24
LA PRIVATISATION DE LA SCIENCE EST-ELLE INÉLUCTABLE ? Michel Callon École des mines de Paris, Centre de sociologie de l'innovation, Paris(France) Inhroduction Au cours de l'annéeécoulée, deux événements se sont produits qui marquent un tournant dans les relationsentre les pouvoirs publics et la recherche de base. Le premier est récent. Le jeudi 21 octobre 1993, la Chambre des Représentantset le Sénat américainsse sont mis d'accord pour mettre un terme au projet de construc- tion dans leTexas de l'accélérateurde particules géant : le supercollisionneur. Ce n'est évidemment pas la première fois que les hommes politiques s'opposent à certains projets pharaoniquesdes scientifiques. Mais jusqu'iciles physiciens, notamment les physiciensdes particules, avaientsu s'assurerl'indéfectiblesoutien des pouvoirs publics. Le charme est visiblement rompu.Comme le disait un des députés interviewés par CNN : (( ce que font ces physiciens est sans aucun doute très intéressant et d'excel- lente qualité,mais nous ne savonspas très bien à quoi cela va servir et puis,surtout, c'est vraiment beaucoup trop cher N. Le second événement est un peu plus ancien,mais il n'a rien perdu en actualité. Lors d'uneséance solennelle organisée le mercredi 28 octobre au siège de l'Unesco à Paris, le docteur Charles Auffray,directeur de recherche au CNRS,présentant les derniers résultats obtenus en matière de décryptage du génome humain, annonçait la décision prise par les chercheurs français d'offrirleurs découvertes à la communauté internationale. Cette intervention avait pour objectif avoué de ((s'opposer à des initia- tivesaméricainesvisant à breveter certaines portions du patrimoine héréditaire de l'es- pèce humaine D. Ces épisodessont exemplaires. Ils montrent l'affrontementde plus en plus ouvert entre deux logiques: cellede la recherchedésintéresséeetcellede la rechercherentable. La science devient une affaire d'intérêtsprivés, et quand l'État intervientc'estde plus en plus fréquemmentpour s'allier à ces intérêts. Doit-on s'inquiéter ou seféliciterde cetteévolution ? Faut-il ou non accepter la priva- tisation de la science?Faut-ildéfendre à tout prix l'idée d'une science accessible à tous, circulant librement? Ou au contraire ne convient-ilpas de se réjouir en consta- tant que les entreprises, longtemps accusées de se désintéresser de la recherche, prennent ou reprennentconscience de son importance dans la compétition écono- mique.Le devoirdesgouvernementsn'est-il pas, dans cesconditions, d'accompagner

Callon - La Privatisation de la Science Est-Elle Inéluctable

Embed Size (px)

Citation preview

  • LA PRIVATISATION DE LA SCIENCE EST-ELLE INLUCTABLE ?

    Michel Callon cole des mines de Paris,

    Centre de sociologie de l'innovation, Paris (France)

    Inhroduction Au cours de l'anne coule, deux vnements se sont produits qui marquent un

    tournant dans les relations entre les pouvoirs publics et la recherche de base. Le premier est rcent. Le jeudi 21 octobre 1993, la Chambre des Reprsentants et

    le Snat amricains se sont mis d'accord pour mettre un terme au projet de construc- tion dans le Texas de l'acclrateur de particules gant : le supercollisionneur. Ce n'est videmment pas la premire fois que les hommes politiques s'opposent certains projets pharaoniques des scientifiques. Mais jusqu'ici les physiciens, notamment les physiciens des particules, avaient su s'assurer l'indfectible soutien des pouvoirs publics. Le charme est visiblement rompu. Comme le disait un des dputs interviews par CNN : (( ce que font ces physiciens est sans aucun doute trs intressant et d'excel- lente qualit, mais nous ne savons pas trs bien quoi cela va servir et puis, surtout, c'est vraiment beaucoup trop cher N.

    Le second vnement est un peu plus ancien, mais i l n'a rien perdu en actualit. Lors d'une sance solennelle organise le mercredi 28 octobre au sige de l'Unesco Paris, le docteur Charles Auffray, directeur de recherche au CNRS, prsentant les derniers rsultats obtenus en matire de dcryptage du gnome humain, annonait la dcision prise par les chercheurs franais d'offrir leurs dcouvertes la communaut internationale. Cette intervention avait pour objectif avou de ((s'opposer des initia- tives amricaines visant breveter certaines portions du patrimoine hrditaire de l'es- pce humaine D.

    Ces pisodes sont exemplaires. Ils montrent l'affrontement de plus en plus ouvert entre deux logiques: celle de la recherche dsintresse et celle de la recherche rentable. La science devient une affaire d'intrts privs, et quand l'tat intervient c'est de plus en plus frquemment pour s'allier ces intrts.

    Doit-on s'inquiter ou se fliciter de cette volution ? Faut-il ou non accepter la priva- tisation de la science? Faut-il dfendre tout prix l'ide d'une science accessible tous, circulant librement? Ou au contraire ne convient-il pas de se rjouir en consta- tant que les entreprises, longtemps accuses de se dsintresser de la recherche, prennent ou reprennent conscience de son importance dans la comptition cono- mique. Le devoir des gouvernements n'est-il pas, dans ces conditions, d'accompagner

  • LES SCIENCES HORS D'OCCIDENT AU He SIgCLE

    et de faciliter ce mouvement plutt que de continuer soutenir des scientifiques enfer- ms dans leur tour d'ivoire ?

    Ces questions devraient tre abordes dans une perspective plus large que celle de la seule efficacit conomique. La science constitue une composante importante de notre culture et nous supporterions difficilement qu'elle soit accapare par des int- rts privs. Mais aujourd'hui mon propos sera plus limit. Je m e contenterai d'exami- ner et de discuter les arguments conomiques qui peuvent tre avancs en faveur du soutien de la science par les pouvoirs publics. Faut-il et si oui pour quelles raisons- pour quelles raisons conomiques - accepter que nos gouvernements consacrent une partie de leurs ressources, c'est--dire de nos ressources, financer la recherche de base?

    A cette question, ma rponse sera oui, et sans ambigut. D'un point de vue cono- mique, la science doit tre considre comme un bien public et elle doit par cons- quent chapper au march ne serait-ce que pour assurer un meilleur fonctionnement de celui-ci. Mais ce rsultat, comme je tenterai de le montrer, ne peut tre obtenu qu' condition d'abandonner les arguments proposs par les conomistes eux-mmes. I I suppose un retournement complet de nos manires de penser et une dfinition nouvelle des biens publics. Pour oprer ce retournement, je m'appuierai sur les principaux rsul- tats obtenus, au cours de ces dernires annes, par l'anthropologie et la sociologie des sciences et des techniques. C'est ce renversement et aux consquences - notam- ment politiques et organisationnelles-qui en rsultent que je vais consacrer cet expos.

    La science comme bien public Partons donc de l'analyse propose par l'conomie politique. Des gnrations d'tu-

    diants ont appris que la science tait un bien public et qu' ce titre elle devait tre soute- nue par les gouvernements. Cette argumentation inspire les dcideurs et personne ne la discute srieusement. Elle est partage par les scientifiques eux-mmes et semble cohrente avec le sens commun.

    L'argument gnral tient en trois propositions : 1) La connaissance scientifique prsente un certain nombre de caractristiques intrin-

    sques qui rendent impossible sa complte transformation en marchandise, et c'est en ce sens qu'elle constitue ce que les conomistes appellent un bien public;

    2) II en rsulte que les mcanismes du march conduisent les entreprises sous-inves- tir dans la production scientifique et par l mme s'loigner de l'optimum social;

    3) Pour rparer cette dfaillance du march, le gouvernement doit stimuler les inves- tissements la fois par des interventions directes et par un systme d'incitations (I).

    Commenons donc par discuter la dfinition de la science comme bien public, ou plutt comme bien quasi-public pour en tirer dans un second temps un certain nombre d'enseignements. La dmonstration comporte deux parties. La science est un bien et la science est un bien quasi-public.

    La science comme bien Les connaissances scientifiques de base sont assimilables des biens. Le mot est

    difficile prciser. On pourrait parler de choses. L'essentiel est qu'elles soient dotes

  • h PRIVATISATION DE LA SCIENCE EST-ELLE INLUCTABLE?

    d'une matrialit qui leur permettent de circuler, d'tre changes, d'tre engages dans des transactions commerciales. Etant une chose la connaissance scientifique peut mme tre vole. Ce matrialisme semble choquant par sa vulgarit. I I est nanmoins parfaitement dfendable. Pour lui donner consistance et robustesse les conomistes utilisent la notion d'information.

    Comme l'crivent David et Dasgupta : (( L'information est de la connaissance qu'on a mise sous la forme de messages qui peuvent tre transmis des agents et dclen- chent des dcisions qu'ils n'auraient pas prises ou qui auraient eu un contenu diffrent s'ils n'avaient pas reu ce message )).

    Deux lments sont importants dans cette dfinition. Le premier est la rfrence au message qui suppose un support matriel : le message peut tre un nonc ou un ensemble d'noncs crits ou oraux, mais il peut tre galement inscrit dans un tre humain, une substance, une machine ou un produit. Une information est une connais- sance mise en forme, c'est--dire inscrite dans un support, plus ou moins durable, qui permet sa transmission.

    Ce message, quel que soit le support utilis pour le transmettre, n'est considr comme une information que s'il dclenche une action, s'il fait agir. L'nonc : (( La struc- ture de l'ADN est une double hlice )) n'est une information que dans la mesure ou elle possde une valeur d'usage pour celui qui la reoit. Une connaissance qui n'a pas t transforme en information n'intresse pas l'conomiste, car elle n'existe pas sous une forme qui permet la circulation et l'change. Ce n'est pas une chose, un bien mobi- lisable et elle ne peut tre transforme en marchandise.

    Ces informations revtent des formes trs variables. Dasgupta et David, par exemple, proposent de reprendre la distinction classique entre connaissances explicites et connais- sances incorpores. Les connaissances explicites sont galement dites codifies, c'est- -dire qu'elles sont (( exprimes dans un format standardis qui permet notamment de les rendre compactes ce qui permet une transmission, une vrification, un stockage et une reproduction aiss et peu coteux H. L'archtype de la connaissance codifie est videmment l'nonc utilisant le langage ordinaire : la structure de l'ADN est une double hlice ; ou le soleil met des neutrinos ... Mais les codes utilisables sont multiples; chaque discipline a son langage : celui des mathmatique n'est pas celui de la sociologie.

    Aux connaissances codifies, s'opposent les connaissances incorpores. Comme leur nom l'indique, ces connaissances sont inscrites dans des corps humains (scienti- fiques, techniciens.. .I ou dans des instruments ou machines. Ces connaissances pren- nent la forme de savoir-faire, de tours de main, d'automatismes techniques, qui jouent un rle essentiel dans l'interprtation des rsultats, le montage et la ralisation des expriences, etc.

    Ceci rapproche la pratique de la science d'un art. Pour jouer du piano, alser une pice mtallique ou rsoudre une quation aux drives partielles, i l ne suffit pas de savoir comment on fait, i l faut avoir incorpor des automatismes et des savoir-faire dont aucune description ne permet d'puiser le contenu.

    Des noncs codifis, des corps, des machines, des substances: voil quelques- uns des messagers qui sont mis en circulation et qui font agir ceux qui s'en emparent.

    Qu'elles soient codifies ou incorpores les connaissances peuvent tre assimiles

  • LES SCIENCES HORS D'OCCIDENT AU Xe SICLE

    des biens. On change, on vole, on dissimule, on prte indiffremment des textes, des scientifiques, des chantillons, des appareils de mesure. II reste se demander sous quelles conditions des connaissances peuvent tre transformes en marchan- dises changes sur un march. C'est l qu'intervient la notion de bien public.

    La science comme bien quasi-public Pour dcider si les connaissances scientifiques, pralablement rduites l'tat d'in

    formations, peuvent tre transformes en marchandises, il faut d'abord se poser la ques- tion de leur appropriabilit. La marchandise suppose en effet un transfert de droit de proprit. Un bien est appropriable s'il est possible pour celui qui l'utilise ou le consomme d'exclure tout autre utilisateur ou consommateur potentiel. C'est pourquoi la notion d'appropriabilit est gnralement prfre celle d'excludability. Pour traduire excluda- bility, je propose de remettre l'honneur le vieux mot franais d'exclusivisme. Je parle rai donc indiffremment d'appropriabilit ou d'exclusivisme d'un bien. Un bien sera dit exclusif s'il est possible d'en interdire l'accs un tiers. Lorsqu'on ne peut en empcher l'accs on dira qu'il est non appropriable ou non exclusif. Les connaissances scientifiques constituent-elles des biens appropriables, exclusifs ? En d'autres termes, si A vend une information B, B est-il assur de jouir d'un usage exclusif de cette information?

    La rponse des conomistes est nuance. La facilit d'appropriation dpend I'vi- dence du support dans lequel est inscrite l'information. Pour aller vite, je dirai que plus l'information est encode dans des textes et moins elle est aisment appropriable ; plus elle est inscrite dans des corps humains ou dans des artefacts techniques et plus il est facile de s'assurer de son exclusivit. II est plus ais de dupliquer un nonc que de dupliquer un mathmaticien ou un instrument sophistiqu dont les plans sont enfer- ms dans un coffre-fort.

    Cette diffrence n'est pas absolue. C'est une diffrence de degr. Les connais- sances codifies supposent en effet un code. Celui-ci peut tre plus ou moins large- ment partag, plus ou moins facilement dcryptable. On sait que les scientifiques du XVlle sicle codaient parfois leurs rsultats pour s'assurer de la proprit de la dcou- verte, au moins pendant un certain temps. En 161 O, Galile, pour s'assurer de la priorit d'une dcouverte sans avoir la divulguer, envoya l'ambassadeur de Toscane Prague, l'annonce de son observation des trois plantes de Jupiter sous la forme anagramma- tique suivante :

    SNAUSNRNUOETAKEYNUBYBEBYGTIAYROAS. Que l'on pense, plus prs de nous au travail des mathmaticiens et des ordinateurs

    pendant la guerre froide pour crypter les messages. Le choix d'un code largement partag, lui-mme constitu en bien public, n'a rien de ncessaire: c'est une dcision et non une fatalit.

    La conclusion qu'il faut retenir est la suivante: l'appropriation n'est pas impossible, mais en l'absence de rglementation (hypothse ncessaire puisque je m'intresse aux caractristiques intrinsques des biens) l'appropriation complte est trs coteuse.

    La qualification de la science comme bien quasi-public, et non comme bien public part entire, tient prcisment ce qu'elle est dans une certaine mesure appropriable, alors qu'en bonne orthodoxie un vrai bien public doit tre compltement inappropriable.

  • h PRIVATISATION DE LA SCIENCE ESTELLE INLUCTABLE?

    Le second attribut dun bien public est la non-rivalit. Un bien est rival lorsque A et B doivent entrer en comptition sils veulent lutiliser. Vous pouvez manger un poisson, ou bien cest moi qui peux le manger, mais nous ne pouvons pas le manger tous les deux ! Un bien est non rival parce quune fois quil a t produit, A et B nentrent pas en comptition pour son utilisation. Je peux couter une mission de radio ou mettre en uvre un code informatique sans que ceci vous empche den faire autant et ne rduise le plaisir ou lutilit que vous en retirez. Dun point de vue conomique, la proprit de non-rivalit est essentielle. Elle signifie quune fois que le bien a t produit il nest pas ncessaire dengager dautres investissements car le cot de sa rplication est nul (ou quasi-nul). Pour la thorie conomique, la science - considre comme la production dnoncs codifis - est le prototype du bien non rival. Cest la consquence de lquivalence introduite entre connaissance et information. Si je vous dis que je sais de bonne source que les aiguilleurs du ciel franais seront en grve la semaine prochaine, vous allez pouvoir utiliser cette information sans m e priver de son usage. En vous mettant dans la confidence, en vous passant linformation, je ne men prive pas. De la mme manire, mme si je vous donne la formule de lhormone de croissance, je peux continuer lutiliser pour mes propres recherches. Piet Hut et John Bahcall, deux astrc- physiciens de lInstitut de Princeton, peuvent crire au mme moment la mme qua- tion liant le sort de deux galaxies, tandis que John Bahcall pour aller Philadelphie ne peut pas utiliser la Ford de Piet Hut qui se rend au mme moment New York. La voiture est un bien rival, tandis que lquation est un bien non rival.

    Cette proprit sapplique galement aux comptences incorpores dans des tres humains. En mobilisant ses savoir-faire un expert nempche pas un autre expert de mobiliser au mme moment les mmes savoir-faire. Comme je le montrerai un peu plus loin, ce raisonnement est faux, mais avouez quil possde une certaine force de conviction. Tous les conomistes saccrochent cette proprit, qui SI elle disparais- sait, justifierait la possible transformation de la science en marchandise.

    La connaissance scientifique, envisage du point de vue de la thorie conomique, possde en outre deux autres proprits importantes.

    Elle est un bien durable cest--dire quelle ne se dtruit pas dans lusage. La ciga- rette part en fume, la voiture suse; linformation scientifique, elle, conserve son utilit. I l y a mieux: plus on sen sert et plus sa valeur augmente, puisquelle prouve sa fcon- dit et senrichit en largissant le champ de ses applications. Deuximement, la produc- tion des connaissances est incertaine: dans les cas les plus extrmes on ne peut prdire ni les rsultats ni leur utilit.

    Rsumons. Si lon fait abstraction des normes sociales ou des dipositifs lgaux qui en rglementent lusage, la connaissance scientifique est un bien difficilement appro- priable; cest un bien non rival et durable. Sa production est entoure, au moins dans certains cas, de profondes incertitudes.

    Pour un conomiste, cet ensemble de proprites dfinit un bien public, ou plutt un bien quasi-public, puisque toutes les conditions ne sont pas compltement remplies. La production dun bien, qui de par ses proprites intrinsques, a le statut de bien public ne peut tre assure par le march un niveau optimal.

  • LES SCIENCES HORS D'OCCIDENTALI He SICLE

    En l'absence de rglementation assurant des droits de proprit sur les connais- sances scientifiques qu'elles produisent, les firmes refuseront d'investir dans la recherche puisque les rsultats profiteront autant leurs concurrents qu' elles-mmes. A l'in- verse un dispositif rigoureux empchant les agents conomiques d'utiliser pour leur propre compte les connaissances et les savoir-faire produits par l'un d'entre eux, irait l'encontre de I'intert gnral. En effet, un bien dont l'usage rpt augmente la valeur et la fcondit, un bien qu'un nombre aussi grand de firmes que l'on veut peut utiliser sans qu'aucune d'entre elles ne soit pnalise, un bien qui une fois produit ne demande plus aucun investissement supplmentaire, ne peut tre confisqu par un acteur priv qu'au dtriment de l'optimum social.

    Les apports de ia sociologie et de l'anthropologie des sciences : la science n'est pas un bien public au sens de la thorie conomique En voulant dmontrer l'incompatibilit entre science et march, les conomistes

    font preuve d'habilet. Le malheur est que leur dmonstration est fonde sur des hype thses fausses. A la lumire des rsultats rcents de la sociologie des sciences et des techniques, i l est ais de montrer que rien dans la science ne l'empche d'tre trans- forme en marchandise.

    D'abord une confirmation du point de vue matrialiste adopt par l'conomie. OUI, la science est une chose, ou plutt un ensemble de choses complmentaires: elle n'existe pas en dehors des divers matriaux dans lesquels elle est inscrite. L'anthropologie des sciences est mme alle plus loin dans la description de ces supports et de leur varit. Les informations codifies incluent les articles et les livres mais galement les brevets, les demandes d'aide, les contrats, les rapports et mme les diagrammes produits directement par les instruments et plus gnralement ce que Bruno Latour a propos d'appeler les inscriptions.

    Par ailleurs, les anthropologues ont insist encore plus fortement que leurs collgues conomistes sur le rle crucial jou dans la production des connaissances scientifiques par les instruments et les matriaux, ainsi que les savoir-faire et les techniques qui permettent de les mettre en uvre. Si l'on voulait visualiser cela, i l suffirait de transposer une exprience propose par

    H. Simon : imaginons de colorier en rouge les noncs et les thories, et en vert toutes les autres inscriptions ainsi que les comptences incorpores dans les tres humains et les instruments. Un martien contemplant notre science depuis sa plante dcouvri- rait un vaste ocan vert parcouru par de rares et fragiles filaments rouges.

    Mais les conomistes renouent avec une vision trangement idaliste de la science lorsqu'ils abordent la difficile question de la non-rivalit. Considrons le cas dans lequel cette thse semble incontestable : celui de l'nonc codifi.

    Le premier rsultat de la sociologie des sciences est d'avoir dmontr qu'un nonc ou une thorie isols sont tout simplement inutiles et inutilisables. Vous pouvez tirez un article ou un livre des milliers d'exemplaires, le diffuser travers le monde, le para- chuter audessus de la Gaspsie ou du Texas. Vous pouvez de la mme manire envoyer urbi et orbi des tudiants bien forms, des instruments bien calibrs. Si tous ces

  • LA PRIVATISATION DE L4 SCIENCE ESFELLE INELUCTABLE?

    lments ne se rencontrent pas au mme endroit, au mme moment, la dissmina- tion n'aura t que peine perdue. L'nonc ne sera repris par personne, les savoir-faire n'auront aucun objet auquel s'appliquer, les instruments et les machines resteront dans leurs cartons. Je ne rsiste pas au plaisir de raconter l'anecdote suivante, qui n'est pas emprunte la sociologie des sciences, mais qui fait comprendre la ncessit de cette complmentarit. Le 7 mai 1992, la suite des meutes de Los Angeles, l'agence Reuter a mis la dpche suivante : (( On raconte qu'un meutier qui ne connaissait pas le mode d'emploi d'un magntoscope vol pendant les meutes l'a directement rapport la police )). Cet apologue, qui claire ce qu'aprs Austin on pourrait appeler les conditions de flicit de l'usage de la technique, s'applique parfaitement la science et ses noncs. Si Watson vole dans la corbeille de Rosalind les diagrammes de diffraction de rayons X c'est parce que son collgue Crick est en mesure de les dchif- frer. Je propose d'appeler cette thse, la thse de /'inutilit intrinsque des noncs (thse qui s'applique galement aux savoir-faire et aux instruments considrs isol- ment). Elle n'est que la consquence du travail fondamental de H. Collins sur la dupli- cation. Il a dmontr de manire dfinitive l'impossibilit de donner un sens un nonc si le travail de duplication des comptences et des instruments n'a pas t ralis : on ne peut considrer ces diffrents lments indpendamment les uns des autres.

    C'est un peu comme si on voulait expliquer la colonisation par les seuls soldats ou par les seuls juges ou par les seuls missionnaires : les trois sont ncessaires I'ex- tension de l'empire comme, pour tendre et mobiliser les connaissances scientifiques, sont ncessaires la fois les noncs, les comptences incorpores et les instruments.

    Du point de vue qui m'occupe aujourd'hui, celui de l'conomie, les consquences de ces rsultats sont considrables. Si A utilise l'nonc E, nous dit la thorie cone mique, i l n'est pas spoli par le fait que B utilise le mme nonc. Oui, mais exacte- ment dans le mme sens que lorsque je roule dans ma Ford Taurus dont le numro de srie est BCD109876, je ne suis pas spoli par monsieur Tremblay qui roule dans la mme Ford Taurus, dont le numro de srie est BCDI 09877. L'nonc utilis par A n'est ni plus ni moins semblable celui utilis par B, qu'une Ford Taurus est semblable une autre Ford Taurus ou que la tour no I du World Trade Center est semblable la tour no 2. Deux noncs semblables en action dans deux situations diffrentes sont deux biens diffrents dont l'usage et la mise en uvre ont suppos des investisse- ments spcifiques. La science y compris dans ses formes les plus codifies ne peut donc tre assimile un bien non rival.

    La science est-elle un bien public local 7 A cette analyse, certains conomistes pourraient avancer l'objection suivante. Pour qu'un bien soit non rival, i l n'est pas ncessaire qu'il soit accessible un cot non nul. Pour tenir compte des investissements (comptences, instruments et quipements, et plus gnralement actifs complmentaires) son usage, i l suffit d'introduire la notion de bien public local. Un nonc peut tre considr comme librement utilisable par tous ceux qui appartiennent la communaut des spcialistes. Pour ces spcialistes, c'est--dire pour tous ceux qui ont accept de consentir les investissements requis, l'nonc est un bien non rival. L'utilisation d'une Honda Accord ncessite galement des investisse-

  • LES SCIENCES HORS D'OCC/DENlAUXXe SICLE

    ments complmentaires (infrastructure routire, apprentissage de la conduite), mais ceci ne la transforme pas pour autant en bien non rival. Tous les conducteurs qui ont un permis e ont accs aux rseaux des routes qu'ils contribuent a financer, s'il veulent disposer d'une voiture doivent dbourser une somme correspondant (en situation de concurrence parfaite) au Cot marginal de la production d'un exemplaire supplmentaire de Honda Accord. Ce qui-distingue l'nonc de la Honda Accord, c'es son cot de reproduction qui est ngligeable. I I faut distinguer entre la gratuit de l'utilisation dlun bien et sa disponibilit. Cet argument est superficiel. Examinons-le en dtail en nou efforant de reconstituer le cot complet du processus qui va de la production d'un nonc a son usage effectif en passant par sa reproduction, au lieu de sparer arbitrairement les cots lis l'offre et ceux associs la demande. Plaons-nous au moment o l'nonc codifi E' vient d'tre produit par A et appelons I(0) les investissements ncessaires son laboration. Considrons un acteur quelconque B (ou C) dsirant utiliser El et reconstituons les diff- rents investissements qu'il doit alors consentir. Ces investissements se rangent dans quatre catgories : 1) Les investissements de reproduction de El (appelons El2 l'nonc ainsi reproduit:

    El2 est formellement identique E', mais inscrit dans un suppport matriel distinct) et de transmission de EI2 (cette transmission permettant de mettre B en posses- sion de l'nonc). Soit l(1) ces investissements. Compar aux investissements de reproduction de biens comme des Honda Accord, l(1) dans le cas d'un nonc codi- fi est considr juste titre comme ngligeable.

    2) Les investissements dans les actifs complmentaires. En effet pour donner une signi- fication E12et tre en mesure d'utiliser cet nonc B doit se doter de comptences incorpores, de savoir-faire, d'instruments, d'autres noncs sans lesquels El2 demeure dnu de sens. Soit l(2) ces investissements dont l'importance vari selon les domaines (permettant d'opposer par exemple la science lourde et la science lgre) mais dont le niveau est toujours lev.

    3) Les investissements de maintenance des actifs complmentaires sans lesquels ces derniers perdent leur utilit et leur pertinence. Soit l(3) ces investissements. Ils visent par exemple maintenir les comptences physiques et intellectuelles des chercheurs. ingnieurs et techniciens, l'tat de bon fonctionnement et le rcnouvellement des instruments, des bibliothques, des bases de donnes, des rseaux mtrologiques. Leur montant, l encore, est variable selon les domaines, mais leur cot ne saurait tre considr comme nul ou ngligeable. Un acteur B ayant consenti les investissements II = N I ) t l(2) t l(3) est, l'instant t, en position de comprendre E$. I I est le prix payer pour pouvoir rpter un nonc dj produit tout en tant capable de donner cet nonc une signification prcise. Si B n'allait pas au-del de ces premiers investissements, i l ne serait pas encore en mesure d'engager EI2 comme ressource dans un quelconque processus de production.

    4) Les investissements de mobilisation de El2 correspondent aux investissements qui sont requis pour introduire cet nonc comme un des inputs dans un dispositif de production dont les outputs pourront tre indiffrement d'autres noncs E2 (cas de

  • !A PRIVATISATION DE LA SCIENCE EST-ELLE INLUCTABLE?

    la recherche scientifique acadmique), des dispositifs techniques ou des biens finaux. Ces investissements portent sur l'acquisition d'instruments, de machines, de comp tences incorpores mais galement d'autres noncs et des investissements compl mentaires qu'ils requirent. B construit une configuration nouvelle sans laquelle rien de different de ce qui existe dj ne saurait tre produit. Soit l(4) ces investissements. Ils peuvent tre considrables et d'un ordre de grandeur trs suprieur l(2) et 1(3), qui sont dj trs levs. Cette amplification est bien dcrite par la formule suivante : un investissement en recherche fondamentale de 1, doit tre suivi d'un investisse- ment en recherche applique de 1 O et d'un investissement en dveloppement de 1 OO. l(4) justifie que l'on dise qu'il n'y a pas d'application de connaissances sans trans- formation de ces connaissances. Sans 1 (4), mais avec II , B peut rpter E$ ad nauseam, en comprendre et en vrifier la signification, mais il est condamn au psitac- cisme. E$ n'a aucune valeur d'usage sans l(4).

    De ce qui prcde, il ressort que pour devenir un bien conomique susceptible d'tre engag dans une activit de consommation ou de production, un nonc doit tre accompagn d'une srie d'investissements sans lesquels il demeure priv de valeur d'usage. Si l'on abandonne la distinction rigide entre cots associs l'offre et cots associs la demande - distinction dpourvue de sens dans le cas d'un processus continu ou l'usager, comme dans tout service, participe la coproduction du bien qu'il (( consomme )) -, I mesure les couts globaux de transformation d'un nonc en bien conomique; part entire. La classification des biens conomiques doit tre conduite sur la base de l'analyse comparative des cots globaux au lieu d'tre limite aux seules oprations de reproduction. Dans le cas de l'nonc l(1) est faible tandis que 1(2), l(3) et tout particulierement l(4) sont levs. Pour la Honda Accord, le profil des cots est trs sensiblement diffrent: l(1) est lev, l(2) et l(3) ont une valeur moyenne, tandis que l(4) peut tre considr comme ngligeable. La structure des cots globaux de transformation d'une cigarette en valeur d'usage est diffrente de celle des cots asso- cis la Honda Accord : l(1) est lev, l(2) et l(3) sont faibles et l(4) est nul. Ces diagrammes montrent l'erreur que l'on commet lorsqu'on se concentre sur un lment particulier de la structure des cots au lieu de les considrer dans leur ensemble : pour certains biens, la reproduction est cruciale, car c'est d'elle que dpend leur qualifica- tion conomique, tandis que pour d'autres elle est sans importance. Considrer que la copie d'un nonc cuff it lui donner une valeur d'usage reviendrait soutenir que la photographie d'une cigarette procure les mmes satisfactions que la cigarette elle- mme !

    Dire d'un nonc E qu'il constitue un bien intrinsquement non rival n'est envisa- geable qu' partir du moment o on rduit la chane des cots intgrs aux seuls inves- tissements ncessaires la (photo)copie de l'nonc. La proprit de non-rivalit, qui ne vaut que pour le petit nombre de ceux qui ont accept de supporter l(1) t l(3) t l(4) (et qui constitue dans le cas de la science ou de la technique la communaut des spcia- listes), rsulte d'une srie de dcisions stratgiques prises prcisement par ces acteurs : elle ne constitue en aucune faon une proprit intrinsque de ces noncs mais ce qu'il est prfrable d'appeler une proprit extrinsque.

  • 162 1 LES SCIENCES HORS D'OCCIDENTAU XXe SICLE

    Les autres points sont maintenant plus faciles traiter Les connaissances scientifiques, de par leur nature, sontelles inappropriables, posse

    dentelles l'attribut de nonexclusivisme ? Les conomistes eux-mmes, on l'a vu, appor- tent une rponse nuance cette question. L'exclusivisme ou la non approbiabilit dpendent selon eux de la forme de la connaissance. Une comptence incorpore est aisment appropriable ; alors qu'une information codifie l'est diff icilement : tout dpend des investissements que l'on est prt consentir pour la rendre inaccessible. L'argument du cot de la protection disparat ds lors que l'on reconnat l'inutilit intrinsque des noncs. Ceux-ci ne peuvent intresser qu'un cercle restreint d'utilisateurs potentiels : les quelques scientifiques dots des savoir-faire ncessaires et ayant accs aux instru- ments requis.

    De plus les scientifiques du monde entier savent d'exprience que la difficult n'est pas d'empcher leurs collgues de lire ce qu'ils crivent mais de les convaincre de jeter un coup d'il sur leurs articles ! En ralit par rapport d'autres biens ce qui frappe dans le cas des connaissances scientifiques, c'est la facilit de leur appropriation et l'importance des efforts qu'il faut consentir pour crer une situation dans laquelle d'autres acteurs s'intressent elles.

    Quant la durabilit, elle ne rsiste pas non plus l'analyse. Oui, les connaissances sont durables mais seulement au prix de lourds investissements ncessaires leur maintenance. Pour que la loi F = ma soit disponible Singapour en 1993, combien de manuels auront d tre publis et diffuss, combien de professeurs auront d convaincre de cervelles rcalcitrantes, combien d'institutions de recherche, d'entreprises, auront d tre dveloppes, combien de chercheurs aurat-il fallu former et payer ? A ct du cot d'entretien d'une loi dite universelle, comme la premire loi de Newton, les frais de maintenance de l'arme amricaine au Kowet reprsentent une peccadille.

    Le caractre incertain de la production des connaissances conduit-il un sous-inves- tissement dcourageant les agents qui ont une aversion pour le risque? Cet argument ne tient pas. Toutes les tudes d'innovation dans les entreprises montrent l'tendue des incertitudes qui les entourent. Contrairement ce que l'on croit couramment, les incertitudes sur l'tat du march sont infiniment plus grandes que les incertitudes sur la technique. Et pourtant les firmes continuent investir. A ct des incertitudes sur le march, les incertitudes sur les sciences sont d'aimables plaisanteries qui de plus ne cotent pas cher.

    En mobilisant deux rsultats lmentaires de la sociologie et de l'anthropologie des sciences -celui de la multiplicit des supports de la connaissance et celui de leur nces- saire complmentarit -, je suis parvenu mener terme le travail entrepris par les conomistes eux-mmes, mais qu'ils n'ont pas os parachever dans leur souci de dfendre l'indpendance de la science. Les connaissances scientifiques ne constituent pas un bien public au sens de la thorie conomique. I I n'existe aucune diffrence -du point de vue de leur aptitude devenir des marchandises - entre une Honda Accord et la thorie de la relativit gnrale. Ou pour le dire autrement: sans les institutions cres et renforces au fil des sicles, sans l'intense nergie dpense par les scien- tifiques et les gouvernements, pour rendre publiques les connaissances scientifiques, celles-ci n'auraient jamais cess d'tre ce qu'elles sont: des biens privs.

  • /A PRIVATISATION DE LA SCIENCE EST-ElLE INELUCTABLE?

    la science prive : irrversibilit et convergence Pourquoi, dans ces conditions, s'obstiner dpenser beaucoup d'argent pour main-

    tenir public un bien qui ne demande qu' tre absorb par la logique du march? Le cot de la divulgation, de la circulation, le cot des investissements en formation pour rendre les connaissances mobilisables sont immenses. Ne faut-il pas laisser le march jouer et allouer les ressources de manire dcentralise?

    Pour apprcier les consquences d'une telle dcision, laissez moi tenter une exp- rience de pense chre aux physiciens. Imaginons une privatisation complte de la science, dont la production serait exclusivement assure par des organisations orien- tes vers le profit. Pour rendre la science compltement prive, certains investisse- ments seraient bien entendu ncessaires. II conviendrait notamment de mettre en place une rglementation vigoureuse - incitant les agents conomiques produire des connaissances incorpores plutt que codifies, protgeant tous les noncs qui n'ont pu tre incorpors sans pour autant rendre obligatoire leur divulgation, et rendant diffi- cile la transmission des savoirs incorpors. Si ces conditions taient runies, alors les firmes seraient fortement incites investir dans la recherche.

    Les travaux raliss par les conomistes du changement technique au cours de ces dernires annes permettent d'anticiper les consquences d'une telle situation. En effet, dans leur analyse du changement technique, ils ont mis en vidence deux phnc- mnes essentiels : le premier est celui des rendements croissants (increasing returns) et le second est celui des cooprations.

    La notion de rendement croissant est trs facile comprendre. Elle peut se rsu- mer en une phrase: plus une technologie est produite et offerte sur un march et plus i l devient intressant pour I'offreur de la produire et pour l'usager de la consommer. L'apparition de rendements croissants est lie deux phnomnes essentiels. Le premier concerne l'offre et rsulte de ce que les conomistes appellent (( learning )) -apprentissage -, qui prend diffrentes formes : learning by doing -apprentissage par la pratique -, learning by using- apprentissage par l'usage -, ou learning by interacting - par les ineractions. C'est en mobilisant les connaissances sous toutes leurs formes (nonc, machine, savoir-faire) que de nouvelles ides apparaissent, que de nouveaux noncs sont produits, que les savoir-faire voluent et que les machines sont trans- formes. La seconde source de rendement croissant est lie aux complmentarits socio-techniques qui se mettent progressivement en place du ct de la demande. Certaines techniques - de plus en plus nombreuses -donnent lieu des externalites de rseau, c'est--dire que leur valeur pour l'usager augmente en mme temps que leur diffusion : i l est plus intressant d'tre le dix millionme acheteur d'un fax ou d'un tlphone que le premier. De manire plus gnrale, lorsqu'une technique se rpand, les comptences ncessaires sa mise en uvre se banalisent et deviennent ais- ment disponibles; de plus, des techniques adjacentes viennent en faciliter et en enri- chir l'usage. Imaginez une automobile sans les stations et les rseaux de distribution, sans les ptroliers, sans la politique trangre des tats-Unis, sans la guerre du golfe: elle serait bien vite sans utilit. De mme, un ordinateur devient d'autant plus attractif- que s'accrot la diversit et la disponibilit des logiciels et des priphriques. La construc-

  • LES SCIENCES HORS '0CClENTAUMte SIECLE

    tion de cet environnement socio-technique prend du temps, mais une fois lance elle gnre galement des rendements croissants d'adoption.

    La loi des rendements croissants signifie que la conjonction de la technologie et du march aboutit crer et consolider les avantages acquis. Plus les investissements augmentent, plus les marchs se dveloppent et plus des intrts varis se conjuguent pour suivre la mme trajectoire technico-conomique. Ceci produit des situations de lock-in - de verrouillage -, c'est-dire de profondes irrversibilits. Il est de moins en moins rentable, d'un point de vue conomique, de revenir des options qui ont t abandonnes au cours de priodes antrieures. Les techniques sont soumises une profonde injustice : celles qui ont prospr, i l sera beaucoup donn ; celles qui n'ont pas su se dvelopper, tout sera retir. P. David a forg la notion de (( QWfRWeconomics )) pour dsigner cette injustice radicale. Le clavier QWERTY peut trs bien ne pas vous convenir, vous n'avez plus le choix. Le monde imaginaire dans lequel vous disposeriez d'un autre clavier a tout simplement disparu, de manire aussi irrversible que la culture kanak a disparu aprs la colonisation de la Nouvelle-Caldonie par les Franais. Par la grce des rendements croissants - cette trange conspiration des techniques et du march -, nous vivons dans un monde de produits que d'autres ont choisi notre place, sans savoir qu'ils effectuaient un choix. C'est ce que les conomistes appellent la path dependency : les premires dcisions, prdterminent la trajectoire suivie.

    L'irrversibilit est associe un deuxime phnomne : celui des cooprations. Pour l'expliquer deux lments entrent en ligne de compte. Le premier est tout simple- ment le partage des cots et des incertitudes. Comme je l'ai dit, les entreprises savent depuis longtemps grer les incertitudes, tout simplement en se coordonnant et en cooprant. Dans le domaine de la science et de la technologie, cela se traduit par tout un faisceau de relations entretenues avec les universits : conventions, recrutement d'tudiants, laboratoires communs, mais galement par des accords entre firmes (change de connaissances ou centres de recherche conjoints). Gnralement, et notamment lorsqu'il s'agit de cooprations avec les universits, les scientifiques voient reconnu leur droit de publier. Mais ce droit rsulte d'une politique d'change et de mise en commun des connaissances entre des partenaires qui disposent du monopole des investissements ncessaires l'utilisation de ces connaissances. Cette science qui ressemble de la science publique n'est qu'un bien priv partag par plusieurs propritaires.

    La seconde raison qui explique les cooprations est ce que les conomistes appel- lent la complmentarit des actifs. C'est un mot affreux pour dsigner un phnomne fondamental. Une ressource scientifique ou technique, en elle-mme, n'a aucune utilit. Elle doit tre associe d'autres ressources scientifiques et techniques (comme par exemple dans le cas de la bic-optique) mais galement des units de production, un rseau de distribution commercial, des marchs financiers etc. C'est une vritable machinerie collective qui est requise pour donner aux connaissances une valeur d'usage c'est-dire une utilit conomique.

    La loi d'airain des rendements croissants et la multiplication des cooprations, ajou- tes l'une l'autre, aboutissent deux consquences majeures : a) la science et la tech- nique - qu'elles soient codifies ou incorpores - sont endognises, absorbes dans

  • h PRIVATISATION DE LA SCIENCE EST-ELLE INELUCTABLE?

    le systme conomique ; b) le systme conomique lie de plus en plus troitement un grand nombre d'acteurs diversifis, incluant notamment les laboratoires universitaires, pour former ce que j'ai appel G des rseaux technico-conomiques flexibles n. Ces rseaux s'tablissent et, une fois tablis, voluent de manire relativement autonome, suivant leur propre trajectoire (2).

    Ces considrations, rapidement rsumes, clairent l'exprience de pense que je vous ai propose. Dans un rgime o la science serait rendue privatisable, elle devien- drait captive des rseaux technicoconomiques que j'ai voqus. Et l'on assisterait alors un double mouvement d'irrversibilisation et de convergence. Irrversibilisation car les acteurs conomiques, tous ensemble, suivraient la pente naturelle des rende- ments croissants pour aller plus avant sur les trajectoires ; convergence ou rduction de la varit technologique car ils finiraient par partager les mmes savoirs, les mmes technologies de base, les diffrenciations portant sur des aspects mineurs.

    Une telle situation, que je vous proposais de considrer comme imaginaire, n'est en ralite pas trs loigne du tableau que nous avons sous les yeux. Un article rcem- ment publi par R. Nelson en apporte la preuve convaincante. Selon ce spcialiste de l'conomie du changement technique, on assiste une interconnexion de plus en plus forte des rseaux de recherche scientifique qui englobent la fois les recherche dites (( fondamentales )) et les recherches technologiques, les financements privs et publics se mlangeant de manire inextricable. II en rsulte selon lui une convergence des systmes industriels.

    Dans une telle configuration, la frontire entre une science qui divulgue ses rsul- tats et une science qui en assure la confidentialit, ne tient pas la nature des connais- sances produites ; elle rsulte simplement de dcisions stratgiques prives (3). La science dite (( publique )) n'est alors qu'une annexe de la science prive. De ce point de vue, le soutien des tats (4) qui est pour l'essentiel, mais non exclusivement, consa- cr la science divulgue peut trs bien tre interprt comme une contribution publique la mutualisation de risques privs.

    Cette logique de la science prive souligne une forme de dfaillance du march d'un type nouveau, dfaillance qui est beaucoup plus grave que toutes les autres. Le march se transforme en une puissante machine fabriquer de l'irrversibilit et restreindre la varit des options technologiques, c'est--dire l'espace des choix possibles. Ce n'est pas le march qui met en pril la science, c'est la science qui paralyse le march. Trop de march tue le march.

    Que penser et que faire face ce diagnostic? Trois attitudes sont possibles. La premire est de laisser la science redevenir un

    bien priv et de se rjouir du phnomne d'irrversibilit et de convergence qui accrot l'efficacit des investissements et leur rendement: une telle attitude m e semble criti- quable car elle fait l'impasse sur la question de la varit. J'ai la faiblesse de consid- rer qu'un monde dans lequel existe une grande diversit de technologies et de biens accessibles au plus grand nombre est plus enviable qu'un monde dans lequel cette diversit est moins grande.

    La seconde est de s'accrocher dsesprment l'ancienne ide de la science comme bien public, mais en acceptant de financer tous les investissements nces-

  • LES SCIENCES HORS D'OCCIDENTALI ,%Xe SIPCLE

    saires pour qu'elle demeure elou redevienne un bien public, c'est--dire en rendant son appropriation la plus coteuse possible. II est facile de montrer que dans ce cas le ressort de la comptition est cass, puisqu'aucun monopole mme temporaire n'est envisageable. Pas assez de march tue le march.

    Quant aux situations de compromis dfendues par certains : une coexistence paci- fique entre science publique et science prive, elles conduisent la divergence car la coordination entre les deux n'est pas assure et si elle l'tait on retomberait dans le cas de figure de la science prive !

    La troisime position est celle que je choisirai : appuye sur l'anthropologie et la sociologie des sciences, elle donne une dfinition de la science qui la fait en partie chapper au statut de marchandise et permet de renouveler la dfinition du bien public en le considrant comme source de varit et de flexibilit.

    la science comme source de varit et de flexibilit Dans ma discussion de la science comme bien public, j'ai considr comme allant

    de soi la possible rduction des connaissances scientifiques des informations codi- fies ou incorpores. Une telle hypothse - la rduction de la science de l'informa- tion - nous a conduit dans une impasse. Elle ne laisse le choix qu'entre deux possibi- lits galement problmatiques. Ou bien vous renforcez grand cot les institutions qui rendent la science non rivale, non appropriable et, dans ce cas, l'conomie s'im- mobilise prive de tout ressort: les firmes se dsengagent du progrs technique. Ou bien, l'inverse, vous laissez la science devenir prive, mais dans ce cas vous condam nez l'conomie faire des choix irrversibles et moins de varit technologique. Pour sortir de cette impasse, il faut abandonner la notion d'information et la remplacer par celle de rseau. En effet, le principal rsultat de l'activit scientifique n'est pas de produire de l'information ; c'est de reconfigurer des rseaux htrognes ou si l'on prfre des collectifs hybrides (5). De ce point de vue, l'analyse sociologique et l'ana- lyse conomique sont complmentaires. L'conomie du changement technique a puis- samment contribu comprendre comment le march alli la technique produisait des irrversibilits et rduisait la varit. Quant l'anthropologie des sciences, elle nous permet de comprendre la production de la varit ainsi que la progressive irrversibili- sation des choix. En liant les deux approches, i l est possible d'envisager une dynamique d'ensemble dans laquelle les irrversibilits produites par le march sont constamment contrebalances par la science. La science considre comme de l'information soit s'oppose au march soit est absorbe par lui. La science considre comme un rseau, et comme une source de varit, lutte contre les rigidits fabriques par les marchs tablis, et, dans cette lutte, finit parfois par crer des marchs, radicalement nouveaux.

    Rseaux et rseaux Les rseaux dont je vais parler ne doivent tre confondus ni avec les rseaux tech-

    niques des ingnieurs (par exemple les electronic superhighwaysque veut dvelopper Mr Clinton) ni avec les rseaux sociaux (de parent, d'amiti, de confiance ou de rpu- tation) des spcialistes des sciences sociales, ni non plus avec les rseaux d'noncs

  • LA PRIVATISATION DE LA SCIENCE EST-ELLE INgLUCTALE? 167

    ou de textes quadorent les philosophes ou les spcialistes de lanalyse des discours. Mes rseaux, si je puis dire, sont des hybrides, mlangeant tout la fois des tech- niques, des acteurs humains et des noncs. Si, par exemple, je voulais parler du rseau de la physique einsteinienne - suppo-

    ser quil prsente une quelconque unit - jincluerais les articles, les livres, les manuels qui prsentent et mettent en circulation les noncs et les quations qui sy rappor- tent, mais galement les quipements ou les machines dans lesquels elle est inscrite, ainsi que les comptences incorpores dans des tres humains (physiciens ou lycens qui se battent avec les transformes de Lorentz). Ce rseau est aujourdhui tentacu- laire, certes fragile, mais tendu. I I se mlange ici et l dautres rseaux, comme celui de la physique newtonienne. II partage avec elle les mmes corps humains : nimporte quel physicien, nimporte quel lycen est desormaic capable de passer instantanment de lune lautre; les deux rseaux colonisent des chapitres diffrents des mmes manuels; ils se combinent dans nos lecteurs de disques compacts ou dans les acc- lrateurs du Cern. De tels rseaux htrognes se retrouvent dans nimporte quelle discipline scientifique, dans nimporte quel domaine technologique. Un exemple frap pant est donn par Robert Friedman lorsquil dcrit le rseau de la mtorologie : on y trouve laviation militaire et civile, le dpartement ministriel des pches et celui de lagriculture, des avions qui collectent des donnes, des normes et des calibrages qui assurent la coordination des mesures et des calculs, des modles qui tablissent des prvisions.

    Dynamique La question qui se pose alors est la suivante : comment ces rseaux htrognes

    mergent-ils et stendent-ils ? La rponse nest pas originale. Je m e contente de rassembler ce que tout sociologue ou tout anthropologue des sciences a appris au cours de ces dernires annes. Elle tient en deux notions, celle de reconfigurations restreintes et celle de reconfigurations largies.

    Commenons par le processus de reconfiguration restreinte et abandonnons aussi- tt la notion de laboratoire. La reconfiguration des rseaux, cest--dire la production de nouveaux noncs, la mise au point de nouveaux instruments ou llaboration de nouveaux savoir-faire et techniques soprent au sein de collectifs qui sont soit plus larges, soit moins larges, quun laboratoire, mais qui se confondent rarement avec lui.

    Les descriptions de ces collectifs commencent tre suffisamment nombreuses et diversifies pour en dgager quelques enseignements de porte plus gnrale.

    La diversit des lments quils rassemblent est une de leurs caractristiques les plus frappantes. Ils constituent des machineries complexes. On y trouve des articles crits ou en cours dcriture, des techniciens, des chercheurs, des gestionnaires, des machines et des instruments, des chantillons, des listes de chiffres, des fantmes qui remplacent les organes quon ne saurait mettre en circulation. Les panathnes avec leurs longues processions de citoyens, de mtques, dphbes, de chevaliers, de chars et danimaux constituaient une foule moins bigarre que celle que lon croise dans ces collectifs.

  • LES SCIENCES HORS D'OCCIDENT AU XXe SICLE

    Deuximement, chacun des lments rassembls dans le collectif joue un rle actif ; i l interagit avec les autres. Le chromatographe produit des diagrammes dont se saisit le technicien qui slectionne ceux qui lui semblent les plus fiables; puis il les transmet au chercheur qui, aprs avoir jet un coup d'il sur quelques articles qui viennent de paratre, s'engage dans un calcul dont il intgre les rsultats dans un brouillon do not quote or circulate -qu'il passe un collgue; ce dernier n'est pas vraiment convaincu, il propose des amendements mais ses convictions sont branles, etc. La nature de ces interactions, les squences d'entre en scne des diffrents lments sont aussi varies que le sont ces collectifs restreints. Ici la machine est l'acteur principal, et des traces qu'elle livre dpend tout le reste ; l ce sont les chercheurs et les rats qu'ils sacri- fient qui sont les agents principaux; ailleurs ce sont les fantmes qui circulent d'un laboratoire un autre unifiant les pratiques et les diagnostics; ailleurs encore ce sont les quations qui prolifrent et engagent les mathmaticiens sur des chemins nouveaux.

    Toutes ces interactions modifient, transforment les entits engages, en font surgir de nouvelles sous la forme d'noncs, d'instruments, de comptences, de croyances, de substances : c'est pourquoi i l est appropri de parler, comme Karin Knorr le propose, de travail de reconfiguration (6).

    Changez la composition d'un collectif restreint et vous changez le contenu des connaissances qu'il produit. Par exemple Peter Galison a montr que dans les annes 1930 certains des concepts de base de la physique des particules avaient t profon- dment transforms par l'utilisation de nouveaux compteurs. Comme Simon Schaffer et Freeman Dyson l'ont mis en vidence, lorsque de nouveaux instruments sont mis au point alors le comportement des toiles et des galaxies peut tre compltement boulevers. Et ce principe ne s'applique pas qu'aux instruments.

    Introduisez de nouveaux textes dans le collectif, de nouvelles comptences incor- pores et la reconfiguration va s'engager dans de nouvelles directions.

    Plus ces collectifs htrognes sont nombreux et diffrents et plus les reconfigu- rations produites sont elles-mmes varies. La source de la varit se trouve dans la multiplicit et la diversit de ces cultures locales. II faudrail consentir encore beaucoup d'efforts pour mieux connatre ces cultures, qui sont faites de bric et de broc, qui sont des assemblages d'lments locaux (tel savoir-faire unique, tel instrument qui n'existe qu' un seul exemplaire) et d'lments cosmopolites (telle thorie largement rpan- due, tel microscope disponible des milliers d'exemplaires). Ces collectifs, qui produi- sent les connaissances scientifiques, ressemblent aux collages qu'voque Clifford Geertz pour dcrire la diversit et la complexit des cadres de vie que cachent les socits dites modernes. I I se pourrait que certaines de ces cultures locales, dont nous igne rons tout, soient en voie d'extinction, sans que nous le sachions, tout comme certaines des espces de la fort amazonienne.

    Je pourrais en rester l. Mais si je veux comprendre comment les irrversibilits cres par le march, peuvent tre menaces par cette production de diversit, i l m e faut expliquer comment ces collectifs restreints parviennent s'arracher aux irrversi- bilits dj produites et imposer en dehors d'eux la varit qu'ils ont cre. En un mot, je voudrais comprendre comment ces reconfigurations, qui sont d'abord locales,

  • PRIVATISATION DE LA SCIENCE EST-ELLE INLUCTABLE?

    restreintes, finissent parfois par reconfigurer de longs rseaux. L'anthropologie des sciences, l encore, apporte des lments de rponse cette question capitale. Cela tient en un mot, celui d'intermdiaire.

    Chaque lment rassembl dans un collectif restreint renvoie d'autres lments qu'il reprsente et qui sont donc prsents, travers lui, dans le collectif. La polysmie de la notion de reprsentation doit tre entrenue avec amour. Le microscope lectro- nique ponctualise, rend prsent dans le collectif restreint, tout un rseau d'autres micrc- scopes, d'experts, de routines d'observation, de rgles - plus ou moins stabilises - d'interprtationsdes clichs. Le biologiste reprsente lui aussi tout un rseau de collgues qui ont lu les mmes articles, suivi les mmes enseignements, particip aux mmes colloques. Et il en va de mme pour les noncs qui renvoient d'autres noncs, mais galement tous les autres collectifs qui les utilisent et tous les instruments et savoir- faire auxquels ils sont associs; les contrats de recherche, dont certaines clauses sont incontournables, rendent prsentes les agences publiques et leur volont ; les conven- tions passes avec des entreprises introduisent celles-ci dans le collectif. Le collectif semble confin dans ces frontires. En ralit, chacun des lments qui le constitue reprsente des rseaux qui se trouvent ainsi rassembls, confronts les uns aux autres, interagissant par reprsentants interposs. Vous comprenez maintenant pourquoi je choisis la notion d'intermdiaire pour dsigner ces entits qui constituent le collectif. Que l'on parle comme L. Star d'objets frontires ou comme N. Wise de mdiateurs, on dsigne dans tous les cas cette double existence des intermdiaires: la fois instru- ments, noncs, corps qui sont l, visibles, tangibles, pesants et rseaux extrieurs qu'ils reprsentent et ponctualisent. Ces collectifs restreints sont comme les monades de Leibnitz: ils sont un microcosme mais qui contient tout un monde qui se trouve en quelque sorte repli en eux. C'est parce que nous - sociologues et anthropologues - avons su dfaire un un tous ces plis que nous sommes parvenus voir les rseaux qui se trouvent rassembls dans ces collectifs restreints.

    La varit des connaissances produites va dpendre de la varit de ces collectifs. Et l'on peut donner maintenant une signification plus prcise cette notion en oppe sant deux situations extrmes. Dans la premire, les longs rseaux prsents dans les collectifs, par intermdiaires interposs, sont dj largement connects et lis les uns aux autres. Le collectif se livre un travail de reconfiguration lger, qui ne bouleversera pas les connexions existantes: i l retricote quelques mailles, mais la fabrique n'est pas profondment altre. Les tats du monde existants sont consolids. Dans la seconde situation, les rseaux prsents par intermdiaires interposs ne sont pas encore forte- ment connects; ils sont spars. Dans ce cas, le collectif est en position de proposer des reconfigurations trs originales et novatrices en raboutant des rseaux jusque-l disjoints ; i l fait prolifrer de nouveaux tats du monde. A la premire ventualit correspond un travail routinier, de consolidation, d'am-

    lioration continue et obstine : les connexions se diversifient, l'irrversibilit augmente, les rendements croissent. A la seconde ventualit correspond ce que l'on a coutume d'appeler invention et qui n'est que l'association indite de plusieurs rseaux prexis- tants, mais jusque-l trangers. Dans ce travail de couturage, de nouveaux noncs sont proposs, de nouvelles comptences sont dveloppes, de nouveaux instruments

  • LES SCIENCES HORS D'0CClOENJAU XXe SIECLE

    sont mis au point. Entre chacun d'entre eux s'tablissent des ponts, des liens sont tisss. Une telle reconfiguration est d'autant plus improbable - et lorsqu'elle se produit d'autant plus radicale - que les rseaux de dpart taient loigns et sans rapport les uns avec les autres.

    Dans l'un et l'autre cas, le travail de construction d'un espace de circulation des nouveaux intermdiaires produits va tre trs diffrent. Dans la premire situation les nouveaux noncs, savoir-faire rencontrent des rseaux prpars les accueillir : la diffusion est rapide. Dans la deuxime situation, ce sont de nouveaux espaces de circu- lation qui doivent tre entirement configurs. I I faut convaincre, traduire des intrts parfois contradictoires, crer des technologies compatibles, tablir des infrastructures, tendre les chanes mtrologiques, former des spcialistes et tre parfois amen, de fil en aiguille, reconfigurer la socit dans son entier. Le cot pour constituer et tendre ces collectifs est souvent trs lev.

    Vers une conomie politique des rseaux de production et de mobilisation de ia science Nous en savons assez pour reformuler la question initiale dans des termes nouveaux. La thse que je voudrais dfendre est la suivante. Centreprise scientifique doit tre

    organise de telle sorte qu'elle permette au plus grand nombre de reconfigurations possibles de se dvelopper et de telle sorte qu'elle assure chacune d'entre elles les mmes chances d'extension. Le march ne peut faire cela car i l fonctionne essentiel- lement suivant une logique des rendements croissants. Les agents conomiques sont pris dans un rseau stratgique qui les pousse continuer faire ce qu'ils savent faire ou vouloir ce que les autres ont voulu.

    J'appelle bien public la science qui fait prolifrer les entits et reconfigure les tats du monde qui, un jour, peut-tre, transforms et repris par le march, seront ceux dans lesquels nous vivrons (i). La science prive est celle qui durcit ces mondes et les rend habitables. C'est pourquoi la science publique, telle que je la dfinis, et la science prive sont complmentaires. Cette dfinition est videmment indpendante de l'identit des acteurs impliqus. Une entreprise qui finance la diversit en soutenant des collectifs indits produit un bien public. Mais l'agence publique qui contribue lier encore plus fortement la recherche qu'elle finance au perfectionnement de missiles de croisire, qui un jour peut-tre retomberont sur nos ttes, soutient une science qu'on peut quali- fier sans hsiter de prive.

    Le renversement que je propose nous amne choisir comme point de dpart la dynamique des collectifs hybrides et non la notion d'information. D'un point de vue conomique, ce qui compte alors c'est le cot de constitution de ces collectifs et de leur mise en rseau. Trois principes peuvent tre invoqus: 1 ) Le premier principe est le principe de libre association. Le savoir produit, les non-

    cs labors dpendent du rassemblement d'intermdiaires qu'organise un collec- tif restreint. Changez la composition du collectif, et vous obtiendrez d'autres non- cs ni plus ni moins robustes, mais diffrents. A prioriaucun collectif ne doit faire l'objet d'ostracisme, quelle que soit l'association d'intermdiaires qu'il propose. Le plus vident est bien entendu d'inclure des reprsentants de groupes sociaux consti-

  • h PRIVAJISATION DE LA SCIENCE EST-ELLE INLUCTABLE?

    tus mais exclus: introduisez dans la recherche mdicale le point des vue des femmes et vous verrez peut-tre prolifrer de nouveaux noncs, de nouvelles techniques et de nouvelles comptences. Les reprsentations du corps et de la nature de certaines maladies se transformeront. Cette quit vis--vis de tous les intermdiaires doit aller plus loin. Elle doit tre ten- due aux instruments, aux machines, aux comptences incorpores. Le principe de libre association est aussi un principe de libre circulation, non pas des marchandises mais des intermdiaires. Comme vous voyez i l ne s'agit pas de restreindre le lib- ralisme mais de l'tendre.

    2) Le deuxime principe est celui de la libre extension. Un collectif restreint - une fois qu'il existe et qu'il s'attache son travail de reconfiguration -doit avoir les moyens de construire l'espace de circulation des intermdiaires, c'est--dire des noncs, des savoir-faire et des instruments qu'il produit. Ceci est coteux. Les transactions et les ngociations permettant d'intresser, d'adapter les productions aux attentes, de convaincre, de dplacer et de dupliquer reprsentent des investissements consi- drables. Mais ce sont ces investissements qui assurent le passage du local au global et qui reconfigurent les rseaux rassembls au sein des collectifs restreints. Ce principe correspond au droit la production progressive d'irrversibilits travers la multiplication des connexions et des alliances ainsi qu' travers l'accumulation de l'exprience.

    3) Le troisime principe est celui de la lutte contre l'irrversibilit et la convergence. Une fois les rseaux tablis, ils tendent se perptuer s'tendre, devenir de plus en plus envahissants tout en se rigidifiant. La science devient prive et agit comme rducteur de varit. On peut contrecarrer cette volution par diffrents moyens. Tout d'abord en faisant preuve d'une injustice raisonne vis--vis des rseaux irrversibiliss. Ils ne doivent bnficier d'aucun soutien. Au contraire, certaines contraintes doivent leur tre imposes comme par exemple : .h l'obligation de divulgation des informations produites ; e la limitation de la dure de vie des protections (attribues en contrepartie de l'obli-

    gation de divulgation) ; @ ou encore l'exigence de rendre compatibles les biens offerts aux consommateurs. Mais la stratgie la plus efficace pour lutter contre les irrversibilits et la conver-

    gence est de soutenir les collectifs mergents et d'accompagner leur prolifration. Capplication de ces trois principes devrait permettre de renouveler considrable-

    ment les politiques publiques en direction de la science et de l'innovation. Je voudrais simplement voquer quelques-unes des consquences les plus importantes. 1) Le premier principe - celui de libre association - conduit privilgier le soutien

    l'originalit, qui n'est que l'autre nom -lgrement galvaud - donn la diversit. I I rend suspect l'accent mis sur le financement de la recherche stratgique. La recherche stratgique est videmment du ct de la science prive et non du ct de la science publique. Le soutien apport la diversit ne peut s'oprer qu' l'chelon international car il est trs coteux. Mais cet largissement du cadre des interventions n'a de sens que s'il ne dcourage pas les initiatives locales. La tension entre ces deux exigences

  • LES SCIENCES HORS DOCCIDENTAU XXe SIECLE

    nest pas facile grer: largir le cadre, internationaliser les politiques mais pour donner plus de chance des projets spcifiques, dabord peu visibles, inhabituels, htrodoxes, marqus au coin des particularismes. Quelle bureaucratie sera capable dune telle attention aux dtails, linattendu, au local? Comme on le voit, et contrairement la tendance que suivent actuellement de nombreux gouvernements, le problme nest pas dtre plus slectif mais de ltre moins, de dcentraliser les procdures de slection pour favoriser les reconfigura- tions.

    2) Comment suivre le second principe, cest--dire comment favoriser lextension des rseaux mergents ? Dabord et essentiellement en reconnaissant que la science nest pas rductible de linformation codifie, cest-dire aux seuls thories ou noncs. Ceci implique que la science publique soit troitement lie la formation et quelle facilite la reproduction des instruments quelle contribue mettre au point. Ceci implique aussi que dimmenses efforts soient consentis pour faciliter la circu- lation des savoir-faire, des instruments, des chercheurs et des tudiants avancs, bref, de tout ce qui sort des laboratoires sous une forme autre que la forme crite. Cette extension sera dautant plus aise que les entreprises seront dotes de struc- tures pour accueillir tous ces intermdiaires, cest--dire quelles auront tabli des centres de recherche, des laboratoires ou des cellules de dveloppement capables dabsorber et de faire fructifier ces comptences incorpores, ces quipements. Voila un autre point dapplication des politiques publiques.

    3) Pour mettre en pratique le troisime principe - celui qui prescrit de ne se laisser aller aucune faiblesse vis--vis de la science prive - cest--dire vis--vis des rseaux irrversibiliss, les pouvoirs publics - pour autant quils agissent au nom de la science publique et non comme acteur priv-ont faire preuve dintransigeance pour ne pas cder aux groupes de pression. Mais de manire plus positive, ils ont imaginer tout un ensemble dincitations contraignant les chercheurs et les indus- triels ia divulgation la plus prcoce possible en change dune protection svre- ment limite la fois sur les contenus et dans le temps. Des questions aussi doulou- reuses que celles-ci (( faut-il des brevets, larges ou stricts, protgeant les ides plutt que les produits? faut-il rcompenser les collectifs ou les individus? )) ne pourront plus tre vites.

    Un intense effort sera ncessaire pour imaginer et mettre en uvre les procdures et les outils ncessaires lapplication de ces principes : comment apprcier Iorigina- lit dun nouveau collectif? Comment mesurer son extension ? Comment apprcier son degr dirrversibilisation ? Les volutions rcentes des politiques de soutien de la recherche et de linnovation, notamment en Europe, peuvent sinterprter comme autant de tentatives, souvent implicites, pour apporter des rponses ces questions. I I en est de mme de laccent mis sur lvaluation et sur ses outiis, par exemple scien- tomtriques, destins tracer la cartographie des rseaux.

    Je voudrais terminer et laisser la discussion les questions que je viens dvoquer. Mais, avant den finir, jaimerais revenir au message que jai essay de vous faire partager.

  • /d PRIVATISATION DE LA SCIENCE ESFELLE INLUCJABLE?

    La sociologie et l'anthropologie ont mis en vidence la part d'irrductible contin- gence qui se trouve au cur des sciences : les rgles, les pratiques, les formes de culture, le rapport aux choses, tout cela varie d'un collectif l'autre. Elles ont montr que la science qu'on accuse habituellement de produire de l'uniformit et de dtruire la richesse des cultures traditionnelles, est un bien public, qui doit tre absolument prserv, car elle est source de varit. Elle fait prolifrer les tats du monde et cette diversit dpend de la diversit des intrts et des projets qui sont pris dans les collec- tifs qui reconfigurent et la socit et la nature.

    Sans la science publique, sans cette source de diversit, le march -avec sa propen- sion naturelle transformer la connaissance scientifique en marchandise - sera condamn encore plus de convergence et d'irrversibilil; il se niera lui-mme. Comme le cycle de Carnot, la machine conomique - pour fonctionner - a besoin d'une source froide - le march - et d'une source chaude - la science publique.

  • LES SCIENCES HORS 0'0CClDENTAU SICLE

    NOTES

    1 ) Les trois P's : property rights, procurements, patronage. 2) II est intressant de noter que les conomistes no-classiques aboutissent des conclusions quasiment

    identiques. En situation d'information imparfaite, d'apprentissage, d'externalits de rseau, et de protec- tion totale des innovations, on peut montrer que les entreprises en comptition sur un mme march tendent minimiser la diversit des projets de R&D et poursuivre sur leur trajectoire pour valoriser leur capital technique.

    3) Davis ti Dasgupta reconnaissent eux-mmes qu'il n'existe pas de diffrence pistmologique entre la science publique et la science prive (qu'ils conviennent d'appeler technologie). La premire se distingue de la seconde par l'existence d'incitations la divulgation, qui retentit sur la nature des supports dans lesquels elle s' inscrit. Etant donn l'analyse que ces auteurs font de la science, ils ne peuvent voir que la seule divulgation ne suffit pas assurer le caractre de bien public.

    4) Certains aux tats-Unis opposent la politique du gouvernement amricain celle du gouvernement japo- nais. Le premier intervient de plus en plus en aval au moment o le second remonte vers l'amont. En fait, dans les deux cas, les gouvernements jouent la carte de la science prive. Les Etats-Unis en priva- tisant une forte science publique, les Japonais en ouvrant les espaces de coopration en amont.

    5) J'emprunte cette notion Karin Knorr. 6) Cette possibilit d'interaction tient au fait qu'il n'existe en ralit aucune banire infranchissable entre

    un nonc, une machine ou un corps disciplin. Les substitutions et rinscriptions sont toujours possibles, au moins dans une certaine mesure : un nonc poursuit silencieusement son existence dans une machine, un savoir-faire incorpor prend la forme d'un nonc. Tous ces lments se soutiennent mutuel- lement, se font rfrence.

    7) Je pourrais montrer comment cette dfinition du bien public est cohrente avec les exemples habituels de biens publics donns par les conomistes (dfense, police). Ces biens ne sont pas des biens, mais conduisent la production de biens, ce qui est diffrent. De la mme manire que la production de la varite des tats du monde conduit la production de biens mais n'est pas un bien conomique en elle mme.

  • LES SCIENCES HORS DOCCIDENT AU m SICLE

    20h CENTURY SCIENCES: BEYOND THE METROPOLIS

    SIERIE sous LA DIRECTION DE ROLAND WAAST

    VOLUME 6

    LES SCIENC

    SCIENCES IN THE SOUTH CURRENT ISSUES

    ROLAND WAAST DITEUR SCIENTIFIQUE

    ORSTOM ditions INSTITUT FRANAIS DE RECHERCHE SCIENTIFIQUE POUR LE DEVELOPPEMENT EN COOPERATION

    PARIS 1996