIÉVALES

Presses Universitaires de Rennes

Page 8: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

Presses Universitaires de RennesUHB Rennes 2 - Campus de la Harpe

2, rue du Doyen Denis-Leroy35044 Rennes Cedex

© Presses universitaires de Rennes et Association DiderotDépot légal : 4e trimestre 1998ISSN : 1159-7844ISBN PUR : 2-86847-382-2ISBN Association : 2-9506357-9-3.

Page 9: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

AVANT-PROPOS

Depuis quelques années, l'Association a pris le partid'organiser ses colloques tous les deux ans. Après Censures etInterdits, avant L'Autre, voici un recueil, plus ciblé peut-être que lesprécédents, sur les questions de l'encyclopédisme médiéval. Noslecteurs savent que c'est, plus encore peut-être que le XVIII

e siècle,la période encyclopédique par excellence, et qu'elle offre un largeregistre de questions.

Comme pour le Cahier n°8, nous avons profité d'unepublication indépendante pour réunir des contributionsinternationales, rendues possibles par les contacts que fournit lecongrès de Kalamazoo, dont provient, pour une bonne part, cevolume. Merci aux auteurs de leur célérité, merci à P. Corbeld'accepter de publier ce volume.

D. H.

Page 10: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité
Page 11: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

PRÉFACE

Il fut un temps où le savoir et la connaissance secaractérisaient par la parole. C’est celui, dans la mémoire desGrecs, où Homère chantait l’Iliade, où quelques vers de cetteépopée avaient plus de valeur que tous les titres de propriété etpermettaient aux Athéniens de revendiquer une île. C’est celui deslivre sapientiaux d’Israël, où la sagesse et la foi, fides et intellectumdéjà, s’harmonisaient pour à la fois chanter la louange divine etconseiller l’homme dans ses œuvres.

Temps où les nouvelles s’annonçaient par la parole plus quepar les écrits, où seules les tables de la Loi étaient placardées àRome – le reste, la sagesse et la vie, se transmettant de bouche àoreille ou se proclamant sur les places. Certes, l’écrit existe ; maisil faut bien distinguer ce qui fait le philosophe, ce qui fait le poète,des manuscrits, si précieux soient-ils, qui nous les conservent.Socrate se promenait, c’est là qu’il philosophait, que sa pensée sedéveloppait et le montrait philosophe ; c’est ensuite, c’est ailleurs,c’est d’autres qui ont écrit ce qu’il avait dit. Virgile, dans lamosaïque de Sousse qui nous le présente, regarde au delà de nous,mais ne lit pas ce qu’il a écrit, qui n’est là somme toute que pournous le faire reconnaître. La parole, l’Énéide sont bien plus que deslignes écrites, tout à la fois une musique et un rêve. Le rêve estdans les airs, dans le regard de Virgile, et la musique des vers

Page 12: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

résonne encore dans nos mémoires, là seulement où elle peuts’entendre, alors que l’écriture n’en est que la trace grossière. Lemanuscrit est alors le volumen, enroulé, emmitouflant le texte dansun tel secret qu’il faut une longue glose pour le voir apparaître ets’éclairer. La parole a pour elle la liberté séductrice del’improvisation – bien souvent feinte – les afféteries de la voix, dugeste, les savantes variations de rythme ou de sonorités, le jeusubtil lui aussi de la nouveauté – tout au long du Moyen Âge, lesmoralistes stigmatiseront les hommes trop nouveliers, cancaniers,futiles aussi. La parole, c’est l’accès à la fois à l’inouï et au rite, àce qui est du passé – épopée, célébration religieuse –  comme à cequi n’est peut-être pas même de la réalité : l’imaginaire, d’autantplus séduisant qu’on ne sait pas vraiment s’il relève de la réalitéou de la simple pulsion de plaisir1.

Deux révolutions peut-être sont à l’origine de la civilisationécrite qui est encore la nôtre, pour quelque temps. La premièreest, de façon fortuite, le christianisme. Le temps de la parole seclôt par une bonne nouvelle, où paradoxalement, l’écritures’impose ; c’est qu’il ne s’agit plus, désormais, de véhiculer desnouvelles vénielles, ni même de transmettre une sagesseintemporelle et qui, somme toute, a le temps. La bonne nouvellede l’Évangile est en même temps l’urgence absolue : la voici paréed’une qualité rare, l’éternelle actualité. Elle présente certes lescaractéristiques du rite, elle propose aussi du merveilleux ; maiscelui-ci n’est plus de l’imaginaire, il est garanti par le miracle, celuiqu’on voit ou qui est rapporté, celui qui porte caution d’undiscours à la fois inouï et quotidien.

La parole prend alors un prix, une valeur littéralementextraordinaires, alors même qu’elle ne se caractérise pas par unequalité de langue, de rythme, de sonorité exceptionnelle. Le livredevient dès lors non plus les langes de la parole, mais déjà sonreliquaire, autre façon de dire que le Verbe s’est fait chair. C’est ce

1 Souvenons-nous de ce film d’Orson Welles, Une histoire immortelle (1967), oùl’essentiel d’une histoire merveilleuse est justement que l’on soit incapable d’engarantir la réalité...

DISCOURS ET SAVOIRS

12

Page 13: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

que cherche je pense à rendre le mot grec de Bible, un livre qui estaussi de la parole.

Mais la parole ne peut être un volumen que l’on dérouleprécautionneusement ; pour garder sa vertu orale, pour être labonne nouvelle et conserver ce rôle d’intemporelle actualité qui laspécifie, il faut qu’elle continue à parler2. Il n’est pas indifférent devoir alors disparaître le volumen au profit du codex, à l’incertaineétymologie. Ce que l’on en sait, c’est que le codex est par naturecomposite : Antiqui plures tabulas conjunctas codices dicebant3, surtout,qu’il peut s’ouvrir, à la demande, comme s’il suffisait de l’avoirpour avoir réponse à sa question, comme si, boussole ou guide, ilpermettait dans le monde non pas la pratique d’une bibliomancie,mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité – stabilisée, certes – de ce qui est au départ bonne nouvelle4, mise en acte d’une parole.

Le christianisme qui prend possession de la pensée et desmentalités médiévales est ainsi ancré tout aussi bien dans laparole, le discours, le verbe en un mot que dans l’écriture, ledessin, et ce qui est, à y réfléchir, re-présentation. Dans l’idée,contradictoire en apparence seulement, que le savoir absolu setrouvait chez Adam, dans un passé inaccessible sinonirrémédiable, et que c’est vers lui que doivent se tourner nospensées ; que la vérité absolue se trouve dans cette Parole quijustement remédie à notre passé, parole qu’il faut approfondir,dont il faut se pénétrer dans une démarche non seulementindividuelle, mais collective. La théologie est au Moyen Âge

2 Rappelons que le mot vient du latin parabolare, où le récit merveilleux,l’enseignement et l’évangélisation se retrouvent ; il semble qu’il y eut unmoment où cette oralité – et cette narrativité – du message religieux ont étéassez fortes pour influencer le langage.

3 Varr. Ap. nou. 355, 11, cité in Ernoult-Meillet.4 Comparons un instant les phylactères que déroulent les anges, dans les

Annonciations ou ailleurs. Tout se passe comme si la parole divine, rituelle, nepouvait faire autre chose que se dérouler, imperturbable, au milieu des hommes.Les œuvres humaines, même si elles sont inspirées par Dieu, passent elles par laparole et le codex ; que l’on reprenne les représentations de saint Grégoire,dictant, l’index levé, ce que lui chuchote la colombe du Saint-Esprit : il parle, etle scribe écrit sur un livre ou sur des tablettes, pas sur un rouleau.

PRÉFACE

13

Page 14: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

probablement la seule discipline pour laquelle la notion de Progrèsne soit pas un non-sens.

Elle passe par le développement, l’explication de la Parole.Ces derniers mots, certes, sentent leur écrit, puisqu’il est questionde déplier la Parole, de la sortir de l’enveloppe-reliquaire. Maisune fois ce geste fait, qui n’est somme toute que l’actualisation de laparole, sa glose au besoin pour que son sens premier soit clair etcompris, le clerc s’adonne au commentaire ; il est bien question,alors, de rejoindre en pensée, et cela ne peut se faire que par unenouvelle parole, guidant l’auditoire à plus haut sens. L’écrituredevient à son tour façon de mémoriser la glose, d’enrichir le sensde la Parole – laquelle est devenue, pour beaucoup, les SaintesÉcritures.

Tirons de ce cheminement une simple conclusion : l’écrituremédiévale est un discours. Quand bien même Raban Maurdécoupe dans les Laudibus sanctæ Crucis des aires de sensfiguratives, qui développent, dans une surface délimitée par undessin, un nouveau texte, une nouvelle prière, c’est toujours uneparole, une prière qui surgit. Même lorsqu’une croix, dans le texte,détermine un palindrome, a priori chose de l’écriture, ce sont lesvers et les chants qui s’imposent5 ; dans la plus calligraphique despoésies, l’œuvre se perçoit, en définitive comme orale ; décelée etprononcée, elle est parole, éclairant le texte de sa simpleénonciation.

Il y a donc à procéder au dévoilement, à déceler ; nonseulement l’Écriture – vétérotestamentaire –  ou la Parole, maispeut-être le monde. Les uns et les autres, dans une symétrie qui sedégage au fil du temps, racontent la même histoire, et aboutissentà la même parole, qu’il nous importe d’entendre. On peut méditersur la mort au travers des Psaumes ou des Lamentations, au travers

5 Si do te tibi metra sono his te, Jesus, in odis ÍSi do nisus ei et si honosartem ibit et odis (O, Jésus, je te donne mes vers, je te fais résonner dans mes chants. Si jelui donne mon art et mes efforts, sa glore s’exprimera dans mes chants) Raban Maur,Louanges de la Sainte Croix, traduit du latin, annoté et présenté par Michel Perrin,Berg International, Paris / Trois Cailloux, Amiens, 1988, p. 226 ; p. 100.

DISCOURS ET SAVOIRS

14

Page 15: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

du récit de Pâques, mais aussi sur le simple sens de cadaver : carodata vermibus.

Ainsi le temps de l’Exégèse, celui de la Parole, est-il, au boutdu compte, celui de l’Apocalypse et de la Révélation – le septièmeâge s’avance avec le sixième, savons-nous depuis Scot Érigène. Ily a donc urgence à commenter, à expliciter, à explorer la paroledivine, à inventorier le monde, à participer au grand travail duDévoilement comme les alchimistes se sont attelés à celui de laCréation.

C’est donc par une nécessité impérieuse que le Moyen Âgeest le temps des Encyclopédies. C’est que la démarche n’est pasune simple question individuelle : que chacun s’essaie à mieuxcomprendre, à analyser plus finement, à aller plus loin dans sonraisonnement, voilà qui est normal. Mais il ne peut oublier que lesavoir, savoir sur le texte ou savoir sur le monde, doit être connudu plus grand nombre de ceux qui sont capables de savoir. Il doitrassembler ce qui sera clef et lumière, à l’usage de tous. Le savoirn’est pas hermétique, il est au contraire diffusé, et tout ce qui estdu registre de la parole est par nature exotérique6. Les questionsquodlibétales sont ouvertes au public, les sermons d’un OlivierMaillard attirent des milliers d’auditeurs, les églises et lescathédrales surtout ne se contentent pas d’un projeticonographique religieux, mais offrent au fidèle unereprésentation du monde aussi vaste que possible :rappelons-nous que la mappemonde d’Ebstorf ornait l’arrière duchœur de l’église. Urgence à tout savoir, urgence à tout dire,urgence non pas anthropocentrique d’une appropriation dumonde, mais d’une lecture de celui-ci au sein du projet divin.

Présentant un des premiers recueils de travaux surl’encyclopédisme médiéval, il y a de cela plus de trente ans,Maurice de Gandillac était obligé de partir, longuement, de

6 Ce qui n’empêche pas ni la complexité d’une argumentation théologique,par nature inacessible à certain, ni la virtuosité d’un trobar clus où la richesse dela parole masque le sens. L’exigence à l’égard de la parole, même si elle arrive àla raréfaction, souligne, paradoxalement, son rôle de diffusion ; c’est parce qu’ilexiste un Pierre Larousse que peut exister un Mallarmé.

PRÉFACE

15

Page 16: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, à l’aune de laquelledevaient encore s’évaluer toutes les ambitions encyclopédiques.On attendait en somme d’une encyclopédie qu’elle fût un« audacieux message », qu’elle bouleversât les pensées, ouvrantdes horizons nouveaux, s’articulant autour d’unanthropocentrisme plus ou moins maîtrisé qui était un gage deprogrès. Les encyclopédies médiévales, théocentriques, n’ontd’audacieux que leur désir sciemment inassouvi d’être complètes,que leurs efforts pour organiser le savoir autour d’un ordre logique,ordre du logos qui est aussi l’ordo naturalis des traités derhétorique. Elles luttent encore contre l’émiettement verbal d’unordre alphabétique qui n’est plus l’ordre de la parole, mais uneillusion nominaliste dans laquelle tombent les Philosophes. Nousqui cliquons désormais sur un mot surligné pour suivre notrepensée, notre cheminement et notre désir dans les encyclopédiesélectroniques que nous offre la science moderne, nous sommes enfait plus proches du désordre apparent d’un Placidès ou d’unSidrach que de l’ordre alphabétique, réservé à une espèceparticulière d’autodidactes.

Il est certain que les clercs sont les premiers visés par destextes écrits en latin bien souvent, volumineux et chers, et que laclergie entraîne et nécessite la présence d’un maître, d’un glossateur,d’un commentaire. Mais ils autorisent, plus qu’aujourd’huipeut-être, l’auto-apprentissage. Bien souvent, après le recueild’excerpta qui constitue l’essentiel du savoir verbal, un personnage,l’auctor, intervient et commente. Ailleurs, c’est par un dialogue,entre Placidès et Timéo, ou encore par une correspondance entreAristote et Alexandre que se met en forme le savoir. Toujours laparole est présente, toujours le dialogue, fictif mais essentiel, quiconstitue le processus de l’apprentissage. Il est bien probable deplus que ces volumes encyclopédiques, qui ont été en un premiertemps destinés à constituer le savoir minimal de jeunes couvents7

7 C’est le cas on le sait du De Proprietatibus Rerum de Barthélemy l’Anglais,destiné à équiper les premières maisons franciscaines ; ou celui du SpeculumMajus de Vincent de Beauvais, qui poursuivait une ambition comparable chezles Dominicains.

DISCOURS ET SAVOIRS

16

Page 17: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

aient été à leur tour lus et commentés, déposés au moinspartiellement dans la mémoire orale de certains, et diffusés ànouveau comme tels. Entre certains exempla destinés à soutenirl’attention des fidèles lors des sermons et certaines moralisations,les différences sont parfois minimes, et sinon les genres, du moinsles circuits de diffusion et les modalités d’exploitation sontmitoyens.

C’est là que va se déterminer le savoir. Il se construit dèslors selon un discours, selon une parole, selon la vérité. Connaîtrela parole, c’est connaître le monde ; connaître les noms deschoses, peut-être est-ce connaître vraiment les choses. Cetteconnaissance est, globalement, de trois ordres, et porte sur leschoses de la foi, Dieu et les anges, sur la nature, le monde et sacréation, sur le temps de l’histoire. Un tel schéma ne doit pasocculter la présence de l’homme ; c’est lui qui parle, qui analyse,c’est lui qui cherche à se situer dans un monde dont il faut cernerles exigences. Il a pour cela, toujours, la parole, le verbe ; il estdéfini ainsi par saint Augustin :

Ergo ‘verbum’ dictum est quasi a ‘verum boando’ hoc est‘verum sonando’. Quod si ita est, praescribit quidem hocnomen, ne cum verbum facimus mentiamur ; sed vereor,ne ipsi qui dicunt ista mentiantur. Ergo ad te iam pertinetiudicare, utrum ‘verbum’ a ‘verberando’ an a ‘vero’ soloan a ‘verum boando’ dictum putemus, an potius unde sitdictum non curemus, cum quid significet intellegamus.(De Dialectica, VI)

Le verbe signifie aussi bien frapper que proclamer le vrai. Ilrenvoie, de toute façon, à l’action elle-même, perçue dans uneforme d’immédiateté ; c’est l’action se faisant et proclamée,comme s’il n’y avait que transparence entre les mouvements et lesmots, comme s’il suffisait de dire pour faire ou de faire pour quesurgissent, tonitruants, les sons pour nommer. Nous nousretrouvons, bien sûr, dans la démarche isidorienne par excellenceoù le verbe même se proclame comme verbal (vere boans), où lalune est sol lucens aliena. L’approche d’Isidore est en fait la

PRÉFACE

17

Page 18: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

première étape d’une verbalisation du savoir, la plus simplepeut-être8. Il ne s’ensuit pas qu’elle soit naïve.

Le savoir est donc parole ; c’est elle qui articule les données,qui dirige les interprétations, et même si l’arithmomancie existe,mystérieuse et magique, c’est par l’interprétation des allegoriæ quese fait l’accès aux connaissances. L’enjeu du discoursencyclopédique est, au bout du compte, de parvenir à toutramener à la parole.

D’où l’inflation, fatale, qui fait que le Speculum majus seratout, sauf un manuel aisé à consulter ; d’où aussi des défis liés auxsavoirs mécaniques : ils font partie, depuis Hugues deSaint-Victor, du monde du savoir ; mais ils se heurtent à deuxquestions essentielles, taxinomique pour l’une : où placer cesdisciplines ?  rhétorique pour l’autre : comment dire ces savoirs ?

La question se double de surcroît d’une séparation fataleentre le savant et le parlant. Le clerc n’est pas a priori celui qui saitmanier le guillaume ou le pinceau. Où et comment parler de ceque l’on sait faire et non pas dire, lier efficacement le geste et laparole ? Comment accorder à ce que certains perçoivent commedes tâches subalternes la noblesse du discours ? Aussi bien pourThéophile9 que pour Vincent de Beauvais et Albert le Grand, laquestion se pose : la métallurgie, l’art de la peinture ou de ladécoration sont rattrapés par le théologique, présent au moinscomme un cadre, comme un élément structurant qui, dans lesprologues, légitime l’existence de l’artisan. L’effort des uns et des

8 On verra justement comment, dans l’approche mathématique, Isidore restecomme en retrait, transmet sans vraiment s’approprier, se raccrochant àl’étymologie comme explicative. (B. Ribémont, « Isidore de Séville et lesmathématiques »).

9 Hugh McCague, « Le don des métiers : les rencontres avec la théologiedans le De diversis artibus du prêtre Théophile  » ; Doris Oltrogge, « “Cum sesto etrigula”, l’organisation du savoir technologique dans le Liber diversarum artium deMontpellier et dans le De diversis artibus de Théophile » ; Marie-ClaudeDéprez-Masson « L’alchimie dans les encyclopédies du XIII

e siècle : Vincent deBeauvais et ses confrères ».

DISCOURS ET SAVOIRS

18

Page 19: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

autres est celui de la réhabilitation du métier, son intégration dansle plan divin.

L’effort porte aussi, et c’est une difficulté à laquelle noussommes toujours confrontés, sur les procédures langagières quipermettront de réellement transmettre un savoir. La réflexion surl’écriture scientifique n’est pas l’apanage des temps modernes.

Il est caractéristique, en revanche, qu’à aucun moment lediscours ne s’interroge sur la nécessité de parler du métier desartisans, ou des gestes techniques. S’il y a une humilité du gesteque personne ne cherche à nier, il y a aussi conscience d’un savoirgestuel, pratique, qui mérite le commentaire et la parole du clerc,et auquel le verset de l’Ecclésiastique accorde toute sa noblesse :

Tous ces gens ont mis leur confiance en leurs mains, et chacunest habile dans son métier. Sans eux, nulle cité ne pourrait seconstruire.10

Entendons : pas même la Cité de Dieu. Nous sommes loin, en tout état de cause, de l’attitude

classique où l’objet technique et le technicien ne seront plushumbles, mais vils, et où seules des gravures, Théâtres demachines, sans texte le plus souvent, offriront au public un savoirque la parole ne daigne plus prendre en charge ; il faudra attendrel’Encyclopédie pour qu’ait lieu cette réhabilitation, et souvent plusambiguë qu’il y paraît : les Planches sont publiées à part, lescommentaires renvoient régulièrement à des complémentsabsents, et le rapport hamonieux des volumes de texte et desvolumes de planches est souvent resté une belle illusion.

Cette attitude des clercs médiévaux reste attachante, en cequ’elle maintient l’héritage d’une parole humaine qui est,essentiellement, une parole sur l’homme. Que chacun, publicainou samaritain, participe au projet divin et qu’il ait son rôle à jouer,comme clerc ou comme forgeron, voilà une notion qui seraperdue de vue après la Renaissance.

10 Sir 38, 31-32.

PRÉFACE

19

Page 20: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

Le public de telles œuvres reste en revanche complexe àdéterminer, et c’est la question qui revient à diverses reprises, autravers des articles présentés ici ; trop complètes, trop précisespour de simples amateurs, elles sont aussi inutilisables pour desprofessionnels, qui glaneront au mieux quelques astuces defabrication, mais peu de réelles informations techniques. Lesencyclopédies ne peuvent servir de rien, puisque trop lâches dansles détails ; elles proposent, au bout du compte, un panorama, quine sert qu’au plaisir de l’amateur.  S’il ne faisait pas de trekking oude randonnée pédestre, il savait s’écarter un peu de sa route depèlerinage, vers le Mont-Saint-Michel ou Saint-Jacques, pour voirdes endroits particuliers, des sites ou des merveilles. Le nommême de Saint-Michel-de-Montjoie, petit bourg du sud de laManche, correspond à la fois à l’émerveillement qu’avaient lespèlerins de voir enfin le Mont, et au bonheur, encore présent,d’une vue extraordinaire. Le Guide du Pèlerin de Saint-Jacques deCompostelle, pour lui, énumère les constructeurs des routes versSaint-Jacques, présente les sanctuaires qu’il faut avoir vus,prévient le voyageur des taons qu’il trouvera dans les Landes, etc.Voyager, c’est embarrasser sa mémoire de ce qui est inutile,l’enrichir de ce qui est superflu.

Il faut bien accepter l’existence d’un auditoire ou d’unlectorat curieux, soucieux de savoir comment marchent les choses,même s’il ne pense jamais les fabriquer lui-même, soucieux desavoir aussi comment elles se nomment. Il y a une jouissanceintellectuelle à savoir distinguer la lambourde du bastaing, celui-cidu chevron ou de la solivette, et le lecteur de Vincent de Beauvaissera toujours heureux de savoir que Nicedula et Monedula sontsans doute la même espèce.

Si l'homme médiéval nous paraît étrange, c'est aussi parceque nous avons du mal à accepter qu'il ait la même curiosité quenous, un appétit de savoir à la fois gratuit et essentiel que nousassouvissons lorsque nous achetons une revue de vulgarisation.Fascinés par les trains, les avions ou les fusées, par les techniquesdu laminage à froid ou de la coulée du verre, nous devons

DISCOURS ET SAVOIRS

20

Page 21: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

reconnaître chez nos aînés la même curiosité pour la métallurgieou l’architecture, avec la même absence de réalisation effective.

Nous devons accepter, de même, le désir du savoir inutile.Celui-ci se manifeste, exemplairement, dans la série des miroirsdes princes. De Duodha et son Liber manualis à Louis XI et sonRosier des Guerres, nous voyons que ce qui est destiné au prince sediffuse bien au delà de sa sphère aristocratique initiale : descentaines de manuscrits pour le Secret des secrets, manuel à l’usagedes princes. Certes, le roi est empereur en son royaume, le manantest prince en sa chaumière, et l’enseignement donné est plussouvent moral que politique. Mais surtout, le fait de savoir donne,au clerc comme au laïc, une prise sur le monde, qui devientintelligible, lui donne une puissance sur lui-même et sur les autres,parce qu’il sait.

C’est la fonction première du savoir inutile. Il ne pourra jamaisservir à autre chose qu’à comprendre le monde et les hommes.Les planches du Jardin de Santé qui représentent l’alcyon, lesharpies ou le griffon, accompagnant l’illustration de remarquessavantes sur les qualités thérapeutiques de telle ou telle partie ducorps, mettent en place un monde rassurant parce que lisible, unmonde qui donne l’illusion d’être parfaitement maîtrisé, puisquenous n’y connaissons pas seulement ce qui est indispensable, maisaussi ce qui est superflu.

Elles marquent aussi une étape importante. Le Jardin de Santé,d’une certaine façon, clôt l’encyclopédisme médiéval. Il en a biendes aspects encore, et se présente comme un centon d’auctoritates,comme un inventaire du monde à la louange du Seigneur, au plusgrand profit des hommes. Néanmoins, on le devine, les autoritéssont dorénavant lointaines ; la foi et l’exégèse ne sont pluspremières, et le spectaculaire de la gravure masque mal qu’il nes’agit pas tant d’une découverte du monde que d’un ressassement.

Quittant l e souci et l’urgence de la Parole vive,l’encyclopédisme s’achemine dès lors tout à la fois versl’anthropocentrisme et u ne culture de l’écrit. L’oralité qui avaitdans un premier temps exalté le pouvoir du livre est dévalorisée

PRÉFACE

21

Page 22: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

par celui-ci, les hommes savent lire, et les illustrations pourrontprétendre à une plus grande fidélité à la Nature. Mais la parole seretire derrière ce qui veut être du savoir, et dont apparaissent, ducoup, les failles.

Le passage du codex au livre imprimé marque à son tour lamutation radicale d’une relation du discours au savoir ; en mêmetemps que le livre se multiplie, la lecture devient silencieuse : leclerc lisant est taciturne, le savoir est caché dans les livres et, privéde la vie du discours, le grand livre du monde se révèle écrit ensignes mathématiques.

Per descriptum volubile tempus, sic volvitur volubilis mundus.Sed nos temporis volubilitatem jam postponamus, et adstabilitatem ævi mentes intendamus11.

DENIS HÜE

ab

11 Honorius Augustodunensis, De Imagine mundi, in Migne, P.L. T. CLXXII, lib.III,cap. I, col. 165.

DISCOURS ET SAVOIRS

22

Page 23: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

ISIDORE DE SÉVILLE ET LESMATHÉMATIQUES

Dans sa vaste encyclopédie, les Étymologies, Isidore de Sévilledonne une place à la plupart des disciplines scientifiques ettechniques héritées de l’antiquité. Parmi elles, dans le cadre duquadrivium, les mathématiques – arithmétique et géométrie –apparaissent en bonne place dans la classification« scientifico-étymologique » qu’entend proposer l’évêque deSéville. Dans le présent travail, je voudrais revenir sur quelquesquestions inhérentes à cette discipline, questions en partieabordées par J. Fontaine dans son magistral travail – maintenantde référence – sur Isidore1. Je m’intéresserai en particulier auproblème des données euclidiennes qui apparaissent dans lesÉtymologies, à la question de l’infini et au statut encyclopédique desmathématiques isidoriennes.

Où il est question d’Euclide

L’arithmétique, nous dit Isidore, est la science des nombres(disciplina numerorum), qui fut inventée par Pythagore et qui parvintà lui à travers Nicomaque, Apulée et Boèce (Etym., 3, 2). Isidore

1 J. Fontaine, Isidore de Séville et la culture classique dans l’Espagne wisigotique, 2  e

édition (3 vol.), Paris, Ét. Aug., 1983. abrév : (ISCC).

Page 24: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

cite donc exclusivement une tradition pythagoricienne, danslaquelle l’arithmétique tire surtout vers l’arithmologie. Il n’est pasquestion d’Euclide et, visiblement, le Sévillan ignore touteréférence directe au mathématicien grec. Toutefois, apparaissentquelques éléments euclidiens dans les propos mathématiquesd’Isidore, ce qui mérite une parenthèse, en regard de la questionposée par la transmission latine d’Euclide.

Les témoignages de Martianus Capella et de Cassiodoreinvitent à considérer l’existence de manuels, de florilègescontenant certaines définitions et quelques propositionsd’Euclide. Cette tradition, dont le palimpseste de Vérone2 portetémoignage, se prolonge jusqu’à Cassiodore, et a de bonnesprobabilités d’être encore vivante au temps d’Isidore3. SelonJ. Fontaine, Isidore aurait utilisé de tels manuels pour sesdigressions mathématiques. En ce qui concerne l’arithmétique,J. Fontaine s’appuie sur trois arguments. Tout d’abord, dans ladéfinition des nombres impairs, Isidore utilise le terme de aequus,alors que Boèce et Cassiodore emploient aequalis. Ensuite, Isidore,selon le critique, est plus clair que ses prédécesseurs dans sadéfinition d’un nombre pairement impair. Enfin, le Sévillan donneune quadripartition des nombres entiers (pairement pair,pairement impair, impairement pair, impairement impair) alorsque Boèce4 et Cassiodore5 ne nous donnent que les troispremières catégories. Deux de ces arguments ne me paraissent pasconvaincants pour conclure à une utilisation par Isidore d’unesource euclidienne. Le remplacement d’aequalis par aequus peutêtre le fait, comme l’avoue J. Fontaine, d’une simplification du

2 Voir l’édition d’Euclide de I.L. Heiberg, Leipzig, 1888, t. 5, p. XCVIII. Voirl’édition de M. Geymonat, Euclidis Latine Facti Fragmenta Veronensia, Milan, 1964.

3 Il faut y ajouter les traités des agrimensores, utilisant des notions euclidiennes,dont J. Fontaine a relevé la tradition encore vivante à l’époque d’Isidore, sousforme de libelli gromatici (ISCC, p. 361). À ce propos voir F.T. Hinrichs,Geschichte des gromatischen Institutionen, Wiesbaden, 1974 traduit sous le titreHistoire des institutions gromatiques, Paris, 1989 .

4 De inst. arith., éd. J.-Y. Guillaumin, Paris, Belles-Lettres, 1995, 1, 8.5 Institutiones, éd. R.A.B. Mynors, Leipzig, Teubner, 1937, p. 133.

DISCOURS ET SAVOIRS

24

Page 25: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

langage. Mais, de plus, Martianus Capella emploie égalementl’adjectif aequus dans sa définition du pair et de l’impair (De nupt.,7, 748)6. Pour ce qui concerne la liste catégorielle des entiers,Euclide donne bien les quatre catégories7 et, certes, Nicomaquede Gérase et Boèce ne donnent pas l’impairement impair ; maisMartianus Capella donne bien lui aussi les quatre catégories8. Cesdeux arguments sont plutôt à verser dans les preuves del’utilisation du livre VII du De nuptiis par Isidore.

Venons-en à présent au dernier argument qui repose sur ladéfinition du nombre pairement impair. Isidore définit un telentier de la manière suivante : pariter impar numerus est, qui in partesaequas recipit sectionem, sed partes ejus mox indissecabiles permanent, utVI, X, et XXXVIII, L. Mox enim hunc numerum divideris, incurris innumerum quem secare non possis (3, 5, 4). La source ici n’estvisiblement pas Martianus qui, lui, ne donne pas dedéveloppement sur la question. L’entrée en matière de Boèce, àpropos de ces nombres est assez confuse, voireincompréhensible : pariter autem inpar numerus est, qui et ipse quidemparitatis naturam substantiamque sortitus est, sed in contraria divisionenaturae numeri pariter paris obponitur 

9. Isidore, qui suit de près letexte de Boèce pour les autres catégories, ne reprend pas cetteintroduction, ce qui paraît normal dans le contexte des Étymologies,vu le total manque de clarté et, en particulier, l’absenced’applicabilité de cette définition. Mais Boèce ne se contente pasde sa première assertion : il explique ensuite comment déterminersi un nombre est pairement impair : nam quoniam par est, in partesaequales recipit sectionem, partes vero ejus mox indivisibiles atque insecabilespermanebunt, ut sunt VI, X, XIIII, XVIII, XXII et his similes. Mox enimhos numeros si in gemina fueris divisione partitus, incurris in inparem, quem

6 Martiani Capellae De Nuptiis Philologiae et Mercurii, éd. A. J. Willis, Teubner,Leipzig, 1983, p. 271.

7 Éléments 7, def. 8-11.8 Willis, p. 269.9 De inst. arith., 1, 10 (Guillaumin, p. 21). (Le nombre pairement impair est

celui qui possède bien, lui aussi, la nature et la substance du pair, mais quis’oppose à la nature du pairement pair par la division en parties contraires).

ISIDORE DE SÉVILLE ET LES MATHÉMATIQUES

25

Page 26: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

secare non possis 10. Force est de constater qu’ici encore, Isidore suit

Boèce de très près. Des séquences de phrases identiques figurentdans les deux textes. Par contre, les exemples sont différents : onretrouve dans les deux cas les entiers 6 et 10, mais la suitediverge. Cela ne me paraît pas suffisant pour conclure qu’Isidore autilisé une source euclidienne. On ne sait pas en effet sur quelsmanuscrits Isidore a travaillé : on peut imaginer l’existence demanuscrits du De institutione arithmetica interpolés par desexemples supplémentaires. On peut également faire l’hypothèsequ’Isidore a travaillé sur des florilèges mathématiques, nonnécessairement euclidiens, qui contenaient quelques exemplesdifférents. Enfin il n’est pas totalement déraisonnable de penserqu’Isidore lui-même a forgé ces exemples, après tout bienélémentaires, fidèle à sa technique coutumière de « brouillage dessources ». Mais, dans tous les cas, il me paraît bien difficile des’appuyer sur l’arithmétique isidorienne pour attester d’unecirculation de manuels euclidiens dans l’Espagne wisigothique.

La présence de manuels gromatiques au haut Moyen Âgeincite, dans le cadre de cette enquête, à se tourner vers lagéométrie isidorienne. Comme chez Cassiodore, la partie réservéeà la géométrie mathématique est des plus réduites chez Isidore.Lorsque le Sévillan donne une division quadripartite de lagéométrie suivant Euclide (figures planes, g randeurs mesurables,grandeurs rationnelles et solides), qui est la deuxième divisiondonnée dans le livre III des Étymologies, il se contente dereproduire ce que Cassiodore avait énoncé11. Or, la répartition desfigures en cinq planes et cinq solides n’a rien d’euclidien et doittout à une tradition néoplatonicienne qui se fait également jour

10 Ed. Guillaumin, p. 21. (Puisqu’il est pair, il admet la division en partieségales, mais ses parties demeureront immédiatement indivisibles et insécables,comme par exemple 6, 10, 14, 18, 22, et les nombres qui leur sont semblables ;car immédiatement après avoir divisé ces nombres en deux parties égales, ontombera sur un impair, impossible à partager).

11 Isidore ( Etym., 3, 11, 1) : geometriae quadripertita divisio est, in planum, inmagnitudinem numerabilem, in magnitudinem rationalem, et in figuras solidas. Cassiodore(Inst., Mynors., p. 151) : geometria dividitur : in planum, in magnitudinem numerabilem,in magnitudinem rationalem et irrationalem, in figuras solidas.

DISCOURS ET SAVOIRS

26

Page 27: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

dans le classement du De nuptiis12. La façon que le Sévillan a detraiter des figures planes paraît intéressante pour mon propos.Isidore donne donc cinq figures planes : le cercle, le carré13, lediacatheton14, le triangle rectangle, le triangle équilatéral. Il est biendifficile de mettre ce classement en relation avec les Élémentsd’Euclide. L’ordre est totalement différent : Euclide donne aulivre I le cercle, les quadrilatères en général, les triangles, dont ilmultiplie les cas, le carré, le rectangle, le rhombe. La définition ducercle chez Isidore concentre une double démarche qui, dans lecas des mathématiques, reprend la méthode qu’Isidore metsystématiquement en œuvre dans les Étymologies. L’évêque deSéville reprend une définition mathématique, qui peut avoir uneteneur euclidienne15 et il la tronque, la modifie, la «  tord  » afin depouvoir mettre en pratique une technique étymologique : circulusest figura plana, que vocatur circumducta16. Martianus Capella était plusproche d’Euclide, bien que sa définition demeurât ambiguë ausujet du diamètre : circulus est figura planaris, quae una linea continetur.Haec linea peripheria appellatur, ad quam ex una nota intra circulumposita omnes directe ductae lineae aequales sunt 17. On pourrait penser àune contraction voulue par Isidore et qui fait sens, tant du point

12 ISCC., p. 397-8.13 Il y a quelque confusion chez Isidore entre carré et quadrilatère :

quadrilatera figura est in plano quadrata ; quae sub quattuor rectis lineis jacet (3, 12, 2).14 J’adopte ici, contre Lindsay ( dianatheton grammon), la leçon proposée par

J. Fontaine qui est la plus correcte d’un point de vue mathématique, définissanten fait un rectangle, tel qu’il figure dans la plupart des manuscrits ; cette figuresemble bien ambiguë et Isidore n’en donne aucune définition ; il considère parcontre le rectangle qu’il nomme orthogonium.

15 Pour ce qui concerne le diamètre, Isidore emprunte textuellement au Deordine d’Augustin (voir ISCC., pp. 399-400).

16 J. Fontaine, dans le supplément de sa thèse, propose la traduction suivante :« le cercle est ainsi appelé parce qu’il est tracé circulairement ». Cette traductionrend bien compte de la confusion faite par Isidore entre cercle et circonférence.

17 Willis, p. 252. (Le cercle est une figure plane qui est incluse dans une seuleligne. La ligne est appellée circonférence : si l’on trace des lignes d’un pointquelconque de l’intérieur du cercle à cette circonférence, elles seront touteségales).

ISIDORE DE SÉVILLE ET LES MATHÉMATIQUES

27

Page 28: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

de vue mathématique qu’étymologique, qui introduit le verbecircumducere, à partir de circulum et de ducere. Mais il est troublant deconstater, si l’on compare avec les textes pseudo-boèciens éditéspar M. Folkerts, combien la définition isidorienne est proche, à latroncature près, de celle que donne la tradition pseudo-boècienne18. Faut-il ici penser à une faute de lecture, à unetradition corrompue ou à une volontaire contraction d’Isidore,chacune de ces opérations pouvant avoir été faite à partir d’unrecueil de définitions euclidiennes ? Rien ne permet d’affermir unequelconque hypothèse.

Si l’on considère les triangles tels qu’ils sont proposés parIsidore, on constate que l’encyclopédiste est très en retraitd’Euclide, ne retenant que deux catégories (le rectangle etl’équilatéral) qu’il donne dans l’ordre inverse de celui des Éléments.La définition qu’Isidore donne du triangle équilatéral estemblématique de la pauvreté des connaissances du Sévillan enmatière de géométrie : isopleuros figura plana, recta et subter constituta(3, 12, 2). On ne saurait songer ici à une tradition euclidienne.Toutefois, l’emploi du terme grec isopleuros, qui ne figure ni chezBoèce, ni chez Cassiodore, mais qui est traduit par Martianus19,oriente la recherche de la source vers des traités d’arpentage : si eneffet Isidore l’avait emprunté au De nuptiis, il aurait donné latraduction latine, comme il le fait systématiquement. L’influencede traités de type gromatique semble se confirmer dans la façonqu’Isidore a de se figurer les solides. En particulier, lareprésentation du cylindre est identique à celle des pierres debornage qu’utilisent les arpenteurs20.

18 Ms. Mc : circulus est figura plana, quae vocatur circumducta et sub una lineacontinetur. Ms. M : circulus est figura plana, quae sub una linea continetur, quae vocaturcircumducta... (M. Folkerts, « Boethius » Geometrie II, ein mathematisches Lehrbuch desMittelalters, Wiesbaden, F. Steiner, 1970., pp. 178-9). On pourrait penserqu’Isidore a eu un texte de cette tradition sous les yeux, et qu’il a simplementsupprimé le début de la relative.

19 quod latine aequilaterum dicitur (De nupt., 712). Voir ISCC., p. 402, n. 1.20 Voir ISCC, p. 404.

DISCOURS ET SAVOIRS

28

Page 29: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

Ce bref parcours amène à quelque résultat en matière detradition euclidienne. Dans le meilleur des cas, je ne pense pasqu’il soit possible de parler de véritable traduction des Élémentssur laquelle Isidore aurait travaillé. Même si l’encyclopédistedésire résumer, simplifier pour son public, l’absence totale detoute allusion à la moindre démonstration, à ce que j’oserai mêmeappeler des éléments de justification à caractère démontrable,ajouté à la rareté et au caractère élémentaire, allusif même, detoute présence à coloration euclidienne dans les Étymologies,poussent à penser au mieux à quelque recueil d’excerpta. Latradition de manuels gromatiques, pouvant contenir quelquesdéfinitions de type euclidien, est bien davantage plausible. Isidorea donc compilé de manière essentielle la tradition pythagoricienneet néoplatonicienne, de Nicomaque à Cassiodore unis à MartianusCapella, alimentant en surplus son texte par quelques traités àcaractère essentiellement pratique et, peut-être, par des manuelsélémentaires pouvant contenir des définitions. Mais le témoignaged’Isidore n’apporte rien, à mon sens, pour conclure à unesurvivance latine d’Euclide. Le statut du nombre et de la figurequ’offre Isidore n’a rien d’euclidien. Il est encyclopédique à partentière, dans le sens d’une écriture isidorienne qui propose en lamatière un ensemble de signes ordonnables, classifiables,identifiables de manière essentielle par le langage et la définitiondavantage que par la déduction ou la démonstration.

Nombres et figures

Venons-en au nombre isidorien et à la première science dontil est l’objet. Isidore rappelle, d’après une étymologie grecque, quel’arithmétique est la première des sciences mathématiques, ce quise justifie en plus par l’utilité qu’elle a dans les trois autresdisciplines du quadrivium : musica autem et geometria et astronomia, quaesequuntur, ut sint atque subsistant istius egent auxilium (3, 1). Il y a doncune triple justification du caractère fondamental del’arithmétique : elle est science du nombre per se, elle est lapremière étymologiquement et les autres sciences ne peuvent

ISIDORE DE SÉVILLE ET LES MATHÉMATIQUES

29

Page 30: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

exister sans elle. Ce qui importe surtout est le rapport de cettediscipline avec le nombre. Certes Isidore n’a à sa disposition queles scories des fondements de la pensée arithmético-philosophiqueplatonicienne et pythagoricienne, mais il lui reste, à travers leslectures de Nicomaque, Augustin et Martianus, une idée de lapuissance du nombre, une sorte de vis numeri, qui serait le pendantde la vis verbi qui prédomine dans le fondement de sa rechercheétymologique.

Ici encore, nous retrouvons une unité qui se marque parcette racine commune aux trois premières disciplinesmathématiques qu’est le nombre. Le nombre en soi, carl’arithmétique est nécessaire à ses deux autres sœurs (enparaphrasant ici Martianus Capella) et le nombre dans sesrapports, ces médiétés qui, on l’a vu plus haut, sont au cœur de ladifférentiation entre arithmétique, géométrie et musique et, parlà-même, forment un trait d’union entre elles.

Il est donc logique de commencer l’investigation du premierart du quadrivium par une étude sur les nombres, ce que faitIsidore dans son chapitre quid sit numeris. Ainsi que J. Fontaine l’adit, c’est cette partie qui paraît la plus originale en la matière.Isidore en effet, s’il débute avec une définition traditionnelle(numerus autem est multitudo ex unitatibus constituta), cherche à donnerune étymologie des nombres entiers les plus importants. Onretrouve ici le parallèle entre les verba et les numeri. De même quele mot est à l’origine des arts du langage et en particulier dupremier d’entre eux, la grammaire, considérée comme lefondement de ce trivium, le nombre est à l’origine del’arithmétique. L’important était la recherche de l’origo verborum ; demême il convient de chercher l’origo numerorum. Cette recherche sesitue à deux niveaux : du point de vue mathématique, elle est trèsélémentaire : le nombre est constitué d’unités. Isidore ne discutepas du statut ontologique du nombre et donc ne s’intéresse pas àcelui de l’unité. Toutefois, avec un reste de néoplatonisme, ilsépare l’unité des autres nombres et lui attribue un caractèregénérateur : nam unum semen numeri esse, non numerum. On retrouve

DISCOURS ET SAVOIRS

30

Page 31: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

cette affirmation dans le Liber numerorum qui in sanctis Scripturisoccurrunt, texte consacré à l’arithmologie biblique21. On sent icil’influence de Martianus22, mais Isidore est toutefois très en retraitdes considérations sur la monade génératrice des entiers tellesqu’on les trouve chez Macrobe23. Si l’on compare avec le chapitredu même nom (Quid sit numerus) qui introduit le Liber numerorum,on voit que la démarche d’Isidore est différente dans lesÉtymologies. Dans le Liber numerorum en effet, la définition del’unité se fait plus précise et un chapitre lui est consacré. Si Isidorerépète son caractère générateur, qu’il souligne d’ailleurs, il marquesa propriété mathématique fondamentale d’« insécabilité » : unitasest pars minima numerorum, quae secari non potest 24. Point d’étymologieici, ni d’ailleurs pour les autres nombres25. Cela tient au fait que lenombre du Liber numerorum est considéré dans une perspectiveunique, qui est celle de l’arithmologie exégétique, placée sous

21 Texte dans PL. 83, c. 179-200. Sur cet ouvrage, voir C. Leonardi, « Intornoal Liber de numeris di Isidoro di Seviglia », Bulletino dell’Istitituto storico italiano peril Medioevo e archivio muratoriano, 68, 1956, pp. 203-31.

22 Pour Martianus en effet la monade est la semence des nombres ( omniumnumerorum solam seminarium esse) (De nupt., 7, 731).

23 Dans la tradition néoplatonicienne, Macrobe marque un tournant parrapport à Calcidius, en offrant une perspective davantage symbolique. Ilpropose en particulier la notion de monade (unité) en cherchant unedécomposition du nombre, conduisant à une interprétation symboliquecosmologique par une mise en relation des composants du nombre avec deséléments de la nature. Pour Macrobe ( In Som. Scip., I, 6) en effet, l’unitéappartient au pair et à l’impair et c’est l’origine du nombre. L’unité jouit doncd’un statut particulier, qui la met à l’écart des autres entiers. Il y a chez Macrobeune opération de décalage qui passe de l’entier un à la monade, unitétranscendantale qui appartient à l’âme du monde ; elle devient conceptphilosophique, liée à la cause première.

24 Liber numerorum, PL. 83, c. 179.25 Isidore se place résolument dans la perspective de la symbolique

scripturaire. Son traité, assez court, s’occupe des entiers les plus courants, de 2 à20, puis 24, 30, 40, 46, 50, 60. Isidore utilise quelques procédés classiques,quelques propriétés élémentaires des nombres pour se livrer à des jeux decorrespondance (voir mon article « Le nombre et l’écriture : contribution àl’étude des procédés symboliques de la culture médiévale », PRIS-MA, VIII, 16,1992, pp. 227-45 et 17, 1993, pp. 1-18).

ISIDORE DE SÉVILLE ET LES MATHÉMATIQUES

31

Page 32: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

l’emblème du Livre de la sagesse pour lequel tout est nombre etmesure26 : le nombre importe alors dans sa dimensionmathématique, calculatoire, dans la mesure où il permet demultiples combinaisons, par addition ou multiplication,permettant de justifier toutes sortes d’interprétations.

Le deuxième type d’analyse est, comme il vient d’être noté,étymologique et porte donc sur le nom du nombre. Faisant appelà des étymologies grecques, ou en créant de nouvelles, Isidoreinscrit donc le nombre sur le même parcours que l’ensemble deschoses signifiées par le mot27. On pourra remarquer qu’Isidoreappréhende en premier lieu le signifiant, en dehors de toutvéritable contexte mathématique : l’histoire des premiers entiersest, chez lui, une histoire lexicale. En effet, le Sévillan se contentede d onner le nom grec correspondant et d’expliquer comment ilest passé, au niveau de la prononciation, en latin. Puis sonapproche évolue avec l’entrée de quelques considérationsarithmétiques. C’est à partir des multiples de dix que la méthodeisidorienne prend son envol en combinant l’analyse étymologiqueet les propriétés mathématiques, avec astuce parfois. Donnonsl’exemple de 20, emblématique de la façon qu’Isidore a deprocéder : porro viginti dicti quod sint decem bis geniti, u pro b litteraposita (3, 3, 15).

Les Étymologies, à ce niveau, offrent donc un double statut aunombre, mathématique et lexical. Le nombre est signe à deuxniveaux : en tant qu’il est signifiant (au sens grammatical) pouvantêtre décrypté par l’étymologie et en tant que signe mathématiquequi signifie l’unité ou le conglomérat d’unités et qui permet lecalcul et l’interprétation. De cette strate à caractère mathématiqueémergent alors deux niveaux programmatiques. Le nombre estinscrit dans les Écritures (3, 4, 1) et il a aussi un caractèrepratique, dans les calculs calendaires (3, 4, 3-4) ; Isidore le

26 Sap., 11, 21, repris par Isidore en 3, 4, 1.27 Je renvoie à J. Fontaine, ISCC, pp. 355-59 pour cette question. On notera

que pour le nombre cinq, Isidore, ne trouvant d’étymologie, fait l’hypothèse quele nom de ce nombre fut trouvé secundum placitum.

DISCOURS ET SAVOIRS

32

Page 33: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

rappelle, ouvrant la voie à ce qui apparaît alors, implicitement,comme deux sous-disciplines du quadrivium, à visée religieuse, lecomput et l’arithmologie exégétique, auxquels font écho dansl’œuvre du Sévillan le Liber numerorum et le livre VB des Étymologies(selon la nomenclature de Lindsay)28.

Les nombres entiers, qu’Isidore considère dans tous seschapitres traitant d’arithmétique, à l’exception du dernier,apparaissent ainsi avec un double statut sémiotique : signifié parle langage, le signifiant numérique possède une étymologie, uneracine originelle qui, si elle ne révèle guère de la fonctionmathématique du nombre, inscrit toutefois ce dernier dans unpossible typologique. Le signe mathématique quant à lui possèdeune fonctionnalité mathématique élémentaire qui débouche elleaussi sur une typologie, du pair, de l’impair, du discret, ducontinu, etc. Les deux démarches, conjointes au départ dans unesprit de recherche de l’origine, comme de tentative systématiquede classification, se rejoignent en finale pour imposer unenomenclature.

Demeure la question de l’infini, traitée dans le dernierchapitre arithmétique, quot numeri infinit existunt (3, 9). Je cite cepassage dans son intégralité, car il mérite commentaire :

Numeros autem infinitos esse certissimum est, quoniam in quocumquenumero finem faciendum putaveris, idem ipse non dico uno addito augeri, sedquamlibet sit magnus, et quamlibet ingentem multitudinem continens, inipsa ratione atque scientia numerorum non solum duplicari, verum etiammultiplicari potest. Ita vero suis quisque numerus proprietatibus terminatur,ut nullus eorum par esse cuicumque alteri possit. Ergo et dispares inter seatque diversi sunt, et singuli quique finiti sunt, et omnes infiniti sunt.

(Il est certain que les nombres infinis existent, car quel que soitle nombre que tu aies pensé comme fini, je dis que nonseulement celui-ci peut être augmenté d’une unité, mais, aussi

28 Cette « intégration » du comput au sein des disciplines libérales, même demanière implicite, a son importance si on la met dans la perspective de l’attitudedes clercs du haut Moyen Âge face au savoir profane, en particulier desIrlandais qui, s’ils refusent les artes liberales, proposent un cycle d’éducationintégrant le comput.

ISIDORE DE SÉVILLE ET LES MATHÉMATIQUES

33

Page 34: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

grand soit-il, et aussi grande soit la multitude qu’il contient, qu’ilpeut être doublé et même être multiplié (autant de fois que l’onveut) au moyen de la raison et de la science des nombres.Chaque nombre est déterminé par ses propres propriétés, detelle sorte qu’aucun d’entre eux ne peut être égal à un autre. Ilssont inégaux et divers entre eux, chacun est fini et tous sontinfinis).

La quasi intégralité de ce passage est emprunté à la Cité deDieu29; mais, ici encore, Isidore opère un profond décalage d’avecsa source. Le texte d’Augustin en effet a pour but de polémiquercontre ceux qui refusent à la science de Dieu de pouvoircomprendre l’infini. L’argumentation de l’évêque d’Hippone estassez simple : D ieu connaît tous les nombres ; les nombres sontinfinis ; donc Dieu a une connaissance de l’infini. La conclusionest alors que toute infinité est finie dans Dieu, car tout ce qui estcompréhensible est fini dans l’intelligence qui comprend. Or chezIsidore, non seulement toute référence à Augustin est gommée,mais, de plus, le raisonnement augustinien est sorti de soncontexte pour être inclus dans une dimension strictementmathématique. Il est inutile de se pencher sur la qualitéproprement mathématique du raisonnement ; celle-ci estclairement très déficiente. Toutefois la prise de position d’Isidoreest intéressante, si on la place dans le contexte du débat surl’infini : ce débat, sur le plan scientifique, prendra toute sonampleur à partir du XIII

e siècle, avec des penseurs comme RobertGrosseteste, et au XIV

e siècle avec Grégoire de Rimini, Jean deRipa, etc.30. Au temps d’Isidore, on est très loin de s’intéresser deprès à ce genre de question. En fait, on a deux types de discourssur l’infini. L’un, chez Augustin, est à caractère théologique etconcerne le pouvoir de Dieu. L’autre, formulé par Aristote, estscientifique et philosophique. Augustin, on l’a vu, considère que

29 De civ. Dei, 12, 18.30 Je renvoie pour ces questions à l’article important d’A. Koyré, « Le vide et

l’espace infini au XIVe siècle », Études d’histoire de la pensée philosophique, Paris, 1961,

et à l’ouvrage de T. Levy, Figures de l’infini. Les mathématiques au miroir des cultures,Paris, Seuil, 1987.

DISCOURS ET SAVOIRS

34

Page 35: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

l’infini est nombrable par Dieu ; si l’infinité est inexprimable(ineffabili modo) pour les hommes, elle est accessible au savoir deDieu31. C’est ce que reprendra Jean de Damas dans sa Source de laconnaissance, ouvrage traduit en latin au XII

e siècle et qui sera unedes sources de Pierre Lombard pour son Livre des Sentences. Jeanest un fervent adepte de la théologie négative et Dieu, « océaninfini et indéterminé d’essence »32, est indicible, incompréhensibledans son infinité elle-même, parce que l’infini est nonappréhendable par la pensée humaine. Cet infini est doncnégation, c’est un « infini privatif »33.

Aristote avait conçu l’univers comme sphérique, fini, etplein. En dépit d’un certain nombre de critiques, telles celles dePhilon d’Alexandrie ou, au Moyen Âge, de Jean de Ripa34 ou deGrégoire de Rimini35, la conception aristotélicienne se maintiendraavec force jusqu’au XVII

e siècle, bloquant ainsi grand nombre despéculations mathématiques sur cette question fondamentale.Pour le Stagirite, l’infini existe en puissance36 (le in fieri des

31 Voir à ce propos, É. Gilson, « L’infinité divine chez saint Augustin »,Études augustiniennes, 1, 1954, pp. 509-74 ; É. Gilson montre que la naissance dela pensée augustinienne en matière d’infinité divine remonte à sa périodemanichéenne durant laquelle Augustin identifiait Dieu à une réalité corporelleinfinie. À sa conversion, il transforme cette notion en une dimensionuniquement spirituelle.

32 Cité par L. Sweeney, « John Damascene and Divine Infinity », The NewScholasticism, 35, 1961, p. 83, n. 23.

33 T. Levy, op. cit., p. 131.34 Jean de Ripa affirme la possibilité de l’existence de l’infini en acte,

c’est-à-dire dans le monde de la Création ; il distingue cet infini de l’immensus,infini propre à Dieu. T. Levy, op. cit., p. 138 sq. ; A. Combes, « La métaphysiquede Jean de Ripa », Die Metaphysik im Mittelalter (2ÿ congrès international dephilosophie médiévale), Berlin, 1963, pp. 543-57 ; Paul Vignaux, « Processus ininfinitum et preuve de Dieu chez Jean de Ripa », De saint Anselme à Luther, Paris,Vrin, 1976, pp. 343-52.

35 Lui aussi partisan de l’infini en acte, il définit ce dernier par extension,comme le donné de ce qui excède tout ce qui est fini (infini catégorique) ;l’infini syncatégorique étant défini comme le possible, à partir d’un fini, detrouver quelque chose de plus grand (T. Levy, op. cit., p. 148 sq.).

36 Ce qui est à comprendre ici dans le sens d’une pure virtualité. Il n’y pas,

ISIDORE DE SÉVILLE ET LES MATHÉMATIQUES

35

Page 36: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

scolastiques) mais ne peut exister en acte. Il existe en puissancecar la quantité est divisible par la raison jusqu’à l’infini. Leprincipal argument d’Aristote à considérer par rapport auxassertions d’Isidore est celui qui traite de la représentation et quiest exposé au livre III de la Physique37. Selon le Stagirite, le nombreparaît être infini parce que la représentation ne l’épuise pas ; il esten effet toujours possible d’imaginer (ce que Simplicius,commentant Aristote, considérera comme une phantasia) unnombre infini, de même qu’on peut imaginer un individuimmensément grand. Mais la représentation n’est qu’un accident,et il est absurde, dit Aristote, de se fonder sur elle, car ce qui seproduit dans la représentation ne se produit pas dans la chose.L’objet mathématique aristotélicien est conçu comme abstractiond’une grandeur : son autonomie n’est que logique et,fondamentalement, il doit obéir aux règles du monde physique38,dans lequel l’infini n’existe pas. De fait, les mathématiciens « n’ontpas besoin et ne font point usage de l’infini, mais seulement degrandeurs aussi grandes qu’ils voudront »39. C’est pourquoi,l’infini selon la division du continu a un sens (en puissance) chezAristote, alors que celui selon l’addition ou l’augmentation n’en apas, même en puissance. Demeure la question du nombre entierinfini : si en effet l’on accepte le principe de la division infinie ducontinu, cette division a pour conséquence évidente de produirede l’infini par augmentation, dans le comptage même desdivisions, ce qu’Aristote appelle la dichotomie. Mais la division nesaurait épuiser la grandeur, donc l’augmentation ne peut atteindreun nombre infini, puisqu’elle est liée au premier processus : « dansla dichotomie, il ne s’agit pas du nombre séparé, et l’infinité n’estpas en permanence mais en devenir, comme le temps et le nombre

comme dans le célèbre exemple de la statue, la possibilité d’entéléchie (voirMétaph., 9, 6, 1048b).

37 208a sq.38 « pour la démonstration, peu importent les grandeurs réelles ; pour

l’existence, elle n’est que dans celles-là », Phys. 3, 207b, trad. H. Carteron, Paris,Belles-Lettres, 1926, [1997].

39 Ibid.

DISCOURS ET SAVOIRS

36

Page 37: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

du temps »40. Il reste alors le temps, pour lequel la question paraîtplus épineuse, puisque, selon Aristote, le monde est éternel : il n’ya donc plus la limitation de la grandeur donnée par la finitude del’univers. Mais le temps est, selon la définition du Stagirite, lenombre du mouvement, et le mouvement est attaché à la grandeurphysique, au lieu en particulier41, ce qui fait rebondir le sujet dansl’univers de la limitation. Dans tous les cas de figures, il n’y doncpas de nombre infini pour Aristote et, si l’on renversait le coursde l’histoire, les termes augustiniens et isidoriens auraient étésévèrement critiqués par le Stagirite.

La problématique d’Augustin peut cependant se concevoirtotalement en dehors de considérations aristotéliciennes, même sil’on veut les mettre en parallèle, ce qu’historiquement ne justifiebien entendu pas la démarche de l’évêque d’Hippone. Celled’Isidore pourrait aussi être comparée et elle devient d’autant plusintéressante dans cette perspective. Cette dernière peut paraîtrepour le moins artificielle, voire absurde, Isidore ignorant tout dela physique d’Aristote. Toutefois, dans les sources prochesd’Isidore, la pensée d’Aristote a imprimé sa marque. C’est ainsique Boèce, à la suite de Nicomaque, considère, certes brièvement,le problème de l’infini, en rappelant que la grandeur est divisible àl’infini, mais que ce dernier ne peut exister en acte et que lephilosophe doit en rejeter le concept : hanc igitur naturae infinitatemindeterminatamque potentiam philosophia sponte repudiat 42.

Dans un tel contexte, le propos d’Isidore prend une ampleurconsidérable, peut-être par le fruit du hasard, mais qu’il convienttoutefois de noter. Car, sans connaître l’importance des notionsmises en jeu sur le plan mathématique et philosophique, Isidore,en déplaçant la citation augustinienne de son contexte, fournit une

40 Phys., 3, 207b.41 Sans entrer dans le détail ici, la théorie aristotélicienne comprend bien des

faiblesses en la matière, que les commentateurs ne manqueront pas derelever. Par exemple, si le monde est éternel, le comptage des êtres disparusconstitue bien un infini en acte.

42 De inst. arith., Guillaumin, p. 8 (cette nature infinie, cette potentialitéindéterminée, la philosophie les rejette spontanément).

ISIDORE DE SÉVILLE ET LES MATHÉMATIQUES

37

Page 38: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

assertion quelque peu « révolutionnaire », puisque, sur ce qui serévèle être un plan mathématique, il affirme l’existence du nombreinfini. Cet infini est non aristotélicien puisqu’il s’agit d’un infinidu maximum, basé sur l’infinitude de l’ensemble des entiers : quelque soit n, il existe toujours m tel que m>n. Si l’on voulait, dansl’enthousiasme et l’optimisme, pousser encore plus loin le proposd’Isidore, il y a l’affirmation, ad litteram, de l’existence de plusieursinfinis mathématiques, ce qui va contre les affirmations d’Euclideen la matière43. Je ne ferai bien sûr pas ici d’Isidore de Séville ungénie précurseur des mathématiques : la fin de son discours enmarque les limites et l’envolée enthousiaste du critique le plusbienveillant se brise sur l’extrême confusion de ces nombres finiset infinis à la fois, chacun possédant ses propriétés propres. Maisje tenais à souligner l’originalité du discours, en demeurant, je lerépète, au seul niveau de l’énonciation, comme témoignage d’unréinvestissement encyclopédique des sources pouvant débouchersur un message particulièrement original, comme emblème aussidu caractère non systématiquement dévalué du savoirencyclopédique qui peut, même de façon toute implicite etinconsciente, offrir de véritables « débrayages » dans le domainedu savoir, tout particulièrement dans les disciplines mises à l’écartpar l’enseignement scolaire officiel.

On peut alors se demander ce qu’Isidore a voulu signifierdans ce chapitre spécifique sur le nombre infini. Je ne suivrai pasJ. Fontaine pour qui Isidore a voulu offrir une « image déjà trèsépurée de l’Absolu divin »44. Affirmer ce caractère religieux dupassage me paraît émerger d’une connaissance de la sourceaugustinienne qui influence le jugement. Or, chez Isidore, la

43 L’analyse mathématique de l’infini, en particulier les théories des ensemblesinfinis, a été considérablement freinée, jusqu’au XIX

e siècle – date où Cantor etDedekind ont véritablement fait exploser la question – , par les considérationsd’Euclide affirmant le caractère absolu de l’infini, la non-pertinence de samultiplicité et, a fortiori, de l’ordination de plusieurs infinis. De nos jours, il estévident pour quiconque qu’il y a une infinité d’entiers naturels, une infinitéd’entiers (négatifs et positifs) plus grande que celle des naturels, une infinité desrationnels, infinité non dénombrable et plus grande que celle des entiers, etc.

44 ISCC, p. 367.

DISCOURS ET SAVOIRS

38

Page 39: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

citation est livrée sans le moindre contexte, à l’état brut si j’osedire, et rien ne permet d’affirmer une quelconque référence audivin dans le passage. Le chapitre intervient à la fin del’arithmétique, et juste après l’explication des différences entre lesdisciplines mathématiques, basées sur une classification desmédiétés. Le nombre infini apparaît alors ici comme un pointd’orgue, qu’il faut rattacher non à l’arithmétique spécifiquement,mais à la discussion qui précède. Les médiétés ont été énoncéespar ordre de complexité croissante et le nombre infini couronneen quelque sorte, par son « rayonnement », cette progression.C’est donc, je pense, une interprétation plus littéraire qu’il fautdonner de ce chapitre. Après les diverses considérationstechniques qui ont marqué les rubriques arithmétiques, Isidoreintroduit une dimension du nombre qui unifie, dans son ampleur,tous les éléments précédents, tous ces nombres qui sont, commele rappelle Isidore, dispares inter se. Le nombre est à la fois fini,propre à un certain nombre de considérations techniques etsurtout vecteur de classification ; il est aussi infini, doncinaccessible dans sa grandeur. Il existe donc toujours dans lesmathématiques une part cachée, rétive au calcul et à lacombinatoire, comme si, au-dessus de toute sériation, devaitexister un modèle inaccessible, témoin absolu du pouvoir desmodes opératoires techniques. Il y a, au travers de l’expériencenumérique, un parcours qui se boucle entre deux absolus, tousdeux racines de ce que j’aimerais, par analogie, nommer la visnumerorum : l’unité génératrice d’une part, qu’Isidore n’investitguère ici, mais pour laquelle il emploie toutefois le terme demonade (par exemple en 3, 7) et d’autre part cet infini, caractèrecommun à tout nombre et élément témoin de l’absolue grandeur.

Nous avons déjà analysé quelques éléments de géométrieisidorienne ; en particulier, nous avons vu qu’Isidore fournissaitune division quadripartite de la géométrie en étroite relation avecsa source cassiodorienne. Il s’agit donc ici d’une démarche quel’on peut mettre en relation avec celle qui se rapportait àl’arithmétique et même à l’ensemble des disciplinesmathématiques vues dans leur totalité : offrir un classement, une

ISIDORE DE SÉVILLE ET LES MATHÉMATIQUES

39

Page 40: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

division. On peut prolonger le parallèle, la méthode d’Isidoreétant systématique. Comme il avait donné l’étymologied’arithmetica, il donne celle de geometria ; comme il avait donné uneliste d’autorités fondatrices de l’arithmétique, il fait de même pourla géométrie qui, selon lui, remonte aux Égyptiens. Juste avant dedonner la division quadripartite de cette discipline, avec, viaCassiodore, ses accents euclidiens, Isidore en propose une autred’inspiration cicéronienne et augustinienne, ce qui est significatif« d’un état d’esprit particulier envers les connaissancesmathématiques »45: hujus disciplinae ars continet in se lineamenta,intervalla, magnitudines et figuras, et in figuris dimensiones et numeros 

46.Cette division de la géométrie, dans un cadre qui se veutmathématique, est unique dans la latinité tardive. On se trouvealors devant un questionnement rigoureusement analogue à celuiqui était formulé dans le cas des nombres infinis. Isidore faitappel au De oratore, complété par le De ordine, pour fournir,détaché du contexte47, une définition mathématique originale.J.-Y. Guillaumin a étudié de près cette division fournie par Isidoreet a montré que certains de ses termes remontaient à Géminos48.

45 ISCC, p. 396. 46 Dans les Différences, Isidore donnait déjà une division analogue, bien que

beaucoup plus sommaire : geometria est disciplina magnitudinis, et figurarum notislineamentisque propriis distincta, vel formis (2, 39, 151). L’origine est chez Cicéron, Deoratore, 1, 42, 187 : in geometria liniamenta, formae, intervalla, magnitudines. La fin dupassage paraît inspirée d’Augustin, De ordine, 2, 15, 42 : in pulchritudine figuras, infiguris dimensiones, in dimensionibus numeros (voir ISCC, p. 396, n. 3).

47 Cicéron en effet, en donnant plusieurs exemples, illustre la démarchehumaine qui a consisté à réunir diverses notions, divers objets, dans unediscipline d’étude unique. La citation d’Augustin est plus proche du contexted’Isidore, bien qu’il s’agisse pour l’évêque d’Hippone de montrer que lagéométrie et l’astronomie partent d’une contemplation de la beauté des chosesde la nature.

48 J.-Y. Guillaumin, « Sur une définition de la géométrie dans la latinitétardive », Mélanges Pierre Lévêque, 2, Anthropologie et Société, (dir. MM. Mactoux etE. Geny), Paris, 1989, pp. 267-71. L’auteur de cet article fait une étude trèsminutieuse du vocabulaire d’Isidore et de Cicéron, vocabulaire dont il chercheles origines grecques. Il souligne en particulier l’existence d’une géométrie plustechnique que celle d’Euclide, chez Archimède, Géminos, Héron

DISCOURS ET SAVOIRS

40

Page 41: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

Je reprendrai ici intégralement la conclusion du stimulant articlede J.-Y. Guillaumin :

Dans la définition des Origines nous aurions donc, en définitive,bien plus que l’emprunt mal dominé à un philosophe et à unrhéteur, eux-mêmes peu au fait de la matière traitée. Il sepourrait bien que les deux lignes d’Isidore manifestentl’extraordinaire vitalité d’une tradition mathématique vieille de700 ans : faute de la comprendre désormais, on lui attachaitencore le profond respect qui permit à une définition ardue detraverser les âges, en dépit des obscurités imputables àl’ambiguïté croissante du vocabulaire scientifique latin de labasse époque49.

Cette conclusion rejoint mon propos au sujet du nombreinfini et met en lumière un des rôles que l’encyclopédismepossède dans la culture médiévale. Le savoir encyclopédique,même s’il se révèle toujours en retrait de la connaissance-source etde la partie la plus acérée du savoir scientifique, est aussi unchamp vectoriel qui, au travers du foyer didactique qu’impose latransposition encyclopédique, est porteur de praxèmesencyclopédiaux véhiculant, souvent dans l’inconscient du texte,des notions fondamentales qui traversent l’histoire des sciences etdes idées. Ces vecteurs sont d’autant plus importants qu’ils sontattachés à des champs disciplinaires qui, pour une part plus oumoins large, échappent à l’école : tel est bien le cas desmathématiques.

d’Alexandrie. On pourrait mettre cet aspect technique en relation, une foisencore, avec les agrimensores. J.-Y. Guillaumin fait remarquer que les termes hujusdisciplinae ars, que nous avons analysés plus haut à propos des distinctionsars/disciplina, pouvaient faire penser à une géométrie de l’arpentage. Je pensequ’effectivement l’on peut pousser plus loin sa remarque et voir en ces termesle témoignage de lectures de manuels gromatiques par Isidore, ce qui va biendans le sens de ce que nous avons déjà observé. On peut prolonger la preuveavec l’équivalence fournie par Isidore du terme cicéronien de forma, traduit parfigura chez le Sévillan. Comme J.-Y. Guillaumin le note, cette synonymie estfréquente en grec et on l’observe déjà chez Euclide. Je verrai volontiers dansson incision dans le texte encyclopédique isidorien le témoignage d’un libellusgromaticus.

49 Art. cit., p. 270.

ISIDORE DE SÉVILLE ET LES MATHÉMATIQUES

41

Page 42: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

Isidore avait « analysé » le nombre : c’est-à-dire que, làencore, il avait appliqué une méthode étymologique et avaitégalement fourni, sur la base de ses sources mathématiques, unensemble de divisions, de classements. Il en va de même pour lesfigures. Nous avons déjà vu, dans notre recherche de la traditioneuclidienne, qu’Isidore, jouant sur l’étymologie et les propriétésgéométriques des figures, en donnait une classification. La figuregéométrique possède donc un statut identique à celui du nombredans l’écriture isidorienne. Certes la figure est attachée à lagrandeur, à la chose, davantage que le nombre ; certes, le nombreintervient dans la figure et a donc en cela une situationhiérarchique antérieure. Mais tous deux sont vus par Isidorecomme des objets de science sur lesquels s’appliquent avant toutdes schémas systématiques qui sont à la fois sémiotiques etensemblistes. Il y a d’un côté le signe qui se cristallise dans le mot,analysé par l’étymologie ; de l’autre il y a l’ensemble des objets quise classent, se hiérarchisent, à l’image méthodologique de lascience qui les manipule, elle aussi divisible. Ces diversclassements sont placés, implicitement, sous l’autorité de cesAnciens qu’Isidore cite en préambule, ces créateurs et cestransmetteurs de la science mathématique.

Il reste alors, pour conclure sur les mathématiquesisidoriennes – indépendamment des éléments que la transpositionencyclopédique a pu mettre en lumière – à s’interroger surl’écriture d’Isidore et sur son intentionnalité de profondeur. Jepense pour ma part qu’en la matière, l’encyclopédisme isidorienrévèle deux tendances fondamentales : d’une part la recherche dece qui pouvait permettre d’unir donné mathématique etinvestigation étymologique ; d’autre part la mise en place de toutce qui offrait des possibilités de classification. On est en effetfrappé, ne serait-ce que par la lecture des titres des chapitres (Dedivisione..., de auctoribus ejus, de inventoribus...), de l’aspect normatifdes digressions mathématiques du Sévillan. L’objet n’estvisiblement pas d’offrir une connaissance mathématique, ni mêmede proposer des outils d’analyse arithmologique (ce que fait leLiber numerorum). Il s’agit d’exposer un monde de signes (les

DISCOURS ET SAVOIRS

42

Page 43: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

nombres et les figures) qui soit le reflet d’une harmoniehiérarchisée : tout est classable, tout est ordonnable, à la fois parle langage, par la tradition et par le contenu mathématique. Lagéométrie se subdivise, les figures sont classées au moyen de leurspropriétés, les nombres se divisent en pair et impair, cescatégories donnant elles-mêmes naissance à d’autressous-catégories. Il y a ici comme un vertige du classement, quicorrespond bien à une démarche encyclopédique. Plus loin, onpeut déceler les traces d’un autre type de préoccupation : celui dela norme, de l’harmonie typologique qui permet que chaque choseait une place bien déterminée. Et on retrouve encore cela dansl’harmonie, prise au sens musical du terme. Dans la musique,Isidore retrouve encore cette idée de classement systématique. Lesmathématiques seraient alors dans ce contexte un épiphénomènede la démarche encyclopédique, conçue dans une problématique,que nous avons rencontrée auparavant, de réorganisation dusavoir.

BERNARD RIBÉMONT

(C.E.M.O., UNIVERSITÉ D’ORLÉANS)

ISIDORE DE SÉVILLE ET LES MATHÉMATIQUES

43

Page 44: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité
Page 45: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

LE DON DES MÉTIERS : LESRENCONTRES AVEC LA THÉOLOGIE

DANS LE DE DIVERSIS ARTIBUS DUPRÊTRE THÉOPHILE1

Le prêtre Théophile – un ecclésiastique et peut-être unartisan –  a mis en place dans son De diversis artibus une solidethéologie des métiers. Ce texte a été probablement écrit entre1110 et 11402. On notera que les enseignements théologiquessont donnés principalement dans les préfaces, et que lesapproches des métiers consistent pour l’essentiel en instructionstechniques. Toutefois, c’était pour Théophile dans la portéethéologique des préfaces que se trouvaient en filigrane le dessein,la motivation la plus importante, et même la justification de leurexistence. Il souligne que le travail de l’artisan est à la fois une

1 Cet article reprend une communication présentée au 33e Congrès d’Étudesmédiévales de Kalamazoo, en 1998. L’auteur désire remercier D. Hüe pouravoir traduit cet article de l’anglais. La recherche en vue de cet article a étéfacilitée par une bourse de doctorat du Conseil de recherches en scienceshumaines du Canada (CRSH) [Social Science and Humanities Research CouncilDoctoral (SSHRC) Fellowship] et par une bourse de la St. George’s Society ofToronto.

2 Hawthorne et al. in Theophilus, p. xvi. Une argumentation plausible resserreles dates du traité de Théophile entre 1122 et 1123 (White, 1978).

Page 46: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

activité religieuse et un devoir religieux3. Aussi exhaustive que soitla façon dont Théophile pose la question de la théologie desmétiers, les éléments fondamentaux peuvent s’en trouver dansd’autres écrits médiévaux.

Un point théologique fondamental du De Diversis artibus estque l’artisan est un co-créateur, avec Dieu. Cela impliquait que lesartisans pouvaient être guidés par Dieu et inspirés dans lafabrication de leur œuvre. Davantage, en menant à bien leurœuvre, ils suivaient et reflétaient la façon dont Dieu avait modeléla Création. On a considéré les préfaces de Théophile4 comme unnouvel essor de l’idée d’un artisan guidé par Dieu et enparticipant, s’appuyant, au moins partiellement, sur les écritscontemporains d’un théologien bénédictin de premier plan,Rupert de Deutz5. Davantage, on a soutenu qu’avant Rupert, il yavait un tel mépris à l’égard des arts mécaniques que l’onsoutenait que des artisans ne faisant pas partie du clergé nepouvaient être guidés par Dieu. Les passages bibliques principauxsont Ex. 31, 1-11, et 35, 30-36 :

Il l’a comblé [Beçaléel] de l’Esprit de Dieu qui lui a départihabileté, intelligence et savoir pour toutes sortes d’ouvrages.6

On considère que la tradition exégétique chrétienne n’acommenté ce passage que de façon allégorique, et ne l’a pas prisau sens littéral, au sens où Beçaléel était vraiment inspiré.Toutefois, au XII

e siècle Rupert de Deutz et Théophile rompirentavec cette tradition supposée en affirmant que les artisanspouvaient être ainsi inspirés, et proposant Beçaléel comme un

3 Engen, 1980, p. 151.4 Engen, 1980.5 Circa 1075-1129 ; Davis-Weyer, p. 167.6 Ex., 35, 31 : « implevitque eum spiritu Dei sapientiae et intellegentiae (sic) et

scientiae omni doctrina.... » (la traduction de doctrina en ouvrage se justifie par lasuite du passage. NDT).

Bien qu’il ne soit pas mentionné explicitement par Théophile et Rupert deDeutz, Hiram de Tyr, le maître artisan de Salomon est aussi décrit comme« plein d’habileté, d’adresse et de savoir pour exécuter tout travail de bronze »(1 Rois, 7, 13-14).

DISCOURS ET SAVOIRS

46

Page 47: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

exemple probant. L’Église répugnait à admettre l’inspirationdivine en dehors de son pré carré pastoral et monastique.

On voit ainsi comment s’articulent les éléments tout à la foisdu respect et du mépris à l’égard des métiers et des travauxmanuels à la fin de l’Antiquité et au Moyen Âge. Boèce avaitsouligné le caractère prépondérant de la raison et de la référencedans chaque art, dépassant le travail manuel de l’artisan qui estdirigé par le formateur7. Au cours du Moyen Âge, c’est lecommanditaire qui recevait la plus grande reconnaissance.Certains avaient une autorité suffisante pour commander etdiriger les artisans. Toutefois, ils n’étaient naturellement pas pluscompétents que les artisans dans le raisonnement du dessinvéritable et dans la fabrication d’un objet.

Un texte classique de la littérature anglo-saxonne, latraduction du De Consolatione philosophica de Boèce, souligne lanécessité de la sagesse pour toutes les techniques, y compris lesart mécaniques8. Isidore fait de même dans son encyclopédie bienconnue, les Etymologiae9. Il reprend l’image de la construction dans1 Co 3, 10 pour introduire une des sections de son encyclopédieconsacrée à l’architecture. Le passage biblique souligne combienle Chrétien doit apprendre à être comme le « bon architecte »10 quiconstruit sur des fondations bien assises, Jésus Christ. De là,Isidore déduit que le projet principal dans l’apprentissage del’architecture est d’être semblable au « bon architecte ». Les étapesde la construction, prises à la lettre, permettent à l’esprit de sereprésenter le processus de construction intérieure et spirituellequ’il reflète et remplace simultanément.

De plus, plusieurs ont reconnu que Beçaléel était réellementinspiré. L’exégète juif Philon d’Alexandrie, pose que Beçaléel atravaillé avec des ombres, des modèles – comme son noml’implique11 – des archétypes construits par Moïse12. Philon

7 De institutione musica, I, 34.8 XVII, XIX ; trans. in Cook et al., p. 122, 123.9 XIX.VIII.1.

10 Ibid.

LE DON DES MÉTIERS

47

Page 48: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

reconnaît, à la fois allégoriquement et littéralement, que Beçaléel areçu l’inspiration divine pour mener à bien le travail, mais queMoïse en, avait reçu le dessin/le plan13, et que c’était lui qui avaitla plus proche et la plus grande perception du dessein divin14 .

Autour de 32415, le Panégyrique d’Eusèbe de Césarée, ou laprière pour le service de dédicace de l’église de Tyr (envoyé àPaulin, évêque de Tyr, aux prêtres et aux laïcs de l’assistance)16,expose une part de la réflexion théologique développée parRupert et Théophile près de 800 ans plus tard. Les pointsessentiels de Théophile lui ont été donnés pour l’essentiel dans laprière d’Eusèbe dans son Histoire ecclésiastique17. Théophile montreque l’homme est à l’image de Dieu, et que par conséquent il araison, sagesse, l’adresse et la capacité d’un savoir pratique, pourparticiper, à juste titre, au dessein de Dieu, et créer à l’instar duCréateur18. La description parallèle d’Eusèbe se focalise sur

11 Rupert de Deutz, à la fin de son commentaire sur l’Exode, In Exodum,signale que Beçaléel signifie « “l’ombre du Seigneur”, parce que par son nom ilsignifie, comme on l’a dit, le Tabernacle, car il l’a fait une ombre, c’est-à-direl’exemple du tabernacle céleste » (IV.44, col.744).

12 V, De Somniis, I, 206.13 On dit que le modèle du Tabernacle avait été révélé à Moïse (Ex. 35, 9, 40 ;

Ac 7, 44 ; Hb 8, 5). Bien sûr, c’est en tant que guide inspiré des enfants d’Israëlet non pas comme un homme de métier qu’il est connu.

14 Philon, I, Legum Allegoria, 102-103. 15 McGiffert in Eusebius, p. 45.16 Histoire ecclésiastique, XIV. 17 Rupert de Deutz connaissait bien l’Histoire Ecclésiastique, et s’en servait pour

interpréter les Écritures (Engen, 1983, p.  279-280). Il est vraisemblable queThéophile, de même que Gilbert Crispin, aient pratiqué ce texte d’Eusèbe,relativement accessible dans sa traduction latine et, parfois, dans sa paraphrasedu texte grec par Rufin d’Aquilée. Toutefois, Rufin a omis la totalité dupanégyrique de Tyr, indiquant que celui-ci et ceux des autres évêques n’étaientpas d’une nature suffisamment historique (Rufin, [“Préface à l’Histoired’Eusèbe”] p. 3). On a suggéré que cette section avait été retirée surtout à causede la tendance arianiste du panégyrique (Oulton, p. 153, 156). L’hérésie arienneposait que le Christ n’était pas divin, coéternel et consubstantiel au Père, maisqu’il avait été créé par lui. Cette tendance n’affecte pas plus qu’elle n’infléchit leparallèle entre l’oraison d’Eusèbe à Tyr et les préfaces de Théophile.

DISCOURS ET SAVOIRS

48

Page 49: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

l’évêque Paulin, qui est identifié à Beçaléel19. Il fait aussi porter lacomparaison sur les autres contributeurs à la construction, parmilesquels les professionnels20. De plus, Théophile montre que toutun chacun sera invité à louer Dieu le Créateur en voyant et enappréciant le travail d’une église, à l’extérieur et à l’intérieur. Làencore, il retrouve Eusèbe21.

Plus généralement, Eusèbe fournit plusieurs des élémentsqui relient les métiers à l’inspiration divine et à la signification del’Église qui se construit. Il met en rapport l’inspiration del’architecte, l’idée d’un archétype céleste auquel les églisesmatérielles doivent se conformer, et le symbolisme général del’Église spirituelle, qui est montré et reflété par l’édification visibleet par les objets liturgiques de l’église22.Nous pouvons noter deplus que la construction de l’extérieur de l’édifice23, l’office dedédicace24 et le symbolisme de l’église25 figurent tous – en mêmetemps qu’ils l’aident – la construction intérieure et la progressionde l’âme des artisans qui ont participé à l’édification.

Toujours en rapport avec Beçaléel, il faut relever Éginhardqui, non content d’être l’auteur de la Vita Caroli, est aussil’architecte de la cour de Charlemagne qui a dessiné le Palaisd’Aix la Chapelle. Il est considéré, dans l’épitaphe que RabanMaur avait composé pour lui, comme « l’égal de Beçaléel, lepremier à être habile en toute sorte d’arts »26. À la cour,

18 Théophile, Prologue du premier livre, l’art du peintre ; ibid. , Prologue du troisièmelivre, l’art de l’orfèvrerie.

19 (X. IV. 24-26) Eusèbe compare l’évêque Paulin non seulement à Beçaléel(Histoire ecclésiastique, X. IV. 3, 25), mais aussi à Salomon et Zorobabel (ibid. , X.IV. 3).

20 X. IV. 26. 21 X. IV. 22 Neale and Webb, p. lxx in Durandus.23 Eusèbe, Histoire ecclésiastique, X. IV. 53.24 Ibid.  ; Cf. St Augustin in Bowen, p. 469. 25 Hugues de Saint-Victor, Mystical Mirrour of the Church, p. 198-199. 26 Oakeshott, p.  56.

LE DON DES MÉTIERS

49

Page 50: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

Charlemagne était David, et Éginhard Beçaléel27.28, 29 dans lequeltoute habiletétechnique vient de Dieu, et est guidée par Dieu, comme on le voitde façon exemplaire dans la construction du Temple de Salomon.Davantage, les Pères de l’Église, et particulièrement saintAugustin, ont comparé le travail de l’artiste humain avec celui del’artiste divin. L’École de Chartres et les philosophes scolastiquesont développé cette doctrine30.

On trouve de même dans la poésie médiévale, desoccurrences de métiers considérés comme des dons de Dieu, etl’habileté dans les métiers est considérée comme divine au pointque la notion théologique des sept Dons du Saint-Esprit a étéélargie pour prendre en compte les artisanats et les autres formesde métier.

Dans un grand recueil de poésies anglo-saxonnes, l’ExeterBook31, l’habileté manuelle et les autres capacités humaines sontconsidérées comme des dons de Dieu, et qualifiées de « dotationdes hommes »32. Dans le poème « Christ » de l’Exeter Book33,L’artiste et le constructeur suprême est le Christ, « Artisan etroi »34. Les artisans humains, à l’image de Dieu, et recevant de luileurs talents artistiques35, doivent suivre et imiter l’exemple du

27 Ibid. , p. 56-57 ; Hubert et al. , p.  35. 28 Stromates, VI. XI, p. 501, 501 n. 5-6. 29 Sg 7, 16 ; 14, 2-3. 30 Bruyne, 1969, p. 45. 31 Léofric (†1072), évêque du Devon et de Cornouailles, chancelier d’Édouard

le Confesseur, a donné l’Exter Book à la cathédrale d’Exeter, où il se trouveaujourd’hui (Exeter, Cathedral Library MS. 3501 ; Gordon, p. xi). Léofric fut lepremier évêque d’Exeter ; le recueil date probablement de la deuxième moitiédu Xe siècle (Krapp et al. in Exeter Book:, p. xiii-xiv).

32 v. 44-48, 75-76, 105-113.33 Le poème « Les destins des hommes », dans l’Exeter Book, pourrait aussi

être évoqué ici . 34 Dodwell, 1982, p. 46, 257 n. 23 ; “Christ,” v. 12, ed. Gollancz. 35 “Christ,” v.  686-690. Une source – ou une rencontre avec ces « dotations

des hommes » se trouve dans le livre de la Sagesse (7, 16 ; 14, 2-3) comme on

DISCOURS ET SAVOIRS

50

Page 51: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

Christ, l’artisan suprême. Ce point, et d’autres similaires36,montrent combien les métiers37 sont une part de la participationde l’humanité au Salut. Ils permettent de découvrir la joie et lapaix éternelle au ciel, ils permettent aux humains de devenir àl’image de Dieu. Le dialogue composé par l’abbé de WestminsterGilbert Grispin, Disputatio Iudei et Christiani (1093-96) met enévidence l’influence divine chez les hommes de métiers dans sajustification de l’art et de l’architecture religieuses. On doit suivredes analogies divines, comme pour le Tabernacle. La constitutionmaçonnique anglaise d’environ 140038, que l’on pense largementbasée sur une constitution antérieure, du milieu du XIV

e siècle39,concourt à renforcer ce point de vue. Ce texte propose unehistoire légendaire de la maçonnerie basée sur des personnagesbibliques et légendaires. Il pose que l’art de la maçonnerie a étéappris par le peuple d’Israël alors qu’il était en Égypte, et que cesavoir avait été rapporté par les Israélites à Jérusalem au temps dela construction du Temple de Salomon. Cela implique qu’unchaînon important de cette transmission était Beçaléel, le maître

l’a vu plus haut ; on trouvera un parallèle, au moins partiel, dans 1 Co 12, 4-11(Krapp et al. in Exeter Book:, p. xl). Pour ce point, Bernard J. Muir (p. 497)indique d’autres sources et parallèles.

36 On retrouvera des parentés avec :

(i) La 29e homélie d e Grégoire le Grand sur les évangiles (Migne, P. L.,t. LXXVI, 1218) qui renvoie à 1 Co 12, 4-11)

(ii) Dans la conclusion à son traité exégétique sur le livre de l’Exode, Rupertde Deutz parlant des métiers utilisés pour la construction, sous la conduitedivine, du Tabernacle, souligne : « qui pourrait douter que ces métiers, commetous les autres métiers, soient des dons de Dieu ? » (In Exodum, IV. 44, col. 744)et que l’habileté dans un métier est une « habileté divine » ( Ibid. ) qu’il fautprendre garde à ne pas gaspiller dans une activité profane.

(iii) Le De diversis artibus de Théophile (prologue au premier livre, prologueau troisième livre).

37 Nous traduisons par « métier » le mot présent dans le poème « Christ » (O.E. cræftum) qui a son sens le plus large des diverses aptitudes et capacités auxgestes techniques offertes à l’être humain.

38 Cooke MS. , British Museum, Add. 23198. 39 Harvey, 1972, p.  191-202.

LE DON DES MÉTIERS

51

Page 52: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

maçon, sous la houlette de Moïse. Le récit reconnaît explicitementDavid et Salomon comme les chefs et les maîtres des maçons, etHiram comme le maître-maçon de Salomon40. Plus loin, lemanuscrit mentionne :

Il [Dieu] a donné à l’homme l’esprit et l’astuce pour diverseschoses, et les savoir-faire par lesquels nous pouvons travaillerici-bas pour gagner notre vie, faire diverses choses pour le plaisirde Dieu et aussi pour notre confort et notre profit41.

Ainsi, l’intelligence et l’adresse données à Beçaléel et auxartisans étaient bien données par Dieu.

On peut trouver un point voisin dans les descriptionsmédiévales des arts libéraux et des arts mécaniques. Ces derniersétaient souvent considérés comme une part de la philosophie, etce sont les métiers, y compris l’architecture, qui constituent lesarts mécaniques. On le voit dans les écrits des clercs anglo-saxonset irlandais, et plus tard, chez les théologiens de la RenaissanceCarolingienne42. Le lien des arts mécaniques et de l’architectureavec le quadrivium et par là aux arts libéraux était courant. Celasignifiait que les métiers étaient une des voies du salut proposéespar la philosophie pour atteindre la sagesse et la restauration del’humanité déchue43. Les grandes classifications encyclopédiquesdu Moyen Âge ont aussi reconnu la revalorisation de l’humain àl’image de Dieu comme une dimension religieuse des métiers. Leséclaircissements à ce propos dans le Didascalicon d’Hugues deSaint-Victor (1096-1141) sont particulièrement éclairants. Il

40 Texte in ibid. , p. 197-198. 41 “he [God] hath given to man wits and cunning of divers things and crafts

by the which we may travail in this world to get with our living to make diversthings to God’s pleasance and also for our ease and profit” (text in ibid. , 192).

42 Whitney, p.  62. 43 Whitney, p.  70-73 ; cf.  Noble, p.  17s. Jean Scot (né vers 810), dans son

commentaire du De Nuptiis Mercurii et Philologiae de Martianus Capella décrit lesarts comme innés à l’homme. Les arts, dans une âme obscurcie par la Chute,peuvent être retrouvés par l’enseignement (Texte et trad. anglaise in Contreni,p. 25, 41 n. 17 ; Whitney, p. 71-72, 71 note 65). Jean Scot, dit aussi Érigène,était un célèbre clerc irlandais de la cour de Charles le Chauve autour de 850.

DISCOURS ET SAVOIRS

52

Page 53: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

attache du prix aux arts mécaniques44, parmi lesquels il met lesmétiers et la construction45, parce qu’ils pourvoient aux besoinshumains, et favorisent l’accès à la sagesse (Hugues décrit cet accèsà la sagesse comme la restauration de l’image divine dansl’homme, et c’est par conséquent l’objet premier de la vie). LaSagesse consiste en compréhension ( intelligentia) et en savoir(scientia). Les sciences « mécaniques » sont une partie du savoir(scientia) et ils viennent de notre part humaine plus que de notrepart divine, puisqu’ils pourvoient aux « nécessités de notre partinfirme »46. Ce qui est « mécanique » est considéré comme« artificiel », parce qu’il relève du travail humain, mais ce n’est pasune condamnation. C’est avec admiration et étonnement que l’onconsidère l’artisan, au même titre que la nature47. De plus, lacompréhension ( intelligentia) dérive du divin, et entraîne larestauration de l’apparence divine de l’homme48, à laquelle prendpart aussi l’inspiration qui dirige les métiers. L’artisan imite lanature49, mais la Nature consiste ici dans « le modèle archétypal detoutes les choses qui existent dans l’esprit divin, correspondant àl’idée selon laquelle toutes choses ont été faites »50. Hugues noteque toutes les disciplines et tous les arts (y compris l’architecture,il le spécifie) sont orientés vers la philosophie, l’amour de lasagesse, l’avènement resplendissant de l’Idée divine, de sonmodèle dans l’homme51.

44 I. 5, 8.45 II. 22.46 I. 8. 47 I. 9. 48 I. 8. 49 I. 8, 9. 50 I. 10. 51 II. 1. Ici, Hugues cite ou recoupe Boèce (In Porphyrium dialogi, I. III),

Cassiodore (Institutiones, II. III. 5), et St Isidore (Etymologiae, II. XXIV. 9) (Taylorin Hugh of St. Victor, p. 195 n. 1, 196 n. 4). Pour ce qui est des autres textesencyclopédiques, Vincent de Beauvais peut avoir repris à Hugues deSaint-Victor, dans son Speculum Majus, la doctrine selon laquelle les arts ont leurplace dans la Rédemption de l’homme. Cette doctrine pourrait avoir suscité les

LE DON DES MÉTIERS

53

Page 54: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

Rêves et visions constituent un des moyens par lesquelsl’homme est un co-créateur, à l’image de Dieu. Au long du MoyenÂge, on rencontre souvent des rêves donnant à la fois l’impulsion,le lieu et même la forme d’une nouvelle église ou d’un objetfabriqué52. De plus, les récits rapportant les plans révélés parl’inspiration divine décrivent majoritairement un songe et unevision accordés à des chefs religieux, des moines, des princes oudes grands seigneurs53, bien plus souvent qu’à des artisans54. Onretrouve ici le précédent biblique du chef guidé par Dieu, Moïse,recevant les indications pour le Tabernacle, qui doit être exécutéet matérialisé au travers du maître d’œuvre, lui-même inspiré,Beçaleel.

Parallèlement, les représentations de Dieu comme ledénombreur, l’ordonnateur, le géomètre de la Création sontcommunes. Dans les enluminures médiévales, les dessins et lessculptures, on trouve des représentations de Dieu créant lecosmos à l’aide d’un compas, parfois même muni d’une balance.On retrouve dans certains cadrans solaires anglais de pierre,sculptés à l’extérieur des églises55, la figure maçonnique d’un Dieu

représentations des sciences et des arts (constituant le miroir du savoir) dans lesvitraux et les sculptures des cathédrales(Taylor, The Mediaeval Mind, II, p. 83).

52 Carty, 1991 ; ibid. , 1988. 53 Cf par exemple la Vita Heribert-i de Rupert de Deutz ( XII

e siècle). Ellerapporte qu’au début du XI

e siècle, St Héribert, archevêque de Cologne, eut unrêve dans lequel la Vierge lui apparut. Elle lui donna les instructions pour le sitede la nouvelle abbaye qui devait être construite à Deutz. Un poème sur lachasse d’Héribert (circa 1150) rappelle cette histoire. Il inclut une citation larinequi mentionne que les indications divines portaient aussi bien sur la lieu que surla forme de l’abbbaye. (Carty, 1991, p. 127-128, 138 n. 68, fig. 92, #42 ; Lasko,p. 203-204).

54 Cf. Carty, 1991, p. 18-20. 55 Voir par exemple le cadran solaire de pierre sur le mur sud de la nef de

l’église St Jean l’Évangéliste de l’église d’Escomb, dans le comté de Durham(circa 670-690). Le cadran solaire semble avoir été mis en place au moment de laconstruction de l’église. Il représente la tête d’une figure humaine tenant dansses bras, du dessus, un cadran solaire circulaire. On verra un travail postérieurcomparable dans une représentation anthropomorphe sur le mur sud de la nef,au dessus d’une issue condamnée, dans l’église Saint-Marie de North Stoke,

DISCOURS ET SAVOIRS

54

Page 55: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

créant toutes choses, y compris le temps. On trouve par ailleursdans les manuscrits anglo-saxons tardifs des dessins pour laGenèse et les Canons qui montrent Dieu – ou la main deDieu – œuvrant avec un compas et une échelle56. On connaîtdiverses enluminures de la Genèse, du XIII

e au XVe siècle,

représentant Dieu muni d’un large compas de maçon pour formerla création57. On retrouve aussi des miniatures de la Créationcomme frontispices des Bibles Moralisées. On retrouve aussi cettereprésentation dans les miniatures qui accompagnent le texte del’Historia scholastica58 de Guyart des Moulins et les manuscrits du

dans l’Oxfordshire. Une large fourchette de dates a été proposée pour ce cadransolaire sculpté (Okasha, 1992, n° 200, p. 51-52 ; Sherwood et al. , p.  349, 723,936). Il semble dater du XIII

e ou du début du XIVe siècle. Cette dernière date

semble plus vraisemblable dans la mesure où le gnomon serait alorscontemporain de la reconstruction du mur de la nef dans lequel il est scellé. Aucours de travaux de restauration, on a fait apparaître des armoiries sculptées,mais elles ont été recouvertes. Une étude attentive de cette sculpture, à l’aide durapport de restauration, devrait permettre une datation plus assurée.

De façon suggestive, le texte « +A:W » est lisible sur le gnomon. Celarenvoie au Christ en Dieu, le Créateur éternel, celui qui soutient la Création,l’alpha et l’oméga au début et à la fin du temps et de la Création (Ap, 1, 8, 11 ;21, 6 ; 22, 13 ; Okasha, 1992, N° 200, p. 51-52, planche Vd). Ainsi, le cadransolaire mesure le temps soutenu par le Créateur, et le fait entre le début et la findu temps. Il renvoie à l’éternité, dont ce monde n’est qu’un reflet. On a proposéde façon plausible que Dieu était figure du Créateur (Heimann, p. 50-51, 56,planche 11d).

56 Voir par exemple    (1) Le psautier de Bury St. Edmunds (Vat, Reg. Lat. 12, fol. 68v), c.1025-c. 1050,   (2) les Évangiles d’Eadwi (Kestner Museum, Hanover, fol. 9v), c.1025, venant probablement de Winchester. Ici, la main de Dieu, avec sesinstruments, est représentée dans la partie supérieure des Canons, créant etordonnant par là le texte des Évangiles.

(3) le Psautier Tiberius (British Museum, Cotton Tiberius C. vi, fol.7v), c. 1050, vraisemblablement de Winchester,

(4) la Bible, avec une illustration pour la Genèse (British Museum,Royal 1. E. vii, fol. 1v), c. 1050 (Heimann. p. 46-56, plates 10a, 11a, 11c, 12b).

57 Friedman, 1974. 58 Cf : (i) British Museum Royal 15. D. iii, fol. 3v, early 15th century,

(ii) British Museum Royal 19. D. iii, fol. 3, c. 1411 (Friedman, 1974,

LE DON DES MÉTIERS

55

Page 56: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

De civitas Dei de Saint Augustin59. De même que Dieu a créé, ilincombe aux artisans humains de créer.

De façon parallèle, Géométrie et Arithmétique étaient aussidécrites comme des personnifications inspirées, rattachées auxdieux, et indispensables pour accéder à la sagesse et à la maîtrisede la vie.

La tradition des représentations iconographiques des artslibéraux remonte indubitablement aux descriptions allégoriquesde Martianus Capella dans le De Nuptis Philologiae et Mercurii.60

La toise et le compas que tient Géométrie sont à l’image deceux qu’employaient les maçons et les arpenteurs. Ils sont dumême esprit que ceux utilisés par les artisans, sous les figuresaccolées d’Arithmétique et de Géométrie, et leur utilisation61 est lamême que dans les métiers62.

On voit à l’œuvre une partie des dons et de l’inspirationdivine dans les métiers dans les méthodes mathématiquesemployées par Dieu au moment de la Création. Une référencethéologique majeure à ce point se retrouve dans Sg 11, 2163 : « Tu

p. 424, 426, fig. IX, XII). 59 Cf. British Museum Add. 15245, fol. 3v, XIV

e- XVe siècles (Ibid. , p. 424, fig.

XI). 60 Masi, p. 52. Le De Nuptiis a été écrit entre 410 et 439 (Stahl et al. in

Martianus Capella, I, p. 15). 61 Pour ce qui est des applications, Géométrie porte une belle toge marquée

des figures de « nombres de diverses sortes, tracés de cadrans solaires, figures etdessins montrant les intervalles, les poids et les mesures, peint de nombreusescouleurs (Martianus Capella, II, 580 p. 218). Géométrie, qui mesure la terre,expose assez longuement les mesures sur terre. (Ibid. , II, 589-703 p.  220-263).

62 Le texte de Martianus a été bien connu tout au long du Moyen Âge (Cf.Mâle, p. 76, 78). Les représentations des sept arts libéraux se retrouventcouramment dans la poésie médiévale et dans les programmes des sculpturesdes cathédrales gothiques (Auxerre, Chartres, Clermont, Laon, Saint Omer,Sens, Soissons, et Rouen par exemple). On les trouve représentées sur le sol deSaint-Rémy de Reims, de Saint-Irénée de Lyon et à la cathédrale de Fribourg(Ibid. , p. 78-89). Au travers de ces applications aux arts décoratifs, les maçons,les sculpteurs et les verriers avaient une familiarité avec les personnificationsallégoriques et leurs applications aux métiers.

DISCOURS ET SAVOIRS

56

Page 57: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

as tout réglé avec nombre, poids et mesure ». On peutraisonnablement penser que cette loi générale était sous-jacente,au moins implicitement, dans les méthodes des artisans engéométrie, pour la prise des mesures. En particulier, ce passage aété cité par Suger, à propos de la construction de l’église abbatialede Saint-Denis64. Ces méthodes artisanales étaient respectées, etrevêtaient une valeur indiscutable, une forme de perfection,comme le suggèrent les textes de Théophile et d’autres manuelstechniques, parce qu’elles émanaient du Dieu créateur etreproduisaient la façon divine dont avait été faite la Création.

Nous voyons combien ces notions ont été soulignées dans latradition des métiers par l’ouvrage de Théophile. Son De diversisartibus  met en avant l’inspiration reçue par Moïse pour laconstruction du Tabernacle, et celle de Salomon pour le Temple.Dans son prologue au premier livre, consacré à l’art du peintre, ilaffirme :

Nous voyons dans le récit de la Création du monde quel’homme a été créé à l’image et à la ressemblance de Dieu65 [...]capable de raison, il devrait participer à juste titre à la sagesse età l’habileté66 du projet divin.67

Dans le prologue au troisième livre, consacré aux métiers dumétal, nous trouvons :

Grâce à l’esprit de sagesse, vous savez que les choses crééesprocèdent de Dieu et que rien n’est sans Lui. Grâce à l’esprit decompréhension, vous avez reçu la capacité de la connaissancepratique de l’ordre, la variété et la mesure68 que vous devez appliquer aux

63 On retrouve divers passages bibliques, apocryphes et pseudépigraphiquesde l’Ancien Testament dans le même esprit, et beaucoup se réfèrentexplicitement aux métiers de la construction. Cf. Jb 28,25 ; Jb 38, 4-7 ; Is 40,12 ; Pr 8, 27 ; IEn. 43, 2, IV Esd 4, 36 ; Ps. Sol. 5, 6 ; Testament des douzepatriarches 2,3 et Mt 10, 30.

64 Suger, De Consecratione, III, p. 96-97. 65 Ceci reprend bien sûr Gn 1, 26-27. 66 cf. Ex 31, 3 ; 35, 31,35 ; 36,1-2 ; IR 7, 14. 67 Cf. Ex 25, 9, 40 ; 26, 30 ; Hb 8,5 ; Ac 7, 44 ; 1Ch 28, 12, 19 ; Sg 9,8. 68 Théophile décrit l’utilisation des unités de poids et de mesures, de la règle

LE DON DES MÉTIERS

57

Page 58: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

divers aspects de vos travaux... Inspiré par ces engagements à l’égarddes vertus, mon cher fils, tu t’es approché avec confiance de lamaison de Dieu et tu l’as bien décorée, avec grâce. Tu leur aspermis ainsi de louer Dieu le Créateur dans sa création et de Leproclamer merveilleux dans ses œuvres.

De façon significative, nous trouvons dans cette citation lamise en pratique de la règle du livre de la Sagesse sur les métiers.L’être humain, à l’image de Dieu, peut participer à la créationdivine, et par là aider les autres à louer Dieu. Eusèbe, de la mêmefaçon, louait avec ferveur l’habileté des artisans69:

Il l’a enrichie ensuite d’innombrables offrandes d’une indiciblebeauté et de diverses matières – or, argent, pierres précieuses,dont nous n’avons pas la possibilité, à cause de leur grandeur,leur nombre, leur diversité, de décrire précisément la façonadmirable.70

Cette phrase « leur grandeur, leur nombre, leur diversité »rappelle à la fois Théophile et le verset de la Sagesse.

Les mythes, aussi bien que les récits bibliques, donnentdiverses versions des origines profanes ou sacrées des poids et desmesures, et de leur application divine dans la Création, sur la terreet au ciel. Cela apparaît aussi bien dans l’Antiquité71 qu’au cours

et du compas dans les divers métiers abordés dans son manuel. (1963, p. 29,49-51 n. 1, 61-62, 68, 93, 97-99 n. 1, 99, 100, 102, 126).

69 Histoire ecclésiastique, X. IV. 43-44 ; Vie de Constantin le Grand, III. 40. 70 Vie de Constantin le Grand, ibid. 71 Un des auteurs du Corpus Agrimensorum antique, copié au long du Moyen

Âge, souligne que la centuration était d’origine divine, et Varron mentionnequ’elle était adoptée à partir d’un rite étrusque. (Dilke, 1980, “Sheet Two:Roman Surveyors,” p. 4 ; ibid. , 1976 ; ibid, 1988, p. 158-159). La centurationétait la méthode de division des terres basée sur leurs systèmes de calculs delongueurs et de surfaces. L’instrument essentiel de leurs relevés topographiquesétait la groma. Elle consistait en une potence au bout du bras de laquelle unepièce en forme de croix aux bras d’égale longueur pouvait tourner. La partieinférieure de la potence était épointée de façon à pouvoir être fichée dans le sol,en sorte que la potence était verticale, et la croix horizontale. Des fils à plombétaient attachés aux extrémités de la pièce en forme de croix, en sorte que l’onpouvait déterminer deux lignes droites perpendiculaires en visant une paire de

DISCOURS ET SAVOIRS

58

Page 59: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

du Moyen Âge. La Bible, à diverses reprises, rapporte lescommandements divins relatifs à la construction de bâtiments entermes d’unités de longueur. Par exemple, la Jérusalem céleste,prévue dès le commencement des temps, est révélée à saint Jeanpar le biais d’un ange qui la mesure à l’aide d’un roseau72. Ainsiune unité de mesure céleste figurait et donnait naissance à uneunité de mesure terrestre.

On peut noter que dans l’encyclopédie bien connue, lesEtymologiae d’Isidore de Séville, une partie est consacrée aux poidset aux mesures73. Isidore s’appuie une fois de plus sur le verset deSg concernant la création des poids et mesures ; il fallait s’yattendre puisqu’on le percevait comme une loi universelledérivant de l’unité sous-jacente de toutes les choses, et Isidore lecomprenait bien ainsi74. Ainsi, Isidore trouve l’origine des unitésde mesure75 dans des principes théologiques et cosmologiques76,

fils à plomb et l’autre, diamétralement opposée. La pièce en forme de croix et lacroix déterminée sur le sol manifestaient la croix du templum céleste, que l’ondisait être descendu auparavant au cours du rituel augural. L’augure voyaitintérieurement le templum descendre des cieux pour rendre l’endroit choisi à lafois sacré et habitable (Rykert, p. 45 s).

72 Ap. 21, 15-17. La connaissance de l’arithmologie était utilisée dans l’exégèsebiblique. Quelques traités du X

e au XIIe siècle, et même ensuite, traitant de la

métrologie, portent un grand intérêt aux mesures contemporaines et à leurrapport aux mesures bibliques, comme par exemple la coudée de Noé et Moïse(Hall et al. , p. 1 n.  2, 2, 4).

73 XVI. XXV. 1.74 Ibid.  ; III. IV. 1 ; Brehaut, p. 64-65. Moïse, qui a donné les Tables de la Loi,

est considéré comme le premier philosophe par Isidore, qui « le premier nous aparlé des mesures et des nombres et des poids dans divers passages del’Écriture » (Etymologiae, XVI. XXV. 1).

75 Isidore se réfère, en effet, aux mesures hébraïques et romaines. 76 Par exemple, l’uncia, le douzième d’une livre, « mesure les heures du jour et

de la nuit » (Etymologiae, XVI. XXV. 19) – Le terme latin d’uncia renvoyait aussiau douzième du pied, pes. La libra, la livre, composée de douze onces, « estcomptée comme une sorte de poids parfait, car elle est constituée d’autantd’onces que l’année a de mois » (ibid. , 20). Le modius ou boisseau (XVI. XXVI.10), car il est composé de quarante-quatre livres ou de vingt-deux sextarii(setiers). Isidore développe :

LE DON DES MÉTIERS

59

Page 60: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

et cela inclut le domaine des métiers et de l’architecture qu’Isidoreexpose ailleurs dans son encyclopédie77. Les poids et les mesuresutilisés par les artisans étaient considérés comme établis par Dieu,et participaient de la structure de l’œuvre du créateur, l’univers.

Peser et mesurer sont des actes reflétant le geste de laCréation et l’ordonnancement du cosmos, et c’est en relation aveccela que les divers textes sur les métiers indiquent que leursinstructions, pleines d’indications détaillées sur les unités de poidset de mesures, venaient d’une révélation divine78. Théophile ainsinote que l’artisan, fait à l’image de Dieu, est co-créateur avecDieu, et peut dès lors mettre en œuvre la sagesse et le savoir dudessein divin dans l’ordre et la mesure de son propre métierd’artisan79.

La raison de ce nombre [22] vient de ce qu’à la Création Dieu fit vingt-deuxœuvres. . . . et qu’en tout vingt-deux espèces furent faites en six jours. Et il yeut vingt-deux générations d’Adam à Jacob, et de leurs semences jaillirent tousles peuples d’Israël. . . Et vingt-deux lettres dans l’alphabet (hébreu) dans lequelest écrit la doctrine de la loi divine. En fonction de cela, un boisseau devingt-deux setiers avait été institué par Moïse en fonction de la sainte loi, etbien que des peuples divers ajoutent un poids à cette mesure ou en soustraientun, elle demeure inchangée chez les Hébreux, par ordonnance divine (ibid. )

On pourrait s’interroger sur les origines d’un boisseau de vingt-deux setiersou de quarante-quatre livres. Les Romains avaient une mesure de produist secs,le modius de seize sextarii, et deux heminae valaient un sextarius (Dilke, 1987, p.27).

le Liber Numerorum d’Isidore a une section consacrée spécifiquement ausymbolisme sacré et aux lois des nombres, parmi lesquels, dans les nombresentiers, six et douze apparaissent dans les exemples cités plus haut. Il prend trèsau sérieux ce symbolisme et ces lois numériques, et les applique à toutes choses,y compris les poids et mesures.

77 XV. II-XII ; XIX. VIII-XIX. 78 En plus du texte de Théophile, on peut renvoyer au Prologue et aux

recommandations de la Mappae Clavicula. Le plus ancien fragment un peuimportant date du IXe siècle.

79 Théophile, prologue au premier livre, le métier du peintre, et au troisièmelivre, l’art de la métallurgie. Beaucoup des plus petites unités de mesure ont lesnoms et approximativement la taille d’un corps humain adulte : le pouce, lapaume (ou palme), le pied, la coudée (longueur de l’avant-bras et de la main), labrasse distance entre les mains et les bras étendus), etc. (Connor, p. 1-2).

DISCOURS ET SAVOIRS

60

Page 61: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

Ainsi, on doit replacer les remarques théologiques faites parRupert de Deutz et Théophile au sein d’une suite deprédécesseurs et de contemporains. Ils devaient bien connaître, depar leur instruction, quelques-uns de ces prédécesseurs, Isidorepar exemple. Toutefois, Théophile semble avoir été le premier àavoir rassemblé et constitué une doctrine cohérente sur lathéologie et la spiritualité des métiers au Moyen Âge, et son texteest en cela une source importante pour la compréhension de lasignification essentielle de l’art et de l’architecture de cettepériode.

HUGH MCCAGUE

YORK UNIVERSITY

Les idéaux de beauté grecs et romains prenaient en compte la symmetrie, lamesure, et les relations proportionnelles prescrites pour l’art et l’architectureavaient des aspects sacrés et moraux explicitement indiqués par Platon (Philèbe,64e-65e ; Lois, II. 667c-669a) et d’autres. Vitruve relate le passage des unités deproportion employées par les sculpteurs et les architectes à unerecommandation canonique pour le corps humain, et à des relations deproportions parfaites de la partie au tout (III. I). Ces proportions idéales ont étéassociées à l’œuvre du Créateur, et le corps humain a été compris comme untemple, par exemple par Philon d’Alexandrie (I, De Opificio Mundi, 138). Philonrenvoie à l’image de l’homme fait à l’image de Dieu, (Gn, 1, 26-27) et anticipedivers passages du nouveau Testament sur le corps humain comme un temple(1Co, 5, 16-17 ; 2Co, 6, 16 ; Jn 2, 19-21 ; Eph, 2, 19-22). Finalement, les unitésde mesure basées sur le corps humain pourraient être considérées commeémanant de Dieu.

LE DON DES MÉTIERS

61

Page 62: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

Bibliographie

Saint Augustin, Quaestiones in Heptateuchum in Corpus Christianorum.Series Latina XXXIII. Turnhout, Belgium, Brepols, 1968.

Boèce, King Alfred’s old English version of Boethius De consolationephilosophiae. Ed. Walter John Sedgefield. Oxford: Clarendon P., 1899.

— Fundamentals of music (De institutione musica). Ed. and trans.Calvin M. Bower. Music Theory Translation Series. Ed. Claude V.Palisca. New York : Yale U. P., 1989.

Bowen, Lee. “The Tropology of Mediaeval Dedication Rites.”Speculum XVI (1941): 469-479.

Brehaut, Ernest. An Encyclopedist of the Dark Ages, Isidore of Seville.Reprint of 1912 edn. Burt Franklin Research and Source Work Series107. New York: Burt Franklin, 1967.

Bruyne, Edgar de. L’esthétique du Moyen Age. Louvain : Éditions del’Institut Supérieur de Philosophie, 1947. (version condensée des Étudesd`Esthétique médiévale. 3 vols. Brugge, Belgium: De Tempel, 1946. [rééd.en 2 vol. Albin Michel, 1998])

Carty, Carolyn Marie. “The Role of Gunzo’s Dream in theBuilding of Cluny III.” Gesta XXVII (1988): 113-123.

—-, Dreams in Early Medieval Art. Ph.D. dissertation, U. ofMichigan, 1991. (Authorized facsimile printed by University MicrofilmsInternational, Ann Arbor, Michigan, 1991.)

Clement of Alexandria. The Stromata, or Miscellanies. Included in:The Ante-Nicene Fathers. Ed. Alexander Roberts et al. Vol.II. Revisededn. New York: Charles Scribner’s Sons, 1913. 299-568. (éd. françaisedes Stromates au Cerf, 7 volumes, 1981-1997)

Connor, R. D. The Weights and Measures of England. London: HerMajesty’s Stationery Office, 1987.

Contreni, John J. “John Scottus, Martin Hiberniensis, the LiberalArts, and Teaching.” Insular Latin Studies: Papers on Latin Texts andManuscripts of the British Isles: 550-1066. Ed. Michael W. Herren. Papersin Mediaeval Studies 1. Toronto: Pontifical Institute of MediaevalStudies, 1981. 23-44.

Crispin, Gilbert. The Works of Gilbert Crispin, Abbot of Westminster.Eds. Anna Sapir Abulafia and G. R. Evans. Auctores Britannici Medii Aevi,VIII. London: Oxford U. P., 1986.

DISCOURS ET SAVOIRS

62

Page 63: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

Davis-Weyer, Caecilia. Early Medieval Art 300-1150: Sources andDocuments. Sources and Documents in the History of Art Series, H.W.Janson, ed. Englewood Cliffs, New Jersey: Prentice-Hall, 1971.

Dilke, O. A. W. “Varro and the Origins of Centuration,” in Attidel Congresso di Studi Varroniani. Rieti: 1976. II: 353-358.

—-, Surveying the Roman Way. Leeds: U. of Leeds, 1980.—-, Mathematics and Measurement. London: British Museum

Publications, 1987.—-, “Religious Mystique in the Training of Agrimensores,” in Res

Sacrae: Homages à Henri Le Bonniec. Eds. D. Porte and J.-P. Néraudau.Collection Latomus, 201. Brussels: Latomus, Revue d’Études Latines,1988.

Durandus, William (Durantis, Gulielmus). The Symbolism of Churchesand Church Ornaments. Translation of the First Book of RationaleDivinorum Officiorum. Trans. and ed. John Mason Neale and BenjaminWebb. Reprint of 1843 edn. New York: AMS P., 1973.

Durand, Guillaume, Rationale divinorum officiorum, ed. Bavril,Anselme, Thibodeau, Timothy, Corpus Christianorum, ContinuatioMedievalis 140, 1995, Brepols, Turnhout.

Durand, Guillaume, trad : Manuel pour comprendre la significationsymbolique des cathédrales et des églises, ed. Fuveau, Maison de Vie, 1996.

Engen, John H. Van. “Theophilus Presbyter and Rupert of Deutz:The Manual Arts and Benedictine Theology in the Early TwelfthCentury.” Viator 11 (1980): 147-163.

—-, Rupert of Deutz. UCLA Center for Medieval and RenaissanceStudies, 18. Berkeley, Los Angeles, and London: U. of California P.,1983.

Eusebius. The Church History of Eusebius. Ed. and trans. ArthurCushman McGiffert. (A Select Library of) Nicene and Post-Nicene Fathers ofthe Christian Church. 2nd series, 1. Grand Rapids: Wm. B. Eerdmans,1961.

Eusèbe de Césarée, Histoire ecclésiastique, texte grec traduit etannoté par G. Bardy, 4 e éd. revue et corrigée, Cerf, Sources Chrétiennes,1993.

—-, Life of Constantine the Great. Revised trans. Ernest CushingRichardson. Included in: A Select Library of the Nicene and Post-NiceneFathers of the Christian Church. Ed. Philip Schaff et al. New Series. Vol.I.

LE DON DES MÉTIERS

63

Page 64: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

New York: Christian Literature Company. Oxford: Parker andCompany, 1890. 411-632.

—- In Praise of Constantine, a historical study and new translation ofEusebius... Berkeley, Los Angheles, London, U. Cal. P 1976.

The Exeter Book: Part I: Poems I-VIII. Israel Gollanz, ed. EarlyEnglish Text Society, Original Series, 104. Reprint of 1895 edn. Londonetc.: Oxford U. P., 1958.

The Exeter Book. George Philip Krapp and Elliot van Kirk Dobbie,eds. New York: Columbia U. P. ; London: Routledge and Kegan Paul,1936.

Fontaine, Jacques Isidore de Séville et la culture classique dans l’Espagnewisigotique, 2 e édition (3 vol.), Paris, Ét. Aug., 1983.

Friedman, John Block. “The Architect’s Compass in CreationMiniatures of the Later Middle Ages.” Traditio XXX (1974): 419-429.

Hall, Hubert and Frieda J. Nicholas, eds. Select Tracts and TableBooks Relating to English Weights and Measures (1100-1742). CamdenMiscellany XV (Camden Third Series XLI). London: Camden Society,1929.

Harvey, John H. The Mediæval Architect. London: Wayland, 1972. Heimann, Adelheid. “Three Illustrations from the Bury St.

Edmunds Psalter and their Prototypes. Notes on the Iconography ofSome Anglo-Saxon Drawings.” Journal of the Warburg and CourtauldInstitutes 29 (1966): 39-59.

Hillgarth, J. N. “Isidore of Seville, St.” Dictionary of the Middle Ages.Eds. Joseph R. Strayer et al. New York: Charles Scribner’s Sons, 1985.6: 563-566.

Hubert, J., J. Porcher and W. F. Volbach. Carolingian Art. Trans.from the French by Robert Allan et al. London: Thames and Hudson,1970.

Hugh of St. Victor. The Didascalicon of Hugh of St. Victor: A MedievalGuide to the Arts. Trans. and ed. Jerome Taylor. Records of Civilization,Sources and Studies, LXIV. New York and London: Columbia U. P.,1961.

Hugues de Saint-Victor, Didascalicon, Migne, P.L. CLXXVI, col.739-838

Hugues de Saint-Victor, L’art de lire (didascalicon), intr. trad. etnotes par M. Lemaire, Cerf 1991.

DISCOURS ET SAVOIRS

64

Page 65: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

—-, Mystical Mirrour of the Church. Prologue and Chapters I and II.Included in Durandus, William (Durantis, Gulielmus). The Symbolism ofChurches and Church Ornaments, (cf. supra)197-209.

Illich, Ivan. In the Vineyard of the Text: A Commentary to Hugh’sDidascalicon. Chicago and London: U. of Chicago P., 1993.

Lasko, Peter. Ars Sacra 800-1200. Pelican History of Art. 2ndedn. New Haven: Yale U. P., 1994.

Mâle, Émile. L’art religieux du XIII esiècle en France: Étude surl’iconographie du moyen age et sur ses sources d’inspiration. 9e. éd., Paris LibrairieArmand Colin, 1958.

Mappae Clavicula: A Little Key to the World of Medieval Techniques. Eds.John G. Hawthorne, and Cyril Stanley Smith. Transactions of the AmericanPhilosophical Society New Series, 64.4 (1974).

Martianus Capella. Martianus Capella and the Seven Liberal Arts. 2vols. Ed. and trans. William Harris Stahl. Records of Civilization:Sources and Studies, LXXXIV. New York: Columbia U. P., 1977.

Martianus Capella, De Nuptiis Mercurii et Philologiae, éd. J. Willis,Teubner, 1983.

Masi, Michael. “A Newberry Diagram of the Liberal Arts.” Gesta XI.2 (1973): 52-56.

Montague, G. T. “Edification (in the Bible).” New CatholicEncyclopedia. New York etc.: McGraw-Hill, 1967. V: 106.

Moran, Dermot. The philosophy of John Scottus Eriugena: a study ofidealism in the Middle Ages. Cambridge etc.: Cambridge U. P., 1989

Muir, Bernard J., ed. The Exeter Anthology of Old English Poetry: AnEdition of Exeter Dean and Chapter MS 3501. 2 vols. Exeter: U. of ExeterP., 1994.

Noble, David F. The Religion of Technology: The Divinity of Man andthe Spirit of Invention. New York: Alfred A. Knopf, 1997.

Oakeshott, Walter. Classical Inspiration in Medieval Art. RhindLectures for 1956. London: Chapman and Hall, 1959.

Okasha, Elizabeth. “A second supplement to Hand-List ofAnglo-Saxon Non-Runic Inscriptions.” Anglo-Saxon England 21 (1992):37-86.

Oulton, J. E. L. “Rufinus’s Translation of the Church History ofEusebius.” Journal of Theological Studies 30 (1929): 150-174.

Roche, W. J. “Measure, Number, and Weight in Saint Augustine.”New Scholasticism

LE DON DES MÉTIERS

65

Page 66: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

XV (1941): 350-376.Rufinus. The Church History of Rufinus of Aquileia, Books 10 and 11.

Trans. Philip R. Amidon. New York and Oxford: Oxford U. P., 1997.Rupert of Deutz. In Exodum in Patrologiae Latinae. Tomus 90,

Col.744 and earlier. Paris: J. P. Migne, 1862.Rykert, Joseph. The Idea of a Town: The Anthropology of Urban Form in

Rome, Italy and the Ancient World. Princeton: Princeton U. P., 1976.Sherwood, Jennifer and Nikolaus Pevsner. Oxfordshire. The

Buildings of England series. Harmondsworth, Middlesex etc.: PenguinBooks, 1974.

Stephen, Leslie and Sidney Lee, eds. “Crispin, Gilbert.” TheDictionary of National Biography. First published 1885-1901, in 66 vols. 22vols. London: Oxford U. P., 1959-1960. V: 100-101.

Suger. Abbot Suger on the Abbey Church of St.-Denis and Its ArtTreasures. Eds. and trans. Erwin Panofsky and Gerda Panofsky-Soergel.2nd edn. Princeton: Princeton U. P., 1979.

Taylor, Henry Osborn. The Mediaeval Mind: A History of theDevelopment of Thought and Emotion in the Middle Ages. 2 vols. London:Macmillan and Co., 1911.

Theophilus Presbyter. The Various Arts. Latin text and trans. C.R.Dodwell. London and New York : T. Nelson, 1961.

—-, On Divers Arts. Trans. John G. Hawthorne and Cyril StanleySmith. Chicago and London: U. of Chicago P., 1963.

De diversis artibus, trad. française, éd. Blanc/Bourassé, Picard, 1980.White Jr., Lynn. “Theophilus redivivus.” Medieval Religion and

Technology: Collected Essays. UCLA Center for Medieval and RenaissanceStudies Publications, 13. Berkeley etc.: U. of California P., 1978.93-103, Chapt.6. (Article reprinted from Technology and Culture 5 (1964):224-233.)

Whitney, Elspeth. Paradise Restored: The Mechanical Arts fromAntiquity through the Thirteenth Century. Transactions of the AmericanPhilosophical Society 80.1 (1990).

DISCOURS ET SAVOIRS

66

Page 67: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

« CUM SESTO ET RIGULA »,L’ORGANISATION DU SAVOIR

TECHNOLOGIQUE DANS LE LIBERDIVERSARUM ARTIUM DE MONTPELLIER

ET DANS LE DE DIVERSIS ARTIBUS DETHÉOPHILE1

Bien que le Liber diversarum artium du manuscrit 277 de labibliothèque de Montpellier ait été édité dès 18492, il n’a p asencore reçu l’attention qu’il méritait. Cela est d’autant plusétonnant que le manuscrit est un témoignage important de lapratique des arts au Moyen Âge. Comme le manuscrit deBruxelles3, il contient des fragments d’une version spécifique ducélèbre Théophile4, associés à des textes additionnels. Mais alors

1 Cet article reprend une communication présentée au 33e Congrès d’Étudesmédiévales de Kalamazoo, en 1998. Trad. D. Hüe.

2 G. Libri, Catalogue général des manuscrits des bibliothèques publiques desdépartements. t. I. La bibliothèque de l’École de Médecine de Montpellier. Paris 1849,p. 394-397 (description), p. 739-811 (édition du texte).

3 Bruxelles, Bibliothèque Royale, Ms. 10147-58 ; éd. Henri Silvestre, « Le MsBruxellensis 10147-58 (S. XII-XIII) et son “ Compendium artis picturae” ». InBulletin de la Commission Royale d’Histoire, 119, Bruxelles, 1954, p. 95-140.

4 Rozelle Parker Johnson, « The Manuscripts of the Schedula of Theophilus

Page 68: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

que dans le manuscrit de Bruxelles les divers extraits semblentchoisis de façon arbitraire, l’auteur du manuscrit de Montpellierstructure son matériau dans une perspective originale. À l’instarde Théophile, il compile un traité systématique sur la techniquedes arts, même si sa conception d’un tel traité est différente decelle de Théophile. Une comparaison du contenu et de lastructure du Liber diversarum artium de Montpellier et du De diversisartibus de Théophile peut aider à comprendre leurs buts différentset, au delà, nous ouvrira de nouvelles perspectives sur ledéveloppement et la fonction des textes théoriques sur la pratiquedes arts et de l’artisanat au Moyen Âge.

Le manuscrit de Montpellier

Le manuscrit de Montpellier, Bibliothèque de l’École deMédecine n° 277 est un recueil composite contenant divers textesscientifiques et médicaux5. Le Liber diversarum artium, écrit surpapier dans une cursive italienne du XIV

e siècle, occupe lesfeuillets 81v-100v.

Le texte est divisé en quatre livres. Le premier et le plusimportant est consacré à l’art de l’enluminure des livres, et prendainsi en compte la préparation des couleurs, des feuilles et desencres de métal. Le deuxième livre s’attache à la peinture sur bois,le troisième à la peinture sur les murs et les plafonds de bois. Lequatrième et dernier livre est plus hétérogène, puisqu’il décrit letravail de l’orfèvre aussi bien que la teinture des textiles et du cuir,s’attache à la production et à la coloration des céramiques, et autravail des verres colorés. C’est seulement dans ce livre que nousrencontrons quelques recettes alchimiques ou fantastiques,comme le Perpetuum mobile.

Presbyter », In Speculum 13, 1938, p. 86-103, cf. p. 96 s., et Charles R. Dodwell,Theophilus. De Diuersis Artibus. London 1961, p. lxx.

5 Pour le contenu voir Libri, op. cit., p. 394-397.

DISCOURS ET SAVOIRS

68

Page 69: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

Les sources

Les sources du Liber diversarum artium de Montpellier6 sontmultiples7. La plus ancienne référence est Vitruve, dont le chapitresur les proportions humaines est repris avec quelques altérations8.Quelques recettes pour produire des couleurs sont reprises de laMappae Clavicula, un texte dont le noyau central semble avoir étéun traité alchimique de l’antiquité tardive auquel auraient étéajoutées quelques recettes techniques, en Angleterre ou en France,au XII

e siècle9. Quelques recettes du livre de Montpellier sontcopiées sur l’Héraclius, dont les deux premiers livres versifiés ontété composés au X

e ou au XIe siècle, probablement en Allemagne,

alors que le troisième livre, en prose, a été ajouté au XIIe siècle en

France du Nord ou en Angleterre10. Une œuvre anglaise de la findu XI

e siècle, un court traité intitulé De coloribus et mixtionibus11, a

6 Dorénavant, le traité sera nommé Liber de Montpellier.7 Quelques-unes de ces sources ont été relevées par Johnson, op. cit., p. 97.8 Vitruve, De Architectura, III, 1 ; Montpellier I, 1 (éd. Libri, p. 742 s.).9 Éd. Thomas Phillipps, « Mappae Clavicula, a Treatise on the Preparation of

Pigments During the Middle Ages ». In Archaeologia 32, 1847, p. 183-244.Traduction anglaise : Cyril Stanley Smith, John G. Hawthorne, « MappaeClavicula, a little Key to the World of Medieval Technique », in Transactions of theAmerican Philosophical Society, N.S.64, pt.4, 1974. Pour la reconstitution du traitéoriginal de l’antiquité tardive, sa date et son auteur, cf. Robert Halleux, PaulMeyvaert, « Les origines de la Mappae Clavicula », In : Archives d’histoire doctrinale etlittéraire du Moyen-Âge, 1987, p. 7-58. Le plus ancien témoignage conservé de laMappae Clavicula est le « Compositiones ad tingenda musiva » du VIII

e siècle àLucques, Biblioteca Capitolare. éd. Hjalmar Hedfors, Compositiones ad tingendamusiva. Uppsala 1932.

10 Éd. Mary Merrifield, Original Treatises on the Arts of Painting. London 1849.Vol. I, p. 166-257. Albert Ilg, Heraclius. Von den Farben und Künsten der Römer.Wien 1873. Pour la date et l’histoire du texte, voir aussi Heinz Roosen-Runge,Farbgebung und Technik frühmittelalterlicher Buchmalerei. München 1967.

11 Ce texte est copié dans la Mappae Clavicula de Phillipps, op. cit. L’autonomiede l’œuvre à l’égard du Mappae Clavicula a d’abord été soutenue par Daniel V.Thompson, « Artificial Vermilion in the Middle Ages ». In Technical Studies in theField of the Fine Arts 2, 1933, p. 62-70, voir p. 66, n. 44. Trois autres copiesindépendantes du texte ont été signalées par Petzold, la plus ancienneremontant à la fin du XI

e siècle. Cf. Andreas Petzold, « De coloribus et mixtionibus :

CUM SESTO ET RIGULA

69

Page 70: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

été repris pour l’essentiel dans le texte de Montpellier. Le Liber decoloribus12, composé au XIII

e siècle en Angleterre ou en France surla base du De coloribus et mixtionibus a été aussi utilisé commesource du Liber de Montpellier. Pour l’utilisation des couleursdans la peinture des images, des ornements et des bordures, lasource principale est le De diversis artibus de Théophile. Le Livre Ide Théophile, traitant de l’art de la peinture, se trouve presquecomplètement dans le Liber de Montpellier, alors que l’on nerencontre que des traces du second et du troisième livre, sur letravail du verre et du métal : ces arts ne concernent pas aupremier chef le Liber de Montpellier. Le texte de Théophile utilisén’est pas celui de la « famille canonique » qui a été éditée parDodwell et d’autres13, mais une version différente du texte,présente aussi dans le manuscrit de Bruxelles, d’environ 120514.Les modifications les plus importantes par rapport au Théophile« canonique » concernent le dessin des vêtements, pour lesquelsles conseils de couleur sont radicalement différents.

Il est impossible actuellement d’identifier les sources despassages restants. De toutes celles que nous connaissons, aucunen’est postérieure à la fin du XIII

e siècle, et il est possible que leLiber de Montpellier ait été composé à cette époque15. Il est

The Earliest Manuscripts of a Romanesque Illuminator’s Handbook », inMaking the Medieval Book : Techniques of Production. Ed. Linda L. Brownrigg, LosAltos Hills, London 1995, p. 59-65.

12 Une copie du texte du XIVe siècle, London, British Library, Ms. Sloane 1754,

a été publiée par Daniel Varney Thompson, « Liber de coloribus illuminatorum sivepictorum from Sloane Ms. N. 1754 » In Speculum 1, 1926, p. 280-307.

13 Le texte a d’abord été édité par Gotthold Ephraim Lessing in 1774. Depuislors, on a imprimé un grand nombre d’éditions et de traductions, cf. Dodwell.Les différences entre Montpellier et Bruxelles sont sans rapport avec lesmanuscrits interpolés de Théophile comme le codex Harléien qui a été à la basede l’édition de Raspe (Rudolf E. Raspe, A critical essay on Oil-Painting. London1781), mais les variations concernent le corps même du Théophile, dont lameilleure édition critique a été publiée par Dodwell. Pour les manuscritsreprésentant ce Théophile « canonique », cf. Dodwell, op. cit., p. lvii-lxx.

14 Silvestre, op. cit.15 Puisque l’auteur du Liber de Montpellier tente de rassembler toute ce qui

DISCOURS ET SAVOIRS

70

Page 71: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

difficile de déterminer son aire d’origine, puisque les sourcesproviennent d’Angleterre, de France et d’Allemagne ; les quelquesmots vernaculaires présents dans le texte sont allemands, françaiset italiens. Nous sommes trop peu informés de la premièrediffusion des sources du Liber de Montpellier pour déterminer lelieu de composition du texte. Mais quelques traits, commel’emploi presque constant du mot carta pour nommer leparchemin au lieu de pergamena pourraient orienter vers uneorigine italienne non seulement du manuscrit conservé, mais aussidu traité lui-même.

Montpellier, Théophile et la tradition de la littératuredes arts et métiers dans le Haut Moyen Âge

Structure et contenu du Liber de Montpellier

Ainsi, le Liber de Montpellier est une compilation de diverstextes sur les bases techniques des arts visuels. Cependant, lematériau n’a pas été copié au fur et à mesure qu’il arrivait sous lesyeux du compilateur, mais distribué selon une nouvelleorganisation.

L’information est organisée selon deux principes essentielsdans le Liber de Montpellier, les différentes matières travaillées, etles étapes de fabrication. Le sujet principal du traité estmanifestement l’art de la peinture, qui est traité en trois livres,distinguant les trois techniques, l’enluminure des livres, la

concerne la production de couleur, il est remarquable que le texte ne fasse pasétat de l’or musif ( Aurum Musicum). Cette couleur, inventée probablement à lafin du XIII

e siècle, est présente dans à peu près tous les traités sur la fabricationdes couleurs depuis le milieu du XIV

e siècle. Cela pourrait impliquer que le liber aété composé avant que l’or musif soit généralement connu.

Le plus ancien témoignage de cette recette est un manuscrit hébreuportugais de 1262. Cf. D. S. Blondheim, « An Old Portuguese Work onManuscript Illumination ». In The Jewish Quarterly Review, n.s. 19, 1928/9, p.97-135 ; Harold J. Abrahams, « A Thirteenth-Century Portuguese Work onManuscript Illumination » In Ambix 26, 2, July 1979, p. 93-99.

CUM SESTO ET RIGULA

71

Page 72: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

peinture sur bois et la peinture murale. Le quatrième livres’attache aux arts restants, travail du métal, du tissu et du cuir, dela céramique et du verre.

Cette distinction dans le texte est une idée plutôt originale auMoyen Âge, puisqu’on sait que les peintres étaient exercés etpratiquaient plusieurs des différents supports de la peinture. C’esten un seul livre que Théophile traite de l’art de la peinture. Il faitune distinction entre les divers supports, expliquant que pour desraisons techniques il est parfois nécessaire d’utiliser d’autres liantsou pigments sur les murs que sur les panneaux de bois ou leslivres. Mais ces différences sont si minimes à ses yeux qu’il nevoit pas de raison de traiter ces techniques de peintureséparément. Dans le Liber de Montpellier, les informations sur lapeinture sur bois et la peinture murale viennent pour l’essentiel deThéophile ; mais il semble que la façon désordonnée dontThéophile allait incessamment du mur au bois au livre allait àl’encontre du désir de l’auteur de Montpellier de donner à toutechose un ordre strict16. Cela l’a conduit à répartir les informationsde Théophile sur la peinture en trois livres.

D’un autre côté, il semble considérer les arts du livre IVcomme secondaires, puisqu’il traite les techniques différentes dansun même livre. Mais au moins, il organise ces disciplines selon lesmatières travaillées. C’est seulement à la fin qu’il a quelquesdifficultés à ordonner ses recettes alchimiques et fantastiques (ch.37-38).

La structure interne des livres I-III est déterminée par lesétapes de fabrication. L’auteur développe ce principe au completdans le livre I, y renvoyant aux livres II et III pour les pratiquescommunes.

Le travail du peintre est organisé selon l’ordre suivant :

16 Il est vrai qu’à la fin du Moyen Âge les guildes et corporations, en pleineexpansion, tentèrent de réglementer les spécialisations des peintres, mais dansles textes plus tardifs sur la peinture, la distinction n’est pas si sensible, et l’onvoit par exemple Cennini passer souvent de la peinture sur bois à la peinturemurale et réciproquement.

DISCOURS ET SAVOIRS

72

Page 73: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

1 Designacio (dessin)2 Confectiones colorum (fabrication des couleurs)3 Mixturas eorum (leur mélange)4 Imposiciones eorum (l’emploi des couleurs dans la peinture)5 Ornatum auri et argenti (décoration avec l’or et l’argent)17

C’est au moins partiellement l’ordre déjà donné dans un petitpoème de sept hexamètres qui était utilisé comme prologue dansl’exemplaire du XIIe siècle du De coloribus et mixtionibus des MappaeClavicula de l’édition Phillipps, et que l’on retrouve dans quelquesmanuscrits de Théophile18. Les vers définissent pas à pasl’apprentissage du peintre comme la suite de factura colorum(fabrication des couleurs), mixtura (mélange), et opus exercere(l’exécution du travail)19. L’auteur de Montpellier allonge cetteséquence en ajoutant la première étape, le dessin, et la décorationfinale d’or et d’argent.

DESIGNACIO

Comme il a l’intention d’écrire un traité complet de lapratique de la peinture, l’auteur de Montpellier a besoin par

17 Ce programme est posé dans le prologue au livre I (éd. Libri, p. 740).18 Cf. l’édition de Phillipps, op. cit. Les origines et le dessein de ce poème ne

sont pas clairs. Il ne semble pas appartenir initialement au De coloribus etmixtionibus, puisqu’aucun des manuscrits publiés par Petzold, op. cit. ne lecontient. De plus il a été utilisé dans quelques manuscrits de Théophile, le plusancien datant du XIII

e siècle (British Library, Egerton 840 ; éd. Dodwell, op. cit.,p. 1, note), pour les autres manuscrits cf. Johnson, op. cit., p. 87.

19 Sensim per partes discuntur quaelibet artes / Artis pictorum prior estfactura colorum / Post, ad mixturas convertat mens tua curas ; / Tunc opusexerce, sed ad unguem cuncta coerce / Ut sit ad ornatum quod pinxeris, etquasi natum. / Postea multorum documentis ingeniorum / Ars opus augebit,sicut liber iste docebit. (éd. Phillipps, op. cit., p. 187).

Chaque art est lentement appris, pas à pas. / Le premier des savoirs despeintres est la préparation des pigments, / Ensuite ton esprit appliquera sessoins aux mélanges. / Commence ensuite ton travail, mais maîtrise chaquechose sur le bout des doigts/ En sorte que ce que tu as peint soit tout debeauté, comme fraîchement éclos. / Après cela, comme beaucoup de talents enont apporté la preuve, / L’art avancera ce travail comme ce livre va l’enseigner.

CUM SESTO ET RIGULA

73

Page 74: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

conséquent d’aborder la première étape de la préparation d’uneimage, le dessin. Même si la plupart des peintures médiévales ontété préparées par une sorte de dessin, il ne figure pas dans lesrubriques des traités techniques20. En dehors de Montpellier, ilsemble que seul Cennini traite longuement de l’importance dudessin dans la formation de l’artiste21. Pour l’auteur duMontpellier, le dessin est la base de toute peinture ( designacio estfundamentum istius operis 

22), et c’est la première étape de laformation artistique (primo adiscere debes designare 23).

En même temps, les méthodes d’apprentissage semblent trèsdifférentes de celles de Cennini. Ce dernier souligne l’importancede l’étude de la nature et des grands maîtres, l’apprentissage durelief et du mouvement dans la représentation. L’auteur deMontpellier, au contraire, veut que les élèves apprennentcomment les choses doivent être faites correctement : Scias teneretracta recta, recta ; rotunda vero, rotunda ; quadra, similiter, quadra...24 Etainsi l’élève devrait apprendre à dessiner ymagines et flores, folia, vites,coriculas, tracta longa et recta, troni tracta quadra et squadria, et diversagenera volucrum, bestiarium, pissium, et ut ita dicam, omnia ea quae in orbetangi et videri possunt25.

20 Habituellement, le dessin n’est mentionné qu’incidemment, comme parexemple dans le manuscrit de Naples du XIV

e siècle, ch. 14, qui indique quel’assiette* pour placer l’or devra remplir le dessin préparé, cf. Franco Brunello,De arte illuminandi e altri trattati sulla tecnica della miniature medievale. Vicenza 1975,21992, p. 86. (*  : préparation à base de plâtre ou de craie destinée à recevoir lafeuille d’or ; c’est elle qui donne le bombé caractéristique des dorures sur lesenluminures. NDT)

21 Cennino Cennini, Il libro dell’arte, ch. 5-34, spec. ch. 27 s. éd. FrancoBrunello, Cennino Cennini. Vicenza 1971.

22 Montpellier, Prologue au livre I (éd. Libri, p. 740).23 Montpellier, I, 1 (éd. Libri, p. 741).24 Montpellier, I, 1 (éd. Libri, p. 741 s.). (Tu devras savoir tracer une ligne

droite, droite  ; une courbe, courbe ; un carré, carré...)25 Montpellier, I, 1 (éd. Libri, p. 741). (...figures humaines et des fleurs, des

feuilles, des vrilles de vigne, des torsades, des lignes longues et droites, destrônes carrés et rectangulaires, et diverses sortes d’oiseaux, d’animaux, depoissons et, pour ainsi dire, tout ce qui peut se toucher et se voir sur terre.)

DISCOURS ET SAVOIRS

74

Page 75: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

Le dessin d’après modèle est un apprentissage pratique, maisaussi mimétique, qui permet à l’élève d’acquérir un vocabulaireformel, un stock de modèles qu’il peut tirer de sa mémoire chaquefois que nécessaire. Dès le XII

e siècle, on peut déjà trouver desconceptions semblables à cette idée du dessin comme partie d’unapprentissage artistique dans le De utensilibus26 d’AlexandreNeckam (1157-1217).

L’apprentissage très formel des modèles dans le Liber deMontpellier reflète une conception très schématique de lapeinture. Cela devient encore plus sensible lorsque l’auteur parlede la préparation de l’image elle-même, le croquis préparatoire :primitus cum plumbino, sesto et rigula opus tuum designetur27.  Sestum etrigula apparaissent à diverses reprises dans le texte28. Cesinstruments, qui semblent convenir à l’architecte plus qu’aupeintre, sont à la base de chaque peinture. Dans ce contexte, iln’est pas étonnant que le Liber de Montpellier soit aussi attentif àla question de la proportion. Sa source pour cela est le vénérabletraité antique de Vitruve, dont on copie les chapitres sur lesproportions humaines29. Il est considéré comme faisant partieintégrante de la designacio, le dessin qui est à la base d’une imagecorrectement construite. Comme l’auteur considère la « créaturehumaine » comme le plus important des sujets de peinture30, laconstruction correcte de l’image doit s’appuyer sur les bonnesproportions de son sujet principal31.

26 « Habeat etiam discipulus eius rudis tabellam ceratam vel aeromate unctam,vel argilla oblitam, ad flosculos protrahendos et depingendos variis modis. »(T. Wright, A Volume of Vocabularies from the 10th century to the 15th. London 1857,p. 118).

27 Montpellier, I, 1 (éd. Libri, p. 742). (...avant tout dessine ton œuvre à lapointe de plomb, au compas et à la règle).

28 Quand l’auteur commence à parler de la peinture elle-même, I, 28 : Cumquecartam tuam cum plumbino ut libuerit et sesto et rigula designasti... (éd. Libri, p. 770) et ànouveau, lorsqu’il commence à parler de l’application d’or, I, 30 : ...cum enimcartam tuam cum plumbino et sesto et rigula designasti... (éd. Libri, p. 778).

29 Montpellier I, 1 (éd. Libri, p. 742 s.).30 Voir plus bas.

CUM SESTO ET RIGULA

75

Page 76: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

CONFECTIONES COLORUM

Après avoir appris comment dessiner des images, le peintredoit avoir une connaissance des pigments et des liants. Le Liber deMontpellier consacre vingt-cinq chapitres de longueur variable, àce sujet32. Les différentes couleurs semblent être grossièrementordonnées en groupes de couleurs, commençant par le bleu, puisle noir, le rouge, le violet, le blanc, le vert, et finalement le jaune33.Dans chaque chapitre, l’information sur les couleurs estrassemblée et organisée systématiquement, commençant par leurnature ( natura), puis la préparation des couleurs artificielles

31 La discussion sur les proportions n’apparaît que rarement dans les traitéstechniques. On en trouvera un exemple dans Cennini, ch. 70, qui se réfère aussià Vitruve.

Une conception comparable semble être à l’origine d’une recommandationpour la sculpture d’un crucifix écrite par Adémar de Chabannes, à Limoges,vers 1020. Il donne des mesures très détaillées pour toutes les parties du corps,en les accompagnant de croquis explicatifs ; mais il n’y a pas d’indications surl’exécution technique du travail, et le matériau utilisé (ivoire, métal ou autre) estindéterminé. Cf Ornamenta Ecclesiae. Kunst und Künstler der Romanik.Ausstellungskatalog Köln 1985, p. 49.

32 Montpellier I, 2-21 (pigments  ; éd. Libri, p. 743-765) et I, 22-26 (liants ; éd.Libri, p. 765-767).

33 Ce n’est qu’indirectement que l’on peut déterminer cet ordre à partir dutexte, puisque l’auteur ne distingue pas précisément entre les teintes (valeurs decouleur) et les colorants. Ainsi, seuls le blanc (albus) et le noir (niger) pourraientêtre des valeurs de couleur, alors que le bleu (açurum) est distinct de l’indigo (quiest lui aussi un bleu) et les verts produits à partir du cuivre (viride) sont traitésdans un autre chapitre que la terre verte ( viride terre). Le rouge, le violet et lejaune n’apparaissent même pas comme mots et l’auteur ne parle là que despigments (cinaprium, sanguineum, minium etc.). Il est ainsi probable que l’auteur deMontpellier n’avait pas en tête un système de couleurs comme on peut entrouver dans le manuscrit de Naples du milieu du XIV

e siècle, où dans leprologue les couleurs sont clairement distinguées par leurs teintes, (niger, albus,rubeus, glaucus, azurinus, violaceus, rosaceus, viridis [noir, blanc, rouge, jaune, bleu,violet, rose et vert]), auxquelles ensuite divers pigments sont associés (éd.Brunello, op. cit., p. 36 s.). Pour le manque des systèmes de couleurs en termesde valeurs de couleurs au Moyen Âge, voir aussi John Gage, « Colour inHistory : Relative and Absolute ». In Art History 1, 1978, p. 104-130.

DISCOURS ET SAVOIRS

76

Page 77: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

(confectio), si nécessaire leur purification ( purificatio), et enfin lafaçon de la broyer et de l’amalgamer avec un liant (distemperatio)34.

MIXTURA

La « mixtura », dans le Liber de Montpellier, n’est qu’uneversion légèrement augmentée du De coloribus et mixtionibus. Dansles deux textes, il est impossible de traduire simplement mixturapar « mélange », cela signifie bien davantage, et renvoie à unsystème complexe de couleurs qui sont mutuellement associéesdans le modelé de la peinture. Premièrement, on applique unecouleur de fond, qui peut être un mélange de différents pigmentsou un pigment pur. Sur ce fond, le modelé est peint avec une oudeux couleurs plus foncées, et une couleur plus claire. Lescombinaisons de couleurs, souvent contrastées, montrent que cen’est pas une représentation réaliste qui est recherchée35.« Mixtura » semble ainsi signifier à la fois le mélange matérielcomme le mélange visuel, qui se produit simplement dans leregard par la présence côte à côte de couleurs différentes36.

34 On trouve aussi dans le Liber de coloribus quelques-unes des informations surla nature et la provenance des couleurs, mais elles y sont traitées dans unchapitre séparé sur l’origine des couleurs, et non, comme dans le Liber deMontpellier comme partie intégrante de la description de chaque couleur. Deplus, le Liber de Montpellier donne ces informations pour toutes les couleurs,systématiquement, alors que le Liber de Coloribus n’en mentionne qu’une partie.Ainsi, le Liber de Coloribus ne peut être la source de Montpellier pour la« natura »  ; mais ils utilisèrent indépendamment la même source. Liber deColoribus, VII (éd. Thompson, op. cit., p. 296-297).

35 Par exemple Montpellier I, 27, 11 (éd. Libri, p. 768) :

Viride grecum distempera cum vinum, incide de nigro, matiça de albo.(Détrempe le vert-de-gris avec du vin, fais les « incisions » (lignes plus sombres)en noir et les reflets en blanc).

Pour les interprétations de “incidere”, “matizare”, “undare” et leursignification dans le De Coloribus et Mixtionibus et Heraclius, cf. Roosen-Runge,Farbgebung, op. cit., p. 26 ss.

36 Dans le même sens, cf. Gage, op.cit., p. 119, et pour Théophile VirginiaRoehrig Kaufmann, « Malanleitungen in Buch I De diversis artibus desTheophilus und ihre Anwendung im Evangeliar Heinrichs des Löwen », InHeinrich der Löwe und seine Zeit. Ausstellungskatalog Braunschweig 1995, Vol. II,

CUM SESTO ET RIGULA

77

Page 78: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

Le De coloribus et mixtionibus est le plus ancien texte contenantde telles mixturae. Quelques-unes de ce type seront insérées dansl’Heraclius en prose du XII

e siècle, et dans le Liber de coloribus du XIIIe

siècle. On trouve aussi des mixturae dans le livre I du Diversisartibus de Théophile. Mais alors que les autres textes nementionnent qu’incidemment l’utilisation des mixturae dans lapeinture des vêtements ou des chairs, Théophile décritprécisément l’application des couleurs et des mixturae dansl’image, dans le modelé des visages, des vêtements, etc. L’auteurde Montpellier semble avoir considéré les mixturae comme unsujet distinct, c’est pourquoi il recopie d’abord cette section du Decoloribus et mixtionibus (ch. 27). Ce n’est qu’après qu’il se consacre àla peinture proprement dite, le modo imponendi colores in ymaginibus etfloribus et tractibus et vitis (ch. 28).

IMPOSICIO COLORUM

Suivant le modèle de Théophile, il décrit précisémentl’application des couleurs dans l’image, commençant par lacréation des visages, puis traitant les vêtements, l’architecture, lepaysage, les ornements et finalement l’arrière-plan desenluminures. Pour la façon de peindre le visage humain, il suitassez fidèlement la deuxième édition de Théophile. Mais sur leséléments secondaires de la peinture, Théophile est très discret,

p. 301-311.

Gage va trop loin, quand il suppose que dans les textes médiévaux letraitement péjoratif par Démocrite et d’autres auteurs antiques des mélangesmatériels était encore en vogue. Dans les catalogues de « mixturae » de lalittérature technologique médiévale, ( De Coloribus et Mixtionibus, Heraclius,Théophile, Liber de Coloribus etc.) on mentionne aussi les mélanges matériels. Demême, dans la pratique de la peinture médiévale, les mélanges matériels sontplus fréquents que ne le suggère Gage (cf. par exemple Robert Fuchs, DorisOltrogge, « Painting materials and painting technique in the Book of Kells », inThe Book of Kells. Proceedings of a Conference at Trinity College Dublin, September1992. ed.v. F. O’Mahonny, Aldershot 1992, p. 133-171 ; Doris Oltrogge,« “Materia” und “ ingenium” –  Beobachtungen zur Herstellung desEgbertcodex », in Egbert, Erzbischof von Trier. Hrg. F. Ronig. Trier 1993, II, p.123-152).

DISCOURS ET SAVOIRS

78

Page 79: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

aussi l’auteur de Montpellier doit développer son sujet ens’appuyant sur d’autres sources.

L’importance de l’« imposicio colorum », relativement aux autreséléments techniques de l’art de peindre est accentuée par le faitque l’auteur de Montpellier ouvre ce chapitre par une invocationà la Trinité. Davantage, il introduit rapidement son sujet : ilcommencera, nous dit-il par la peinture de la créature humaine, etparticulièrement par celle de la tête humaine, car l’homme « a reçuune dignité supérieure à celle de toutes les choses et toutes lescréatures, mais parce que la tête est la part la plus importante ducorps tout entier, il est juste de commencer par la tête »37. Jereviendrai plus tard sur ce point essentiel, mais il faut auparavantsuivre l’ordre du Liber de Montpellier.

ORNATUM AURI ET ARGENTI

Ce qui est toujours manquant est l’application d’or etd’argent. Même si, et l’auteur le signale explicitement, il estpréférable, pour des raisons techniques, que le métal soit poséavant les couleurs38, il ne traite ce sujet qu’à la fin de cette partie.Le prologue nous en donne la raison, l’application des métaux yest annoncée comme ornatum auri et argenti, l’ornement final etl’aboutissement de la peinture.

Structure et contenu du Théophile

Comme on l’a déjà signalé, le chapitre sur l’« imposiciocolorum » du Liber de Montpellier est tiré pour l’essentiel de sonmodèle Théophile. Cependant, la structure générale des deuxœuvres est sensiblement différente. À la différence du Liber de

37 « Incipiamus igitur ad pingendum humanam creaturam que est dignioraliarum rerum et creaturam ; sed quia capud est suprema pars tocius corporis,merito a capite incipiamus » (Montpellier I, 28 ; éd. Libri, p. 770).

38 Montpellier I, 30 (éd. Libri, p. 778) : « si enim in campo vel agro loco ipsiusoperis placuerit auro vel argento ornare, antequam alii colores imponantur... »(... Si l’on veut décorer l’arrière plan ou un lieu élevé de ce travail par de l’or oude l’argent, qu’on le pose avant les autres couleurs...).

CUM SESTO ET RIGULA

79

Page 80: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

Montpellier, le De diversis artibus de Théophile ne se focalise passur l’art de la peinture, mais traite également les métiers du verreet des métaux. Un livre entier est consacré à chacun de ces sujets,organisés dans une suite « peinture », « verre », et finalement« métal ».

À première vue, la structure interne des trois livres diffèresur quelques points. Je commencerai par le livre I, qui traite dusujet essentiel de Montpellier, l’art de la peinture. Alors quel’auteur de Montpellier informe tout d’abord le lecteur desmatériaux nécessaires et de leur préparation, Théophile s’attachedirectement au travail lui-même, et ce n’est qu’ensuite qu’il décritle matériel et la préparation technique des panneaux, despeintures, etc.

La façon dont il décrit la technique de peinture est encoreplus intéressante. Au début, Théophile consacre 13 chapitresentiers à la façon de traiter les chairs, et spécialement le visage. Ilne s’attache pas seulement aux divers mélanges de couleurs pourobtenir des ombres et des reflets, mais il indique aussi en détailsur quelle partie du corps ils doivent être appliqués (le nez, lementon, etc.). Après cela, un seul long chapitre, sensiblementmoins détaillé, traite des vêtements, un autre de l’architecture etdes ornements, etc. Mais, ne s’intéressant pas à ces aspectsmineurs de la peinture, Théophile ne vise pas à être exhaustifcomme le fait l’auteur de Montpellier.

Reudenbach a déjà signalé que l’ouverture du livre I deThéophile par un « de nudis corporibus », pouvait être uneallusion au thème de la Création présent dans le prologue39. LeLiber de Montpellier souligne plus précisément encore cetteinterrelation. Comme on l’a dit plus haut, le chapitre surl’exécution de la peinture, qui suit attentivement Théophile I,1-1640, commence par une courte introduction du sujet qui suit41.

39 Bruno Reudenbach, « “Ornatus materialis domus Dei”. Die theologischeLegitimation handwerklicher Künste bei Theophilus », In Studien zur Geschichteder Skulptur im 12. und 13. Jh. éd. H. Beck, K. Hengevoss-Dürkop. Frankfurt1995, p. 1-16, esp. p. 6 s.

DISCOURS ET SAVOIRS

80

Page 81: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

L’auteur y souligne que la peinture doit commencer par lacréature humaine (humana creatura), parce qu’elle précède toutes lesautres créatures. En soi, l’expression « humana creatura », distinctede « figura humana » que l’auteur emploie ailleurs42, évoque lacréation ; la position de l’homme au dessus de toutes les créaturesest une allusion à Gn. 1, 28. Mais l’auteur de Montpellier ditdavantage : ce n’est pas par la figure humaine qu’il commencera,mais seulement par la tête, car elle est la partie la plus importantedu corps (suprema pars totius corporis).

Le visage humain est justement le sujet principal de ladescription des techniques picturales par lesquelles Théophilecommence son œuvre. Il souligne, dans son prologue au livre I,que l’homme est créé « ad imaginem et similitudinem Dei » (à l’imageet ressemblance de Dieu). C’est pour Théophile la source descapacités humaines et, par ailleurs, cela invite l’homme à utiliserces capacités à la louange de Dieu43. Le fait de peindre l’« humanacreatura », la créature humaine, répète ainsi l’acte divin de lacréation ; et c’est sûrement l’imago et la similitudo Dei qui est le plusnoble sujet pour un peintre44. Tous les autres sont de moindreintérêt ; et c’est pour cela que Théophile les considère commesuperflues. Il est difficile d’imaginer comment achever unepeinture comprenant une architecture, un fond, une bordure, etc.,selon ses seules indications. Il n’y a qu’une « chose » qui le fascine

40 Montpellier I, 28 ; le texte de Montpellier suit la deuxième édition deThéophile, qui présente quelques variantes dans le détail du modelé, mais pasdans la description générale des procédures de peinture.

41 Cf. note 37.42 Montpellier I, 1 (éd. Libri, p. 742).43 Pour les implications théologiques du prologue, cf Reudenbach, op. cit. et

aussi John van Engen, « Theophilus Presbyter and Rupert of Deutz : themanual arts and benedictine theology in the early 12th century », Viator 1980,p. 147-163.

44 Il faut noter que l’exégèse de « ad imaginem et similitudinem nostri » deGn. 1, 28, met habituellement l’accent non sur la ressemblance physique del’homme et de Dieu, mais sur la ressemblance de l’âme immatérielle avec Dieu.Pour une approche rapide, voir « Bild Gottes I-IV ». In TheologischeRealenzyklopädie, VI, 1980, p. 491 - 515.

CUM SESTO ET RIGULA

81

Page 82: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

assez pour qu’il y consacre un peu de temps, le « tractus qui imitaturarcus pluvialis », le dessin qui imite l’arc-en-ciel (I, 16). À premièrevue, on ne s’attendrait pas à considérer l’arc-en-ciel comme unsujet important pour la peinture. Mais lorsque l’on regarde lesreprésentations médiévales, l’arc-en-ciel apparaît dans un contextetrès particulier, la représentation de Dieu d’après les visions del’Apocalypse et d’Ézéchiel45.

L’intention de Théophile n’est pas de donner une suite claired’instructions pour peindre une enluminure, mais de souligner lesprincipes idéaux qui sous-tendent le geste pratique de la peinture.L’auteur de Montpellier était conscient de cette idée quand il arepris le principe de Théophile pour son chapitre sur l’« Imposiciocolorum », l’exécution du travail. Mais elle apparaît moins, parcequ’elle est mêlée à une autre notion de théorie de la peinture, quiest de donner un aperçu complet des choses relatives au geste dutravail. Ainsi, l’auteur de Montpellier ajoute les informationsmanquantes pour compléter l’image, par exemple les fonds, lesornements des bordures, les arabesques pour les marges et lesinitiales, etc. Et au contraire de Théophile, ce chapitre sur l’acte depeindre ne se trouve pas au début du Liber, mais après une partieplus technique sur la préparation des ustensiles nécessaires.

Dans le livre I de Théophile, ces préliminaires techniquessont clairement subordonnés à l’objet principal. Les deux livressuivants semblent privilégier les techniques. Mais Reudenbach adéjà attiré l’attention sur le fait qu’on trouve aussi des élémentsnon techniques dans la description des techniques de travail, et ilsouligne que dans le livre III on trouve une sorte de séquencedidactique expliquant chaque technique en fonction de l’objetfabriqué46. Reudenbach explique cette suite comme undéveloppement du plus simple au plus compliqué. Mais cela n’est

45 On trouvera par exemple des représentations d’arc-en-ciel très proches dela description qu’en fait Théophile dans les peintures murales d’Idensen (prèsde Hanovre) d’environ 1130 (Hans Böker, Idensen. Berlin 1996, fig.1) ou dans lesÉvangiles d’Henry le Lion, f. 172r (Dietrich Kötzsche (éd.), Das EvangeliarHeinrichs des Löwen. Faksimile und Kommentar. Frankfurt 1989).

46 Reudenbach, op. cit.

DISCOURS ET SAVOIRS

82

Page 83: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

vrai que pour la séquence, dans le livre III, du plus petit au plusgrand calice, et non pour les livres II et III dans leur ensemble.

Comme j’ai tenté de le montrer, le sujet du livre I n’est pas latechnique de la peinture en général, mais la technique de lapeinture en relation à l’objet peint, dans ce cas le visage humain. Ilen est de même pour les livres II et III. Là aussi les techniques nesont pas décrites pour elles-mêmes, mais la description destechniques est conditionnée par leur emploi pour la productiond’un objet. Et c’est toujours un objet ou un groupe d’objets trèsvoisins qui est au centre de chaque livre, alors que les autresapplications des techniques ne sont mentionnées qu’incidemment.Dans le livre I, cet objet est la créature humaine, dans le livre IIc’est le vitrail de verre peint, alors que l’essentiel du texte du livreIII est consacré au groupe des instruments liturgiques, calices,patènes, pailles liturgiques, passoires47, burettes et encensoirs.

Dans les prologues, Théophile souligne le devoir del’homme d’utiliser ses talents car ils sont un don de Dieu, mais ilinsiste aussi sur le fait qu’ils devraient être utilisés essentiellementà la louange de Dieu. Dès lors, la production artistique devrait sefocaliser sur la décoration de l’église et particulièrement sur sadotation en objets liturgiques48. C’est pour cette raison que lesprologues et les traités techniques se focalisent sur cette tâche.Dans ses prologues, la séquence des trois livres représente uneascension en importance, commençant par le monde plus matérielde la peinture, passant au monde plus immatériel de la peinturesur un verre translucide49, pour s’achever sur le mondetranscendant du mystère de la messe50.

47 Ces deux objets sont peu connus  : la paille liturgique permettait de prendrele vin consacré sans avoir à toucher le calice. La passoire servait, en sacristie, àenlever du vin destiné à l’eucharistie d’éventuelles impuretés ( NDT, avec sesremerciements aux membres de la liste medieval religion).

48 Pour la justification théologique de la production artistique dans lesprologues, cf. van Engen, op. cit. and Reudenbach, op. cit.

49 Le prologue II souligne ce contraste entre la peinture murale, qui n’est pastransparente (« picturae ... perspicax non ualet esse... ») avec la peinture qui inclut lalumière du soleil (« quo artis ingenio et colorum uarietas opus decoraret, et lucem diei

CUM SESTO ET RIGULA

83

Page 84: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

Même s’il se trouve quelques additions dans la partietechnique du texte, Théophile s’attache essentiellement aux tâchesdéfinies dans les prologues. Cela détermine aussi la structureinterne des livres I et III, et dans une moindre mesure du livre II.Dans les livres I et III, il commence par la chose la plusimportante, le visage humain pour le livre I, les objets del’eucharistie, calice et patène, dans le livre III ; les autres objetsobservent un ordre hiérarchique : paille, burettes, encensoirs ; cen’est qu’après qu’on décrit un certain nombre de techniques quipeuvent être utilisées pour des objets du culte comme lesreliquaires, les crosses et les couvertures de missels. C’est à la finseulement que l’on trouve les travaux concernant des métaux demoindre valeur, mais toujours pour l’église, orgues et cloches.

Comme pour une ekphrasis médiévale, le lecteur est guidé autravers des diverses étapes de production, commençant par laconstruction de l’atelier et la production des ustensiles nécessaires.Cette méthode de description conduit au phénomène quequelques techniques sont décrites non pas dans leur ensemble,mais éclatées au long de la séquence de production d’un objet51, et

solisque radios non repelleret... ») (Dodwell, op. cit., p. 37).

Dans le prologue II, de même, la façon dont l’auteur a appris les techniquesde peinture et de peinture sur verre semblent exprimer le contraste entre lematériel et l’« immatériel » il indique avoir expérimenté l’art de peindre sur lesmurs, les plafonds et les livres « de la main et des yeux (uisu manibusque), alorsque c’est par l’œil et l’oreille (uisu et auditu) qu’il a appris l’art de faire du verre(Dodwell, op. cit., p. 37). La formule « uisu manibusque » ne signifie pasautomatiquement que l’auteur ait pratiqué cet art, cf. plus bas.

50 Dans le prologue III, le devoir final de l’artiste est décrit comme laproduction des choses nécessaires aux « ... diuina misteria et officiorum ministeria ... »(Dodwell, op. cit., p. 64).

La compréhension proposée ici de cette suite de matériaux et d’objets estradicalement opposée à celle qu’a proposé Reudenbach, op. cit., part. p. 5 s., qui,en comparaison avec les systématisations encyclopédiques, interprète la peinturecomme appartenant au monde céleste et ainsi immatériel, et les métaux aumonde de la terre. Mais le texte n’offre aucune indication en faveur de cettelecture.

51 Cela a déjà été observé par Reudenbach, op. cit.

DISCOURS ET SAVOIRS

84

Page 85: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

cela implique aussi que les divers matériaux sont aussi présentésdans l’ordre de leur apparition au cours de la fabrication del’objet.

La comparaison du De diversis artibus et du Liber deMontpellier fait apparaître d’importantes différences d’approchesdu traitement théorique des techniques de production artistique.Théophile se concentre sur des objets dont l’importance vient deleur valeur théologique. Les techniques de fabrication et lesmatériaux sont subordonnés à cela. Le Liber de Montpellier seconcentre essentiellement sur un art, la peinture, mais sur ceterrain il s’efforce à une exhaustivité encyclopédiqued’information, incluant les outils du travail autant que lesprocédures elles-mêmes. C’est à l’intérieur de cette perspectived’ensemble que s’intègre l’idée de Théophile du plus importantsujet de la peinture, le visage humain

Structure et contenu des premiers textes médiévaux sur les artstechniques

Depuis la découverte du Diversis artibus  par GottholdEphraim Lessing, les descriptions très détaillées des techniques detravail par Théophile ont été considérées comme uniques dans lalittérature technologique médiévale, et cela a été pris comme unargument montrant que l’auteur était un artiste actif 

52, et quel’ouvrage était un manuel d’artiste53.

52 Sur l’identification avec Roger of Helmarshausen voir plus bas.53 Lessing, op. cit. Depuis 1774, un grand nombre d’articles et de livres sur

Théophile ont été publiés ; sur le traité technologique, cf particulièrementHeinz Roosen-Runge, « Die Buchmalereirezepte des Theophilus », in MünchnerJahrbuch der bildenden Kunst 3/4, 1952/3, p. 15-27 ; Erhard Brepohl, TheophilusPresbyter und die mittelalterliche Goldschmiedekunst. Leipzig 1987 ; Annette Scholtka,« Theophilus Presbyter – Die maltechnischen Anweisungen und ihreGegenüberstellung mit naturwissenschaftlichen Untersuchungsbefunden » inZeitschrift für Kunsttechnologie und Konservierung 6.1, 1992, p. 1-54 ; Stefan Schuler,« Campum artium perscrutari. Aspekte der Werkstoffbehandlung inmittelalterlichen Texten zu den künstlerischen artes mechanicae », in Anzeigerdes Germanischen Nationalmuseums 1995, p. 45-55.

CUM SESTO ET RIGULA

85

Page 86: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

Mais, comme j’ai tenté de le montrer, la conceptionthéorique qui sous-tend ce traité technologique n’est pasdéterminée seulement par des besoins pratiques. Un regard surd’autres textes technologiques écrits avant le XIV

e siècle aidera àcomprendre la fonction de cette forme de littérature aussi bienque les diverses conceptions d’une systématisation théorique dusavoir artistique et technologique.

La plus vieille compilation, la Mappae Clavicula, ne subsisteque dans une forme très hétérogène, puisqu’il n’y a pas deuxmanuscrits présentant des textes identiques. Les recettesappartenant à la tradition de la Mappae Clavicula concernentl’alchimie, la métallurgie, la production de couleurs, la teinture destextiles, la production de verre coloré, et même d’instruments deguerre ou d’architecture. Comme Halleux et Meyvert l’ontmontré54, le noyau de l’œuvre est un traité alchimique del’Antiquité tardive, et la plupart des autres informationstechnologiques dérivent de sources antiques. À partir de là, lesrecettes ont toujours été sélectionnées en fonction de l’intérêt descopistes respectifs, qui arrangeaient souvent leur matière engroupes lâches de techniques comparables ; mais ils ne mettaientjamais en œuvre un système cohérent.

De même, dans les livres en vers d’Héraclius, lesinstructions sont grossièrement ordonnées, concernantessentiellement le verre et les pierres précieuses, entre lesquellesse glissent quelques recettes pour la production de couleur, ladorure et la métallurgie. Le troisième livre, composé au XII

e siècle,est un peu plus organisé, répartissant l’information en troisgroupes qui sont définis par le matériau traité, le verre, le métal etle nécessaire à peinture. Mais, à l’intérieur de ces sections

Dans les travaux sur les prologues, dont le contenu théologique a étédiscuté en détail par Wilhelm Hanke, Kunst und Geist : Das philosophische undtheologische Gedankengut der Schrift “De diversis artibus” des Priesters und MönchesTheophilus Rugerus. Bonn 1962 et spécialement par van Engen, op. cit. etReudenbach, op. cit., on considère généralement que le traité technique enlui-même a été composé pour des raisons purement pratiques.

54 Halleux, Meyvaert, op. cit.

DISCOURS ET SAVOIRS

86

Page 87: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

respectives, les recettes sont arrangées sans ordre sensible. Pource qui est des sujets, il y a d’importantes différences entre les plusanciens livres, en vers, et le plus récent, en prose. Les vers secontentent de résumer le savoir antique, et l’information estsouvent incomplète et peu utilisable55. Le livre en prose contientquelques extraits de Vitruve, mais aussi de l’information nouvelleet contemporaine. Un certain nombre de parallèles entre leThéophile et le De coloribus et mixtionibus invitent à croire queparfois, les mêmes sources ont été utilisées. Plus importantencore, en dehors de quelques mauvaises lectures de Vitruve, lesinformations techniques, dans cette partie d’Héraclius, sont plusfiables et plus proches de la pratique. Le texte décrit la productiondes matériaux aussi bien que quelques étapes de la mise en œuvre,par exemple la préparation des panneaux pour la peinture. Mais iln’y a pas de tentative de description de l’ensemble du processusde fabrication.

Ce processus de fabrication semble avoir été le sujet du DeClarea incomplet. Nous n’en conservons qu’un manuscrit deFleury, fragmentaire et de la fin du XI

e siècle56. Il donne unedescription détaillée de la préparation du liant au blanc d’œuf, dela détrempe des pigments avec ce liant, de la préparation de laplume d’oie, et informe aussi le lecteur sur la forme de la tablepour écrire, s’arrêtant hélas juste au moment où l’auteur veuts’attaquer à la peinture en elle-même. À la différence du MappaeClavicula, d’Héraclius et de Théophile, le De Clarea était un traitéfocalisé sur un seul art, l’enluminure du livre.

Un autre texte sur l’enluminure, mais très court, se retrouvedans le chapitre 15 du manuscrit de Bruxelles57. Il traite de ladétrempe des couleurs, des combinaisons de couleurs dans le

55 Pour quelques-unes des recettes données dans les livres en versd’Héraclius, on connaît des versions en prose, qui sont généralement plusdétaillées.

56 Bern, Burgerbibliothe, Ms. 91 A 17. éd. Rolf E. Straub, Der Traktat “ DeClarea”. Zürich 1965.

57 Silvestre, op. cit., p. 122-126.

CUM SESTO ET RIGULA

87

Page 88: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

dessin, et fait pour finir quelques remarques générales sur le lieude travail.

Le De coloribus et mixtionibus de la fin du XIe siècle et Liber de

coloribus du XIIIe siècle sont aussi spécialisés dans l’art de la

peinture, mais à la différence du De Clarea, ils ne s’attachent pasaux techniques de travail, mais seulement aux pigments, leurprovenance, la production et la détrempe des couleurs. Les textessont organisés dans un ordre lâche décrivant d’abord laproduction des principales couleurs artificielles, ensuite lesmélanges et les combinaisons de couleurs dans le dessin. Lescouleurs sont regroupées par matières, par exemple les bleusartificiels, les verts artificiels, etc. Les deux textes présentent uncertain nombre de variantes dans les divers manuscrits58, ils ontfait l’objet de sélections et, ce qui est plus important, ont étéaugmentés de nouvelles matières par les copistes respectifs.

Jusqu’à présent, j’ai parlé des traités, mais il est plusapproprié de parler des manuscrits. Un trait important de latransmission des savoirs technologiques médiévaux est le fait que,s’il existe bien quelques traités clairement identifiables comme leDe Clarea, le Liber de Montpellier ou l’œuvre de Théophile, traitésécrits ou compilés par un auteur avec une compréhensionparticulière de son sujet, le public qui lisait et copiait ces textesavait souvent des préoccupations relativement différentes. Le typede texte le plus abondant dans la littérature des techniques desarts, c’est la collection de recettes, ou traités et recettes ont étésélectionnés et arrangés dans un nouvel ordre, souvent fourni parla matière originale du copiste59. Souvent, mais pas

58 Comparer par exemple les tables des matières des divers manuscrits du Decoloribus and mixtionibus publiés par Petzold, op. cit.

59 Sur les échanges courants de recettes venant de la tradition de la MappaeClavicula, cf. Robert Halleux, « Pigments et colorants dans la Mappae Clavicula ».In Pigments et colorants de l’Antiquité et du Moyen  ge. Colloque international duCNRS. Paris 1990, p. 173-180. Sur le type de collections mêlées de recettesdans le Moyen Âge tardif, cf. Susanne Kaeppele, Spätmittelalterliche Farbrezepte ineiner Handschrift der Bibliotheca Palatina (Cod. pal. germ. 676). Magister-Arbeit nonpublié, Heidelberg 1996, spéc. p. 31-44.

DISCOURS ET SAVOIRS

88

Page 89: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

nécessairement, les compilateurs ont essayé de donner unsemblant d’ordre à leur matière. Il est le plus souvent déterminépar les matériaux de travail, comme c’est déjà le cas dans le Decoloribus et mixtionibus, regroupant par exemple les pigments bleus,les pigments verts, etc.

Ainsi ce qui avait été originellement un traité peut êtreenglouti dans ces collections de recettes mêlées. Nous avons prisl’habitude de ne considérer le traité de Théophile que dans sesformes les plus anciennes, les manuscrits du XII

e siècle deWolfenbüttel et de Vienne60 qui ont été édités par Dodwell. Maison devrait noter qu’au moins à partir du début du XIII

e siècle, lescopistes ne reprenaient pas le texte dans sa forme originale, maisressentaient le besoin d’ajouter une matière provenant dedifférentes sources61. On doit souligner que ces interpolationsconcernent habituellement des recettes pour la production descouleurs, c’est-à-dire pour les matériaux de travail. Avec l’additionde ces recettes, pour des produits qui ne sont pas utilisés dans letexte sur les étapes de la peinture, les copistes abandonnent lastructure liée à l’objet fabriqué propre à Théophile ; devant safaçon de voir, la conception d’une complétude encyclopédiquedevient prééminente. Le manuscrit de Bruxelles, qui s’appuie surla deuxième version du texte de Théophile, appartient aussi à cegroupe de manuscrits interpolés. Ici aussi, on reconnaît encore lastructure de base et l’intention de Théophile, mais les extraitsprovenant de diverses sources prouvent le souci principal duscribe : rassembler toute l’information possible. À la différence de

60 Wolfenbüttel, HAB Guelph. Gudianus lat. 269 ; Vienne, ÖNB ms. 2527.Pour les manuscrits de Théophile cf. Johnson, op. cit. and Dodwell, op. cit.

61 Pour une large part de ce matériel additionnel, cf Johnson, op. cit. Lesrecettes additionnelles au manuscrit Harley ont été publiées par Raspe, op. cit. etAlbert Ilg, Theophilus Presbyter. Schedula Diversarum Artium. Vienne, 1874(Quellenschriften für Kunstgeschichte und Kunsttechnik des Mittelalters undder Renaissance, 7). Reprint Osnabrück 1970.

Puisqu’elles n’appartiennent pas au texte de Théophile, toutes cesinformations ont été exclues par Dodwell dans son édition. Les seulsexemplaires avec le Théophile entier, du XIII

e au XVe siècle, sont Amiens, Bibl.

mun. ms. Lescalopier 46 et Leipzig, UB ms. 1157.

CUM SESTO ET RIGULA

89

Page 90: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

ces interpolations plus ou moins arbitraires, l’auteur deMontpellier compose, à partir de Théophile et d’autres sources, unnouveau traité, qui abandonne certes la conception de Théophile,liée à l’objet fabriqué, mais en adopte une autre, celle d’uneencyclopédie complète et logiquement organisée de l’art de lapeinture.

Relation entre les textes et les pratiques artistiques

Comme on l’a déjà dit, la plupart des informationsinterpolées dans les manuscrits de Théophile et, de même, la plusgrande partie des recueils mêlés de recettes concernent lesmatériaux. Ce qui est plus important encore, c’est qu’à partir duXII

e siècle, il y a eu un intérêt soutenu et croissant pour larecherche d’informations nouvelles. Les recettes qui contiennentdes termes vernaculaires ou qui sont écrites complètement enlangue vernaculaire prouvent cet intérêt grandissant pour lapratique contemporaine des ateliers62.

Mais ces textes étaient-ils destinés à des praticiens ?Ce qui est caractéristique de ces recueils mélangés de

recettes, c’est qu’ils compilent des informations de sources trèsdifférentes, de sorte que des recettes antiques peuvent côtoyer,sans aucun commentaire, des connaissances très récentes63. Biensûr, une partie des méthodes de production antiques étaientencore en usage au Moyen Âge et même après, comme parexemple la production de blanc de plomb. Mais parfois les

62 Les mots vernaculaires (en allemand) apparaissent déjà dans le Théophile dela première moitié du XII

e siècle ; les plus anciennes recettes complètementvernaculaires (en français) ont été écrites en Angleterre dans la seconde moitiédu XII

e siècle (Petzold, op. cit.).63 Cf. Halleux, op. cit. ; Robert Fuchs, Doris Oltrogge, « Utilisation d’un livre

de modèles pour la reconstitution de la peinture de manuscrits ; aspectshistoriques et physico-chimiques ». In : Pigments et Colorants (Actes du ColloqueInternational, Orléans 1988), Paris 1990, p. 309 - 323 ; Francesca Tolaini,« Proposte per una metodologia di analisi di un ricettario di colori medievale ».In Il colore nel medioevo. Atti delle giornate di Studio. Lucca 1996, p. 91-116 ;Kaeppele, op. cit.

DISCOURS ET SAVOIRS

90

Page 91: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

méthodes et les produits n’étaient plus en usage. Cela apparaîtclairement dans la collection de recettes compilées en 1432 par leclerc parisien Jean le Bègue64. Il a rassemblé un certain nombre detraités plus anciens (dont le livre I de Théophile) et des sourcespresque contemporaines. À cela il a ajouté une tabula synonima,dans laquelle il tente d’identifier les ingrédients mentionnés dansses sources ; mais il y a un certain nombre de cas dans lesquels ildoit admettre qu’il lui était impossible d’apprendre ce que lestermes signifiaient. Cela montre que l’information donnée dansune collection de recettes ne participait pas toujours d’unetradition pratique vivante, et qu’un savoir « mort » compilé àpartir de sources écrites pouvait côtoyer un savoir contemporain65.

THÉOPHILE : UN TRAITÉ ÉCRIT POUR DES ARTISTES, OU POUR DES ÉRUDITS ?

Plus que ces collections de recettes grossièrementordonnées, les descriptions systématiques des méthodes de travaildonnées par Théophile suggèrent une relation étroite avec lapratique de l’atelier, et il semble généralement admis que lesparties « techniques » du Diversis artibus ont été écrites par unartisan comme un guide pratique pour des artisans66. Il sembleraitmême que l’on connaisse l’artiste, le fameux orfèvre Roger deHelmarshausen. Cette identification, proposée d’abord par Ilg en187467 et étayée par Freuse dans sa reconstitution de la viehistorique de Roger68 s’appuie sur trois arguments : 1) dans un desplus anciens manuscrits du texte, le codex de Vienne ÖNB ms.

64 Paris, BN lat. 6741. Ed. Merrifield, op. cit., Vol I, p. 1-321 ; pour les sourcesCf Ines Villela-Petit, « La peinture médiévale vers 1400. Autour d'un manuscritde Jean le Bègue », Bibliothèque de l'École des Chartes, 1996, p. 275-278.

65 Pour le caractère essentiellement savant des compilateurs et du public descollections mélangées de recettes à la fin du Moyen Âge, cf. aussi Kaeppele,op. cit.

66 Cela est aussi accepté par Reudenbach, qui est le premier à reconnaîtrequelques-uns des éléments non-pratiques dans la structure du traité.

67 Ilg, Theophilus, op. cit., p. XLIII s.68 Eckhard Freise, « Roger von Helmarshausen in seiner monastischen

Umwelt », in Frühmittelalterliche Studien 15, 1981, p. 80-293.

CUM SESTO ET RIGULA

91

Page 92: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

257, le scribe a ajouté au nom de Théophile dans le prologuel’identification à un certain Rugerus ; 2) le livre le plus complet dutraité concerne l’orfèvrerie, qui était le métier de Roger deHelmarshausen ; 3) les plus anciens exemplaires du texte sontcontemporains de Roger et proviennent des régions où il atravaillé.

Ces arguments rendent possible que Théophile ait été lepseudonyme de Roger de Helmarshausen, mais la conclusionn’est pas convaincante. Et même, si l’auteur a réellement été unartisan, cela implique-t-il nécessairement qu’il ait écrit pour eux ?

Certes, les consignes du Diversis artibus sont hautementpratiques, et toutes les techniques étaient utilisées au MoyenÂge69. Il y a même quelquefois une relation étroite entre le texte etles œuvres d’art. Comme on le montrera ailleurs, on peut prouverque la plupart des consignes de couleurs pour la représentationdes visages, des vêtements et de l’arc-en-ciel correspondentétroitement aux pratiques des ateliers d’enluminure del’Allemagne du nord-ouest au XII

e siècle70. On peut en conclureque pour cette partie du traité, Théophile a puisé son expériencedans ces ateliers. Et, puisque les plus anciens manuscrits du textedatent du deuxième quart du XII

e siècle, et dans cette régionprécise, qu’il s’agit bien de l’expérience de ses contemporains.Mais on ne rencontre aucun manuscrit qui n’utilise que lesmodèles de couleurs donnés par Théophile.

Il n’y a ainsi aucun indice pour montrer qu’un éventuelenlumineur ait pu travailler en suivant le texte du Diversis artibus.Il faut le dire, un enlumineur aurait eu quelques difficultés àsuivre Théophile sans avoir par ailleurs une bonne expériencepratique. Les descriptions détaillées de Théophile peuvent leurrersur l’exhaustivité de ses indications. Lorsque l’on regarde de près,

69 Sur la faisabilité des recettes, cf. plus particulièrement Roosen-Runge, op. cit.and Brepohl, op. cit.

70 Doris Oltrogge, « Die Maltechnik der Helmarshäuser Buchmalerei undTheophilus – zur Entstehung und zum Gebrauchswert eineskunsttechnologischen Traktates in der Romanik », in Zeitschrift für Kunsttechnologieund Konservierung 1999 (à paraître).

DISCOURS ET SAVOIRS

92

Page 93: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

quelques informations manquent. Théophile mentionne, parexemple, l’emploi du blanc d’œuf comme liant. Celui qui voudraitpeindre avec un simple blanc d’œuf serait très vite déçu par lerésultat. La préparation d’un liant à partir du blanc d’œuf estdécrite par exemple dans le De Clarea, mais pas chez Théophile.Même s’il décrit les étapes de fabrication dans des séquencesdidactiques pas-à-pas, le texte est cependant trop incomplet pourêtre utilisé comme un livre d’enseignement.

Mais un manuel pratique n’est pas nécessairement un livred’enseignement, il peut aussi servir de référence, d’aide-mémoirepour les praticiens. Destinée à des spécialistes dans unaide-mémoire, l’information peut être abrégée pour des pointsessentiels. Mais les descriptions, liées à l’objet fabriqué dans letraité de Théophile, séparent souvent les informations relatives àune technique en deux endroits ou davantage : la technique duniellage par exemple est éclatée entre les chapitres 28, 29, 32 et 49du livre III. Pour quelqu’un qui chercherait le sujet « niellage », letexte représenterait un ouvrage de référence plutôt compliqué.

Au Moyen Âge, l’artisanat – auquel appartenaient l’orfèvrerieet la peinture –  était essentiellement enseignée oralement, et parune expérimentation pratique. Cet apprentissage hors de l’écritureest par exemple attesté par un contemporain de Théophile, Rupertde Deutz, qui distingue la « science littérale » de la « scienceillittérale » des arts, comme la sculpture ou le travail des artisans(fabrilis ars) qui ne peut être enseigné par les livres71.

Si ce n’est pas aux praticiens, à qui était destiné leThéophile ? Il peut être intéressant de regarder brièvement lesmanuscrits et leur contexte historique. Il y a sept manuscritsantérieurs au XIV

e siècle ; un seul, celui de Vienne, est une copiedu seul Théophile72, dans tous les autres, Théophile est

71 « Scientia alia litteralis, alia illiteralis. Nam litteralis est quae litterisaddiscitur, ut sunt omnes artes quae libris continentur ; illitteralis uero quaelitteris non addiscitur, ut es sculptoria siue fabrilis ars et talium quidlibet, quodrecte quidem scientia dicitur sed non legendo percipitur » (Rupertus Tuitensis,De sancta Trinitate et operibus eius, De operibus Spiritus sancti 40, 3).

72 Vienne, ÖNB 2527, première moitié du XIIe siècle.

CUM SESTO ET RIGULA

93

Page 94: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

accompagné par d’autres textes. Dans le Gudianus, Théophile estassocié à Vitruve73, dans Cambridge avec deux traités surl’agriculture et la médecine, Palladius et Macer74. La CronicaBohemorum de Cosmas et les textes cosmologiques d’HonoriusAugustodunensis et de Solin accompagnent le Théophile deDresde venant d’Altzelle75. Le Théophile de Leipzig contient destravaux médicaux d’Alchindus, Aegidius et Galien, le Demineralibus d’Albert le Grand, et quelques commentaires d’Albertsur Aristote76. Dans le manuscrit Egerton, Théophile est combinéavec un texte astrologique sur la construction des astrolabes, etavec un autre texte technologique, Héraclius77. Dans le codexHarley, nous trouvons quelques autres textes sur la technologiedes arts aussi bien que des extraits de Vitruve et un court traité demédecine78. De cela, nous pouvons conclure que c’était un publicsavant, intéressé essentiellement par la médecine, la philosophienaturelle, l’astrologie et la cosmologie qui lisait Théophile aux XII

e

et XIIIe siècles.

73 Wolfenbüttel, Herzog August Bibliothek, ms. Gudianus lat. 2 69, premièremoitié du XII

e siècle.74 Cambridge, University Library, Ms. Ee. 6. 39, XIII

e siècle.75 Dresden, Sächsische Landesbibliothek, Ms. J 43. Le Théophile mentionné

dans le catalogue d’Altzelle en 1514 sous la cote Q 19 a été souvent identifié, àtort, avec celui qui se trouve maintenant à la bibliothèque universitaire deLeipzig. Johnson et Dodwell n’ont pas corrigé cette erreur découverte parManitius (M. Manitius, « Die Dresdner Handschrift des Theophilus », inMittheilungen des Instituts für Österreichische Geschichtsforschung, 26, 1905, p. 627-633).Le manuscrit date d’environ 1200 et a été probablement écrit à Altzelle. Il portesur plusieurs pages l’ex-libris caractéristique de ce monastère au XIII

e siècle. Lemanuscrit a été gravement endommagé par l’eau en 1945, et la plupart des pagessont collées les unes aux autres, y compris les cahiers du texte de Théophile.Les feuilles vont être séparées dans une restauration en cours.

76 Leipzig, Universitätsbibliothek, ms. 1157. Ce manuscrit, longtempsconsidéré à tort comme provenant d’Altzelle, a été écrit à la fin du XIII

e ou audébut du XIV

e siècle pour la Maison Dominicaine de Leipzig, cf. Manitius, op. cit.77 Londres, British Library, ms. Egerton 840A, première moitié du XIII

e siècle.78 Londres, British Library, ms. Harley 3915, début du XIII

e siècle.

DISCOURS ET SAVOIRS

94

Page 95: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

Le propos de Théophile ressortit aux arts mécaniques, dontle rôle dans le système didactique fut intensément discuté au XII

e

siècle79. À cette époque, les arts mécaniques jusqu’ici méprisésfurent revalorisés par les clercs. Un bon exemple est Rupert deDeutz, qui éleva les arts non-écrits « illittéraux » au statut de« scientia » au même titre que les arts libéraux « littéraux » transmispar écrit, déclarant qu’ils sont tous des dons de Dieuéquivalents80. Il réfléchit aussi à la difficulté : quelques arts« littéraux » n’appartiennent pas aux artes liberales, la médecine parexemple. Ainsi, il divise les artes en trois groupes : « illitéral » et« illibéral », littéral et « illibéral », littéral et libéral. Tous trois sontégalement dons de Dieu81. Mais, considérant le rôle des différentsarts dans l’éducation, Rupert reste traditionnel. Seuls les sept artslibéraux sont utiles au clerc, car ils constituent une préparationsuffisante à la seule science importante, la science de Dieu82.

Hugues de Saint-Victor adopte une position légèrementdifférente. Pour lui aussi la scientia Dei est le but ultime du clerc,mais en préparation à cela, il devrait s’efforcer d’acquérir unelarge connaissance des diverses sciences, non seulement les artslibéraux traditionnels, mais aussi les arts mécaniques. Hugues a

79 Pour un état de la question, cf. Laetitia Boehm, « Artes mechanicae undartes liberales im Mittelalter. Die praktischen Künste zwischen illiteralerBildungstradition und schriftlicher Wissenschaftskultur », in Festschrift für EduardHlawitschka. éd. Karl R. Schnith, Roland Pauler. (Münchener HistorischeStudien. Abt. Mittelalt. Geschichte. 5). Kallmünz 1993.

80 Rupert, Trin. 40, 5. 81 Illiteralem et illiberalem scientiam donum Dei esse docemur... ; litteralem et illiberalem

scientiam qualis est medicinae ars donum Dei... ; litteralem et liberalem quae est philosophiadonum Dei esse... (Rupert, Trin. 40, 5).

82 Rupert, Trin. 40, 3 ; 40, 4 and 40, 10 ; in chs. 40, 11-17 Rupert explique lessept arts libéraux dans les ch. 40, 11-17.

Van Engen, op. cit., a montré des parallèles entre l’appréciation des arts nonlibéraux selon Rupert, y compris la sculpture et le métier d’orfèvre avec leprologue au livre III du Théophile. Mais une différence sensible subsiste entreRupert et Théophile : pour Rupert, les arts de l’orfèvrerie, de la sculpture, etc.restent illittéraux et ne méritent pas l’attention des clercs, alors que Théophileles élève au niveau d’un art littéral.

CUM SESTO ET RIGULA

95

Page 96: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

été le premier à intégrer les arts mécaniques dans le systèmed’éducation médiéval83. Mais, en matière d’études savantes,Hugues distingue clairement entre éducation « littérale » et uneéducation « illittérale ». « Philosophia », l’occupation du clerc, ne sesoucie que de savoir littéral, pas d’une pratique illitérale. De là,Hugues doit éclater les arts mécaniques entre la théorie littérale del’art ( ratio) et sa pratique, illitérale (administratio)84. Le clerc, pourlui, se soucie exclusivement de la première, laissant l’administratio àl’artisan. Mais il s’ensuit que, si les arts mécaniques doiventdevenir un sujet de la philosophia, ils doivent aussi recevoir unfondement théorique.

Dans ce contexte, le texte de Théophile peut être compriscomme une tentative pour donner une telle ratio à quelques-unesdes activités dépendant des arts mécaniques. Certes, Théophile nedépend pas directement d’Hugues, puisqu’il ne choisit que troismétiers dans la vaste discipline de l’armatura85 selon Hugues. Maisl’approche théorique que Théophile a appliquée à ces artss’accorderait bien avec la notion de ratio selon Hugues.

Les érudits modernes sont fascinés par l’idée que Théophileest le premier auteur à avoir écrit sur les arts visuels. Mais il estévident qu’il ne traite pas des arts visuels en général (il omet lasculpture par exemple). Si nous définissons les métierssélectionnés dans le Diversis artibus par le matériau utilisé, nousretrouverons exactement les catégories du Mappae clavicula del’Antiquité tardive, qui avait été copié aussi avant la revalorisation

83 Hugo a Sancto Victore, Didascalion de studio legendi. Book II. (ed. CharlesHenry Buttimer, Hugonis de Sancto Victore Didascalion de studio legendi. Studies inMedieval and Renaissance Latin, X. Washington 1939).

84 Hugo, Didascalion I, 4 : « diximus, Philosophiam esse amorem et studium sapientiae :non huius quae instrumentis explicatur ut est architectura, agricultura, et caetera huiusmodised eius sapientiae, quae sola rerum primaeva ratio est. Potest namque idem actus et adphilosophiam pertinere secundum rationem suam, et ab ea excludi secundumadministrationem. Verbi gratia... agriculturae ratio philosophi est, administratio rustici. »

85 Hugo, Didascalion, II, 22 ; Armatura, le second des sept arts mécaniquesd’Hugues comprend tous les métiers concernant le métal (c’est-à-dire aussi lafabrique des armes), la pierre, le bois, le sable, la chaux, le plâtre, etc.

DISCOURS ET SAVOIRS

96

Page 97: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

des arts mécaniques86, les colorants, la production de verre,l’artisanat des métaux  ; ces techniques étaient aussi les sujetsprincipaux d’un certain nombre de petits traités et de collectionshétérogènes de recettes compilées à partir du XI

e siècle. Une évolution importante dans le savoir et l’éducation a eu

lieu aux XIe et XII

e siècles avec l’introduction d’une nouvelleméthode et de nouveaux objets de savoir87. Les clercs ontcommencé avec la traduction d’Aristote et des travaux des arabessur la philosophie et la médecine.  Il y eut alors un intérêtcroissant pour la nature et la philosophie naturelle,88 et parmi ellesmédecine et alchimie89. Les sources latines connues depuislongtemps furent recopiées et relues, on se mit à traduire destextes antiques et arabes inconnus, et l’expérience non-littérairedes contemporains fut considérée comme digne d’être consignée.Le manuscrit Phillipps du Mappae Clavicula, datant du XII

e siècle,peut être considéré comme un exemple typique de cette nouvelleapproche : le texte latin, bien connu, est même à un savoiralchimique et technologique récent provenant de sources arabes,et à des recettes de couleur qui viennent de l’Angleterrecontemporaine90.

Cet intérêt pour la pratique du temps, qui est aussicaractéristique de Théophile et de ses contemporains moinsrenommés, comme l’auteur anonyme du De Clarea, marque une

86 Sur la survivance du savoir technologique antique au début du Moyen Âge,cf. Bernhard Bischoff, « Die Überlieferung der technischen Literatur », inSettimane di Studio del Centro Italiano sull’Alto Medioevo 18, Spoleto 1971,p. 267-296.

87 Peter Dronke (ed.), A History in Twelfth Century Western Philosophy. Cambridge1988.

88 Andreas Speer, Die entdeckte Natur. Untersuchungen zu Begründungsversuchen einer“scientia naturalis” im 12. Jh. Leiden 1995.

89 G. Baader, Gundolf Keil (Hrg.), Medizin im mittelalterlichen Abendland,Darmstadt 1982 ; Bernhard D. Haage, Alchemie im Mittelalter. Zürich, Düsseldorf1996, p. 143-157.

90 Ed. Phillipps, op. cit. On trouvera par exemple les recettes d’origine arabeaux ch. 195-203, les recettes contemporaines anglaises ch. 190-191.

CUM SESTO ET RIGULA

97

Page 98: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

étape importante dans l’histoire des sciences et des arts.L’expérience devient de plus en plus importante aux XII

e et XIIIe

siècles, sans que soit rejetée pour autant la tradition vénérable desanciennes autorités. Davantage, l’expérience pratique, ou plusprécisément, l’information sur l’expérience pratique, eut sa placedans les collections encyclopédiques. Cet échange avec les laïcs dutemps conduisit aussi à l’insertion de termes vernaculaires, et celanon pas parce que ces textes étaient destinés à être étudiés par desartisans laïcs, mais parce qu’aucun dictionnaire latin ne pouvaitdonner une traduction ou un équivalent de mots comme, parexemple, « kruselin »91.

Mais tous les savoirs non-littéraires, tous les métiersn’attirèrent pas l’attention des clercs. C’étaient seulement ceux qui,par leurs procédés techniques plus élaborés de production decouleur, de fabrication de verre ou de métal, présentaient d’étroitsrapports avec l’alchimie et la chimie naturelle. Ce sont lestechniques choisies par Théophile, même s’il annonce dans sonprologue d’autres arts comme celui de la sculpture par exemple.

Ainsi, Théophile appartient au courant du renouveaud’intérêt pour la nature, la philosophie naturelle, la médecine etl’alchimie, qui a produit un nombre régulièrement croissant decollections de recettes techniques depuis la fin du XI

e siècle. Cequi le distingue des autres textes, comme par exemple le DeColoribus et mixtionibus, c’est la façon dont il justifie son sujet.

Van Engen et Reudenbach92 ont expliqué les argumentsthéologiques utilisés par le moine bénédictin Théophile pour lajustification de la décoration des églises par des peintures, des

91 Cette collecte encyclopédique de connaissances littérales et/ou nonlittérales participe d’une tradition solide dans les maisons bénédictines jusqu’à lafin du Moyen Âge. On trouvera par exemple des collections de recettescomparables s’appuyant sur l’expérience d’artisans contemporains à Tegernsee,à la fin du XV

e siècle et au début du XVIe. Ici, les recettes périmées du Mappae

Clavicula sont copiées à côté d’informations venant de peintres contemporainsde Munich ou d’Augsburg, comme par exemple « le peintre Frank », « MaîtreTatzel », etc. (Munich, BSB, clm. 20174, ca. 1470/80). Cf aussi Kaeppele, op. cit.

92 Van Engen, op. cit. ; Reudenbach, op. cit.

DISCOURS ET SAVOIRS

98

Page 99: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

vitraux, et des objets précieux d’or et d’argent. Ils ont montréaussi que Théophile avait souligné la valeur du travail enlui-même comme un devoir envers Dieu, parce que les capacitéshumaines étaient un don de Dieu et devaient être utilisées ainsi àtitre d’action de grâce. Cette utilisation des capacités humaines àla louange de Dieu est manifestement le sujet principal desprologues, et c’est une des raisons du choix des métiers décrits.Mais il y a un deuxième projet dans l’approche théorique qu’aThéophile de son sujet. L’autre raison dans sa sélection desmétiers semble être la tradition et l’importance de la productiondes couleurs, du travail du verre et du métal dans l’approche de latechnologie qu’avaient les clercs. Dès lors, Théophile abandonnela sculpture, qui aurait pu de même être convoquée pourl’embellissement des églises. Le De Diversis artibus est ainsi unetentative pour donner une justification théologique à ces sujets depréoccupation cléricale.

Qu’en est-il alors de l’identification avec Roger deHelmarshausen ? La connaissance des méthodes de travail desartisans montre qu’au moins Théophile était en contact étroit aveceux ; mais il est difficile de voir, au travers de la façon dont ildécrit la pratique, s’il parle d’après sa propre expérience ou deseconde main. Ainsi, il ne peut être exclu que Théophile ait aussipratiqué ces arts, mais il a manifestement écrit ce livre en tant queclerc, et à l’usage des clercs. Quelquefois peut-être, un artisanlettré peut avoir lu le Diversis artibus, aussi bien qu’un clerc-artisanpeut avoir lu, compilé et accru des collections de recettes. Mais ilsemble que l’essentiel de l’information cheminait seulement de lapratique orale des artisans vers les livres savants des clercs, et nonvice-versa. Le lecteur et le compilateur de ces textes n’est pas unpictor doctus, mais un clerc intéressé par un large éventail deconnaissances.

DORIS OLTROGGE

FACHHOCHSCHULE KÖLN

CUM SESTO ET RIGULA

99

Page 100: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité
Page 101: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

VINCENT DE BEAUVAIS, GIL DE ZAMORA

ET LE MARIALE MAGNUM1

En dépit de grossières erreurs de détails pour lesquelles ilsont été littéralement pris à partie par Perdrizet, Cavant etMangenot avaient raison dans leur définition du XIII

e sièclecomme le siècle de Marie2 :

Le XIIIe siècle, a-t-on dit, est par excellence le siècle de la Vierge.

Les cloches de la chrétienté sonnent l’Angelus. Saint Dominiquerépand le rosaire en l’honneur de Marie. Il faut lire le De laudibusbeatae Mariae du dominicain Albert le Grand et le Speculum beataeMariae du franciscain Bonaventure pour se faire une juste idéedes sentiments que le XIII

e siècle professait pour la Vierge.

En 1095, l’office du samedi de la Vierge Marie fut présentécomme une partie intégrante et nécessaire de la liturgie romaine3.

1 Cet article reprend une communication présentée au 33e Congrès d’Étudesmédiévales de Kalamazoo, en 1998. Trad. D. Hüe.

2 E. Vacant and E. Mangenot, Dictionnaire de Théologie Catholique, 15 vols.(Paris, Letouzey, 1909-1950), s. v. « Angelus » ; Perdrizet, Paul, La Vierge demiséricorde, Bibliothèque des Écoles Françaises d’Athènes et de Rome, fasc. 101(Paris, Fontemoing, 1908), 12, contra.

3 Sur l’origine des dévotions à Marie du samedi, cf. H. Barré, « Un plaidoyermonastique pour le samedi marial », Revue bénédictine 77 (1967), 375-399 ;

Page 102: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

Il fallut progressivement constituer une matière mariale pournourrir la foi du nombre croissant des fidèles qui se pressaient aulong d es routes de pélerinages et aux sanctuaires renommés. Aumoment de la mort de saint Bernard s’étaient déjà constituéesd’énormes collections d’une telle matière4. Malheureusement pournous, en dépit de l’énergie presque incroyable et de la perspicacitéde Mussafia5, dont les travaux sont aussi valides aujourd’hui qu’ilsl’étaient à la fin du siècle dernier, nous sommes loin de pouvoirmettre de l’ordre dans une si abondante matière, comme l’amarqué avec tant d’éloquence Hilg dans sa dernière étude6 :

Die besonderen Überlieferungsverhältnisse derMirakelsammlungen lassen trotz eingehender Untersuchungenvon Mussafia, Wilson u.a. eine genauere genealogischeDarstellung bisher nicht zu. Keine zwei Hss. sind völlig gleich;bei der Auswahl und Zusammenstellung des Materials verfuhrendie Kompilatoren recht selbständig, so daß für kaum einegrößere Sammlung eine einheitliche Quelle namhaft gemachtwerden kann (Crane, 1911, S. 237, 239; vgl. Barré, 1966, S. 287).

Cela est vrai en partie du fait de la difficulté de la matièreelle-même, comme Hilg l’a indiqué dans son exceptionnellerecension de notre corpus (plus de 2000 miracles, dont je ne peuxprétendre avoir lu plus de la moitié) mais aussi de ce qu’à cause

Y. M.-J. Congar, « Incidence ecclésiologique d’un thème de dévotion mariale »,Mélanges de science religeuse 7 (1950), p. 277-292.

4 Cf. E. F. Wilson, The Stella Maris of John of Garland. The Medieval Academyof America, Publication 49 (Cambridge, The Medieval Academy of America,1946), p. 9 « As a result of the growth of the Mary cult in all its aspects, thecollections of Mary legends rolled up like huge snowballs in the late twelfth andearly thirteenth centuries. » p. 10 : « In all, more than two thousand separatelegends originating in the middle ages have been counted, and there are othercollections still to be studied. »

5 A. Mussafia, Studien zu den mittelalterlichen Marienlegenden l-V, WSB 113 (1886),917-994; 115 (1887), 5-92; 119, IX (1889), 1-66; 123, VIII (1890), 1-85; 139, VIII(1898), 1-74.

6 Hardo Hilg, « Marienmirakelsammlungen, » Die deutsche Literatur desMittelalters. Verfasserlexikon, 2 

e éd., vol. 6, p. 19-42.

DISCOURS ET SAVOIRS

102

Page 103: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

de nouvelles découvertes beaucoup de matériaux anciens sontrenouvelés par les travaux des chercheurs.

Étant donné la présence surabondante de collections demiracles de Marie et de ce qu’on appelle les marialia, il étaitnaturel que Marie fût l’objet d’une attention de la part desencyclopédistes, et c’est ainsi que le livre VII – ou le livre VIII,selon l’édition utilisée – du Speculum Historiale de Vincent deBeauvais (achevé avant le milieu du XIII

e siècle) est largementconsacré à Marie. C’est aussi la source de la plus connue desréférences au mystérieux Mariale Magnum, comme l’a déjà notéMussafia (II, 50 s.)7. Bien qu’il soit évident, comme Barré l’a noté(p. 269 sq., suivant en cela Meersseman), que le terme marialemagnum pouvait être, comme c’est souvent le cas, un termegénérique au sens d’ « ouvrage important consacré à Marie », onl’a ici en général compris comme un ouvrage particulier (d’oùl’utilisation des majuscules [Mariale Magnum] dans bien des cas) ;c’est la raison pour laquelle Wilson a pu consacrer plus devingt-cinq pages à ce texte et à la reconstruction d’un Ur-Marialecomme elle l’appelle, faisant remonter ses origines jusqu’au XII

e

siècle8. Plus récemment, H. Barré a annoncé une de cesdécouvertes que nous entendons trop souvent : le manuscrit 3137de la Bibliothèque Nationale de Paris, venant de Beauprès, est le

7 Je cite d’après l’édition de Strasbourg, 1473 (University of Illinois Library),sans pagination, Chapitre VIII : « De miraculis post eius Assumptionem per eamgestis. Actor lxxxi. Post assumptionem vero suam beatissima Virgo multismiraculis per diversos orbis partes diversis quoque temporibus clarificata est.Ex quibus quaedam fide digna, et a religiosis viris approbata, ad ipsiushonorem, et legentium aedificationem, huis operi inserere voluimus breviter inhunc modum. Ex mariali magno. » : « Après son Assomption, la Vierge futrendue célèbre par de nombreux miracles qui eurent lieu dans diverses partiesdu monde et à diverses époques. Parmi lesquels nous avons voulu en insérerbrièvement certains, dignes de foi et approuvés par des hommes d’église, en sonhonneur et pour l’édification du lecteur. Extraits du mariale magnum. »

8 Wilson, op. cit., p. 36 : « The history of Mary legends in France presents nomore intriguing problem than the Mariale magnum, known at present only byreputation.... The most accurate information as to its nature and content comesfrom the collection of Mary legends which Vincent of Beauvais incorporates inthe Speculum historiale. »

VINCENT DE BEAUVAIS, GIL DE ZAMORA ET LE MARIALE MAGNUM

103

Page 104: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

véritable Mariale magnum 9. Même s’il a parfois à brider ses

suppositions (p. 265 : fere integre), à supprimer de la matière, enajouter et à la réorganiser pour arriver à ce que lui-même appelleune reconstitution, rien ne le dissuade : pour lui, ce manuscrit estle Mariale magnum, que Vincent a « bel et bien » (p. 270) tenu entreses mains. Il souligne à satiété que les miracles sont pourl’essentiel dans le même ordre, et affirme (p. 271) : « en pareillematière, rien n’est éloquent et probant comme un tableaucomparatif d’ensemble ». Mais ce dont nous avons réellementbesoin, ce sont des correspondances textuelles, et il doit prendreen compte, malheureusement, (p. 271) « diverses mutilations »,qui « ont entrainé des lacunes, plus ou moins considérables ... » etmettre excessivement, à mon sens, l’accent sur le breviter du textede Vincent, qu’il semble préférable de traduire par « brièvement »plutôt que par « en abrégé »10. En l’absence de rencontrestextuelles plus précises, je ne peux accepter les arguments deBarré (proximité, même ordre, même matière) pour qui le texte deBeauprès est LE Mariale Magnum ; ce n’est au moins pas celuiauquel se référait Vincent de Beauvais. Qu’il suffise de dire quel’on n’y trouve pas toutes les entrées présentes chez Vincent, quecelles qui se trouvent chez Vincent ne sont pas davantage descopies du manuscrit de Beauprès, et que nous sommes incapablesde déterminer, après une étude de Vincent, ce que contenaitexactement le Mariale Magnum.

Cependant, on a fait d’autres découvertes sensationnelles.On considérait, depuis la dissertation de Richard Becker en 191011

que la source des Milagros de Gonzalo de Berceo devait être le9 H. Barré, « L’Énigme du Mariale Magnum », Ephemerides Mariologicae 16

(1966), 265-288.10 Barré, p. 272 : « Comme il en avertit lui-même, dans sa courte Préface Post

assumptionem, il est non moins clair que l’auteur du Speculum historiale fait unchoix et qu’il abrège, en modifiant titres et textes :  Ex quibus quaedam ... huicoperi inserere voluimus breviter in hunc modum. » 

11 Richard Becker, Gonzalo de Berceo’s  “Milagro”s  und ihre Grundlagen, mit einemAnhange: Mitteilungen aus der lat Ms. Kopenhagen Thott 128 (Strassburg: Heitz undMündel, 1910). [Inaugural-Dissertation zur Erlangung der Doktorwürde einerHohen Philosophischen Fakultät der Kaiser Wilhelms-Universität, 1910].

DISCOURS ET SAVOIRS

104

Page 105: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

manuscrit Thott 128 de la Bibliothèque de l’Université deCopenhague, ou un manuscrit très voisin. En 1971, RichardKinkade a montré que le manuscrit 110 de la Biblioteca Nacionalde Madrid contient les miracles à peu près dans le même ordreque Thott12. Kinkade ne pensait pas avoir trouvé l’original, maisJesùs Montoya Martínez a pu montrer, près de vingt ans après,que 110 est en réalité plus proche de Berceo que ne l’est Thott12813. S’occupant actuellement de Berceo, Aires AugustoNascimento a découvert un manuscrit dans la Biblioteca Nacionalde Lisbonne (Alçobatense 149) qu’il considère comme le modèleoriginal latin des Milagros de Berceo14. Ces attributions sontsecondaires pour notre propos, mais elles montrent combien l’ona peu recherché de matériel marial dans les bibliothèques de lapéninsule ibérique, et je pourrais ajouter que le ms. 110 contientsuffisamment de matière pour avoir été utilisé par Vincent commeMariale magnum.

Parler de l’Espagne nous mène dans une autre direction,celle de la Légende dorée de Jacques de Voragine, cette grandecompilation de la tradition chrétienne et des vies de saints à la findu XIII

e siècle, une autre encyclopédie « en puissance » dontl’influence en Espagne a été étudiée récemment15. Ici, nous nousengageons dans une pagaille plus grande encore que pour laMariale Magnum. Il y a plus de 1000 manuscrits de la Legenda

12 Richard Kinkade, « A New Latin Source for Berceo’s Milagros : MS 110 ofMadrid’s Biblioteca Nacional » , Romance Philology, 25 (1971), 188-192.

13 Jesús Montoya Martínez, « El ms. 110 de la Biblioteca Nacional de Madrid :¿ un texto más próximo a Berceo ? »  in Actas del I Congreso de la AsociaciónHispánica de Literatura Medieval (Barcelona, PPU, 1988), 445-451.

14 Aires A. Nascimento, « Testemunho Alcobacense de Fonte Latina de “LosMilagres de Nuestra Señora” de Gonzalo de Berceo » , Revista da BibliotecaNacional I (1981), pp. 41-43; idem, « Um Mariale alcobacense »,  Didaskalia 9(1979), 339-411.

15 Cf. Billy Russell Thompson, « “Plumbei cordis, oris ferrei” : la recepción de lateología de Jacobus a Voragine y su Legenda aurea en la Península »,  in Saints andtheir Authors: Studies in Medieval Hispanic Hagiography in Honor of John K. Walsh, ed.Jane E. Connolly, Alan Deyermond, Brian Dutton (Madison : HispanicSeminary of Medieval Studies, 1990), 97-106.

VINCENT DE BEAUVAIS, GIL DE ZAMORA ET LE MARIALE MAGNUM

105

Page 106: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

Aurea 16, et de tous ces manuscrits, il est difficile d’en trouver deux

semblables. Mussafia avait déjà vu les deux difficultés tropfamilières liées à la recherche des sources de Jacques17. La mêmequestion se rencontre dans d’autres traditions où l’on a invoqué lafameuse influence de Jacques, par exemple dans les miraclesHarley étudiés par Tryon18. Nous pourrions noter, par exemple, lefait qu’elle mentionne un autre auteur de la Péninsule, Gil deZamora, comme analogue à la situation du recueil Harley19. Enfait, il est évident que lorsque deux textes se rencontrent, il y atoujours au moins deux possibilités : ou l’un dérive de l’autre, ou

16 Konrad Kunze, « Jacobus a Voragine »,  Verfasserlexikon, 2e éd., vol. 4,448-466 : « Die Überlieferungsgeschichte ist durch relativ hohe Konstanz desTextes im einzelnen, jedoch enorme Variabilität des Legendenbestandesgekennzeichnet. Anhänge, Weglassungen, Einschübe und Umstellungen habendie ursprüngliche Struktur oft völlig verändert, Überlieferungsgeschichte undWirkungsgeschichte sind nicht klar zu trennen. »

Cf. B. Fleith « Le classement des quelque 1000 manuscrits de la LegendaAurea latine en vue de l’établissement d’une histoire de la tradition », in LegendaAurea, sept siècles de diffusion, actes du colloque international sur la Legenda Aurea,texte latin et branches vernaculaires, Université du Québec à Montréal, 1983,Cahiers d’Études médiévales, Vrin-Bellarmin, 1986, p. 17-24.

17 Mussafia, II, 65: « Bemerkenswerth ist, dass manche der in der Legenda aureaenthaltenen Legenden, und zwar gerade solche, welche in vulgären Fassungenvorkommen, wie z. B. `Frau mit der Kerze’,`Frau dem Teufel versprochen’, inden bisher untersuchten grossen Sammlungen, welche meist in Handschriftendes 12. Jahrh. enthalten sind, nicht vorkommen. Wo hat sie Jacobus a Varaginegefunden ? Wohl in denselben hagiographischen Sammlungen, aus denen ersein ganzes Werk schöpfte. Eine Untersuchung dieser Sammlungen nach dieserRichtung ist eine Aufgabe, die ich leider noch nicht unternehmen konnte unddie ich gerne von Anderen ausgeführt sehen möchte. »

18 Ruth Wilson Tryon, « Miracles of Our Lady in Middle English Verse »,PMLA 38 (1923), 308-388.

19 p. 311 s. « Moreover, there is another possibility which should not beoverlooked. The Legenda Aurea is itself a compilation from various other MSS.and one of these source-collections may quite possibly have furnished materialfor the Harley MS. also. Though the existence of such a common antecedent ispurely hypothetical at present, a bit of evidence which points in this directionmay be found in Mussafia’s account of the Liber Marie, a Latin compilation byGil de Zamora (fl. 1300) which is preserved in Madrid MS. B.b. 150 (XIVcent.). » 

DISCOURS ET SAVOIRS

106

Page 107: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

ils dérivent tous deux de la même source, peut-être en plusieursétapes. Attachons-nous davantage au texte de Gil.

Gil de Zamora fut un polymathe espagnol du XIIIe siècle,

sujeto de vastissima erudición, comme le dit Wadding20. Conseillerd’Alphonse le Sage, précepteur du jeune roi Sanche, vicaireprovincial des Franciscains d’Espagne pour la province deSantiago, plus tard ministre de la Province, il est l’une despersonnes les plus influentes de l’Espagne du XIII

e siècle. Il a écritune histoire d’Espagne, une introduction à la musique (quiprésente une des rares iconographies musicales du Moyen Âge)21,une introduction à l’art épistolaire, des vies de saints, un Liber Jesu,un De viris illustribus22, etc., sans parler de sa poésie, appréciée parFita et Menendez y Pelayo23, et un office à la Vierge qui est luiaussi largement apprécié24. Son Liber Maria, que le professeurSpurgeon W. Baldwin et moi-même sommes en train d’éditer, a

20 Cf. Fray Gil de Zamora, De preconiis Hispanie, estudio preliminar y edicióncrítica, ed. Manuel de Castro y Castro, O. F. M. Universidad de Madrid,Facultad de filosofía y letras (Madrid, Université de Madrid, 1955), cxi.

21 Cf. James W. Marchand, « The Old Icelandic Allegory of the ChurchModes », Musical Quarterly 61 (1975). 553-60. Cet Ars musica est accessible nonseulement en quelques versions imprimées, mais aussi en texte électronique,dans le cadre du projet du Thesaurus Musicarum Latinarum :http ://www.music.indiana.edu/.

22 Une liste à peu près complète de ses œuvres pourra être reprise dansCastro, lxxxii s., cxiii s., et Georges Cirot, De operibus historicis Iohannis AegidiiZamorensis (Bordeaux : Feret, 1913).

23 M. Menéndez y Pelayo, Antología de poesías líricas castellanas (Madrid : CSICientíficas, 1944), p. 63 : « Todas ellas son rítmicas y se acercan mucho a laforma de versificicación popular, aunque predominan las rimas perfectas. FrayGil de Zamora es, probablemente, el más antiguo poeta de la Orden en España,y sus versos recuerdan a veces, en su estructura, los dos Stabat atribuidos alBeato Jocopone. »

24 Cf. Josef Szövérffy, Die Annalen der lateinischen Hymnendichtung, vol. 2 (Berlin :Erich Schmidt, 1965), 279-283, et les auteurs qu’il y cite. Par exemple, p. 281 :« Diese Formulierung der Ara coeli-Legende ist vielleicht die beste unter allenuns bekannten Hymnenstellen ».  Il considère les divers poèmes de Gil comme« äußerst interessant »,  « besonders beachtenswert. »

VINCENT DE BEAUVAIS, GIL DE ZAMORA ET LE MARIALE MAGNUM

107

Page 108: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

eu une grande influence, et a même été mentionné par Alphonsele Sage dans son testament25. Il est inédit, à l’exception de laplupart des miracles, édités par Fita.

Une comparaison avec Voragine offre quelques points decontact. Gil présente 90 miracles ; Voragine (19+6), même si nouscomptons les additions du chapitre 189, seulement 26. Dans laplupart des miracles présents dans les deux sources, Mussafial’avait déjà noté, Gil et Voragine diffèrent grandement. En fait, uncourt exemple montrera le piège que constitue le fait decataloguer des œuvres par leur seul titre et leur contenu. Wilson,par exemple, dans son analyse du récit de Julien l’Apostat(p. 181 s.) recense Gil et la Legenda Aurea comme contenant tousdeux le miracle, alors que leurs textes sont radicalementdifférents. Gil présente la version suivante26 :

Legitur enim in vita beati Basilii quod, cum beato BasilioIulianus Apostata comminatus fuisset quod ipsius monasteriumdirueret et omnes qui ibi erant interficere[n]t christianos, beatusBasilius confugit ad ecclesiam matris Christi; et supplicanseundem humiliter ut ipsum a tanto periculo liberaret, factaoratione ab ecclesia est egressus. Et oculos levans sursum, viditin nubibus exercitus beatorum, inter quos contuitus fuitalmifluam matrem Christi, solaris corporis speciempretendentem, et tamquam sol inter sidera refulgentem. Et

25 De façon intéressante, quoique nous puissions être assurés de son influencesur le roi en matière de miracles de la Vierge, les Cantigas d’Alphonse et le LiberMarie ne se recoupent pas entièrement ; mais c’est dans la nature des choses, cf.plus bas. Nous devons aussi compter, bien sûr, sur divers co-auteurs : laquestion irritante de la part qu’a eue le roi dans la composition des Cantigas nesera sans doute jamais résolue. Pour l’influence postérieure de Gil, par exemplesur le marquis de Santillana, cf. Cirot, p. 8.

26 Biblioteca Nacional Bb 150, 55r f.; Burgo de Osma (Cathedral Library 116),77v f.; Fidel Fita, « Cinquenta leyendas por Gil de Zamora », Boletín de la RealAcademía de la Historia 7 (1885), No. 50, p. 148-149. Notons que ce miracle, dansune forme relativement différente de Gil, se trouve aussi dans les Cantigasd’Alphonse le Sage, sous le n° 15 ; cf. Walter Mettmann, ed., Cantigas de SantaMaría, vol. 1 (Madrid: Clásicos Castalia, 1986), 93-99. On le trouve, bien sûr,sous des formes variées en de nombreux endroits ; cf. Vincent de Beauvais,XIV, 43 and Gautier de Coinci (éd. Poquet), col. 399.

DISCOURS ET SAVOIRS

108

Page 109: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

radium sue gracie dirigens in Basilium, dixit ei: « Ne timeas; quiaIulianus a tribunali summi iudicis perimendus est. » Cumquealmiflua mater Christi respiceret tamen exercitum assistentem etinterrogaret quis eam de Iuliano Apostata vindicaret, affuit milesquidam, /Os 77v./ nomine Mercurius, qui ob zelum christianefidei multos in vita interfecerat sarracenos et nunquam victussed extiterat semper victor. Cuius corpus in prefata virginisbasilica iacebat, et in memoriam probitatis eius et sancitatis armaeius ibi suspensa erant. Quibus inductus ad iussum virginis etequo mirifico insidens, lanceam vibrans, exivit ab urbe. Etmedias acies transiens pervenit ad Iulianum, quem lancea percu-[56r.] ciens, expiravit blasphemando, dicens: « Vicisti, galilee,vicisti. » Cumque Mercurium vellerent rapere Sarraceni, evanuitab oculis eorundem. Tunc clamor omnium factus est dicentiumquod Iulianum sagitta domini interfecit.27

La même histoire est restituée par Voragine d’une façonradicalement différente28 :

27 Nous lisons en effet dans la vie de saint Basile que, lorsque Julien l’Apostatmenaça Basile de détruire son monastère et de tuer tous les chrétiens qui s’ytrouveraient, saint Basile se réfugia dans l’église de la Mère du Christ ; là, il priahumblement la Vierge de le libérer d’un si grand péril ; sa prière faite, il sortitde l’église. Levant les yeux, il vit dans les nues l’armée des bienheureux, parmilesquels il regarda la Mère du Christ, dont le corps avait une apparenceresplendissante, et brillait comme un soleil entre des étoiles. Elle dirigea lerayon de sa grâce vers Basile et lui dit : « Sois sans crainte, car Julien va êtredétruit au tribunal de la plus haute justice ». Quand la Mère du Christ vitl’armée qui était présente, elle demanda qui pourrait prendre vengeance pourelle contre Julien l’Apostat ; un certain soldat, nommé Mercurius, se présenta.Dans le zèle de la foi chrétienne il avait tué beaucoup de Sarrasins et n’avaitjamais essuyé de défaite ; il avait toujours été vainqueur. Son corps était inhumédans la basilique de la Vierge dont on vient de parler, et, à la mémoire de savertu et de sa sainteté, on y avait suspendu ses armes. Ayant mis son armure surl’ordre de la Vierge, et ayant monté un destrier merveilleux, brandissant salance, il quitta la ville. Comme il traversait les rangs de l’armée, il rencontraJulien et le frappa avec la lance à tel point que ce dernier mourut enblasphémant, disant : « Tu as vaincu, Galiléen, tu as vaincu ». Quand lesSarrasins voulurent prendre Mercurius, il avait disparu. Alors le bruit courutqu’une lance du Seigneur avait tué Julien.

28 Jacobi a Voragine Legenda aurea, ed. Th. Graesse, 2d ed. (Leipzig: Arnold,1881), 143 s. (j’ai laissé de côté le passage introductif).

VINCENT DE BEAUVAIS, GIL DE ZAMORA ET LE MARIALE MAGNUM

109

Page 110: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

Dum igitur (ut in hystoria sancti Basilii legitur et Fulbertus,Carnotensis episcopus testatur) Caesaream Cappadociaedevenisset, sanctus Basilius eidem occurrit et quattuor paneshordeaceos pro munere ei misit, at Julianus indignatus eosrecipere contemsit et pro panibus sibi foenum misit dicens:pabulum nobis irrationabilium animalium obtulisti, recipe quodmisisti. Respondit Basilius: nos quidem, quod comedimus, tibimisimus, tu vero dedisti nobis, unde bestias tuas nutris. Ad hociratus Julianus respondit: cum Persas subegero, hanc urbemdestruam et arabo, ut farrifera magis quam hominiferanominetur. Sequenti autem nocte vidit Basilius in ecclesiaSanctae Mariae in visu multitudinem angelorum et in mediumeorum quandam feminam in throno stantem et adstantibusdicentem: vocate mihi cito Mercurium, qui Julianum apostatamoccidat, qui me et filium meum superbe blasphemat. Erat autemMercurius miles quidam, qui ab ipso Juliano pro fide Christifuerat interfectus, et in eadem ecclesia erat sepultus. Statimquesanctus Mercurius, ubi cum armis suis quiescebat, quae ibiservabantur, adfuit et jussus ab ea in proelium se praeparavit.Expergefactus itaque Basilius ad locum, ubi sanctus Mercuriuscum armis suis quiescit, ivit et monumentum suum aperiens neccorpus ibidem reperit nec arma invenit. Tunc custodem, anasportaverit, inquisivit, ille vero cum juramento affirmabat,eadem arma vespere ibidem fuisse, ubi perpetuo servabantur.Inde igitur Basilius recedens et mane illuc rediens invenit ibidemcorpus ejus et arma et lanceam sanguine cruentatam et eccequidam de exercitu rediens dixit: cum Julianus imperator inexercitu moraretur, ecce quidam miles ignotus cum armis suis etlancea veniens et calcaribus urgens equum audaci menteJulianum imperatorem impetiit et lanceam fortiter vibrans ipsumvalide per medium perforavit et subito abscedens nusquamcomparuit. Ipse vero Julianus dum adhuc spiraret, sanguinemanum suam implevit (sicut dicitur in hystoria tripartita) et inaera projecit dicens: vicisti Galilaea, vicisti, sicque in his vocibusmiserabiliter exspiravit, ab omnibus autem suis insepultusrelinquitur et a Persis excoriatur et de corio suo regi Persarumsubstratorium efficitur29.

29 Nous proposons en guise de traduction, plutôt que la version Roze,couramment accessible en collection G.F. la traduction de Jean de Vignay

DISCOURS ET SAVOIRS

110

Page 111: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

De là, Voragine ne peut pas être la source de Gil, et étantdonné les fortes différences entre les deux, l’idée de Mussafiad’une source commune (gemeinschaftliche Quelle) semble douteuse, etnon seulement dans ce cas, mais aussi en beaucoup d’autres,quoique parfois la Legenda Aurea et Gil soient parallèles et utilisentexactement les mêmes mots. Il ne serait pas difficile de multiplierde tels exemples. Dans son traitement du miracle de saint Bon

récemment publiée par Brenda Dunn-Lardeau :

« Si comme l’on lit en l’istoire de saint Basile, et Philebert, evesque deChartres, le tesmoingne, quant Julien vint en Cesarie de Capadoce, saint Basileluy vint a l’encontre et luy envoia troys pains d’orge, et Julien en eut despit et neles daigna prendre et luy envoya du foing pour les pains et dist : «Tu nous asenvoyés viande de bestes mues et prens ce que tu as envoyé.» Et Basile lui dist:«Nous te avons envoyés ce de quoy nous vivons, mais tu nous as envoyé ce dequoy tu nourris tes bestes.» Et lors, Julien, courroucé, respondit : «Quant jeauray soubzmis les Persans, je destruiray ceste cité et la areray si que elle seramieulx nommee portant froument que soustenant hommes.» Et la nuytensuyvant, Basile vit en vision en l’esglise de Saincte Marie grande multituded’angelz, et au milieu d’eulx une femme seant en trosne qui disoit a ceulx quiestoient la : «Appellez moy tantost Mercure qui occira Julien l’apostat quiblasme orguilleusement moy et mon filz.» Et celluy Mercure estoit ungchevalier qui avait esté occis de celui Julien pour la foy de Jhesucrist. Et tantost,celluy Mercure vint avecques ses armes qui estoient gardees leans et elle luycommanda qu’il s’en alast a la bataille et il y ala. Et quant Basile se esveilla, il alaau lieu ou le benoit sainct Mercure reposoit avecques ses armes, et ouvrit lemonument et ne trouva la ne le corps ne les armes. Et doncques, il enquist a cilqui les gardoit qui les en avoit portees. Et il luy jura que ce soir elles estoient laou l’on les gardoit tousjours. Et lors, Basile s’en ala, et revint au matin et trouvale corps d’icelui et ses armes et la lance toute sanglante. Et tantost ung quivenoit de l’ost dist : « si comme Julien l’empereur estoit en son ost, ungchevalier mescogneu vint en ses armes et contrainit le cheval des esperons, etrequist Julien de hardie pensee, et brandit forment la lance et le perçavaillamment par le milieu ; et s’en ala soudainement et puis ne s’apparut. » Etcestuy Julien, si comme l’en dit en l’Istoire partie en trois, si comme il souspiroitencore, il emplist sa main de son sang et le gecta en l’air, disant : « Tu as vaincuGalileen, tu as vaincu ». Et ainsi criant, il mourut miserablement. Et fut delaisséde tous les siens sans sevelir et fut escorché des Persens. »

Jacques de Voragine, La légende dorée, édition critique, dans la révision de1476 par Jean Batallier, d’après la traduction de Jean de Vignay (1333-1348) dela Legenda aurea (c. 1261-1266) publiée par Brenda Dunn-Lardeau, Champion,Textes de la Renaissance, n°19, 1997, p. 275-76.

VINCENT DE BEAUVAIS, GIL DE ZAMORA ET LE MARIALE MAGNUM

111

Page 112: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

(Pez XXXVIII) par exemple, Crane cite Gil de Zamora (33), bienque l’original soit en vers et que la version, en prose, de Gil, nesoit pas très proche30. Mais, puisque les deux sont en latin, onpourrait penser que la version de Gil était dérivée de celle de Pez.

Il semble à peu près évident que Gil a composé un autrelivre comprenant un grand nombre de miracles de la Vierge,distincts de ceux du Liber Marie – il lui donne le titre de DeLaudibus Almiflue Virginis (B.N. 82v, Osma 111v)31  – livre cité,aussi, par Alphonse le Sage. En fait, à cause des différences entreles Cantigas et le Liber Marie, il peut être considéré comme unautre mariale magnum.

Toutefois, si nous nous contentons de considérer le LiberMarie de Gil, nous trouvons un vaste compendium de matérielmarial, peut-être le plus grand ouvrage consacré à Marie auMoyen Âge. L’étude de ses sources devient l’histoire de ladévotion mariale jusqu’à Bonaventure. Il contient de nombreusesréférences et des citations des œuvres mariales d’Augustin et deBernard, principalement, mais aussi Jean Damascène, JeanChrysostome, le pseudo-Chrysostome ( opus imperfectum), lesapocryphes de Marie, saint Jérôme, le pseudo-Jérôme (le Cogitisme)32, le pseudo-Augustin (Ambroise Autpert), saint Anselme, etd’autres. Il contient tant de citations de Farsitus qu’il devrait êtrepris en compte pour toute étude sur cet auteur, comme aussi pourAdam de Perseigne, dont il peut nous aider à reconstituer l’œuvre.On y retrouve en diverses citations la presque totalité de lacollection de Pez, le Quis dabit du pseudo-saint Bernard est citémot à mot33, comme de longs extraits de Bonaventure34. Ajoutons

30 Liber de Miraculis Sanctae Dei Genetricis Mariae, ed. T. F. Crane. CornellUniversity Studies in Romance Languages and Literature 1 (Ithaca : CornellUniversity Press, 1925), 103.

31 Castro, lxxxiii, considère que ce livre, si on le trouvait, résoudrait lesnombreuses difficultés relatives aux rapports entre le Liber Marie et les Cantigas.

32 Sur ce texte important, cf. Albert Ripberger, Der Pseudo-Hieronymus-Brief IX« Cogitis me » , Spicilegium Friburgense 9 (Freiburg : Universitätsverlag, 1962).Son utilisation par Gil est intensive.

33 C’est le Planctus Mariae attribué par H. Barré à Ogier, Abbé de Locedio ;

DISCOURS ET SAVOIRS

112

Page 113: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

à cela plus de 90 miracles, et des travaux de sa propre plume.C’est véritablement un mariale magnum, comme il semble qu’il a éténommé par le roi.

Ainsi, il paraît probable que LE Mariale Magnum, s’il a jamaisexisté comme livre, doit avoir contenu les œuvres de Farsitus, leCogitis me du pseudo-Jérôme, les apocryphes du pseudo-Augustinet de Marie, et les visions d’Élizabeth de Schönau, présentes chezVincent de Beauvais et Gil. Il semble très probable que c’était unmanuscrit français, quoiqu’en latin, (rappelons que l’on considèresouvent que Gautier de Coinci est à l’origine de Berceo). Je nepeux malheureusement pas étudier les Cantigas d’Alphonse le Sagequi, s’il n’a pas été inspiré, a été au moins aidé par Gil. Alphonsepossédait un exemplaire du Liber Marie, mentionné dans sontestament. Cette source renfermait probablement tous les miraclesmentionnés par le roi et sans doute davantage, tout comme l’a faitVincent.

Les sources des Cantigas ont été bien abordées dans l’éditionde Valmar qui contenait en particulier des études de Mussafia35 ;mais toutes les Cantigas n’ont pas été étudiées. Parmi les étudesplus récentes, on trouvera celle sur les miracles de Soissons parMetmann, le doyen des chercheurs sur les Cantigas 

36. Ici aussi,

cf. H. Barré, « Le “Planctus Mariae” attribué à Saint Bernard », Revue d’ascétique etde mystique 28 (1952), 243-266. Son attribution semble acceptée par J. W. deVries, De Mariaklachten (Zwolle: Tjeenk Willink, 1964), p. 59 s., du moins il lenomme « Planctus Ogier », mais, à nouveau, je ne suis pas convaincu ;athétisation et attribution sont des opérations risquées. (à la question dutraducteur, J. Marchand a répondu : Athétisation pose problème. Cela signifie lasupression d’un texte dans les œuvres d’un auteur et, habituellementl’attribution à quelqu’un d’autre. Glorieux utilise le mot de soustraction dans sesTables rectificatives)

34 Cf. James W. Marchand et Spurgeon W. Baldwin, « A Maculist at the Courtof Alfonso el Sabio : Gil de Zamora’s Lost Treatise on the ImmaculateConception »,  Franciscan Studies 47 (1987), 171-180.

35 Leopoldo Augusto de Cueto, Marqués de Valmar, ed., Las `Cantigas de SantaMaria’ de Alfonso el Sabio, 2 vols. (Madrid : RAE, 1889), vol. 1, « Extractos de lasCantigas de Santa María », pp. I-CXXVIII.

36 Walter Mettmann, « Die Soissons-Wunder in den Cantigas de Santa Maria, »

VINCENT DE BEAUVAIS, GIL DE ZAMORA ET LE MARIALE MAGNUM

113

Page 114: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

nous rencontrons la même difficulté que plus haut. Il est aisé denégliger les choses dans l’océan des miracles de Marie, et sonanalyse pour la dérivation d’un miracle unique (n° 67) à partir deGautier de Coinci est basée sur deux rencontres :

–  la mère de l’enfant est pauvre ; –  elle le porte sur son dos.

Dans la Cantiga, toutefois, elle est veuve et gagne sa vie enfilant, détails qui sont absents de Gautier, etc. Nous n’en savonspas assez sur les textes de Farsitus pour être capables de telsjugements, même si l’on peut penser que ce type d’argumentationest convaincant. Il y a, par exemple, une belle moisson à faire surles manuscrits de Farsitus dans les bibliothèques ibériques(Mettmann mentionne le manuscrit n° 110 découvert parKinkade). À ma connaissance, cela n’a pas été étudié à fond.Est-ce que, dans le ms 110, la mère de l’enfant est une pauvrefemme ? D’un autre côté, le fait qu’à la fois Gil de Zamora etAlphonse commettent la même erreur sur le nom de Chelles(Cantiga 308) amènent à une conclusion plus nuancée : « Bei Gilde Zamora erscheint der Herkunfts ort der Frau, Kala, in derfehlerhaften Variante Rala. Auf diese oder eine ähnliche Lesartgeht Rara in der Cantiga zurück. » Je croirais volontiers que cetterencontre est plus probante que les deux qui ont été citées àpropos de Gautier de Coinci comme source de la Cantiga 67, maisil est clair que la faute de lecture de Gilles vient probablement desa source.

Arrivant à la fin de notre via tortuosa, de notre iter hispanicum,récapitulons : un bon nombre de sources ibériques ont étéignorées dans les précédentes études sur les miracles de la Vierge,le B.N. 110 de Madrid, le manuscrit Alçobatense de Lisbonne, etGil lui-même. Je suis maintenant convaincu qu’il n’existe pas deMariale Magnum, et que, si jamais nous devons en reconstruire un,bien d’autres manuscrits devraient entrer en ligne de compte. J’ai

Homenagem a Joseph M. Piel, ed. Dieter Kremer (Tübingen : Niemeyer, 1988),615-620.

DISCOURS ET SAVOIRS

114

Page 115: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

pris plus haut mes distances avec Mettmann, qu’il me soit permisde le rejoindre :

Es lassen sich also hinsichtlich der Benutzung der Vorlagengrundsätzlich drei Möglichkeiten unterscheiden : 1) rein oraleÜberlieferung ; 2) schriftliche Überlieferung derart, daßderDichter unmittelbaren Zugang zu einer schriftlichen Quelle (inlateinischer, französischer, spanischer oder auch protugiesischerSprache) hatte ; 3) ein des Lateinischen oder des FranzösischenKundiger vermittelt dem Dichter den Stoff a) in einerschriftlichen spanischen (galicischen) Zusammenfassung oderÜbersetzung, oder b) mündlich.37

Je peux juste dire que même cela est trop restrictif. Nousavons cruellement besoin de deux choses :

1 : accroître notre base et prendre en considération autant dematériau marial que possible avant de rechercher les sources ;

2 : développer des règles plus strictes de ce qui peutconstituer une preuve ou une présomption de source38.

Nous ne sommes à coup sûr pas en position d’être trèsprécis sur un mariale magnum ou sur Le Mariale Magnum. Uneconclusion décevante, mais se non è ben trovato, è vero.

JAMES W. MARCHAND

UNIVERSITY OF ILLINOIS

37 Mettmann, p. 620.38 Pour une excellente mise au point des problèmes soulevés par l’hypothèse

des influences et la recherche des sources, cf. Hermerén, Göran, Influence in Artand Literature (Princeton, Princeton University Press, 1975).

VINCENT DE BEAUVAIS, GIL DE ZAMORA ET LE MARIALE MAGNUM

115

Page 116: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité
Page 117: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

L’ALCHIMIE DANS LES ENCYCLOPÉDIES DU XIIIe SIÈCLE :

VINCENT DE BEAUVAIS ET SES CONFRÈRES

L’alchimie entre dans le patrimoine intellectuel occidental àpartir de la fin du XII

e siècle, époque où commencent lestraductions en latin des œuvres alchimiques rédigées par lesArabes1. Il n’est pas question, ici, d’évoquer l’histoire de cettediscipline scientifique2, ni la façon dont les Occidentaux l’ontpratiquée, qu’il s’agisse d’alchimie t héorique ou pratique3 ; ni

1 Sur l’alchimie et son histoire, voir l’ouvrage fondamental de Robert Halleux,Les textes alchimiques, Turnhout, Brepols (coll. Typologie des sources du MoyenÂge occidental), 1979. Sur les origines antiques de cette discipline, voir lescommentaires de Robert Halleux dans l’introduction et les notes de son éditionLes alchimistes grecs. Papyrus de Leyde. Papyrus de Stockholm. Recettes, Paris, BellesLettres, 1981. On peut également recourir à un ouvrage plus facile à seprocurer, le Dictionnaire des Lettres françaises. Le Moyen Âge, Paris, Fayard, 1992, oùl’article « Alchimie », de James Corbett et Françoise Fery-Hue, p. 39-42,présente le résumé de nos connaissances actuelles et la bibliographiefondamentale dans ce domaine.

2 Les alchimistes se présentent eux-mêmes comme des philosophes, c’est-à-direcomme des gens intéressés par la philosophie naturelle et ses théoriesd’explication du monde et de la matière. À cet égard, on doit donc lesconsidérer comme des scientifiques, car leurs expérimentations sur les métauxsont sous-tendues par une théorie de la matière.

Page 118: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

d’envisager les réactions des penseurs du XIIIe siècle face à

l’alchimie, comme les ont étudiées Guy Allard ou RobertHalleux4. Cet article s’intéresse à un aspect plus limité del’alchimie : comment cette discipline5 a-t-elle été connue par unpublic de clercs ou de laïcs qui ne la pratiquaient pas6, et cela dèsle milieu du XIII

e siècle ? Cela nous amène à examiner les textes dequatre penseurs et encyclopédistes7, successivement Albert le

3 Voir la définition de Roger Bacon : « Alkimia speculativa, quae speculaturde omnibus inanimatis et tota generatione rerum ab elementis. Est autemalkimia operativa et practica, quae docet facere metalla nobilia et colores, et aliamelius et copiosius quam per natura fiant. » Fr. Rogeri Baconi Opera quaedamhactena inedita, ed. J.S. Brewer, Londres, 1859, Opus tertium, 12, p. 40. L’alchimiepratique a donné lieu, entre autres, à des traductions en latin du Liber secretorumde Razi, à la fin du XII

e siècle (voir Louis-Claude Paquin, Édition critique duréceptaire alchimique ‘Liber secretorum’, Thèse de doctorat, Université de Montréal,1986). Dans la seconde moitié du XIII

e s., Paul de Tarente, à partir, entre autres,de l’ouvrage de Razi et de ses propres expériences, rédigea la très belle practicaqu’est la Summa perfectionis.(édition William Newman, The « Summa Perfectionis »  ofPseudo-Geber. A Critical Edition, Translation and Study, Leyde, Brill, 1991). Ontrouvera la classification des minéraux selon Razi, ainsi que leur identification,dans la très belle introduction de Newman, p. 111-115.

4 Voir Guy H. Allard, « Réactions de trois penseurs du XIIIe siècle vis-à-vis de

l’alchimie », in La Science de la nature : théories et pratiques, Montréal/ Paris,Bellarmin/ Vrin, 1974, p.97-106, où sont analysés les points de vue de Thomasd’Aquin, d’Albert le Grand et de Roger Bacon sur l’alchimie ; Robert Halleux,dans « Albert le Grand et l’alchimie », Revue des sciences philosophiques et théologiques66 (1982), p. 13-52, analyse l’exposé sur l’alchimie et sur les diverses doctrinesde métallogénie proposées par les alchimistes arabes, rédigé par Albert dans sonDe mineralibus.

5 Le terme discipline est à prendre dans son sens étymologique strict : quidonne matière à un enseignement.

6 Nous excluons donc toute recherche portant sur les practicae qui, elles, seprésentaient comme des instruments destinés à aider des gens désireux detravailler dans leur laboratoire pour effectuer les opérations liées aux processusalchimiques.

7 Sur l’encyclopédisme médiéval, voir Michael Twomey, « MedievalEncyclopedias », in Robert E. Kaske, Medieval Christian Literary Imagery. A Guideto Interpretation, Toronto, University of Toronto Press, 1988, p. 182-215 ; il yprésente les principales e ncyclopédies médiévales, leur diffusion et leurbibliographie fondamentale. Rappelons que l’on compte au moins sept

DISCOURS ET SAVOIRS

118

Page 119: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

Grand, Thomas de Cantimpré, Barthélemy l’Anglais et Vincent deBeauvais. Tous sont passés par Paris, à un moment ou à un autrede leur carrière, pour y étudier, y enseigner ou y travailler. Leursœuvres, produites sur environ vingt-cinq ans, connurent une vastediffusion8. À des degrés divers, ces membres des ordresmendiants, c’est-à-dire tournés vers la prédication, évoquent cette

encyclopédies entre l’Antiquité et le XIIe s., dix-sept encyclopédies au XII

e s., etplus d’une dizaine au XIII

e s.8 Pour la diffusion de Thomas de Cantimpré, cité de son vivant comme une

auctoritas par ses confrères dominicains, voir M. Twomey (cité n. 7), p. 196-198 ;voir aussi Françoise Fery-Hue, art. « Thomas de Cantimpré » dans le Dictionnairedes Lettres françaises (cité n.), p. 1436-1438. John B. Friedman, « Thomas ofCantimpré De naturis Rerum Prologue, Book III and Book XIX » in La science de lanature : théories et pratiques, Montréal/ Paris, Bellarmin/ Vrin, 1974, p. 107-154 ;H. Boese, « Zur Textüberlieferung von Thomas Cantimpratensis Liber de naturarerum », Archivum fratrum praedicatorum 39 (1969), p. 53-68 ; Bruno Roy, « Latrente-sixième main : Vincent de Beauvais et Thomas de Cantimpré », in Vincentde Beauvais. Intentions et réceptions... (cité plus bas dans cette note).

De Barthélemy, nous restent encore plus de cent dix-sept manuscrits, et ilfut traduit en italien (avant 1309), en français (1372), en occitan (avant 1391), enanglais (1398), en néerlandais (1485), en espagnol (vers 1494) ; il fut, du reste, lepremier auteur dont les œuvres furent commentées en traductions vernaculairesdans l’enseignement ; quatorze éditions furent publiées avant 1500 et seizeautres subsistent, datées du XVI

e siècle (voir l’Index Aureliensis, s.v.).

Pour la diffusion de Barthélemy, voir l’article qui lui est consacré parFrançoise Fery-Hue, dans le Dictionnaire des Lettres françaises..., p. 126-127 ; voirM. Twomey (n.7), p. 193-196 ; voir également M. C. Seymour and G. M. Liegeyed., On the Properties of Things. John Trevisa’s Translation of Bartholomeus Anglicus « Deproprietatibus Rerum ». A critical Text, Oxford, Clarendon Press, 1975.

Pour Vincent de Beauvais, outre l’article de Serge Lusignan qui lui estconsacré dans le Dictionnaire des Lettres françaises, p. 1480, voir surtout les Actesdu colloque qui lui a été consacré : Vincent de Beauvais. Intentions et réceptions d’uneœuvre encyclopédique au Moyen-Age. Actes du XIVe colloque de l’Institut d’Étudesmédiévales, organisé conjointement par l’Institut d’Études médiévales (Université de Montréal)et l’Atelier Vincent de Beauvais (Université de Nancy II), avril 1988, Montréal/ Paris,Bellarmin/ Vrin, 1990, et sa liste des quelque 230 manuscrits cités lors ducolloque ; on y trouvera la diffusion manuscrite plus particulièrementp. 110-111, 115-116, 119 ; la diffusion imprimée commence en 1483 et sepoursuit jusqu’à l’édition de Douai, en 1624 (p. 98 n.3) ; voir égalementMonique Paulmier-Foucart et Serge Lusignan, « Vincent de Beauvais etl’histoire du Speculum maius », Journal des Savants (1990), p. 97-124.

L’ALCHIMIE DANS LES ENCYCLOPÉDIES

119

Page 120: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

nouvelle discipline dans leurs ouvrages encyclopédiques ou dansleurs textes d’enseignement, qu’ils ont rédigés pour faciliter à leursconfrères la tâche de prédication9, ou leur compréhension de laréalité de la Création et des merveilles de Dieu10. À travers leurstextes, il est possible de découvrir ce que leurs nombreux lecteursont pu connaître de l’alchimie, de ses théories sur la matière, et enparticulier de la possibilité offerte aux hommes d’effectuer « en unjour » le travail que la Nature met « des milliers d’années àeffectuer »11 pour amener les métaux à leur plus haut degré deperfection, les transformant ainsi en or. En outre, la lecture de cesœuvres, si proches dans le temps, permet de voir progresserrapidement l’intérêt porté à l’alchimie, ce dont témoigne de façonexemplaire le Speculum maius de Vincent de Beauvais, remanié en

9 Pour Thomas, voir le Prologue (p. 3 lignes 1-5) à son De natura rerum, dansThomas Cantimpratensis Liber de Natura rerum. Editio princeps secundum codicesmanuscriptos, H. Boese, ed. Berlin, De Gruyter, 1973. Son encyclopédie seraétudiée dans cette édition critique. Pour Barthélemy, voir sa Préface (p. 1) dansBartholomaei Anglici, De genuinis rerum cœlestium, terrestrium et infernarum proprietatibus,libri XVIII, Francfort, 1601, réimpression anastatique Francfort, Minerva,1964 ; c’est l’édition sur laquelle se base cette étude de son ouvrage. PourVincent, voir sa présentation de son œuvre dans le Libellus totius operis apologeticus,texte édité par Serge Lusignan, dans Préface au ‘ Speculum maius’ de Vincent deBeauvais : réfraction et diffraction, Montréal/ Paris, Institut d’Études médiévales/Vrin, 1979. Notre analyse de Vincent se base sur le ms Bruxelles, BibliothèqueRoyale 18645 et sur l’édition de Douai (1624), reproduction anastatique parGraz, 1964-1965.

10 Voir les déclarations d’Albert le Grand, en tête de la Physica, I tr.i c.1, PaulHossfeld ed, Alberti Magni opera omnia, t. 4-1, Aschendorff, MonasteriiWestfalorum, 1987. Son exposé sur l’alchimie se trouve dans le De mineralibus, etsera étudié dans l’édition Borgnet, Beati Alberti Magni, opera omnia, Paris,1890-1899 ; t. 5, Mineralium libri V, p. 1-116, et dans la traduction commentéede Dorothée Wickoff, Albertus Magnus, Book of Minerals, Oxford, ClarendonPress, 1967.

11 « Razi », Liber de aluminibus et salibus : « ... corpora generantur per gradatammutationem in milibus annorum. [...] Sed per artificis subtilitatem fieri potesthujusmodi transmutatio in uno die, id est brevi spacio. » Cité dans le Speculummaius de Vincent de Beauvais (édition de Douai), Naturale livre VII, ch. 6, col.428 et Doctrinale, livre XI, ch. 105, col. 1054.

DISCOURS ET SAVOIRS

120

Page 121: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

cours de rédaction pour y insérer de nouveaux renseignementsalchimiques.

Avant d’explorer les écrits de ces quatre auteurs, il sembletoutefois utile de rappeler les théories sur la nature des pierres,des minéraux et des métaux émises par Aristote, puis par lesauteurs alchimiques, afin de mieux identifier les apports liés àl’alchimie lorsque nous les rencontrerons dans leurs textes.

Les théories sur la nature des minéraux et métaux

Les milieux intellectuels parisiens connaissent unextraordinaire dynamisme, au XIII

e siècle ; en témoignent l’essor dela toute récente université, les débats houleux autour de l’exégèsedes écrits d’Aristote, traduits en latin pendant les XII

e et XIIIe siècles

à partir de l’arabe et du grec, et la diffusion des textesscientifiques arabes, notamment en médecine et en philosophienaturelle. Dans un premier temps, c’est sous l’angle de laphilosophie naturelle que les intellectuels s’intéressent àl’alchimie12. En effet, les philosophes de l’Antiquité ont proposédes interprétations de la nature des choses ; il se trouve que cesont les théories d’Aristote13 qui ont marqué la vision desmédiévaux. Pour Aristote, les corps minéraux sont formés dansles entrailles de la Terre par la combinaison de deux des quatre

12 L’alchimie reposant sur une conception de la genèse et de la compositiondes métaux, elle relève donc de la philosophia naturalis, ou cosmologie, cettebranche de la philosophia speculativa, qui traite de tous les « objets » rencontrésdans la nature. En alchimie, les premières traductions systématiques de l’arabeau latin commencent en 1144, avec celle du De compositione alchemiae deMorienus, puis vers la fin du XII

e s., celles du Liber secretorum de Razi, del’anonyme Liber Hermetis et le Liber de septuaginta. On considère que, dès la fin duXII

e siècle, une grande partie des textes alchimiques arabes est accessible en latin(voir R. Halleux, Les textes alchimiques, (cité n. 1), p. 65)

13 Les œuvres de logique d’Aristote (la logica vetus) n’ont jamais été oubliées enOccident ; mais ses ouvrages de philosophie naturelle n’ont été traduits del’arabe ou du grec qu’à partir du milieu du XII

e siècle, et, après de longs débatsthéologiques sur la place à accorder à un auteur païen, entrent trèsofficiellement dans le programme d’étude de la Faculté des Arts de Paris,seulement le 19 mars 1255.

L’ALCHIMIE DANS LES ENCYCLOPÉDIES

121

Page 122: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

éléments, l’eau et la terre, durcis dans les entrailles de la terre pardes exhalaisons soit « sèches », soit « humides » ; les exhalaisonssèches donnent les diverses terres et pierres non fusibles, alorsque les exhalaisons humides sont à l’origine des métaux connus,dont ils justifient la fusibilité14.

Toutefois, Aristote n’a pas rédigé le traité sur la minéralogieque promet la fin du livre III des Meteorologica. Ce n’est qu’aucours de la transmission textuelle, que trois chapitressupplémentaires ont été ajoutés, vers 1200, au livre IV desMeteorologica15 ; destiné à compléter la « lacune » du texted’Aristote, cet ajout a souvent été attribué à Aristote par denombreux médiévaux ; il s’agit, en fait, d’une traduction etadaptation d’écrits d’Avicenne, réalisée par Alfred de Sareshel16.Ce texte avicennien ajoutait les théories de l’alchimie à laprésentation de la nature des minéraux et des métaux par les écritsaristotéliciens. Avicenne y expliquait la formation des pierres parl’action de la congelatio (durcissement d’un liquide) sur le mélangeeau-terre, ou par la conglutinatio (adhérence et « agglutination ») departicules solides, sous l’influence d’une vis mineralis, ou« puissance pétrifiante ». Et il exposait, pour les métaux, la théoriealchimique : les six métaux étaient le résultat d’un mélange dedeux corps, le vif-argent et le sulphur17, « cuits » ensemble dans la

14 Ces diverses notions se trouvent dans sa Physica et ses Meteorologica, livre III.15 Traduit du grec en latin par Henri Aristippe, en 1156.16 Texte connu en latin sous le titre de De congelatione et conglutinatione lapidum ;

édition par E.J. Holmyard et D.C. Mandeville, Avicennae De congelatione etconglutinatione lapidum being sections of the Kitâb al-Shifâ’. The Latin and Arabic Texts,Paris Librairie orientale P. Geuthner, 1927. Sur Alfred de Sareshel, voir JamesOtte, Alfred of Sareshel Commentary on the Metheora of Aristotle, Leiyde, Brill, 1988.

17 Les premiers textes arabes présentant la théorie sulphur/ vif-argent semblentremonter à Jabir (Geber), et aux textes mis sous son nom, entre les VIII

e et Xe

siècles. À noter qu’il ne s’agit pas du métalloïde qu’est le vif-argent, ni du soufreréel, deux corps bien connus dans la pratique antique, mais d’une sorte de« quintessence » de ces deux produits, n’existant pas à l’état naturel ; lesalchimistes espéraient pouvoir, par distillations et raffinages successifs, obtenircette materia prima à partir du soufre et du mercure, et, avec elle ils pensaientpouvoir aboutir à reconstituer l’or. Telle est la base scientifique de la théorie de

DISCOURS ET SAVOIRS

122

Page 123: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

Terre ; selon le degré de « pureté » et de « finesse » des élémentsconstitutifs et selon la qualité de la « cuisson », on obtenait lesdivers métaux. La croyance en ce sulphur se justifiait par lapratique du travail des mines : en effet, tous les mineraismétalliques utilisés en métallurgie étant des sulfures, lesopérations de grillage ou de calcination dégagent une forte odeurde soufre lorsque ce dernier s’enflamme et se volatilise. Quant auvif-argent, il rendait compte de la fusibilité des métaux. Dans cettethéorie, l’état parfait pour un métal ne pouvait être autre que l’or,ce métal inaltérable, ou l’argent, les autres métaux étant considéréscomme insuffisamment « purifiés » par le travail de la Nature.Certains textes alchimiques supposaient que, au fil du temps, tousles métaux « imparfaits » finiraient par se transformer en or, sousl’action des forces de la Nature ; et les techniques etmanipulations des alchimistes visaient seulement à accélérer ceprocessus naturel18.

Albert le Grand et le De mineralibus

Telles étaient les théories qui circulaient à Paris, au XIIIe

siècle, et faisaient l’objet de nombreux débats et recherches19. Deces discussions sur l’alchimie témoignent les écrits desencyclopédistes cités et le De mineralibus d’Albert le Grand. Nousverrons son texte en premier, car cet ouvrage d’enseignementpermet d’apprécier ce que les milieux du temps diffusaient à leursétudiants sur les théories scientifiques sous-jacentes à l’alchimie.

Albert le Grand, un dominicain allemand, étudia à Paris puisfut prieur du couvent dominicain de Paris, sur la rueSaint-Jacques de 1240 à 124820. Dans le cadre des cours de

la transmutation des métaux.18 Cette théorie évolutive, que l’on trouve par exemple chez le pseudo-Khalid

ibn Yazid, n’était pas partagée par tous les philosophes arabes ou occidentaux.Pour l’action des alchimistes, voir supra, note 11.

19 On se rappellera que Roger Bacon, un franciscain qui étudia et enseigna àParis dans les années 1245, s’est intéressé à la pratique de l’alchimie.

20 Sur la vie et l’œuvre d’Albert le Grand, voir James A. Weishepl ed., Albertus

L’ALCHIMIE DANS LES ENCYCLOPÉDIES

123

Page 124: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

philosophie naturelle qu’il donnait à ses jeunes confrèresdominicains, d’abord à Cologne, puis à Paris et de nouveau àCologne, il leur commentait en particulier la Physique et lesMétéorologiques d’Aristote. Ne pouvant découvrir le De lapidibusd’Aristote, il finit par rédiger un traité sur les minéraux et lesmétaux, le De mineralibus21, issu de son enseignement.

Composé vers 1250 ou 1252, ce traité est le premier ouvragede classification systématique des pierres, minéraux et métauxjamais rédigé en Occident. Il présente les causes, matérielle,efficiente, formelle et finale, des trois catégories de corpsminéraux (pierres, métaux et « corps intermédiaires »). Pour lesmétaux, au livre III, Albert en présente d’abord la nature ; selon latradition des disputationes universitaires, il expose les diversesopinions sur la « substance » des métaux, aussi bien celles desAnciens que celles de « Callisthène », Hermès, Gilgil ou« Empédocle », puis les réfute ou les nuance22. En effet, lesopinions de ces divers auteurs se contredisaient entre elles ; enoutre, certaines de leurs affirmations paraissaient à Albertcontraires à la logique interne de leurs exposés, ou contredites parl’expérience concrète qu’il avait des mines, ou des pratiques de lamétallurgie. Quand il donne enfin son opinion, aux théoriesstrictement aristotéliciennes de la double exhalaison sur le

Magnus and the Sciences. Commemorative Essays, Toronto, Pontifical Institute ofMediaeval Studies, 1980, où se trouve, entre autres, son étude : « The Life andWorks of St. Albert the Great » p. 13-52 ; on peut lire aussi l’introduction deDorothy Wickoff à sa remarquable traduction, Albertus Magnus... (citée n. 10), p.xiii-xxvi. Sur les rapports d’Albert avec l’alchimie, voir Robert Halleux, « Albertle Grand et l’alchimie », et Guy H. Allard, « Réactions de trois penseurs... » citésn. 4.

21 Texte dans l’édition Borgnet, Beati Alberti Magni, opera omnia, Paris,1890-1899 ; t. 5 Mineralium libri V , p. 1-116. Traduction par Dorothy Wickoff(voir n. 10).

22 De mineralibus, livre III, tr.1 c. 4-8. Les noms de Callisthène et Empédocle nerenvoient pas aux philosophes grecs de ces noms, mais à Khalid ibn Yazid,auteur d’un Liber trium verbum, et à un pseudo-Empédocle, les Arabes ayantsouvent mis des traités alchimiques sous le nom des grands penseurs grecs. Surcet exposé d’Albert, voir l’analyse de William Newman, op. cit. (n. 3), p. 17-20, etl’article de R. Halleux, « Albert et l’alchimie », cité n. 20.

DISCOURS ET SAVOIRS

124

Page 125: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

mélange terre/eau, il intègre la théorie alchimique duvif-argent/sulphur, auxquelles il adjoint l’influence durayonnement des astres. Il présente ensuite les diversescaractéristiques accidentelles des métaux, et leur capacitéthéorique à se transformer cycliquement en un autre métal plusnoble23, point qu’Albert tient pour possible. Confronté à laformule d’Avicenne selon laquelle il est impossible de changerune « espèce » (species) de métal en une autre, ce qui est pourtant lepoint de départ et la justification de toutes les opérationsalchimiques, il démontre, en recourant à la logique du mot species,que l’alchimiste peut, par ses opérations, « corrompre » lesparticularités accidentelles d’un métal, et lui donner lesparticularités d’un autre, à l’aide du sulphur et du vif-argent, car cesderniers contiennent en eux les diverses caractéristiques possiblesde tous les métaux24. La transmutation des métaux est donc, selonlui, théoriquement possible.

Quand il passe à la description sériée des métaux25, ilcommence par le sulphur et le mercure, considérés comme « pèreet mère » de tous les métaux26 ; les autres métaux sont présentés,ensuite, dans leur ordre croissant de « pureté », ou d’achèvementalchimique, d’abord ceux où prédomine le vif-argent « blanc »(plomb, étain, argent), puis ceux où l’emporte le sulphur, qui leurdonne leur couleur « rouge »27 (cuivre puis or) ; le fer,particulièrement « défectueux », est présenté séparément. Albert

23 De mineralibus, livre III tr.2 c.6, p. 81b.24 Ibidem, livre III tr.2 c.9, p. 71b. Voir le commentaire de W. Newman (cité

n. 3), p. 17-20.25 Ibidem, livre IV.26 Le sulphur, reconnu comme volatil dans l’expérience concrète des

métallurgistes et des laboratoires, était crédité du rôle « d’esprit », et donc de« père » des métaux ; quant au mercure, son état liquide le rattachait à l’élément« eau », féminin par excellence, et il apparaissait ainsi comme la « mère » desmétaux.

27 Cette croyance reposait sur les changements de couleur que connaît lesoufre : les vapeurs du soufre, à ébullition, sont jaune orangé vers 440°C,deviennent rouges vers 500° C, puis or à 650° C.

L’ALCHIMIE DANS LES ENCYCLOPÉDIES

125

Page 126: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

assimile le sulphur alchimique à l’élément « terre » de la théoriearistotélicienne, et le vif-argent à l’élément « eau »28. Avec diversesnuances, cet exposé s’impose comme le discours accepté sur lamétallogenèse jusqu’à l’époque de Lavoisier, à l’exception desthéories exposées par Agricola dans ses ouvrages de minéralogie,le De ortu et causis subterraneorum et le De natura fossilium29, publiésen 1546. Ainsi donc, tout étudiant en philosophie naturelle,désormais, apprendra la nature des métaux et la métallogenèse àtravers le De mineralibus. On comprend que ces théories d’Albert leGrand aient fait de lui une référence pour tous les textesalchimiques à venir, et qu’on lui attribue nombre de textes dans cedomaine30.

Thomas de Cantimpré et le De natura rerum

L’un des étudiants d’Albert le Grand, à Cologne, fut ledominicain Thomas de Cantimpré. C’est au couvent dominicainde Paris qu’il rédigea son encyclopédie, le De natura rerum, laversion finale datant des années 124431. Il s’agit là du résultat dequelque quinze ans de collationnement d’extraits utiles pour ses

28 Il présente clairement le sulphur comme un corps mixte, mélange d’eau, deterre, d’air et de feu pour le sulphur ; quant au vif-argent, c’est un mélange d’eau,de terre et d’un peu de sulphur (livre IV tr.1 c.1).

29 Agricola refuse la théorie sulphur/vif-argent et celle de l’influence des astres,car elles sont contraires à la réalité minière ; dans un premier temps, il s’en tientà la théorie strictement aristotélicienne de la double exhalaison (dans sonBermannus de 1530). En 1546, il expose sa théorie : les métaux proviendraient de« sucs » ( succi concreti), insolubles dans l’eau, déposés dans les fissures etanfractuoisités des roches, où ils se « congèleraient » en donnant naissance auxdépôts de minerais métalliques. Ses hypothèses, toutefois, ne seront pas prisesen compte dans l’enseignement de la philosophie naturelle (voir Robert Halleux,« La nature et la formation des métaux selon Agricola et ses contemporains »,Revue d’Histoire des sciences 27 (1974), p. 211-221).

30 On lui attribue une trentaine d’œuvres (voir Pearl Kibre, « AlchemicalWritings ascribed to Albertus Magnus », Speculum 17 (1942), p. 499-518, et Idem,« Further Manuscripts containing alchemical Tracts, attributed to AlbertusMagnus », Speculum 34 (1959), p. 238-247). Certains semblent bien être de lui,comme la Semita recta ; voir Halleux, Les textes alchimiques, op. cit. (n. 1),p. 102-104.

DISCOURS ET SAVOIRS

126

Page 127: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

frères de l’ordre des prêcheurs sur la nature des choses32 ; il aretenu les faits « dignes de mémoire » (memorabilia), ou « pertinentsaux mœurs » (congrua moribus), donnant de multiples moralisationsdes points exposés. Dans l’usage pratique des choses, Thomas aexposé les propriétés médicinales de nombre de produits ; en cequi concerne les métaux, il leur consacre le livre XV, où de brèvesnotices de onze à vingt lignes les présentent dans l’ordre de valeurdécroissante (or, electrum, argent, cuivre, étain, plomb et fer), eninsistant, d’entrée de jeu sur leurs particularités thérapeutiques, eten indiquant succinctement où on les trouve. Thomas donne, sansgrandes précisions de sources et en remaniant ses citations, desrenseignements provenant des Étymologies d’Isidore de Séville, deSymon ( ?), de Platearius, de Moïse, (le Deutéronome, et lesNombres), d’Osée, d’un anonyme Liber rerum, et d’un De lumineluminum, attribué à tort à Aristote33.

Ce dernier texte est le seul à saveur « alchimique » dans lapremière version, où il présente la fabrication d’or à partir delaiton auquel on adjoint de l’urine d’enfant34. Toutefois, dans la

31 La première version était composée en 19 livres ; la dernière présente unvingtième livre. L’édition qu’a donnée Boese (voir n. 8) permet de savoir ce quirelève de la première rédaction et ce qui y fut rajouté par Thomas plustardivement.

32 Pour faciliter la recherche des renseignements, Thomas va suivre un planrigoureux : l’homme, son anatomie, son âme, et les races monstrueuses del’Orient ; puis, en ordre descendant, il va envisager tout ce qui existe, de l’animéà l’inanimé et du plus complexe au plus simple : la zoologie, la botanique, lagéologie, le ciel, les planètes, les phénomènes météorologiques et les quatreéléments ; le livre vingt, qui est un ajout postérieur de Thomas, est consacré auxphénomènes célestes et à l’explication rationnelle des éclipses et de leurs causes.

33 Attribué aussi à Michel Scot, et édité par J. Wood Brown, Life and Legend ofMichael Scot, Édimbourg, 1897 ; texte p. 240-268.

34 Ch. 5 : « Dicit Aristotiles (sic) in libro De lumine luminum, quod ex urinapueri et auricalco optimum aurum fit. Quod est intelligendum, ut optimum fiataurum colore, et si non substantia ; ut Aristotiles dicit, color variatur, sedsubstantia manet. » On semble se trouver devant le télescopage d’un extrait duDe lumine et de deux passages du De congelatione et conglutinatione d’Avicenne :« Quare sciant artifices alkimie species metallorum transmutari non posse » et« Sed expolacio intus accidentium ut saporis, coloris, ponderis vel saltem

L’ALCHIMIE DANS LES ENCYCLOPÉDIES

127

Page 128: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

version en vingt livres, Thomas a introduit deux citations etrenseignements relevant de l’alchimie ; le chapitre sur l’argentcontient en effet deux ajouts concernant le vif-argent : l’un portesur son obtention à partir « d’une veine de terre que l’on cuit ».Thomas réfute ce mode de fabrication du mercure à partir ducinabre, pourtant bien attesté dans la pratique de l’obtention dumercure, à partir d’un raisonnement précis : lorsqu’on chauffe levif-argent, celui-ci « part en fumée », il est donc impossibled’obtenir du vif-argent en chauffant un minerai. Certes, leraisonnement par analogie est fautif. Mais il faut noter queThomas ne peut l’avoir mené qu’à partir de la connaissance desmanipulations des alchimistes sur ce produit. Le second ajout,probablement tiré du De congelatione d’Avicenne précise que « laplus noble espèce » d’argent provient du vif-argent35. Ainsi, mêmedans cette section très brève, l’alchimie se glisse discrètement, leremaniement effectué par Thomas restant la trace ténue desdiscussions des milieux savants sur la nature des métaux.

Barthélemy l’Anglais et le De rerum proprietatibus

Peu de choses sont assurées sur la vie de cet universitaire,formé à Oxford ou à Chartres, reçu magister à Paris puis devenufranciscain vers 1224. On sait par le chroniqueur franciscainSalimbene que Barthélemy fut baccalarius biblicus à Paris. Ayantreçu la responsabilité des études pour son ordre dans la provincede Saxe, en 1230, il compila son De rerum proprietatibus entre 1230et 1250, afin de faciliter à ses confrères la compréhension desdivers sens de l’Écriture sainte grâce à un regroupement

diminucio non impossibilis » (voir l’édition du texte interpolé d’Avicenne parWilliam Newman, dans The ‘Summa perfectionis ‘... (n. 3), Appendix I, p. 49-51).

35 Livre XV, ch. 4, 22-24 : « Dicunt quidam nobilissimum genus argenti fieriex argento vivo. Quod si fuerit argentum vivum purum, coagulabit illud vissuphuri albi non urentis, ut convertatur illud in argentum ». À comparer avecAvicenne, dans l’édition de Holmyard, (citée n. 16), p. 52-53 : « Si fuerit vivumargentum purum, coget illud vis sulphuris albis et non urentis, et istud estoptimum quod possunt reperire illi qui operantur alkimia, ut convertant illud inargentum. »

DISCOURS ET SAVOIRS

128

Page 129: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

thématique. Pour cela, il s’appuie sur des auteurs respectés, lesuns chrétiens, les sancti, les autres païens, les philosophi 36. Enthéologien soucieux de « rectitude », il structure son encyclopédieen commençant par Dieu, avant de passer en revue toutes lessubstances incorporelles (anges, démons, âme), puis corporelles :les éléments, l’homme, son corps, le cosmos dans lequel il vit,puis l’univers terrestre et tout ce qui s’y trouve (l’air et ce qui y vit,l’eau, et ce qui y réside, enfin la Terre et son « contenu », animépuis inanimé).

La présence des notations alchimiques est relativement faibledans l’exposé sur les métaux, présentés au livre XVI, avec lesminéraux, selon l’ordre alphabétique. Comme dans toutes lesencyclopédies, les citations d’auteur37 renvoient à l’encyclopédied’Isidore, les Étymologies, pour la base du texte ; Barthélemy encomplète les exposés par des extraits de Dioscoride, Constantin,Platearius et Avicenne pour tout ce qui concerne les aspectsmédicaux. Pour les aspects alchimiques, il se réfère à RichardusRufus (sans autre précision), à Hermès et ses Quinque libriAlchimie, à Avicenne (sans précisions) et surtout à Aristote.

36 Ce recours à la pensée et à la science d’auteurs non-chrétiens a poséproblème en Occident. En témoignent les justifications que donnentBarthélemy ou Vincent de Beauvais, dans leurs préfaces ; afin de désamorcer lescritiques de leurs confrères, ils prennent grand soin de préciser que, dans lesmatières qui ne relevaient pas de la foi, il était licite d’utiliser la sagesse queDieu lui-même avait impartie à ces « Infidèles ».

37 Rappelons que les encyclopédies médiévales se présentent comme descollections de citations des grands auteurs, les auctoritates, sur les divers sujetsabordés. Le plus souvent, ces citations sont prises dans des florilègespré-existants, et ne proviennent pas d’une lecture directe des œuvres dont ellessont extraites. On peut percevoir les encyclopédies du XIII

e siècle comme desflorilèges systématiques et complets. Sur les florilèges et les compilations, voir :Munk Olsen, « Les classiques latins dans les florilèges médiévaux antérieurs auXIII

e siècle », Revue d’histoire des textes 9 (1979), p. 47-121 ; Jacqueline Hamesse,Auctoritates Aristotelis, un florilège médiéval : étude historique et édition critique, Louvain,Publications universitaires, 1974 ; Richard Rouse,   « Florilegia and LatinClassical Authors in Twelfth- and Thirteenth Century France », in Imitation andAdaptation. The Classical Tradition in the Middle Ages, D.M. Kratz ed., Colombus(Ohio), 1980 ; Bernard Guenée, « L’historien et la compilation au XIII

e s. »,Journal des Savants (1985), p. 119-135.

L’ALCHIMIE DANS LES ENCYCLOPÉDIES

129

Page 130: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

Comme il précise à chaque fois qu’il s’agit du livre IV desMétéorologiques, cela renvoie, en réalité, à ces passages d’Avicenneinsérés dans l’œuvre d’Aristote par Alfred de Sareshel, commenous l’avons indiqué plus haut. On remarquera que Barthélemy,contrairement à Albert le Grand et à Vincent de Beauvais, ne metpas en doute l’attribution aristotélicienne de ces passagesalchimiques.

Pour chacun des métaux, il donne d’abord les citationsd’Isidore le concernant, puis indique sa structure en fonction desthéories sulphur/vif-argent, et fait suivre ces indications de longsexposés sur leurs particularités médicinales. Toutefois, à proposde l’argent38, Barthélemy affirme que l’argent est une variété« composite », dont la variété « simple » serait le vif-argent39. Parailleurs, dans le chapitre consacré au vif-argent40, il cite deuxsources, le pseudo-Aristote et Isidore ; sa citation desMétéorologiques rappelle les caractéristiques alchimiques de cecorps ; mais, étrangement, l’une des deux longues citationsd’Isidore concerne l’argent, et non le vif-argent. Barthélemysemble donc confondre les deux substances, selon ce qu’il penseêtre la conception aristotélicienne. Toutefois, il présenteexactement le rôle fondamental du vif-argent comme « base » desmétaux, tout en précisant que ce corps est lui-même un mixte« d’eau et de terre subtile ». Quant à l’article consacré au sulphur41,après de longues citations d’Isidore et de médecins arabes, ilsignale que « d’après le livre IV des Meteorologica, il en existe unpur, blanc et subtil et un autre médiocre, et en raison de cette

38 Livre XVI, ch. 7.39 On a là une affirmation fortement interprétée du passage d’Avicenne cité

supra (n. 35) ; le texte ne parle pas d’une double variété d’argent. Comme le texteédité par Holmyard (voir n. 16) provient de la collation de deux manuscrits duXV

e siècle ( Cambridge, Trin. Coll. 1400 et Cambridge, Trin. Coll. 1122 collationnésavec deux imprimés (Bologne, 1501, et Lyon, 1528), il est possible queBarthélemy n’ait pas eu accès exactement au même texte ; à moins que nousnous trouvions une interprétation personnelle de Barthélemy, malgré sonhabitude de citer ses sources verbatim .

40 Livre XVI, ch. 8.41 Livre XVI, ch. 94.

DISCOURS ET SAVOIRS

130

Page 131: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

différence, sulphur et vif-argent donnent les divers métaux, car lesulphur et le vif-argent sont la matière de tous les métaux ». On setrouve donc devant une autre encyclopédie qui diffuse lesprincipes même de la structure des métaux dans l’optique desthéories alchimiques, mais sans se préoccuper des questions d’uneéventuelle transformation des métaux en or, ni des opérationsalchimiques au sens strict.

Vincent de Beauvais et le Speculum maius

Tout autres se présentent les renseignements donnés parVincent de Beauvais. L’histoire textuelle du Speculum maius deVincent est fort complexe. Au départ, Vincent rédige uneencyclopédie, comme ses deux confrères que nous venons devoir, et dans le même but ; il l’organise en deux parties, lapremière consacrée à Dieu et à tout ce qui a été créé par Dieu(Speculum naturale), et la seconde présentant l’histoire dudéroulement de la Création dans le temps ( Speculum historiale)42.Présenté au roi Louis IX par Vincent, vers 1244/1247, cetouvrage fut si apprécié que le roi lui commandita l’élargissementde son travail ; ce dernier fut d’abord remanié en trois parties,puis finalement en quatre, devenant un énorme ouvrage43 achevéentre 1253 et 1256/1257. Il comporte un Speculum Naturale, unSpeculum Doctrinale, un Speculum historiale et un Speculum Morale. Lepremier, le Naturale, pour la partie consacrée à la création de laTerre et de son contenu, en présente tous les éléments selonl’ordre des six jours de la Création. Les autres livres présentent lesmêmes « objets », mais selon des approches différentes : en effet,alors que le Naturale les décrit en fonction de la discipline qu’est la

42 Sur ce premier état du texte du Speculum, et son contenu, voir l’article deMonique Paulmier-Foucart, « Étude sur l’état des connaissances au milieu duXIII

e siècle : nouvelles recherches sur la genèse du Speculum maius de Vincent deBeauvais », Spicae, cahiers de l’atelier Vincent de Beauvais 1 (1978), p. 91-122.L’évolution du Speculum maius est cernée dans l’article de M. Paulmier Foucart etSerge Lusignan, « Vincent de Beauvais... » (cité n. 8), en particulier p. 105-109.

43 La réédition anastatique de l’édition de Douai de 1624, (Graz, 1964-1965),compte quatre gros in-folios.

L’ALCHIMIE DANS LES ENCYCLOPÉDIES

131

Page 132: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

philosophie naturelle, les autres livres les exposent en fonctiond’une approche spécifique aux sciences ( Doctrinale), à la morale(Morale), ou au déroulement temporel (Historiale).

De ce fait, les exposés concernant les métaux sont répartisentre plusieurs endroits. Dans la version initiale en deux parties,ces exposés se trouvent dans le Speculum naturale : au livre V(œuvre du troisième jour), au livre XXV, consacré à l’alchimie, etprobablement dans le livre XXIX où est présentée la philosophienaturelle. Dans la version en quatre parties du Speculum maius, lesdivers renseignements concernant les métaux sont répartis entretrois des quatre volumes : le Naturale, dans l’hexameron, lesprésente dans l’œuvre du troisième jour (livre VII) ; on les trouveaussi dans le Doctrinale, au livre XI, consacré aux arts mécaniques,sous la rubrique « alchimie » ; certaines de leurs applicationsapparaissent dans les textes consacrés à la médecine ( Doctrinale,livres XII-XIV) ; un exposé les concerne dans cette division dephilosophie naturelle qu’est la physica ( Doctrinale, livre XV) ; etenfin ils apparaissent dans le résumé en tête de l’Historiale.

Au niveau de l’alchimie, cette encyclopédie présente undouble intérêt : d’abord, elle en parle beaucoup, non seulement enprésentant des renseignements de type alchimique sur les métaux,ainsi que nous l’avons vu chez Barthélemy, mais également enconsacrant un important développement à l’alchimie en tant quediscipline. En dehors de cette première particularité, il se trouveque, entre la version en deux parties et la rédaction en quatreparties, Vincent a entièrement restructuré la façon dont ilprésentait les connaissances sur les métaux dans l’hexameron, entreautres en adoptant un plan lié à l’alchimie pour sa nouvellerédaction.

1 L’exposé sur l’alchimie L’exposé sur l’alchimie apparaît dès la première version en

deux parties, dans le Speculum Naturale, au livre XXV, consacré auxsept arts mécaniques. Toutefois, nous ne possédons pas detémoin du texte d’origine sur l’alchimie, mais deux manuscritssubsistant de cette version présentent le plan général de l’ouvrage

DISCOURS ET SAVOIRS

132

Page 133: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

rédigé par Vincent et, pour un certain nombre de livres, lesintitulés des chapitres44. Dans la version en quatre parties, l’exposésur les arts mécaniques et sur l’alchimie a trouvé place dans leSpeculum Doctrinale, au livre XI45. C’est dans cette version que nousl’étudierons, à partir de l’édition de Douai46.

Contrairement aux autres encyclopédistes, Vincent donne delongues citations (entre sept et trente lignes par extrait). Chacundes trente chapitres consacrés à l’alchimie comprendhabituellement deux citations : le plus souvent, une citation du Deanima in arte alchimie, attribuée à Avicenne par Vincent, complétéepar celle d’un ou deux autres auteurs ; on trouve ainsi« Alchimista », qu’il identifie à l’auteur de l’Epistola ad Hasen de retecta47 et du Doctrina alchimiae, « Razi » et le De aluminibus et salibus48,de fréquents renvois au livre IV des Météorologiques, dans la partieprovenant d’Avicenne, et une référence au Liber de septuaginta, quiappartient au corpus du Geber arabe. Notons également unrenvoi à l’œuvre d’« Armenides », sans autre précision.

À ces divers auteurs, Vincent a demandé des extraits qui luipermettent de présenter un écrit rédigé dans l’esprit des ouvragesappelés theoricae et practicae, où sont exposés successivement lesprincipes théoriques de cette discipline et les méthodes concrètesdes opérations alchimiques49. Il signale successivement l’utilité de

44 Mss Bruxelles, Bibliothèque Royale 18645, et Bruxelles, BibliothèqueRoyale 9152. La première partie du Speculum, le Naturale, est prévue en trentelivres, dont les titres sont connus ; les intitulés des chapitres nous en sontconnus pour les livres I à XIII. Voir Monique Paulmier-Foucart, art. cit. (n. 42).

45 L’alchimie est exposée de la col. 1053, ch.105 , à la col. 1072, ch. 123.46 Le livre XXV du premier Naturale ne nous est pas connu directement.

Toutefois, la grande similarité de structure entre l’exposé alchimique de laversion en quatre livres et l’exposé concernant les métaux (livre V de la versionprimitive,) amène à envisager, avec toute la prudence requise !, que cet exposésur l’alchimie dans le Doctrinale soit la reprise du texte d’origine sur ce sujet.Voir infra le chapitre consacré à l’exposé sur les métaux dans ces deux Specula.

47 Les spécialistes discutent de son identification avec Avicenne.48 En fait, cet ouvrage date du XII

e siècle , alors que Razi vécut au Xe siècle...49 Sur les trois types d’écrits alchimiques, recettes, theoricae et practicae et

summae, voir R. Halleux, Les textes..., (n. 1) p. 74-83.

L’ALCHIMIE DANS LES ENCYCLOPÉDIES

133

Page 134: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

cette technique50, les objections d’Avicenne, les arguments pro etcontra de l’alchimie51. Ensuite, Vincent présente les produitsutilisés, les divers instruments nécessaires à la pratique alchimiqueet les diverses intensités de feux52. Il passe en revue les quatreespèces de « corps minéraux »53, les atramenta (produits du type duvitriol), les six métaux (or, argent, étain, cuivre, fer et plomb),ainsi que leur composition, et les quatre « esprits » ( sulphur,orpiment, sel « ammoniac » et mercure54). Ensuite, un chapitre estconsacré à chaque métal, donnant son astre de référence, et sacomposition alchimique ; puis Vincent présente les divers« esprits », sels, arsenics, sulphur, vif-argent, verre55, vitriols etalumen. Viennent ensuite des définitions de la nature et de lacomposition des élixirs qui permettent les transmutations, puiscelles des diverses opérations alchimiques56. Enfin arrivent

50 Son utilité est double : en médecine, pour purifier les diverses substancescuratives à base de minéraux, et en métallurgie pour le travail des métaux(essais, mélanges, purification et transmutation).

51 L’argumentation est beaucoup plus brève que dans le De mineralibusd’Albert, et repose sur des citations d’auteurs alchimiques, et non sur unraisonnement comme Albert le Grand.

52 La maîtrise des opérations alchimiques implique l’application detempératures appropriées pour chaque opération et chaque produit. Aussitrouve-t-on énumérés neuf niveaux de feux. Les écrits alchimiques indiquent leplus souvent six degrés (dans le Tractatus mineris, par exemple), mais parfoisseulement quatre (voir W. Ganzenmüller, L’Alchimie au Moyen Âge... , Paris,Aubier, 1938, p. 169-170).

53 Les pierres, les corps « liquéfiables » ( liquefactura ou liquabilia), les corps« sulfureux » ( sulfurea) et les variétés de « sels ». Il s’agit de la définitiond’Avicenne (De congelatione, p. 49 dans l’édition de Holmyard citée n. 16).

54 Division identique à celle de Razi (voir W. Newman, The SummaPerfectionis..., cité n. 3, p. 111).

55 En raison de sa technologie (minéraux rendus liquides par le feu, puisdurcissant), le verre est parfois considéré comme un métal, voire comme une« pierre », par certains traités alchimiques. Il est également utilisé commecontenant ou comme flux dans maintes opérations alchimiques oumétallurgiques..

56 Calcination, ceratio (amollissement), « mortification », sublimation, solutionet durcissement ( congelatio). La Summa perfectionis, légèrement postérieure, y

DISCOURS ET SAVOIRS

134

Page 135: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

diverses explications théoriques sur les transmutations de nombrede corps minéraux et métalliques, et sur leur efficacité réelle.

Évidemment, il manque le détail concret des opérationsparticulières à chaque corps ; toutefois cet exposé présente tousles points que l’on rencontre dans un traité alchimique, et permetau lecteur de comprendre exactement de quoi il est question. Onse trouve en fait devant un texte organisé selon le plan même d’unouvrage alchimique. Notons toutefois que Vincent ne présentequ’une compilation d’extraits jugés importants pour chaque pointenvisagé, sans se soucier forcément d’harmoniser des points devue parfois contradictoires : il s’agit bien d’un exposé surl’alchimie, et non d’un texte d’alchimie comme le Liber secretorumde Razi, ou la Summa perfectionis du pseudo-Geber.

2 Le Speculum Naturale et l’exposé sur les métauxDans la première rédaction du Speculum, celle en deux

parties, l’auteur présente en trente livres tout ce qui concerneDieu et les divers aspects de la nature créée, de l’homme, de sescaractéristiques et de ses réalisations57. Tous les clercs médiévauxconnaissant leur récit de la Création selon la Genèse, il leurparaissait logique de regrouper les diverses rubriques selon l’ordre

adjoint la descensio et la distillatio.57 Voici les titres de chaque livre d’après le ms Bruxelles, Bibliothèque Royale

18465 : I. De tocius ( !) voluminis indice, II. De mundo archetypo, III. De opereprime diei, IV. De opere secunde diei, V. De opere primo diei tercie scilicetinferiorum dispositione, V. De herbis et seminibus, VI. De arboribus etfructibus, VIII. De opere quarto diei, IX. De opere quinte diei, X. De hiis quiprima facta sunt VI diei scilicet de animantibus terre, XI. De natura communi etanathomia animalium, XII. De homine et primo de anima humana, XIII. Destatu primi hominis et eius lapsu in peccatum, XV. De peccato in genere etspeciebus peccatorum, XVI. De septem vitiis capitalibus cum ramis suis, XVII.De miseria generis humani quam incurrit per peccatum, XVIII. De scientiis etartibus homini datis ob miseriam remedium et primo de scientia lingue, XIX.De arte grammatica, XX. De logica sive dialectica et rethorica, XXI. De ethicasive monastica, XXII. Itidem de morali sciencia, XXIII. De echonomica, XXIV.De politica, XXV. De mechanica et eius speciebus, XXVI. De medicina et eiuspractica, XXVII. De theorica medicine, XXVIII. De speciebus ac causis et signisparticularibus egritudinum, XXIX. De naturali philosophia, de mathematica etmetaphysica, XXX. De theologia.

L’ALCHIMIE DANS LES ENCYCLOPÉDIES

135

Page 136: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

des six jours de la création de l’univers par Dieu ; on trouve donctout ce qui concerne les métaux dans l’œuvre du troisième jour,au livre V, après une présentation de six minéraux qui, nés dansles « entrailles de la terre », relèvent de la nature « sèche »(vif-argent et sulphur, nitrum, deux atramenta, minium).

Le plan de présentation des métaux est simple : chaquemétal est présenté dans un chapitre, avec de deux à sept citationsrelativement brèves, signalant sa définition, puis ses qualitésthérapeutiques. On rencontre ainsi successivement, globalementselon l’ordre décroissant de leur valeur :

Métal n° duchapitre

nombre decitations

nombre delignes

or 86 5 52

argent 87 5 35

litargyrum (plomb argentifère) 88 4 50

cuivre et aurichalque 89 7 80

plomb 90 7 80

étain 91 4 27

electrum, corinthium 92 2 22

fer, oxydes de fer et de cuivre 93 7 91

L’exposé sur les métaux dans la version primitive duSpeculum

La liste des auteurs est également brève ; pour l’ensembledes métaux, Vincent utilise huit auteurs : deux encyclopédistes,Isidore et ses Étymologies, Pline et son Histoire naturelle (livres 1, 33et 34) ; le De lapidibus du pseudo-Aristote ; et cinq médecins,Avicenne ( Canon de médecine), Razi ( Almansore), Platearius ( Desimplici medicina), Constantin ( Liber graduum) et Dioscoride (sansprécision de titre). Au total, les métaux, pour 10 chapitres, ontrecours à 41 citations de huit auteurs et totalisent 437 lignes detexte, dont les 2/3 portent sur leurs utilisations médicinales. On

DISCOURS ET SAVOIRS

136

Page 137: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

ne trouve, dans ces exposés sur les métaux, aucune citationconcernant leur composition selon les théories alchimiques. Cela,du reste, ne saurait nous surprendre, Vincent ayant signalé, danssa longue introduction générale, qu’il présenterait les divers« objets » dont il parle dans des endroits différents du Speculum, enfonction de l’approche considérée58 ; puisqu’une partie du livreXXV était consacrée à l’alchimie, il n’y avait pas lieu de faire desredites dans ces chapitres du livre V.

Une fois parvenu à la version longue du Speculum, celle enquatre parties, le lecteur s’aperçoit que cet exposé relativementbref sur les métaux a pris des proportions considérables59. Le livreVII du Naturale contient ce qui concerne les métaux dans l’œuvredu troisième jour et il correspond donc au livre V de la premièreversion ; il ne contient pas moins de 106 chapitres : les 437 lignesd’origine sont devenues plus de 2200 lignes60, on passe de 41citations à 143 ; 16 auteurs sont utilisés, les huit primitifs, maisavec l’ajout d’autres de leurs œuvres61, ou avec de nouveauxextraits des ouvrages déjà cités ; quant aux nouveaux auteurs, cesont des médecins62, des auteurs contemporains63, et plusieursauteurs d’ouvrages d’alchimie64.

58 Libellus apologeticus, éd. Serge Lusignan (n. 9), c. 11, p. 133. Dans le Naturaleprimitif, à la fin du chapitre 91, consacré à l’étain, Vincent signale égalementqu’il exposera plus loin leurs aspects alchimiques : « De his et ceteris metallisrequire inferius ubi inter alias scientias mechanicas agitur de alchimia. »

59 Sur le phénomène d’amplification du texte du Speculum primitif, voir lesarticles de Monique Paulmier-Foucard (n. 42) et de Monique Paulmier et deSerge Lusignan (n. 7), ainsi que plusieurs exposés dans Vincent de Beauvais,Intentions... (n. 7).

60 Les longueurs respectives de ces lignes sont évaluées à partir de l’édition deDouai.

61 En particulier, on assiste à un arrivage massif des livres 24, 25, 31, 33, 34,35 et 36 de l’Histoire naturelle de Pline ; apparaît aussi le livre III des Meteorologicad’Aristote.

62 Avicenne et le De complexionibus membrorum ; Hali et le Practica medicinae.63 Albert le Grand (œuvre non citée) et Thomas de Cantimpré avec son De

natura rerum. Pratiquement, TOUT le texte de Thomas sur les métaux est repris(certaines citations qui lui sont attribuées par Vincent, toutefois, n’apparaissent

L’ALCHIMIE DANS LES ENCYCLOPÉDIES

137

Page 138: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

Habituellement, le passage du Speculum en deux parties à unouvrage en quatre parties a entraîné un gonflement du texte, maissans modification de fond de la structure d’exposition, que ce soitdans le cas de l’Historiale, ou dans celui du lapidaire du Naturale(livre VIII). Simplement, de nouvelles subdivisions des chapitresd’origine sont opérées, et les nouvelles citations sont insérées,souvent au milieu des citations de la première version, cesdernières se trouvant alors fragmentées, pour des raisons decohérence interne de l’exposé.

Or, dans le cas de l’exposé sur les métaux, le livre VII duNaturale quadripartite présente une nouvelle organisation de lamatière. Six chapitres absolument nouveaux précèdent leschapitres consacrés aux métaux. Ils présentent des exposés sur lescorps minéraux, les quatre variétés de « corps » selon lepseudo-Aristote du livre IV des Meteorologica, l’origine des métauxd’après Isidore, et leur « nature » selon Avicenne et Aristote, leurrecherche, et la possibilité pour les hommes « d’effectuer en unjour » le travail de milliers d’années nécessaire à la Nature65 pourla transmutation des métaux. C’est donc un exposé théorique surles métaux qui met en valeur la théorie alchimique les concernant,avant de les examiner au cas par cas.

Vient ensuite l’étude de chaque métal, presque dans le mêmeordre que dans la version primitive, sauf pour le plomb, l’étain etl’electrum. L’inversion entre plomb et étain respecte l’ordredécroissant de la qualité de leurs constituants alchimiques ; quantà l’electrum et au corinthium, ils perdent leur statut traditionnel d e

pas dans l’édition de Boese, dans le cas de l’or, aux ch. 7 et 8, ou sont attribuéesà un « Philosophus »). Sur l’utilisation de Thomas par Vincent, voir l’article deBruno Roy, « La trente-sixième main... », (cité n. 8).

64 Avicenne et ses ouvrages (réels ou attribués à lui), le De anima in arteAlchimiae (intitulé parfois De doctrina Alchymie), et l’Epistola ad Hasen ; lepseudo-Aristote du livre IV des Météorologiques ; le pseudo-Razi du De aluminibuset salibus (ouvrage anonyme du XII

e siècle, souvent attribué à Razi, en raison desa rigueur) ; le De vaporibus d’Averroès (en fait, ouvrage de NicolausPeripapeticus).

65 Ch. 6. Voir, supra, n. 11.

DISCOURS ET SAVOIRS

138

Page 139: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

métal à part entière et sont considérés comme de simples alliages(metalli commixti) ; ils viennent donc après les métaux proprementdits, et ne présentent évidemment aucune citation alchimique. Àchaque chapitre de la version brève correspondent de 4 à 15chapitres dans la version longue66.

La structure même de l’exposé pour chaque métal a, elleaussi, changé. Chacun est maintenant présenté selon le schémasuivant d’exposition : définition du métal, nature du métal(citations antiques, médicinales et alchimiques), travail de ce métalen alchimie, usages de ce métal en médecine. Désormais, lelecteur trouve les caractéristiques de la composition de ce métalselon les principes alchimiques de la théorie sulphur/mercure, etles façons de le travailler en alchimie. L’alchimie vient d’envahir lediscours de présentation des métaux.

Cette impression s’accentue quand on poursuit la lecture dece livre VII ; en effet, on y voit apparaître toute une série dechapitres sur des corps présentés en fonction de leursparticularités en alchimie : les « esprits minéraux »67, levif-argent68, le sulphur 

69, l’arsenic et le sal hammoniacus 70. Puis

suivent les « minéraux intermédiaires entre les corps et lesesprits »71 (les alumines et les vitriols). On notera l’utilisation decette catégorisation propre à Albert le Grand dans son Demineralibus 

72. Vient enfin tout un long bloc de chapitres (79-96),

66 Le ch. 86 sur l’or devient les ch. 7-15 ; le ch. 87 sur l’argent, devient les ch.16-20 ; le ch. 88 sur le lithargyre devient les ch. 21-23 ; le ch. 89 sur le cuivre etle « laiton » devient les ch. 24-36 ; le ch. 90 sur le plomb devient les ch. 40-48 ;le ch. 91 sur l’étain devient les ch. 37-38 ; le ch. 92 sur l’electrum et lecorinthium devient le ch. 58, le ch. 93 sur le fer devient les ch. 50-55 ; et le ch.94 sur divers oxydes et dérivés du fer devient les ch. 56-57.

67 Ch. 60.68 Ch. 61-65.69 Ch. 66-68.70 Ch. 69-72.71 « De ceteris mineralibus que media sunt inter corpora et spiritus ». 72 Livre V. Voir Dorothy Wickoff, (op. cit. n. 20), p. 237-251 Aux corps cités

par Vincent, Albert ajoutait certains sels, l’arsenic, la marcassite, le « nitre » et la

L’ALCHIMIE DANS LES ENCYCLOPÉDIES

139

Page 140: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

où nous trouvons les élixirs et les diverses opérations alchimiques.Après lui, apparaissent un certain nombre de chapitres (97-106),présentant diverses « terres », colorées, avec leurs utilisationspicturales ou médicinales73.

Le lecteur, un peu étonné, se demande où il a bien pu déjàrencontrer ces extraits de textes alchimiques. Il lui suffit deretourner au livre XI du Doctrinale consacré à l’alchimie, pourretrouver toutes ces citations74, mais dans un ordre différent. Desurcroît, il constate qu’un certain nombre d’excerpta alchimiques neproviennent pas de ce livre XI. La question se pose alors decontrôler ce que signale Vincent sur les métaux, dans d’autressections du Speculum en quatre parties, et de comparer ces textesavec le contenu du livre VII du Naturale. Le résultat s’avèrecurieux : toutes les citations concernant les métaux, réparties dansdivers endroits75 se retrouvent intégralement dans le livre VII.

tuttia. Sur les définitions chimiques actuelles de ces divers corps, voir WilliamNewman, The Summa perfectionis... (citée n. 3), p. 111-115.

73 Elles reprennent des citations d’Isidore et de Pline ( Histoire naturelle, livres33-35).

74 Ch. 105-109, 115, 117-119, 121, 123-126, 130-133, 139.75 Voir leur localisation supra. Dans le Doctrinale XV, les métaux occupent les

colonnes 1413-1417, ch. 57-65. Les sept métaux traditionnels sont présentésdans l’optique de la philosophia naturalis. Sont examinés successivementl’electrum, l’or, l’argent, le cuivre l’étain, le plomb, le fer ; puis l’auteur signalebrièvement la « génération » des pierres, et quelques minéraux comme l’alun,l’atramentum et certains sels. Chaque article comprend deux citations : lapremière vient du De natura rerum de Thomas de Cantimpré, la seconde provienthabituellement d’un médecin, Hali ou Constantin, une fois de Thomas, et uneautre fois du pseudo-Aristote du livre IV des Météorologiques, pour la« génération » des pierres. Même cette citation du De congelatione d’Avicenne, neréfère pas plus à l’alchimie que les autres citations. Toutes ces citations sontdifférentes de celles du Doctrinale sur l’alchimie, et de celles du livre V duNaturale de la version primitive. Et tous les textes de ce livre XV se retrouventdans le livre VII du Naturale de la version en quatre parties. On y retrouve demême de multiples fragments qui, dans les livres consacrés à la médecine,présentent des emplois médicinaux des métaux. Bizarrement, le résumé des artsmécaniques, présenté dans le livre I, ch. 54 de l’Historiale, aussi bien dans le msDijon 568 (Speculum en deux parties) que dans l’édition de Douai, ne contientpas d’allusion à l’alchimie, remplacée par la médecine, en contradiction avec la

DISCOURS ET SAVOIRS

140

Page 141: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

Toutefois, hormis dans le livre XI, aucun de ces autres passagesconsacrés aux métaux ne présente de citations alchimiques.Quand le lecteur se prend à additionner tous les renseignementsconcernant les métaux dans le Speculum maius en quatre parties, ildécouvre que le livre VII du Naturale comprend l’intégralité dutexte du livre V du Naturale primitif, plus tout le livre XI consacréà l’alchimie dans le Doctrinale, plus tout ce qui concerne les métauxdans le livre XV du même Doctrinale. S’y ajoutent encore un certainnombre de citations, en particulier en alchimie, qui ne proviennentd’aucun de ces lieux. Le lecteur doit donc constater que,contrairement à ce qu’il aurait pu supposer, d’après les intentionsaffichées par Vincent, c’est dans le livre VII du Naturale qu’il doitaller pour récolter le plus grand nombre de citations concernantl’alchimie !

À la suite de cette analyse, on découvre donc que Vincent deBeauvais a non seulement consacré tout un livre à la technique del’alchimie, mais qu’il a restructuré l’exposé du troisième jour de laCréation en fonction des théories de l’alchimie, le complétant parle texte de son exposé sur l’alchimie et par des extraits d’auteursalchimiques qu’il n’avait pas utilisés ailleurs, essentiellement le Devaporibus, le pseudo-Aristote des Météorologiques et le De doctrinaAlchymie, attribué à Avicenne. Ainsi prend-on conscience que,dans l’intervalle d’une douzaine d’années qui sépare les deuxversions de l’encyclopédie de Vincent, la connaissance des textesalchimiques a nettement progressé. Est-ce à dire quel’enseignement d’Albert le Grand sur les métaux s’est diffusé danscertains milieux intellectuels ? Ou que les traités alchimiques – ouleurs florilèges – sont devenus plus accessibles ? À moins que lesmilieux royaux, qui ont commandité l’élargissement du Speculum,ne manifestent un réel intérêt pour une possible transmutation desmétaux en or ? Certes, l’encyclopédie de Vincent ne saurait êtreconsidérée comme donnant accès à la pratique de l’alchimie.Toutefois elle témoigne de la rapide progression des théoriesalchimiques en métallogénie, et de l’espoir de pouvoir transmuter,

présentation des arts mécaniques dans le Doctrinale.

L’ALCHIMIE DANS LES ENCYCLOPÉDIES

141

Page 142: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

scientifiquement, les métaux. Vincent prend ainsi rang commetémoin important de cette évolution.

ConclusionEntre 1230 et 1257 sont donc parus ces textes d’Albert le

Grand, de Thomas de Cantimpré, de Barthélemy l’Anglais et deVincent de Beauvais. L’importance croissante prise par lesdoctrines ou les exposés systématiques de l’alchimie dans lesmilieux enseignants, intellectuels et laïcs se traduit dans leursouvrages, et de façon particulièrement marquée chez Albert leGrand et chez Vincent de Beauvais. Rappelons-le, leurs textes nese présentent pas comme des practicae d’alchimie. Mais le sérieuxque ces divers auteurs accordent à l’alchimie, comme disciplinefondée sur la connaissance des lois de la Nature, va sûrementfavoriser l’attention portée à l’alchimie ainsi que son essor etl’efflorescence des textes alchimiques aux siècles suivants.

MARIE-CLAUDE DÉPREZ-MASSON

(UNIVERSITÉ DE MONTRÉAL)

DISCOURS ET SAVOIRS

142

Page 143: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

POURQUOI ET COMMENT RÉÉCRIRE UNE ENCYCLOPÉDIE ?

DEUX RÉDACTIONS DE L’IMAGE DU MONDE1

En 1246 est publiée la première encyclopédie en languefrançaise. Son auteur, un clerc lorrain du nom de Gossuin deMetz, l’intitule Image du monde. Son succès a été considérable :nous conservons encore près de 70 manuscrits de ce texte de6600 vers octosyllabiques qui a été réédité jusqu’au XVI

e siècle,imprimé plusieurs fois dès la fin du XV

e siècle, traduit en plusieurslangues, mis en prose, abrégé ou quelque peu amplifié. Desurcroît, la version primitive a été largement remaniée sous lemême titre quelques années plus tard. Tout porte à penser quecette entreprise n’a pas été celle de Gossuin mais celle d’un autrerédacteur, d’un rewriter, qui, s’il a très peu modifié le contenuscientifique de l’œuvre, a néanmoins presque doublé le nombredes vers (cette version en compte plus de 10 000) et totalementbouleversé la dispositio. Nous avons bien affaire à la réécriture d’untraité encyclopédique. Se pose donc la question de savoirpourquoi avoir récrit un tel type de texte et, à supposer que ce fût

1 Cet article reprend une communication présentée au 33e Congrès d’Étudesmédiévales de Kalamazoo, en 1998.

Page 144: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

pour l’améliorer, comment l’adaptateur s’y est pris. Puisqu’il s’agitde décrire le monde, on peut penser d’abord qu’on peut le fairede manière plus exhaustive ; il convient alors de travailler sur laquantité d’informations fournies. On peut aussi vouloir donnerdes explications nouvelles des phénomènes ; qu’on choisisse demettre à jour les connaissances ou de les exposer différemment,c’est cette fois à la qualité de la présentation qu’il faut porterattention. Dans l’un et l’autre cas, l’œuvre primitive se trouvecorrompue. Ajouter des épisodes à une œuvre de fiction en romptl’équilibre. Rendre compte d’une façon nouvelle de certainsévénements de la narration modifie inévitablement la significationqui a d’abord été la leur. Ce qui est vrai du roman, genre narratif,l’est aussi de l’encyclopédie, genre descriptif. Lorsqu’un rédacteurs’empare du texte sur lequel il travaille en conservant certainspassages dans leur intégrité mais en les distribuant dans uneconstruction nouvelle, il opère à proprement parler un remploi. Letexte primitif est assimilé, absorbé ; il perd son âme dès lors qu’ilne devient que matériau d’un ensemble qui a pris un aspectdifférent et qui remplit une fonction nouvelle. Tout traité surl’organisation du monde ou du savoir a pour but de convaincre.L’art de rhétorique s’y exerce ; il faut là aussi prendre en chargele lecteur, tenter de le persuader, en l’occurrence le former,l’éduquer tout en lui livrant des connaissances.

Ces affirmations-là sont bien connues ; néanmoins le cas dela réécriture de l ’Image du monde me semble exemplaire. Je mepropose de montrer, à partir de la confrontation que j’ai faite desdeux états du texte, que dans cette œuvre de vulgarisationl’inventio, le contenu scientifique, ne varie guère. Les interventionsdu rewriter trouvent leur justification dans le choix qu’il a faitd’une dispositio nouvelle, qui témoigne d’une intentio propre autexte ainsi réorganisé. Étant donné qu’il s’agit dans ce cas commedans le précédent de toucher le lecteur, on peut penser que ceremaniement visait un public différent, de quelque façon qu’il lefût.

DISCOURS ET SAVOIRS

144

Page 145: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

1. l’inventio

Concernant le contenu scientifique stricto sensu, on remarqueque rien n’en est soustrait. Toutes les connaissances transmises seretrouvent intactes. Le rédacteur n’a fait qu’en ajouter et au restefort peu. Rien de nouveau n’est dit dans le domaine de lacosmologie, de la théorie des quatre éléments et pas davantagepour ce qui touche à la géographie et à l’hydrographie. Ce sonttrois explications d’ordre géologique, météorologique etastronomique qui sont apportées :

– sur la formation du relief terrestre (Por quoi il i a mons et vaus)– sur la formation de l’arc-en-ciel (De l’arc du ciel qui coulor rent)– sur la nature des étoiles ( Des estoilles quel chose c’est) et, paropposition à la perpétuité du macrocosme, sur le phénomène dela mort, propre au microcosme.

Ce qui pouvait apparaître comme des lacunes a ainsi étécomblé2.

Un second type d’additions a été pratiqué ; il ne concernepas le contenu scientifique mais la démonstration ( prover) quil’accompagne. Un témoignage supplémentaire sert à confirmer cequi vient d’être affirmé ; le descripteur authentifie ce qu’ilrapporte soit en ayant recours à son expérience personnelle (peuimporte qu’elle soit feinte ou réelle !), soit en en appelant aupouvoir d’observation et aux souvenirs de ses lecteurs potentiels.Par exemple, l’auteur du remaniement raconte au sujet de l’activitévolcanique de l’Etna qu’il en a lui-même fait le constat :

En Sezille est .I. mont mout grans,touz jors comme chaut feu fumans ;

2 Le fait que certains manuscrits de la rédaction primitive contiennent déjàces trois chapitres ne doit pas être retenu, puisque je ne procède pas dans laprésente étude à une analyse philologique et critique de la genèse du texte. Jeme borne à constater que la légitime curiosité du lecteur a pu être satisfaite,qu’il y a eu un supplément, même modeste, d’information. Les deux premièresde ces trois questions figurent dans les deux encyclopédies dialoguées, enlangue vulgaire, de la fin du XIII

e siècle que sont le Livre de Sydrach et Placides etTimeo ou Li secrés as philosophes ; elles font partie du lot classique de celles qu’onse pose sur le monde.

RÉÉCRIRE UNE ENCYCLOPÉDIE 

145

Page 146: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

d’ilueques a .II. lieues présun autre en mer qui fume adéz.Je, qui cest livre fis ici,celles .II. montaignes je viet montai en son la plus granspour veoir ce qu’ist de leens. (Tours, B. M., 947, f. 47)

À propos de la salinité de l’eau de mer, il rappelle à ceux quile liront ou l’écouteront, gens des bords de la Manche et de la Merdu Nord, ayant peut-être connu les eaux de la Méditerranée,qu’elle est plus ou moins forte :

Dont la mer vers septentrionest moins salee par raisonque n’est celle devers midi,car le soleil n’i fiert pas si ;et l’appellons la doulce merpor ce que mains y a d’amer. (Ibid., f. 51)

Il ne s’agit plus d’apporter de nouvelles informations maisd’insister sur tel ou tel phénomène en prenant à partie le lecteur,en vue d’une plus sûre persuasion. Le travail de réécriture neporte donc pas sur une éventuelle mise à jour d’un savoir qui aprogressé. Le texte primitif déjà, celui de Gossuin, restituait desconnaissances traditionnelles anciennes ; aucun des résultats del’actualité scientifique ne venait y remplacer les raisonnementsd’Honorius Augustodunensis, de Guillaume de Conches,d’Alexandre Neckam ou de Jacques de Vitry auxquels tant depassages furent empruntés. La vulgarisation scientifique se veutrassurante, elle place son lecteur dans une modernité fictive,flatteuse, et jamais remise en question. Comme si l’histoire dessciences à laquelle elle l’introduit avait atteint le point culminantau dessus duquel il n’y a plus que le domaine des haus secrés deDieu. De ce point de vue, ces textes, le second tout comme lepremier, sont clos, saturés et autoritaires. Il s’agit de fournir au laïc une représentation cohérente dufonctionnement du monde, une image du monde, commel’indique si justement le titre donné à ce que nous avons prisl’habitude de nommer une « encyclopédie » mais que les clercs

DISCOURS ET SAVOIRS

146

Page 147: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

médiévaux désignaient par le terme de livre de clergie3. Le point devue est nécessairement pédagogique ; c’est, me semble-t-il, ce quiautorise un clerc à remanier de tels textes. Tout en respectant le« contrat pédagogique » (pour reprendre le terme employé dans untel cas par Philippe Lejeune4), celui qui lie l’auteur d’un ouvragedidactique à son lecteur, celui qui garantit l’honnête transmissiondes connaissances, le clerc qui intervient sur le texte le fait au seulniveau de l’organisation du discours. Il assigne aux éléments dusavoir qu’il hérite une place nouvelle dans un développementdescriptif et/ou narratif nouveau. Cherche-t-il à être plus clair,plus accessible ? à mieux toucher son public ? Le prenant encompte virtuellement dans son acte d’écrire, il tente del’approcher, de se mettre à sa portée. Le rewriter surenchérit sur lavulgarisation. En effet, Gossuin de Metz avait déjà fait œuvre devulgarisation, d’abord en traduisant du latin au français (metre enromant, enromancier), ensuite en sélectionnant parmi lesconnaissances auxquelles il avait accès, celles qui lui paraissaientles plus aptes à restituer à ses lecteurs une vision ordonnée dumonde. Le rédacteur de la seconde version se trouve placé dansune situation d’écriture sensiblement différente : il travaille sur untexte déjà traduit, dont le lot des connaissances à transmettre adéjà été établi et agencé de manière réfléchie. C’est sur ce dernieraspect, l’agencement réfléchi des connaissances, qu’il peutintervenir.

2. la dispositio

C’est là effectivement qu’on le voit le mieux à l’œuvre : onconstate qu’il a séparé tout au long du texte le contenu

3 Ce terme figure dans l’intitulé initial de certains manuscrits de l’Image dumonde ; le mot encyclopédie n’apparaît qu’au XVI

e siècle, tant en latin qu’en français.Voir les réflexions de Jacques Le Goff sur ce sujet dans L’enciclopedismo medievale.Atti del convegno « L’enciclopedismo medievale », San Gimignano, 8-10 ottobre 1992, éd.par Michelangelo Picone, Ravenna, Longo Editore, 1994, p. 23-40, « Pourquoile XIII

e siècle a-t-il été plus particulièrement un siècle d’encyclopédisme ? ».4 Dans Le pacte autobiographique, Paris, Seuil (1ère éd. 1975), nelle éd. aug. 1996,

coll. « Essais », en particulier p. 36-37.

RÉÉCRIRE UNE ENCYCLOPÉDIE 

147

Page 148: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

scientifique de la moralisatio dont Gossuin l’accompagnait. On litdans le prologue de l’Image du monde que l’étude conduit à mieuxvivre :

[...] aprendre cele clergie dont miex vaudra toute sa vie(Florence, B. Med.-Laurenziana, Ashb. 114, f. 1)

Tout phénomène naturel devient exemplaire. La pierrelancée en l’air regagne le lieu d’où elle a été extraite, la terre ; lefleuve retourne à son origine marine ; l’air et le feu s’élèvent ; lepoisson maintient sa vie dans l’eau, l’oiseau dans l’air... Quant auxapparentes étrangetés de comportement de certaines créatures,animaux et plantes, quant aux perturbations atmosphériques, ellessont toutes à comprendre comme les manifestations accidentellesde l’énergie vitale qui les anime. La description de l’Image du mondes’apparente à un vaste exemplum, composé en trois parties :

– création du monde et de l’homme capable de péché,– spectacle du monde vu de la terre,– remontée en esprit vers la sphère où demeure le Dieu créateur.

Le traité encyclopédique de Gossuin se déroule comme unvoyage à travers le temps et l’espace, dans un mouvement d’abordde descente, à l’imitation de celui de la chute adamique, partant dela divinité pour aller à la surface de la terre (à l’intérieur delaquelle brûle l’enfer), puis dans un mouvement de retourascensionnel vers l’origine, en franchissant les sphères du cosmosjusqu’à l’empyrée. Chemin faisant, le lecteur s’instruit du grandlivre du monde dont le clerc lui fait la lecture en même tempsqu’il se voit proposer l’exemple des sages :

– ceux qui retrouvèrent une partie du savoir qu’Adam avaitperdu en étant chassé du paradis terrestre,– ceux qui se mirent à l’œuvre après le déluge,– ceux qui parcoururent le monde pour en découvrir la diversité,– ceux qui en ce milieu du XIII

e siècle continuent de voyager,d’apprendre et d’enseigner, à savoir les frères Mendiants.

DISCOURS ET SAVOIRS

148

Page 149: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

Le savoir serait vain s’il n’était pas aussi sagesse. Gossuinapprend à son lecteur à voir l’ordre du monde et le sensibilise àcette force naturelle (droit de nature) qui le pousse lui aussi vers sonlieu propre, sa nature qui est divine. La dispositio de l ’Image dumonde dans cette première version se calque sur ce mouvement del’opus restaurationis cher aux Victorins5.

Cette unité tripartite a été brisée dans le remaniement. Etc’est pour cela qu’on peut parler à son propos de nouvelleversion ; un travail de démolition puis de reconstruction a été faitsur le texte primitif. Ce qui relevait de la stricte connaissance desphénomènes naturels à l’intérieur des chapitres a été isolé. Lessages, les philosophes, appelés aussi les ancïens, ne prennent plusplace à côté des sciences que leur recherche a illustrées ; ils sontréunis en tête de la nouvelle Image du monde, rangés aux portes dusavoir auquel le lecteur accède comme les statues au porche d’unecathédrale. Le texte est désormais ordonné en deux livres delongueur à peu près égale. Le premier traite de l’histoire desclercs, le second restitue les connaissances sur le monde qu’onpouvait lire (aux quelques variations près que j’ai signalées) dansla première version.

Dans le premier livre, après la traditionnelle prière d’actionde grâces adressée au Créateur, vient une suite de Viesexemplaires. On y retrouve les philosophes évoqués dans lapremière version : Platon, Aristote, Alexandre, Apollonius deTyane, Virgile, Ptolémée, saint Paul, Boèce, saint Brendan,Charlemagne. Certaines de ces Vies sont considérablementdéveloppées, comme celle de Ptolémée, de saint Paul, deCharlemagne ou, plus encore, celle de saint Brendan qui passe de18 à 1800 vers. D’autres sont ajoutées : celle de Seth et celle deDamoclès. L’histoire des hommes prend davantage de place ; ilimporte de bien introduire le lecteur laïc dans ce monde de lettréssi différent du sien. Il est plus convaincant d’avoir pour modèleun être auquel on peut de quelque façon se comparer. Admirer lasagesse de la nature à l’œuvre conduit moins naturellement à bien

5 Voir Patrice Sicard, Hugues de Saint-Victor et son É cole, Turnhout, Brepols,1991, p. 92-96.

RÉÉCRIRE UNE ENCYCLOPÉDIE 

149

Page 150: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

vivre que ne peut le faire l’estime portée à un semblable. Sid’autres hommes ont su vivre selon le bien, il est légitimed’espérer les suivre même quelque peu dans cette voie. On nepeut aspirer à imiter les lois de la nature que par une longueréflexion sur l’intelligible. Mais se raconter l’histoire humaine,même en ses hommes les plus remarquables, fait appel à notresensibilité. Or, c’est par le sensible qu’on va vers l’intelligible.

Le rewriter paraît être convaincu de la vérité de cetteaffirmation platonicienne et chrétienne, lui qui dans son travail deréécriture valorise la narration en lui donnant autant d’importancequ’à la description à laquelle elle introduit. Soucieux de présenterce morceau d’un miroir historial, il ajoute encore deux exempla6 : lepremier, intitulé Coment nature fist un home, reprend sous une formeabrégée le passage de l’Anticlaudianus d’Alain de Lille consacré à lafabrication de l’homme ; le second raconte l’histoire de Secundus,le philosophe qui a sombré dans le mutisme après avoirinvolontairement tué sa mère par une parole. L’exemplum Duphilosophe qui ocist sa mere par sa parole clôt ce premier livre d’unefaçon allégorique : le philosophe doit maintenant se taire pourlaisser le lecteur écouter ce que dit la nature. Le texte narratifdevient le passage obligé vers la description raisonnée desphénomènes naturels ; il met en condition le lecteur, le sensibiliseà la fragilité et à la grandeur de la condition humaine.

3. l’intentio

On pourrait penser que la nouvelle version a été rédigée àl’intention d’un public plus précisément défini, ou restreint, quecelui de la première. J’en veux pour preuve ces deuxdéveloppements originaux qui figurent dans le premier livre duremaniement. L’un porte sur le pouvoir de Fortune, l’autre surl’origine du commerce ( marcheandise). Si le premier auteur,Gossuin, paraît s’être donné pour public les puissants seigneurslorrains, le second s’est vraisemblablement adressé à de riches

6 Voir l’édition d’Alfons Hilka, Drei Erzählungen aus dem didactischen EposL’Image du monde (Brendanus-Natura-Secundus), Halle, Niemeyer, 1928.

DISCOURS ET SAVOIRS

150

Page 151: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

bourgeois vivant du négoce. Cette hypothèse peut être confirméeaussi par le teneur différente des prologues de l’une et l’autrerédactions. Le texte de 1246 commençait par un bref conseil :

Qui bien veult entendre cest livreet savoir comment il doit vivreet aprendre cele clergiedont miex vaudra toute sa vie,si lise tout premierementet adés ordeneementsi qu’il ne lise riens avants’il n’entent ce qui est devant.Ainsi porra le livre entendrek’autrement ne puet nus aprendre.(Ibid., f. 1)

Le caractère pédagogique de cette entrée en matière aconduit le rédacteur de la deuxième version à le faire passer enintroduction de la seconde partie de son texte, celle où sontrassemblées les connaissances. Le sens de ce prologue s’en trouvedétourné. La portée du conseil se réduit au respect de l’ordred’exposition des connaissances, alors qu’initialement il cherchait àrendre son lecteur docile au mouvement général de lacomposition qui entrelaçait la présentation de l’objet du savoir etl’affirmation de sa finalité. Il a fallu alors rédiger un prologueinitial qui eût valeur pour l’ensemble du texte, tout en précédantimmédiatement cette nouvelle première partie vouée à l’éloge dessavants. Ce nouveau prologue s’adresse à un public déterminé :

Qui veut entendre a cest romans,si puet aprendre a mes commansdes oeuvres Dieu et de clergiequ’ai por laie gent comenciequi soutis sont et de bon sens,dont plusors trouvai en mon tens.Qui du latin apris eüssent,maintes gens aprendre peüssent ;et por itiex gens m’entremisque du latin en romans misde sens de clergie aucuns biens

RÉÉCRIRE UNE ENCYCLOPÉDIE 

151

Page 152: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

dont maintes gent ne sevent riensqu’en romans peüssent entendre,car latin ne porent aprendre.Cist livre qui descrit le monde,qui a nom l’image du monde,.II. parties du livre tientdont li premiers livre contient.VI. chapitres de bone escole,car au dire c’est de parole.(Tours, B. M., 947, f. 1)

Ces laïcs, qui n’ont pas pu apprendre le latin, vont bénéficierdu travail du romancier (c’est-à-dire le traducteur) qui est allé puiserdans les œuvres latines de quoi constituer une description dumonde. Ils sont flattés du fait qu’ils ont été choisis à cause de leurintelligence et de leur désir de savoir7. Ils sont immédiatementconviés à entendre six chapitres de bone escole. Un seuil est franchi ;ils entrent dans le monde des clercs. La première partie entretientcette douce illusion. Narrative, elle fournit comme une histoire dela clergie dont pourrait se satisfaire un homme soucieux d’abordde se représenter ce que d’illustres clercs ont vécu et enseigné et,le cas échéant, d’en tirer vanité, du seul fait de pouvoir lerapporter, ou simplement d’en éprouver le même plaisir que celuique procure la relation d’aventures. Les deux parties du livreacquièrent une sorte d’indépendance : la seconde, descriptive, àcontenu scientifique, peut en effet être consultée sans passer parla lecture ou l’audition de la première par un homme curieux, enquête d’explications sur le monde. L’économie de la partienarrative peut ainsi être faite, tout comme celle de la seconde pourun autre type de lecteur. Le développement de la partie narrativesert le projet essentiellement vulgarisateur du texte, dans le sensoù ces « histoires », d’une part permettent de toucher un publicplus large, peut-être parce que moins austère, et que, d’autre part,elles facilitent l’accès à la seconde partie. Or, le caractèrestrictement descriptif de ces chapitres scientifiques rend leur

7 Ce lieu commun figure aussi dans les prologues de Placides et Timeo et duLivre de Sydrach.

DISCOURS ET SAVOIRS

152

Page 153: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

lecture plus sévère. Cette vulgarisation, ou laïcisation, pluspoussée de l’Image du monde manifeste une intentio nouvelle.

Ironie du sort, le succès de cette deuxième rédaction a étébien moindre que celui de la première8 ! Mais reste encore cettequestion : pourquoi avoir réécrit l’Image du monde ? Je m’en tiendraià trois principes d’explication non exclusifs l’un de l’autre :

1. élargissement socialL’apparition de longs développements sur le métier de

marchand, sur la monnaie, sur les revers de fortune, serait-elle unindice du désir de toucher un public plus large que celui desseigneurs ? Aurait-on là une preuve supplémentaire del’embourgeoisement de la classe dominante ? et, par voie deconséquence, de son goût pour la littérature nouvelle ?

2. extension géographiqueLe public aurait-il été moins exclusivement lorrain ? La place

accordée à l’histoire de saint Brendan, la référence aux mersfroides, témoigneraient-elles d’un accroissement de l’aireterritoriale des lecteurs attendus, en l’occurrence vers le Nord(Picardie, Hainaut, et outre-Manche) ?

3. évolution historiqueLes temps ne se sont plus les mêmes. La première rédaction

a été écrite dans la suite du concile de Lyon qui prit fin en juin1245 et dans le contexte de la préparation à la septième croisade.Gossuin de Metz a répondu à la demande faite par le concile delutter contre l’ignorance et d’une partie du clergé et des laïcs. Il adonc mis en romanz ce qui lui a semblé utile d’enseigner à cesignorants considérés avec bienveillance (et certainement avecquelque intérêt politique) comme des esprits curieux. Par ailleurs,il s’est mis au service du pape Innocent IV et du roi de FranceLouis IX en invitant son public au voyage vers la Terre sainte. Il

8 Les trois autres encyclopédies en langue vulgaire du XIIIe siècle sont

apparues à partir de 1265 (le Livre du Tresor de Brunet Latin, éd. FrancisJ. Carmody, Berkeley-Los Angeles, 1948, Genève, Slatkine Reprints, 1975) ; leLivre de Sydrach (éd. en cours par E. Ruhe, Würzburg) serait postérieur à 1268,peut-être du dernier quart du siècle, Placides et Timeo, (éd. Claude A. Thomasset,Paris-Genève, Droz, 1980) de la dernière décade.

RÉÉCRIRE UNE ENCYCLOPÉDIE 

153

Page 154: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

prêche la croisade aux côtés du roi vers lequel les seigneurslorrains se tournent, abandonnant l’empereur Frédéric II. Dansl’esprit de cette nouvelle expédition vers Jérusalem il prône aussi,avec des accents mystiques, ce qu’on a appelé une croisadeintérieure, une restauration en soi de la partie spirituelle de notreêtre. Son texte a un caractère homilétique beaucoup plusprononcé que celui de la deuxième version. L’auteur de cettenouvelle rédaction, vraisemblablement postérieure aux deuxcroisades de Louis IX, continue, certes, à resserrer les lienspolitiques qui unissent la Lorraine à la France, mais il n’a plus lamême urgence9. Il élargit donc son public, il laïcise davantage letexte, il est ainsi conduit à donner plus d’importance à l’apologiedes clercs, à celle du désir de connaître dont l’homme a été etdemeure capable. La première rédaction de l’Image du monde apeut-être paru si enracinée dans une actualité devenue révolue quel’idée de la nécessité d’une réécriture s’est imposée à l’esprit durewriter. En ce sens, la réécriture procéderait d’une volonté deréactualiser le discours scientifique, en intervenant non pas sur lecontenu des connaissances (ou si peu !), mais sur la façon depréparer le public à mieux les recevoir. D’accès plus facile, le livrede clergie s’est transformé pour moitié en un roman de clergie10.

CHANTAL CONNOCHIE-BOURGNE

UNIVERSITÉ DE PROVENCE

9 Charles-Victor Langlois proposait de situer cette rédaction au retour de la7e croisade ; voir son étude sur l’Image du monde dans La connaissance de la nature etdu monde au Moyen Age d’après quelques écrits français à l’usage des laïcs, Paris, Hachette(1ère éd. 1911), 2e éd. rev. 1927, p. 62-63.

10 Voir Yasmina Foehr-Janssens, Le temps des fables. Le Roman des Sept Sages, oul’autre voie du roman, Paris, Champion, 1994. « Les « romans de clergie » seraientl’expression d’une tentative de ramener la narratio fabulosa dans le giron d’unetradition confite en dévotion qui ne reconnaît à la fiction sa légitimité que souscouvert d’édification », écrit-elle, p. 17 ; la deuxième version de l’Image du mondes’engage, certes encore timidement, dans cette voie.

DISCOURS ET SAVOIRS

154

Page 155: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

LE STATUT DU SECRET DES SECRETSDANS LA DIFFUSION ENCYCLOPÉDIQUE

DU MOYEN ÂGE

Au désir de savoir que nous avons tous, il faut ajouter celuide percer le secret : ce qui n’est pas su, ce que peu d’entre noussavent a, par cela même, une valeur et un poids plus importants.Ce désir de connaissance est particulièrement sensible au MoyenÂge où les écrits encyclopédiques se multiplient depuis lesEtymologiae d’Isidore de Séville jusqu’à l’Ymago mundi de Pierred’Ailly1. Que ces œuvres aient pour but de former des éliteslaïques et ecclésiastiques en Espagne ou participent de ladécouverte du Nouveau Monde à l’aube de la Renaissance, leurdéveloppement est particulièrement sensible du XIIe au XVe siècleavec la redécouverte des œuvres aristotéliciennes.

C’est dans cette période qu’apparaît un texte apocryphe duStagirite, le Secretum secretorum. Traduit d’un original arabe du IXe

siècle, le Kitâb Sirr-al `asrâr, ce texte a connu une très grandepopularité au Moyen Âge, dans sa version courte, mais

1 B. Ribémont étudie les encyclopédies médiévales jusqu’à l’Ymago mundi dePierre d’Ailly (1410) dans sa thèse inédite, D’Isidore de Séville à Jean Corbechon(VIIe-XIVe Siècle), Étude sur les Encyclopédies médiévales sur la Nature des Choses dansl’Occident latin.

Page 156: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

principalement dans sa version longue. Depuis la version latinecourte de Johannes Hispaniensis (av. 1153) jusqu’aux versionsfrançaises du Secret des Secrets (XIVe et surtout XVe siècle), ce texten’a cessé de se modifier et d’être diffusé. Sans vouloir entrer dansles méandres de l’histoire du texte2, je rappellerai que la versionfrançaise C du Secret des Secrets3, telle que l’a étudiée J. Monfrin,largement diffusée en France au XVe siècle, dérive du Secretumsecretorum de Philippe de Tripoli. Le texte latin de Philippe deTripoli (XIIIe siècle), dont nous conservons plusieurs centaines demanuscrits est un texte majeur qui a servi de base auxnombreuses traductions du traité en Europe4.

Le Secret des Secrets est très déroutant pour le lecteur moderne.Constamment remanié, il aborde des thèmes hétéroclites : régimede santé, politique, physiognomonie, thèmes largementdéveloppés dans les encyclopédies stricto sensu du Moyen Âge.

Sous diverses formes, variant d’aspect et de contenu, le textedu Pseudo-Aristote perdure du IXe au XVe siècle. D’autre part, lesdifférentes versions de notre traité sont contemporaines de laplupart des textes considérés comme encyclopédiques :

le Secretum secretorum de Johannes Hispaniensis (av. 1153) estcontemporain de la Philosophia mundi de Guillaumes de Conches(1120-1154),

le Secretum secretorum de Philippe de Tripoli (ap. 1227)contemporain du De Proprietatibus rerum de Barthélemy l’Anglais(1230-40) et du De Naturis rerum de Thomas de Cantimpré(1230-40),

le Secret des Secrets se développe au XVe siècle alors que lesencyclopédies ont connu leur déclin, mais que les travaux d’un

2 Je renvoie notamment aux travaux de M. Grignaschi : « L’Origine et lesMétamorphoses du Sirr al-’asrâr (Secretum secretorum) », AHDLMA, t. 43 (1976),p. 7-112. « La Diffusion du »  Secretum secretorum « (Sirr al-’asrâr) dans l’Europeoccidentale », AHDLMA, t. 47 (1980), p. 7-80.

3 On emploiera désormais le titre Secret des Secrets pour désigner la versionfrançaise C du texte du Pseudo-Aristote.

4 On trouve des versions allemandes, anglaises, castillanes, catalanes,françaises, italiennes, néerlandaises...

DISCOURS ET SAVOIRS

156

Page 157: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

Denys le Chartreux ou d’un Pierre d’Ailly visent à synthétiser lessavoirs.

Il présente aussi des analogies thématiques avec lesencyclopédies. Et, ce n’est pas, me semble-t-il, un hasard, si leSecret des Secrets se trouve aux côtés de certaines œuvresencyclopédiques dans de volumineuses compilations de textes5.

C’est toujours en fonction d’une approche morale de l’œuvreque l’on a recherché la structure du Secret des Secrets. Jamais, malgrédes parentés avec les écrits encyclopédiques, la structure du Secretdes Secrets n’a été abordée en fonction de ces textes. Les raisons dusuccès populaire du Secret des Secrets sont difficiles à cerner : ilsemble utile de rapprocher ce texte des encyclopédies médiévales,et nous allons nous attacher dans le cadre de cette recherche à uneapproche structurale. S. Lusignan pense que l’influence duDidascalicon de Hugues de Saint-Victor sur le Speculum maius a puêtre un facteur de popularité de l’œuvre de Vincent de Beauvais6.De même faut-il se demander si la popularité du Secret des Secretsn’est pas, en partie, liée à un rapport entre sa structure et unestructure encyclopédique.

Le choix d’une version précise étant délicat, j’ai choisid’étudier le texte de famille française C, dont les manuscrits ontété largement diffusés à l’aube de la Renaissance. Le Secret desSecrets comporte moins de 70 folios d’une trentaine de lignes,quantité dérisoire par rapport à un Speculum maius et autres DeProprietatibus rerum. Lui est-il possible, dès lors, d’englober, à lamanière des encyclopédies médiévales, le cercle desconnaissances ? Si oui, comment et dans quelle mesure ? Lastructure du Secret des Secrets relève-t-elle d’une structurecomparable à celles des encyclopédies médiévales ?

5 Voir par exemple le ms Vatican, reg. lat. 1514, incluant un extrait duSpeculum historiale de Vincent de Beauvais, traduit par Jean de Vignay et unetraduction française de l’Elucidarium d’Honorius Augustodunensis.

6 S. Lusignan, Préface au Speculum maius de Vincent de Beauvais : Réfraction etDiffraction, Cahiers d’Études Médiévales, Montréal, Bellarmin, 1979, p. 91-111.

LE STATUT DU SECRET DES SECRETS

157

Page 158: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

Pour tenter d’apporter quelques éclairages sur cette question,il est nécessaire d’étudier l’oganisation interne du texte, sesdivergences et ses choix par rapport aux développements faitsdans les encyclopédies. Cela éclairera sans doute le dessein duSecret des Secrets.

La structure du Secret des Secrets est, a priori, inexistante tant cetexte déconcerte par son aspect hétéroclite, au point qu’on a écritpudiquement qu’il s’agissait d’un texte à « l’absence de structureimmédiatement perceptible7 ». Ceci se comprend aisément à lalecture de la table des matières et davantage si l’on prend encompte les nombreuses moutures du texte et ses évolutions. Il n’yaura donc pas, bien évidemment, une structure du Secret des Secrets,mais des structures des Secrets des Secrets. Le texte duPseudo-Aristote a joué un rôle non négligeable dans la diffusionau Moyen Âge de l’enseignement fictif d’Aristote à Alexandre.Son contenu doit être exposé avant d’aborder sa structure.

Rappelons avant tout que le Secretum secretorum de Philippe deTripoli conserve presque intégralement la structure de son modèlearabe, le Kitâb Sirr al-’asrâr. En reprenant les travaux de M.Manzalaoui8, on peut donner la table des matières du texte latinde Philippe de Tripoli.

Discours I : Les sortes de rois.Discours II : La conduite du roi.Discours III : La justice.Discours IV : Les conseillers.Discours V : Les secrétaires.Discours VI : Les messagers.Discours VII : Les gouverneurs.Discours VIII : Les chefs de l’armée.Discours IX : Les guerres.Discours X : Les sciences occultes.

7 Dictionnaire des Lettres françaises, Paris, Fayard, Le Livre de Poche, 1992, p.1367, col. 2.

8 M. Manzalaoui, Secretum secretorum, Nine English Versions, 1977, EETS, ES,276.

DISCOURS ET SAVOIRS

158

Page 159: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

De cette division en 10 discours, à première vue peucommune aux encyclopédies médiévales, Roger Bacon, auxalentours de 1267, fait 4 parties9. Au XVe siècle apparaît le Secretdes Secrets dont la structure a été sensiblement modifiée par rapportau texte latin de Philippe de Tripoli. Non seulement certainsdiscours ont été déplacés mais d’autres ont été tout simplementsupprimés. C’est le cas des discours IV (les conseillers), IX (lesguerres) et X (les sciences occultes). Dès lors, le Secret des Secrets secompose de la sorte :

Pièces liminaires.Morale.Hygiène et médecine.Justice.Gouvernement.Physiognomonie.

Si l’on passe sous silence les pièces liminaires dont lafonction est de présenter le texte et de mettre en garde le lecteursur l’aspect ésotérique de l’ouvrage, et qui ne sont pas, parconséquent, un élément constitutif d’une diffusionencyclopédique du savoir, le Secret des Secrets comporte 5 parties10.On notera dès à présent que les chapitres sur la justice et legouvernement ne figurent que par extraits.

9 R. Steele, Opera hactenus inedita Rogeri Baconi, Oxford, 1920, t. 5, p. 28 :

«  Hic liber habet quatuor partes. Prima est de regum varietate et moribus eorum etregimine. Secunda pars est de regimine sanitatis. Tercia est de mirabilis utilitatibus nature etartis et morum. Quarta est de mirabili eleccione amicorum et bajulorum regis per naturalesproprietates corporum ; et hec scientia vocatur Phisionomia.  »

10 Les 5 parties englobent les discours de Philippe de Tripoli de la manièresuivante :

Morale : les sortes de rois (I).

Hygiène et médecine : la conduite du roi (II).

Justice : la justice (III).

Gouvernement : les secrétaires (V), les messagers (VI), lesgouverneurs (VII), les chefs de l’armée (VIII).

Physiognomonie : la physiognomonie (partie du discours II).

LE STATUT DU SECRET DES SECRETS

159

Page 160: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

Cette structure englobe certes des éléments du savoir quel’on retrouve notamment dans les encyclopédies médiévales strictosensu (la morale par exemple constitue la deuxième partie du Livredou Tresor de Brunetto Latini : « Des vices et des vertus ») mais celasuffit-il à faire de la structure du Secret des Secrets une structureencyclopédique ? Comparons-la à quelques textes afin d’essayerde la mettre en lumière.

La plupart des grandes œuvres encyclopédiques du MoyenÂge ont une structure tripartite (l’Imago mundi d’HonoriusAugustodunensis, l’Image du Monde de Gossuin de Metz, le Livredou Tresor, le Speculum maius11, le De Proprietatibus rerum12 et le DeNaturis rerum de Thomas de Cantimpré) ou quadripartite (laPhilosophia mundi de Guillaume de Conches, le Placides et Timeo).Ces structures ont-elles un caractère essentiel dans le discoursencyclopédique ?

Ces textes ont, pour la plupart, une structure qu’on peutappeler « verticale », qui rend compte d’une volonté de traiter dedomaines du monde du supérieur à l’inférieur, allant de Dieu etl’univers à la Terre et l’homme. La connaissance du monde doitpermettre aux encyclopédistes d’appréhender une partie de Dieu,comme le rappelle Saint Paul (Épître aux Romains, I, 20) :

Les propriétés invisibles de Dieu peuvent être aperçues etcomprises depuis la Création du monde, à travers les créatures13.

Cette phrase, citée par l’auteur du Compendium philosophiaedans sa préface, est constamment à l’esprit des encyclopédistesmédiévaux. De fait, il apparaît normal de parler de Dieu dans cetype d’œuvres, et pour certains, il est nécessaire de commencerpar Dieu, existant de toute éternité, à l’origine de toute chose etnotamment à l’origine de leur travail encyclopédique. Réunir, pourl’encyclopédiste, dans la mesure de ses faibles moyens humains, la

11 Avec S. Lusignan, nous considérons Le Speculum morale comme unapocryphe.

12 Nous expliquerons cette division plus loin.13 Cité par M. de Boüard, L’Encyclopédisme, Actes du colloque de Caen sous la

direction d’A. Becq, Paris, Klincksieck, 1991, p. 281.

DISCOURS ET SAVOIRS

160

Page 161: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

somme des connaissances concernant le monde, c’est, peut-être, àson tour, mais avec humilité, re-créer le monde. La Philosophiamundi comporte quatre parties : Dieu et la Création, l’astronomie,la météorologie, le monde terrestre et l’homme. Quant au DeProprietatibus rerum, déroutant à cause de ses 19 parties, on peut lecomprendre de la sorte :

Dieu, le Création, l’homme (I-VII).L’astronomie et le temps (VIII-X).La Terre (XI-XIX).

Cette structure « verticale » rend bien compte d’une volontéde tout dire méthodiquement en commençant par le thèmeprimordial : Dieu.

L’Image du Monde de Gossuin de Metz et le Placides et Timeosuivent une structure semblable. Mais elle n’est pas à proprementparler « verticale », puisque dans le même temps doublementcirculaire : concentrique et excentrique. Si en effet, l’Image duMonde et le Placides et Timeo traitent à peu près des mêmes sujetsque le De Proprietatibus rerum ou la Philosophia mundi, leur structurene va pas de Dieu à la Terre en passant par l’espaceintermédiaire : l’univers.

L’Image du Monde se divise de la sorte :Dieu et le monde.Géographie et météorologie.Astronomie.

Et Placides et Timeo14 :Dieu, la Création, l’homme dans le monde.La reproduction humaine, physiologie, pathologie.Météorologie.Histoire des lois, gouvernement des princes.

Au lieu d’avoir une structure « verticale » qui va de Dieu à lagéographie terrestre en passant par l’étude de l’astronomie, l’Imagedu Monde propose une structure « verticale » concentrique (deDieu à la géographie) puis excentrique (de la géographie àl’astronomie). On est donc en présence d’une volonté

14 C. Thomasset, Placides et Timeo ou li Secrés as Philosophes, Paris-Genève, Droz,1980, p. xxix.

LE STATUT DU SECRET DES SECRETS

161

Page 162: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

encyclopédique au sens étymologique. On englobe bien le cercledes connaissances méthodologiquement, par une structureconcentrique puis excentrique qui ne néglige pas l’essentiel : Dieu.

Dieu

Géographie

    Astronomiegéographie

Dieu AstronomieGéographie

La structure « verticale » a bien une fonctionencyclopédique ; comparons la avec celle du Secret des Secrets.

Les cinq parties qui composent le Secret des Secrets (morale,hygiène et médecine, justice, gouvernement, physiognomonie) nesemblent pas constituer une structure « verticale » telle qu’on peutla trouver dans d’autres textes encyclopédiques. Pas de passage deDieu au monde terrestre, pas de tentative d’englober la totalité dessavoirs du monde. Il semble en fait que le Secret des Secretss’intéresse plus à l’homme – et même surtout à un gouvernant –qu’au monde qui l’entoure, et ce, bien que des développementsconcernant les saisons, les éléments... ne soient pas absents.Peut-être s’agit-il alors d’englober des connaissances concernantune discipline, un champ du savoir. Peut-être faut-il émettrel’hypothèse que la structure du Secret des Secrets, si elle est àcaractère encyclopédique, n’est pas, à proprement parler,encyclopédique.

Qu’entend-on par « encyclopédie médiévale » ? Il n’estnullement question dans le cadre restreint de cet article d’apporterune réponse à cette question complexe d’autant que desuniversitaires15 se sont déjà intéressés à ce problème dans desétudes plus vastes et plus documentées que celle présentée ici. Laquestion des rapports entre encyclopédisme et Secret des Secrets s’estposée dès les travaux de Ch.-V. Langlois et R. Bossuat. Elle n’esttoujours pas résolue. On se souvient que Ch.-V. Langlois16 situe

15 M. Salvat, S. Lusignan, B. Ribémont...16 Ch.-V. Langlois, La Connaissance de la Nature et du Monde au Moyen Âge, Paris,

DISCOURS ET SAVOIRS

162

Page 163: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

le Secret des Secrets dans la littérature didactique et encyclopédiqueaux côtés de Philippe de Thaon, la Lettre du Prêtre Jean, laMappemonde de Pierre, le Livre de Sydrach, le Placides et Timeo et leLivre dou Tresor de Brunetto Latini. Il reste toutefois flou sur laterminologie employée. Regroupant le De Proprietatibus rerum deBarthélemy l’Anglais, le De Naturis rerum de Thomas deCantimpré, le Speculum naturale de Vincent de Beauvais et laSumma de exemplis et rerum similitudinis de Frà Giovanni da SanGimignano comme des « encyclopédies monumentales »,rappelant par cette expression l’étymologie du terme« encyclopédie » comme œuvre destinée à embrasser le cercle desconnaissances et des sciences, il use sans distinction précise destermes « encyclopédie », « compilation », « traduction »,« adaptation ».

R. Bossuat, quant à lui, classe dans les traitésencyclopédiques les œuvres suivantes : l’Image du Monde deGossuin de Metz, le Livre dou Tresor, le Placides et Timeo, le Secret desSecrets et le Livre de Sydrach. Des œuvres telles que le DeProprietatibus rerum ou le De Naturis rerum de Thomas de Cantimprésont considérées comme des écrits scientifiques. Le Secret des Secretsferait donc partie, si l’on se fonde sur les typologies antérieures,des encyclopédies médiévales.

Un noyau précis de textes encyclopédiques autour duquelgravitent des œuvres plus difficiles à classer, selon R. Bossuat etCh.-V. Langlois, constitue les encyclopédies médiévales. Parmi cestextes se retrouve le Secret des Secrets.

On ne peut que renvoyer aux travaux de B. Ribémont17 pourune étude précise du corpus des encyclopédies médiévales. On secontentera ici de rappeler que, pour être considéré commeencyclopédique, un texte du Moyen Âge doit réunir certainesconditions, notamment traiter de certains thèmes obligés. Lepremier est Dieu. Dieu étant à l’origine de toute chose, uneencyclopédie qui a, par définition, pour ambition de traiter de tous

Hachette, 1911, t. 3.17 Voir la thèse de B. Ribémont, op. cit.

LE STATUT DU SECRET DES SECRETS

163

Page 164: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

les sujets – même si, dès le départ, une telle entreprise est vouée àl’échec – ne peut pas ne pas parler du Créateur. Or, si lesencyclopédistes traitent à l’envi de Dieu, il est surprenant deconstater que le Secret des Secrets ne développe pas ce thème demanière didactique, c’est-à-dire de manière à apporter desinformations précises sur ce sujet. Au mieux, Dieu est-il citécomme premier mot du texte (si l’on excepte la table desmatières), en tant qu’être suprême sous la protection duquell’ouvrage et le roi sont placés :

Dieu tout puissant veuille garder notre / roy et la gloire de ceulxqui croient en luy (32v.)18.

Il est tout à fait significatif que le mot « Dieu » n’apparaissequ’à de très rares reprises dans le Secret des Secrets, comme si lethème premier et primordial des textes encyclopédiques ne l’étaitpas ici.

Le tableau suivant, non exhaustif, permettra de constater lesmanques thématiques du Secret des Secrets par rapport aux autresencyclopédies.

Thèmes\textes IM PM DNR DPR DNR’ IM’ SM LT LS PT SDS

Dieu, laCréation.

oui oui oui oui non oui oui oui oui oui non

Les 4 éléments. oui oui oui oui oui oui oui oui oui oui oui

Forme etdivision du

monde.

oui non non oui non oui oui oui oui oui non

Les 4 fleuves. oui oui oui oui oui oui oui non non non non

Géographie. oui non non oui non oui oui oui non oui non

Les merveillesde l’Inde.

oui oui non oui oui oui oui oui non oui oui

Météorologie. oui oui non oui oui oui oui non oui oui non

Les planètes. oui oui oui oui oui oui oui oui oui non oui

18 Toutes les références au texte sont extraites du ms W. 308, de Ricci 508,Walters Art Gallery, Baltimore (USA).

DISCOURS ET SAVOIRS

164

Page 165: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

Le firmament,les étoiles.

oui oui oui oui oui oui oui oui oui oui non

Le zodiaque. oui oui non oui oui non oui oui oui oui oui

Les 4 saisons. oui oui non oui oui non oui non non non oui

Volucraire. non oui oui oui oui oui oui oui oui non non

Bestiaire. non oui oui oui oui oui oui oui oui oui non

Les humeurs. non oui non oui non non oui non oui oui oui

L’hommephysique.

non oui non oui oui non oui oui oui oui non

L’âme. non oui non oui oui non oui oui oui oui non

Lapidaire. non non oui oui oui oui oui non oui oui non

Les plantes. non non oui oui oui oui oui non oui oui non

Les poissons. non non oui oui oui oui oui oui oui non non

IM Imago mundi d'Honorius Augustodunensis.

PM Philosophia mundi de Guillaume de Conches.

DNR De Naturis rerum d'Alexandre Neckam.

DPR De Proprietatibus rerum de Barthélemy l'Anglais.

DNR’ De Naturis rerum de Thomas de Cantimpré.

IM’ Image du Monde de Gossuin de Metz.

SM Speculum maius de Vincent de Beauvais.

LT Livre dou Tresor de Brunetto Latini.

LS Livre de Sydrach

PT Placides et Timeo.

SDS Secret des Secrets.

La majorité des thèmes habituellement présents dans lesencyclopédies sont, on le constate, absents du Secret des Secrets. Cesabsences sont loin d’être négligeables puisque la géographie ou lebestiaire par exemple sont traités respectivement en 230 et 113chapitres chez Barthélemy l’Anglais. Le tableau précédentsouligne, certes, que tous les thèmes choisis ne sont pasautomatiquement présents dans les encyclopédies (le Livre deSydrach et le De Naturis rerum d’Alexandre Neckam par exemplepassent entièrement sous silence la géographie ; les considérations

LE STATUT DU SECRET DES SECRETS

165

Page 166: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

sur l’homme sont absentes de l’Image du Monde de Gossuin deMetz), toutefois ces absences ne semblent pas comparables àcelles du Secret des Secrets, dans lequel il est plus rapide de voir lesthèmes présents que les thèmes absents. Ces absences ne sont pasponctuelles ; au contraire, constamment des pans entiers de laconnaissance sont absents du Secret des Secrets. Tout se passecomme si le contenu du Secret des Secrets relevait d’un choix dansles connaissances.

Il ne semble pas nécessaire de développer longuement pourconstater qu’entre le Secret des Secrets et le Speculum maius parexemple, l’attitude de l’auteur n’est pas la même. Au Moyen Âge,les œuvres encyclopédiques qui cherchent à regrouper tous leséléments constitutifs du monde, sont, du fait même de leur projet,volumineuses. Cependant, l’aspect volumineux n’est pas unecondition nécessaire et suffisante pour dire qu’une œuvre englobetout le kuklos paideia. Deux cas de figure se présentent :

Les textes volumineux, s’efforçant d’embrasser la totalité desconnaissances : les Etymologiae, le Speculum maius, le DeProprietatibus rerum...

Les textes volumineux opérant un choix dans ledéveloppement des connaissances : le De Naturis rerumd’Alexandre Neckam, le De Naturis rerum de Thomas deCantimpré...

Dans les deux cas, on doit parler de compilations. Cetteattitude des encyclopédistes médiévaux consiste à additionner lesgrands auteurs antiques plutôt que d’essayer, avec un espritcritique, de distinguer une vérité parmi les différentes Auctoritatesconvoquées19. Il ne s’agit pas tant pour les encyclopédistesmédiévaux d’écrire la vérité que de juxtaposer les écrits desauteurs jugés dignes de foi. De fait, il n’est pas étonnant dedébuter le prologue d’une œuvre encyclopédique en affirmantcette volonté de compilation :

Naturas rerum in diversis auctorum scriptis late per orbemsparsas inveniens, cum labore nimio et sollicitudine non parva

19 Voir B. Ribémont, De Natura rerum, Étude sur les Encyclopédies médiévales,Orléans, Paradigme, 1995, p. 44.

DISCOURS ET SAVOIRS

166

Page 167: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

annis ferme quidecim operam dedi, ut inspectis diversorumphilosophorum et auctorum scriptis ea, que de naturiscreaturarum et earum proprietatibus memorabilia et congruamoribus invenirem, in uno volumine et hoc in parvo brevissimecompilarem. 20

Si certains auteurs affirment qu’ils sont des compilateurs etn’hésitent pas à mettre côte à côte Isidore de Séville, Pline, Solin,le Physiologus, Aristote, la Bible, et l’énigmatique Experimentator21,citant textuellement leurs sources – c’est le cas notamment deThomas de Cantimpré – d’autres ne prennent pas la peine le plussouvent de citer leurs Auctoritates. C’est le cas de Gossuin de Metz.La lecture de son Image du Monde22 fait apparaître de manière claireles informations sur la nature du monde. Mais c’est grâce àl’introduction et aux notes érudites de O. H. Prior qu’est mis enlumière ce que Gossuin de Metz doit à Alexandre Neckam,Honorius Augustodunensis et autres Gervais de Tilbury. Lorsque,par exemple, Gossuin de Metz explique le sourire des enfantsendormis par la musique harmonieuse créée par les mouvementsdu firmament (II, 19, b), il reprend, si l’on suit O. H. Prior, Bèdequi reprenait lui-même Saint Augustin23. Avec le Secret des Secrets,on découvre un autre type de compilation. Rien dans son

20 Thomas Cantimpratensis Liber de Natura rerum, Berlin-New York, éd. H. Boese,1973, p. 3. On pourra trouver d’autres exemples cités par B. Ribémont, op. cit.,p. 41-48.

21 Voir la communication du Pr. J. B. Friedman «  Experimentator and Liberrerum : lost encyclopedias ? » au colloque de la Rijksuniversiteit de Groningen,1-4 juillet 1996.

22 L’Image du Monde de Maître Gossuin, Rédaction en Prose, texte du ms. Bibl. nat. fr.574, Lausanne-Paris, éd. O. H. Prior, 1913.

23 O. H. Prior, Op. cit., p. 47 :

L’origine de cette jolie légende se trouve probablement dans ce passage deBède [Musica Theorica] :« Si autem aliquis in altero mundo nasceretur (sipossible esset), ut Sanctus Augustinus affirmat, ut in hunc mundum posteavenisset, eam [musicam] sine ullo impendimento audiret, eique ultra viresplaceret. »C’est nous qui soulignons pour signaler que Bède, contrairement à Gossuin deMetz, cite ses sources.

LE STATUT DU SECRET DES SECRETS

167

Page 168: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

prologue ne permet d’imaginer ou de soupçonner qu’il s’agitd’une compilation. Au contraire, quelques lignes du premierchapitre suggèrent que l’œuvre est du Stagirite :

 ... lequel livre est appelé le Secret des Secrets et le fist le princedes philosophes, Aristote. (33r.)

Pourquoi, dès lors considérer le S ecret des Secrets comme unecompilation ?

On a vu que le Secret des Secrets opérait un choix dans lesconnaissances. C’est peut-être pour cela qu’il faut considérer cetouvrage comme une compilation. Il ne s’agit plus de réunir dansune somme monumentale à la manière d’un Saint Thomasd’Aquin ou dans une « summa brevis » pour reprendre l’expressionde B. Ribémont24, l’ensemble des connaissances ; il ne s’agit plusde réunir dans une « encyclopédie horizontale25 » l’ensemble desconnaissances concernant un sujet précis à la manière desbestiaires ou des lapidaires ; il ne s’agit plus ni d’encyclopédieextensive ni d’encyclopédie intensive26 ; il s’agit peut-être d’untexte encyclopédique dans lequel on aurait extrait, presque auhasard d’une page, au détour d’un chapitre, au gré d’uneréminiscence, au souvenir d’une prédication, un conseil, unexemple, une citation, une information, comme une petitecompilation. Si Brunetto Latini dit de son Livre dou Tresor qu’il est:

comme une bresche de miel coillie de diverses flours27 

le Secret des Secrets m’apparaît, pour reprendre la comparaison del’encyclopédiste italien, comme le résultat du butinement d’une

24 Voir la communication de B. Ribémont « Les Encyclopédies médiévales,Problème de Genre » au colloque de Groningen, 1-4 juillet 1996.

25 Voir B. Lançon, « La Médecine dans l’Encyclopédisme latin (Ier-VIIe

siècle) », in Sciences, Techniques et Encyclopédies, Actes du colloque de Mortagne,1992, p.215.

26 D. Hüe, « La Poésie palinodique comme Approche encyclopédique duMonde », in Le Divin, Discours encyclopédique, p. 215-216.

27 Brunetto Latini, Le Livre dou Tresor, Berkeley, Los Angeles, éd. F. J. Carmody,1948, Slatkine reprod. 1975, p. 17-18.

DISCOURS ET SAVOIRS

168

Page 169: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

abeille errante avant tout soucieuse de se nourrir de l’essentiel, dela « substantifique moëlle », et moins soucieuse de construire unrayon de miel. Un exemple est nécessaire pour éclairer notrepropos.

La théorie des quatre éléments est un topos de la penséemédiévale. Inutile ici de développer longuement ce que l’onretrouvera aisément et de manière détaillée dans des ouvragesspécifiques28. Ce thème est présent dans les dix encyclopédies quenous avons prises pour repères dans le tableau précédent. À ce

thème est souvent associée la théorie des humeurs. Aux quatreéléments (air, feu, terre, eau) correspondent les quatre humeurs(sang, cole rouge, cole noire, flegme). Voyons commentBarthélemy l’Anglais, par exemple, traite ces sujets. Le livre IV deson De Proprietatibus rerum (« Liber quartus de humani corporispertinentibus proprietatibus elementaribus qualitatibus et humoribustractat ») est entièrement consacré, en onze chapitres, à cesthéories. De même, au livre XII du Speculum doctrinale (« De Practicamedicinae ») et surtout au livre XIII (« De Theorica medicinae »),Vincent de Beauvais consacre quelques chapitres à ces théories29.De manière connexe, on trouve au Moyen Âge des sujetsfortement liés à la théorie des éléments et à celle des humeurs.Depuis Bède30 notamment, on associe les quatre saisons à cesthéories en expliquant que les saisons ont certaines propriétés qui

28 Citons par exemple J. A. Burrow, The Ages of Man, A Study of Medieval Writingand Thought, Oxford, Clarendon Press, 1986.

29 Voir notamment les chapitres 6 à 8 du livre XIII.30 De Temporibus ratione, chap. XXXV,«  Des quatre saisons, éléments et

humeurs ».

LE STATUT DU SECRET DES SECRETS

169

été sec automne

chaud froid

printemps humide hiver

Page 170: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

s’opposent ou se rejoignent de façon à obtenir un fonctionnementcirculaire infini.

À chaque saison correspond un élément dominant :

été : feuhiver : eauautomne : terreprintemps : air

On a donc un système d’oppositions et de liens (l’été estchaud et sec ; le printemps est chaud et humide ; l’hiver est froidet humide ; l’automne est froid et sec) que l’on retrouve chezl’homme. Aux propriétés des saisons correspondent les humeurset aux saisons les âges de l’homme. D’où le schéma suivant :

jeunessecole rouge

maturitécole noire

enfancesang

vieillesseflegme

Les encyclopédistes ne traitent pas forcément tous ces sujetsmais quand ils le font (la plupart du temps), ils consacrent deschapitres entiers à chaque sujet. Barthélemy l’Anglais consacreson livre IX au temps et aux mouvements du ciel. Parmi les 34chapitres de ce livre, 20 sont consacrés au temps : saisons, mois,temps astronomique... Chaque saison est traitée dans un chapitrecomplet. On se retrouve donc avec un auteur avant tout soucieuxd’une composition et d’une structure rigoureuses de façon à nepas passer sous silence certains sujets et à clore un sujet avant depasser à un autre. Le livre IV est consacré aux éléments et auxhumeurs, le livre VI notamment aux âges de l’homme et le livreIX entre autres aux saisons. En cela, le De proprietatibus rerum estbien une encyclopédie qui tente d’englober la totalité desconnaissances.

Le Secret des Secrets, en revanche, procède différemmentpuisque les informations concernant saisons, âges, humeurs etéléments sont groupées dans les huit chapitres concernant lessaisons (« De yver et quant il commence », chapitre l e) et leurspropriétés (« D’yver temps et quel il est », chapitre lie). En quatre

DISCOURS ET SAVOIRS

170

Page 171: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

folios, le Secret des Secrets donne l’illusion d’apporter lesinformations longuement développées dans le De Proprietatibusrerum. La structure est toujours la même pour chaque saison :

La saison De yver et quant il commence. lie.

Situationdans

l’année

Yver commence quant le soleil entre le premier signe / dumouton et dure lxxix. Jours et xxiii. Heures et / commencedés le xxiiie jour de novembre jusquez au xxiie jour / de mars.

Situationde la nature

En cestui temps, les nuis sont grandes et les / jours sontpetiz ; il fait grant froit, les vens sont aspres, / les feulles desarbres cheent, et toutes choses perdent leur / verdeur par laplusgrant partie. Toutes bestes, pour la / plusgrant partie, semettent pour la grant froit es cavernes / et es fosses desmontaignes.

Comparai-son de la

terre et dela femme

L’air et le temps deviennent / noirs et est la terre comme unevielle decrepitee par grant / aage et nue et prochaine de lamort.

Annoncedes

propriétésde la saison

D’yver temps et quel il est. lie.

Propriétésde la saison

Saches que yver est froit et humide ; /

Le Secret des Secrets procède donc par un « butinement errant »pour reprendre notre image de l’abeille. Alors qu’un Barthélemyl’Anglais va chercher à proposer un savoir précis et détaillé dansune structure rigoureuse, le Secret des Secrets va plutôt procéder parallusions. On ne peut donc pas considérer comme encyclopédieun texte tel que le Secret des Secrets, contrairement à ce queR. Bossuat et Ch.-V. Langlois avaient établi dans leur typologie.La structure du Secret des Secrets n’est pas une structureencyclopédique en ceci qu’elle n’englobe pas les thèmes majeursdu savoir. En revanche, le texte propose, par moments, deséléments du savoir mais ne les développe pas. Les thèmes exposéssont juste évoqués et pas développés, comme s’ils étaient déjàconnus. Le Secret des Secrets fonctionne comme un mémento dusavoir encyclopédique. En cela, il trouverait sa place dans unebibliothèque, à condition d’être aux côtés d’une encyclopédiestricto sensu. Mieux qu’un mémento, du fait de sa taille et de la

LE STATUT DU SECRET DES SECRETS

171

Page 172: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

concision de son contenu, on pourrait dire du Secret des Secrets qu’ilest un vade-mecum. Il ne s’agit donc plus, à l’aube de laRenaissance, de donner un exposé massif et monumentale desconnaissances dans une encyclopédie, il s’agit plutôt de donnerune illusion du savoir encyclopédique.

DENIS LORÉE

DISCOURS ET SAVOIRS

172

Page 173: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

LE JARDIN DE SANTÉ DE JEAN DE CUBA :

UNE ENCYCLOPÉDIE MÉDIÉVALE TARDIVE

ET SA RÉCEPTION1

Les lignes qui suivent ne sont que les réflexions prélimi-naires à une enquête destinée à se poursuivre dans les années àvenir. De fait, peu de choses ont été faites en France sur Jean deCuba et le Jardin de Santé, et mon intérêt pour cette œuvre a étésimplement éveillé par la présence de l'édition de Vérard parmi lesincunables de la Bibliothèque Municipale d'Alençon. Il s'agit d'unfort volume, imprimé en lettres gothiques à deux colonnes, oùchacun des chapitres est précédé d'une gravure sur bois, et quicontient, outre un plantaire assez complet, un bestiaire, unlapidaire, et un traité des urines.

1 Ces remarques s'appuient sur les travaux de deux de mes étudiants deRennes, David Robert Édition de la partie volucraire du Jardin de Santé, mémoire demaîtrise, Rennes, 1996, et Stéphanie Colnot. Édition du traité sur les plantes, duProhesme au chapitre de l'erbe appellee arthemisia de l'Ortus sanitatus translate de latin enfrançois; mémoire de maîtrise, Rennes, 1998. Qu'ils en soient remerciés.

Page 174: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

Ce livre est intéressant à plusieurs titres ; il est toutd'abord une des formes les plus tardives d'encyclopédies médiéva-les, et présente, pour une période qui m'intéresse particulièrement,un bon témoignage des connaissances et de leur diffusion. Ilprésente de plus, sur le plan lexical, la particularité de proposer unvaste vocabulaire portant sur les animaux et les plantes, pourlequel un rapide sondage m'avait montré que les premières attes-tations habituelles étaient beaucoup plus tardives. C'est donc, àmes yeux, le texte français proposé par Vérard qui est essentiel etqu'il importe d'étudier précisément.

J'ai formé le projet, à long terme, d'en proposer uneédition complète, en suggérant à quelques étudiants de commen-cer par en établir une translittération. Une fois de vastesfragments du texte en main – pour le moment le volucraire et unepetite partie du plantaire – les questions sérieuses ont commencé,et ce que je proposerai ici n'est que le fruit provisoire des interro-gations qui se sont posées au fur et à mesure que le texte s'établis-sait. Elles sont de plusieurs ordres, le premier évidemment étanttextuel : d'où sort le Jardin de Santé, qui l'a composé, quand,pourquoi et dans quelles situations ? On s'apercevra que l'œuvreest composite et qu'il faut s'interroger sur ce point ; mais lessimples questions sur l'origine et le statut du texte entraînentd'autres interrogations : quelle a pu être la stratégie éditoriale deVérard, qu'est-ce qui l'a poussé à publier un ouvrage qui a sesyeux devait avoir un réel succès, alors que la rareté des exemplai-res subsistant comme le fait qu'il n'en a été effectué qu'un seultirage au début du XVIE siècle montrent le relatif échec de sonentreprise. S'il est trop tôt pour clore l'enquête, si les remarquesqui suivent sont encore à modifier, à reprendre et compléter,certains acquis semblent apparaître, dont je vais ici esquisser leslinéaments.

DISCOURS ET SAVOIRS

174

Page 175: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

Le texte et son histoire

Le titre de l'édition Vérard porte Le Jardin de Santé, trans-laté du Latin en François, sans donner de nom d'auteur ni de traduc-teur. Une première enquête à partir de ce titre, au travers duManuel du Bibliographe de Brunet, m'a appris que l'œuvre était attri-buée à Jean de Cuba ; ce nom étant absent de tous les usuels de lalittérature française, une deuxième enquête dans la BiographieUniverselle de Michaud et Poujoulat m'a appris que Jean de Cubas'appelait de son vrai nom Johann von Kaub, médecin à Franc-fort, et qu'il avait composé en allemand un Gart der Gesuntheit,lequel avait été traduit en latin, puis en français. Voilà les basessur lesquelles j'ai commencé à travailler, confiant dans l'éruditiondes auteurs. En réalité, il fallait aller plus loin.

En consultant l'usuel An introduction to a history of woodcut2,j'ai découvert tout d'abord que Johann von Kaub s'appelait plusprécisément Johann Wonnecken von Cube ; que le titre de Gartder Gesuntheit ne se trouvait que dans la préface de l'auteur, et quele colophon indiquait pour lui Herbarius. Davantage, que laproduction d'herbiers, ou plus exactement de plantaires a été assezabondante en Allemagne, et cela très tôt, bien avant que les impri-meurs français ne prennent timidement le relais. Plusieurs œuvrespeuvent prétendre être une source possible du Jardin de Santé,puisque le titre même, incertain pour l'œuvre originelle, va êtrerepris, dans une suite de concaténations d'autant plus propres àbrouiller les pistes que les œuvres vont dans un premier tempsêtre imprimées par le même Schöffer.

Nous avons tout d'abord un Herbarius Latinus, datant de1484 ; ce livre décrit 150 plantes, avec comme dénomination, à lafin de la préface :

Ob id presens opusculum suam sumpsit denominationemAggregator practicus de simplicibus.3

LE JARDIN DE SANTÉ DE JEAN DE CUBA

175

3 Cité dans J. F. Payne, « On the Herbarius an Hortus sanitatis », Transactions ofthe Bibliographical Society, vol. VI, part I, Londres, 1901, p. 72.

2 A. M. Hind, An introduction to a history of woodcut, Dover, 1989.

Page 176: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

On comprend par cet intitulé que le terme d'Herbariuscorrespond plus à une appellation générique qu'à un titre précis,et que ce livre des simples composé par un compilateur soit difficile àattribuer. Il serait souhaitable que le nom d'Aggregator soit utilisépour parler de ce premier volume, d'autant que le plan en estparticulier, comportant sept parties, consacrées �aux vertus des plantes�aux simples laxatives et lénifiantes�aux simples fortifiantes�à leurs fruits, graines et racines�à leurs résines et sèves�aux divers sels, minerais et pierres, �aux animaux et à ce qui provient d'eux.

Notons déjà, cependant, l'élargissement implicite de lanotion de simple. Il ne s'agit pas, comme nous pourrions le suppo-ser, d'un nom technique pour parler de plantes – par oppositionaux composées – mais bien d'un terme médical. L'Aggregator se situedans la tradition du Livre des simple médecines, et propose des objetssimples dont il met en évidence les vertus thérapeutiques naturelles.Cela entraîne, dans une approche médicale de la nature, l'associa-tion presque obligée des pierres et des animaux.

Un deuxième volume, en allemand et portant lui aussi lenom générique d'Herbarius, a été publié par Schöffer en 1485 ; letitre complet Herbarius zu Teutsch est utilisé, on l'a vu, dans lecolophon, mais le prologue propose un autre titre, en allemand,Gart der Gesuntheit. Il ne s'agit pas d'une traduction allemande dutexte précédent, mais d'une œuvre originale, plus complète, quidécrit 369 plantes, et plusieurs animaux (Arthur Hind n'est pastrès précis à ce sujet), et contient un traité des urines. C'est cetteœuvre que l'on attribue habituellement à Johann Wonnecken vonCube.

Un Hortus sanitatis est publié quelque temps après, en1491, par J. Meidenbach ; il est considéré comme une œuvreindépendante, même s'il est largement inspiré de l'œuvre précé-dente, et comporte sept livres, consacrés, après le Prohemium de

DISCOURS ET SAVOIRS

176

Page 177: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

l'auteur, aux plantes (530 chapitres), aux animaux terrestres (164chapitres), aux oiseaux (122 chapitres), aux animaux marins (106chapitres), aux minéraux (144 chapitres), et à un traité des urines,suivi de deux index.

C'est de cette version qu'est issu indiscutablement leJardin de Santé traduit par Vérard. Le texte latin est lui-même unouvrage composite, qui semble reprendre à divers auteurs, dontJean de Cuba, des parties de son texte. Telles que se présentent,provisoirement, mes recherches, seule la partie correspondant auplantaire serait de ce dernier, mais toutes les vérifications ne sontpas encore effectuées, les parties consacrées aux animaux – etpeut-être aux minéraux – étant reprises de textes antérieurs.

Le Proesme de l'auteur, tel qu'il se présente dans l'éditionVérard, semble reprendre4 approximativement celui qui estrésumé par J. F. Payne dans son analyse du Gart der Gesuntheit, ettraduire exactement celui de l'Hortus Sanitatis. On pourra compa-rer :

Ad idem aggrediendum non minus me movit, sed et maximepermaxime nobilis quidam dominus qui regna terrasque variasperagrando videlicet Alemaniam, Italiam, Hystriam, [...]de sepedictis herbis, animalibus, lapidibus ceterisque ad confectionemmedicinarum necessariis, et propter raritatem incognitis magnamaccepit experientiam...5

et le texte qui est cité plus loin : l'énumération des régionstraversées se trouvait déjà dans le texte du Gart der Gesuntheit, danscet ordre même, à cette nuance près que c'était JohannWonnecken von Cube qui prétendait avoir fait les voyages enquestion, accompagné d'un dessinateur6. On pourrait supposerdès lors que le traducteur latin, par cette citation indirecte, voulaitmarquer sa dette envers Johann von Cube.

LE JARDIN DE SANTÉ DE JEAN DE CUBA

1776 Cf. Payne, op. cit., p. 94.

5 Cité in Payne, op. cit., p. 104.

4 Sous réserve de collation sur le texte allemand.

Page 178: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

On peut donc considérer comme acquise la filiation del'œuvre :

– tout d'abord, un Herbarius latin, composé par l'Aggregatoret ayant pour titre latin Liber de simplicibus. Il suscite la vogue desherbiers dans la tradition allemande à la fin du XVE siècle (1484) ;

– connu aussi sous le nom d'Herbarius zu Teutsch, le Gartder Gesuntheit, œuvre en grande partie originale et bien plus impor-tante composée par Johann Wonnecken von Cube (1485) ;

– sa traduction-adaptation latine, l'Hortus Sanitatis, publiéepar Meidenbach en 1491 ;

– puis enfin la traduction fidèle, du latin au français, quereprésente le Jardin de Santé. édité par Vérard.

Nous travaillerons dorénavant sur le texte français enconsidérant son origine comme établie et fiable, sous bénéfice desa collation précise avec le texte latin, qui reste à effectuer.

L'image du jardin

La métaphore horticole, constante depuis le titre de Gartder Gesuntheit, demande à être réfléchie. Il ne s'agit pas ici de sesituer simplement dans la tradition d'un herbier ; ceux-ci ontvolontiers, dans la tradition médiévale, d'autres titres, qu'il s'agissedu Livre des simples médecines évoqué plus haut ou du Tacuinumsanitatis « manuel de santé », alors que nous verrrons depuis l'Hor-tulus de Walafried Strabo7 jusqu'au Jardin spirituel 8 anonyme

DISCOURS ET SAVOIRS

178

8 « Cy commence le jardin espirituel pour religieux et religieusez fort devot :

Rigabo ortum meum plantacionum [eccli., 24, 42], c'est la parole du saige enl'espitre d'aujourd'uy. Le saige suppose en ces paroles ycy que il a un jardin dedivers arbres portans pluseurs et divers fruis, et dit qu'il le veult arrouser.

Ce n'est pas de mervelle se Salomon qui estoit tant saiges et tant vertueux,qunt il dit ce, s'il avoit ung biau jardin esperituel en la terre de son ame » (ms.BnF. fr. 10032, f 123)

7 P. L. CXIV, col. 1119-1130.

Page 179: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

combien le jardin peut être, d'abord, métaphorique d'autresnotions.

Le jardin est le lieu naturel par excellence, mais en mêmetemps celui où l'homme domestique cette nature à des finspersonnelles ; il est le lieu le plus propice à évoquer la situationoriginelle, celle du temps où la nature bienveillante était consacréeà l'homme par un Dieu tout-puissant. Lorsqu'Herrade de Lands-berg compose son Hortus déliciarum, elle se situe dans une doubleperspective : d'une part, elle constitue, au travers d'excerpta etd'ajouts personnels, un anthologie de textes édifiants ; d'autrepart, elle constitue, par le nom même de son ouvrage, un échonostalgique du jardin d'Éden ; c'est par le biais de la res scripta quel'homme pourra espérer retrouver le bonheur originel. Il en est del'Hortus déliciarum comme du Liber floridus de Lambert de Saint-O-mer, et le savoir ainsi recueilli constitue à la fois l'écho d'unbonheur nostalgique que le seul savoir peut nous aider à rejoindre(et un savoir fondamentalement religieux) et une collection parprincipe désordonnée. On cueille un bouquet, on arrange lesconnaissances et les informations comme l'on arrange un vase.

Mais, paradoxalement, alors qu'un courant de la littéra-ture édifiante emploie l'image du jardin pour constituer un flori-lège, l'âge scolastique invitera à organiser ce jardin, à le structurerde façon rigoureuse. J'ai évoqué ailleurs le Jardin des Nobles dePierre des Gros, où toutes les vertus que l'on attend de lanoblesse seront figurées par des allées (les quatre voies du jardinsont les vertus théologales plus l'humilité), des treilles (au nombrede quatre, elles sont : Félicité en général, félicité de l'âme, ducorps glorieux, félicité accidentelle), des massifs de fleurs ayanteux-mêmes différentes significations selon qu'ils sont de rose oude violette, etc.9

L'autre facette enfin du jardin, celle qui justifie les titresd'œuvres moins ambitieuses que celles dont nous venons de

LE JARDIN DE SANTÉ DE JEAN DE CUBA

179

9 Ms. BnF fr 193. Cf mon « Reliure, Clôture, Culture ; le contenu desjardins », Aix en Provence, Février 1990 Jardins et Vergers au Moyen Âge,Senefiance n° 28, p. 155-175.

Page 180: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

parler, c'est celle de l'abondance. le Jardin de Plaisance ou le Vergerd'Honneur ont cela de commun qu'ils constituent des anthologiespoétiques foisonnantes. Le passage de l'herbier au jardin est celuid'un inventaire des 150 plantes de l'Herbarius à un relevé de 369pour le Gart der Gesuntheit, 530 pour l'Hortus Sanitatis.

Cette composante est explicitée dans la prologue d'unautre jardin, l'Ortus vocabulorum :

propterea quod in eo fructuum copia reperiri posset, ortumvocabularum appellari decrevimus 10

De fait, la surabondance – copia – justifie à elle seule unordre alphabétique auquel tous les encyclopédistes ont fini par serésoudre, dès que le schéma hexahéméral ne peut plus gérer lafoisonnement de la matière.

Distinct en cela de toutes les œuvres morales que l'on arappelées, le Jardin de Santé présente une autre caractéristiqueessentielle : loin d'un Éden perdu, dont ne pourraient subsisterque les nostalgiques simulacra de la mémoire et de l'écriture, ilnous présente le monde comme un jardin, surabondant, organiséet malgré tout bienveillant :

Ces choses quant en moy mesmes taisiblement je revolvoye etpensoye, au contraire je remembroye la sapience du createur parlaquelle des le commencement, au genre humain par luyconstitué en tant de perilz a prouveu de remede opportun etconvenable, c'est assavoir : par les herbes, bestes, animaulx, etautres creatures, ausquelles il a donné telle vertus que lesmatieres dissoultes et hors de attrempance, elles reduyroient avraye attrempance, armonie et proporcion.11

Certes, depuis la faute, l'homme est soumis aux intempé-ries, aux hasards de la nature :

L'impureté de l'air ou l'inconvenient de l'air, la paine et le labourdesordonné, et moult plusieurs autres choses desvoyans l'omme

DISCOURS ET SAVOIRS

18011 Jardin de Santé, f. II r, col. b

10 Édition de 1500, reprint Scolar press Ltd, 1968.

Page 181: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

de parfaicte santé, lesquelles si je vouloye toutes nombrer, il mefauldroit (si comme il me semble) rendre raison de l'araine de lamer pource certainement que plus de mille perilz environnentl'omme.12

La « paine et le labour » désordonnés sont bien ici deséchos de la malédiction d'Adam, et la faiblesse de la santéhumaine est une conséquence, somme toute, de la faute originelledont le scandale rejaillit sur toute la création. Quant aux grains desable, ils sont manifestement un écho de la promesse faite àAbraham :

je te bénirai et je multiplierai ta postérité, comme les étoiles duciel et comme le sable qui est sur le bord de la mer; et tapostérité possédera la porte de ses ennemis.13

Une sorte de discours parallèle se met ainsi en place. Quedes auteurs se soucient de l'âme et de l'édification, il n'est pasinutile de se soucier du corps. Le salut de l'âme est venu d'uneRévélation, la bonne connaissance du jardin du monde, qui conti-nue à nous entourer, peut nous apporter le salut du corps.

Et pource que en ceste mortelle et transitoire vie il n'est possiblea l'homme posseder plus chier ne plus desiderable tresor que lavraye santé du corps ainsi que dit le sage. Ecclesiastici, xxx. Lesalut de l'ame (dit il) est meilleur que tout or ne argent, et lecorps sain que le cens et rente mesuree. Il n'est cens ne tresorqui soit sus le cens et richesse de la santé du corps14. Il me a estéadvis estre chose tres grande et prouffitable composer et faireung livre contenant la multitude des figures sus certaines proprescouleurs semblables aux herbes, pierres, bestes et autrescreatures, et aussi leurs natures dessus escriptes.15

LE JARDIN DE SANTÉ DE JEAN DE CUBA

18115 Ibid.

14 Salus animae in sanctitate justitiae et melior omni auro et argento, et corpusvalidum quam census inmlensus. Non est census super censum salutis corporis,et non est oblectatio super cordis gaudium. Sir 30, 15-16.

13 Gn. 22, 17.

12 Ibid.

Page 182: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

La référence à l'Ecclésiastique n'est pas innocente. Par cebiais, une œuvre qui ne sera que de « médecine naturelle », qui nes'occupera désormais plus de Dieu ou du salut, mais seulementdes plantes et de leur efficacité thérapeutique, une œuvre techni-que se situe en relation avec les choses de la foi ; l'inventaire de la« multitude » du monde – multitude positive en écho à celle des« perilz » qui menacent l'homme – a une autre fonction, puisqu'àexalter les merveilles de la Création, elle exalte aussi son Créateur.

Cette double articulation se retrouvera dans la doublemotivation avouée de l'auteur :

Certes de parfaire icelluy oeuvre premierement etprincipalement charité me contraignoit. Laquelle m'a fait avoircompassion et pitié de la povreté et souffrete de ceulx ausquelzla faculté temporelle ne peut administrer pour la necessité deavoir les medicins et apoticaires la pecune defaillant. Certesceulx cy aidez par la doctrine de cestuy livre, petis despens etmises faictes se pourront donner et conferer remedezpreservatifz et medicinemens parfaitz.16

C'est donc la charité chrétienne, tout d'abord, qui vajusqu'à contraindre l'auteur – mais je m'imagine mal des lecteurs,« la pecune defaillant » au point de ne pouvoir rétribuer unmédecin ou un apothicaire, capables d'acheter un ouvrage certai-nement très onéreux. On peut supposer que quelque clerc pouvaitl'avoir ou en faire la lecture à tout un village, comme on verraplus tard Jaume utiliser le Raspail pour la communauté17 ; maisl'argument reste sujet à caution. L'autre raison,plus importante

DISCOURS ET SAVOIRS

182

17 Arbaud est allé chercher Jaume. Il est venu avec son livre, un Raspailcouverte papier de boucherie.

Ce livre est devenu quelque chose d'important à force d'entendre dire àJaume : « Je l'ai acheté l'année que je me suis marié ; j'en avais envie depuis troisans. » [...] « Un médecin, y t'en foutrait pour quinze francs de drogue et puis dela diète, en veux-tu en voilà. Ça, c'est le médecin des pauvres, et pouis c'est unrude, tu peux me croire. » (J. Giono,Colline, éd. de la Pléiade, 1973, p 172)

16 Ibid., f. II v, col. a.

Page 183: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

semble-t-il, et plus profane en apparence, c'est la présence d'uncorpus iconographique préexistant :

Et aussi non pas moins m'a esmeu a ceste chose aggreger maistres grandement aucun noble seigneur : lequel en allant pardivers royaulmes et diverses terres, c'est assavoir : Allemaigne,Ytalie, Hystrie, Salvonie, Croatie, Dalmacie, Grece, Corfonie,Moree, Candie, Rhodes, Cyprie, et la Terre saincte avec sa citéde Hierusalem ; et de la en allant en la Petite Arabie vers lamontaigne de Synay. Et de la montaigne de Sinay vers la merRouge, Alcayr et Babiloyne, par Alexandrie jusques en Egypte, aprinse grande experience des souvent dictes herbes, bestes,pierres, et autres choses a la confection des medicinesnecessaires et incongneues par leur rareté. En escrivant leursvertus et leurs semblances et similitudes soubz figuresconvenables et par certaines couleurs a procuré faire leursemblance. Toutes lesquelles et chascune d'icelles soubz forme,figure et couleur deuëz et par ordre exquis tu trouverasdespaintes en ceste presente euvre.

Le long d'un chemin qui est manifestement de pélerinage,un grand seigneur voyageur s'est intéressé aux plantes qu'ilpouvait rencontrer. Il les a fait dessiner et les a décrites, consti-tuant un répertoire exhaustif de la nature du monde. L'énuméra-tion des lieux visités annonce le vertige de l'inventaire qui suivra,dans le désir fou de prendre en possession le monde, par le nomet le dessin ; cette forme de démesure est, soyons-en conscient,plus proche de la frénésie de la Renaissance que d'une approchestrictement religieuse.

À cette première étape du propos s'ajoutera une autredémarche, qui elle aussi a sa signification propre ; il ne suffit pasd'inventorier le monde, il importe aussi d'en comprendre la signi-fication, de le plier aux besoins humains. La description desplantes et des animaux ne suffit pas, elle doit aussi mettre enévidence la fonction thérapeutique et médicale du monde, et àl'énumération exotique des pays parcourus va se superposer celle,érudite, des auteurs consultés :

LE JARDIN DE SANTÉ DE JEAN DE CUBA

183

Page 184: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

Par ces deux choses doncques esmeu a l'ayde de Dieu cestelouable oeuvre ay commencee et parfaicte, par les tresapprouvez maistres des medicins. C'est assavoir de Avicenne,Ypocras, Galien, Vincent, Serapion, Plateaire, Plinius,Dyascorides, Pandecta, Jehan Mesue, Paladie, Constantin,Almansore, et moult plusieurs autres non moins expers. Et m'apleu que il fust appellé le Jardin de Santé.

Deux savoirs sont ainsi superposés, savoir pratique etd'observation, savoir théorique issu de la connaissance médicale,comme deux finalités, l'une savante et l'autre charitable. Cettedouble justification soulève autant de difficultés qu'elle est censéeen résoudre : si la connaissance prime au point de faire un grosvolume, où est – comme on l'a déjà dit – le souci charitable derendre l'automédication accessible à tous ? Si les plantes dumonde entier sont convoquées pour permettre une médecineaboutie, qui pourra prétendre se soigner lui-même avec de lamyrrhe ou de l'aloès recueilli dans son jardin ?

En fait, la réalité peut concilier ce qui paraîtcontradictoire : tout d'abord, il est probable que de nombreusesplantes exotiques étaient accessibles à de simples clients, lors desfoires : comment expliquer, autrement, le Dit de l'Erberie, commentrendre compte des orviétans du Pont-Neuf, comment, enfin,expliquer les règlementations censées éviter la vente de denréesfrauduleuses, qu'il s'agisse de produits composés comme la théria-que ou de produits simples comme le baume ?

Par ailleurs, on le verra, les plantes qui sont présentées,comme ensuite les minéraux et les animaux, ne sont pas simple-ment des produits exotiques et mystérieux, mais ceux que l'onpeut rencontrer dans son jardin ou le bois près de chez soi. C'estpour mémoire que seront mentionnées griffons et autruches, etdans le volucraire, les chapitres les plus nombreux seront consa-crés à des animaux connus de nos contrées18.

DISCOURS ET SAVOIRS

184

18 Qu'on en juge, par exemple, avec les oiseaux présentés à la lettre P :passerat, paon, palombe, pluvier, papillon, pélican perdrix, pie, pic, pirale (sortede mouche), perroquet, porphirio (poule sultane ?).

Page 185: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

questions textuelles

Revenons maintenant à l'organisation du recueil : si lafiliation du Proesme ou de la partie consacrée aux plantes estétablie, celle des autres parties reste incertaine. Les ajouts anima-liers et lapidaires à la trame du Gart der Gesuntheit sont consé-quents, et constituent non un simple appendice, mais un travailriche et complet : 122 chapitres par exemple sont consacrés auxoiseaux (pour indication, dans le De Proprietatibus rerum, Barthé-lemy l'Anglais leur consacre 38 chapitres), et l'on voit dans chaquechapitre de nombreuses références à une multitude d'autorités,Isidore, Jorath, Pline, qui fait en apparence la preuve du grandsavoir de l'auteur.

Notons toutefois la disparité des sources d'un livre àl'autre, perceptible par exemple dans la suite des autoritésinvoquées ; pour le premier chapitre du plantaire, consacré à laBarbe d'Aron : Pandecte, Galien, Paulus et Dioscoride ;pour lepremier chapitre du volucraire, consacré à l'Aigle, Isidore, Jorath,le livre De la Nature des choses, Pline, et « l'acteur ». Certes, on peutsupposer que la matière induisait un suite d'autorités différentes,mais il reste surprenant de constater une telle disparité : lecomplément au Gart der Gesuntheit n'est sans doute pas de J. vonCube.

Ceux qui ont travaillé sur les encyclopédies médiévalessavent combien, dès les successeurs d'Isidore, la rédaction d'unchapitre sur un sujet donné consiste, essentiellement, en unecompilation de toutes les auctoritates sur le sujet. Sur l'aigle, parexemple, Barthélemy cite entre autres Pline, Isidore, Ambroise,Grégoire et Aristote. Une multitude de références n'implique pasle recours direct aux sources, mais peut simplement signifier l'uti-lisation d'un recueil antérieur ; on peut donc constater la richessede ce que propose le volucraire du Jardin de Santé, et se demanderquels auteurs il a pu lire, ou plus exactement quelles compilations ila pu consulter.

LE JARDIN DE SANTÉ DE JEAN DE CUBA

185

Page 186: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

En fait, la recherche m'a été épargnée par Bruno Roy :lorsque je lui ai montré la partie volucraire du Jardin de Santé, il areconnu le texte du Speculum Naturale de Vincent de Beauvais, surlequel il avait longuement travaillé autrefois19 : les mêmesfragments des mêmes autorités pourraient, au pire, n'être que lefait d'une rencontre : qui ne cite, au Moyen Âge, Isidore ou saintAmbroise ? Mais le même ordre, et surtout la mention del'« auteur » comme une autorité à part entière dans le Jardin deSanté, exactement à l'endroit où Vincent de Beauvais prend l'initia-tive d'une remarque personnelle, prouve suffisamment que, par lebiais de l'Hortus Sanitatis, c'est essentiellement à une traduction enfrançais de l'œuvre de Vincent de Beauvais20 que s'est livré l'édi-teur parisien, sans forcément en être conscient. on pourra enproposer comme exemple Ainsi, le compilateur inconnu de l'Hor-tus Sanitatis a-t-il pu, sans difficultés, augmenter de façon radicalesa matière en quelques années, en s'appuyant sur un texte relative-ment accessible.

C'est le premier intérêt de cette traduction éditée parVérard : elle constitue, de fait, la seule traduction françaiseconnue, partielle certes, du Speculum Naturale de Vincent deBeauvais. On ne trouve aucune référence à Vincent dans le corpsdu Volucraire, alors qu'il est pourtant annoncé comme source dansla préface du Jardin :

C'est assavoir de Avicenne, Ypocras, Galien, Vincent, Serapion,Plateaire....21

DISCOURS ET SAVOIRS

18621 Op. cit., f II r, col b.

20 L'enquête ne peut se limiter pour le moment qu'à une collation sur laclassique édition de Douai : il est évident qu'il faudrait fouiller davantage, ettenter de cerner la tradition manuscrite sur laquelle l'auteur de l'Hortus Sanitatiss'appuie ; elle serait alors susceptible de nous éclairer sur certaines divergencesavec la tradition Douai, et de nous indiquer si les modifications observées sontle fait du traducteur ou d'un copsiet antérieur.

19 B. Roy, « La trente-sixième main : Vincent de Beauvais et Thomas deCantimpré », in Vincent de Beauvais, intentions et réceptions d'une œuvre encyclopédique auMoyen Âge, éd. S. Lusignan, M. Paulmier-Foucart, A. Nadeau, Bellarmin-Vrin,1990, p. 241-252.

Page 187: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

C'est, en fait, lui qui fournira la quasi totalité de l'œuvre.Comparons, par exemple, le L. XVI, ch. CXXX de Vincent :

Perdicum carnes prae ceteris avibus sylvestribus sanissimae sunt.Hujus avis pectus cum cum superioribus sunt valde sapida,inferiora vero non ita. Perdrix, testante Plinio, non pinguescit.Fel ejus cum melle aequo pondere prodest ad oculorumclaritatem. Dioscorides. Fel perdicis ejusdem virtutis est cujus, &pavonis, unde valent ad effusionem oculorum, & ad caliginemaspredinemque palpebrarum. Hali Hepar quoque perdicissiccatum diligenter tritum ac bibitum epilepsiae prodest. Plinius,lib. 29. Oculis contusis valet perdicis fel cum aequo pondere mellis. Persequoque valet ad oculorum claritatem, quod in argentea pyxide servarijubent. Ova etiam perdicum in aereo vase decocta cum melle ulceribusoculorum & glaucomatibus medentur. Sanguis perdicis eximie prodest oculiscruore suffusis. Idem in lib. 30. Jus perdicum recreat stomachum.Morbo etiam regio resistit cerebrum perdicis in tribus vini cyathis.

avec le texte du Jardin de Santé :

Ysidore. Les chars des perdrix devant tous les autres oyseaulxsaulvages sont tres savoureuses a manger. La poictrine de cestoyseau avec le dessus est moult savoureuse a manger, mais lapartie d'en bas non pas tant. La perdrix tesmoing Plinius nes'engraisse point. Son fiel avec miel en poix egal prouffite a laclarté des yeulx. Dyascorides. Le fiel de la perdrix est de mesmes vertu que celluydu paon, pour quoy il vault a la suffusion des yeulx, a l'obscuretéet aspreté des palpebres. Haly\90vb\. Le foye de la perdrixdeseiché diligemment broyé et beu vault aux epilantiques.

Pline au livre XXX. Le jus de perdrix recree l'estomach et resistea la maladie realle.

Nous avons mis en italiques les parties qui ne sont pascommunes aux deux textes. La première conclusion est que toutest bien extrait ici de Vincent, et que le compilateur a travaillé endeux temps. Dans un premier temps, il a repris textuellement lespremières lignes de Vincent, qu'on peut lui attribuer en propre, eta commencé à reprendre à son compte la suite des auctoritates

LE JARDIN DE SANTÉ DE JEAN DE CUBA

187

Page 188: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

présentes dans le Speculum naturale. Il cesse lorsque Vincentdétaille en suivant Pline l'efficacité du fiel de perdrix, qu'il avaitdéjà mentionnée dans son ouverture. Il reprend lorsque, citant ànouveau Pline, Vincent donne une nouvelle information. Le butdu compilateur n'est pas d'accumuler les auctoritates et de consti-tuer un conservatoire organisé d'excerpta savants ; il est de mettreen place un savoir utile et utilisable, ayant sinon une finalité, dumoins un souci thérapeutique. Toutefois, on pourra noter que lacitation de Pline est tronquée22 : il est possible que le traducteurait buté sur les cyathes de vin, mot un peu rare peut-être,puisqu'on le voit incapable de traduire morbus regius – la jaunissed'après Gaffiot – autrement que littéralement.

Il est aussi, puisqu'il n'y a pas dans le Jardin d'équivalentdu livre XX du Speculum naturale consacré aux reptiles, vers etinsectes, de prendre en compte les volatiles qui ne se trouvent pasdans le livre XVI, comme la cicendule, sorte de ver luisant qu'il vatraiter en allant chercher la matière chez Vincent, et en l'abrégeantcomme on l'a vu le faire.

Sa démarche d'allègement du texte de Vincent se doubled'une autre volonté, celle d'être, si possible, plus complet que lui :on le voit ajouter un chapitre sur un oiseau étrange, le/lacorinthe ?

Chapitre.xxxviij. De corinta. Corinte.\73ra\Corinta. Pline. Corinte est ung grant oyseau qui es partiesd'Orient. Lequel a la moelle semblable a la vache, et est moultreplet et infuz de sang. Et pource il boyt moult plus que ne fontles autres oyseaulx.Albert au Livre des natures des bestes. Corinte est ung oyseau qui apou de plumes et pennes, et si sont petites.

mais aussi oublier, volontairement je pense, le ch. C de Vincent,De Kiki et koki, qui se conclut par :

DISCOURS ET SAVOIRS

18822 Je n'ai pas pu vérifier si c'est le cas dans l'Hortus latin.

Page 189: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

Idem alibi de cornice dicitur, unde hanc autem existimocornicem esse23

Cependant, l'originalité de l'auteur subsiste. SuivantVincent y compris dans des doutes et des redites, comme parexemple dans le chapitre LXXXII, renvoyant à la Nicedule :

L'acteur Ce mesmes avons dit dessus de monedula, et sembleque ce soit tout ung, mais par advanture ceste diversité de nousvient par la faulte de l'escrivain.24

Il est capable parfois encore le compléter, en ajoutant par exempleau chapitre du Griffon non seulement une référence à Albert leGrand qui ne figure pas chez Vincent, mais aussi à Jean deMandeville :

Albert au Livre des natures des bestes. Grippes est semblable aulyon en la partie de derriere en la queue, et es cuisses de derriere.Et a aussi les ongles longs, desquelz on fait hanaps.

Jehan de Mandeville dit que le corps du grant grippe est plusgrant que huit lyons de ces pays et parties. Et que apres qu'il aoccis ung beuf, ung cheval, ou ung homme, voir armé, il ne lieveet l'emporte de plain vol. Ses ongles sont comme cornes de beuf,desquelz sont faitz hanaps a boire qui sont reputez moultprecieux. Et des plumes de ses esles ont fait arcs roiddes et forspour getter traictz et saiettes.25

On le voit aussi ajouter une référence à Petrus Comestorau chapitre du coturnix26, et citer exclusivement Barthélemyl'Anglais à propos du bourdon :

LE JARDIN DE SANTÉ DE JEAN DE CUBA

189

26 « Le mangeur. Cest oyseau Cocurnix principalement est nourry es rivages etfins de Arabie, et est ung oyseau royal, lequel nous appellons vulgairementcurelle, dit de ce mot courir ». Op. cit., f LXI r. b.

25 Op. cit., f LXXVIII v. b. S'il n'y a qu'une référence à Jean de Mandeville,nombreuses sont celles à Albert, une vingtaine rien que pour le volucraire.

24 Comparer avec le texte latin : « item dictus est antea de monedula, undevidetur idem esse. Sed forte diversitas illa nominis provenit, ex vitio scriptoris. »(V. de Beauvais, Spec. Nat., lib. XVI, cap CX).

23 Op. cit., col. 1215.

Page 190: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

Fucus. Bartholomeus au livre des proprietes des choses dit quefucus est la plus grant mousche a miel. Et est dicte fucus pource qu'elle mangeue les labours estranges quasi comme fagus, a cemot "fagin" \76vb\qui est a dire "manger". Car il mangeue etpaist ce qu'il n'a pas labouré, car il ne fait point de miel, mais ilmangeue le miel des autres. Duquel dit Virgile: "Ignauum fucospecus". Ces mousches appellees fuces sont sans aguillon ainsicomme mousches imparfaictes, et sont servantes des vrayesmousches, et pour ce les vrayes mousches leur enjoignent etcommandent. Elles dechassent les premieres aux oeuvres, etcelles qui retardent elles les poignent et pugnissent sansclemence ne misericorde. Et non pas tant seulement en l'oeuvre aydent les vrayesmousches dictes apes, mais aussi en impregnation. Etcertainement de tant qu'il y aura plus grant multitude d'iceulx detant se sera plus grant abundance de esprouvemens et decongregacions. Et quant le miel commencera a maturer et estremeur elles les chacent, et toutes au miel assemblees les expellentet degettent, et ne sont point veues si non au prin temps. Cesmousches nommees fuces ediffient les mansions aux roys etimperateurs des vraies mousches apes, et les font amples,magnifiques et separees, et de couverture eminentes. Et sont faizsix angles en toutes les chambres d'une chascune. Et combienque ces mousches fuces ayent et soustiennent tant de labours,touteffois a paine leur est permis de manger du miel si non cequ'ilz prennent et desrobent ainsi que dit Pline.27

DISCOURS ET SAVOIRS

190

27 Ibid., f LXXVI v a, b. Comparer avec le texte de Barthélemy : « Fucus, fuci,est ape major, minor scabrone. Dictus autem et fucus eo quod comedit laboresalienos, quais fagus a fa¨gein, quod est comedere. Depascitur enim quod / nonlaboravit, quia nec mellificat, sed aliorum mel manducat. De quo Virgilius : Ignavum fucos pecus a praesepibus arcet. Ut dicit Isidor. lib. 12. De his fucis dicit Plin. lib. 11. cap. 12. Cum largior, inquit,mellis proventus adducitur in aluearibus, ex contubernio fucorum depascitur.Sunt autem fuci sine aculeo, velut imperfecti apes, & sunt servitiale verarumapum, & ideo eis imperant verae apes, primosque expellunt ad opera, tardantesautem sine clementia pungunt et puniunt, neque in opere tantum, sed etiam infoety adjuvant apes. Certe enim quo major eorum fuerit multitudo, eo amjorfiet examinum proventus. Cum mella vero ceperint matura esse, abigunt eas amelle, quia singulas aggresse, eas trucidant atque fugant, nec videnter nisi invere. Imperatoribus apum fuci extruunt regias mansiones, amplas, magnificas,separatas, cooperculo eminentes, & fiunt sec angulae omnes cellae singulorum,

Page 191: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

Reste cependant, et la validité de ce qui précède est liée àla question, à déterminer la part d'autonomie du traducteur. Nousavons considéré, pour des raisons de facilités, que le texte surlequel nous avons travaillé est identique du latin au français, del'Hortus au Jardin.

Ce n'est pas absolument le cas. Il est évident, toutd'abord, que la démarche qui caractérise chaque ouverture dechapitre, donnant le nom français puis le nom latin, est propre autexte français. Certains mots médicaux de même, sont glosés. S.Colnot l'a mis en évidence :

...au chapitre de la plante acorus :decocta fuerit diuretica et util. etiam e pleureticis et toracis... Dans le Jardin de Santé, certains termes comme diuretica sonttraduits et également expliqués ; on adjoint, en effet, à ce mot, laprécision qui suit : « ...c'est a dire qu'elle destouppe les conduits de l'urine ».Toujours dans le même passage, le terme pleureticis, une foistraduit, reçoit lui aussi une explication :« pleuresie, qui est une douleur de costé avecques fievre ague », indication absente de l'Hortus Sanitatis28

Ce que l'on peut tirer d'une telle indication est cependantintéressant à plusieurs titres, dans la mesure où nous sommesinformés, implicitement, du public de l'Hortus Sanitatis, latinisteévidemment, et capable de comprendre quelques termes techni-ques ; selon toute probabilité un lectorat de médecins et d'apothi-caires, ou tout au moins de clercs curieux des choses du monde.La traduction n'a sans doute pas été faite par un apothicaire ou unmédecin, mais par un clerc lettré, un tâcheron sans réelle forma-tion médicale. À mes yeux, les explications ajoutées à tel ou telterme technique viennent d'abord de son interrogation, relayée parle souci d'offrir au lectorat de la traduction un texte intelligible

LE JARDIN DE SANTÉ DE JEAN DE CUBA

19128 S. Colnot, op. cit, p. XIII.

& quamvis sustineant tot labores, comedere tamen de melle vix permittuntur,nisi quandum capiunt et furantur, ut dicit Plin. » (Bartholomaeus Anglicus Dererum proprietatibus, ed. W. Richter, Francfort 1601, reprint Minerva G.M.B.H.Francfort, 1964, lib. 18, cap. 53, p. 1073-74.

Page 192: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

le texte et l'image

Une édition scientifique aura pour fonction non seule-ment d'identifier le détail des sources de la version latine et de laversion française, mais aussi de relever ces variantes. Il m'estimpossible, actuellement, de déterminer si le renvoi à Jean deMandeville, que j'ai signalé plus haut, est le fait du compilateur oudu traducteur.

Quoi qu'il en soit, ces remarques, qui constituent plus unpréliminaire à l'édition de Jean de Cuba qu'une synthèse, montrentl'intérêt qu'il y aura à l'éditer, tant sur le plan lexical que sur celui,toujours plus complexe, de l'état des connaissances à la fin du XVe

siècle. Rappelons-le, l'Hortus Sanitatis a été publié en 1491 : il n'ya rien d'étonnant alors que la découverte du nouveau monde et deses nouvelles ressources ne soit pas mentionnée. Il faudra attendreThevet et ses successeurs pour que la flore américaine prenneplace dans nos herbiers.

Reste à s'interroger cependant sur le dessein de Vérard,lançant au tournant du siècle une entreprise lourde : la traductiond'un texte important, la multiplicité des planches, une par chapitre– même si parfois l'un ou l'autre d'entre elles est réutilisée, les boisse chiffrent par centaines – le prix de vente et la mise de fondsque représente l'impression d'un tel ouvrage font de ce Jardin desanté un investissement important. Il sera sans doute peu rentable,ou visera un public restreint : c'est seulement en 1539 quePhilippe le Noir imprimera à nouveau le Jardin de Santé, en deuxvolumes.

Il faut, en fait, s'interroger sur le public potentiel d'un telouvrage : il est peu probable que, malgré son caractère – parfoispeu apparent – de Matière médicale, l'œuvre ait été destinée à unpublic de médecins ou d'apothicaires, ces derniers pratiquant lelatin et n'ayant nul besoin d'un ouvrage en français. En fait, deuxmodèles culturels peuvent ici se rejoindre, et ils sont tous deux, àun titre ou à un autre, des modèles encyclopédiques.

DISCOURS ET SAVOIRS

192

Page 193: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

Le premier, justifiant la composition de l'Hortus Sanitatis,est celui de l'herbier comme livre d'art. Depuis l'Antiquité, ou toutau moins les premiers manuscrits médiévaux, il y a eu un goûtréel pour l'illustration : il n'est que de renvoyer au Dioscoride grecde la Bibliothèque Nationale, manuscrit du IXE siècle annoté enarabe, qui présente déjà de nombreuses illustrations en couleur29,pour constater que la tradition n'est pas neuve. Une page d'un msdu XIE siècle du Pseudo-Apulée30 présente déjà des parentés quel'on pourra analyser avec le projet du Jardin de Santé. La reproduc-tion que l'on en verra ci-après montre en effet que, dès qu'il estquestion de représenter les choses de la nature, il y a, même dansles manuscrits peu recherchés, un effort iconographique, le désirde montrer ce dont il est question. La page qui est reproduite estcependant révélatrice, dans la mesure où on retrouve une disposi-tion qui nous est familière : une illustration rustique surmonte lenuméro du chapitre, lequel est immédiatement suivi du nom de laplante, et d'un centon des autorités en matière médicale : malgré lafaible dimension de la reproduction, on reconnaît, en bas à droite,en dessous de la présentation du ch. XXXII, le nom d'Aesculapius.

LE JARDIN DE SANTÉ DE JEAN DE CUBA

193

30 extraite de Pierre Lieutaghi, Jardin des savoirs, jardin d'histoire, les Alpes deLumière, n° 110-111, 1992, p. 18. La légende ne donne aucune précision, hélas,sur l'origine et la localisation de l'illustration.

29 Ms BnF Gr. 2179, Le f. 5 est reproduit dans M.-J. Imbault-Huard, L.Dubief, La Médecine au Moyen Âge à travers les manuscrits de la Bibliothèque Nationale,Paris, 1983, p. 133.

Page 194: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

Ce que l'on vient de voir, dans un manuscrit qui se veutscientifique – mais est-il nécessaire de dessiner un serpent pourexpliquer que la plante du ch. XXXI, l'aigremoine si j'ai bien lu,est souveraine ad morsum serpentis ? – annonce le protocolecomplexe, à la fois de l'herbier et de la matière médicale, qui se

DISCOURS ET SAVOIRS

194

Page 195: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

trouvera dans le Tacuinum Sanitatis31 aussi bien que plus tard dansles planches de Redouté. On pourrait même se demander si lesplantes anatomiques de Vésale, qui accompagnent les écorchésd'un fond de paysage, ne participent pas de cette attitude. Au delàd'une nécessité indiscutable à montrer ce dont il est question, lesimple fait du dessin transforme une partie des ouvragesmédicaux en ouvrages de bibliophiles. La plante est ainsi associéecomme automatiquement à l'image, et l'herbier au livre illustré,livre de luxe quel que soit le niveau de luxe que l'on se fixe, qu'ils'agisse du manuscrit richement enluminé, de l'imprimé à gravuresrehaussées de couleur, ou de la simple planche gravée.

Par sa surabondance d'illustrations, l'Hortus Sanitatis estpar ailleurs proche et tout à fait contemporain d'un des best-sel-lers du temps, lui aussi originellement en allemand, lui aussitraduit en latin puis en français, les Chroniques de Nuremberg.Somme historique d'une part, somme naturelle d'autre part, onpeut deviner la démarche d'un Vérard, attentif aux publications deses collègues ; il n'a pas pu ignorer les trois éditions complètes duSpeculum de Vincent de Beauvais, Strasbourg autour de 1475,Nuremberg autour de 1485, Venise en 1493, sans compter unenouvelle édition, partielle, du Speculum Naturale, à Strasbourg, vers148132. C'est dans l'équilibre des attentes du public entre un Specu-lum Historiale et un Speculum Naturale, dans la présence en Francede la traduction par J. du Vignay du Miroir Historial, maisl'absence, au contraire, d'une version française du Miroir naturel,que Vérard joue un coup de maître.

De fait, ce n'est pas tant son aspect médical que la valeurencyclopédique de l'ouvrage qui a dû attirer son éditeur, pensant,à juste titre, que la bourgeoisie et l'aristocratie, curieuses dumonde, ne pouvaient pas forcément avoir accès aux œuvreslatines. D'où l'oubli de la mention de Vincent de Beauvais, que le

LE JARDIN DE SANTÉ DE JEAN DE CUBA

195

32 Cf. J. Schneider, « Vincent de Beauvais, orientation bibliographique » Spicae1, Cahiers de l'atelier Vincent de Beauvais, Éditions du C.N.R.S., 1978, p. 14-15.

31 Cf. D. Poirion, C. Thomasset, L'Art de vivre au Moyern Âge, éd. en fac-similédu ms ÖNB, Vindobonensis series nova 2644, Philippe Lebaud, 1995.

Page 196: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

lectorat visé ne connaissait pas forcément, mais la mise enévidence d'auctoritates plus antiques et renommées.

D'où, pareillement, une politique d'édition lucide et bienmenée. Si Vérard a publié de nombreux livres illustrés, il a su enrevanche réduire les coûts en reprenant, la plupart du temps, desbois gravés dans ses propres ateliers pour d'autres éditions, ou enfaisant graver des illustrations déjà dessinées pour d'autreséditeurs. Ce fait, connu, apparaît pleinement dans le Jardin deSanté : on pourra comparer la planche du vautour présente dansl'Hortus Sanitatis33 (à gauche) et celle de Vérard (à droite).

Si le détail nous montre qu'il y a eu indiscutablementdeux graveurs, l'impression d'ensemble est bien d'une parfaitesimilitude. À défaut de pouvoir reprendre les bois tels quels àl'imprimeur allemand, Vérard a fait l'économie du dessin et s'estcontenté de salarier un graveur pour refaire, quasiment à l'identi-que, des illustrations pour lesquelles, par ailleurs, la fidélité étaitune preuve de qualité : les dessins ne viennent-ils pas, en principe,

DISCOURS ET SAVOIRS

196

33 Reproduit dans J. F. Payne, « On the “Herbarius” and “ Hortus sanitatis”,Transactions of the Bibliographical Society,, Londres, 1901, p. 63-126 ; p. 111.

Page 197: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

de dessins originaux effectués pour un grand seigneur amateur denature ?

Une autre preuve d'une bonne gestion se retrouvera dansla gravure relative à l'épervier (accipiter). Elle se retrouve, identiquecette fois, dans l'édition Trepperel, vers 1505, des Déduis de laChasse34 :

Ce point soulève par ailleurs diverses questions, qui nepourront être résolues qu'en comparant attentivement les éditionselles-mêmes et non pas les reproductions ; le Livre des Déduis de lachasse est daté de 1505, et semble présenter un bois moins usé quecelui qu'utilise Vérard. Il faudra regarder en détail si nous avonsaffaire à deux bois ou à un seul, et si celui de Vérard est repris del'Hortus Sanitatis. L'étude de ces gravures pourra préciser desdatations relatives de ces deux éditions, et éclairer les circuitsd'échanges des bois gravés.

LE JARDIN DE SANTÉ DE JEAN DE CUBA

197

34 Reproduit dans Marie Berhail, Un Art naissantr, l'illustration du lire, les premiersgraveurs français, Catalogue de l'exposition du musée Dobrée, Muséesdépartementaux de Loire Atlantique, Nantes, 1986, p. 39.

Page 198: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

Deux derniers exemples de l'autre démarche se trouverontdans les planches d'ouverture. Celle qui suit immédiatement letitre montre la scène rituelle de l'offrande du livre à un grandseigneur. Il y a lieu de s'étonner toutefois de voir l'auteur assis, unclerc dans sa chaire, portant une auréole alors que le roi estdebout ! Nous sommes ici manifestement devant un bois réutilisé,et composé initialement pour un livre de théologie qu'il reste àidentifier. Il n'en est pas de même en revanche pour la gravure quiouvre le livre du volucraire : elle est reprise de la première page del'Art de Fauconnerie de Tardif, publié en 1492, et seule la légèreusure du bois nous fait deviner qu'il s'agit d'un réemploi.

Ainsi, l'éditeur a su, là encore, tirer le meilleur parti dumatériel dont il disposait déjà pour offrir, au meilleur prix, uneédition richement illustrée. Il faudra poursuivre l'enquête pourestimer le nombre d'exemplaires tirés, le prix de vente, et le succèsde l'œuvre, en termes strictement éditoriaux.

Par rapport à nos attentes, cependant, le Jardin de Santé peutapparaître comme une œuvre un peu ratée, qui n'a pas su accom-plir la synthèse que nous aurions attendue d'un savoir ancien etdes découvertes nouvelles, repenser l'illustration pour plus defidélité et de pertinence au texte. Il est frustrant en apparence devoir ce qui aurait pu constituer une Encyclopédie, au sens desLumières, synthèse hardie des interrogations du temps se canton-ner dans le conformisme d'un Dictionnaire de Trévoux approximatif.C'est oublier qu'en dehors de l'exemple magistral de Diderot,toute encyclopédie, toute somme est de fait la synthèse de ce quiprécède bien plus qu'une projection sur l'avenir.

Et à ce titre, les apports du Jardin de Santé sont essentiels :Vérard et les auteurs qui ont, de l'Aggregator au Jardin de Santé,contribué à le constituer, n'avaient pas conscience d'un mondenouveau et d'attentes nouvelles qui d'ailleurs n'existent probable-ment que dans l'esprit des historiens ; ils s'efforçaient à unesynthèse du savoir en matière d'histoire naturelle, et pensaient queles acquis des siècles passés constituaient ce savoir, qu'il n'étaitpas nécessaire de remettre en question. Ils nous montrent ensomme ce début de la Renaissance, non comme nous aimerions le

DISCOURS ET SAVOIRS

198

Page 199: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

voir, mais comme il était, de fait, pour le plus grand nombre.Apprenons à le lire, éditons-le, pour découvrir plus avant ce quesavaient, ce que pensaient les hommes de cette période, quin'étaient pas tous des Léonard ou des Magellan.

DENIS HÜE

UNIVERSITÉ DE RENNES 2

LE JARDIN DE SANTÉ DE JEAN DE CUBA

199

Page 200: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

Table des matièresAVANT-PROPOS . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 11. .

DENIS HÜE

Préface . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 13. .

BERNARD RIBÉMONT

Isidore de Séville et les mathématiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 23. .

HUGH MCCAGUE

Le don des métiers : les rencontres avec la théologie dans le De diversis artibus du prêtre Théophile . . . . . . 45. .

DORIS OLTROGGE

« Cum sesto et rigula », l'organisation du savoir technologique dans le Liber diversarum artium de Montpellier et dans le De diversis artibus de Théophile . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 67. .

JAMES MARCHAND

Vincent de Beauvais, Gil de Zamora et le Mariale magnum . . . . . . 101.

MARIE-CLAUDE DÉPREZ-MASSON

L'alchimie dans les encyclopédies du XIIIe siècle : Vincent de

Beauvais et ses confrères . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 117.

CHANTAL CONNOCHIE-BOURGNE

Pourquoi et comment réécrire une encyclopédie ?deux rédactions de l’Image du Monde . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 143.

Page 201: Cahiers Diderot n° 10 - Université Rennes 2 diderot 10.pdf · permettait dans le monde non pas la pratique d’unebibliomancie, mais la poursuite d’un dialogue, d’une oralité

DENIS LORÉE

Le statut du Secret des Secrets dans la diffusion encyclopédique du Moyen Âge . . . . . . . . . . . . . . 155.

DENIS HÜE

Le Jardin de Santé de Jean de Cuba :une encyclopédie médiévale tardive et sa réception . . . . . . . . . . . 173.

TABLE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 201.

aabb