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Carcasses

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Les nombreux et courts récits autobiographiques, de une à trois pages chacun seulement, donnent à ce livre une lecture très facile et extrèmement vivante. Cet ouvrage, rempli des expériences passionnantes et souvent très douloureuses de l'auteur, se lit comme un roman.

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Carcasses... mais aim�es !

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Du m�me auteur :

• Le tumulusRoman (2006) Les �ditions Keraban

• La Terre en danger, le devoir de changer !Essai (2006)Alexandrie �ditions.

• Coffiots : la fin des casses...?Polar (2007)Les �ditions Keraban

• Coffiots dans la Ville ClosePolar (2007)Les �ditions Keraban

• Corps et �me (Recueils 1 et 2)Po�mes et slamsLes �ditions Keraban (2008)

• Les nouveaux entrepreneurs ; petites entreprisesinnovatrices.

Traduction de l'ouvrage en anglais : New entrepreneurship and the smaller firmsde G.P. Sweeney (1982)

Les �ditions d'organisation.

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Bruno Leclerc du Sablon

Carcasses...mais aim�es !

R�citsSeconde �dition

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� Bruno Leclerc du [email protected]://blog.bebook.fr/jardinier

ISBN 978-2-917899-25-0� Les �ditions Keraban2, route de Bourges – 18350 N�[email protected]://www.keraban.fr

La loi du 11mars 1957 n’autorisant, aux termes des alin�as 2et 3 de l’article 41, d’une part, que les copies ou reproductionsstrictement r�serv�es � l’usage priv� du copiste et nondestin�es � une utilisation collective et, d’autre part, que lesanalyses et les courtes citations dans un but d’exemple etd’illustration, toute repr�sentation ou reproduction int�grale,ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de sesayants droit ou ayants cause, est illicite (alin�a 1er de l’article40). Cette repr�sentation ou reproduction, par quelqueproc�d� que ce soit, constituerait donc une contrefa�onsanctionn�e par les articles 425 et suivants du Code p�nal.

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� Babeth, pour toujours...

Ta fureur s'est abattue sur moi

En vagues dont tu m'accables…

Seigneur, je t'appelle au secours,

Je tends les mains vers toi.

du psaume 88

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Avertissement

J’avais �crit 'Carcasses', dans sa premi�re �di-tion, entre septembre et novembre 2005, puis j’aienvoy� le manuscrit � une dizaine d’�diteurs. Leursr�ponses, toutes n�gatives, me furent adress�esjusqu’en ao�t 2006.

Je fis alors parvenir le manuscrit au comit� delecture d’Alexandrie Online1 qui le publia sur sonsite le 3 octobre 2006.

Il n’est donc pas inutile, en lisant cet ouvrage,de se remettre dans l’actualit� politique et sociale dumoment.

Cette seconde �dition m'a aussi permis, nonseulement d'ajouter un dernier chapitre, en adden-dum – car entre 2006 et 2009, bien des choses sesont pass�es –, mais aussi d'inclure, en guise depr�face, quelques-uns des nombreux commentairespost�s par des visiteurs du site Alexandrie Online,visiteurs qui avaient s�lectionn� ce livre pour le 'PrixAlexandrie 2008'. Qu'ils soient ici remerci�s !

Ceci explique aussi le changement de titre : Lemot 'Carcasses' m'�tait venu spontan�ment � l'espritau moment o� j'avais commenc� d'�crire le livre ; cetitre s'est enrichi...sans �tre pour autant oubli�.

Bonne lecture !

Bruno Leclerc du Sablon26 octobre 2009

1 Site internet d’�dition en ligne (www.alexandrie.org)

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En guise de pr�face :commentaires de lecteurs et lectrices

(Extraits du site Alexandrie Online)

● Ouvrage exceptionnel en ce qu'il m�le v�cu personnel, tramehistorique et moments po�tiques. Le v�cu personnel de l'auteur,souvent dramatique, ne laissera aucun lecteur indiff�rent. Ils'inscrit dans un rappel des �v�nements historiques qui ontaccompagn� les diff�rents �pisodes. Enfin l'auteur nous offredes "�l�ments de d�tente" sous formes de moments rim�s. Cetensemble repr�sente une d�marche d'�criture originale et quim'a beaucoup int�ress�.● � l’heure o� la France qui esp�re croire en sa capacit� detransformer le monde et veut retrouver une identit� qui n’ac-cepte plus la fatalit� du malaise qui la ronge ; � l'heure o� sonPr�sident r�ve pour son pays d'un destin d'exception o� lam�diocrit� ne saurait avoir sa place et refuse de consid�rer sond�clin comme in�luctable, un livre tel que "Carcasses" mesemble d'une utilit� indispensable pour aimer cette France etson peuple.● On partage l'histoire d'une France marqu�e par sa culture,son engagement, en somme par sa grandeur ! Car quelque part,et un peu partout dans sa vie, M. Leclerc du Sablon est unFran�ais qui a v�cu – et qui porte en lui les bonheurs et lescicatrices – d'une vie remplie d'exp�riences uniques et fortes etqui croit dur comme fer que l'ing�niosit�, le talent, l'authen-ticit�, le respect de soi, la connaissance; peuvent "sauver lemonde". Loin des enjeux politiques, cependant bien conscientde l'histoire, des �v�nements qu'il a travers�s et sur certainsdesquels il a agit, l'auteur de "Carcasses", d�pouill� du drame etde la trag�die, nous laisse un exemple de ce qu'on appelle un"honn�te homme", qui aime son pays, les enjeux et les d�fis,sans l'expression d'un nationalisme agressif, d'une arrogance

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culturelle ou d'un patriotisme obsol�te. Son h�ritage familial nelui donne aucun droit suppl�mentaire par rapport � tout citoyen"ordinaire" mais au contraire des responsabilit�s particuli�res.On le sent tr�s bien dans ce livre magnifiquement �crit et dontle fond r�v�le un r�el amour jubilatoire pour toutes lescarcasses que nous sommes et la hauteur de nos espoirs! Mercid'�tre vous, Bruno Leclerc, et d'avoir �crit cet ouvrage rassemb-lant tant de richesses humaines au travers de cette th�matiqueoriginale mais authentique !● Livre passionnant. Beaucoup de suspense. On se trouve prisd’une certaine compassion, voire d’admiration devant leshistoires plus invraisemblables les unes que les autres qui seproduisent dans l’entourage de l’auteur ou � lui-m�me. Avoirune poisse pareille, mais aussi un tel courage pour repartir del’avant apr�s chaque coup du sort rel�ve du g�nie. Et quel donde narration ! Bravo !● Captivant ! Beaucoup de sensibilit�. Un courage exemp-laire. J'ai beaucoup aim� ce livre. ● Bravo ! Je suis rest� accroch� � mon ordinateur toute lasoir�e et ai lu le bouquin, sans interruption, en restant passionn�jusqu'au bout. Le style est vif, le vocabulaire adapt�. Bien quele choix de la chronologie ait �t� abandonn� au profit deth�mes, tout se suit naturellement et les allers et retours ne sonten rien pr�judiciables au d�sir du lecteur d'encha�ner ladescription, sans fards, des joies et des peines de l'auteur ! C'estune vie bien remplie qui m�ritait d'�tre cont�e.

● Entre souvenirs et valeurs de r�f�rence, la vie s'�gr�ne avecson chapelet d'enthousiasmes et de coups durs. L'intime est ditavec cette sensibilit� du respect qui donne � partager ce qui enfait l'essence ; et, le glorieux, avec ce brin de fiert� timide quin'est jamais celle du p�dant triomphant. Ce texte se lit commeun roman. On ne s'y ennuie jamais et on y apprend beaucoup.Merci de nous l'avoir fait partager.● Quel parcours ! Dans ce livre, l’auteur confirme que tout cequi ne nous d�truit pas, nous rend plus fort. D�fiant la fatalit�, il

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t�moigne d’une carcasse rebondissant sur tous les al�as etaccidents qui ont jalonn� sa vie. Tout homme sens� porte en luile d�sir puissant de laisser dans son sillage des empreintesexemplaires de son passage. Sans aucun doute, le pari estgagn�. Malgr� une carcasse soumise � une certaine scoumoune,l’auteur nous d�montre sa hargne dans un circuit professionneld’une grande richesse, agr�ment� de voyages non moinsenrichissants. Nous d�couvrons un personnage authentique ettoujours avide de savoir, mais aussi avec la volont� de trans-mettre, de donner et d’aimer. L’auteur a su �galement d�poserquelques notes d’humour pour all�ger certaines �motions quipourraient s’en d�gager. Si la quantit� – pr�s de 500 pages –peut rebuter un peu, il suffit tout simplement d’entamer lalecture pour tr�s vite r�aliser que cette �criture nous plongedans un incroyable v�cu. Merci � Bruno Leclerc du Sablon pource partage avec nous.

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D'abord, tout est carcasse

Lundi 1er ao�t 2005, 20h25. Assis au volant, je tourne la t�te �gauche et vois l'autre voiture, � deux m�tres � peine de lamienne. Je repense au grand-p�re de mon ex pour qui tout �tait� carcasse �.

D�s 1971, apr�s mon service militaire � Toulon pendantlequel nous nous �tions mari�s, nous allions r�guli�rementrendre visite � ses grands-parents. Ils habitaient � La Baule unevilla proche de la plage, derri�re le casino. Lui �tait petit, mince– presque squelettique –, distingu�, aux yeux bleus et vifs. Unemoustache blanche g�n�reuse et un cr�ne d�garni cern� d'unecouronne de cheveux quasi-b�n�dictine marquaient son temp�-rament volontaire et d�bordant de bont�. Chaque matin, apr�sleur retour de la messe, il ramassait le journal gliss� sous laporte, accrochait son manteau et son chapeau, remettait seschaussons et, restant en costume trois pi�ces, s'asseyait dans saberg�re Louis XV. Nous venions nous asseoir pr�s de lui pendantqu'il d�pliait Le Figaro. Alors il ne s'�coulait pas trente secondesavant qu'il ne prononce ce mot, � carcasse �.

Pour des faits divers : Joe Frazier met Cassius Clay KO ; lestrois cosmonautes de Soyouz meurent pendant leur retour surTerre ; une explosion de gaz � Argenteuil a fait vingt morts ; IdiAmin Dada prend par coup d’�tat le pouvoir en Ouganda ; lestationnement � Paris devient payant ; d�c�s de Jean Vilar ;scandale financier � la Garantie Fonci�re ; fondation du PSG.

Mais carcasses aussi �taient des �v�nements graves et desfaits marquants : le s�isme du P�rou a fait plus de cent mille

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victimes ; les greffes du cœur deviennent enfin stables etdurables gr�ce � la cyclosporine, l'immunod�presseur d�couvertpar un m�decin suisse ; la nouvelle escalade de la guerre auVietnam, voulue par Richard Nixon, fait plonger aussi leCambodge en �vin�ant Norodom Sihanouk ; on lance la cons-truction du Concorde ; le prix Nobel de physique est attribu� �Louis N�el et celui de litt�rature � Alexandre Soljenitsyne ; laGrande Bretagne entre dans le March� Commun ; � son Congr�sd’�pinay, le PS place Fran�ois Mitterrand � la t�te du parti ;Journ�es Rouges � Belfast, les catholiques, minoritaires, s’atta-quant aux protestants, et � toute l’Angleterre…

** *

Nous allions � La Baule deux ou trois fois par an. Apr�s led�c�s de sa femme, il avait ses habitudes dans un restaurantvoisin : bouteille de Fronsac gard�e d'un repas � l'autre, nappe etserviettes de lin blanc ajour�es et service Haviland. Nous l'yrejoignions chaque soir pour d�ner, apr�s nos promenades sur laplage et le long des esplanades du front de mer ou nos tourn�esdans la r�gion : Gu�rande, ses fortifications, sa coll�giale et sesmarais salants ; Le Croisic, son port et le charme color� de sespetits chalutiers et de ses vieux gr�ements ; Le Pouliguen et lesgrottes de la Grande C�te ; la Grande Bri�re o� les balades enplati�re laissent d�couvrir, au long des labyrinthes d'eausaum�tre, au travers joncs et roseaux, entre tourbi�res et �lots,des oiseaux peu communs et des oiseaux que nous recon-naissions, les b�cassines, les sternes, les h�rons cendr�s…; le pontde Saint-Nazaire sur le point d'�tre inaugur�…et sit�t la soupeservie, tout redevenait carcasse.

Comme polytechnicien jeune ing�nieur de l'armement, ilavait eu � diriger, pendant la guerre de 14, une usine de muni-tions au Creusot. Pourtant il nous parlait surtout de Verdun o�

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les obus �taient exp�di�s mais o� lui n'alla jamais. Beaucoup deses camarades y avaient �t� tu�s, trois �taient des gueulescass�es, aucun autre n'�tait encore vivant. C'�tait comme s'il lesrempla�ait, ses camarades rest�s dans cette indescriptibleboucherie. La vie, la mort, quelle diff�rence ? �tait-ce l'attentedu Royaume ? La spiritualit� du d�tachement ? Il s'int�ressait �nous, mais n'�tions-nous aussi que carcasses ? Trente-cinq ansont pass� et carcasse, ce mot si banal, si insignifiant, s'estincrust� en moi graduellement et � chaque �tape il retentit deplus en plus fort.

J'avais gard� ce mot comme on garde un secret. Si profond, siimportant. Le dire aujourd'hui, c'est prendre plaisir � retrouverdes souvenirs, peut-�tre embellis, des moments intenses, parfoisagr�ables, parfois douloureux, et aussi des questions rest�es sansr�ponse. C’est relire mon histoire et parfois celle des autres. Autotal, c'est comme un cahier de d�coupages avec toutes sortesd'images. Il faut prendre une paire de ciseaux, tout �taler parterre et choisir. Je les ai rassembl�es pour soulager les souf-frances de mourants, des amis chers, ceux de mon �ge qui ont,de la m�me �poque, d'autres souvenirs que les miens, qui ont faitd’autres voyages, pris d’autres routes, v�cu d'autres �preuves.

J'aimerais aussi leur dire : � Attendez, esp�rez, vous aurezencore du bonheur ! �

De ce fait, ce mot n'appartient plus au monde des abattoirs etde la boucherie, mais � celui du vivant, du chercheur. L'impor-tant, ce n'est pas ce qu'on voit, mais ce qu'il y a dedans.D'abord, en effet, tout est carcasse, ce qui vit est � l'int�rieur.

Par exemple, j'entends souvent dire d'une personne : � Lui, onlui donnerait le Bon Dieu sans confession. � Eh bien on auraittort, il ne faut pas se fier aux signes ext�rieurs de carcasse !

En 1976, un Creusois voulait commercialiser un appareil deson invention qui permettait d'�valuer la classe des carcasses debœuf sans effectuer de sondage physique dans la viande. Il m'avait

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demand� de le conduire � l'abattoir de Gu�ret – un des plusgrands du Limousin – pour m'en faire la d�monstration : ils'approchait des b�tes suspendues les unes derri�re les autrespar des esses au rail du plafond puis il pointait son petitappareil vers chaque animal. � chaque fois le chiffre quis'affichait sur le petit �cran �tait suppos� indiquer, sans discus-sion, la qualit� de la viande, donc son prix. L'invention n'eutpas le succ�s esp�r�, preuve que le prix d'une carcasse sediscute, et seulement apr�s l'avoir sond�e en profondeur.

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Tout va bien

J'en suis au lundi 1er ao�t, l'�t� dernier. Quand le gendarme,apr�s avoir fait le tour de la voiture et m�me fouill� le bosquetvoisin, finit par crier � son coll�gue qu'il n’y avait pasd'occupant, je me sens imm�diatement et immens�ment soulag�,lib�r� m�me. Pendant le grand saut, entre l'instant du choc �cent trente � l'heure jusqu'au moment o� la voiture s'arr�teenfin, apr�s quelques tonneaux, dans le foss� qui bordel'autoroute et juste derri�re la carcasse de cette voiture, je n'aiqu'une pens�e, � je viens de tuer des gens. � Au momentsoudain o� elle m’appara�t, je sais que c'est fini pour moi maisje ne pense pas une demie seconde � la mort, ni � la mienne, ni� celle de mes trois passag�res. Je sais par exp�rience quequand la mort survient brusquement on revoit en une fractionde seconde toute sa vie, sa femme, ses enfants, des sc�nes debonheur… � je viens de tuer des gens. � est ma seule pens�e,obs�dante.

D'ailleurs je me rends compte imm�diatement que tout vaplut�t bien pour nous : ma belle-fille, allong�e derri�re, medemande seulement pourquoi nous sommes arr�t�s. Sa m�re,qui a d�j� ouvert sa porti�re et sorti le b�b� de son cosy, fait lescent pas le long du foss� avec la petite Line dans les bras.

Nous restons deux jours � l'h�pital de Blois avant d'�trerapatri�s chez nous ou � la clinique par Mondial Assistance, �Clamart et � Issy-les-Moulineaux. Et la vie, suspendue, repart,diff�rente. En la racontant, il me pla�t d'y introduire quelquespoaimes que j'adressais le soir � Babeth par internet, pendant les

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ann�es o� je partais souvent, plusieurs jours, dans les mon-tagnes, seul : �changes.

Cela fait maintenant trois mois. Mon nez fractur� resteracomme �a, un peu plus tordu qu'avant. J'ai refus� d'�tre op�r�.Ayant d�j� vu mon p�re subir cette op�ration et tellement souffrirdeux semaines durant, je jugeai que j'avais d�j� donn�. Mia, mabelle-fille, n'a plus le corset qu'on lui avait mis � la suite desa fracture de vert�bre et pourra reprendre son travail decaissi�re dans un mois. Sa m�re est repartie � S�oul, ses frac-tures �tant consolid�es. Et sa petite fille Line, six mois, continuede pousser, toujours souriante.

� la t�l�vision, un professeur de m�decine expliquait, un deces derniers jours, pourquoi il ne fallait pas secouer les nour-rissons : leur cerveau, encore mal attach� � la bo�te cr�nienne,risque de s'en d�coller et, par manque d'irrigation sanguine, des'atrophier, entra�nant de graves probl�mes � la croissance, desmalformations et un risque �lev� d'�pilepsie. Peu de tempsapr�s avoir �t� secou�, l'enfant pr�sente des troubles de com-portement. Au scanner on voit tr�s bien, deux mois apr�s, lad�gradation de la masse c�r�brale qui appara�t ratatin�e. Ced�lai est maintenant �coul� et je suis soulag� pour Line, pourson futur � elle et pour ses parents, Pierrick et Mia, tellementinquiets.

J'ai bien aim� que la m�re de Mia vienne se promenerjusqu'� Clamart et s'approvisionne en plantes grasses, choisis-sant des vari�t�s qu'elle ne conna�t pas en Cor�e. Et elle avait labonne id�e de mettre sa main verte dans notre jardin, ce jardinqu'en d�pit de sa richesse botanique je n'ai pas assez entretenudepuis mon ablation de l'estomac, l'�t� d'avant. Pour enleverl'estomac et regarder si les autres organes �taient ou non atteintspar le cancer, le chirurgien avait d� m'ouvrir enti�rement l'ab-domen et en couper pas mal de muscles. Ils se refont bien, petit� petit, pour maintenir la carcasse... mais la terre est si basse !

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Vive les mari�s !

En 1949 d�j� elle �tait basse. Nous passons les vacances deP�ques chez mes grands-parents Boudet, � Poussan dansl'H�rault. Ils se parlent tout le temps tous les deux, surtoutd'actualit�, et je ne comprends pas tout. Dans leur fauteuilrespectif, sur la terrasse, ils �voquent l'adh�sion de la France �l'OTAN que Robert Schuman vient de signer et ils semblentapprouver. Mon fr�re Jean – the number one – n'arr�te pas deles interrompre, lui dont on peut d�j� penser qu'il �tait n� avecun poste � gal�ne dans l'oreille. Parlait-il d�j� de l'imminencede la prise de pouvoir par Mao Zedong, en Chine ? En tout casce sujet – la Chine – le retiendra longtemps, presque trente ans,une grande partie de sa carri�re de grand reporter.

Mon grand-p�re Boudet, Bon-Papa, professeur de m�decineet p�diatre � la retraite, s'occupe de Bonne-Maman et de sapropri�t�, essentiellement viticole. J'aime participer aux acti-vit�s de la ferme, accompagner Bon-Papa pour v�rifier l'�tatdes vignes, le suivre dans la serre et l'aider pour ses boutures,donner � manger au cochon et aux volailles, grimper au sommetdu puits et manœuvrer la pompe pour arroser le potager, monterdans la charrette quand on attelle Bijou, le cheval, ou Papillon,la mule et le soir, leur donner l'avoine.

Arrive le 18 avril. C'est le lundi de P�ques, veille du mariagede M�laine, la plus jeune sœur de Maman, avec ConstantLemaire. Nous connaissons bien les Lemaire : Ang�le, une dessœurs de Papa, a �pous� trois ans plus t�t Gilbert, un fr�re a�n�de Constant, et ils ont d�j� deux enfants, �douard et �lisabeth,mes cousins.

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Pour finir de nettoyer la cour avant la f�te, Marty, un desouvriers, a charg� une pleine charrette de d�tritus et Vidal, lecharretier, a attel� Papillon pour les porter � la d�charge, pr�sde l'ancienne gare, sur la route de Gigean. Je suis sans doute lepr�f�r� de Vidal et, comme souvent, il me propose de l'accom-pagner. Je convainc alors R�gis, le fils du r�gisseur, Jean, macousine Val�rie et deux ou trois autres de nos �ges de veniravec moi. Sur la route, nous suivons Vidal et son attelage etjouons � chat ferr�. �a va de soi car la charrette est remplie demorceaux de ferraille. Tr�s vite Val�rie, qui a quatre ans de plusque moi, est sur le point de m'attraper et de me faire chat. Jesuis trop loin de la charrette pour toucher un des bouts deferraille mais par chance je r�ussis � poser la main gauche �plat sur la roue, une grande roue en bois, beaucoup plus grandeque moi, avec plein de rayons en bois et heureusement cercl�ede fer. Je suis sauv�, je ne suis pas le chat. Tout content de cetartifice, je ris et je crie � Val�rie : � C'est pas moi l'chat, c'estpas moi l'chat ! �

Pendant que je ris, la mule avance, la roue de la charrettetourne et une tonne et demie de d�tritus m'�crasent la mainentre le fer et le macadam. J'ai tr�s mal, d'autant plus mal que jeme sens stupide. Vidal arr�te la mule, me prend dans ses bras etm'emporte en courant chez Raynaud, le docteur de Poussan quisoigne aussi Bon-Papa et Bonne-Maman. On m'emm�ne �Montpellier o� le Professeur Julien, un cousin germain deMaman, replace au mieux les os de la main, comme on fait unpuzzle, et greffe mon index qu'on a pris soin, para�t-il, degarder au froid. C'est donc avec un gros pansement et le bras en�charpe que je participe � la f�te du mariage, le lendemain.

Depuis la carcasse a grandi, mais pas l'index gauche quimesure trois centim�tres de moins que le droit. J’ai �t� g�n� parla suite pour apprendre � jouer du piano. J'essayai la guitare,mais pour les barr�s, rien � faire. Il me reste l'harmonica.

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En fait, cet accident aurait pu �tre beaucoup plus grave – etm�me nous tuer tous – avec ce jeu idiot, s’il y avait eu dans lacharrette, parmi les morceaux de ferraille, une autre grenadelaiss�e par les Allemands. �a n'aurait rien eu d'�tonnant : ilsavaient install� la kommandantur � la maison et, en partant sansdoute pr�cipitamment, ils ne s’�taient pas encombr�s de bibelotssans valeur. Ils avaient dit poliment � auf wiedersehen � �Bonne-Maman. Elle parlait bien l'allemand. �a lui avait d'ail-leurs permis non seulement de leur jouer quelques toursmalicieux, mais encore de sauver la vie d'un homme : l'officiercommandant l'unit� avait fait aligner sa petite Wehrmacht dansla cour et avait demand� � Bonne-Maman de lui d�signerl'homme qu’elle avait vu lui d�rober des confitures. Bonne-Maman, qui savait quelle �tait la sanction, avait fait semblantde ne pas le reconna�tre, pr�textant qu'ils se ressemblaient tous.Francis, le fils d'un ancien ouvrier de Bon-Papa, avait en effetperdu un œil en jouant dans la cour avec R�gis, un jeudi de1947. Francis avait saisi un caillou pour tenter, en frappantdessus, d'ouvrir un objet insolite trouv� par R�gis dans lamaison des vendangeurs, pr�s du puits. Francis reste aujour-d'hui invalide de guerre, le seul � Poussan.

On devrait toujours ouvrir les carcasses avec pr�caution.

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�change

Au d�but on aimait faire chanter la vieEt apr�s on ne vit que de chansons d’amour.La vie, ce n’est pas celle qu’on a d�j� perdue,C’est celle de demain qui fait chanter l’amour.

Nos premi�res chansons faisaient aimer la vieEt la vie de demain fera chanter l’amour.Les anciennes chansons faisaient go�ter la vieMais la vie d’aujourd’hui nous fait chanter d’amour.

Ils avaient tous pour nous beaucoup d’amour en resteEt m�me auraient voulu y ajouter un zeste.Tout ce qu’ils ont donn� sans qu’on s’en aper�oive,Ces cadeaux, il faudra qu’un jour on les re�oive.

Mais bien d’autres aussi en esp�raient sans douteEt ils attendaient l�, juste au bord de la route.On est pass� devant sans les apercevoirEt c’est toute la vie qu’il faut reconcevoir.

Laponie ou Mont Blanc, ou Kilimandjaro,Il faut tout expliquer, tout reprendre � z�ro.

B.

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Esp�rer pour entreprendre ?

Une id�e m'est venue, en 1999, � l'occasion des noces d'or deConstant et M�laine. � leur retour du Maroc, quelques ann�esapr�s leur mariage, Bon-Papa avait confi� la direction de laferme � Constant, ancien de l'�cole d'agriculture de Beauvais. Laf�te se passe donc encore � Poussan. Constant a d�j� pris saretraite et les vignes ont �t� vendues. Dans la cave, on a enlev�le grand pressoir, les foudres, le conqu�t � vis sans fin,l'�grappoir, les pompes � refouler et tout le mat�riel de vini-fication. Des comportes, dans la cour, tiennent lieu de bacs �fleurs. Dans la cave ne restent plus que les six cuves en b�ton,au total quatre mille hectolitres, mais vides. Dans l'immenseespace restant on a dress� des tables pour plus de deux cents.La messe est conc�l�br�e par mon oncle Jean-Marie, le fr�recadet de Maman, et mon fr�re Jacques – the number six – pr�trede la Mission de France.

Apr�s la messe, tous se retrouvent dans le jardin pourl'ap�ritif. Je passe vite dans ma chambre, entoure ma maingauche dans une bande Velpeau, mets mon bras en �charpe etviens me m�ler aux autres dans le jardin.

Une f�te ? Et pourquoi pas un souvenir ? Je vois queM�laine se met � rire sous cape, par contre mon fr�re Marc– the number five –, chirurgien, qui vient d'arriver en moto deson h�pital, � Vannes, s'approche de moi l'air inquiet :

— Salut Bruno, mais qu'est-ce que tu as encore fait ? — Tu n'avais qu'un an, tu ne sais pas, je…Je suis pris de court. � c�t� de nous un homme jeune, un des

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cousins Lemaire, tombe, inanim�. Tous les m�decins s'ap-prochent, avec de moins en moins d'empressement au fur et �mesure que leur groupe s'agglutine : Marc, �lisabeth mafemme, qui est la premi�re � l'avoir vu tomber, et encored'autres… quatorze toubibs, sans compter les param�dicaux,infirmi�res, kin�s et autres orthoptistes. Rien n'y fait. Onappelle le SAMU et un h�licopt�re emporte notre ami �Montpellier. On nous apprend le soir qu'il est sorti d'affaire,cette fois encore.

Quand la carcasse veut vivre ! (Et mon truc a fait long feu.)D�c�d�s en 1968 et 1967, Bon-Papa et Bonne-Maman

n'�taient pas de cette f�te1, cependant tout prouvait leur pr�-sence en ce lieu o� leur foi en Dieu est si bien grav�e qu'ellereste �clatante aux yeux de tous les visiteurs, aujourd'huiencore.

Bon-Papa nous r�p�tait souvent cette maxime de Guillaumed'Orange : � Il n'est pas n�cessaire d'esp�rer pour entreprendreni de r�ussir pour pers�v�rer. � Et c'est dans cette lettre qu'ilpose des questions, � moi comme � tous les siens, ces questionsauxquelles il faudrait que je sache r�pondre. Et m�me sansr�ponse, ne nous encouragent-elles pas ? � Qu'est-ce que laconfiance en Dieu ? Que nous servirait maintenant de d�ses-p�rer pour ce que nous n'avons pas fait. Le tout est de savoir sinous avons voulu faire quelque chose, Dieu, bient�t, sans doutele valorisera. � Et Bonne-Maman qui, � la fin, entendait si malmais qui montrait tellement bien, tellement souvent, la con-fiance qu'elle pla�ait en son mari : � Dans mes longues heuresd'oisivet�, je ne vis que de souvenirs et ils sont bien bons,malgr� les sacrifices que Dieu a permis. �

1 La derni�re et belle occasion que nous avions eue d'une grande f�te avecmes grands-parents Boudet �tait pour leurs noces d'or, en 1956 : chacunavait contribu� au Livre d'or par des dessins et des po�mes. Mes grands-pa-rents Leclerc �taient aussi de la f�te, � Poussan.

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Qui a mal ?

De s�jour hospitalier en s�jour hospitalier, une bonnetrentaine, j'ai pu appr�cier les progr�s accomplis pour soulagerla douleur, tout au moins la douleur physique. Depuis unedizaine d’ann�es le nombre de pompes � morphine disponiblesdans les h�pitaux a �t� multipli� par sept, le rythme d'�qui-pement s'�tant acc�l�r� avec le plan anti-douleur de BernardKouchner en 1998 et la loi Neuwirth de 1999 sur le traitementde la douleur et les soins palliatifs. Sans pompe � morphine,quand l’infirmi�re m’apportait le questionnaire o� il fallaitmettre un chiffre de 1 � 10 sur une �chelle de douleur – jepensais chaque fois � l'�chelle de Richter ! – j’�crivais toujourssoit 2 ou 3, soit 9 : 2 ou 3, pour dire que j’avais mal mais que �apouvait �tre pire, 9 pour signifier que je ne pouvais passupporter plus : � Morphine s’il vous pla�t. � Et 10, aurait-ce�t� : � Appelez un pr�tre �?

J’ai entendu plusieurs fois des malades hurler leur volont�de mourir, quelquefois pendant des nuits enti�res. Quelles�taient leurs notes sur l’�chelle ? Et que voudrait dire la note 5 :� J’ai � moiti� mal, � moiti� pas mal � ?

Avec la pompe, ce n'est pas encore le Club Med, mais…presque, c'est d�j� self-service !

Il reste pourtant beaucoup � faire : le traitement de ladouleur existe-t-il pour les maladies mentales, en particulier laschizophr�nie et le syndrome bipolaire ? Pas d’�chelle dedouleur pour elles, comme si la douleur n’atteignait que la car-casse. Il est vrai que pour le mental, on ne parle pas de douleur,

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mais de souffrance. Pour moi, douleur ou souffrance, c’estpareil, seule la chimie change de nom : morphine d’un c�t�,Solian ou Risperdal, Lithium de l’autre. Pourtant, de la souf-france physique, on peut souvent se plaindre, g�mir, pleurer,hurler, rarement de la souffrance mentale, indicible. La possi-bilit� n'est pas donn�e � ces malades de dire leur souffrance ?Alors comment l'�couter ?

Certes, les blessures et les maladies font partie de la vie,mais le bless�, comme le malade, l'accident� de la vie, ne peut�tre, sinon r�par� ou soign� mais au moins digne et capabled'amour r�ciproque, s'il n'est pas d'abord �cout�.

C'est d'ailleurs d'abord cela que le malade ou le bless� attendde son m�decin : �tre �cout�.

Marc – le chirurgien – est �videmment carcassophobe. Etsans fronti�res ! R�pondant � une petite annonce de l'Amicaledes Alg�riens en Europe, il part � Beja�a – anciennement Bougie –en petite Kabylie, en 1971, peu avant le concours de l'internat.

Interne, il fait son service militaire au Rwanda en 1973-1974, aupr�s de la Mission M�dicale Fran�aise de Ruhengeridont le m�decin chef, excellent chirurgien, lui apprit beaucoup.

Il vient aider l'association Fr�res des Hommes au BurkinaFaso en 1975 et 1981, quand elle manque de chirurgien, dem�me qu'en 1980 � Moroni, aux Comores nouvellementind�pendantes.

Appel� par M�decins sans Fronti�res, il est en �rythr�e en1980, le Front de Lib�ration de l'�rythr�e luttant contre l'arm�e�thiopienne, encore souveraine depuis le d�part des Italiens deMussolini.

C'est de la chirurgie de guerre qu'il fait au Soudan, en 1984,peu de temps apr�s l'ind�pendance. Il part en mission de coop�-ration au Tchad, d'octobre 84 � octobre 85. Les combats, enbrousse, sont men�s par le pr�sident Hissen Habr� contre lesrebelles du sud afin de garder le pouvoir.

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C'est encore de la chirurgie de guerre, une guerre tr�schaude, dans l'Afghanistan de 1989, encore sous protectionsovi�tique mais o� les moudjahidines m�nent contre le pouvoirune gu�rilla meurtri�re.

Il op�re dans les h�pitaux sri-lankais, en 1983, au d�but de laguerre du pouvoir bouddhiste contre les Tigres tamouls, desmusulmans, et encore en 1996, quand les combats avaientredoubl� malgr� les multiples tentatives de m�diation par laNorv�ge.

Et r�parer les bless�s de la temp�te, et des combats de rueavec les armes de la guerre, c'est encore avec M�decins sansFronti�res, en Ha�ti, en septembre 2004.

— Tu sais Bruno, faut pas croire que je suis un h�ros. Desfois, c'�tait la guerre, d'autres fois, c'�tait tranquille, maischaque fois il y avait besoin d'un chirurgien. � Vannes, si je n'y�tais pas, il y en aurait un autre, et souvent je me demandepourquoi j'y reste. Je voulais �tre chirurgien l� o� on a besoind'un chirurgien, vraiment besoin.

C'est vrai que des carcasses, il a d� en voir, ab�m�es par lesballes, les grenades, les mines, les fl�ches, les machettes, lesm�choires de requins, ainsi que par les maladies et les accidentsde tous les jours, les voitures… et les �couter.

�couter les bless�s… Allez, h�ros quand m�me ! Lui au moins, il sait les ouvrir

avec pr�caution, ces carcasses.

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Ma voiture... apr�s

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Tout pour �tre heureux

En 1973, nous attendons un enfant � na�tre d�but septembre,un gar�on. Pendant que sa m�re et G�raldine, 2 ans, sont envacances � Hossegor, dans la villa de mon beau-p�re, je reste �Paris pendant tout le mois d’ao�t afin d’ajouter une chambre �notre appartement, rue Vavin. Il a trois pi�ces, j’en veux quatre.Je casse toutes les cloisons, fais des dizaines de voyages jusqu'�la p�niche pour y porter les gravats, installe un treuil � unefen�tre, hisse au troisi�me �tage et pose les nouvelles cloisonsen placopl�tre, casse une fen�tre et la remplace par deuxfen�tres, recoupe, pose et mastique les verres � vitres, am�nageun couloir pour atteindre la salle de bains sans avoir � traverserles nouvelles chambres, refais les sols, les plafonds, l’�lec-tricit�, les peintures et les papiers peints.

En slip de bain du matin � minuit, tous les jours je bricole.Avant, il n’y avait pas de couloir, maintenant oui, et il fautpouvoir �teindre � un bout du couloir, m�me si on a allum� �l’autre bout, et vice versa. Probl�me nouveau… Je pars d�ner,cette nuit comme chaque nuit, � la terrasse de La Rotonde, maisavec crayon et papier. Le lendemain, je casse deux vieilles car-casses de petits appareillages �lectriques Legrand et fabrique lesyst�me dont j’ai fait le plan. Il fonctionne du premier coup.L’apr�s-midi, retournant � Bricorama pour acheter un outil pourma perceuse, je fais un d�tour par le rayon �lectricit�, juste pourvoir. Je remarque une �tiquette libell�e va-et-vient et pr�teattention au dessin, au dos du blister. � Tiens, on dirait que �aressemble � ce que j’ai fait, mais en plus compact. �

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Je l'ach�te pour voir, l'essaye, et �a marche.— Que je suis con ! On en voit partout, des va-et-vient !Je change pour faire plus propre. L’appartement est termin�

le 1er septembre, elles rentrent d’Hossegor le 3 et S�verin arrivele 5 pendant que je vais voir L’amour l’apr�s-midi au cin�maLe Bonaparte, une semaine avant l'arriv�e de Pinochet enma�tre du Chili, un mois avant la guerre du Kippour.

J’ai ma dose de bricolage pour un moment, �tant de ceuxpour qui il agit comme un m�dicament retard, � lib�rationprolong�e, plusieurs ann�es – ce sera dix ans exactement –,contrairement � d’autres qui dorment avec un marteau et descrochets X sous l’oreiller. J’ai sorti une nouvelle carcasse de cepetit appartement sans ab�mer la mienne et je suis plut�t fier :G�raldine et S�verin ont chacun leur chambre, une joliechambre d'enfant.

S�verin devient un gar�on agr�able, intelligent, travailleur �l’�cole, tr�s sportif – chouchou de Monsieur Garnier, son profde gym champion de trampoline –, gai et m�me souventjoyeux, parfois un peu casse-cou. Se fait-il des amis ? Nous lepensons. Il essaye les louveteaux, une semaine. Alors, l’ayantsouvent vu caresser le ballon rond comme un petit Platini, jel’inscris au PO 1.

Le foot est la principale activit� sportive du PO, rassemblantenviron trois cents joueurs, enfants, adolescents et jeunesadultes. Tous les deux ans, ils montent d'une cat�gorie, passantde poussins � pupilles, puis � minimes, � cadets, � juniors etenfin � seniors. S�verin fait six ann�es, de pupille � cadet.Pendant tout ce temps je fais dirigeant. Chaque samedi apr�s-midi, on r�unit l’�quipe pour pr�parer le match de championnatdu lendemain. Et le dimanche, quatre ou cinq parents et leurvoiture accompagnent les joueurs au stade et les encouragent.1 L'ASCPO (Association Sportive et Culturelle Pitray Ollier), rue d’Assas,

fond�e il y a 110 ans par le P�re de Pitray, vicaire de Saint-Sulpice.

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Nous jouons sur nos terrains de Ch�tenay-Malabry ou sur lestade de l’�quipe adverse, quelque part en r�gion parisienne.

Ce sont six ann�es de bonheur pour S�verin. Lui et ses potesjouent avec ardeur, courage et un vrai sens de l’�quipe, une�quipe progressant presque chaque ann�e, de division en divi-sion. Je fais arbitre de touche. Depuis mon crash en avion en 77et ma chute en 83, je ne cours plus assez vite pour faire arbitrede champ alors que sur la touche je n’ai qu’une demi-longueurde terrain � couvrir, et encore. Mais je suis au premier rangpour encourager nos joueurs :

— Reviens ! �carte ! Renverse ! Avancez ! Attention couver-ture ! Bernard attention, tu es encore hors-jeu !…

Au printemps, nous faisons des tournois r�gionaux ou natio-naux et l’�t� un grand tournoi international, souvent la GothiaCup � G�teborg, avec plus de vingt-cinq pays participants et aumoins cinquante �quipes. S�verin y est invit� trois fois et moideux.

En France, nous faisons souvent le Tournoi des Violettes, �Toulouse. Les �quipes sont accueillies par un des villages parti-cipants et log�es chez ses habitants. Pour nous, c’est le villagede Seysses : � Allez les jaunes ! � (avec l'accent s.v.p.). Devrais liens d’amiti� se sont cr��s au fil des ans entre les jauneset nous, les rouges, entre enfants et entre parents. S�verin, sans�tre un boute-en-train, est appr�ci� par ses co�quipiers – et parla jolie jeune fille de sa famille d'accueil : il a le sens du jeud'�quipe, tient bien la place qu’on lui attribue sur le terrain, leplus souvent lib�ro ou stoppeur. Il monte aussi jusqu’aux filetset marque souvent. Il est retenu chaque ann�e pour les �preuvesde s�lection de Ligue, pour jouer en �quipe r�gionale et apr�s,pourquoi pas, nationale.

S�verin est aussi tr�s bon en ski. Je le mets sur les planches �deux ans, comme sa sœur. D’abord en Auvergne, au Puy deSancy ou au Plomb du Cantal, quand nous habitons en

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Limousin, puis, redevenus parisiens, � Peisey-Nancroix, enTarentaise, o� nous avons le chalet que les parents avaient faitconstruire en 1961. Il part aussi chaque ann�e dans une stationdu Queyras avec Monsieur Garnier et des �l�ves de son �cole etmon ami Paul Caron, son parrain de bapt�me qui dirige la R�giedes Remont�es M�caniques de la station de Serre-Chevalier, l’invitesouvent dans sa famille, pr�s de Brian�on.

Le tennis enfin. J’apprends � jouer au tennis aux deux a�n�s� partir de 1981, quand nous achetons une maison au Brethon,dans l’Allier, en lisi�re de la for�t de Tron�ais.

** *

Mitterrand vient d'�tre �lu pr�sident mais les prix de l'immo-bilier � Paris continuent de flamber. Alors, quittant le Limousino� nous habitions un grand pavillon avec un grand jardin, nousavons pr�f�r�, plut�t qu'acheter un paillasson � Paris, y louer unappartement et acqu�rir une maison de vacances dans uner�gion rurale �loign�e. Je sais combien l'enracinement dans unterroir m'avait apport� de bonheur �tant jeune et je veux donnercette chance � mes enfants, m�me pour les seuls moments devacances. Nous avons donc choisi cette maison, grande et belle,pour lui donner une �me, ce dont nous nous croyions capables.

La For�t de Tron�ais, cette immense et magnifique for�tdomaniale, est qualifi�e de plus belle ch�naie d'Europe. Sonreboisement, voulu par Louis XIV, fut conduit par Colbert pourles bois de la flotte de guerre et de la puissante Compagnie desIndes, bois qu'on acheminait par flottage, par le Cher puis par laLoire, jusqu'aux chantiers du Roi, � Paimboeuf 1, avant-port deNantes.

Le bois servait aussi � compl�ter les fortifications de la c�te1 On ne construit plus de bateaux de guerre en bois mais les ch�nes de la Fo-

r�t de Tron�ais valent maintenant de l'or, ainsi appr�ci�s par les tonnelierspour fabriquer les f�ts des Grands Crus de Bordeaux.

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atlantique qu'on ne qualifiait pas encore de mur. Leur premierr�seau est tr�s ancien et ses modernisations, de Rochefortjusqu'au Cotentin, � terre et sur les �les, se succ�d�rent en semodernisant selon l'origine des menaces ext�rieures, militairesou commerciales, et m�me int�rieures avec les derni�resguerres de religion et le triste coup de main de Soubise en 1625.Il y eut les Espagnols apr�s la m�saventure de l'InvincibleArmada, les Anglais avec le Blocus Continental, les Hollandaispour l'h�g�monie maritime. Elles �volu�rent aussi avec lesprogr�s techniques, ceux des canons surtout. Colbert, puisVauban, furent parmi les pionniers pour l'�dification de ce quideviendra le Mur de l'Atlantique.

� partir de 1939, il y eut bien l'�ph�m�re tentative de cr�erun r�duit breton face � l’avanc�e allemande mais ce fut lad�b�cle et le dispositif ne fut d'aucun secours. Le Mur del'Atlantique, changeant de mains, est non seulement r�utilis� maisrenforc� par de nouveaux chapelets de bunkers et d'a�ro-dromes et par la construction de gigantesques bases sous-marines dont celle de Lorient-Keroman, pay�e, comme lesautres, par les indemnit�s d'occupation.

Le port de Lorient lui-m�me est d�truit par les bombar-dements alli�s de 1943, l'ann�e de ma naissance, au moment leplus intense de la Bataille de l'Atlantique pendant laquelle lePC allemand, commandant les meutes de sous-marins, est juste-ment install� � Lorient. Et Sartre publie L'�tre et le n�ant.

** *

Papa, sorti de l'X dans le corps du G�nie Maritime, est doncofficier de Marine et affect� au port de Lorient depuis 1941.Pensant que les bateaux non encore r�duits � carcasses, et doncr�parables, �taient certainement rares, je lui ai souvent demand�ce qu'il faisait de ses journ�es. Sa seule r�ponse �tait toujours :� mon m�tier. �

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Mais de m�tier il pr�f�re en changer en janvier 1943. Lesbombardements de Lorient s'intensifiant et sa femme venant delui annoncer un second, Papa et Maman viennent s’installerplace P�reire � Paris, avec Jean.

Papa entre � la SNCF.

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Plong�e en apn�e

S�verin d�croche en classe de seconde, au Lyc�e Montaigne.Il s�che des cours et passe du temps au caf� � jouer au flipper.Pour l’en sortir, nous sommes aid�s par Paul et Armelle Caronqui l’accueillent chez eux comme leur fils, dans un petithameau de trois feux perch� au dessus de Brian�on. Il passedeux ans au lyc�e de Brian�on et obtient son bac scientifique, �la limite de la mention. Il continue aussi de s'am�liorer en ski,accompagnant les meilleurs, des gar�ons des �quipes locales our�gionales. Il passe aussi son permis de conduire et se remet aubillard, fran�ais maintenant, jouant r�guli�rement avec unofficier de la garnison de chasseurs alpins.

Revenu � Paris, il habite chez mon fr�re Matthieu – thenumber seven. Mari� depuis peu, Matthieu vient d’acheter unegrande maison � Clamart, pr�s de chez nous, et a une chambredisponible. S�verin pr�pare un DEUG de Sciences � Orsay et�choue. Il demande � quitter Paris pour aller dans le midi ets’inscrire en DEUG de psycho. Apr�s avoir beaucoup h�sit�nous l’inscrivons � Toulouse, ville o� je pense qu'en cas debesoin des membres de ma famille, nombreux l�-bas, peuventlui venir en aide.

Nouvel �chec : naufrage, mais sans canot de survie, plong�e enapn�e dans le n�ant. Pourtant, au cours du premier trimestre, sam�re et G�raldine avaient fait le voyage � Toulouse et n’avaientrien remarqu� d’anormal : S�verin �tait correctement log�, lafac l’int�ressait… ou il faisait semblant, sa vieille Opel Corsamarchait…

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Un vendredi matin de mai 1995, vers 10 heures, le directeurde l’agence BNP de Clamart o� S�verin et moi avons noscomptes m’appelle � mon bureau :

— Monsieur Leclerc, je suis tr�s ennuy�, votre fils vientd’appeler et nous menace de nous tuer tous. Si vous savez quoifaire, faites-le vite, sinon je dois appeler la police.

— S�verin n’est pas violent, il ne se passera rien, je m’enoccupe tout de suite, ne vous inqui�tez pas.

Je saute dans ma Twingo et fais Clamart – Toulouse � centsoixante, par l'autoroute et Bordeaux. En cherchant un peu, jefinis par trouver son adresse, dans le quartier du Mirail, nonloin de la facult�. Volets clos. Il est presque 17 heures. Je sonneplusieurs fois en appelant � c’est Papa, ouvre moi ! �. Il finitpar ouvrir. Lumi�res �teintes, odeur douteuse, cadavres debouteilles, d�sordre indescriptible, mais linge propre suspenduau dessus de la baignoire. On s’embrasse.

— Qu’est-ce que tu viens faire ?— Te voir, te dire bonjour, voir comment �a va, je n’�tais

encore jamais venu te voir. Comment vas-tu ?— Bien, bon, �a pourrait �tre mieux mais �a va.— Et ta voiture, elle marche encore ?— Oui, mais en ce moment je la laisse, je crois qu’il y a un

petit souci dans le moteur. — �a fait longtemps ?— Non, mais j’�tais � Cannes pour le festival et j’ai eu un

probl�me au retour.— Quoi, Cannes, qu’est-ce que tu avais � faire au festival de

Cannes ?— Bon, je n’avais plus d’argent parce que le distributeur

avait aval� ma carte, et l’agence ne voulait pas reconna�tre quec’�tait pas ma faute.

— Alors ?— Alors j’�tais en panne s�che et je suis rest� la nuit au bord

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de la route. Je dormais dans la voiture quand la police m’acontr�l�. Ils m’ont mis un PV, mais je ne pouvais plus partir.

— Et alors ?— J’ai fait la manche � Cannes et j’ai pu remettre de

l’essence pour rentrer ici.— Et la carte ?— J’ai t�l�phon� � la BNP pour qu’ils se magnent le cul,

c’est des enfoir�s.— Et tu manges comment ? Et ton loyer ?— J’ai un pote pas loin avec qui je joue sur le stade en face.

Il me file un peu de bl�. Au fait Papa, tu pourrais m’avancer unpeu d’argent pour acheter un ballon ?

— Oui, bien s�r, mais ton loyer ?— Ah, je t’avais pas dit, le proprio est un mec sympa. Il

conna�t bien Papet, c’est avec lui qu’il a fait une randonn�e enLaponie. Il m’a dit qu’il �tait pas press�.

— T'es un peu con quand m�me, t'aurais pu rester chez toi,regarder la t�l�, lire, faire du sport, mais bon, tu veux qu’onaille d�ner en ville ? Je connais deux ou trois restaus sympaspr�s du Capitole.

— Oui, je veux bien, merci.— Si t’es d’accord, je resterai dormir ici ce soir, j’ai pas

envie de refaire la route tout de suite.— Oui, tu prendras le canap�, moi je mettrai une couette par

terre.— Bon, merci, on y va ?Au restaurant, S�verin rattrape les repas saut�s. Je tente une

question sur ce coup de fil mena�ant � la BNP. S�verin me ditn’avoir eu � aucun moment l’intention ferme de venir � Parismais sa col�re �tant immense, l’id�e lui avait travers� l’esprit.Je crois qu’il n’a pas support� de ne pas avoir d’argumentspropres � r�gler � l’amiable son histoire de carte de cr�ditaval�e.

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Nous rentrons chez lui. Couch�, lumi�re �teinte, je pense aulendemain : il faut que S�verin quitte ce studio au plus vite. Ilest certain qu’il a touch� � la drogue. Et il boit.

Au lever, S�verin pr�pare du caf�. Je lui propose de l’argentpour le ballon et aussi pour remplacer ses chaussures de sport.Je fais un ch�que pour son propri�taire et lui promets deremettre les compteurs � z�ro avec la banque. Et nous parlonsde la suite.

— Laisse tomber pour le ballon et les chaussures. De toutesfa�ons je me tire. Rien � foutre de la fac. J’y vais jamais � la fac.

— Bon, O.K., alors il ne te reste plus qu’� te pr�senter �l’arm�e, tu n’auras plus de sursis.

— De toutes fa�ons, c'est ce que je voulais faire.— Tu veux devancer l'appel ? Apr�s tout, �a te laissera le

choix entre Arm�e de Terre, Marine et Arm�e de l'Air, sauf qu'ily certainement une visite m�dicale, enfin on verra.

— Moi, c'est dans le G�nie que je voudrais aller. Le colo, �Brian�on, m'en avait parl�. Pour conduire des engins c'est quoi,c'est l'Arm�e de Terre ?

— Oui en principe. Pourquoi pas, et puis s'ils te gardent,militaire, c'est pas plus con qu'autre chose, c'est m�me souventint�ressant. Tu n'as qu'� aller d�s lundi � la gendarmerie la plusproche et tu leur expliques ton cas, en leur parlant du G�nie.

Nous chargeons la Twingo de tout ce qui peut d�barrasser lestudio, passons un coup de balai, jetons les sacs de poubelle etles cadavres et je laisse S�verin pour reprendre la route, tran-quillement cette fois, par Cahors, Brive et Limoges.

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Une deux, une deux...

S�verin est admis pour la pr�paration militaire au 31�me R�gi-ment du G�nie, � Castelsarrasin, et y passe les mois de juillet etao�t 1995. Il obtient le brevet mais est recal� au permis poidslourds, le seul recal� dans ce groupe de quarante sapeurs.

Il dit que ce jour-l�, au volant, il �tait ailleurs et n'�coutaitpas ce que l'adjudant lui disait. En fait, c'est toute la p�riodequ'il v�cut mal. Ne se faisant aucun ami, il se sentait exclu,s'amusait � chambrer quelquefois le lieutenant – pourtant il letrouvait plut�t sympa –, se faisait rappeler � l'ordre pendant lescours, o� il semblait inattentif, avait des mots avec l'adjudant etne trouvait de r�confort qu'aupr�s du colonel qui cherchait � leconsoler de son �chec au permis. La seule activit� dans laquelleil se souvient avoir �t� bon, c'est au FAMAS.

Il est donc attendu au fort de Vincennes au mois denovembre 1995 pour �tre incorpor� dans une autre unit�.

� Paris, il s'installe chez sa m�re, dans la 14�me arron-dissement, fermement oppos� � un retour � l'arm�e. Nous d�ci-dons de l'envoyer consulter une amie psychiatre en vue de lefaire exempter. Et il l'est, au vu de ce certificat :

CERTIFICAT M�DICAL

Je soussign�e, Docteur B., certifie avoir examin�ce jour S�verin LECLERC DU SABLON, �g� de 22 ans.Il pr�sente un �tat d�pressif dont le d�but semble

remonter � la fin de l'ann�e 1993.

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Second d'une fratrie de trois, � la suite de las�paration de ses parents (p�re tr�s brillant ayantfait l'�cole Normale Sup�rieure, m�re licenci�e dephilosophie ayant d� prendre un emploi de secr�taire� ce moment-l�), il part redoubler sa premi�re �Brian�on, accueilli dans le milieu familial de sonparrain. Il y passe un baccalaur�at C, s'y sent bien,pouvant en particulier s'investir dans le sport, plussp�cialement le ski.Au cours de sa scolarit�, il a toujours eu une

bonne int�gration, tant scolaire que dans diff�rentsclubs sportifs, sans pour autant avoir des liensv�ritables d'amiti�.Apr�s son bac il revient en r�gion parisienne pour

faire un DEUG de maths-physique. Il r�ussit sapremi�re ann�e. Mais la seconde ann�e, il commence �d�sinvestir la facult�. Depuis l'ann�e pr�c�dente, ilhabite seul dans un studio, il ne pratique plus aucunsport. Il a le sentiment d'un blocage. Il passe alorsde nombreuses heures inactif, "avachi sur soncanap�", selon ses dires.Apr�s un �chec, il d�cide de commencer un DEUG de

psychologie � Toulouse, ville o� il n'a aucuneattache, "je voulais recommencer � z�ro". Tr�s vited��u, il arr�te d'aller au cours au bout de troismois et passe de nombreuses heures chez lui devant lat�l�vision, ne voyant personne. Il dit lui-m�mes'�tre r�fugi� dans un monde imaginaire. Une nouvellefois il laisse tomber cette orientation et revient enr�gion parisienne o� sont ses parents.Ces deux derni�res ann�es il a ressenti une

tension interne importante, ayant l'impressionparfois d'�tre � la limite de l'explosion violente.

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Il envisage alors de faire son service militaire etil fait sa pr�paration militaire en juillet 95. Bienqu'il se sente tendu au cours de celle-ci, il ditlui-m�me avoir fait l'effort de se ma�triser et de secontenir du fait de la dur�e limit�e dans le temps.Ainsi ce jeune homme de 22 ans me para�t pr�senter

un �tat d�pressif �voluant depuis deux ans avecdifficult�s � s'investir tant dans les activit�sintellectuelles que dans les relations sociales. Surle plan de la personnalit�, il se d�crit lui-m�mecomme ayant toujours �t� introverti, ayant eu descopains mais n'ayant jamais pu avoir de v�ritableami, ni de relation suivie avec une amie.Compte tenu de sa personnalit� et de son �tat

actuel, l'int�gration dans un milieu institutionnelcomme l'Arm�e para�t probl�matique avec un risque depassage � l'acte et de d�compensation.

S…, le 24 octobre 1995 Docteur B.

Il trouve assez vite un travail de surveillant dans un mus�ede la Ville de Paris mais est remerci� au bout d'une semaine �cause de sa conduite : fumer sur la pas de la porte, s’asseoir surun tabouret r�serv� aux visiteurs, oublier sa cravate…

En m�me temps sa voiture rend l'�me. Casse d'Arpajon.

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Au travail !

Apr�s une nouvelle recherche d’emploi infructueuse, jed�cide de cr�er pour lui un job de coursier. Mon entrepriseT�L�TAM �tant une soci�t� en commandite, je suis aussidirecteur et principal actionnaire de la soci�t� commanditaireBLS. Je cr�e donc ce poste au sein de BLS et peux escompter lachalandise des entreprises clientes de T�L�TAM et situ�es �Paris et en banlieue. Je compte surtout sur le CRIDON, orga-nisme regroupant les offices notariaux de la r�gion parisienne etdont le directeur est dans les meilleures dispositions avec moidepuis que j'ai install� dans ses bureaux un serveur vocal pourl'assistance des notaires. Je m’ouvre aupr�s de lui de la situ-ation de S�verin, ach�te une mobylette et les courses peuventcommencer.

� peine deux mois plus tard, les embrouilles apparaissentdans la distribution des plis : erreurs de destination, retards…et,pour couronner le tout, vol de la mobylette. Le CRIDON estoblig� d’abandonner et les autres clients ne font qu’un tropmaigre compl�ment. Pour le coursier, c'est fini.

S�verin vient souvent prendre ses repas � la maison,quelquefois en pr�sence de sa sœur ou de son fr�re ou des deux� la fois. Parfois aussi avec des enfants d’�lisabeth .

Un dimanche, pendant le d�jeuner o� presque tous lesenfants �taient l�, S�verin, qui �tait assis dos � la fen�tre, seretourne brusquement et dit d’une voix forte :

— T’as pas fini de m’emmerder ? Ivan se l�ve et se rapproche de S�verin :

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— Mais qu’est-ce qui te prend ? �a va pas ! Tu vois bienqu’il n’y a personne derri�re toi, arr�te tes conneries !

— Rien, rien, t’occupe, laisse b�ton.La sc�ne, aussi p�nible qu’elle fut, eut au moins un m�rite :

tous comprirent que S�verin �tait malade. Sauf sa m�re �vi-demment, qui ne venait pas chez nous. Je lui racontai l'histoirepar t�l�phone et lui annon�ai que je viendrais chercher S�verinpour l'accompagner � une consultation de psychiatrie, en urgence.

Dans la fratrie de S�verin, que sa sœur G�raldine – un an deplus – et son fr�re Ivan – six ans de moins – aient touch� dudoigt une des principales manifestations de la maladie deS�verin �tait providentiel et m’enlevait une grosse �pine dupied, celle d'avoir � leur annoncer cet �tat de chose, nouveaupour eux. L�, l’introduction �tait magistralement r�ussie.

Je me rends le mardi 13 f�vrier 1996 chez sa m�re. Il est huitheures et S�verin dort encore.

J’imagine ce qu’elle peut penser : son fr�re a�n� �tait tomb�malade, schizophr�ne, quand il �tait en kh�gne, donc au m�me�ge que S�verin, et d�c�dait vers l’�ge de quarante ans. Jel’avais connu, mais seulement malade et hospitalis�. Son p�regardait secr�tement toutes les informations sur son �tat de sant�et nous n’en apprenions que des bribes, y compris sur lescauses et les conditions de sa mort. De l� � ce que…

Mais j’esp�re qu’elle se souvient aussi des diff�rences : sonfr�re �tait un passionn� de lecture. � Sainte-Anne o� il restalongtemps, sa chambre �tait remplie de livres, en fran�ais et enallemand. S�verin lit parfois l’�quipe.

Et il �tait aussi violent, souvent : quand il venait d�ner cheznous, je pr�parais le mat�riel n�cessaire pour le ma�triser,l’attacher m�me. Il avait montr� plusieurs fois sa propension �la violence, par exemple lors d’un transport en taxi, quand ildonna un coup de couteau dans le ventre de son p�re… S�verinne donne jamais de coup et s’il en re�oit un, ne le rend pas.

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S�verin prend sa douche – une demi-heure –, s’habille et medemande pourquoi je suis venu :

— Nous partons � l’h�pital.— Ah bon, mais pourquoi ?— Pour voir un m�decin.— Mais pourquoi un m�decin, j'ai pas besoin d'un m�decin !— Si, tu sais bien que �a ne va pas, allez viens !— Mais �a va, �a va, �a va !Je coupe court, le prends par le bras et nous partons �

l’h�pital de la Cit� Universitaire, aux urgences de psychiatrie. Ilest neuf heures. Une infirmi�re nous accueille.

— C’est pour quoi ? — Pour lui.— Vous avez rendez-vous ?— Non, mais c’est pour une urgence.— Patientez, je vais voir si quelqu’un peut vous recevoir.Une heure passe. Un m�decin nous fait entrer dans un

bureau, puis un autre vient aussi.— Vous avez quel �ge ? S�verin ne r�pondant pas, je dis :— Vingt-deux ans.— C’est votre fils ?— Oui.— Ici, on ne prend que les jeunes mineurs. Il faut que vous

alliez au centre de votre domicile.— C’est � quelle adresse pour le quatorzi�me ?— Il y en a plusieurs, renseignez-vous, ils ne sont pas tous

ouverts le m�me jour, mais faites-le, c’est important.— Merci messieurs.Je suis bien avanc� : c'est important, mais pas d'adresse !

Nous repartons. Je conduis jusqu’� Sainte-Anne sans pr�ciserde destination � S�verin. � l’entr�e on m’indique le CPOA 1.1 Centre Psychiatrique d'Orientation et d'Accueil.

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Vaste hall, lugubre, mal �clair�. Un m�decin nous fait asseoirdevant une petite table, en pleine salle. �change bref : d’o�nous venons, pourquoi, qui je suis, et S�verin…

— Je voudrais parler seul � seul avec S�verin.— Je pourrais vous voir apr�s ?— Si vous voulez.Une demi-heure se passe. Le m�decin me fait appeler.

S�verin sort.— Nous allons garder S�verin, c’est tr�s important qu’il

reste ici. Mais pour cela nous avons besoin de votre signature.— S’il vous pla�t Docteur, expliquez-vous. Je suis venu ici

pour consulter, pour savoir comment agir compte tenu destroubles que nous avons observ�s, pas venu pour qu’onl’enferme.

— Je sais Monsieur, mais votre fils est en danger. Nousdevons le soigner et pour �a le garder. Et la loi nous oblige �avoir votre accord.

— Ah bon, dans ce cas, montrez-moi ce qu’il faut signer.— En fait, vous devez recopier de votre main tout ce texte,

ici, et le signer. C’est une hospitalisation sur demande d’untiers. Tenez, voici un papier, prenez votre temps.

Je suis en sueur, j’ai peur et je tremble. S�verin en danger. Jemets un quart d’heure pour venir � bout des dix ou douze lignesque je signe maladroitement, comme jamais j’avais sign�.

Deux malabars sont d�j� l�, le prenant chacun par un bras.Nous sortons, traversons la cour, puis encore une cour, passonsdevant des pavillons et nous arr�tons devant l’un d’eux. Onnous ouvre la porte de l’int�rieur. Un �tage, une infirmi�re nousattend. Elle demande � S�verin de vider ses poches.

— Les cigarettes aussi ?— Non, les cigarettes vous pouvez les garder, mais vous ne

fumez pas dans la chambre, il y a une pi�ce pour �a. D�faitesaussi votre ceinture et vos lacets.

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— Ah ?— Et moi, est-ce que je dois attendre ?— C’est tout pour vous Monsieur, vous pouvez partir.— D’accord, mais pour savoir, pour les visites, et qui va

s’occuper de S�verin ?— Je ne peux pas encore vous dire, il faudra t�l�phoner cet

apr�s-midi ou demain.— Bon.J’embrasse S�verin et lui souhaite bon courage. Les mala-

bars le conduisent vers un couloir en le tenant encore chacunpar un bras. Sorti du pavillon, j’appelle sa m�re et lui raconte.J’aper�ois une caf�t�ria au milieu du jardin.

— Pourvu qu’on permette � S�verin d’y aller ! J’ai d�j� mal � S�verin.

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Toc-Toques, nouvelle chance ?

S�verin resta six semaines � Sainte-Anne. Sa m�re et moialternions les visites. � sa sortie, il vient s'installer � la maison.

Depuis que son travail de coursier avait commenc� et medoutant qu'il ferait long feu, j’avais �labor� un plan B, encoresous couvert de la soci�t� BLS mais plus novateur, et les sixsemaines d'hospitalisation m'avaient laiss� du temps pour lepeaufiner : Toc-Toques. D'autres que S�verin �taient pr�ts �s'investir sur ce projet – une premi�re1 – mais je lui r�servais lapriorit�. Et l'id�e lui plut. Conduire.

Toc-Toques, comme le nom l’indique, est un service delivraison de repas � domicile. J’ai d�pos� la marque et le logo �l’INPI. Il s’agit de livrer des plats que j’ai go�t�s et s�lectionn�sdans six restaurants de qualit� et de sp�cialit�s diverses et situ�s� Clamart : un fran�ais traditionnel, un italien, un marocain, unindien, un chinois et un arm�nien. J’ai n�goci� avec les restau-rants et obtenu une remise de 30% sur le prix hors taxe de lacarte, donc apr�s d�duction de la TVA � 20,60%. Je ne paye laTVA qu’au taux r�duit des plats � emporter soit 5,5%, et jevends les plats au prix affich� au restaurant, TVA � 5,5%r�cup�rable comprise. En �change, chaque restaurant b�n�ficiede l’exclusivit� du service pour sa sp�cialit� et de la mention deses nom, adresse et t�l�phone dans la brochure Toc-Toques. La1 Le principe commercial et financier de Toc-Toques sera souvent imit� par la

suite, parfois partiellement, quelquefois aussi tr�s exactement. Il pourrafonctionner tant qu'il existera une forte diff�rence entre la TVA des platsservis sur place et la TVA des plats � emporter.

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marge brute, 46,80%, est correcte. J’obtiens aussi du boulangerqu’il fabrique trois baguettes tous les soirs, mais cuites apr�savoir �t� coup�es en six, et qu’il me fasse ces dix-huit petitspains au prix des trois baguettes. Je vais chez METRO acheterdes cocas, des Badoit et des Contrex, tous en petites bouteilles,ainsi que des couverts en plastique, des serviettes et sets detable en papier et deux containers en plastique isolant pour leslivraisons. Je fais imprimer deux mille brochures avec la cartedes sp�cialit�s et plats Toc-Toques par l’imprimeur deT�L�TAM qui me consent la remise habituelle, habille S�verinavec un blaser marine, deux chemises blanches, un jean fonc�,des Sebago noires et mets � sa disposition, chaque soir, laTwingo commerciale jaune et l'un des bi-bop de T�L�TAM. Jefais aussi imprimer sur la brochure le num�ro d’une bo�tevocale de T�L�TAM au nom de Toc-Toques, capable derecevoir des messages 24H/24 et interrogeable du bi-bop.Enfin, avant la distribution des brochures dans les bo�tes �lettres, j’inscris S�verin � un stage de formation � Excel dansune soci�t� de formation agr��e dirig�e par un de mes amis, �Bourg-la-Reine. Ainsi, apr�s les courses, S�verin saura comp-l�ter le tableur des comptes du jour sur le Macintosh de lamaison. Le stage est pris en charge par la taxe d'apprentissageacquitt�e par BLS.

J’obtiens aussi de l’ANPE l’aide au premier emploi d’unjeune, mais non sans difficult�s : � Mais vous n'y pensez pasMonsieur, c’est votre fils ! � Inou� !

S�verin va chercher les petits pains � 18 heures 30 et livre lesoir de 19 heures � 22 heures, tous les jours sauf les lundis etmardis.

D�but avril, les brochures une fois distribu�es dans plusieursquartiers de Clamart, les appels commencent, d�montrant viteque Toc-Toques occupe une niche commerciale nouvelle etoriginale, innovatrice. Pendant trois mois S�verin livre entre dix

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et vingt repas chaque soir et �lisabeth ou moi ne devons leremplacer que deux ou trois fois, pour des motifs divers etrelativement justifi�s.

Je suis amen� � interrompre les relations avec le restaurateurfran�ais qui triche sur la marchandise et fr�le le conflit avec lechinois : une cliente, habitu�e � voir arriver S�verin et la voi-ture jaune qui est alors la seule Twingo jaune de Clamart,appelle un soir pour dire son regret que le livreur ait chang�.Elle commandait toujours chinois mais menace d’abandonner, leservice devenant n�glig�.

Je pars imm�diatement chez ce restaurateur qui n’attendm�me pas un mot de moi pour s’excuser, promettre qu’il nerecommencerait plus et �tablir sur le champ un ch�que pour leprix des livraisons perdues.

On ne fait pas de b�n�fice, mais la tr�sorerie est saine et laclient�le fid�le, toujours en l�ger accroissement. Est-ce superflude dire que si �lisabeth et moi invitions des enfants et des amis� d�ner, nous faisions Toc-Toques ? D�j�, on me demande deslicences et j’en conc�de une � un Toulousain pour cinq millefrancs. Tout est mieux que rembours� et S�verin pay� mieuxque le SMIC. Pour p�renniser l'affaire, il faut tenir jusqu’enjuillet et n'arr�ter qu'en ao�t pour repartir d�s la rentr�e. Maisen juin les choses tournent mal. S�verin s'absente presque tousles soirs, sans m�me pr�venir, et je dois le remplacer. Je faisd�j� dix � douze heures par jour � T�L�TAM et quatre heuresde travail en plus, dont les week-ends, c'est trop. Je fais un mot� tous les clients pour leur annoncer la fermeture momen-tan�e de Toc-Toques en juillet et ao�t.

Regrets.

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Et puis tocs

S�verin passe une partie de l'�t� � Hossegor, chez son grand-p�re, et quelques jours avec nous, � Saint-Georges-de-Didonnepr�s de Royan. Je l'emm�ne presque tous les jours au golf deRoyan o� il commence � taper des balles. Puis il faut organiserla rentr�e. Mais d�s son retour il est clair que S�verin n'est pasen �tat de red�marrer avec Toc-Toques, nonobstant les encou-ragements des restaurateurs.

Apr�s sa sortie de l’h�pital Sainte-Anne, son dossier m�dicalavait �t� transmis � un centre m�dico-psychologique du 14�me

arrondissement o� S�verin s'�tait rendu deux ou trois fois. Puisle dossier avait �t� transf�r� au CMP de Clamart, � l'attentiondu Docteur X. S�verin a bien eu un rendez-vous avec lui maisne s’est vu proposer ni autre rendez-vous, ni ordonnance, nilettre pour un confr�re, rien.

�lisabeth prend alors contact avec le Docteur Y., psychiatre� Clamart. Elle le conna�t indirectement et en a entendu dire dubien. Nous nous rendons tous les trois au premier rendez-vous,d�but septembre 1996. Le Docteur Y. met S�verin en cong� demaladie puis S�verin continue de le voir, chaque mois.

Quand il n'est pas � Paris, au cin�ma, il passe son temps aulit ou devant la t�l�vision. Nous voyons bien qu'il r�duit etm�me abandonne ses prises de m�dicaments : il d�lire de plusen plus, entend des sons et des paroles imaginaires, est soumis �des tocs1 vari�s et de plus en plus fr�quents, tient des propos1 Troubles obsessionnels et compulsifs, fr�quents chez les schyzphr�nes :

se laver les mains 100 fois par jour, par exemple...

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interminables qui ne sont pour nous que des salades de mots,d'astrophysique, de psychologie, des m�langes de n'importequoi d'astrophysique avec n'importe quoi de psychologie… Decoh�rent, il lui reste encore les commentaires et les critiquesdes nombreux films qu'il va voir.

Le mal-�tre est �vident, il faut qu’il retourne en maison de sant�.Le Docteur Y. propose de le prendre en charge dans sa

clinique. S�verin refusant, je l'y conduis de force en janvier1997, me faisant aider par mon fr�re Luc – the number nine.

Arriv� � la clinique, S�verin comprend, l’exp�rience aidant,que c’est mieux pour lui de se d�clarer volontaire plut�t qued’�tre une nouvelle fois plac� sous contrainte. �a l’autorise �demander de sortir d�s qu’il le voudra. De fait, le volontariat estefficace : S�verin aurait pu ne rester qu’une semaine, il pr�f�rerester huit jours de plus.

Papa va de plus en plus mal. Il �tait devenu parkinsonien et,sa situation semblant s'aggraver, nous devons le faire hospi-taliser, au mois de mai, � l'h�pital L�opold Bellan. Et l'on adiagnostiqu� un m�lanome chez le papa d'�lisabeth.

Depuis le s�jour � Royan, je pressens que S�verin pourraitam�liorer sa technique au golf et aimer ce sport. Aussi je l'ac-compagne le plus souvent possible au Golf de Saint-Aubin,pr�s du CEA de Saclay, et il y fait de rapides progr�s, acqu�rantune assez bonne technique golfique.

Apr�s mon crash en avion, en 1977, et ma chute de 1983, legolf m'avait sembl� �tre un sport o�, malgr� les handicapsphysiques, je pouvais encore esp�rer prendre du plaisir et peut-�tre obtenir des performances acceptables. Je m'y �tais mis en1991, en commen�ant par un stage d'une semaine au ClubM�diterran�e, � Pompadour. Et puis j'ai continu�, profitant desmoments, devenus heureusement nombreux, o� les ordinateurs deT�L�TAM n'avaient besoin ni de mise � jour ni d'entretien.

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Gardant le plus souvent mon sac de golf dans le coffre de lavoiture, j'ai pu jouer sur un grand nombre de parcours de golfun peu partout en France et tr�s r�guli�rement sur celui deSaint-Aubin o� je suis rest� abonn� pendant huit ans. J'avaisdonc acquis un classement honorable, me rendant capable detransmettre � S�verin les gestes fondamentaux.

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Laisser du temps au temps

Au printemps 1997, BLS est amen�e � racheter T�L�TAM,l'actionnaire de r�f�rence s'�tant d�sengag� au moment de safusion avec son principal concurrent. Et aussit�t je suis conduit� intenter un proc�s en contrefa�on contre CEGETEL, filiale dela G�n�rale des Eaux, au motif qu'elle commence � exploiter unservice de communication – un pager – sous la marque TAMTAM, marque que j'avais d�pos�e. En octobre, je demande �rencontrer le pr�sident de la CGE, Jean-Marie Messier, et luiexplique la situation catastrophique dans laquelle son �quipe esten train de faire plonger ma petite entreprise. Peine perdue. Vu lenombre d'avocats mobilis�s contre moi et mon conseil, je suisbel et bien en train de perdre ce proc�s et la somme requise parCEGETEL va mettre T�L�TAM en cessation de paiement. Jedois m'appr�ter � d�poser le bilan et commencer par licencier lepersonnel : un ing�nieur, une secr�taire et S�verin. C'est chosefaite en f�vrier 1998.

Sachant que je serai sans doute quelque temps sans travail,je dois aussi fermer l'association Clamart Voisins Services(CVS) dont je suis pr�sident et dont G�raldine est employ�e �mi-temps. J'avais fond� CVS en mai 1995 et l'avais fait agr�er,non sans mal, comme Association de Services aux Personnespar la Pr�fecture des Hauts-de-Seine. Cette initiative faisaitsuite � un long travail de pr�paration dans une commissionr�unie par le sous-pr�fet d'Antony. Elle entrait aussi dans lechamp d'int�r�t de mon nouvel actionnaire, leader fran�ais dutravail temporaire. Les conclusions de cette commission furent

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largement reprises dans le rapport du Conseil �conomique etSocial en ses s�ances des 9 et 10 juin 1996 sur le D�velop-pement des Services de Proximit�. Il y �tait soulign�, entreautres, que � les d�veloppements des nouvelles technologies del'information trouvent naturellement ici un champ d'�lection etpeuvent puissamment contribuer � l'efficacit� du service. �C'�tait bien l'une des id�es que j'avais r�ussi � faire partager,mais les services de la pr�fecture imaginaient mal que le PDGd'une entreprise d'informatique, de sexe masculin de surcro�t,puisse animer avec succ�s un tel projet sans qu'il y ait un loupquelque part. En d�finitive CVS fut une des toutes premi�resassociations de ce type � �tre agr��e dans le d�partement desHauts-de-Seine. Mais elle ne boucle pas son budget. Lesfamilles, malgr� le b�n�fice fiscal attendu, acceptent mal depayer le service rendu plus cher que le prix payable � l'employ�de maison. Et de plus en plus nombreuses sont celles quiutilisent le nouveau Ch�que Emploi Service. Je suis contraint decompl�ter de ma poche, largement, et sans un travail correc-tement r�mun�r�, il me sera impossible de continuer decombler les pertes. Je dois donc aussi licencier G�raldine, maisG�raldine a d'autres cordes � son arc et n'est pas contrari�eoutre mesure.

La liquidation est prononc�e par le Tribunal de Commercede Nanterre au d�but du mois de mars. Aucune faute n'�tantretenue contre moi, je peux rebondir : facile ! Rebondissez !C'est �crit partout !

L'ANPE ne veut pas prendre ma demande d'allocationch�mage :

— Enfin Monsieur, vous �tiez dirigeant d'entreprise ! Comme si je n'avais pas pay� de cotisation !Je n'imagine aucun emploi salari� : quelle entreprise repren-

drait un cadre de cinquante-cinq ans ? Demander un renvoid'ascenseur au directeur financier de l'entreprise de travail

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temporaire qui avait exig�, � chaque fois qu'il apportait ducapital � T�L�TAM, que je le remercie par un assez grosch�que destin� � financer sa petite affaire personnelle ? Inutiled'y compter. Exiger un remboursement du pr�t fait � l'hommequi m'avait aid� d�velopper l'architecture informatique de laPRV, lui permettant de finir de payer sa maison du Minervois etde s'y installer, avec sa compagne, comme viticulteur ? �asemble encore beaucoup trop t�t. Me remettre � mon compte entravailleur ind�pendant ? � r�fl�chir. Je me donne un mois, untemps suffisant, j'imagine, pour dig�rer cet �chec.

Le jardin n'a pas �t� entretenu pendant plus de vingt ans. Sije m'y mettais ? Les forsythias sont orn�s de leur floraisonjaune d’or et les grandes fleurs velout�es, blanches et un peuros�es du magnolia de Chine s’ouvrent par centaines et dis-pensent leur d�licat parfum sur la terrasse sans que la moindrefeuille ne vienne encore l'absorber. Le gazon aussi se r�veilleaux endroits qui n'ont pas �t� envahis par le lierre. Ce projet metente : jardiner. Mais il faut tout nettoyer, m'�quiper, retournerla terre, dessiner et composer le jardin, acheter des graines etdes plants et, pourquoi pas, r�server un espace potager au fonddu jardin. Y mettre aussi une serre ? Dans six cents m�trescarr�s, il y a la place. Et surtout il me faudra tout apprendre enhorticulture. � Que n'ai-je fait l'�cole Sup�rieure d'Horticulturede Versailles ? �

Un jardin � Clamart ne peut pas �tre seulement une vigne ouun champ de ma�s. Encore que, une vigne ? J'y mettrais desraisins que je connais, des vari�t�s pr�coces, Chasselas deFontainebleau, Sultanine, et des plus tardives, des muscats deHambourg…

Commen�ons par le plus facile : il faut tondre le gazon pourd�gager les pieds des quelques massifs de fleurs qui subsistent.Je fais l’investissement d’une tondeuse � main, un petit appareil� deux lames en forme de mains superpos�es qui se croisent en

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glissant l’une sur l’autre � haute cadence. L’appareil est l�ger etfonctionne sur batterie rechargeable. De la main gauche, onsoul�ve les tiges des plantes et des arbustes pour enfoncer latondeuse avec la main droite au plus pr�s des pieds. Mais si lamain gauche se m�lange au gazon, la main droite ne fait pas ladiff�rence. Deux doigts de la main gauche sont donc tranch�s.Tranch�s deux fois car les lames font l’aller et le retour.�lisabeth a tout ce qu’il faut dans son armoire � pharmacie, ycompris le vaccin anti-t�tanique. B�tadine, pansement… et jepeux encore �crire, conduire et travailler sur l’ordinateur et parinternet : plus de peur que de mal.

L'ayant inform� de ma situation, devenue pr�caire, mon amiDominique Aubert me propose un contrat de quelques mois :�tudier la mise en place d'une cellule de veille concurrentielleau sein de son entreprise, un laboratoire pharmaceutique multi-national. Ce sujet m'int�resse car il me r�introduit au cœur dupassionnant domaine de l'intelligence �conomique del'entreprise : comment se d�fendre contre l'espionnage indus-triel et commercial, la d�sinformation, les rumeurs ; commentagir face aux risques majeurs, dans les situations de crise ;comment en faire un m�tier dans l'entreprise. Je m'�tablis donccomme travailleur ind�pendant afin de pouvoir facturer deshonoraires, mais je n'abandonne pas pour autant ma d�cisiond'embellir le jardin.

Laiss�e � l'�tat de b�ton brut depuis sa construction, trois ansavant, j'entreprends de recouvrir notre grande terrasse decarreaux de c�ramique. Je trouve chez Lapeyre un beau car-relage antid�rapant de couleur cr�me et, histoire de disperserquelques t�ches de couleur, mon ami Michel Ginestet me faitcadeau d'une douzaine de carreaux bruns, ceux qui lui restaientapr�s le carrelage de sa propre terrasse, � Sceaux. Apr�s la posedes premiers carreaux, il y a des raccords � faire pour les bor-dures et les angles, donc des carreaux � d�couper.

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J'utilise ma perceuse �quip�e d'une lame de scie pourmat�riaux durs avec dents en carbure de tungst�ne. Pour tour-ner � grande vitesse et en s�curit�, je fixe les dalles sur un petit�tabli � l'aide de serre-joints. Tout va bien jusqu'� ce que lemandrin de la perceuse se desserre. La lame, lib�r�e, vientralentir sa rotation en s'entortillant dans la manche de mon shortpuis s'arr�te, plant�e dans ma cuisse gauche, y laissant uneentaille d'environ douze centim�tres, et surtout profonde.

Malheureusement il reste encore des bordures et des angles �d�couper : mais sera-ce la derni�re d�coupe de la carcasse ?

J'ai couvert la moiti� de la terrasse. Nous avons pos� unetable et des chaises sur la partie carrel�e, il fait beau et nousd�jeunons dehors. Amandine – la troisi�me d'�lisabeth, dix-huitans –, d�jeune avec nous. J'ai d�j� coll� cinq ou six carreauxbruns, r�partis au hasard parmi les carreaux cr�me beaucoupplus nombreux. Amandine me demande :

— Bruno, je ne comprends pas du tout comment sont rang�sles carreaux bruns, tu pourrais m'expliquer ?

— Amandine, ne cherche pas, je veux au contraire les mettreen d�sordre.

— Mais c'est fou, �a sera moche.— Ah bon, pour toi ce qui est beau est en ordre ? Et tu crois

que la nature est en ordre ?— Oui d'accord, mais l�, �a n'est pas la nature.— Non, mais c'est la terrasse, le d�but du jardin et de la

nature, et puis, aimerais-tu que tout soit en ordre, partout ?— Bof, tu fais comme tu veux.Il y a encore une douzaine de carreaux bruns � placer dans

les quarante m�tres carr�s de terrasse dont plus de vingt restent �couvrir.

Je m'arrange pour placer les carreaux bruns restants de tellefa�on qu'avec ceux qui sont d�j� pos�s, ils dessinent un cheminvirtuel allant de la porte de la cuisine jusqu'aux trois marches

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descendant dans le jardin. J'ai cr�� un jeu, dessin� comme unesorte d'�chiquier, et la carcasse n'en a pas souffert :

R�gle du jeu : Traversez la terrasse de la cuisinejusqu'� l'escalier du jardin en ne marchant que sur destrav�es qui ne comportent aucun carreau brun, ni entier nim�me d�coup�, et en ne tournant pas plus de deux fois.Amandine est enfin contente et Michel, qui vient � la maison

pour voir le r�sultat, trouve aussi la terrasse tr�s r�ussie :— Presque aussi r�ussie que la mienne !

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Entendre un ami appeler au secours

Michel m'a appel� ces derniers jours de son portable,m'informant qu'il se trouve � l'h�pital Saint-Antoine avec uncancer du poumon. Il appelle au secours, c'est clair.

Nous nous connaissons depuis 1982. J'�tais alors consultantdu CESTA 1 charg� de proposer un projet d'organisation bureau-tique. J'�tais habitu� � la bureautique, poss�dant depuis 1979une machine IBM System 6 programm�e pour le traitement detexte, les tableurs et les bases de donn�es, la m�me que celle demes correspondants de New York. Mais je ne connaissais rienaux micro-ordinateurs pourtant apparus depuis un an chez IBM.J'avais entendu parler du Micral, le premier micro-ordinateur,con�u en 1973 par Andr� Truong puis d�velopp� par sonentreprise, R2E, pour les milieux agricoles. Je connaissais aussi1 Centre d'�tudes des Sciences et Technologies Avanc�es : structure souple

et l�g�re, �tablissement public industriel et commercial, dou� d'une largeautonomie, il constitue un observatoire du changement technologique (deveille et de pr�vision), une aide � la d�cision publique et priv�e (assistanceaux choix technologiques), un carrefour d'animation prospective, de for-mation scientifique et strat�gique sur les technologies de pointe et leurscons�quences �conomiques, politiques et sociales. Objectifs clairs avecune sp�cificit�, une conviction affirm�e : recherche, technologie et indus-trie n'ont pas de sens si on ne leur adjoint pas le mot soci�t�. Car ellesnaissent d'un contexte social et ont des r�percussions sociales et culturelles; c'est par cette prise en compte du social dans ses analyses, ses diagnos-tics, ses pr�visions, ses actions, que le C.E.S.T.A. a l'intention d'apporterdes �clairages nouveaux, des pr�visions plus fiables, de favoriser - � bonescient - une meilleure insertion des technologies de pointe, et de consti-tuer un outil d'assistance efficace aux d�cideurs publics et priv�s, aux syn-dicalistes, aux �lus r�gionaux et locaux.

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les microprocesseurs d'Intel, mais je ne savais pas encorequ'IBM fabriquait des PC depuis 1981 ni qu'il y avait d�j� desconcurrents compatibles IBM aux �tats-Unis et en France. Parcontre, les collaborateurs du CESTA semblaient, eux, tout savoirsur le sujet : les OS, Ethernet et autres r�seaux locaux, lessyst�mes multi-t�ches... Tous se pressaient dans mon bureau pourme persuader d'acheter ceci ou cela. Et comme la plupart �taientdes grosses t�tes – m�me si leur carcasse n'�tait pas imposante –je me m�fiais. �'�tait aussi le d�fil� des fournisseurs : Goupil,CII, L�anord, Thomson, Wang, Digital Equipment, ALCATEL,Philips, Sagem, Apple, Hewlett Packard, Xerox et d'autres…

Obtenir la r�f�rence du CESTA �tait pour eux un s�same nonseulement pour le Minist�re de l'Industrie, de la Recherche etde la Technologie de Jean-Pierre Chev�nement mais aussi pourbeaucoup d'institutions proches qui venaient d'�tre rassembl�es,� l'initiative du ministre, tout au long du gargantuesqueColloque National Recherche et Technologie.

J'en connaissais beaucoup, de ces institutions, pour avoirmoi-m�me particip� � l'une des commissions du Colloque, cellejustement qui s'intitulait Les Institutions, et en avoir �t� lerapporteur � la Grand Messe finale. J'�coutais tout le monde,classais les brochures commerciales, prenais des notes, posaisdes questions, demandais des devis, faisais effectuer desd�monstrations, obtenais des pr�ts de machines, mais je trouvaipeu d'arguments pour proposer de choisir tel ou tel fournisseur.Finalement, je pr�f�rai jouer le r�le de m�diateur plut�t que deconseiller et laisser les autres d�cider.

Je me rappelai Pagnol : � …et quand �a sera trop profond,laisse un peu mesurer les autres. �

Je remis un rapport, pour la forme, avec ma conclusion, lechoix entre deux machines, pour la forme aussi, mais finale-ment personne ne d�cida de rien et chacun fit ce qu'il voulait.

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Mais de mon c�t� j'avais re�u un bon enseignement de la partde tous et en particulier d'un certain Monsieur Ginestet, direc-teur g�n�ral d'une filiale de Thomson pour les micro-ordinateurs.Michel Ginestet �tait venu me voir plusieurs fois, assez souventpour que son humour, grave et insolite, et les traits de son visageburin� et sympathique restent grav�s dans ma m�moire.

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M�mophone ou PRV ?

T�L�TAM, c'est un nouveau produit chaque ann�e : en1990, c'est une nouvelle forme de messagerie vocale indivi-duelle et anonyme, M�MOPHONE, dont je d�pose la marque.Le logiciel est simple et sans faille mais le produit s'av�recommercialement d�cevant. Et je sais pourquoi : il impose auxcorrespondants d'un abonn� de composer le code attribu� �l'abonn� avant de pouvoir d�poser leur message. C'est toutsimplement grotesque.

En r�fl�chissant un peu, je trouve un produit de substitution,bien meilleur, que je baptise PRV, comme Poste RestanteVocale. Aussi, quand en mars 1991 quelqu'un m'appelle poursavoir si j'�tais dispos� � vendre la marque M�MOPHONE, jen'h�site pas longtemps. S'agissant d'un client qui, me dit-on,veut cr�er sa propre entreprise, je ne suis pas gourmand et fixele prix de la marque � cinquante mille francs. On me dit que leclient n'a pas besoin du logiciel car il veut le r��crire lui-m�me.Je ne vends donc que la marque.

Mais pour rendre le service PRV op�rationnel, j'ai besoind'�quiper T�L�TAM d'une nouvelle architecture syst�me. Jefais donc venir des fournisseurs et re�ois la visite, cette fois aunom de la soci�t� TITN, filiale d'ALCATEL, de MichelGinestet. Nous nous reconnaissons imm�diatement, �changeonsnos points de vue, mais nous ne faisons pas affaire. Je m'aper-�ois apr�s son d�part que nous venons d'�changer beaucoupd'id�es, trop d'id�es, et surtout ses mauvaises id�es – qui nesont d'ailleurs pas les siennes – avec les miennes que je sais

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bonnes. Il a rappel� l'ascenseur � mon insu. Il y a tant d'id�esnovatrices dans T�L�TAM qu'il n'a eu qu'� se servir !

Et il s'est doublement servi : le quidam entrepreneur quiachetait la marque M�MOPHONE s'appelle FRANCET�L�COM et l'entreprise � laquelle FRANCE T�L�COM aconfi� le d�veloppement de M�MOPHONE n'est autre queTITN.

On dit que la vengeance est un plat qui se mange froid, mais,froid ou chaud, je n'ai pas d'app�tit pour la vengeance.

Pourtant.Fin 1993, le service PRV est pr�t. Il a co�t� beaucoup

d'argent et m'a amen� � laisser entrer ce grand groupe deservices dans le capital de T�L�TAM. Il est reconnu commeexcellent par les confr�res, est chaleureusement encourag� parle directeur r�gional de FRANCE T�L�COM, re�oit, � Tarbes,le premier prix de t�l�matique vocale au Salon International dela T�l�matique et est salu� par une abondante couverturem�diatique, en particulier la tr�s bonne chronique que Jo�lde Rosnay me r�serve, un matin, sur les ondes d'EUROPE N�1.Tout ceci avant m�me l'inscription du premier client ! Il estm�me consid�r� comme un excellent service par les fonc-tionnaires du minist�re et, reconnu comme expert par l'Autorit�de R�gulation des T�l�communications, je suis sollicit� pourapporter ma contribution, en tant que fournisseur de servicesind�pendant, aux ateliers de la commission europ�enneconcern�e par les r�seaux intelligents. Il s'agit d'apporter � cegroupe de travail non seulement la description des servicesoriginaux de mon entreprise – en premier lieu la PRV – maisaussi mes souhaits ou projets pour les t�l�communications dufutur.

Il faudra attendre plus de dix ans avant que certaines de mespropositions soient � l'ordre du jour : num�ro universel, partagedes bases de donn�es entre op�rateurs… Soyons s�rieux !

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Depuis bient�t deux si�cles, il suffit du m�me timbre-postepour exp�dier une lettre partout en France. Pourquoi n'est-cepas la m�me chose pour le t�l�phone ? J'ai si souvent r�p�t� quela tarification longue distance �tait le principal frein � lad�concentration des entreprises ; autant, sinon plus, quel'exigu�t� du r�seau autoroutier ! Et le t�l�travail 1 ! N'est-ce pasautant le prix du t�l�phone que les co�ts salariaux qui aemp�ch� de le d�velopper davantage en France, de l'y reteniravant qu'il aille s'installer massivement dans les �les, � Mauriceet ailleurs ?

Le service PRV est tr�s simple : chacun peut obtenir unnum�ro de t�l�phone o� ses correspondants peuvent laisser desmessages, exactement comme s'il s'agissait d'un simple r�pon-deur t�l�phonique. Apr�s deux ou trois sonneries, ils entendentle message d'accueil de l'abonn� et peuvent parler apr�s le bip.L'abonn�, de son c�t�, peut relever ses messages en appelant,de n'importe quel t�l�phone au monde, un num�ro commun �tous, puis un code identifiant et un code secret modifiable �volont�. Cette messagerie comporte de nombreuses fonctions, ycompris le choix de la langue de service, fran�ais ou anglais, etpr�sente de nombreux avantages : ne pas exiger d'abonnement �une ligne France T�l�com, ne sonner nulle part, n'�tre jamaisoccup�e…

1 D�but 1984, je participais � un groupe de travail form� � l'initiative de J.M.Vieillard, d�l�gu� de l'Association d'�tudes et d'Aides pour le D�veloppe-ment Rural, � Turriers (05). Il s'agissait, au travers un projet d'ateliers detravail � distance - le t�l�travail avant la lettre -, de cr�er des activit�s dansla zone de moyenne montagne des Alpes du Sud. Ce projet �tait financ� parla R�gion PACA, le Carrefour International de la Communication, la Mis-sion Promotion de l'Emploi et la DATAR et associait 31 personnes. Nous�tions pr�ts � associer T�L�TAM pour les nombreux services qui exi-geaient une communication vocale, mais le prix du t�l�phone, intervenantpour moiti� dans leur prix de revient, nous en emp�cha.

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La PRV est un produit grand public et demande un accom-pagnement publicitaire important : le budget de T�L�TAM�tant r�duit, je choisis de cibler des niches de client�lespr�cises : un gros encart publicitaire, chaque mois, dans lemagazine gratuit FUSAC 1 qui touche une grande partie de lapopulation �trang�re jeune de la R�gion Parisienne ; un petitcarton plastifi� au format carte de cr�dit appos� sur les pare-brise des voitures dans les quartiers voisins des universit�sparisiennes ; une annonce r�guli�re dans Lib� ; une lettre � desassociations nouvellement cr��es dont l'objet social, le nom dupr�sident et l'adresse sont relev�s dans le Journal Officiel. �son meilleur niveau, la PRV atteint pr�s de dix mille abonn�s, etquels abonn�s ! Mais pour en arriver l�, il a fallu se battre…contre FRANCE T�L�COM, et quel combat !

Les abonn�s ? Ceux que j'attendais, � une �poque o� les t�l�phones

portables sont encore rares, chers et � couverture m�diocre :• Des �tudiants : ils n'ont pas le t�l�phone, mais il fautpouvoir leur laisser des messages 2

• Des couples d�sunis : ils ne se parlent plus, mais doivents'informer, ne serait-ce que pour la garde des enfants.• Des unions extraconjugales : on n'utilise pas le r�pondeurde la maison, �videmment !• Des associations : Nicotine Anonyme change chaquesemaine son message d'accueil pour informer du lieu o� setiendra la prochaine r�union hebdomadaire. Une autre asso-ciation re�oit des messages de ses membres, et les messages

1 Je me fais d'ailleurs un ami, John, le patron fondateur de FUSAC, qui m'in-vite � venir faire du cheval dans son ranch du Montana.

2 Ma fille G�raldine a gard� son num�ro de PRV pendant cinq ans, � Aix-en-Provence o� elle pr�parait son doctorat de Droit Humanitaire, � Cologne,dans le cadre du programme europ�en Erasmus dont elle b�n�ficiait, � Pa-ris et � Lorient, o� elle vivait sans t�l�phone.

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sont �cout�s, � tour de r�le, chaque semaine, par les membresdu bureau.• Des int�rimaires : ils ne sont pas contraints de rester chezeux pour attendre un appel de leur agence d'int�rim,l'hypoth�tique appel qui emp�che d'aller au cin�ma…• Ceux aussi que je n'attendais pas, mais bienvenus quandm�me :• Des SDF : la PRV leur est-elle pay�e par le SecoursPopulaire ? le Secours Catholique ?• Des groupes d'�trangers en tourn�e en France. Chaquemembre du groupe peut recevoir des nouvelles de sa familleou de ses amis et, en changeant son message d'accueil, leurlaisser de ses nouvelles.• Des annonceurs dans les rubriques petites annonces :vendre un appartement, une voiture ou n'importe quoi, ne pas�tre d�rang� par les appels et choisir librement les personnesqu'on va rappeler 1.• Des multi-r�sidents : ils ont deux ou trois r�sidences,parfois plus. Quand ils en partent, ils renvoient leurs appelsvers la m�me PRV. Ils n'ont ainsi qu'un seul coup de fil �passer pour �couter tous leurs messages.

Et les abonn�s dont je me serais pass�, ceux qui m'ont valunombre de visites de gendarmes, une enqu�te de la Brigade desStup�fiants et m�me d'�tre convoqu� par la DGCCRF 2.

On frappe � la porte. Entre un gendarme.— Bonjour Monsieur, �tes-vous bien le responsable de cet

�tablissement ?1 Quand j'avais cherch� un locataire pour un studio, j'avais pass� une an-

nonce dans Particulier � Particulier en y indiquant un num�ro de PRV. Enune semaine, j'avais re�u plus de mille trois cents messages, et jamais le t�-l�phone n'avait sonn� � la maison.

2 Direction G�n�rale de la Consommation, de la Concurrence et de la R�pression desFraudes

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— Oui Monsieur, bonjour, c'est pourquoi ?— Le num�ro 41 ab mc du est bien l'un de vos num�ros ?— Oui Monsieur.— Donc c'est quelqu'un de chez vous qui utilise ce num�ro,

n'est-ce pas ?— Ah non Monsieur, pas ce num�ro l�, ni aucun d'ailleurs

qui comporte le chiffre m comme cinqui�me chiffre.— Alors pouvez-vous me dire qui l'utilise ?— Ah �a, je n'en sais rien. Je ne sais m�me pas s'il est

utilis�. Et m�me si je le savais, je suis tenu au secret profes-sionnel. Vous avez un mandat ?

— C'est tr�s facile, mais vous devriez ne pas attendre unmandat.

— O.K., laissez moi regarder � l'�cran.— Faites.— Oui, en effet, ce num�ro est lou�.— � qui est-il lou� ?— Je vois indiqu� XXX— Vous n'avez pas de nom ?— Comme nom, j'ai XXX, sans autre d�tail. Pas d'adresse,

rien.— Mais Monsieur, vous �tes tenu de savoir � qui vous

vendez vos services. Quand on appelle ce num�ro, �a ned�croche jamais. On entend � chaque fois un message d'uncertain Jos�.

— Ah ? Je ne savais m�me pas, voyez.— Vous �tes bien pay� par quelqu'un, vous savez bien son

nom.— Quelquefois, oui, m�me assez souvent, mais pas toujours.

XXX, que vous appelez Jos�, par exemple, me paie r�gu-li�rement par mandat, chaque ann�e. Chaque ann�e je re�oismille francs par mandat sign� XXX, comme celui-ci parexemple, regardez.

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— Et vous pensez que c'est l�gal ce que vous faites ?— Bien s�r. Ce qui serait ill�gal, ce serait d'empocher les

mille francs et de ne pas rendre le service. D'accord, jereverserais la TVA, mais le reste ? � qui je donnerais les millefrancs ? � l'Abb� Pierre ?

— Mais vous devez refuser de vendre si vous ne savez pas lenom de l'acheteur.

— Refus de vente ? Que diriez-vous � votre boulang�re sielle refusait de vous vendre une baguette ou un croissant parceque vous ne lui avez pas dit votre nom ?

— �coutez Monsieur, d'abord expliquez-moi votre service.J'explique.— Merde alors, l� vous nous avez bien bais�s !— Vous savez, je ne cherche pas � vous baiser, mais qu'est-

ce que vous voulez que je fasse ? Quand Renault vend unevoiture, est-ce qu'il sait si son client va transporter sa famille, sama�tresse, son chien, de la drogue ou des armes ? Non,d'accord ? Eh bien moi c'est pareil. Mais si je peux vous aider,laissez-moi vos coordonn�es, je vous appellerai. Et au fait, cenum�ro, je peux savoir pourquoi il vous inqui�te ?

— C'est un trafic de timbres fiscaux. Des milliards contrefaits.— Oh l� !— Bien, je fais mon rapport et on verra pour la suite. Au

revoir Monsieur.— Au revoir Monsieur.Je regarde par la baie vitr�e. Le gendarme remonte dans le

fourgon qui stationne devant le bureau. Le fourgon part. Unhomme traverse la rue aussit�t apr�s et entre dans l'immeuble.

On frappe � la porte.— Entrez !L'homme entre.— Bonjour Monsieur Leclerc, je suis content de vous

conna�tre. Moi je suis Jos�. Au fait, bravo pour votre service.

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Dites Monsieur Leclerc, je suis venu pour vous payer, et jevoulais aussi parler avec vous. C'est toujours mille francs ?

— Oui, toujours. C'est quoi votre num�ro de PRV ?— Ma PRV c'est le num�ro 41 ab mc du.Il me donne dix billets de cent francs.— Merci, donc je prolonge d'un an � partir de la date

d'�ch�ance. C'est le 1er mars je crois.— Oui, le 1er mars. Mais dites Monsieur Leclerc, qu'est-ce

que vous pensez de me vendre un syst�me comme vous pour leMali ?

— Je ne sais pas. C'est difficile de vous r�pondre. Il faudraitsavoir comment fonctionne le t�l�phone au Mali. Maispourquoi pas ? Sur le principe c'est une bonne id�e.

Jos� se retourne, aper�oit le radar et la cam�ra au dessus ducouloir d'entr�e.

— �coutez Monsieur Leclerc, je me renseigne sur let�l�phone au Mali et je vous rappelle O.K. ?

— O.K., on fait comme �a.— Bon, je vous d�range pas plus, merci Monsieur Leclerc et

encore bravo.— Au revoir, merci Monsieur.Des dealers et des cambrioleurs ont su aussi utiliser la PRV

de mani�res souvent tr�s originales, sans jamais �treappr�hend�s. Changeant de cabine t�l�phonique � chaqueappel, ne passant que des messages courts, ils n'�taient pasrep�rables.

Je suis enfin convoqu� par la DGCCRF. �a se passe auCentre des Imp�ts. Un ar�opage de huit � dix personnes estassis autour de la table pour m'interroger et m'�couter. On veutm'obliger � conna�tre le nom de mes clients ! Non ! Deuxheures durant, je m'obstine � r�pondre non, je refuse. Dois-je ounon conna�tre ces noms ? La r�ponse, finalement admise par

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tous, est non : pas plus T�L�TAM avec la PRV que FRANCET�L�COM avec M�MOPHONE !

D'ailleurs, comme M�MOPHONE avec le 36 72, la PRVpouvait �tre attribu�e de fa�on anonyme par un num�rokiosque 1, le 36 68 68 02, et �tre consult�e par ce m�me num�ro,� condition de l'appeler au moins une fois par jour sauf � la voirautomatiquement supprim�e. La formule kiosque �tait doncassez peu utilis�e, les clients pr�f�rant presque toujours las�curit� d'un abonnement p�renne. En plus, ce num�ro nefonctionnait pas depuis l'�tranger.

En r�sum�, les clients n'avaient pas � s'identifier pour se voirattribuer un num�ro de t�l�phone, mais devaient payer s'ilsvoulaient un num�ro durable, s�curis�.

Et je ne raconte pas � quel point les enqu�tes se multi-pli�rent quand, un an plus tard, le service de t�l�copie � lademande vint compl�ter le service PRV. C'�tait le serviceTAMFAX, une premi�re mondiale aussi. En consultant sa PRV� partir du combin� d'un t�l�copieur, on pouvait non seulement�couter ses messages mais aussi commander l'impression,devant soi et instantan�ment, des t�l�copies qui avaient �t�envoy�s � ce num�ro de PRV.

Combat contre FRANCE T�L�COM ?En effet, l'entreprise publique affiche sa publicit� pour

M�MOPHONE sur les panneaux d'information de toutes lescabines t�l�phoniques de France – plus de cent cinquante1 Invention d'un cadre de France T�l�com, en 1985 : les num�ros kiosque com-

men�aient alors par 36 68, 36 69 et 36 70. Tous ces num�ros commencentmaintenant par 08. Une partie du prix des communications �tant revers�e parl'op�rateur au fournisseur de service, on a vu se multiplier les serveurs vocauxappelables par de tels num�ros et qui n'ont pour objet, en faisant patienter, quede rentabiliser les personnels charg�s de r�pondre… � moins qu'il n'y ait per-sonne pour r�pondre ! Faudrait-il un adjectif pour qualifier ces num�ros, instal-l�s par des violateurs d'engagement, des faussaires, des escrocs, je choisiraiscarcasse : 'num�ros carcasses' pour les services pois chiche !

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mille – et lui r�serve une demi-page dans l'annuaire distribu�aux abonn�s. Je demande donc � FRANCE T�L�COMl'autorisation d'apposer aussi ma publicit� pour la PRV dans lescabines publiques, au pr�texte que M�MOPHONE ne relevantpas du monopole mais �tant un service du domaineconcurrentiel, FRANCE T�L�COM ne peut se r�serverl'exclusivit� de l'affichage dans les lieux relevant, eux, dumonopole. Je me vois naturellement opposer un refus et portel'affaire devant le Tribunal de Commerce de Paris. Unetransaction amiable est trouv�e entre les avocats avant leprononc� du verdict. Je r�cup�re largement le prix de montravail de d�veloppement et FRANCE T�L�COM se voitcontraint de changer les panneaux d'affichage dans toutes lescabines ainsi que de retirer la page M�MOPHONE desannuaires Pages blanches et Pages jaunes, dans tous lesd�partements !

Cette m�prise de FRANCE T�L�COM ne l'emp�che pas depoursuivre la promotion de M�MOPHONE, et m�me del'exporter. TITN est charg� du support technique de cetteaventure, si bien qu'un jour Michel Ginestet m'invite � lerencontrer � son bureau chez ALCATEL. Il m'emm�ned�jeuner au club-house du golf de La Boulie et l� me proposede l'accompagner au Maroc pour l'aider � convaincre l'OfficeMarocain des T�l�communications d'installer le serviceM�MOPHONE sur son territoire.

Nous passons tous les deux une semaine tr�s agr�able �Rabat, partageant notre temps entre les visites professionnelles,le Royal Golf Club de Rabat et les meilleurs restaurants de lam�dina. Et, piment du s�jour, faisant fi du code de la routemarocain pourtant bien de chez nous, Michel prend sciemmentles ronds points � l'envers sous les yeux des policiers qui, auMaroc – et il le sait –, ne sont pas vraiment port�s � plaisanter,

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et encore moins � appr�cier cet humour caustique propre �Michel. Je nous vois menott�s et encarcass�s au fond d'uncachot, grignot�s par les rats et appelant � Oufkir, �tes-voustoujours l� ? �

J'ai la satisfaction d'apprendre, quelques mois apr�s notremission, que les marocains donnent finalement une suitefavorable � notre projet. J'avais respect� mon contrat : ilsn'avaient pas entendu parler de la PRV.

Depuis, Michel et moi avons chemin� de concert, jouantsouvent ensemble au golf de Saint-Aubin, ou au bridge avec�lisabeth et Suzanne, sa femme, tant�t chez eux, tant�t cheznous, �changeant nos avis sur de nombreux sujets dont lejardinage o� nous partageons tous les quatre une forteinclinaison pour les bambous.

Mais trop triste est la situation pour les Ginestet :Michel, soign� depuis vingt ans pour un cancer de la vessie etdont les poumons sont maintenant atteints d'un cancergalopant, et Suzanne qui, elle, souffre d'un cancer du seindepuis deux ans..

Je voudrais tant que nos amis ne partent pas si vite : science,espoir et pri�re ne font plus qu'un. Sous morphine, Michel nesouffre pas et nous pouvons nous t�l�phoner tous les jours. Jelui ai dit que j'�crivais un livre et que ce livre �tait pour lui. Ilm'a remerci�, tout en me disant aussi :

— Tu sais Bruno, je n'ai plus de pass� et pas de futur. Dans la douleur, seul le pr�sent existe-t-il ? Et jusqu'�

quand ?Je lui ai dit aussi que j'avais pri� pour que Dieu le prot�ge.

Michel n'est pas croyant, mais il m'a encore chaleureusementremerci�.

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D�sespoir, espoir, d�sespoir…

En arr�t de maladie depuis Toc-Toques et licenci� parT�L�TAM en mars 1998, S�verin pointe � l'ANPE. De plus enplus motiv� par le golf, il parle de devenir pro. En priorit� prosur les circuits, sinon enseignant dans un club.

Pourquoi pas ? Mais pour cela il faut passer – et r�ussir –l’�preuve du tronc commun, comme pour tous les m�tiers dusport. �a se pr�pare avec des livres et une soir�e de cours parsemaine � la Salp�tri�re. D�mesur� ! � lui seul, le chapitreanatomie du corps humain est aussi complet que dans le coursde m�decine de premi�re ann�e. Sans parler du Droit du sport,de l’organisation et des r�glements fran�ais et europ�ens, dudopage, de l’Histoire des sports…et encore moins de ce quepourrait �tre l’�preuve orale :

— Bonjour Monsieur, parlez-moi des traumatismes princi-paux en football, demanderait par exemple l'examinateur.

— Et moi, est-ce que je vous ai demand� de me parler dubig-bang ? r�pondrait probablement S�verin...

Il ne reste plus � S�verin que gagner des comp�titions, desGrands Prix r�gionaux ou nationaux, 'faire des cartes' et �treadmis par la F�d�ration pour participer � une premi�re �preuvePROAM du Circuit Fran�ais.

Il reste chez nous jusqu'� l'�t� 1998.

Je croyais n'avoir besoin que d'un mois pour me remettre del'�chec de T�L�TAM. En fait, je n'en peux plus. D�prim�,pr�occup� par les troubles neurologiques de plus en plusalarmants de Papa, attrist� par l'�tat de sant� d�sesp�r� du p�re

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d' �lisabeth dont le cancer s'est tr�s vite �tendu, encore plusattrist� par sa mort le 18 juillet, au bord du suicide, je me rendsplusieurs fois par jour � Saint-Joseph, l'�glise d'� c�t�. L'�ne esttrop charg�, le fardeau est trop lourd. Et si je ne peux plus leporter, � quoi pourrais-je servir ? Inutile, pourquoi rester,pourquoi vivre encore ? J'ai tout rat� !

Muriel ? �a fait quatorze ans que nous nous sommes quitt�set nous n'avons toujours pas divorc�. Nous avons cherch� �pr�server les enfants, mais avions-nous d'abord song� � pr�servernotre avenir � deux, d�s le d�part ?

Et cette maison du Brethon o� les enfants aimaient tant aller,pourquoi ne l'ai-je pas gard�e ? Une �me ? C'est s�r que poureux elle avait d�j� une �me, notre maison !

Toulon, j'aurais pu, j'aurais d� y rester. Avec le succ�s pourla recherche et la d�couverte de l'Eurydice, j'aurais s�rementacquis, avec le temps, un grade �lev� – le rang d'amiral commenotre ami Olivier ? – et la mer me plaisait, mais pourquoi �tais-je si s�r qu'officier de marine n'�tait pas ce que Muriel attendaitde moi ? L'uniforme ?

Brest, l'oc�anographie ? Nous n'y avions pass� que deuxjours. Dans Brest, tout est ferm� � huit heures du soir, ellel'avait remarqu� :

— Tu ne crois pas que nous allons vivre dans une ville o�tout ferme � huit heures du soir !

Pourtant, le Professeur Lacombe, mon patron de th�se oc�a-nologue, ne disait-il pas qu'il me pr�parerait � devenir directeurau Mus�um ?

Et Maman qui dans sa derni�re lettre, celle du 27 juillet 1965quand j'�tais � Treignac avec les pionniers de Chantilly, medisait :Ma Brune, mon ch�ri

... celle qui t'aimera, tu pourras alors luidonner la confiance d'un avenir partag� et

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solide, l'amour d'un homme qui a d�j� confianceen lui-m�me ... sois patient, continue d'�treg�n�reux, utile, pers�v�rant ...

ta Maman qui t'aime

Si elle savait !Et Schlumberger. D�mission sur un coup de t�te ! Pourquoi

abandonner ce job ? Deux jours de cong� refus�s ? Quel con j'aifait, en voil� un motif ! Le grand patron, ce jour o� j'�tais all�chez lui pour jouer au tennis, m'avait pourtant bien dit qu'il meproposerait comme directeur g�n�ral, dans deux ou trois ans.Que ne l'avais-je entendu !

Tout rat�.Limoges, DRI, l'ADER qui marchait si bien, pourquoi ce

pied de nez au Ministre Giraud ? Pour �viter Giscard ? Denouveau Giscard en 81 ? Il s'en fichait pas mal, Giraud, que jereste ou que je parte. Pourquoi ne pas avoir repris ma d�missionalors que tous, autour de moi, voulaient que je reste, que jecontinue ?

T�L�TAM ? Cr�er T�L�TAM parce que je ne voulais pasd�passer la quarantaine avant de fonder ma propre entreprise ?Douze emplois cr��s ! Avec l'ADER, qui avait aussi douzesalari�s, c'�tait par centaines qu'on en cr�ait des emplois, enLimousin et en Poitou-Charentes. Mais non, T�L�TAM, cen'�tait pas pour cr�er des emplois, �videmment pas. Alors,pourquoi T�L�TAM ?

Et notre couple ? Oui, dans ses lettres, elle m'aimait. J'ai relucelle qu'elle m'avait laiss�e un soir o� Papa devait venir d�ner �la maison et dans laquelle elle me disait qu'elle ne serait plus l�.L'avais-je au moins lue, cette lettre ? Elle y dit qu'elle avaitpri�. Pourquoi ne l'avais-je pas fait moi aussi ? Oubli�, Dieu ?Ou laiss� dans un coin, en attente ? Un petit coucou de tempsen temps ? Et m�me, nous n'en parlions plus jamais. D'ailleurs,nous ne parlions plus jamais de rien. J'attendais sa tendresse, sa

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f�minit� aussi. Mais lui en donnais-je, moi, de la tendresse ?Mais comment aurais-je pu lui en donner ? � la maison,c'�taient ses amies, son amie surtout. Dur, dur !

Et voil� le r�sultat : domicile en pointill� pendant trois ans,en alternance avec Muriel pour que les enfants, eux, demeurentrue Bara. Contrat �tabli par avocat : lundi, elle est avec lesenfants, mardi c'est mon tour, mercredi, c'est elle de nouveau etmoi jeudi. Vendredi, samedi et dimanche, c'est une fois surdeux. Et nous partageons les vacances.

PDG sans domicile : indicible ! Avec mon balluchon, dormirun soir � Nanterre chez Alain et Dominique Leblanc : lui, unami perdu depuis notre pr�pa Agro, et retrouv� chez IBM,guitariste de son groupe et skipper de son voilier � La Trinit�-sur-Mer, mais d�c�d� aussit�t d'un cancer. � peine retrouv�,d�j� parti !

Un autre soir chez Papa, seul dans son appartement del'avenue du Maine depuis qu'il a quitt� Sylvie, ce secondmariage, inutile et destructeur. Papa avec qui j'aurais d� parlerplus souvent, surtout apr�s la mort de Maman. Mais je n'aijamais su m'y prendre.

Ou chez ma sœur Florence, quand, avec Xavier, elle habitaitFontenay-sous-Bois avec leur premier enfant.

Ou encore � Saint-Cloud, chez Dominique et Claude Aubert,et � chaque fois, chez eux comme chez les autres, sur le canap�,dans la pi�ce de s�jour.

S�jour ? — �a vous ennuie si je reste dormir ? — Mais tu sais bien que tu es chez toi ici, Bruno !Compassion plut�t !Et ce deux pi�ces lou� pendant un mois rue de l'�glise,

cohabitant avec Matthieu, sans domicile aussi depuis son retourdu S�n�gal, prenant avec lui les repas du soir au Restaurant duCommerce, rue du Commerce, le menu � six francs, puis

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revenant dormir r�guli�rement, en fonction des jours d'alter-nance, chez �lisabeth, parce qu'elle aimait coucher avec moi,comme moi avec elle. Et m'aimait-elle aussi, d�j� ? Oui, s�re-ment. Oui assur�ment.

Et G�raldine, pleine de qualit�s et bard�e de dipl�mes, quine cherche m�me plus � les valoriser, qui va d'�chec amoureuxen �chec amoureux avec ses compagnons successifs. Je lescroyais pourtant solides, et amoureux aussi. Elle se ditheureuse ? J'ai peine � la croire, et elle ne souhaite pas que jelui parle, elle ne veut surtout pas de mes conseils. Et pourtantelle m'aimait aussi, ma fille ch�rie qui, petite, nous avait faitcadeau de ce po�me si doux :

Chers parents, en ce jour de f�te,Je veux vous dire mon d�sirDe vous faire � tous deux plaisirMais je bredouille un peu…c'est b�teVoici un petit complimentJe jure d'�tre toujours sageToujours… Hum ! Je n'ai que mon �ge !Pourrai-je tenir mon serment ?Car rester tout le temps docileNe pas faire ce qu'on d�fend,Quelquefois quand on est enfantC'est une chose difficile.Non ! J'aime mieux ne pas jurer.Toujours sage ?... Oh je le souhaiteMais je crains ma mauvaise t�te…Toujours sage ? Eh bien j'essaierai.Chers parents acceptez de gr�ceCe pauvre petit complimentMerci Papa ! Merci MamanEt maintenant je vous embrasse.G�raldine

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Et S�verin. Je ne supporte plus sa maladie. Je sais que j'ensuis responsable et que je n'en verrai probablement jamais lafin. Quel g�chis ! Comment peut-il supporter cette vie-l� ?Comment peut-il supporter cette souffrance ? Comment pour-rais-je la partager ?

Et Ivan, si dou�, embarqu� en DEUG de sciences apr�s uneann�e d'hypokh�gne perdue, va-t-il trouver sa voie ? Je ne peuxpas l'aider, il me fuit. Il nous fuit, �lisabeth et moi. Il ne l'aimepas.

Et �lisabeth. Elle me demandait de lui donner un autreenfant, mais c'est trop tard maintenant ! Je me suis mis enfin �l'aimer, mais trop tard. Temps perdu, vie perdue.

Tout rat�.Si le m�tro �tait plus pr�s. Mais non, c'est l'�glise. Prendre le

train pour aller au m�tro ? Mais en sautant sous le m�tro,aurais-je un dernier plaisir ? J'h�site. J'attends. Attendre encoreun peu. Demain. Peut-�tre demain ?

Assis au milieu de l'�glise je suis seul. J'�coute mais Il ne meparle pas. Je bredouille une pri�re. Je les ai oubli�es, celles queje connaissais par cœur, alors tant pis, m'exprimer tout bas,essayer de croire, attendre un �cho, percevoir une lumi�re danscette �glise sombre. � Tant d'ann�es que je ne suis pas venu Teparler ! Ce n'�tait pas la m�me �glise, alors ne suis-je plus qu'uninconnu pour Toi ? Resterai-je encore inconnu ? Parle-moi ! Disquelque chose ! � Demain peut-�tre. Mais demain, aurai-jeencore le choix ?

Les jours passent, tous pareils. Tous les jours l'�glise Saint-Joseph, la m�me chaise, la m�me p�nombre, le m�me silence.Bon Dieu, si seulement j'avais essay� de communiquer avecelle comme j'essaie de le faire avec Toi !

Et je reviens � la maison, souriant, faisant semblant. — O� �tais-tu ?— � c�t�, � l'�glise.

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C'est si facile de r�pondre. Aid�e par sa consœur, son associ�e au cabinet m�dical,

�lisabeth r�ussit � me convaincre. Non, elle ne me convaincpas, je me laisse faire, je ne dis rien, j'accepte et me laisseconduire en maison de repos, � Meudon.

J'y passe tout le mois d'ao�t. Une visite surprise, celle deG�raldine ! Merci G�raldine !

Merci � tous, �a va mieux !

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Coupable ?

Septembre 1998. Je reprends ma mission pharmaceutiquepour la finir en d�cembre. Reprise ? Pourquoi reprise ? Je n'aipas arr�t� ! S'est-il pass� quelque chose ?

J'inscris S�verin au golf de Forges-les-Bains, dans le d�par-tement de l'Essonne, pour un stage d’un an en internat � l’�coleLeadbetter, celle qui enseigne les m�thodes qui firent de bonsgolfeurs : Nick Price, Nick Faldo…les meilleurs ? Le�ons degolf tous les matins, parcours libres l’apr�s-midi. Salle �manger commune pour les huit stagiaires, chacun y pr�parantson repas. S�verin pr�f�re d�jeuner au restaurant du club-house,ce qui me vaut quelques explications avec la patronne � causede son comportement. Explications aussi avec le responsable dela gestion des locaux qui demande r�paration, au moment dud�part de S�verin, pour des soi-disant d�g�ts dans sa chambre.

Chaque mois, S�verin revient voir le Docteur Y. et chaquesemaine je passe un moment avec lui � Forges-les-Bains. Letemps d'un caf�…ou d'un swing.

� la fin du stage, nous d�cidons de ne pas reprendre S�verin� la maison. Il faut que je remette un peu de distance entre lui etmoi. J'ai le douloureux sentiment d'�tre coupable, m�me si toutle monde veut me persuader du contraire. Ne me dit-on pas celapour ne pas compter un malade de plus ? J'ai beaucoup de mal �me lib�rer de plusieurs questions : ai-je su comprendre les tropfr�quentes taquineries de S�verin envers son petit fr�re, quandcelui-ci n'avait que trois, quatre ou cinq ans ? Ai-je assezr�fl�chi avant de le laisser s'embarquer dans un cursusuniversitaire long, � la facult� d'Orsay, sans aucune pr�paration,

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aucun accompagnement ? N'ai-je pas ind�ment �cart� sonattrait pour le sport en privil�giant une formation sup�rieureclassique, si classique pour moi ? Ne devions-nous pas jus-tement le garder pr�s de nous, � ce moment o� il disait vouloir'refaire sa vie ailleurs' ? N'�tait-ce pas exactement cettedemande qui traduisait un mal-�tre d�j� ressenti ? Et cecertificat m�dical l'exemptant du service militaire, ne laissait-il pas supposer que notre s�paration avait jou� un r�le ? Etl'�vocation du soi-disant 'p�re tr�s brillant' ? C'est s�r, ellevoulait nous d�signer, me d�signer, moi, comme responsable.

Non coupable ? Faudra-il vraiment que je m’y fasse ?D�s la fin juin 1999 S�verin occupe donc la chambre du

sixi�me �tage attach�e � l'appartement de Papa � Paris, rueJoseph Bara. Papa est d�j� en maison de retraite mais l'appar-tement est occup� par mes ni�ces, les filles de Simone – thenumber three. Je prends pour S�verin un abonnement d'un anau golf de La-Queue-les-Yvelines.

Pour lui permettre de parcourir ces quatre-vingt kilom�tresaller et retour plusieurs fois par semaine, j’ach�te la vieille 205de l’ex-belle-m�re d’�lisabeth qui, � plus de quatre-vingts ans,a d�cid� de ne plus conduire et l’a dit � son petit-fils Pierre, lesecond d’�lisabeth. Dix ans d’�ge, dix mille kilom�tres, dixmille francs, n’ayant toujours fait que Paris - �vreux,�vreux - Paris, avec garage � Paris et � �vreux, c’est unevoiture, pas une carcasse.

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Retour aux sources

Apr�s la veille concurrentielle pour la pharmacie, une autremission m'est propos�e par les deux dirigeants de la soci�t�NOVACTION qui avaient �t� mes collaborateurs au temps o�j'�tais D�l�gu� aux Relations Industrielles � Limoges. Renvoid'ascenseur ! Cette mission consiste � faire, principalementpour le centre de recherches EDF des Renardi�res � Moret-sur-Loing, mais aussi pour GDF, la compilation d'informations dans lecadre de contrats de veille technologique. Intelligence �cono-mique cette fois encore ! Jusqu'en d�cembre 1999, ces com-pilations et synth�ses me sont demand�es � un rythme soutenu :

La Gestion Technique des B�timents (GTB) ; les maisons hi-tech et l'immotique ; la biomim�tique, le confort thermiquecalcul� par des r�seaux neuronaux en fonction de l'utilisation desoccupants ; le contr�le actif du bruit ; les b�tons chauffants ; lesapplications des mousses m�talliques r�ticul�es comme �chan-geurs de chaleur ; les piles thermioniques et leurs applicationsdans les syst�mes de refroidissement pour leurs hautes qualit�sde pr�servation de l'environnement ; l’utilisation des r�seaux depuissance comme boucles large bande ; la tarification de l’�lec-tricit� en temps r�el – RTP, the Real Time Pricing –; les capteurs� gaz, etc…

Il faut ratisser large et pr�parer des rapports concis. J’y passedes jours et des nuits. Les rapports contiennent quatre ou cinqchapitres, chacun �tant une synth�se de dizaines d’articlesenti�rement transcrits mais aussi analys�s, r�sum�s, illustr�s etcomment�s. Je fais en moyenne deux rapports par mois.

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Ce travail est enrichissant et me donne envie de laisser librecours � ma cr�ativit�. Tous ces travaux, men�s par des entre-prises, des universit�s et des centres de recherche, me laissentpenser aujourd'hui que la maison de demain ne sera plus unecarcasse de pierre, de b�ton, de brique ou de bois, un clone demaison auquel un architecte cherchera � ajouter un peu d'intel-ligence, mais qu'elle sera d'abord le dessin de sa propreintelligence et surtout de celles des occupants, une multituded'intelligences abrit�es par les mat�riaux que lui, l'architecte,saura choisir depuis longtemps dans le vaste champ du d�velop-pement durable.

— Des clones de maisons, n'importe qui saurait te lesconstruire Bruno, mais pas de celles qui ont une �me, diraitmon fr�re Matthieu, architecte 1.

Et demain, des clones d'intelligence ?

C’est au cours de ce travail que je deviens aussi accroc desterres rares, ces dix-sept �l�ments naturels, des corps simplesqu’on appelle aussi les Lanthanides.

Contrairement � ce que leur nom laisse croire, les terresrares sont tr�s r�pandues dans la nature, mais en tr�s faiblesconcentrations. Pour fixer les id�es, leur quantit� sur la Terreest du m�me ordre de grandeur que celle des m�taux usuelscomme le cuivre, le zinc ou l'aluminium. Mais plus rares ellessont, plus l'envie de chercher m'excite.

On exploite depuis un si�cle et demi leurs propri�t�s pyro-phoriques, c'est-�-dire leur capacit� de s’enflammer sponta-n�ment � l’air lorsqu’elles sont lib�r�es en tr�s fines particules,l'application la plus populaire �tant la fabrication des pierres �briquet.1 R�f : L'�me des maisons des Alpes, de Matthieu Leclerc du Sablon et al.,

�ditions Ouest France et, de Matthieu encore, � para�tre dans la m�me col-lection, L'�me des maisons d'Auvergne.

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On les utilise aussi comme catalyseurs dans l’industriep�troli�re et dans les pots catalytiques des automobiles ainsique comme agents de polissage dans l’industrie verri�re.Depuis peu, on en ajoute au gazole pour diminuer les fum�es�mises par les moteurs diesel en �liminant par combustion lescompos�s poly-aromatiques et canc�rig�nes de leurs fum�es– polycycliques et carcassog�nes. �a n'est pas trop t�t !

Mais les applications les plus r�centes, et aussi les plusspectaculaires, sont celles qui exploitent leurs propri�t�s anti-r�fl�chissantes et leurs propri�t�s luminescentes. Beaucoupd’entre elles ont donn� naissance � des produits � tr�s fortevaleur ajout�e. Leurs apparitions plus tardives tiennent auxdifficult�s d’obtention de produits de tr�s grande puret�, n�ces-saire pour la fabrication d’alliages � compositions tr�s pr�cises.On en attend beaucoup pour la fabrication de diodes lumi-nescentes qui remplaceront avantageusement les lampes �incandescence, trop gourmandes en �lectricit�.

Et ne verra-t-on pas, dans un futur proche, toutes nosvoitures climatis�es par des ensembles magn�to-r�frig�rantsrotatifs � tr�s faible consommation d'�nergie gr�ce au Gado-linium, cette terre rare connue pour avoir, � temp�ratureordinaire, l’effet thermomagn�tique le plus �lev� de tous lesmat�riaux, c’est � dire s’�chauffer si on la place dans un champmagn�tique, et se refroidir si on l’en retire ? Dop�e avec leSilicium et le Germanium, ne formerait-elle pas un alliage �effet thermomagn�tique g�ant, favorable � nos carcassesfrileuses ?

Les travaux men�s sur ces th�mes depuis une vingtained’ann�es aussi bien dans les universit�s et les grands laboratoirespublics que dans les entreprises industrielles donnent lieu chaqueann�e � la cr�ation de centaines de start-up. Ils ont denombreuses interactions avec les travaux d'entit�s sp�cialis�esdans de nombreux autres domaines comme la biologie m�dicale,

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la micro-informatique, les t�l�communications, l'acoustique,l'environnement et la d�pollution, et beaucoup d'autres sp�cia-lit�s encore. Ceci d�montre bien l'�vidence de l'�troite inter-action entre les diff�rents domaines de la connaissance, et surtoutcelle du vertigineux potentiel de d�couvertes qui d�coule dum�lange des sciences de la mati�re, de la vie, de l'�nergie, de lacosmologie, du num�rique, des communications…

Cette interdisciplinarit� �tait une r�gle de conduite dans montravail de D�l�gu� aux Relations Industrielles des R�gionsLimousin et Poitou-Charentes, de 1975 � 1980. J'en parlerai plusloin.

L'interdisciplinarit� n'aurait certes pas permis de pr�voir lelieu et la date du s�isme qui a secou� le sous-continent indien etprovoqu� le tsunami du 26 d�cembre 2004, pas plus que lestemp�tes qui ont ravag� la France les 27 et 28 d�cembre 1999.Mais elle permet � coup s�r d'�tablir des plans de pr�caution etde prendre les dispositions pour r�duire l'ampleur des effets descatastrophes.

Plus d'interdisciplinarit�, plus de pr�cautions, et plus depr�cautions, moins de carcasses.

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�changeJ’ai plant� un petit p�cherPour ses fruits jaunes et sucr�sTout l�-bas au fond du jardin.Et aussi trois jeunes figuiers.Ses fruits tordus iront pleurerChez nos amis et voisins.

Sur la terrasseD�s que le soleil revientQuand tu m’embrassesJe suis bien

Il ne reste qu’un cerisierDont les rouges boucles d’oreillesAttendent nos petits-enfantsTandis que le chasselas dor�Montrant sa couleur sur la treilleR�galera aussi les grands.Il n’y a d�j� plus de prunierCar la furie de la temp�teN’en a plus laiss� que la soucheTout pr�s de celle du pommier.Bon Dieu faites que le vent arr�teQue tous nos beaux arbres se couchent.Et que dire du grand poirier ?Il est infest� de vermine.C’est par grand nombre qu’on ramasseSes fruits pour l’aspergeraie.Pendant que sa vie se termineDe sa balan�oire on en fasse !Son rempla�ant, c’est l’olivier.J’aime son huile chaude et belle Et l’�talerai sur tes joues.Pour ta bouche un' fleur d’orangerVaut bien la douce odeur de mielD’un tr�s gros baiser dans le cou.

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Tu vois bien que tous les rosiersSont si fleuris que leurs p�tales�tal�s sur le gazon, l�,Entre les bouquets de lauriersL’�t� � la belle �toileFeraient le meilleur matelas.En attendant, le tulipierEt ses fleurs velout�es et blanchesQui ressemblent � des calicesCachera le mirabellierDont les basses et fr�les branchesLaissent aux voisins leur malice.Pourquoi �carter les racinesD’un po�me sur le jardin ?Il est vrai que la rime en ierSur laquelle les vers se terminentAurait voulu qu’� la finJ’�voque la mort du palmier.C’est pareil pour l’abricotier.Il �tait mort. Mais par hasard� Poussan un jour je d�couvreUne racine de cognassierQui par son allure de renardDes tr�sors souterrains nous ouvre.J’ai abattu le cerisier.Et tant pis si on le regretteMais je l’ai remis � l’enversAu fond d’un trou, sous le poirier.Je l’ai sculpt� selon ma t�teJaponais, ou qui en a l’air.Le plus important, les bambousQui nous prot�gent des FitouSont l�gers. J’en mettrai surtoutPr�s du sable et dans les cailloux.Maintenant je t’embrass' partoutComme on aime quand on est fou.B.

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Sculpture dans le jardin

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Patience, patience !

Je rends visite � Papa aussi souvent que possible, � laMaison Marie-Th�r�se en haut du Boulevard Raspail. Suite �ses trop nombreuses fugues, il a �t� transf�r� de sa grande etbelle chambre jusqu'au Foyer Soleil d'o� il n'est pas possible desortir seul mais o� sa chambre est plus modeste. Nous sommesle mercredi 21 juin 2000 apr�s-midi. La porte d’entr�e estblind�e et lourde, mais vitr�e. De l’ext�rieur, avant d’entrer, jevois un p�re retrait�, �g�, pr�t � pousser la porte de l’int�rieur et� sortir. Pour l’aider et le laisser passer, je saisis la poign�e ettire la porte vers moi. Il passe tout en retenant la porte pour melaisser passer derri�re lui.

— Bonjour mon p�re.— Bonjour Monsieur, merci bien.Je m’engage pour entrer, laissant un instant la main sur la

porte pendant sa fermeture. Mais le brave cur�, soucieux sansdoute de ne pas laisser s’�chapper les calories de la maison,repousse fermement la porte derri�re lui, for�ant le groomautomatique avant que ma main ne soit retir�e. Cette fois, c’estla derni�re phalange du m�dius gauche qui reste pinc�e. Doncune phalange plus loin qu’avec la tondeuse qui n’avait coup�que les avant-derni�res phalanges du m�dius et de l’annulaire.Je continue d’avancer vers le bureau d’accueil, en tirant mondoigt un peu fort pour le d�gager de la porte.

— Bonjour, je viens voir Papa.— Bonjour Monsieur, allez-y, il est l�-haut.Cinq secondes… et c'est une douleur atroce. L’ongle est

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presque enti�rement arrach�. Une tra�n�e de sang traverse lestrois m�tres de moquette qui s�parent la porte du bureaud’accueil. Je ne demande plus Papa mais l’infirmi�re, et m’as-sieds. Elle vient avec sa trousse et ne peut rien faire de mieuxque poser un pansement provisoire et me conseiller d’aller auplus vite � l'h�pital.

J’ai l’id�e d’essayer un h�pital que je ne connais pas encoreet qui a l’avantage d’�tre pr�s de chez moi, l’h�pital militairePercy � Clamart. On m'avait dit que depuis peu il acceptaitaussi les civils.

Je demande � l’h�tesse d’accueil et � l’infirmi�re de ne pasparler de ma visite � Papa et reprends la voiture pour Clamart.Je trouve une place sur le parking de l'h�pital et me dirigerapidement vers un panneau o� je vois �crit URGENCES. Je neraconte pas les d�tours, les portes – � non, pas les portes � –, lesfaux aiguillages avant d’arriver devant un bureau surmont� dela pancarte URGENCES. Une femme en blouse blanche medemande ce que je viens voir. � M’�tais-je tromp� decin�ma ? � Je soul�ve ma main gauche un peu plus haut. Elleme demande alors de m’asseoir en salle d’attente. Il est 16heures et il y a quelqu’un avant moi. �lisabeth doit �tre � sonbureau. Je l’appelle. Elle devait me rejoindre ce soir pour�couter Amandine et la chorale de la Sorbonne chanter dans lacour du S�nat pour la F�te de la Musique. Comme d’habitude,elle d�cide d’interrompre ses consultations pour me traiter enpriorit�. De Suresnes � Clamart, on roule assez bien l’apr�s-midi. Elle arrive un peu avant 17 heures et me trouve en salled’attente, avec l’autre personne et une troisi�me. Vers 17 heures30, une infirmi�re me conduit dans une petite salle de soins,d�fait mon pansement et d�cide d'appeler un chirurgien. Nousnous rasseyons en salle d’attente. Une heure. �lisabeth tentequelques perc�es dans les salles voisines mais ne trouvepersonne. Sauf dans une salle. Ils sont tous l�, en blouse

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blanche, devant un poste de t�l�vision, regardant le matchFrance – Pays-Bas de l'Euro 2000 au Stade de France. O� enest-on ? Premi�re ou deuxi�me mi-temps ? Le match ne fait quecommencer. La gent m�dicale se disperse vers 19 heures 30 etun interne vient chercher le patient qui �tait avant moi.(Nouvelle d�finition pour Michel Laclos, en huit lettres : � Onpeut y �tre patient et impatient. �)

20 heures 30, c’est mon tour. Petite salle de soins, onred�fait le pansement.

— Oh, mais c’est que vous vous �tes bien arrang�, je vousenvoie en radio. Revenez me voir apr�s.

Fracture ouverte de la phalange. Nous redescendons voirl’interne. Il confectionne une attelle, fait un nouveau pansementet me demande de revenir vendredi apr�s-midi en chirurgie.Il est 22 heures 30 et nous rentrons � la maison avec nos deuxvoitures.

Mauvaise soir�e : �lisabeth est en col�re contre l'h�pital etfurieuse de ne pas avoir entendu la chorale d’Amandine chanterCarmina Burana et des extraits de West Side Story, et moi j'aimal.

Je reviens � Percy vendredi � 14 heures. Tr�s attentif � lasignalisation, je r�ussis � m'asseoir en salle d’attente dechirurgie… en moins d'une heure. Mais je retiens, pour le jouro� je n’aurai plus de travail, de rencontrer le directeur del’h�pital et de lui proposer mes services pour un projet designal�tique hospitali�re. Un jeune chirurgien me prend encharge, un aspirant. Il accroche la radio sur la platine lumi-neuse, la regarde un moment, d�fait le pansement, soul�vel’ongle rest� attach� � un bout de chair et me demande quandc’est arriv�.

— Mercredi apr�s-midi.Il se met en col�re.

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— Mais Monsieur, dans un cas pareil, on n’attend pas deuxjours, on vient tout de suite en chirurgie, m�me la nuit. Un truccomme �a, �a doit �tre op�r� dans les heures qui suivent.

Pour le calmer, je raconte les faits depuis mercredi. Il changede ton et devient m�me sympathique. Je comprends en levoyant op�rer que l’ongle est un morceau compliqu� de lacarcasse. Sous l’ongle, il y a une matrice ; sous la matrice, il y ale muscle, puis l'os, sans parler des nerfs. Il faut enleverl’ongle, d�couper la matrice, recoudre le muscle, recoudre lamatrice par-dessus et attendre quatre � six mois que le nouvelongle pousse. Mais avant, il faut r�duire la fracture. Onm’anesth�sie localement. Je peux donc discuter en le laissanttravailler avec sa caisse � outils. De Lieutenant de Vaisseau deR�serve � Aspirant, �a n’est pas interdit de se parler ! Je luiparle de signal�tique. Dans le mille !

— �a c’est une tr�s bonne id�e, il faut absolument que vousen parliez au Colonel Directeur de l’h�pital.

La carcasse �tant en voie de r�paration, je sors de l’h�pitalavec un doigtier au majeur gauche et bien content de ma touchecommerciale qui, si elle prend, fera � coup s�r des petits.

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Trop, c'est trop !

S�verin reste � Paris jusqu'� l'�t� 2000 mais Ivan, qui habiteun studio situ� � deux cents m�tres de notre maison, voudrait serapprocher de son IUT. Je loue pour lui un autre studio, rue dela Convention, minuscule, et S�verin vient prendre sa place �Clamart en septembre.

Son allocation de ch�mage �tant arriv�e � �ch�ance et sonRMI d�j� suspendu, il est devenu urgent de le d�clarer invalide.S�verin est alors d�clar� inapte par la COTOREP.

Pour les explications d�taill�es, tapez www.cotorep.fr etcliquez sur l’onglet [ �ROTIQUE ], v�rifiez que vous �tes bienmajeur – le texte de la loi s'affiche � l’�cran – et surfez. Surfezencore, quelques minutes, quelques images…! Maintenant tirezle rideau, ne gardez qu'une petite lampe allum�e et allongez-vous sur le tapis. Laissez vos bras reposer sur le sol et pliez ungenou. Relax… Fermez les yeux, �coutez le silence… En r�ve�veill�, maintenant, d�lirez :

Vous �tes malade, vous habitez Pau, vous revivez votredernier s�jour en clinique psy et vous gardez en m�moire –vous les avez devant les yeux – les deux jolies infirmi�res quis'occupaient de vous, leur visage souriant, leurs seins, leursjambes… Mais vous, malade, vous n'avez jamais eu de rapportavec une fille. C’est r�serv� aux autres, � les pas malades �.Vous vous masturbiez mais �a ne marchait pas parce qu'onvous drogue. D'ailleurs vous n'essayez m�me plus. Et vous avezun couteau, ou assez d’argent pour acheter une arme…

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Trop, c’est trop. � Pau, il y a une maman qui pleure : malgr�tous ses efforts, elle n’a trouv� personne pour l’aider � fairehospitaliser son fils avant qu'il ne devienne un meurtrier.

Furieux, je fais visiter le site web de la COTOREP par uneamie fonctionnaire de la DDASS des Hauts-de-Seine. On verrabien…?

�change

O� vas-tu petit bonhommeAvec ton panierRempli d’escargots

Je vais au villageFaire gagner des courses� mes escargotsLe prix de BourgogneVa r�compenserLes gros escargots

Celui des CharentesDonne des m�daillesAux p’tits escargotsEn fin de journ�eMontent au podiumLes trois escargotsLes plus valeureux� la Saint M�dardJe vais au villageAvec mon panierEt mes escargots

B.

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Tout baigne !

S�verin continue de jouer au golf � La-Queue-les-Yvelines,mais moins r�guli�rement, au point que je ne l'inscris plus dansaucun club, ni pour la saison 1999-2000, ni pour 2000-2001. Ilva o� il veut : au Golf National, � Saint-Aubin, � Gif-sur-Yvette, � Saint-Cloud…et au cin�ma.

Et brusquement, changement de cap, son vrai sport c’est leski. Le golf, c'est impossible, jamais il ne sera pro. Mais en ski,attention ! Il demande � s'inscrire � un stage de six mois auxDeux-Alpes, du 15 janvier au 13 juillet 2001, stage propos� parun des entra�neurs qu'il avait connus � Brian�on. Je craque,mais sa m�re peut l'aider. G�raldine en profite pour venir avecson fianc� occuper le studio de Clamart. Tout s'organise, toutbaigne : merci Seigneur d’avoir fait un monde � l'agencement sifacile !

En janvier, S�verin a une neige abondante et extra, le glacierde Mont-de-Lans offre des descentes de r�ve et il fait beau :que des bonnes nouvelles.

Samedi 10 mars 2001. �lisabeth est � la clinique, op�r�e parmastectomie en d�but de semaine. Elle doit sortir demain et jelui ai promis de passer l'apr�s-midi pr�s d'elle. G�raldine etTanguy m’invitent � d�jeuner. Ils paraissent tous les deux enforme, et amoureux.

Je les quitte vers 15 heures. En mars, je dois tailler la vigne.La maison est � deux cents m�tres – la m�me distance que dansl'autre sens – sur le m�me trottoir. Pas une rue � traverser. Il faitfroid, le temps est � la neige. Je porte un vieux jean, des

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chaussures us�es et mon parka rouge neuf et doubl�. Clamartest d�sert. Le trottoir est mouill� et sale. Les poubelles d�bor-dent. Les �boueurs ne sont pas encore pass�s. Je suis presquearriv� � la maison, la grille est � dix m�tres. Je mets la maindans ma poche pour en sortir mes clefs. Un couple, dans lacinquantaine, marche vers moi, sur le m�me trottoir. Je l�veles yeux, peut-�tre des connaissances ?

Splasshh ! Plaqu� au sol d’un seul coup, je tombe de toutmon long � plat ventre, droit comme un piquet qu’on abat d'uncoup de masse. M�me au rugby, je n’ai jamais vu d'aussi parfaitplacage. � la t�te, aux �paules, aux coudes, aux genoux, j’aimal partout. Du sang coule sur mes v�tements.

Allong� sur le trottoir, je regarde mes pieds : les deux che-villes sont tenues serr�es l’une contre l’autre par une boucle demati�re plastique, un anneau de cerclage du type de ceux qu’onvoit autour des bourriches d’hu�tres, bleu. Un anneau d'� peinetrente centim�tres de diam�tre. Je comprends tout de suite :pendant que je levais les yeux pour reconna�tre les gens venantvers moi, j’ai march� sur le bord de cette boucle. Elle s’est rele-v�e sous le poids de mon pied droit et le pied gauche est entr�dans la boucle redress�e. Les deux pieds ont �t� pi�g�s, ligot�s.

Le couple arrive vers moi. Ils vont bien m’aider � relever macarcasse ! Non, voil� qu’ils traversent la rue ! Je n'y crois m�mepas !

Je finis d’atteindre la maison en rampant, escalade les douzemarches en rampant et sonne. Amandine m’ouvre. Je m’assieds,�te le parka dont le coude est d�chir� et aussi le jean, trou�. Jesaigne du front, du nez, du coude et du genou droits. Je nerejoins �lisabeth � la clinique qu'en d�but de soir�e. Dimanchematin nous apprenons que Max, son premier petit-fils, est n� �minuit � l'h�pital de S�vres. Mia va bien, elle est ravie etPierrick est tr�s heureux aussi. Nous avons h�te de voir ce petitbout de carcasse franco-cor�en !

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S�verin est s�rement sur les skis, s’entra�nant au slalom, � ladescente ? Pas de nouvelles. Mais cette ann�e, la surprise du 1er

avril n'est pas un poisson : S�verin d�barque � la maison,�courtant son stage de ski de deux bons mois. � peine bronz�, �croire qu'il n'avait pas vraiment ski� ou qu'il n'y avait pas eu desoleil. Il a laiss� presque toutes ses affaires � l'h�tel et en estparti sans pr�venir, en pleine nuit.

— Il n'y a que le golf qui m'int�resse.Mais ici, � Clamart, son studio est occup� par G�raldine et

Tanguy. Nous le reprenons � la maison, le temps que lesamoureux trouvent un autre logement.

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�change

C’est du vent�a se vend Trois fois rienVendrediJe te disJe t’aime

B.

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Encore un tour !

S�verin reprend le golf, se r��quipant chez D�cathlon avecune demi-s�rie de clubs et un sac, mais sans abonnement. Il vajouer au Golf National � Saint-Quentin-en-Yvelines, � Saint-Aubin et sur d'autres parcours de la r�gion. Il s'inscrit pourplusieurs Grands Prix et r�ussit de bonnes cartes, faisant m�mepremier au Grand Prix du Coudray.

En ao�t 2004, sa m�re vient habiter Clamart pour se rap-procher de lui et l'aider : l'emmener de temps en temps aurestaurant, mettre de l'ordre et de la propret� chez lui,l'accompagner aux golfs, partir en promenade dans les bois etjardins alentour, aller au cin�ma…

Mais petit � petit ce logement devient une prison. S�verinn'en sort presque plus, se l�ve � midi pour s'asseoir devant lat�l�, ne veut plus que sa m�re s'occupe de lui. Je lui demandepourquoi et il me r�pond, sans h�siter : � Je n'ai pas besoind'une infirmi�re. �

Il vit en sauvage. Je voudrais le faire hospitaliser de nouveaumais ni lui ni sa m�re n'en acceptent l'id�e.

Nous cherchons alors quelqu'un pour tenir un r�le dem�diateur et faisons venir un m�decin g�n�raliste de Vanvesauquel nous avons expliqu� la situation. Bien que sceptique, ilvient chez S�verin, parle avec lui puis avec nous et recom-mande � S�verin de le rappeler sous quarante huit heures pourconvenir d'un prochain rendez-vous. Rien ne se passe jusqu'aumatin o� le propri�taire m'appelle pour me dire qu'il y avait eu� des probl�mes � : S�verin s'�tait mis � crier, dehors, en pleine

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nuit, r�veillant tout le voisinage, � d�brancher les grandesbouteilles de gaz pos�es dans la cour, au point que des voisinsl'avaient alert�. Je lui recommande de se rendre au commis-sariat de police pour dire que son locataire devenait dangereux,pour les autres et pour lui-m�me. Il le fait, mais la r�ponse despoliciers est n�gative : � D�sol�s, nous ne pouvons intervenirqu'en flagrant d�lit. �

Je demande de l'aide aux pompiers, au SAMU, mais en vain.Je d�cide alors, seul, de faire hospitaliser S�verin, mais les

moyens me manquent. L'UNAFAM 1, dont je suis adh�rentdepuis des ann�es, ne sait pas comment m'aider. �lisabeth etmoi finissons par trouver l'adresse d'une association, SOS PSY,qui accepte d'intervenir. Encore faut-il agir non seulement dansla l�galit�, mais aussi avec ruse, S�verin ayant assez souventaffirm� que jamais plus il ne verrait un psy.

Pour la l�galit�, il suffit d'une ordonnance prescrivant uneconsultation � l'h�pital. Pour la ruse, je donnai les consignes.Le m�decin viendrait � midi � l'adresse de S�verin, avec uneambulance et deux ambulanciers muscl�s. L'ambulance reste-rait dans la rue, � quelques dizaines de m�tres. Je m'approche-rais du logement de S�verin pour v�rifier que les volets sontencore ferm�s. J'appellerais alors le m�decin et les ambulan-ciers en leur demandant de rester cach�s dans le coin de la courpour ne pas �tre visibles de la porte d'entr�e. Je frapperais � laporte en disant � c'est Papa �. S�verin m'ouvrirait. Je feraisaussit�t entrer le psy en disant � S�verin qu'il m'accompagnaitaujourd'hui et, sachant qu'il ne serait encore qu'� moiti� r�veill�,la suite pourrait �tre improvis�e selon les circonstances.

Tout se passe comme pr�vu. Le psy demande � S�verin,encore en slip, de s'asseoir. Il d�gage un autre si�ge desv�tements qui y tra�nent, s'assied, parle � S�verin une ou deuxminutes, r�dige une ordonnance d'hospitalisation et lui1 Union Nationale des Amis et Familles de Malades Mentaux.

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demande de s'habiller. S�verin commence par prendre unedouche – une demi-heure – et finit par se pr�senter habill�. Lesinfirmiers entrent et S�verin se laisse conduire tranquillementjusqu'� l'ambulance. Il parait plut�t soulag�. D'ailleurs il meconfirmera, quelques jours apr�s, que ce transport enambulance lui avait fait du bien, rien que le transport.

Je suis l'ambulance jusqu'� l'h�pital Paul Guiraud, �Villejuif. C'est 'l'h�pital de secteur'. Je r�gle le psy et l'ambu-lance et ils me laissent avec S�verin. Leur mission est termin�e.Pas la mienne.

Attente d'un m�decin, recherche d'une chambre disponibledans le pavillon du secteur de Clamart, mais sans succ�s,r�daction et signature de la demande d'hospitalisation par untiers – la DHT, je connais – et finalement d�couverte, dans unpavillon sale et lugubre, d'une chambre absolument inhos-pitali�re � partager avec un autre pensionnaire – � l'air lugubreaussi.

Il faudra une dizaine de jours pour obtenir le transfert deS�verin dans le pavillon destin� aux clamartois et y retrouver lem�decin psychiatre du CMP de Clamart que S�verin avait d�j�eu � rencontrer, des ann�es avant.

Bravo, la sectorisation de la psychiatrie ! Vous avezconnaissance d'un m�decin psychiatre hospitalier, tr�sr�put� pour sa comp�tence sur la schizophr�nie, mais il exercedans la rue d'� c�t�, dans la commune voisine… et �a n'est pas'votre secteur' !

[— Circulez !]Sa m�re et moi alternons les visites pendant les six semaines

d'hospitalisation. L'�quipe soignante est remarquable depr�sence aux patients, d'attention et de d�vouement mais il esttr�s difficile d'obtenir des informations de la part du m�decin.�a ne devient possible que dans les derniers jours et seulement

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apr�s avoir beaucoup – beaucoup – insist�. Toutefois, d�s latroisi�me semaine, S�verin semble beaucoup mieux. Nousallons ensemble � la caf�t�ria et l� son discours est plus pos�,plus coh�rent, plus positif. Il demande des nouvelles des uns etdes autres, de son fr�re Ivan surtout, qui r�ussit. Il voudraitl'encourager.

�changes 1

Peindre d'abord une cage

Et puis attendre que l'oiseau entre

S'il entre c'est gagn�

Prendre dans son plumage

Tout doucement

De quoi signer

Et si l'oiseau peint lui-m�me sa cage

Avec quoi signera-t-il ?

Mais il peut encore chanter

Faire doucement r�sonner

Les barreaux de sa cage dor�e

L'harmonie est mouvement

Chante l'oiseau !

B.

1 Certains vers de ce po�me sont de Jacques Pr�vert, recueil 'Paroles'

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On refait surface ?

Cela fait quinze mois que S�verin a quitt� l'h�pital. Ayantmoi-m�me �t� suivi par un psychiatre, le Docteur Z, depuis lad�pression qu'avait engendr� la faillite de T�L�TAM en 1998, jelui avais t�l�phon� pour un nouveau rendez-vous et obtenu sonaccord pour que S�verin se substitue � moi. Il voulut bienessayer, puis continua. S�verin accepte maintenant de prendrer�guli�rement ses m�dicaments et dit avoir pris conscience quec'est une n�cessit� permanente.

Sa voiture devient une �pave : plus de serrure, ni � laporti�re conducteur ni au coffre, des bosses partout, des pare-chocs brinquebalants, un r�troviseur arrach� et beaucoup dekilom�tres avec moins d'entretien moteur que le minimumacceptable. � sa sortie de l'h�pital Paul Guiraud, comme pourmarquer ce moment, je remplace sa 205 par une Citro�n Xsaraen parfait �tat. S�verin est tr�s content et en prend soin. Sam�re et moi reprenons aussi pour lui une carte d'abonnement augolf de Saint-Aubin.

Ce mois d'octobre il me propose de participer � une comp�-tition pour faire �quipe avec lui et un autre joueur du club.J'accepte, s'agissant d'une comp�tition en scramble, c'est-�-direo� chacun joue sa balle de l'endroit o� est plac�e la meilleureballe de l'�quipe. Pour simplifier, on dit � trois balles, meilleureballe �.

N'ayant plus la force de taper des longs coups, je peux, sansp�naliser mes co�quipiers, me contenter de ne jouer que lespetits coups d'approche pr�s du green et les puttings sur le

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CARCASSES... MAIS AIM�ES !

green. Au trou 17, nous sommes � 2 sous le par, commel'�quipe qui nous pr�c�de. Il nous semble que l'�quipe gagnantesera probablement l'une de nous deux. Au d�part du 18 – ledernier trou –, un long par 4, nous constatons que les autresfont +1, c'est-�-dire bogey. Pour gagner, il nous faut doncabsolument jouer dans le par, ou mieux, r�ussir un birdie, c'est-�-dire le par -1, un par 4 en 3 coups. S�verin et notre co�qui-pier font un excellent d�part, � plus de deux cents m�tres. Audeuxi�me coup, il reste cent cinquante m�tres pour atteindre legreen. Ils jouent tous les deux mais l'un met sa balle cinquantem�tres � droite du green, l'autre cinquante m�tres � gauche.Autant dire que c'est fichu pour le birdie et m�me tr�s com-promis pour le par. Nous ne serons pas gagnants. Je demande �S�verin de me pr�ter son bois 3.

— Papa tu vas pas faire �a, �a fait des ann�es que t'as pastouch� un long club !

— Laisse, on a rien � perdre !D�contract�, je tape mon seul long coup du parcours et place

ma balle plein green, � trois m�tres du drapeau. Ils �clatent derire et manquent m�me de s'effondrer sur le green quand, auputting, ma balle s'arr�te � un centim�tre du trou, laissant lebirdie nous �chapper. � un cheveu ! Mais, gr�ce � ce par mira-culeux, nous gagnons.

De retour au club-house, nous apprenons que les autres ontbluff� : ils n'�taient pas � –2 au d�part du 18, mais � +5. Je leurdis : � Merci, gr�ce � vous j'ai jou� et r�ussi un long coup. �

Nous recevons chacun, en r�compense, un beau pull �l'insigne du club.

Cette belle histoire ne fait que commencer.Passant l'apr�s-midi au club-house pour attendre que toutes

les �quipes aient termin� leur parcours avant la remise des prix,je peux constater � quel point S�verin est connu et appr�ci� parles autres membres du club. Les � bravo S�verin ! � fusent. Les

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demandes de conseils aussi. S�verin est � l'aise, tutoyant les unset les autres, hommes et femmes, ayant des mots dr�les et enm�me temps sympas, pas b�cheur. De table en table, il se laisseoffrir un caf�, ou en offre. � l'un il dit : � Tu vois, je t'ai tou-jours dit que tu jouais avec des clubs trop lourds �, et � l'autre :� Terrible, ton drive au trou N� 6 ! �

Finis les coq-�-l'�ne, les salades de mots, les discours philo-sophico-scientifiques ou mystico-philosophiques totalementparalogiques, les comportements excessifs appuy�s d'expres-sions herm�tiques et de m�taphores obscures, c'est S�verin,comme lorsqu'il jouait au foot au PO, pr�sent, communicatif,prenant visiblement plaisir � la relation � autrui, tenant despropos sens�s et appropri�s.

Est-ce gagn� ? Depuis quelques semaines, il revient plussouvent � la maison, s'invitant � d�ner. Il se produit chaque foisquelque chose d'aussi inexpliqu� qu'inattendu : S�verin raconteses d�lires. Il explique par exemple � quel point �a lui �taitinsupportable de voir telle ou telle s�quence lors d'une �missionde t�l�vision, partant du fait que lui, S�verin, �tait person-nellement pris � parti par le pr�sentateur qui le voyait, luiparlait et s'en prenait � lui. Il lui �tait m�me arriv� de quitterson appartement, la nuit, et de partir en voiture, tr�s vite, tr�sloin, pour n'�tre ni vu ni poursuivi. Il nous rappelait aussi cettesc�ne quand nous d�jeunions au soleil sur la terrasse, chez monfr�re Jean, dans son hameau de Savoie. Un homme �tait en trainde faucher un champ, de l'autre c�t� de la vall�e, � des kilo-m�tres. Cet homme s'arr�tait de faucher de temps en temps et setournait vers la vall�e, peut-�tre pour pisser. Et S�verin l'enten-dait lui parler, lui dire des grossi�ret�s, des trucs insupportables,il �tait m�me convaincu que l'autre devinait ses pens�es. �a luiavait coup� l'app�tit et g�ch� l'apr�s-midi. Et il nous racontaitencore d'autres histoires, sans fin. Il est certain qu'il en gardeencore pour les prochaines fois.

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�lisabeth et moi d�couvrons quelque chose que jusqu'alorsnous ne soup�onnions pas : le tr�s haut degr� d'intensit� de lasouffrance que S�verin avait eu � supporter, une souffrance �vi-demment pleine d'angoisse. Nous regrettons de ne pas avoir eul'id�e de brancher notre magn�tophone de poche : des sp�cia-listes auraient-ils su, en l'�coutant, expliquer ce comportementet nous dire ce qu'il signifiait dans l'�volution de la maladie ?

Et mieux : S�verin, cette semaine, nous raconte ce qu'il a lu� la FNAC en parcourant des livres sur la schizophr�nie. Il enretient qu'on sait maintenant reconna�tre et d�limiter, avec lestechniques d'imagerie m�dicale, la zone du cerveau concern�e parla maladie. Pouvons-nous nous attendre maintenant � ce qu'il nousdemande de se soumettre � ce type d'exploration non invasive ?

Puis-je croire que cela montre de sa part un r�el d�sir de s'ensortir ? Sachant l'inanit� d'une aide psychoth�rapique forc�e, ilne reste gu�re que ce d�sir qui, avec la prolongation indis-pensable du traitement m�dicamenteux, est � m�me de placerS�verin dans les dix � vingt pour cent des cas qui �voluentfavorablement.

Je dis � �lisabeth : — C'est comme une auto-d�livrance, est-ce le d�but de la

gu�rison ?— Je n'sais pas. En tout cas, pas la gu�rison, peut-�tre un

d�but de stabilisation, et m�me. Il y a des malades dociles, quiacceptent d'aller au CMP, de travailler un peu, m�me enb�n�vole. La plupart ne savent m�me pas le nom de leurmaladie. Mais S�verin est trop intelligent, comme certainsautres schizophr�nes. Ceux-l� refusent tout, le CMP, l'assis-tanat, les groupes d'ergoth�rapie, travailler gratuitement, ilsrefusent tout. Et quand �a commence � aller mieux, ils d�cidentd'arr�ter la prise de m�dicaments et c'est toujours la rechute. Ilfaut attendre.

— J'ai bien peur que tu aies raison. C'est fou ! Dire que �afait plus de dix ans qu'on tra�ne cette gal�re ! Si au moins on

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pouvait lui laisser son allocation et lui permettre de gagner unpeu d'argent, ne serait-ce qu'� mi-temps, par exemple commeassistant de professeur de golf. Mais non, ce qu'il gagneraitserait d�duit de l'AAH 1! Pourtant il en est capable, et ce seraitle meilleur moyen de le responsabiliser pour ses prises dem�dicaments.

— Tu te rends compte qu'on g�che la vie de toute la famillepour ces stupidit�s !

— Tu parles si je m'en rends compte, et pas seulement nous,moi, sa m�re, sa sœur, son fr�re, mais toi aussi ! Et je medemande bien ce que le gouvernement aurait � y perdre ?

— Au contraire, il aurait tout � y gagner en co�tsd'hospitalisation, transports en ambulance et tout le reste.

— Et m�me en imp�ts ! M�me si l'AAH n'est pas imposable,S�verin �tant rattach� � notre foyer fiscal, son salaire seraitimpos� sur la tranche la plus haute de nos revenus. Autant direque pour l'�tat ce serait tout b�n�fice !

1 AAH : Allocation d'Adulte Handicap�. Vers�e chaque mois par la Caissed'Allocations Familiales, elle est voisine de six cents euros. � cela s'ajoutel'APL (Aide Personnalis�e au Logement).

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Vendanges

Poussan, un des deux villages mill�naires du Languedoc quisoit exactement circulaire – en classe de 6�me, on avait la photoa�rienne de Poussan dans nos livres de g�ographie – est un desprincipaux lieux de ma formation, peut-�tre le principal, m�meavant Normale Sup'.

D'abord la formation de la carcasse qui, depuis, n'est pasrest�e anatomiquement simple. � l'�cole, elle l'�tait encore �peu pr�s et m'avait permis de gagner le concours de triathlon duRufin 1 trois ann�es de suite. (Je sautais ma hauteur – 1m89 –,je courais vite et au lancer du poids, je me d�fendais.) Ensuite– et surtout – celle du contenu de la carcasse o� il me restebeaucoup � d�couvrir – et dont j'esp�re que cet �crit n'est pas unlogogriphe.

En septembre 1952, Jean et moi sommes en vacances �Poussan. Bon-Papa, qui se tient au courant de tout, nous racontela construction du barrage de Donz�re-Mondragon, sur leRh�ne, nous expliquant que ce sera l'usine �lectrique la pluspuissante d'Europe. Jean se fiche pas mal du barrage et changede sujet : aux prochaines �lections am�ricaines, en novembre, ilvoudrait qu'on soutienne le candidat Stevenson, le d�mocrate,contre Eisenhower, ce qui contrarie les grands-parents qui sontpour l'alternance :

— Truman et ceux d'avant, �a fait vingt ans que les1 Rufin �tait le nom donn� au sport � Normale Sup et, par extension suppo-

sais-je, celui du professeur d'�ducation Physique. J'allais au Rufin chaquematin � 7 heures, avant le petit pot.

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pr�sidents sont des d�mocrates ! Et le d�barquement, c'�tait toutde m�me bien Eisenhower !

Moi, Donz�re-Mondragon me va bien, mais je parle encored'Helsinki, de Mimoun et de l'extraordinaire Zatopek. Bon-Papa nous met � vendanger mais les discussions, le soir � table,n'arr�tent pas.

Jean a dix ans et moi neuf. On nous confie une rang�e pourtous les deux, alors que les femmes de la colle tiennent chacunela leur, suivant Madame Marty, chef de colle dont le r�le est dedonner le rythme en gardant toujours un pied de vigned'avance. On devrait plut�t dire que toutes les femmes de lacolle – et nous aussi – doivent couper le raisin assez vite pourne pas prendre plus d'un pied de retard sur Madame Marty.M�me � deux, Jean et moi avons du mal � suivre, aussi bienavec la serpette dans l'Aramon qu'avec le s�cateur dans leCarignan. Alors, souvent, la femme charg�e d'une des deuxrang�es voisines nous aide.

On travaille dur :• 6h30, on part en charrette � la vigne• 7h – 9h, on coupe• 9h – 9h30, pause casse-cro�te • 9h30 – 12h30, on coupe• 12h30 – 13h30, pause hors sac et sieste � l'ombre,sous l'auvent de la gare si l'on vendange Prades ou LaGare.• 13h30 – 17h30, on coupe et puis on rentre � pied � lamaison, la charrette partant avec le raisin.

�a dure plus de quinze jours non-stop en septembre, eng�n�ral sous un soleil de plomb. � la fin, Bon-Papa nous donne� tous les deux ce qu'il appelle notre paye puis nous reprenonsle train de nuit � Frontignan pour Paris et la rentr�e des classes,le 1er octobre.

J'ai vendang� jusqu'� l'�ge de vingt ans et n'ai arr�t� qu'apr�s

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mon admission � la rue d'Ulm. Quand Constant prend les com-mandes de la propri�t�, Bon-Papa a d�j� achet� un tracteur : unAllis Chalmer viticole, donc assez �troit pour passer, comme lecheval et la mule, dans les rang�es de vigne qui ne sontespac�es que d'un m�tre cinquante.

En 1955, Constant et M�laine ont fini par faire desvendanges une affaire familiale 1, entre fr�res et sœurs, cousinset amis. C'est vendange et f�te, ou plut�t vacances en f�te avecalibi vendange. La journ�e finie, nous prenons nos v�los pourBalaruc-le-Vieux ou Bouzigues et l'�tang de Thau. Au retour, jefais souvent des heures suppl�mentaires pour aider Constant �d�cuver et charger le pressoir. Apr�s le d�ner, certains lisent,d'autres jouent. Michel et Philippe Lemaire – des neveux deConstant –, mon ami Dominique Aubert et moi jouons aubridge. On finit rarement avant trois heures du matin. Constantne nous r�veille pas, il hurle si, � six heures, nous ne sommespas encore debout. Alors nous lui disons que nous allionsformer un syndicat. Au d�but des ann�es soixante, les a�n�s desneveux de Constant et M�laine, Patrice et Philippe, ont leurvoiture. Plusieurs d'entre nous peuvent aller, pour se baigner,jusqu'aux Aresquiers, � Frontignan ou � la Corniche, � S�te.

Au fil des ans, je monte en grade. De coupeur de raisin, jepasse porteur de seaux. Coupeur, c'est dur pour le dos. Heureu-sement, il y a les jeudis, ces ceps qui ne portent que des grap-pillons verts et qu'on ne vendange pas. � chaque jeudi, on peutdonc se redresser une ou deux minutes et soulager les musclesdu dos en attendant que les autres coupeurs avancent. Mais les

1 J'ai trente six cousins germains du c�t� paternel et vingt huit du c�t� maternel.�a ferait soixante quatre. Mais cinq Boudet sont cousins des deux c�t�s,Vincent, fr�re de Maman, ayant �pous� Guillemette, sœur de Papa. Je n'ai doncaujourd'hui que cinquante neuf cousins germains. J'en avais quatre de plusavant le d�c�s accidentel de Riquet (Henri Borelli) et ceux de Patrick, de C�cileet d'�lisabeth, emport�s par le cancer � vingt, quarante-sept et cinquante ans.

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seaux sont lourds et fatigants pour les bras et les jambes. Avecdix kilos dans chaque main, il faut passer entre les pieds devigne en se griffant contre les sarments ou en se tordant leschevilles dans la terre meuble, boueuse, sableuse, et toujours encourant d�s qu'un coupeur crie :

— Seau !— Voil� voil�, j'arrive, mais ne coupe pas si vite !Puis je deviens quicheur de comportes. La planque. Avec

une longue mailloche, je tasse le raisin que les porteurs deseaux versent dans la comporte. Et l'ann�e suivante je suisporteur de comportes. � deux, on soul�ve les comportes pleinesavec une paire de maillets et on va les charger sur la charrette,au bord de la vigne. Les mains prennent des ampoules, mais lesalaire augmente encore.

Le syst�me des vendanges avec comportes, bien qu'�tant lafa�on de faire la plus r�pandue en Languedoc, ne perdure pas sousConstant. Tr�s vite il le remplace par la m�thode des deux bennes.Le tracteur laisse une benne vide dans la vigne, emporte la pleine� la cave, la verse dans le conqu�t � vis sans fin, revient � lavigne avec la benne vide, l'y laisse, attelle l'autre benne, attendqu'elle soit pleine et repart. Cette m�thode a des avantages pourConstant : elle supprime le quicheur et les porteurs de com-portes, donc trois salaires ; elle augmente la quantit� de lar�colte en diminuant les pertes en jus et elle am�liore la qualit� duvin en pr�servant mieux le grain, d'autant qu'avec l'�grappoir, quienl�ve les rafles des grappes et presque tous les p�pins, le mo�tperd une grande partie de son acidit� avant le pompage vers lacuve. Et on fait, en prime, de l'huile de p�pins de raisin.

Mon poste �tant supprim�, il ne reste plus que chauffeur detracteur, responsabilit� normale de Constant. Alors un jourj'accompagne Constant avec le tracteur. Je m'assieds � l'avantde la benne, les fesses dans le raisin et les jambes pendantcontre la fl�che de la benne reli�e par une goupille � la barre

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d'attelage du tracteur. Je suis attentivement les manœuvres :comment prendre le virage assez large pour entrer sous leporche et comment manœuvrer dans la cour pour amener labenne en marche arri�re contre le bord du conqu�t avant de laverser.

J'ai les yeux fix�s sur Constant et son volant. Lui, debout surle tracteur, la t�te et le buste tourn�s vers l'arri�re, regarde audessus de la benne pour faire la marche arri�re. Pendant cettemanœuvre, la barre d'attelage vient en but�e contre la fl�che, �l'endroit o� mes jambes pendent. En une fraction de seconde unboulon pro�minent me perce le tibia de la jambe gauche de parten part, faisant un trou si gros qu'on peut voir le jour � traversl'os. Mais curieusement je n'ai pas trop mal. Ce n'est que lacarcasse, mais je suis vex� et essaye de ne pas le montrer.Constant est furieux. Surtout contre lui je crois. Bon-Papa etM�laine qui avait �t� infirmi�re me soignent et je peuxreprendre le travail.

Je ne fais pas chauffeur de tracteur cette ann�e-l�, maisseulement � partir de l'ann�e suivante. Trois ans plus tard, jelaisse cette fonction privil�gi�e � Romain, le fils a�n� deConstant, qui veut suivre les traces de son p�re. Je termine doncma carri�re de vendangeur comme caviste, en remplacement dePoujol qui n'est plus ouvrier chez nous. C'�tait un brave hommePoujol, bon buveur et plein d'humour. Par exemple en parlantde l'�grappoir :

— Et dire que c'est toujours pendant les vendanges qu'il fautque �a tombe en panne !

Je suis bien � la cave, � l'ombre. Mais je suis seul, trop seul.Toutes les filles sont � la colle. Patrice Lemaire, lui, a eu raisonde rester � la vigne, avec les coupeurs et les coupeuses. Viviane,une amie de Clermont-Ferrand, est coupeuse de raisin...

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�changes

Le matinLe jardinS’�veilleMerveille

� midiOn se ditJe t’aimePo�me

Et le soirS’il fait noir� l’aiseOn baise

B

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Occitans ? Cathares…?

� Poussan, d�s avant la mort de Bon-Papa et Bonne-MamanBoudet en 1969 et 1968, la propri�t� �tait devenue Soci�t�Civile du Riverain 1, g�r�e par Vincent Boudet, l'agronome. Etau d�but des ann�es 80, la maison et son jardin, la ferme, labergerie, l'oliveraie, les vignes et les garrigues furent partag�sentre une partie des h�ritiers Boudet. Mes fr�res et sœurs et moire��mes chacun un neuvi�me de la part de Maman.

L'autre partie h�rita de la propri�t� de Chez-Legros,pr�s de Saint-L�onard-de-Noblat, en Limousin, propri�t� quirassemble une maison d'habitation qui fut autrefois un relais deposte, des b�timents de ferme, des �tables, des bois et desprairies. Chez-Legros est maintenant habit� et exploit� par troisde mes cousins Borelli : Gabriel, Isabelle et Val�rie. Tous troisretrait�s, ils y �l�vent des brebis pour la vente des agneaux touten entretenant amoureusement les bibelots, meubles et tableauxqui t�moignent des temps pass�s et des illustres anc�treslimousins, ceux de Bon-Papa.

Aux temps o� il pouvait encore conduire sa Juva 4, nousallions chaque �t� passer quelques jours � Chez-Legros, souventavec nos cousins Borelli. Je garde ces souvenirs comme ceuxd'une France du d�but du XX

e si�cle. Ni eau courante, ni1 � Poussan, Le Riverain est l'appellation courante du Boulevard Prosper

Gervais, qui encercle le vieux village avec son mur d'enceinte, son �glise,ses deux ch�teaux moyen�geux, le vieux march� � charpente m�tallique,les anciennes maisons et quelques boutiques. L'usine d'ac�tyl�ne, mainte-nant poste de police, �tait construite de l'autre c�t� du Riverain et fournis-sait l'�clairage de ville jusqu'au d�but du XXe si�cle.

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�lectricit�, une machine � vapeur avec une longue courroie pourentra�ner la batteuse au moment de la moisson, le sarrasin qu'oncoupe � la serpette et qu'on lie en bottes avec des gen�ts et l'eauqu'on va chercher � la fontaine, dans la cour de la ferme.

Il faut pomper. En plus de l'eau qu'on apporte pour la cuisine,chacun doit remplir son broc pour le poser � c�t� de sa table detoilette �quip�e de pot, cuvette et fa�ences diverses, roses,vertes ou bleues. Le soir, quand nous quittons le salon �clair�par deux ou trois lampes � p�trole pour monter dans noschambres, Maman ou notre tante nous confie � chacun unbougeoir et l'allume, puis nous embrasse et nous souhaite bonnenuit. Elle prend les bougeoirs dans un placard cach� dansl'�paisseur du mur, entre les deux portes qui s�parent le salondu couloir. Pendant la journ�e, on joue au tennis, au croquet etau jeu de grenouille s'il fait beau, aux �checs, aux dames ou aujeu de Jacquet quand il pleut.

Mais les Borelli, de beaucoup nos a�n�s, louent chaqueann�e un cheval de selle. Ils parlent de demi-sang. Gabriel,Arnaud, Henry et Isabelle sont de bons cavaliers. Un jour o�tous ensemble nous promenons sur la route d'Auriat, vers lesanciennes mines d'Uranium, Arnaud nous accompagne �cheval. Au retour, il me propose de monter en croupe. Je monte,puis il me laisse seul en selle. D�s que le cheval sent qu'il neporte plus rien, ou une plume, il se met au triple galop etm'envoie cul par terre apr�s quelques m�tres. Carcassou encoresouple, je me rel�ve sans mal et l'animal rentre seul � l'�curie,en sueur, son harnachement �videmment cass�. C'�tait au moisd'ao�t 1949.

Les Borelli, qui eurent toujours entre eux de vives discussions �propos de politique – et encore plus en pr�sence d'autres membresde la famille –, ne parlaient alors que de la Chine et de l'Indochine.En Chine, Tchang Ka�-Chek abandonnait le pouvoir que Mao�tait sur le point de reprendre, comme Bao-Da� au Vi�t-nam.

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Et Arnaud, jeune Saint-Cyrien, allait partir peu apr�s enIndochine comme lieutenant. Plus tard, en Alg�rie et capitaine, ilrencontrera Pascale, pied-noir et infirmi�re. Un mariage, et lecommencement d'un long d�chirement. Mon oncle et ma tanteJean et Fran�oise Borelli �taient tr�s amis avec les Bidault.

Mais nous, les enfants, pr�f�rions �couter les 78 tours d'�dithPiaf : 'Allez venez, Milord, vous asseoir � ma table…' �tait maritournelle.

Mon oncle Jean fit poser l'�lectricit� et installer une salled'eau au d�but des ann�es 70. Sa famille �tait d'Albi. Cetteacceptation bien tardive de la modernit� traduisait-elle unpenchant cathare ? Certainement pas, mais que leur occitanit�soit aussi un des motifs de rapprochement entre nos familles,j'en accepte volontiers l'id�e.

Nonobstant cette r�serve, j'ai toujours senti que les a�euxdevaient l'avoir v�cu le temps o� les vignerons du Midi ser�clamaient des cathares pour se battre contre les barons duNord.

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�colo

J'�voquais la fibre �cologique : chez moi, elle commence des'exprimer en 1974, � l'occasion de la candidature de Ren�Dumont aux pr�sidentielles. Il obtient 3.370.800 voix, soit1,32% des suffrages. Mais elle �tait d�j� vivante avant cettedate : au d�but des ann�es soixante-dix, je participais � uncomit� de d�fense contre le projet de Radiale Vercing�torix, quidevait couper en deux le 14�me arrondissement.

Entre la rue Didot et la rue de Vanves...... Entre la rue de Vanves et la rue Didot.

Puis � un autre comit� contre le projet de promotionimmobili�re impliquant de raser la Cit� des Fleurs1. Lesquartiers ont beau n'�tre que des carcasses de pierre et de b�ton,ils ont une vie. D�truire ces carcasse, c'est les tuer.

Pour animer la campagne de Ren� Dumont, nousinvestissons une p�niche amarr�e pr�s du Pont de l'Alma. Je melie alors d'amiti� avec Ren�, que je rencontrerai par la suitedans plusieurs forums, et un peu avec Brice Lalonde qui sepr�sentera aux �lections sept ans plus tard et triplera le scoredes �cologistes. Malgr� cela on ne lui trouvera, pour installerson Minist�re de l'Environnement, qu'un petit h�tel particulieravenue Georges Mandel assorti d'un budget cacahu�tique.

C'est vrai que depuis la campagne de 1974, on peut se m�fierde nous, qui voulons limiter la consommation de p�trole en1 La Cit� des Fleurs se situe boulevard Arago et borde la rue de la Sant�, en face

de la prison de la Sant�, nettement plus vaste. Pourquoi ne pas raser la prison ?

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proposant le litre d'essence � cinq francs. C'est le Club deRome, Ivan Illich, Halte � la croissance !… Et pour Ren�, c'estl'Utopie ou la Mort, ainsi qu'il a titr� son livre �dit� trois moisavant le suffrage.

De mon c�t� j'avais �crit un article, La taxe � la valeursoustraite, dont aucun quotidien ne voulut. En voici unr�sum� :

La TVA est un imp�t si facile � lever que presque tous lespays l'ont adopt�. Mais taxer la valeur ajout�e, c'est taxer letravail, donc freiner l'emploi. Taxer davantage les mati�respremi�res, ce serait pr�server mieux les ressources naturelles etfavoriser les m�tiers qui, avec peu de mati�res, donnent plus devaleur aux objets fabriqu�s. Supprimer – ou r�duire fortement –la TVA et instituer la TVS, ce serait � la fois pr�server l'envi-ronnement et d�velopper l'emploi. N'�tait-ce pas ce qu'onappelle maintenant le 'd�veloppement durable' ? Mais la TVAest si pratique….

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D�s que le vent soufflera

Les d�senchantements des �cologistes d'hier n'ont pas arr�t�le vent de souffler, mais paradoxalement ce sont aujourd'hui depr�tendus �cologistes les principaux opposants � son utilisationcomme nouvelle source d'�nergie 1.

Il est bon de savoir que le quart de l'�nergie solaire re�ue parla plan�te Terre est transform� en vent, principalement gr�ce �– ou � cause de – la diff�rence d'absorption thermique, donc detemp�rature, entre les surfaces terrestres et les surfacesoc�aniques. Ces diff�rences de temp�rature se traduisent endiff�rences de pression et celles-ci, en combinaison avec larotation de la Terre – cf. force de Coriolis – se transforment enzones cycloniques ou zones de basses pressions et en zonesanticycloniques ou zones de hautes pressions et le vent se met �souffler des zones de haute pression vers les zones de bassepression. La France, par sa grande dimension, sa position g�o-graphique � proximit� des milieux marins et ses nombreuxreliefs naturels, constitue un gisement consid�rable d'�nergie�olienne, le second gisement le plus important en Europe. Sauf� donner la priorit� � la conservation du 'D�sert Fran�ais', ilserait stupide de continuer de se priver de cette sourced'�nergie.

Cette prise de conscience, le gouvernement l'a faite en 1996,fixant un objectif par le plan �OLE 2005 : cinq cents m�ga-1 L'exp�rience montre que l'introduction des fermes �oliennes ne suscite que peu

de m�contentements si les projets sont pr�sent�s et men�s en �troite concerta-tion avec l'ensemble des personnes concern�es. Ce fut le cas � Aumelas et surl'ensemble du site de la Montagne de la Moure.

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watts �oliens devront �tre en production en 2005. En tenantcompte de la Corse et des DOM-TOM, nous venons d'atteindrecet objectif, puisque nous avions un peu plus de quatre centsm�gawatts � fin 2004 1 et que nous aurons install� plus de centsoixante dix m�gawatts en 2005. Faut-il pour autant criervictoire ? Certainement pas, pour trois raisons :

1. Une directive europ�enne fixe � chaque pays de l'Union,pour 2010, l'objectif suivant : au moins 21% de l'�nergie con-somm�e doit �tre produite � partir de sources d'�nergierenouvelable. Il faudrait, pour �tre sur une pente permettantd'atteindre cet objectif, que nous ayons d�j� deux millem�gawatts �oliens en production et quatre mille en coursd'installation, pr�ts pour �tre op�rationnels en 2007.

2. Les obstacles introduits par les recours administratifs detous ordres � l'encontre des permis de construire ne font queralentir les projets. Dans l'immense majorit� des cas, ils sontintroduits par des personnes ou des associations de personnesdont le seul but est de d�fendre leur paysage.

Pourtant, la plupart des paysans – on les appelle aussi, et �juste titre, 'les conservateurs de l'environnement' – sontfavorables aux �oliennes. Dans certains endroits, ce sont m�meeux les premiers demandeurs ! On croyait que l'absenced'enqu�te publique obligatoire faciliterait l'aboutissement desprojets mais on doit bien constater qu'au contraire ces enqu�tesleur permettraient, en leur donnant force de loi, d'aboutir plusvite.

Leur paysage ? En voici une mani�re de s'approprier ce donton jouit parfois deux ou trois semaines par an, m�prisant lavolont� de ceux gr�ce au travail de qui ce s�jour, aussi courtsoit-il, est quand m�me possible ! Injure ! Profanation m�me !1 Mais il a fallu, entre temps, que le gouvernement d�cide, en juin 2001, de

presque doubler le prix de rachat par EDF de l'�lectricit� �olienne, passantde 0,0480 euro � 0,0838 euro par kWh.

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Va-t-on seulement aider celui ou celle qui peinent � charger leurcharrette de foin, occupant la chauss�e et bloquant lacirculation ? Non, on klaxonne, mais de leur fromage, on s'enr�gale !

— Poussez votre tracteur ! lui criez-vous. — Non, vous, poussez vos carcasses, et goinfrez-vous, un

jour, peut-�tre, vous ouvrirez les yeux !3. J'affirme en plus que cet objectif de 21% est trop modeste

en ce qui concerne la France :

Pour avoir fait partie pendant quatre ans de la poign�e deprospecteurs professionnels de sites �oliens – quatre ou cinqpersonnes –, je connais bien la plupart des r�gions o� desfermes �oliennes pourraient �tre utilement install�es, au moinscelles qui sont situ�es plus au sud que Paris. Qu'on se rendecompte que, contrairement aux autoroutes, ces fermes ne sontjamais construites aux abords des villages et des villes et ned�truisent ni ne d�tournent aucun chemin ni aucune route, etque le bruit des �oliennes 1, d�j� imperceptible � quelques cen-taines de m�tres, et encore plus quand le vent souffle fort,1 Quand on parle de bruit, on fait en g�n�ral r�f�rence � ce que l'oreille humaine

entend. Dans le cas des �oliennes, on doit aussi se pr�occuper des bruits inau-dibles mais nuisibles � la sant�, les infrasons, dont la fr�quence est en dessousdu spectre des sons audibles. Il est donc recommand� de ne pas installer d'�o-liennes au voisinage des habitations. Toutefois, pour les �oliennes de grandepuissance, la distance � respecter reste celle qui �vite d'entendre les sons au-dibles, ces grandes �oliennes n'�mettant pratiquement pas d'infrasons : leur ro-tor tournant � la vitesse de quatre � cinq tours par minute, la fr�quence de pas-sage des p�les est inf�rieure � 0,25 Hertz, soit moins d'un bruit toutes les quatresecondes.La d�composition en s�rie de Fourrier de ce bruit tr�s bref – une fraction de se-conde – ne peut laisser appara�tre qu'une quantit� infime d'oscillations � tr�sbasses fr�quences. Pour les �oliennes dont la puissance est sup�rieure � 2,5 m�-gawatts, on ne peut donc m�me plus parler d'infrasons et il convient de conti-nuer de respecter la distance � partir de laquelle les sons audibles ne sont plusperceptibles, soit quatre cents � cinq cents m�tres.

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ne d�range gu�re que… les lapins et les renards… – m�me pasles taupes ! –, qu'elles ne n�cessitent aucun ouvrage d'art : nipont, ni viaduc…– ni tunnel ! –, qu'en dehors des �oliennesproprement dites, elles n'entra�nent la construction d'aucunnouveau pyl�ne et n'ajoutent aucun r�seau filaire a�rien,qu'enfin, non seulement elles laissent � la faune sauvage toutesa libert�, mais encore elles conservent les p�turages, lesprairies et les cultures, en n'imposant aucune expropriation !

Ces fermes �oliennes, si on les construisait, permettraient defournir au moins 50 % du besoin national d'�nergie �lectrique,c'est-�-dire 150 % en terme de puissance install�e, le vent nesoufflant pas en permanence et simultan�ment dans toutes lesr�gions, sur toutes les �oliennes.

Les experts estiment qu'en 2020, 12% de l'�nergie consom-m�e mondialement seront d'origine �olienne. Je n'ai trouv�aucune pr�vision � plus long terme, mais je pense qu'en 2050,ce pourcentage pourrait �tre au moins tripl� !

Pour les pr�visions � long terme, les experts ont tendance ��tre pessimistes, ignorant les ruptures, les innovations qui vien-nent l� o� ils ne les attendent pas, plus t�t que pr�vu, le r�lecroissant des transferts technologiques horizontaux, ceux qui�chappent aux pr�visions normatives.

S'agissant d'une priorit� nationale, j'imagine qu'� l'instar desautoroutes, le financement puisse �tre assur� par pr�l�vementsur le budget de l'�tat et l'exploitation confi�e � des soci�t�sconcessionnaires. Pendant la p�riode d'amortissement, parexemple dix ans, les prix de l'�lectricit� � la consommationpourraient rester au m�me niveau que les prix actuels si les

Mais on peut se demander si les chocs provoqu�s par les passages des p�lespr�s du sol peuvent ou non engendrer des ondes sismiques, des ondes de sur-face ou ondes S. Si c'�tait le cas, se propageant � grande vitesse – plus de millem�tres par seconde –, ces ondes pourraient avoir des effets sur la faune souter-raine : faire fuir les taupes ? Mais pas seulement les taupes…

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soci�t�s concessionnaires voyaient leurs dotations abond�es parun pr�l�vement que l'�tat ferait sur le produit de la taxeint�rieure sur les produits p�troliers, la TIPP.

Il faut toutefois remarquer que le prix de revient du kilowatt-heure �olien est d�j� sensiblement le m�me que celui qui estfourni par combustion de charbon, de gaz ou de p�trole.

� Nuisances ! � crient aussi ces dr�les d'�cologistes. Je leursugg�re de visiter l'un des sites cr�� � mon initiative, celui de laMontagne de la Moure sur la commune d'Aumelas, dansl'H�rault. Ce sont onze �oliennes d'une puissance totale de 22m�gawatts. Les trois maisons habit�es les plus proches – desmas – sont � trois kilom�tres 1, les quelques autres � quatre oucinq kilom�tres. S'il fallait un jour, dans vingt ans, danscinquante ans, d�truire cette installation et r�habiliter le site, ilsuffirait d'une petite semaine. Et l'un des pires dangers que l'onpuisse craindre, c'est qu'un ouragan fasse tomber une machineet tue…quoi, un lapin ? Peut-�tre une brebis ?

Pour le moment, et sans doute pour des dizaines d'ann�es,comme les grands barrages hydro-�lectriques, Cap-de-Long,Serre-Pon�on, Roseland par exemple, les fermes �oliennes sontsources de richesses par le tourisme qu'elles induisent. Ellessont aussi une manne pour les collectivit�s locales qui per-�oivent la taxe professionnelle et, par contrecoup, un b�n�ficepartag� entre tous leurs habitants, pour leur qualit� de vie, les�quipements collectifs, la culture, les sports, les loisirs…M�mepour elles, ces carcasses trop fra�chement repeintes en vert etqui ne le m�ritent pas, c'est cadeau !1 Les trois maisons en question sont des mas isol�s. La propri�taire d'un de ces

mas, PDG d'une soci�t� de d�coration et cr�ation publicitaire � Paris, �tait hos-tile au projet � ses d�buts. Elle eut toutefois satisfaction pour une de ses reven-dications : elle obtint l'autorisation de d�corer les �oliennes en improvisant uneharmonie de couleurs entre les machines et la nature locale, la garrigue.

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Mais le plus important, n'est-ce pas ce que nous laissons auxg�n�rations suivantes ? En diminuant les pollutions destruc-trices des conditions de vie sur terre – et d'abord l'effet deserre – par la suppression quasi-totale des �missions de dioxydede carbone, donc le r�chauffement de la plan�te et les cons�-quences qu'on sait ; en supprimant progressivement le difficileprobl�me de l'�limination des d�chets radioactifs ; en pr�ser-vant mieux les ressources en �nergies fossiles.

Et grand est le plaisir que j'ai � penser aux deux propri�tairesdes parcelles de garrigue, � Aumelas, sur lesquelles les onze�oliennes ont �t� �rig�es.

L'un est un berger � la retraite. Quelle est la retraite d'un ber-ger ? Mais comme elle est admirable sa carcasse, appuy�ependant des heures sur son vieux b�ton de berger devant le masBouriane – son mas –, regardant, � l'horizon de sa garrigue, lesmachines qui lui permettent d'am�liorer son quotidien, d'entre-tenir sa voiture, d'aider aussi son berger de neveu et de lesregarder tourner ces moulins…. et compter tranquillement letemps !

L'autre, aussi en retraite, est un ancien de la marine mar-chande. Il vit avec son �pouse dans un mas isol� en Aveyron,un oasis de verdure au flanc d'un frais vallon proche du Lot, un�den o� il �crit…des po�mes qui racontent tant d'�pisodes de lavie du routier de la mer qu'il a �t� et les sentiments qui habitentmaintenant cette carcasse amphibie. Dans un de ses recueils onretrouve bien l'universalit� du cœur du marin et sa fusion avecla vari�t� des paysages de la mer… et des vents.

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Saute, ma puce !

Il est juste midi dans le C�zallier et la temp�rature ext�rieureest de – 15�C. Apr�s Auriac-l'�glise, sur la D 9 et partoutalentour, tout est blanc et d�sert, le ciel est d'un bleu total etintense et le Puy Mary s'y d�coupe fi�rement. Sur les estives,l'�paisseur de neige est d'au moins cinquante centim�tres et lesbarri�res de bois qui bordent la route et d�limitent les parcellesd'estive ne d�passent de la neige que par endroits, de quelquescentim�tres. Un fort vent d'ouest a form� des cong�res maisbalaye la route, n'y laissant qu'une fine �paisseur de neige,comme du sucre glace. Apr�s le Mont Servais laiss� � l'est, laroute file en ligne droite vers le nord, bordant � l'ouest unecombe assez profonde. � cet endroit, � mille cent m�tres d'alti-tude sur le territoire de la commune de Peyrusse, je roule �cinquante � l'heure, avec quatre roues motrices.

Mais sous la fine couche de neige se cache une longueplaque de verglas. La voiture glisse irr�m�diablement � gauche,franchit le foss� puis le talus, fait voler en �clats la barri�re debois fermant l'estive et ex�cute trois tonneaux avant de s'arr�ter,vingt m�tres en contrebas, sur ses quatre roues. Je ressens unevive douleur au thorax et au dos, je saigne du nez mais parchance mes lunettes y restent pos�es. Je sors de la voiture,m'enfon�ant dans la neige jusqu'� mi-cuisses. Le pare brise ettoutes les vitres ont explos� et le pavillon s'est abaiss� dequelques centim�tres. L'arri�re est enti�rement rempli de neige.J'aper�ois mon ordinateur portable, t�che noire dans la neige,une quinzaine de m�tres plus bas, et vais le r�cup�rer, mais je

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ne retrouve pas mon t�l�phone portable. Je monte sur la routedans l'espoir qu'une voiture s'arr�te mais personne ne passe. Aubout d'un quart d'heure, un tracteur portant une grosse balle defoin sur sa fourche avant traverse la route, � cent m�tres de moivers le sud. Je le h�le et fais des grands signes. Par chance lechauffeur m'entend ou m'aper�oit et approche son tracteurjusqu'au niveau de la voiture. Il a bien une corde, mais tropcourte pour attacher le 4x4. Je bloque � la main les diff�rentielssur les roues avant, me remets au volant, passe la surmultipli�e etr�ussis � remonter jusqu'au talus qui borde le foss� et la route. Laneige d�passe la hauteur des roues. Nous attachons la corde maiselle rompt. En double, puis en quadruple, elle rompt encore.

Je d�cide de tenter une ultime manœuvre. Avec sa balle defoin, l'homme au tracteur repousse le Toyota dans le pr�. Je faisencore trois ou quatre m�tres en marche arri�re. On �carte letracteur sur la route. Je passe la premi�re en surmultipli�e etacc�l�re � fond, puis embraye d'un seul coup. Le 4x4 rugit,bondit, franchit le talus, saute au dessus du foss� et glisse sur laroute. Il s'arr�te dans l'autre pr�, en face, les roues avant enfon-c�es dans la neige. Je peux heureusement ressortir en marchearri�re et repartir, en remerciant chaleureusement mon sau-veteur. Je lui demande aussi de pr�venir Monsieur Lambert, leMaire de Peyrusse, en lui disant bien que c'est moi le fauteur etque je l'appellerai de Paris.

�quip� de mon bonnet cantalien, de gants fourr�s, de chaus-sures et doudoune de montagne, je rejoins S�gur-les-Villas �vitesse r�duite. J'appelle la gare de Murat et apprends que letrain de Paris est � 17h10. Il me reste une heure. Je laissel'ordinateur, change de chaussures et reprends la route pourMurat, � seize kilom�tres au sud. Je connais un bon carrossier �Murat, � la sortie de la ville sur la route de Saint-Flour. Ilpourra garder la voiture jusqu'au passage de l'expert et, j'esp�re,me conduire � la gare.

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J'arrive chez lui presque aveugl� par le froid qui a gel� meslarmes. Il enl�ve la neige du fond de la voiture en quelquescoups de pelle et y retrouve mon portable. Il marche encore !L'�pouse du carrossier me sert une tasse de caf� et lui meconduit � la gare. J'ai cinq minutes avant l'arriv�e du train, cetrain fameux et ancestral, le B�ziers Paris par Neussargues, untrain par jour, le temps d'appeler �lisabeth pour lui dire quej'arrive ce soir et non demain vendredi comme c'�tait pr�vu.

— Ah, super, qu'est-ce que je suis contente, tu as pu telib�rer ?

— Lib�r�, ce n'est pas vraiment le mot, disons que j'aiabr�g�.

� Clamart, on me trouve une c�te cass�e. C'est douloureux,tr�s douloureux m�me quand on tousse ou quand on �ternue.Mais ce n'est est encore que la carcasse et �a n'emp�che pas deconduire et de travailler.

Je t�l�phone le vendredi � Monsieur Lambert avec qui jesuis en excellents rapports, ayant b�ti un grand projet de ferme�olienne sur le territoire de sa commune, et l'informe que jepr�pare une d�claration � l'attention de mon assureur pour lar�paration des barri�res. Il me r�pond que je n’ai pas � me fairede souci pour les barri�res mais que lui s’en faisait pourMonsieur Guyot dont les chevaux avaient pu s'�chapper du pr�et n’�taient pas encore tous retrouv�s.

Je repars en C�zallier d�s la semaine suivante.

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�change

Des murs noirs, et puis gris, puis qui deviennent blancs,� force de se battre, on finit par gagner.Les semaines ont pass�. La vie fait esp�rerDes forces, des progr�s, des gains, de nouveaux plans.Je redresse mais patine, et droit vers la cl�ture,J’essaie de m’arr�ter. �a veut encore glisser.Tant pis, laisser aller, finir dans le foss�.Et le ciel se retourne, et blanche est la p�ture.Le foss� est franchi avec soudainet�.Que faire ? Est-ce la fin ? Ah non ! Me mettre en bouleComme un paquet de neige pour que le ciel m’enroule ?Alors vient le silence, et sans rapidit�Je sors, comme l’on sort d’un �trange voyageEntre ciel et montagne. Et sans toucher le sol,Juste un pied dans la neige qui recouvre le col,Je regarde devant, les yeux remplis d’images.

B.

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Vous avez dit cr�ativit� ?

� trente ans, ou � peu pr�s, je prends conscience que lacr�ativit� m�rite qu'on y pr�te attention. J'�tais peut-�tre d�j�cr�atif avant et je le resterai encore un peu apr�s, mais � trenteans je commence � faire l'effort d'�crire mes id�es. Les r�vesme r�veillent, je me l�ve et j'�cris. Quelquefois, de jour, il s'agitde r�ve �veill� : je commence alors par me redire tout bas cepo�me de Paul Val�ry que j'avais lu � l'�cole. S'il n'y avait pasce vers o� il �crit � je m�prise….la femme �, il m'allait si bienson po�me !

Loin du monde, je vis tout seul comme un ermite.Enferm� dans mon cœur mieux que dans un tombeau,Je raffine mon go�t du bizarre et du beauDans la s�r�nit� d'un r�ve sans limite.Car mon esprit, avec un art toujours nouveau,Sait s'illusionner, quand un d�sir l'irrite.L'hallucination merveilleuse l'habiteEt je jouis sans fin de mon propre cerveau.Je m�prise les sens, les vices et la femme,Moi qui puis �voquer dans le fond de mon �meLa lumi�re… le son, la multiple beaut�,Moi qui puis combiner des volupt�s �tranges,Moi dont le r�ve peut fuir dans l'immensit�Plus haut que les vautours, les astres et les anges.

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Aumont-Aubrac

� Noir�table, le train express pour Montpellier nous offre uncompartiment de 1�re classe pour nous tout seuls. Heureu-sement seuls, car c�t� crasse… et question odeur ! Notre oncleGaston Boudet nous attendra � l’arriv�e, � 20h35.

Le contr�leur passe apr�s l'arr�t de Saint-Ch�ly-d’Apcher.Nous avons eu le temps de pr�parer nos permis de circulation etles pr�sentons fi�rement, avec nos cartes.

— Mais vous ne devez pas voyager dans ce train lesgar�ons, c’est un train � suppl�ment.

— Mais si m’sieur, on peut prendre tous les trains d’Europe.— Je suis d�sol�, mais vous devrez descendre du train au

prochain arr�t.L’idiot ! Il fait arr�ter le train � la gare suivante, Aumont-

Aubrac, juste pour nous faire descendre.

� Aumont-Aubrac, � part la gare et des trains � bestiaux surdes voies de garage, on ne voit rien, m�me pas un village ou unclocher, pas �me qui vive. Deux scouts sales posent leur sac �dos sur le quai de la gare d’Aumont-Aubrac. En face de la gare,la campagne a l’air jolie, avec des vaches et des barri�res debois qui limitent les champs et s�parent les troupeaux. Il faitbeau, chaud m�me. On va boire au robinet, contre le mur de lagare. Il faudra bien que quelqu’un s’occupe de nous ! Nousentrons dans la gare. Il y a un homme assis derri�re une vitreavec une casquette � bande rouge, celle d'un chef de gare. Ilnous aper�oit, se l�ve et vient vers nous.

— Mais Bon Dieu qu’est-ce que vous faites ici les gar�ons ?

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CARCASSES... MAIS AIM�ES !

Je me dis : � Celui-l� aussi il m’�nerve avec ses gar�ons, �ase voit non ? �

— C’est pas nous m’sieur, c’est le contr�leur du train quinous a dit de descendre.

— Vous avez vos billets ? — Oui m’sieur.— Montrez-les moi.Jean doit se dire, comme moi : � On va rigoler ! � Nous

sortons nos cartes et nos permis.— L’idiot !— Qui m’sieur ?— Eh, le contr�leur pardi. C’est bien s�r que vous pouviez y

rester dans ce train.— Ah bon, c’est ce qu’on lui disait, mais le train est parti

m’sieur.— Oui, �a je le sais, je vais vous arranger �a les gar�ons,

mais ne vous en faites pas, vous y arriverez � Montpellier.Il fait manœuvrer un train de marchandises qui �tait sur une

autre voie et demande � un employ� en bleu de travail d'yaccrocher un wagon. Il y fait mettre aussi de la paille. Uneheure apr�s, nous voil� repartis d’Aumont-Aubrac. Un directAumont-Aubrac – Montpellier, avec un wagon pour nous toutseuls, et sans contr�leur. Nous nous asseyons dans la paille etlaissons la porte ouverte.

Nous arrivons vers 2 heures du matin. Il va falloir aller �pied chez les Boudet, Faubourg Boutonnet. J’ai une vague id�ede la direction : il faut rejoindre l'œuf et apr�s �a n'est plus tr�sloin. Jean me fait confiance. Nous prenons par l’avenue qui parten face de la gare, l'avenue du Jeu de Paume. � peine deux centm�tres plus loin, nous apercevons un groupe de personnesdivaguant sur le trottoir, venant vers nous moiti� chantant,moiti� gueulant. Mais nous n’avons pas de raisons d’avoir peur.On se rapproche.

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CARCASSES... MAIS AIM�ES !

— Jean, Bruno ! Mais on vous attendait plus t�t, qu’est-cequi vous est arriv� ?

— C'est � dire que …ils nous ont mis dans un train �bestiaux.

C’�taient Gaston et Solange Boudet avec Bertrand et Odette,le fr�re et la belle sœur de Solange. Ne nous voyant pas autrain, ils avaient fait la f�te. Alors Gaston :

— �a alors, c'est quand m�me inadmissible, j'en parlerai �Andr�, votre papa.

Jean r�pond : � Non, non, ne lui dis rien, Papa n'aime pas dutout qu'on l'emb�te pour ces histoires. �

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La gare d'Aumont-Aubrac

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Des cartes !

Les ann�es de pr�pa, c'est aussi du travail. Beaucoupd'heures de cours, beaucoup de colles de contr�le par les pro-fesseurs, et du travail � la maison. Je m'arrange pour le finiravant de d�ner afin d'�tre libre le soir.

Deux mati�res surtout m'int�ressent, la g�ographie et la phy-sique. La g�ographie, c'est mes romans, mon histoire, mes pro-chaines aventures, celles que je ferai et celles dont je r�verai,c'est la d�couverte des modes d'habitat, des genres de vie, desactivit�s locales, de la vie des gens… Elle m'aidera pendanttoute ma vie.

Il est remarquable, �tonnant, triste, inadmissible, scan-daleux qu'en France la plupart des gens soient si nuls eng�ographie. Un seul exemple, pour ceux qui connaissent l'�mis-sion de Jean-Pierre Foucauld, sur TF1 – donc pour tout lemonde – 'Qui Veut Gagner des Millions' ?

�preuve de rapidit� :— Veuillez placer ces quatre villes du nord au sud :

Dunkerque, Bayonne, Besan�on, Paris.Le plus rapide met onze secondes, les trois-quarts se

trompent. Comment peut-on s'int�resser � l'actualit�, vivre en citoyen

politique, �tre ouvert au monde et aider ses propres enfants �s'y pr�parer quand on ne sait rien en g�ographie ?

Si j'avais v�cu sous la III�me R�publique, la g�ographie aurait�t� ma porte d'entr�e � l'�cole. N'avait-on pas fait de l'ENS, surles d�combres du second Empire et de la guerre de 1870, le

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CARCASSES... MAIS AIM�ES !

creuset de L'�cole Fran�aise de G�ographie ? Nos manuels,nos atlas, les cartes murales de nos classes furent notre mat�rielp�dagogique, aussi bien pour la g�ographie humaine, lag�ologie, la climatologie, que pour l'extension coloniale de laFrance.

La g�ographie �tait rest�e, jusqu'� l'av�nement d'internet, leprincipal unificateur des cultures, mises � part celles desdiasporas juives et arm�niennes. Il est trop t�t pour dire siinternet remplira d�sormais ce r�le car il reste encore davantagemultiplicateur qu'unificateur de cultures. Peut-�tre le devien-drait-il si les internautes �taient int�ress�s par leurs d�couvertesau point d'aller voir sur place, devenant alors des 'spationautesde l'humanit� plan�taire'. Comprenons-nous bien : l'unificationdes cultures n'est pas suppos�e �tre r�ductrice � une cultureunique, mais plut�t agent de compr�hension, dans la diversit�.

Je regrette qu'aucun de nos innombrables ministres r�for-mateurs de l'enseignement – lequel ne le fut pas ? – n'ait plac�la g�ographie comme mati�re principale du second cycle : elleest pourtant le paradigme supr�me des savoirs, de la cosmo-logie d'�ratosth�ne, six cents ans avant J�sus-Christ, � la rela-tivit� g�n�rale d'Einstein. Elle situe et explique les sources desplus grandes inventions de l'homme, de la boussole chinoise �l'avion �ole de Cl�ment Ader, brevet� le 11 ao�t 1890 et quivola sur cinquante m�tres, le 9 octobre de la m�me ann�e, dansle parc du ch�teau de Gretz, chez le banquier Pereire �Armainvilliers ; de la domestication du mouton en Irak neufmille ans avant J�sus-Christ � la Th�orie de l'�volution queCharles Darwin pr�senta au public britannique le 24 d�cembre1859, apr�s ses exp�ditions dans les �les du Pacifique, P�ques etles Gal�pagos. Elle est le creuset o� se sont forg�es nos his-toires nationales et nos fronti�res, nos langues et nos dialectes,notre habitat et nos modes de vie. Elle abrite et continue deprot�ger les berceaux de nos croyances et des religions.

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CARCASSES... MAIS AIM�ES !

Elle ne scinde pas les jeunes lyc�ens entre scientifiques etlitt�raires ou entre classiques et professionnels car elle permettoutes les orientations jusqu'� l'�closion des aspirations dechacun.

Pour l'anecdote : En classe de premi�re, nous passions le bachot. �'�tait au

Lyc�e Condorcet. L'�preuve de g�ographie portait sur deuxsujets :

1. Le port de Boulogne. 2. Le gaz naturel en France.

Papa, cheminot, recevait chaque semaine La Vie du Rail.C'�tait – et c'est rest� – un magazine d'une grande richessedocumentaire. Je lisais La Vie du Rail d�s son arriv�e aucourrier. Cette semaine l�, le cahier central expliquait l'histoireet le r�le du chemin de fer pour l'acheminement de la mar�e deBoulogne � la capitale et vers le reste du pays. Cet article, lu laveille de l'�preuve, m'avait passionn�…et, � l'examen... du petitlait !

Et le gaz naturel en France : � droite du tableau noir, derri�rel'estrade o� se tenait, assis derri�re le bureau du ma�tre, notreprofesseur surveillant, �taient suspendues les cartes de g�o-graphie traditionnelles, celles qu'on avait dans toutes nos sallesde classe. Celle du dessus, lisible par tous, avait pour titre Legaz naturel en France et des ronds noirs de divers diam�tres surles lieux des gisements avec leurs noms : Lacq, Parentis… etles nombres de m�tres cubes par an. Le professeur nous sur-veillait, je le regardais. Il devait se dire, en me voyant, pensif,les coudes sur la table et le menton entre les mains :

— Encore un nul en g�ographie, un de plus !Je crois que les autres candidats, fourmis travailleuses aux

carcasses aveugles, ne regardaient pas le tableau.

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�change

Pour bien s’entendreQuelques mots tendresEt �couterPour se surprendreQuelques mots tendres�a fait r�ver

Pour se comprendreQuelques mots tendresQui font aimer

B.

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Je sais ? Ah non, je ne sais pas

De fait, je n'avais pas assez travaill� pendant les deuxpremi�res ann�es de pr�pa. Je d� refaire la seconde ann�e, encinq-demi 1. Et l�, par prudence, je pr�sentai tous les concourspossibles. Normale, Agro et G�ologie de Nan�y pour com-mencer, mais aussi toutes les �coles d'agronomie de provincequ'on appelait Agri ainsi que les Papeteries de Grenoble, lesBrasseries de Nancy, et par s�curit� l'�cole NationaleSup�rieure d'Horticulture de Versailles…

Re�u partout, je choisis Normale, comme trois de mes cama-rades de pr�pa. Nous �tions six admis. Un autre venait deGinette – l'�cole Sainte-Genevi�ve � Versailles tenue par lesP�res J�suites – et le sixi�me du Lyc�e du Parc � Lyon. Parchance, un de mes meilleurs amis de pr�pa, Simon Deroche,�tait re�u aussi, cacique m�me.

J'�tais � la fois tr�s heureux et tr�s triste. Tr�s heureux d'�trere�u, �videmment, mais tellement triste de ne pas pouvoirannoncer ce succ�s � Grand-P�re. Le matin de la derni�re�preuve orale, le 11 juillet 1964, Papa et Maman �taient entr�sdans ma chambre pour me r�veiller et m'annoncer sa mortbrutale, ce m�me matin, � Onismendy. Mon bel espoir de luiannoncer une bonne nouvelle s'�vanouissait en m�me tempsque son immense carcasse disparaissait… mais pas ce qu'il yavait dedans.1 Dans le jargon des classes de pr�pa, la premi�re ann�e compte pour un demi, et

les suivantes pour un entier : celui qui r�ussit le concours du premier coup, enseconde ann�e, est donc trois-demi, (1/2 + 1). S'il r�ussit en troisi�me ann�e, ilest cinq-demi (1/2+1+1) et ainsi de suite.

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CARCASSES... MAIS AIM�ES !

L'oral du concours de Normale Sup fut pour moi un parcoursdu non-savoir. Je me souviens de quatre �preuves sur les cinq,ayant oubli� comment s'�tait pass�e l'�preuve de chimieorganique.

En zoologie, le professeur me dit bonjour et me pr�sente unebo�te pleine d'insectes, comme une bo�te � collection. Il m'enmontre un et me demande :

— Qu'est-ce que c'est ?— Je ne sais pas.— Et �a ?— Je ne sais pas.— Et �a ?— Une mouche ?— Oui, mais quelle mouche ?— Ah �a, je ne sais pas du tout.— Bon, apparemment vous n'�tes pas familier des insectes

end�miques d'Afrique centrale. Merci Monsieur, au revoir.En sciences naturelles encore, l'assistante me place devant

un microscope. Elle s'assied � c�t� de moi. Sa blouse,d�couvrant ses longues et jolies jambes, est-elle largementd�boutonn�e – en haut aussi – dans le but de me troubler ? Elleme dit :

— Regardez et dites-moi ce que ce que vous voyez.J'approche l'œil droit de l'oculaire, mets au point l'objectif et

je regarde.— Je ne sais pas.— �coutez, je ne vous demande pas ce que vous savez, je

vous demande ce que vous voyez.— Ah, d'accord. Eh bien il s'agit d'une petite b�te qui

ressemble � une crevette, un peu grise, presque transparente. J'enl�ve mon œil du microscope, me force � ne regarder que

les chiffres inscrits sur l'oculaire et sur l'objectif et calcule envitesse le grossissement.

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CARCASSES... MAIS AIM�ES !

— �a doit mesurer environ dix microns. Et puis les yeuxparaissent tout petits en proportion de la taille. C'est sans douteque la bestiole ne se sert pas de ses yeux, ou qu'elle vit dans lenoir. D'ailleurs, si elle voyait le jour, elle aurait sans doute uneautre couleur. Je suppose que c'est un animal qui vit dans despetites cavernes, des trous dans la roche, peut-�tre sous l'eau, enprofondeur.

— Bien Monsieur, merci, au revoir.En maths, le professeur me demande de lui d�montrer la

convergence de certaines s�ries. Je ne sais plus.— Merci Monsieur, au revoir.En physique, l'examinateur se tient pr�s de la fen�tre

ouverte, au fond de la salle. Il m'interpelle :— Monsieur, dites-moi, quelle est la pression au centre de la

Terre ?— Ah je ne sais pas.— Mais c'est ma question, Monsieur !— Ah bon, excusez-moi.Je me tourne vers le tableau et reste cinq bonnes minutes

sans bouger, cachant la craie et ma main droite devant moi.J'essaie de me rappeler ce que je sais : la terre fait quarantemille kilom�tres de circonf�rence, je peux donc calculer ladistance de la surface jusqu'au centre, le rayon. L'attractionterrestre au niveau du sol – la pesanteur – est de 9,81 m/s�. Jeconnais aussi la densit� moyenne de la terre, environ 5,5, maisplut�t 2,5 en surface, la distance de la Terre au Soleil, environcent cinquante millions de kilom�tres. Je peux calculer ladistance parcourue par la Terre en un an, et puis, et puis… etpuis je me dis que je n'ai sans doute pas besoin de tous ceschiffres,

� Et si cette pression �tait nulle ? Il n'y a rien plus bas que lecentre, il n'y a plus d'attraction, donc c'est peut-�tre nul ? Mais,au fait, la gravit� et la pression, �a n'a rien � voir ! Et puis tant de

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CARCASSES... MAIS AIM�ES !

de mati�re autour, liquide en plus, alors non, �a ne peut pas �trenul, il faudrait prendre exemple sur un mod�le. Mais je neconnais que les mod�les �lectrostatiques. Tant pis, pourquoipas ? Je vais essayer un mod�le �lectrostatique. �

Je soul�ve mon coude, montrant la craie par-dessus mon�paule, et gratouille devant moi quelques formules que leprofesseur ne peut pas lire. Puis une formule me semblecommencer � tenir la route. J'efface tout et j'�cris plus gros. �la fin je reste sans bouger, le nez vers le tableau, cachant ler�sultat de tout mon corps.

— Alors, o� en �tes vous ?— Ben, je ne sais pas, �a me semble �norme.— Poussez-vous, que je voie.…— Bien, c'est exactement �a, merci Monsieur, au revoir.Je crois que cette �preuve m'a sauv�. J'ai su plus tard que cet

examinateur �tait Jacques Blamont, qui devint directeur g�n�raldu Centre National d'�tudes Spatiales et initiateur du pro-gramme Ariane. Il fut �lu membre de l'Acad�mie des Sciencesen 1979.

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La mer aussi, �a s'apprend

Mon cousin Andr� Leverger, de deux jours mon cadet et Xbien s�r, prit quelques ann�es plus tard la direction du pro-gramme Ariane.

Andr� �tait en taupe � Ginette pendant que j'�tais en pr�paAgro � Saint-Louis. Nous passions parfois un peu de tempsensemble. Un jour, traversant le jardin des Tuileries pourrentrer � la maison, il me propose un probl�me qu'on lui avaitpos� un peu plus t�t et dont il n'a pas encore commenc� dechercher la solution :

— Tu as douze boules identiques et tu disposes d'unebalance Roberval, donc deux plateaux. Les douze boules ontexactement le m�me poids sauf une d'entre elles. Tu as droit �trois pes�es pour trouver cette boule et dire si elle est pluslourde ou plus l�g�re que les autres.

Je trouve la solution au moment o� nous arrivons devant leCarrousel du Louvre.

Mais Andr� m'apprit des choses bien plus importantes. Sesparents, Bernard et H�l�ne, habitaient Marseille et avaient unevilla sur les hauteurs de Bandol o� je passais quelquefois quel-ques jours de vacances. Nous avions d'autres cousins marseil-lais, dont la famille de mon oncle et ma tante Philippe etChristiane Guerez qui avaient une jolie villa � Cassis, et leurvoisine un voilier qu'elle pr�tait volontiers � Andr�, le sachantbon skipper. C'est donc Andr� qui m'apprit � barrer un bateau,manœuvrer les voiles, naviguer sous spi… Nous passions desjourn�es dans les calanques, toujours avec des filles qui restaient

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CARCASSES... MAIS AIM�ES !

avec nous jusqu'au soir, dans les bo�tes, aux Lecques ou �Saint-Cyr-sur-Mer. Plong�es, langoustes, varappe, puis tennis etpiscine quand nous revenions � la villa.

Un jour, Andr� �tant absent, Tante Christiane prend sur ellede me confier le voilier. Je pars seul dans la calanque de PortMiou. Mais en d�but d'apr�s-midi un fort Mistral s'est lev� et jed�cide de rentrer au port au plus vite. Dans l'�troite baie deCassis, avant le chenal d'entr�e de port qui est orient� nord-sud,j'ai le vent plein nord et dois tirer des bords de plus en plusserr�s au fur et � mesure que la baie de Cassis se r�tr�cit. Mais� l'est, aussit�t apr�s la plage, sous la haute et impressionnantefalaise du Cap Canaille, la c�te n'est faite que de gros blocs derochers. � chaque vir�e de bord, le vent me repousse vers lelarge et, contraint de louvoyer au plus pr�s, j'ai toutes les peinesdu monde � me rapprocher de l'entr�e du chenal tout en �vitantces m�chants cailloux. Je transpire, mon front perle, je grelotteaussi. Mais, enfin amarr� dans le port, je suis soulag� de ne pasavoir � annoncer � ma tante que, du bateau, il ne reste plusqu'une carcasse sous Canaille.

J'eus de nombreuses occasions pour m'am�liorer � la voile,notamment � Toulon, o�, parlant anglais, je faisais souvent offi-cier de liaison quand un bateau �tranger venait mouiller dans larade ou s'amarrer au port. C'�taient le plus souvent des Am�-ricains. Les officiers aimaient que la Royale leur pr�te desvoiliers, des requins ou des dragons, et il entrait dans mamission de les accompagner.

En ao�t 1975 j'achetai, � Carnon, un d�riveur d’occasion dugenre 420 et l'emportai avec nous � Couzeix, pr�s de Limoges.Nous avions, pour naviguer en Limousin, les grands lacs deVassivi�re et de Saint-Pardoux. La planche � voile ne quittaitpas le toit de la voiture et le bateau restait sur sa remorque, pourle dimanche.

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Cher Camarade

Je rencontre pour la premi�re fois Jo�l Martin un soir, en leregardant jouer au billard. Il encha�ne les points et ses adver-saires n'ont plus, comme moi, qu'� le regarder jouer : mass�s,bross�s, bandes avant, r�tros, coul�s…tout r�ussit.

— Tu veux jouer aussi ?— Je veux bien, mais j'ai pas de queue.— Tu prendras la mienne, c'est quoi ton nom ?— Leclerc du Sablon— Ah, 'le blaire du sale con', � toi de commencer.— Non non, vas-y, montre-moi.— Bon, alors celle-ci je vais te la faire cool.Je ramasse une belle gamelle mais me fais un ami. Il est

physicien, une sacr�e carcasse lui aussi.Par o� commencer ? Commen�ons au hasard, par le musi-

cien. D�s son entr�e � l'�cole, il s'inscrit dans un conservatoirede musique. Quatre ans plus tard, agr�g� de physique et chimie,il joue remarquablement du piano, de la fl�te traversi�re, de laguitare, du saxophone, de la contrebasse, de la trompette et j'enoublie. Il �pouse Roselyne pendant sa troisi�me ann�e d'�cole.Ils se s�par�rent vingt ans plus tard et il �pouse alors une jeune�l�ve du conservatoire.

En quatri�me ann�e, je passe beaucoup de temps chez lui etRoselyne car, bin�m�s pour la pr�paration de l'agr�gation, nousfaisons les r�visions ensemble. De sa bouche, une phrase surdeux est une contrep�terie, sans recherche, sans effort. Il fera decette facilit� son second m�tier : magicien des mots. �crire des

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CARCASSES... MAIS AIM�ES !

contrep�teries et en faire une th�orie : 'L'art de d�caler les sons'et, pour les enfants, 'La vie des mots'.

C'est lui qui apporte chaque mercredi 'l'Album de laComtesse' au Canard Encha�n�, depuis plus de vingt ans, suc-cesseur de Luc �tienne. Et disciple ?

Parlez-lui de vendanges ? — Ah, pour rien au monde 'je t'enduirais les serpettes de

rouge', r�pondrait-il, du tac au tac.Et des vachers du C�zallier,— Ah, ceux-l�, je te leur dirais 'taisez-vous ! Laissez vos

b�tes se reposer' !Son m�tier d'aujourd'hui, celui de chercheur au CEA de

Saclay, est d'�crire chaque semaine le journal du Centre. Et c'estaussi un montagnard et un tr�s bon skieur.

Sa famille poss�de un des plus vieux chalets de Peisey : serapprocher du lieu de culte – de p�lerinage m�me –, ils s'y�taient oblig�s, son p�re et un de ses oncles, tous deux anciensprofesseurs � l'�cole des Mines de Paris, car c'est � Peisey-Nancroix que cette noble institution fut transf�r�e, pendant unou deux ans, au d�but du XX

e si�cle. On y exploitait en parti-culier une mine de plomb argentif�re.

Jo�l et moi nous retrouvions souvent sur les pistes de ski,puis nous nous arr�tions � son chalet pour les incontournablesparties de scrabble o� il �tait imbattable. Et le soir, son chalet�tant voisin du n�tre, le dominant d'une petite trentaine dem�tres, il nous criait :

— Taisez-vous tous en bas !C'�tait aussi un bon alpiniste. Nous faisions souvent cord�e �

deux, surtout dans le Massif de la Vanoise : La travers�e du Bellec�te, cette longue course, se fit sans

commentaire de sa part, mais l'Aiguille de la Vanoise fut uneescalade assez difficile :

— Quelle lutte, peste ! s'�criait-il.

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Halte l�, halte l�, les montagnards…

Mais, de la montagne, c'est surtout avec Simon que j'enfaisais. Un �t�, je passe quelques jours dans sa famille, �Mon�tier-les-Bains. Nous faisons course sur course dans lemassif de l'Oisans avec lui et nos amis, Paul et Fran�ois Caron,Denys, Yves, Marc et d'autres. Un apr�s midi, rentrant avecMarc de la Barre des �crins, j'apprends par Madame Derochem�re que Simon et Yves viennent de partir pour une courser�put�e difficile, la Pointe du S�l� par la face sud, dans lemassif du Pelvoux. Ce n'est pas une premi�re mais qui sait ? Ilspeuvent peut-�tre ouvrir une nouvelle voie.

Je propose � Marc de les rejoindre. Nous convenons que sinous ne les rattrapions pas, nous traverserions le glacier sous laface sud et les rejoindrions au sommet par la travers�e de l'ar�tesud-ouest � partir du Col du S�l�. Nous pr�parons nos sacs envitesse, y mettons une gourde d'eau, quelques biscuits et fruitssecs et partons en voiture � Ailefroide. Nous remontons lavall�e de la Ni�re jusqu'au bout du chemin o� nous laissons lavoiture. Nous atteignons le refuge du S�l� vers minuit. Legardien nous informe que nos amis sont pass�s deux heuresavant nous. Nous prenons une collation chaude, nous reposonsun quart d'heure et repartons, la lampe frontale allum�e sur lecasque. Nous franchissons vite la rimaye et commen�ons laremont�e du grand Glacier du S�l�. Il fait froid, la neige estdure et les chaussures adh�rent bien. Nous d�cidons de ne nousencorder qu'� l'arriv�e au col, au pied de l'ar�te. La face sud sedresse devant nous et sa masse sombre se distingue nettement

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CARCASSES... MAIS AIM�ES !

dans le ciel sans nuage, mais nous n'entendons aucun bruit. Jemarche devant. Jusque l�...

L�, c'est la crevasse au fond de laquelle, soudain, je dispa-rais. � une dizaine de m�tres sous la neige, je suis coinc� entreles murs de glace, sans crampons et non attach�. Alors com-mence l'exercice classique de sortie de crevasse, tant r�p�t� lessemaines pr�c�dentes avec Dominique Aubert au stage del'UNCM 1, au B�z, pr�s de Mon�tier. Marc plante son piolet, yattache sa corde par le milieu et me lance les deux bouts. Je faisun nœud de chaise � chaque bout et crie � Marc d'avaler. Lesdeux brins �tant tendus, j'entre un pied dans un nœud et donnedeux o� trois coups secs sur l'autre brin. Marc tire un peu decorde et fait trois tours morts autour du piolet. Je passe monpied dans le nœud soulev� de quarante centim�tres en metenant par les mains au brin tendu puis crie pour que Marcavale l'autre brin. Marc prend un peu de corde et fait des toursmorts. Je me hisse alors sur l'autre pied. Vingt-cinq fois de suiteet me voil� sorti, et meurtri.Pas question d'abandonner. Nous repartons et atteignons le colvers trois heures. L'aube appara�t. Nous nous encordons. Jerepasse devant et nous grimpons. Escalade naturelle. Nousarrivons au sommet � sept heures. Les autres n'y sont pas. Nousappelons mais n'avons pas de r�ponse. Marc m'assure pour unecourte descente en rappel sur la face sud. Vingt m�tres plus bas,j'appelle de nouveau. Cette fois ils r�pondent mais je necomprends rien. Ils ne sont pas loin, j'entends aussi les coups demarteau. Je remonte. Nous convenons de les attendre etmangeons un ou deux biscuits et des abricots secs. Il est neufheures et ils n'arrivent toujours pas.

Nous d�cidons de redescendre avant que le glacier ne seramollisse. Mais pas par l'ar�te sud-ouest. Ce qui se montefacilement ne se redescend pas toujours aussi ais�ment. Nous1 Maintenant regroup�e avec l'UCPA.

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h�sitons entre l'ar�te nord, vers le Col de l'Ailefroide, et l'ar�tesud-est, plus courte, o� nous savons qu'un couloir abrupt, mais�quip� de pitons, nous ram�nerait vers le glacier du S�l�. C'estcette voie que nous choisissons et nous atteignons le sommet del'abrupt pitonn� vers midi : deux cents m�tres presque verticauxavec plusieurs surplombs.

Nous apercevons alors nos deux amis sur le glacier, mar-chant vers le refuge. Nous appelons mais sans succ�s. Nousmettons un mousqueton au premier piton, Marc descend, poseun autre mousqueton au piton suivant, m'assure pendant que jele rejoins et nous descendons ainsi, presque tout en rappel, unecentaine de m�tres. Il en reste encore cent. Mais tout estenneig� et nous ne trouvons plus de piton. Il est cinq heures del'apr�s midi. Nous cherchons encore, d�blayons la neige dechaque rocher, de chaque dalle, � mains nues. En vain. Le tempspasse. Il est sept heures. Le soleil se cache derri�re la Pointe duVallon des �tages et il commence � faire tr�s froid. Nous nevoulons pas risquer une descente non assur�e et d�cidons derester l� jusqu'au matin. Nous accrochons nos sacs � unmousqueton, nous nous ficelons debout l'un contre l'autre, nosdeux carcasses attach�es au piton, pour attendre. Nous nousdonnons des claques, dans le dos, sur les �paules, partout, etfinissons biscuits et fruits secs.

L'aube parait, mais le soleil reste cach� derri�re le Pelvouxet il fait encore tr�s froid. Vers huit heures, Simon et Yvesr�apparaissent sur le glacier. Cette fois ils nous ont vus. Zut, ilsredescendent ! Attendons ! � dix heures, un h�licopt�re se faitentendre puis surgit devant la Pointe des Bœufs Rouges. Ilsurvole le glacier, fait un tour complet devant nous et s'en va. Ilnous a vus. � midi, nous apercevons un homme en rougetraversant le glacier vers l'ar�te sud-ouest et le col. C'est unguide, nous allons �tre tir�s d'affaire. Il nous rejoint vers seizeheures, nous montre les pitons que nous cherchions et � sept

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heures du soir nous retrouvons Simon et Yves au refuge. Ilsavaient renonc�, juste sous le sommet, � cause de la neige et dela difficult� technique.

Ce fut ma derni�re course difficile. Plus tard, je d�cidai dene pas transmettre ma passion de la montagne � mes enfants.Des cailloux tombent des parois, trop de carcasses en tombentaussi.

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Ce n'est qu'un d�but, continuons le... combat !

La d�cision d'Yves La Prairie fut prise en juillet 1968.Chacun doit se rappeler que juillet 1968, c'�tait peu de tempsapr�s mai 68 et je me dois de ne pas laisser mai 68 enparenth�se.

La fi�vre de 68 atteint l'�cole d�s le lendemain du 22 mars etdes �v�nements de Nanterre avec Daniel Cohn-Bendit. Le 6mai, l'�vacuation brutale de la Sorbonne par la police futl'amplificateur qui plongea la quasi-totalit� des �l�ves dans lemouvement. Beaucoup particip�rent aux manifestations de rueet aux barricades. La rue Gay-Lussac et les rues voisines virentse construire, dans la nuit du 10 au 11 mai, plusieurs barricades,tardivement attaqu�es par les CRS puis d�truites par les enginsde la police. Il y avait une grande solidarit� entre les manifes-tants, au point que pas mal trouv�rent refuge dans l'enceinte del'�cole, parfois pour plusieurs jours. C'�tait un sanctuaire.Flaceli�re, le directeur de l'�cole, usant de toute son autorit�,avait r�ussi � maintenir cette protection face aux officiers et auPr�fet de Police. La police ne fit donc pas irruption dans l'�colecomme la Gestapo pendant la nuit du 4 ao�t 1944 quand ellearr�ta le directeur Georges Bruhat, notre grand math�maticien,pour l'emmener � Buchenwald d'o� il ne revint pas.

Et elle ne semblait pas conna�tre le r�seau souterrain quirelie l'�cole aux b�timents des laboratoires, rue Lhomond. Onpouvait donc entrer et sortir librement.

Tr�s vite, les �tudiants de toutes mati�res et de toutes lesfacult�s se mirent � organiser des r�unions visant � d�finir les

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orientations du mouvement. Et il fallait aussi coordonner lemouvement �tudiant avec les syndicats ouvriers. Par exemple,en une nuit, mon camarade Lagrange et moi f�mes l'aller-retourParis – Saint-Nazaire pour discuter avec les ouvriers desChantiers de l'Atlantique et finir par les convaincre de se mettreen gr�ve. '�tudiants, ouvriers, solidaires' !

Les agr�gatifs, dont j'�tais, se r�unissaient d'abord parmati�re et choisissaient leurs d�l�gu�s. D'�tape en �tape, onfinit par n'avoir plus qu'un comit� pour toutes les agr�gationsconfondues, litt�raires et scientifiques. Je fus choisi commepr�sident et mon camarade Lagrange, agr�gatif litt�raire,comme vice-pr�sident. Nos r�unions, � l'Institut de G�ographie,rue Gay-Lussac, finirent par d�cider la gr�ve de l'agr�gation.Elle fut suivie partout alors que les �preuves �crites avaientd�j� commenc�. Pour les physiciens, il ne restait qu'une�preuve, celle de chimie.

Mais nous voulions obtenir de l'autorit� minist�rielle lasuppression d�finitive de ce concours. Alors Lagrange et moinous rend�mes rue de Grenelle le jour o� tous les jurys desagr�gations se r�unissaient autour du directeur des Ensei-gnements Sup�rieurs, le recteur Gauthier. Celui-ci nous re�utdans son bureau mais refusa de nous laisser entrer dans la sallede r�union des jurys. Il nous proposa de lui soumettre ce quenous voulions dire � ces messieurs en nous promettant de leleur r�p�ter exactement. Nous sort�mes cinq minutes etentr�mes de nouveau pour lui dire ceci :

— Monsieur, voulez-vous bien dire aux membres des jurysla phrase suivante, mot pour mot : � Les agr�gatifs Leclerc etLagrange souhaitent vous parler, acceptez-vous de les laisserentrer ? �

Il le fit, et nous entr�mes. Nous e�mes une longue heure depalabre, infructueuse. J'en retiens seulement que l'examinateur

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de chimie, qui �tait pr�sident du Jury de physique-chimie medit en apart� :

— Leclerc, je vous en prie, pr�sentez-vous au moins � unedes �preuves orales et je m'occuperai de votre r�sultat.

Nous n'avions convaincu personne. Les �preuves oraleseurent lieu, malgr� l'absence d'�crit en chimie. Les normaliensfurent tous re�us, sauf moi.

Mai 68 – en r�sum� : 'nous, face au syst�me' � –, c'est en2006 qu'il faudra le faire – 'eux, face au syst�me'. Le nouveauxslogans ne manqueront pas pour remplacer 'Il est interditd'interdire' ; 'La soci�t� est une fleur carnivore' ; 'On ach�teton bonheur : vole le' ; '�jacule tes d�sirs' ; 'La culture estl'inversion de la vie'…

Mais ce n'est malheureusement pas possible : les �ventuelssoixante-huitards de 2006 sont les enfants de ceux de 68, lesmiens, ceux de ma femme, ceux de Jo�l Martin, de Simon et detous les autres.

Ils ont vu leurs parents travailler, souvent comme des bœufs,s'enrichir quelquefois – sauf nous bien s�r –, tourner leur vesteaussi. Pourquoi iraient-ils r�p�ter cet �chec ? Et pourtant, si il ya lieu de repenser compl�tement, de bouleverser m�me,l'accueil des jeunes dans la soci�t�, la mise � l'�trier de l'emploi,du vrai, c'est bien maintenant qu'il faut le faire, d'urgence…hier !

Hier et autrement, car si maintenant, � soixante deux ans, jevoyais les choses comme en 68, � vingt-cinq ans, je crois quej'aurais gaspill� trente sept ans de ma vie … sans parler del'inanit� des atteintes � la carcasse.

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Mai 68 - Rue Gay-Lussac, un matin...

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Interruption

�lisabeth vient de relire ces derni�res pages :— Mais Bruno, on n'y comprend plus rien � ton histoire.

Moi, je la connais, mais pour celui qui te lis ?— C'est vrai, j'ai choisi un ordre qui n'est pas tr�s

chronologique.— Mais pas logique du tout non plus !— Si tu veux, pas logique du tout, et puis quoi ? — Eh bien, explique au moins ce que tu as fait quand tu as

dit merde � la SNPA.— Mais je ne leur ai jamais dit merde, en tout cas pas � la

SNPA.— Parce que tu as dit merde � quelqu'un ?— Merde, je n'sais pas, mais peut-�tre que oui c'est vrai, �

Schlumberger, et d'ailleurs ce jour l� j'�tais bien con.— Alors, con ou pas con, raconte-le !— Mais j'avais plein d'autres choses � raconter avant !— Eh bien tu les raconteras apr�s !— O.K., je vais raconter �a, tu vas pas �tre d��ue, mais pour

�tre complet, il faut que je commence par Toulon parce quec'est pendant Toulon que je me suis mari�. Tu veux de lalogique, comme ta fille, alors tu vas en avoir, enfin j'en saisrien, on verra bien !

— Mais laisse donc Amandine tranquille !— Ce qu'il faut que tu comprennes, c'est que depuis que

j'avais quitt� l'�cole, et m�me d�s que j'y �tais entr�, je n'avaisplus aucune ambition.

— Tu disais que tu voulais �tre g�ologue.

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— Oui, avant, parce que j'y voyais une vie enthousiasmante,alors qu'apr�s, je voulais encore l'enthousiasme, mais je mefichais un peu de la g�ologie. J'�tais pr�t � faire n'importe quoiqui m'enthousiasme.

— Et � Normale, on ne vous donnait pas d'id�e ?— � vrai dire, je n'en sais rien. Mais je suppose que la

plupart des �l�ves savaient ce qu'ils voulaient faire, c'�tait profou chercheur. Une sorte de fili�re immuable. Donc, des id�es,pour quoi faire ? L'�cole pour moi, c'�tait un h�tel, un res-taurant, le Rufin et quelques �quipements sportifs, une place deparking et pour le reste, un no man's land. Un no man's land �part les filles, les S�vriennes et les autres qui se pressaient pasmal autour de moi.

— Alors pourquoi avoir fait cette �cole ?— Parce que j'avais �t� re�u. Dans un bon rang m�me.

Comme si j'�tais tomb� dedans, dans la marmite. Peut-�treaussi � cause du prestige mais pas du tout par ambition.

— Mais vous aviez des cours, des profs, des mati�res, dessujets dont vous pouviez parler.

— Je sais qu'il y avait des profs, mais je n'ai jamais su s'il yavait des cours, sauf pour les r�p�titions d'agr�gation. En plus,je m'�tais rendu compte que les autres �taient beaucoup plusforts que moi en maths. Alors je faisais autre chose.

— Tu t'occupais des filles !— Je l'attendais celle-l�. Eh bien tu vois, m�me pas. Enfin…

c'est vrai que le choix �tait vaste, et pas seulement lesS�vriennes, mais aussi les sœurs et les amies des copains.Quelques flirts, et encore. Trop de choix ! J'avais bien des pr�-f�rences, mais quand m�me, c'�tait trop. D'ailleurs, les autresl'avaient remarqu�. Denis Feret par exemple : il me prenait sansdoute pour un surhomme, ou pour Don Juan… parce que lui, ilse trouvait trop seul. Non, je ne faisais pas les m�mes chosesque les autres. En premi�re ann�e par exemple, au lieu de

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suivre des cours de maths, de physique ou de chimie, commeles copains, j'allais suivre les cours d'hydrographie, au ServiceCentral Hydrographique de la Marine, rue de l'Universit�.J'apprenais les mar�es, les courants, les sondages, la gravit�.

— Mais �a n'avait rien � voir avec l'�cole ?— Non, rien. Par contre, aujourd'hui, je me serais assez bien

vu aux Phares et Balises.— On aurait pu habiter le phare de Cordouan ?— � la place de Louis XV qui n'y est jamais venu ? Non, je

ne crois pas, d'ailleurs, depuis quelques ann�es, tous les pharessont automatiques. Et en plus, tu sais bien que Cordouan est unmus�e d'�tat. Mais tu sais, on aurait pu tout aussi bien habiterau ch�teau de Versailles. Au lieu de faire de l'hydrographie, ilaurait suffi que j'aille suivre les cours de l'�cole d'horticulturede Versailles, l'�cole o� j'avais d'ailleurs �t� re�u en m�metemps qu'� Normale.

— Oui, �a nous aurait bien rendu service l'horticulture,m�me sans habiter Versailles.

— En fait, je suis presque s�r que les autres, ceux qui nesont pas rest�s profs ou chercheurs, savaient d�s le d�but cequ'ils voulaient faire. Tu demanderais � Jupp� ou � Fabius parexemple. Ils devaient bien aller rue Saint-Guillaume plussouvent qu'� la fac.

— Tu aurais voulu faire de la politique ?— C'est pas �a ! Je veux dire que je suis toujours rest�

disponible pour des trucs qui m'enthousiasment. Comme lesmanips de sismo pour Rocard par exemple. Ou l'Ataga, avecJacques Martinais. Je te r�p�te : opportuniste, mais dans le bonsens du mot. Des opportunit�s 'enthousiasmantes'. Il m'estarriv� d'en manquer, mais finalement, au bout du compte, j'aifait plein de choses sympas, nouvelles, sans jamais avoir �lutter contre quoi que ce soit ou faire du tort � qui que ce soit.

— Tu exag�res peut-�tre un peu, non ?

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— Attends, on n'est pas � confesse ! C'est vrai que quel-quefois on peut �tre mal compris, ou se tromper. Mais, tous lesjobs que j'ai faits ou essay�s, c'�tait dans l'esprit de rendreservice. Jamais de combat, de lutte pour un pouvoir, de peurd'un sup�rieur, de tous ces trucs dont on entend parler et quifont que les gens sont stress�s ou mal dans leur peau. Et puis ilfaut que tu te rendes compte d'une chose : jusqu'� l'�ge de trenteans, je n'ai jamais eu la t�l�vision, m�me pas dans la familleavec Papa et Maman. J'ai achet� notre premier poste, unTelefunken en noir et blanc, � la naissance de S�verin. C'est s�rque ma vocation, si on avait eu la t�l�vision couleur � lamaison, ce n'aurait pas �t� opportuniste, mais Nicolas Hulot,avant Nicolas Hulot et Ushua�a, dix ans avant. L'�cole ne for-mait personne, � rien, donc aussi bien au m�tier de NicolasHulot qu'� celui de premier ministre… ou de pr�sident. Cecidit, oui, c’est vrai, j’aurais aim� faire de la politique, mais pourtransmettre de l’enthousiasme aux autres plus que par go�t pourun quelconque pouvoir. J’ai d’ailleurs �t� sollicit�, par deuxfois m�me. J’en dirai sans doute un mot un peu plus loin.

— Bon, eh bien j'attends la suite, je te laisse continuer.

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Midship, permissionnaire…

� mon retour de New York, apr�s le Lamont, je fais escale �Reykjavik, comme � l'aller, mais pour une �tape de trois jourscette fois. En Islande fin septembre, les jours sont d�j� bienraccourcis et les soir�es dans les pubs plus longues, les conver-sations plus riches et l'amiti� plus facile � construire. Cette fois,cette fille, je me promets de la revoir !

Sit�t arriv� � Paris, sit�t reparti. La Gare de Lyon, le trainbleu, une nuit en couchette et c'est Toulon, l'arsenal, la casernedes apprentis midships, les EOR1. Trois semaines de classes :faire son lit au carr�, marcher (au pas), tirer (au fusil et auflanc), crapahuter dans la for�t du Mont Caume et sur lessentiers du Massif des Maures – attention au feu –, dire � ouimon capitaine �…. mais non !

— Capitaine ! ass�ne le lieutenant.— Oui mon capitaine.— Non midship ! dans la Marine on dit � oui Capitaine �.— Ah oui c'est vrai j'oubliais, pardon mon capitaine.— …Et les cinquante EOR, promus Aspirants, sont r�partis dans

les unit�s. Nous sommes cinq pour le BEO2, tous informa-ticiens, quatre vrais et un faux, celui qui n'a �crit que troislignes de fortran IV3 dans sa vie – c'�tait au Lamont ; cinq sousles ordres de l'Ing�nieur Hydrographe Principal Sicard, en ville,en jean ; cinq locataires d'un pavillon sur le Mont Faron, avec1 �l�ves Officiers de R�serve.2 Bureau d'�tudes Oc�anographiques.3 Un des premiers langages de programmation informatique.

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jardin et vue sur la rade, � laisser libre quand les propri�taires yviendront en ao�t ; cinq qui prennent la carte du club de tennis,celui des officiers ; cinq aussi qui se mettent une fois par jouren tenue pour d�jeuner au mess, � l'Arsenal, sous la pr�sidencedu M�decin en Chef Berthelot, le p�re de Vincent, mon cama-rade de promotion � l'�cole ; cinq qui rach�tent les voitures decinq autres qui prennent la quille et laissent le reste... Maisquatre seulement auxquels on donne du travail, le cinqui�merestant � disposition pour des missions ponctuelles, selon les�v�nements.

Je ne sais pas ce qui m'attend et je r�ve. Je peins, je joue autennis, je retourne marcher dans le Massif des Maures, je faisofficier de garde certains week-ends sur l'Origny, notre bateauen bois. D'autres week-ends, en permission, je pars �Montpellier chez mes cousins Boudet, ou bien je m'arr�te enCamargue. S'il arrive que l'Origny appareille, je suis � bord :lever des couleurs, salinit�, routine, amen� des couleurs… ilfaut bien que les bateaux sortent ! Que certains bateaux sortent,mais pas le grand, le Colbert, notre croiseur de d�fense anti-a�rienne, navire amiral de la Flotte de M�diterran�e. Mais lespetits, ceux du club de voile, sortent souvent, et souvent avecles officiers des bateaux am�ricains qui font escale chez nous.Je monte � leur bord, vais saluer le commandant, explique � lama�trise ce qu'on peut trouver � Toulon pour les loisirs etaccompagne les amateurs de voile – seulement les officiers –avec les requins ou les dragons : apr�s-midi de r�gates. � ceuxqui pr�f�rent Chicago – surtout des hommes d'�quipage –j'indique le chemin : c'est tout pr�s de la sortie !

C'est encore pour l'anglais que le Pr�fet Maritime me confiecette mission d'officier de liaison sur un porte-h�licopt�res desa Majest� la Reine �lizabeth II pour attaquer – soi disant pourd�fendre –, sous le pr�texte d'un exercice de l'OTAN, notre �lede Beaut� occup�e par les l�gionnaires, des terroristes. L�, c'est

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dans le respect le plus absolu des r�gles de la guerre – le cofeetime et le tea time – qu'on d�barque en radeau pneumatique,maquill� au charbon, sur la plage de Solenzara ; qu'on surveille,depuis l'h�lico du lieutenant, les durs combats de maquis dansla montagne corse, encore blanche aux sommets ; qu'on compteles morts – ceux qui ont enlev� leur brassard, donc les soldats,pas les cochons – ; qu'on d�gage les espaces les moins pentuspour y installer les bivouacs ; qu'on rembarque sur le bateaupour le debriefing tr�s Oxford, en uniforme de gala – sauf moi –,un verre de Brandy � la main.

Mais les colocataires quittent la villa les uns apr�s les autres,trouvant chacun meilleure – et douce – compagnie, en ville oudans les environs. Toute la location faisant plus que ma solde,je trouve refuge chez mes cousins Leverger qui me laissent leurvilla au dessus de Bandol, m'y retrouvant le week-end. J'yplante mon chevalet, �coute ind�finiment Suzan et mon dernierdisque de Leonard Cohen et continue de r�ver. L'Islande, yrepartir, l'y retrouver, c'est l'hiver, et c'est la nuit presque toutela journ�e !

Suzan takes you downTo her place near the riverYou can hear the boats go byYou can spend the night beside herYou can…

Une permission, mi janvier, me laisse quatre jours. Je reparsen Islande. Mais je m'y retrouve seul. Dans les pubs, dans lesrues, sur le port, je ne la retrouve pas. J'ai avec moi le petitrecueil de photos qu'elle m'avait offert en souvenir de son payset je me r�fugie dans ce qu'�tait mon autre moi, dans ce paradispour les g�omorphologues, ceux qui sont avides de d�terminerles forces qui ont form� le visage de la Terre – parce qu'ici onles voit encore � l'œuvre.

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L'Islande, terre des glaces, avec ses cirques de glace s'enfon-�ant dans les vall�es �troites et profondes, ses coupolesglaciaires qui s'arrondissent sur les c�nes volcaniques, sesglaciers en langues comme dans les Alpes ou �tendus commeau Groenland ; l'Islande, Mus�e Gr�vin des volcans du monde,les morts et les vivants, plafond de la dorsale m�dio-atlantiqueo� je retrouve les sosies du Fuji Yama sur l'�le de Honshu, duMauna Loa d'Hawa�, du Puy de D�me, du Plomb du Cantal etde la Banne-d'Ordanche – des dizaines de Banne-d'Ordanche –,du Kilimandjaro, de l'Etna, du Stromboli, du V�suve, du MontRainier, de tous les volcans des Al�outiennes ; l'Islande,chaudi�re � vapeur, distributrice d'eau chaude gratuite � sesdeux cents mille habitants et qui leur prouve encore sa g�n�-rosit� en laissant aussi s'�chapper les jaillissements descentaines de sources, siliceuses ou sulfureuses selon la naturedu terrain, volcanique et basaltique ou argileux et mar�cageux,� 75�C, comme � Chaudes-Aigues dans notre Cantal, l'Islandem'envo�te et me d��oit.

Si encore je connaissais son nom ! Mais Helen, sur ce boutde papier, en marque-page ?

Je suis triste et mon cœur, triste, n'est r�chauff� qu'entre midiet deux heures par les multiples couleurs des rues ensoleill�es,couleurs vives ou couleurs pastel des maisons. Il per�oit aussiun peu de chaleur devant l'activit� bouillonnante des chalutiersdans le port de Reykjavik, d�chargeant d'�tonnantes quantit�sde poissons dont certains, des morues, iront s�cher, pendillantau vent sur des tr�teaux de bois, au bord des routes, ou �tendussur les poreuses falaises de lave, fiert�s des p�cheurs islandaiscomme nous de notre lessive de linge immacul� �tendu sur lacorde. Et il s'enfuit comme dans un r�ve avec les oiseaux,surtout les innombrables palmip�des anatid�s, des canardstellement sociaux qu'on les prendrait pour des citoyens auxcygnes chanteurs avec leurs appels en trompette, de chaque

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mare, de chaque lac, les seuls bruits qui rompent l'infinietranquillit� des espaces glac�s.

De retour � Paris apr�s deux jours d'attente vaine, je netrouve pas de lit pour moi, ce samedi, dans l'appartement dePapa. Il n'a plus avec lui que Florence et Luc, a divis� l'appar-tement en trois et n'a gard� que celui du milieu. Mais c'est lemariage d'un ami et je suis invit� � la f�te. Je ne connais quelui. Les autres ? Beaucoup d'artistes, des philosophes… lequartier latin. Celle avec qui j'ai beaucoup dans� me propose derester avec elle. Sa chambre est en face du S�nat, rue deVaugirard. Musique, �changes, amour…nous voulons nousrevoir.

� Toulon, � Bandol, rien de nouveau, ni sur terre ni sur mer.Mais sous la mer c'est le drame. Le 4 mars � onze heures,l'Ing�nieur Principal Sicard m'appelle � mon poste – c'est rare,mais il arrive que j'y sois.

— Leclerc, �tes-vous occup� en ce moment ?— Oui, enfin non, enfin pas sp�cialement, pourquoi ?— Pouvez-vous descendre � mon bureau ?— Maintenant ?— Oui, tout de suite.Sa porte �tant ouverte, je ne frappe pas. Sicard � l'air plus

nerveux que d'habitude.— Le Pr�fet Maritime vient d'appeler, il m'attend � une

r�union, vous m'accompagnez.— Qu'est-ce qui se passe ?— Un sous-marin a disparu ce matin, l'Eurydice, corps et

biens.— A�e ! Mais je viens en jean, comme �a ?— On n'a pas le temps, on part, la voiture nous attend.� la Pr�fecture Maritime, un officier marinier nous conduit

dans la salle de conf�rences. Une vingtaine d'officiers sont assis

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devant de petites tables, en rond autour de la salle. Tous ontcinq barrettes, pleines ou panach�es, capitaines de vaisseaux etcapitaines de fr�gates. Nos deux places ont �t� gard�es � c�t�du pr�fet. Tous attendaient notre arriv�e pour commencer lar�union, une r�union de crise.

Le pr�fet ouvre la s�ance.— Messieurs, l'Eurydice a sombr� ce matin avec cinquante

sept hommes � bord. Le professeur Rocard, directeur de l'�coleNormale Sup�rieure, a inform� le ministre, Monsieur Debr�,que ses stations de sismographes de Provence avaient enregistr�une secousse indiquant une implosion. � quelques dizaines desecondes pr�s, les trois enregistreurs indiquent une secousse �sept heures vingt-huit dans une zone situ�e au large deRamatuelle, entre Saint-Tropez et Cavalaire. Le ministre, apr�sla catastrophe de la Minerve l'an pass�, m'a donn� ordre demettre tous les moyens en œuvre pour retrouver l'Eurydice.Monsieur l'Ing�nieur Principal, vous avez la parole.

— Monsieur le Pr�fet, je suis venu accompagn� de l'aspi-rant Leclerc du Sablon qui est normalien et a travaill� dans lelaboratoire de g�ophysique du Professeur Rocard. Je vouspropose de lui laisser la parole.

— Eh bien, Monsieur Leclerc, nous vous �coutons.— Bonjour Monsieur le Pr�fet, bonjour Messieurs. Oui, en

effet, je connais plusieurs stations de sismographie de MonsieurRocard. Il y en a une � Cagnes-sur-Mer, une autre sur le Plateaude Valensole et la troisi�me, il me semble qu'elle est quelquepart dans le Luberon. Avec les trois signaux enregistr�s, il estfacile de trouver le lieu de la secousse, � condition de conna�trela vitesse de propagation des ondes sismiques dans le sous-sol.L�-dessus, je n'ai aucune information.

— Bien. Messieurs, je propose que Monsieur l'Aspirantrencontre au plus vite le Professeur Rocard. Monsieur Leclerc,vous partez � Paris imm�diatement et nous reprendrons cette

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r�union demain, � 14 heures, avec vos explications. Messieurs,la s�ance est lev�e.

Un quartier-ma�tre me conduit � la base a�ronavale d'Hy�reso� un Br�guet 1050 Aliz� m'attend. En deux heures et trenteminutes, le monomoteur dont la vitesse ne d�passe gu�re quatrecent cinquante � l'heure se pose sur la piste de Villacoublay. Cevoyage priv�, assis derri�re le chef pilote, me donne envied'apprendre aussi � piloter, �a para�t si facile. Un matelot �pompon me conduit rue Lhomond, mais je lui demande de melaisser au coin de la rue Gay -Lussac et de la rue ClaudeBernard pour prendre le temps d'un sandwich et d'un demi auBar des Feuillantines avant d'aller rue Lhomond. Je demande aumatelot de venir me prendre le lendemain matin � huit heuresrue de Vaugirard, en face du S�nat.

— Vous verrez, il y a deux gardes r�publicains � l'entr�e del'immeuble, vous leur direz que vous venez me prendre et ilsvous laisseront entrer dans la cour.

— Bien Monsieur.Il est seize heures quand je frappe � la porte d'Yves Rocard.

Il est impossible de mettre par �crit une conversation avecRocard, tellement elle contient de gestes, des gestes qui sontdes mots…et il faut l'avoir connu pour les comprendre. Il �tendune carte � grande �chelle sur la table, � c�t� du bureau. C'estune carte g�ologique, avec les diff�rentes couleurs selon les�ges des affleurements. On y voit les emplacements des troisstations sismographiques – il y en a m�me quatre –, la c�te, lescourbes de niveau et quelques chiffres indiquant des valeurs desondes en mer, au large de la c�te varoise.

Il commence par m'expliquer comment il peut affirmer quele sous-marin a implos� : les traceurs de tous les sismographesont indiqu�, � peu pr�s au m�me moment, un mouvementd'abaissement du sol. Il y a donc eu appel du sol, donc uner�tractation, une implosion. En cas d'explosion, �'aurait �t�

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�videmment l'inverse, une mont�e du sol comme lors des tirsatomiques. Simple, non ?

Il a calcul� que l'Eurydice se trouverait dans une zone de sixkilom�tres de large et de dix � douze kilom�tres de long, entrele Cap de Saint-Tropez et le Cap Lardier. �a fait �videmmentune tr�s vaste surface. Il sera tr�s difficile de faire des sondagespartout, d'autant plus qu'on conna�t tr�s mal la nature du fond.Les hydrographes n'ont pas de cartes pr�cises au-del� de deuxou trois milles au large ; ils n'ont que quelques mesures desonde. On pourrait r�duire cette incertitude si on connaissait lavitesse des ondes sismiques sur les trajets entre le lieu del'implosion et chacun des sismographes.

Il s'agit d'abord de la vitesse du son dans l'eau de mer puis decelle des ondes dites de surface – les ondes S – dans le sous-sol. On sait que la vitesse du son dans l'eau est voisine de millecinq cents m�tres par seconde, mais on ne sait pas quelle est ladistance parcourue dans l'eau par le son et on conna�t beaucoupmoins bien la vitesse dans les roches travers�es par l'ondesismique. Si tout �tait en granit par exemple, on pourraits'appuyer sur une moyenne de six mille m�tres par seconde.Mais ce n'est pas le cas : on pourrait tout aussi bien avoir desvitesses de l'ordre de trois ou quatre mille m�tres par secondedans des roches moins dures. Sur le trajet Saint-Tropez –Cagnes-sur-Mer par exemple, soit vingt-cinq kilom�tres, unediff�rence de vitesse de mille m�tres par seconde pourrait aug-menter le temps de trajet de l'onde S de vingt-cinq secondes, cequi est tr�s important.

Sonder une zone aussi grande prendrait plusieurs mois. Pourr�duire la dur�e des recherches, il est n�cessaire de conna�tre defa�on pr�cise la vitesse de propagation du son entre chaquesismographe et chaque point de cette vaste zone. Il s'agit doncde dresser au plus vite une carte des vitesses du son. C'est l�que ma mission commence.

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Je salue Yves Rocard et me rends chez Muriel, rue deVaugirard. J'ai la chance de l'y trouver. Elle descend dire monnom aux gardes en faction � l'entr�e de l'immeuble et leurexplique qu'une voiture de la Marine Nationale viendra mechercher demain matin � huit heures. Nous mettons de lamusique, nous faisons l'amour, nous parlons de nos vies, de nosfamilles, de nos attentes : sa maman est d�c�d�e il y a six mois,elle �tait critique d'art et Muriel a emport� dans sa chambrequelques uns de ses livres d'art, surtout les impressionnistes.Son p�re lui a offert le permis de conduire et elle a consomm�l'argent en livres et en caf�s. Elle a quitt� l'appartement o�vivent encore sa sœur et deux de ses fr�res, l'a�n� �tant �l'h�pital. Elle n'attend rien de son p�re. Claude Tr�montant estson professeur pr�f�r�. Elle l'admire beaucoup, lui qui sait legrec et l'h�breu et qui a traduit les �vangiles. Je ne connais riendes philosophes herm�neutiques mais je crois savoir queTr�montant est aussi un homme de science, alors je lui parled'Althusser et du s�minaire d'�pist�mologie qu'il organisait �l'�cole pour les �l�ves scientifiques et auquel je participais avecassiduit� 1.

Et elle lit : Proust est son auteur pr�f�r�, mais elle lit etconna�t beaucoup d'essayistes et de romanciers chr�tiensmodernes et contemporains : Jacques Maritain, Julien Green,Georges Bernanos, Fran�ois Mauriac, Gilles Supervielle. Anti-conformiste ? Le roman, d'apr�s elle, est la seule pr�occupationlitt�raire moderne. Je suis admiratif, moi qui n'ai que tr�s peulu : Gide, Claudel, Teilhard de Chardin. Nous d�cidons de nepas nous quitter, que je reviendrais � chaque permission.Faisons encore l'amour !

Le matelot me conduit � Villacoublay o� l'avion m'attend.1 En fait je n'en retenais pas grand-chose, � part la distinction entre mat�rialisme

historique et mat�rialisme dialectique, tels qu'ils avaient �t� introduits par Marxet d�finis de fa�on fig�e par Staline.

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Une autre voiture me conduit de Hy�res � Bandol. J'enfile monuniforme marine, pr�pare une omelette pour tous les deux etnous repartons � la Pr�fecture Maritime. La r�union reprend �quatorze heures avec la m�me assistance que la veille etl'Ing�nieur Sicard.

— Alors, Midship (je trouve que l�, le m�pris n'est pas demise), avez-vous pu voir le Professeur Rocard ?

— Oui Monsieur le Pr�fet.— Eh bien, que nous proposez-vous ?— Tout d'abord, Monsieur le Pr�fet, on peut avoir l'assu-

rance que le bateau a implos�. Les signaux des sismographesmontrent � l'�vidence une r�tractation du sol, donc uneimplosion. On ne sait pas bien comment cet accident se d�roulepr�cis�ment dans la carcasse du sous-marin mais ce dontMonsieur Rocard est s�r, c'est qu'il ne s'�coule pas deuxsecondes avant que tous les hommes soient tu�s par lesviolentes projections des morceaux de m�tal.

— Pourrait-on en savoir plus sur ce d�roulement commevous dites ?

— Il faudrait faire des essais. Monsieur Rocard propose quenous en fassions, l'�t� prochain, � partir du bateau oc�ano-graphique du laboratoire de l'�cole, l'Ataga, qui est dans le portde Cassis.

— Tr�s bien �a me semble �tre en effet une bonne id�e.Savez-vous comment vous allez proc�der ?

— Oui, enfin sur le principe, mais ce n'est pas moi qui m'enoccuperai, ne faisant plus partie du labo de Monsieur Rocard.En fait, on ferait fabriquer une sph�re d'environ un m�tre dediam�tre, en acier, creuse, aussi sph�rique que possible, et on laforcerait � s'enfoncer vers le fond en la lestant. On y fixeraitune cam�ra ultra rapide qui filmerait la descente, jusqu'�l'implosion. Et puis on verrait comment �a se passe.

— �a me semble �tre une bonne id�e en effet, et qui nous

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int�resse beaucoup. Il serait bon que Monsieur Rocard en parle� la DCAN 1 qui pourrait suivre cette exp�rience. Je vais luifaire un mot dans ce sens, mais venons-en � vos propositionspour la recherche de l'�pave.

— Oui Monsieur le Pr�fet, mais nous avons besoin de savoirjusqu'� quelle profondeur l'Eurydice pouvait r�sister � lapression.

— Eh bien c'est comme les autres sous-marins du typeDaphn�, trois cents m�tres, avec une marge de s�curit� jusqu'�cinq cents m�tres. Mais pourquoi cette question ?

— Oh, tout simplement pour confirmer qu'on peut n�gligerles signaux qui ont �t� re�us plus tardivement par lessismographes et ne tenir compte que des premiers signaux. Lavitesse du son dans l'eau �tant beaucoup plus faible que dans laroche, c'est bien les signaux transmis � partir du fond,exactement � la verticale du bateau au moment de l'implosion,qui ont �t� enregistr�s en premier, et c'est de ceux-ci qu'on vadonc tenir compte.

— Merci pour cette explication qui me para�t tr�s claire,mais maintenant que fait-on ?

— Il s'agit de conna�tre pr�cis�ment la vitesse des ondes sis-miques, les ondes de surface, dans les couches g�ologiques quis�parent la zone pr�sum�e de l'implosion de chaque sismo-graphe. La g�ologie de la Provence �tant confuse, il peut y avoirdes variations de vitesse tr�s sensibles d'un endroit � l'autre.

— Si je comprends bien, il faudrait disposer d'une carte desvitesses du son ?

— Exactement, une carte des vitesses du son dans toute lazone, jusqu'� chacun des trois sismographes. En fait, �a feratrois cartes, mais il suffira d'une seule op�ration.

Les grad�s, autour de la table, sont dans un silence religieux,attentifs comme jamais je n'ai vu des �l�ves.1 Direction des Constructions et Armes Navales.

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— Alors comment allons-nous proc�der ?— Il s'agit de refaire des explosions, beaucoup d'explosions,

� des heures tr�s pr�cises, avec des tops � la seconde pr�s, et �des endroits rep�r�s de fa�on tr�s pr�cise aussi, � moins de dixm�tres pr�s.

— Mais, Monsieur Leclerc (ah, commencerais-je � �tre prisau s�rieux ?), vous parliez d'implosion, et maintenant vousparlez d'explosions.

— �a n'a pas d'importance, implosion ou explosion, l'ondesismique se propage � la m�me vitesse.

— Alors messieurs, que pensez-vous de tout cela ?Un Capitaine de Vaisseau :— Monsieur le Pr�fet, nous pouvons faire sauter des

grenades n'importe o� avec une grande pr�cision. Le tout est desavoir combien.

— Monsieur Leclerc.— Pour r�duire la zone d'incertitude � des dimensions rai-

sonnables, l'id�al serait de faire un maillage avec une explosiontous les cinq cents m�tres, dans toute la zone, mais il faut queles grenades p�tent toutes � la m�me profondeur.

Le Capitaine de Vaisseau : — Nous avons des grenades en f�ts de cinquante kilos que

l'on peut r�gler pour exploser � cinquante m�tres de profondeur 1.— Commandant, pouvez-vous �tablir un plan d'op�ration

pour demain ?— Oui Monsieur le Pr�fet, mais �a va faire plusieurs

centaines d'explosions. Il faudra interdire la zone � toutenavigation car on aura s�rement besoin de plusieurs bateaux.1 Les grenades sont utilis�es pour la lutte anti-sous-marine. Elles sont largu�es

par un b�timent de surface, lanc�es par mortier ou l�ch�es d'un avion. F�ts rem-plis de plusieurs dizaines de kilos d'explosifs, elles peuvent �tre r�gl�es pourexploser � la profondeur souhait�e. Elles sont maintenant remplac�es par lestorpilles autoguid�es.

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— Bien, je vais faire le n�cessaire. Et la m�t�o, pourrez-vous assurer, quel que soit le temps ?

Brouhaha dans l'assembl�e.— Bien s�r. (Repris par tous – enfin, quelle question ! )— Monsieur le Pr�fet, je souhaiterais qu'il y ait un officier

marinier hydrographe sur chaque bateau, ceux du BEO, pourcommander les tirs, et aussi que nous ayons un h�licopt�re. Jepourrais �tre amen� � effectuer des rotations entre les bateauxet les stations sismographiques.

— Je crois qu'on peut accepter cette demande de notreaspirant, qu'en pensez-vous messieurs ?

Tous acquiescent � voix basse, visiblement un peu froiss�s.— Alors, Commandant, prochaine r�union demain � la

m�me heure. Monsieur l'Ing�nieur et vous, Monsieur Leclerc,nous comptons sur vous. Et vous Commandant, vous choisirezles bateaux dont vous aurez besoin et vous convoquerez leurscommandants � notre r�union.

Sicard :— Monsieur le Pr�fet, je pense que Monsieur Leclerc est

capable de se d�brouiller tout seul, je ne crois pas n�cessaire derevenir demain.

— Comme vous voudrez Monsieur l'Ing�nieur, mais je vousprie de rester en contact avec votre aspirant.

Je rentre � Bandol et �cris � Muriel en lui racontant cet �pi-sode assez croquignolet.

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Des poissons par milliers… et un poisson

Derni�re r�union � la pr�fecture Maritime : cette fois, ledispositif semble bien pr�t. Trois escorteurs, trois officiersmariniers du BEO, un h�licopt�re Alouette, un matelot �quip�d'un th�odolite tous les deux cent cinquante m�tres, le long dela c�te, entre le Cap de Saint-Tropez et le Cap Lardier, �l'entr�e de la Baie de Cavalaire.

Le Capitaine de Vaisseau expose son plan : on commencerapar faire un �talonnage de la chute d'une grenade largu�e parl'arri�re d'un escorteur filant huit nœuds : on mesurera, � partirdu top, le temps de roulement de la grenade sur la plage arri�rejusqu'� son arriv�e � la surface de l'eau et le temps de chute dansl'eau jusqu'� l'explosion. Les essais seront faits cet apr�s midi, aularge de Toulon. � chaque escorteur est attribu�e une bande detir de quatre kilom�tres d'est en ouest et de six kilom�tres dunord au sud. Il y aura donc en principe deux cent quarante tirs,environ deux jours d'op�ration.

J'embarque sur le Duperr�, l'escorteur qui s'est vu attribuer labande de mer la plus � l'est, celle qui part du Cap de Saint-Tropez. Vient avec moi Michel, le meilleur officier marinier duBEO, un ma�tre principal. Nous doublons les �les de Porque-rolles, de Port Cros, les �les du Levant et nous pr�sentons dansle 110 du Cap de Saint-Tropez, � cinq milles. Nous �tablissonsle contact radio avec le matelot qui est en poste sur le cap. Ilnous a bien dans le 110 et pr�vient son coll�gue, cinq centsm�tres plus � l'ouest, de donner le top quand il nous verra dansle 90. Nous faisons maintenant route au 300, filant huit nœuds,

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et attendons le top. Sur la passerelle, � c�t� de moi, Michel, samontre chronom�tre � la main, est pr�t � presser sur le bouton �r�ception du top pour avoir l'heure du lancement – et pard�duction, l’heure de l'explosion – � la seconde pr�s.

Message du premier matelot :— Duperr�, me recevez-vous ?— Fort et clair, � vous.— Duperr� attention, vous �tes maintenant dans le 115, venez

� droite.Le capitaine au barreur :— Dix � droite, mais tenez votre alignement Bon Dieu !— Dix � droite.Le matelot :— Vous �tes dans le 110, sans venir � gauche.Le capitaine au barreur :— Comme �a.— Route au 310 Commandant.Le mistral s'est lev� depuis un petit moment. On a des creux

de trois m�tres, bient�t cinq m�tres. On a d�pass� le 90 del'autre matelot. Il faut revenir et recommencer. On recommencetrois fois, mais le vent forcit. On ne tient pas l'alignement. Lecapitaine d�cide d'aller nous amarrer � un coffre dans le Golfede Saint-Tropez et d'attendre.

On approche du coffre, au vent. Le capitaine : — Stoppez les machines, la barre � droite toute.Un quartier ma�tre est parti � l'avant, pr�t � sauter sur le

coffre pour attraper une amarre. Le bateau vient contre lecoffre, � la proue, sur b�bord. Le quartier ma�tre saute. Unmatelot lui lance l'amarre. Le bateau continue de glisser sur sonerre, vers le nord, contre le vent. Le coffre est repouss� et sepenche. Le quartier ma�tre n'a pas pu attraper l'amarre, ils'accroche � l'anneau pour ne pas tomber � l'eau. Le coffre seretourne, se pr�sentant maintenant sur le flanc. Le gars

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s'accroche des deux mains au bord du coffre mais le bateaucommence � l'�craser. Le capitaine :

— En arri�re, toute !En deux minutes le coffre se remet dans sa position normale,

horizontale, et le quartier ma�tre, tremp�, tremblant, blanccomme un linge – l'eau est � 4�C –, les mains en sang, s'estremis dessus � quatre pattes, accroch� � l'anneau. On lui lanceun bout et on le hisse � bord. Couverture, rhum, infirmerie et onrentre � Toulon.

Vaillante carcasse quand m�me ! Et ces grad�s, c'est �ton-nant comme ils savent garder un alignement, quelle que soit lam�t�o !

Les deux autres escorteurs ont eu les m�mes difficult�s etpas une grenade n'a �t� largu�e. On attendra que la m�t�os'am�liore. Trois jours.

Enfin, par beau temps, l'op�ration peut se d�rouler � laperfection. On a largu� plus de deux cents grenades. Deux centsfois la mer a bouillonn� derri�re les bateaux. Deux cents fois,des milliers de poissons ont fait surface, ventre � l'air, etl'Alouette est rest�e dans son nid.

On peut maintenant refaire les calculs � partir des heuresd'enregistrement des signaux sur les trois sismographes. Lazone du naufrage est r�duite � une surface presque triangulaire,de cinq cents m�tres sur trois cents m�tres environ, une surfaceraisonnable, explorable.

Explorer, mais comment ? Avec quels moyens ? Ondemande l'aide des am�ricains. Ils disposent, dans une baseespagnole, d'un engin d'exploration sous-marine qu'ils sontdispos�s � nous pr�ter. On parle d'un poisson, un appareil detrois ou quatre m�tres de long, en forme d'ogive et muni deprojecteurs et de cam�ras. Il est tra�n� pr�s du fond, un sondeurpermettant d'asservir et de maintenir sa hauteur � quelquesm�tres au dessus du fond. Il peut donc voir le fond dans un rayon

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d'une quinzaine de m�tres. Au pire, il faudra compter dix jourspour retrouver l'�pave de l'Eurydice, ou au moins des grosmorceaux de l'�pave.

Je suis convoqu� au Minist�re de la Marine le 20 mars afinde faire le point sur l'avancement des recherches avec lesconseillers du ministre.

— On l'aura retrouv� au plus tard le 31 mars, leur dis-je.Ce 20 mars, je retrouvai Muriel et passai le week-end avec

elle.De nombreux morceaux du sous-marin furent retrouv�s

entre le 25 et le 30 mars et l'on reprit espoir de retrouver aussila Minerve, disparue dans la m�me zone le 27 janvier 1968.Avec la Sybille, ab�m�e aussi par sept cents m�tres de fond le25 septembre 1952, cela fait beaucoup de carcasses, au fond dela mer, du c�t� de Cavalaire-sur-Mer. Est-ce 'le triangle desBermudes' de nos sous-marins ?

Mon oncle Jacques Dellon, le fr�re de Bonne-MamanLeclerc, �tait commandant de sous-marin. Il habite � Toulonavec ma tante Jeanne et je leur rends souvent visite. Pour lui,ces drames sont tous dus � des fautes humaines.

— Tu vois Bruno, un sous-marin ne se conduit pas commeune voiture. Tu augmentes un peu trop l'angle de plong�e et tune peux plus redresser. Il n'y a pas d'indicateur pour te signalercette limite fatale.

** *

Oh combien de marins, combien de capitainesDe Toulon, ou brestois familiers de l'Iroise,Toutes purges ferm�es, sous une houle hautaineCri�rent au secours pr�s des c�tes varoises.B.

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Le Grand Nord

C'�tait de nouveau la routine, ma routine : le tennis, lessorties en mer sur l'Origny, la villa de Bandol, la peinture, lavoile…J'avais maintenant le grade d'Enseigne de Vaisseau dedeuxi�me classe et j'augmentais les demandes de permissions.Je montais � Paris un week-end sur deux.

D�but mai, l'Ing�nieur Sicard m'informe que je ferai partiede l'�quipe scientifique devant embarquer pour une mission del'OTAN, du 15 juillet au 21 ao�t, dans l'Atlantique Nord etl'Oc�an Arctique. Cette mission concerne trois bateaux et leurs�quipes, un am�ricain, un norv�gien et le Jean Charcot, le plusgrand des navires oc�anographiques fran�ais, g�r� par leCNEXO et arm�, pour cette campagne, par la Marine Nationale.

Il est d�cid� que notre mariage aura lieu avant mon d�part deBrest et la date est fix�e au 27 juin. J'aurai droit � une semainede permission apr�s le mariage et Muriel m'accompagnera �Brest pour attendre avec moi l'appareillage du bateau.

Le mariage civil est prononc� � la Mairie du 6�me et la messea lieu � l'�glise Saint-Sulpice. L'�glise est pleine � craquer. � lasortie, nous nous arr�tons quelques instants sur le parvis pourles photos et j'aper�ois, au premier rang, � c�t� desphotographes, ma meilleure amie du temps de l'�cole etplusieurs autres amies s�vriennes. Elles sourient, mais quelsdr�les de sourires ! Je feins l'ignorance mais elles savent bienque je fais semblant. Nous partons � la Maison de l'Am�riqueLatine, boulevard Saint-Germain. Immense buffet, beaucoup demonde et beaucoup d'inconnus. Je comprends que mon beau-p�re a invit� beaucoup plus de gens que Papa. Tout le S�nat ? Je

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salue le Pr�sident Poher. Nous passons l'apr�s-midi avec unpetit groupe de nos amis, les siens �tant presque tous des filles,puis allons nous reposer une heure ou deux chez l'une d'elles,une galerie d'art rue de Seine. Nous partons enfin � la gared'Austerlitz et prenons le train de nuit pour Bayonne, le trainautos-couchettes. La petite Honda qu'avait la maman de Murielnous a �t� offerte par mon beau-p�re et a �t� mise au train elleaussi. Nous r�cup�rons la Honda et rejoignons la villa de safamille � Hossegor o� nous restons une semaine. Il pleut sansarr�t et nous n'allons pas une seule fois � la plage. Je l'emm�nevisiter un peu de Pays Basque dont elle ne conna�t que la c�te.Je n'y suis pas revenu depuis 1967. Trois ans seulement, une�ternit�.

Revoir Onismendy, vendu en d�but d'ann�e � Jos� Bidegain.Des maisons ont �t� construites � l'entr�e de la propri�t�, toutun lotissement. Nous prenons quand m�me le chemin etsommes re�us par Madame Bidegain, seule ce jour l�. La coupede champagne a un go�t triste. Tout a chang�. Les �tables ont�t� remplac�es par des �curies pour les pottocks, des petitschevaux basques pour les promenades des enfants Bidegain etde leurs amis dans les all�es cavali�res am�nag�es dans le boisd'Abense et tout autour de la maison ; le cr�pi blanchi � lachaux a �t� enlev�, laissant des murs en pierres apparentes tropparfaitement jointoy�es ; le toit, rehauss�, enl�ve tout soncharme au petit clocher d'avant, maintenant appendice sansdistinction ; le gravier, devant la maison, ce gravier qu'onentendait crisser sous les pas de ceux qui sortaient d�s potron-minet o� quand on quittait la table pour prendre le caf� �l'ombre du magnolia 1, a �t� remplac� par de simples dalles depierre, comme du comblanchien, muettes, et � l'int�rieurl'escalier a �t� d�moli pour agrandir le salon. De la maison, on1 Magnolia Grandiflora, arbre � feuilles brillantes et persistantes, donnant de tr�s

grandes fleurs blanches et velout�es.

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ne reconna�t plus que le wellingtonia. La carcasse a chang�, etl'�me surtout. Autre carcasse, �me contrari�e, ce n'est plusOnismendy ! Usurpateurs les Bidegain ! Donnez donc � votremaison un autre nom, fran�ais, 'la maison sur la petitemontagne' !

Visiter Saint-Jean-Pied-de-Port et sa citadelle, gardienne duCol de Roncevaux depuis le Moyen-�ge et les rois de Navarreralli�s au roi de France et prison des �v�ques quand les Papes�taient d'Avignon. On peut ici red�couvrir ce g�nie humainuniversel dans l'invention des tortures et des supplices. On voitbien qu'elle n'�tait pas �vidente la fa�on de traiter la carcassehumaine qui laisse � tous ses membres, tous ses organes, letemps d'atteindre leur plus haut degr� de douleur sans que l'und'entre eux, par la maladresse du bourreau, le prive de la suitede son plaisir. Mais qu'on se rassure, ce genre d'accidentn'arrive plus, il y a maintenant de bonnes �coles avec campsd'entra�nement, stages et contrats � dur�e ind�termin�e garantis.

Nous passons aussi par Habas, en Chalosse, la grandemaison de famille de la maman de Muriel. On ne fait que laregarder de loin. Pour y aller en train, c'�tait aussi � Puyoo qu'ilfallait descendre, mais sans correspondance : Habas n'est qu'�cinq kilom�tres. Le buffet de la gare n'�tait d'aucune utilit�, et sapatronne, une inconnue !

Nous rendons visite � son oncle Guy, � Dax, ainsi qu'� mononcle et ma tante F�lix et Hortense Verrier qui ont faitconstruire leur villa de vacances � Hossegor, puis nousreprenons le train pour Paris.

Un court passage � Toulon nous laisse le temps de trouver unappartement � louer � partir de septembre, au Mourillon.

Nous rejoignons Brest deux jours avant l'appareillage pourchercher le logement o� nous pourrons habiter quand je serailib�r� des obligations militaires et attendu par le CNEXO, auCOB, � Sainte-Anne-du-Porzic. Ce sera en principe en mars

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1971 mais il est question de nous lib�rer trois mois plus t�t,avant No�l. Quinze mois au lieu des dix-huit pr�vus. Apr�s unjour de prospection sans r�sultat, nous ne cherchons plus.Muriel ne veut pas habiter Brest ? Quelle importance ? Jetrouverai bien une autre opportunit�.

C'est le d�part. Nous nous embrassons, Muriel reste au borddu quai et je franchis la coup�e. Le bateau siffle. Elle nousregarde partir, me faisant des grands signes de la main jusqu'�notre sortie du port et m�me encore plus loin.

La campagne de l'OTAN, avec nos amis am�ricains etnorv�giens, ne commence qu'apr�s notre sortie de Bergen o�nous avons pass� deux jours. Les deux autres bateauxapparaissent d�s que nous atteignons la pleine mer, ainsi qu'untroisi�me, un chalutier battant pavillon sovi�tique. Nousnaviguerons de conserve, tous les quatre.

Notre mission a pour objet de dresser une carte de la salinit�de l'eau entre z�ro et trois cents m�tres de profondeur dansl'Atlantique Nord, approximativement entre les latitudes 65� Net 75� N et les longitudes 10� W et 20� E. Cette carte est d'ungrand int�r�t strat�gique : la densit� de l'eau d�pendant prin-cipalement de sa salinit�, nos mesures permettront de conna�trela stratification de la mer selon sa densit�, et � partir de l�, dereconna�tre les couches dans lesquelles les sons de diversesfr�quences peuvent se propager avec la meilleure efficacit�, quece soient des ultrasons, � hautes fr�quences, des sons audibles,dans les fr�quences moyennes ou des infrasons dans les tr�sbasses fr�quences. On comprend bien que pour chaque fr�-quence de son, il peut exister un guide d'onde qui favorise sapropagation � grande distance. Ces guides d'ondes sont descouches d'eau de mer d'�paisseurs variables mais ayant en com-mun d'avoir une densit� homog�ne.

Sur le plan strat�gique, il devient �vident que la connais-sance de ces guides d'ondes est un atout consid�rable pour la

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navigation sous-marine. Chaque bateau poss�dant ce qu'onappelle sa signature sonore, compos�e de sons d'amplitudes etde fr�quences bien d�finies, il est opportun, pour un sous-marinqui cherche � ne pas se laisser rep�rer par une puissanceennemie, de naviguer � l'int�rieur d'un guide d'ondes choisipour �tre le plus mauvais transporteur de sa signature sonore.

Les dauphins, ces mammif�res marins non membres del'OTAN – ni du Pacte de Varsovie – n'ont pas attendu les oc�a-nologues pour se parler, par ultrasons, d'un bord � l'autre del'Atlantique ! Les guides d'ondes, elles les connaissent depuistoujours, ces carcasses � nageoires. Et nous, c'est depuis laBataille de l'Atlantique, en 1943, que nous savons qu'elles lesconnaissent. Elles �taient les t�l�graphistes de la mer.

Alors on comprend mieux la pr�sence, pr�s de notre petiteescadre, de ce chalutier sovi�tique. De chalut, nous ne l'avonsjamais vu en mettre � l'eau, mais ses antennes, elles, restentbien d�ploy�es. De Bergen � l'entr�e du fjord de Bod�, de lasortie de ce fjord aux c�tes est de l'Islande, des Iles F�ro� � l'Ileaux Ours, du Spitzberg � Jean Mayen, il ne nous quitte jamaisd'une nageoire, sauf lors de nos rares escales, quatre au total, �Bergen et � Bod�. � une ou deux encablures l'un de l'autre, onse dirait m�me bonjour de la main !

� Faisons amis ! �*

* *Nous utilisons le syst�me Loran de navigation par satellite et

reportons imm�diatement les r�sultats de nos mesures sur lacarte, apr�s chaque remont�e des bouteilles. En principe noustravaillons par quarts successifs, mais en r�alit� l'�tat de la meren d�cide souvent autrement. Plusieurs d'entre nous �tant sujetsau mal de mer, il faut les remplacer. Il nous arrive de n'�tre quedeux � travailler, les autres restant dans leur couchette. Ceux-l�ne viennent pas non plus � table.

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CARCASSES... MAIS AIM�ES !

Les Russes nous quittent quand nous revenons en mer duNord. L�, les malades se rel�vent et tous retrouvent le sourire...et l’app�tit. Encore une nuit et nous aurons pass� la Manche.

De Brest, je rejoins Paris o� Muriel m'attend pour repartir �Toulon, au Mourillon.

Notre vie de jeune m�nage s'organise enfin. La Marine n'apas d'autre mission � me confier et en septembre Murielm'annonce la nouvelle : elle est enceinte. Je suis tr�s heureux etje ne m'occupe plus que de pr�parer l'avenir. On m'annonce ladate de notre lib�ration : le 15 d�cembre. J'�cris � la SNPA �Pau et obtiens un rendez-vous pour le 16 d�cembre. Je prendraile train de Toulon � Pau et nous quitterons Toulon le 18d�cembre. Des amis de Papa et Maman ont retenu pour nous unappartement dans leur immeuble, 66 rue d'Assas, au troisi�me�tage, au-dessus du PO. Nous pourrons emm�nager le 1er

janvier. Le 1er d�cembre, Muriel me dit :— Je pars � Paris.— Mais quand ?— J'ai pris un billet pour ce soir.— Une couchette ?— Non, une place assise.— Mais tu es folle, pourquoi veux-tu aller maintenant �

Paris ?— Je vais revoir mes amies, mais je ne resterai pas

longtemps, deux ou trois jours.— Je trouve que tu n'es pas prudente.— Mais ne t'inqui�te pas !Elle me t�l�phone le lendemain. Elle a fait une fausse

couche et s'est faite hospitaliser. Elle ne rentre � Toulon que le10 d�cembre. Je pars � Pau le 15 apr�s-midi et suis de retour le16 au soir.

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CARCASSES... MAIS AIM�ES !

Ce ne sera pas la SNPA ? Alors ce sera Schlumberger. J'irailes voir le 2 janvier.

Nous quittons Toulon le 17 avec la voiture, la Simca 1000que j'avais achet�e d�s mon arriv�e � Toulon. Le moteur cassepr�s de Chalon-sur-Sa�ne. Nous appelons un d�panneur,laissons la voiture dans un garage avec quelques bagages etcontinuons en train.

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La Terre est chaude

Je rejoins le Lamont Geological Observatoty le 1er octobre1968. Il avait �t� convenu que je ferais partie de l'�quipe HeatFlow – flux de chaleur –, anim�e par Marc Langseth. Presquetous les chercheurs du Lamont travaillent sur des th�mestouchant � la th�orie dite de l'expansion des fonds oc�aniques,qu'on connaissait avant sous le nom d'Hypoth�se d'AlfredWegener ou encore D�rive des continents.

Quelques-uns, dont je fais un moment partie, s'occupent depr�parer les exp�riences qui devront �tre conduites sur le sol dela lune lors du prochain vol d'Apollo.

Des nombreuses campagnes � la mer d�j� effectu�es par ces�quipes, on a rapport� des mesures dans les principauxdomaines de la physique du globe : sismologie, gravim�trie,magn�tisme, s�dimentologie. Ces mesures ont �t� trait�es parordinateur, sur une machine IBM 1130 � cartes perfor�es. Onest convaincu de la justesse de la th�orie gr�ce aux bonnescorr�lations entre les mod�les b�tis dans chaque domaine. Maison veut aller plus loin. Le but ultime est de dresser unecartographie compl�te de la Terre o� toutes les plaques tec-toniques seraient identifi�es ainsi que leurs mouvements lesunes par rapport aux autres, depuis la formation des continents.C'est ce que l'on appelle aujourd'hui la 'Tectonique desPlaques'. Mais l�, certains mod�les entrent en contradictionavec d'autres. Par exemple, certaines mesures gravim�triquessemblent contredire des observations sismiques. Il faut arbitrer.C'est ce qui a pouss� les chercheurs � demander des mod�lesthermiques, fond�s sur la mesure du flux de chaleur sub-

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oc�anique, c'est-�-dire la quantit� de calories �mise par le fondde l'oc�an, par centim�tre carr� et par seconde. La variation de ceflux de chaleur d'un point � un autre de l'oc�an, d'un bord �l'autre d'une plaque tectonique, devrait pouvoir confirmer ouinfirmer diverses hypoth�ses.

Ce sujet m'int�resse pour trois raisons :C'est un sujet neuf. Quatre �quipes seulement au monde

s'occupent de flux de chaleur sub-oc�anique : une en NouvelleZ�lande, une en URSS et deux aux �tats-Unis, � San Jos� enCalifornie et au Lamont. Il y a donc peu de contradicteurspotentiels.

C'est un sujet de thermodynamique. Or j'avais �t� impres-sionn� par la clart� des explications d'Alfred Kastler sur les�changes thermiques et j'en avais retenu beaucoup. Je pensaisdonc ne pas me noyer imm�diatement. (En mer, �a ne fait pasbon genre !)

Il reste � concevoir toute l'instrumentation de mesure, aucunappareil n'ayant jamais �t� pos� au fond de l'oc�an pourmesurer des calories. Ceci me place sur un de mes terrainsfavoris, celui de la mesure exp�rimentale.

On verra que je ne parviendrai pas, malgr� tous mes efforts,� faire avancer la connaissance du flux de chaleur sub-oc�anique. On pourra tout au plus retenir de mon travail l'ap-proche instrumentale par la m�thode de la seringue de cheval.Mais d'autres feront mieux que moi sur le plan th�orique et�tabliront la Tectonique des Plaques comme fondement desapproches modernes de toute question de g�ologie. Elle est laGrande Unification pour les g�ologues, celle que les physiciensattendent aujourd'hui de la Th�orie des Cordes depuis que leurUnivers fondateur, avec la relativit� g�n�rale d'Einstein pour lesph�nom�nes macroscopiques et la m�canique quantique auxniveaux infinit�simaux, continue de boiter. Les physiciens, eneffet, souffrent de ne pas savoir associer les lois de la gravitation,

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qui furent pourtant qualifi�es explicitement d'universellesdepuis Newton, mais qui ne sont surtout sensibles qu'� grande�chelle, � l'ensemble des autres champs de forces, les champsquantiques, tous en coh�rence � l'�chelle corpusculaire. Millecerveaux d'Einstein r�unis ne suffiraient pas � imaginer cenouvel Univers � dix dimensions de la Th�orie des Cordes, �moins que ce ne soit vingt-six… Peut-�tre touchons-nous � cetaccomplissement de la nature, ce point om�ga si fortementesp�r� par Teilhard de Chardin.

Carcasses sensibles, m�me famili�res de notre Univers �trois, voire quatre dimensions, abstenez-vous !

Mon ami Simon Deroche, qui vient de prendre sa retraite deprofesseur de g�ologie � l'Universit� de Grenoble, ne mecontredira probablement pas.

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C'est l'Am�rique !

Marc Langseth m'attend � l'a�roport Kennedy et me conduitchez lui pour ma premi�re nuit am�ricaine. Il habite Nayack,une petite ville � cinquante kilom�tres au nord de Manhattan,sur la rive droite de l'Hudson, � trois kilom�tres du Lamont. Onm'aide d�s le lendemain � trouver un logement. C'est une petitemaison foresti�re dans un immense parc domanial au bord del'Hudson. On y arrive en voiture par deux cents m�tres dechemin de terre. On m'aide aussi pour l'achat d'une voiture, uneFord Mustang d'occasion 1, ainsi que pour l'obtention, sousvingt-quatre heures, d'une ligne de t�l�phone 2.

Le permis de conduire fran�ais est valide aux �tats-Unis, �condition de passer un examen de contr�le : il s'agit de vingtquestions � choix multiple (QCM). Par exemple :

Une dame traverse la route devant vous hors du passagepour pi�tons. Que faites-vous ? Cochez la case choisie :o R�ponse A : Vous continuez � rouler normalement.o R�ponse B : Vous ralentissez pour l'�viter.o R�ponse C : Vous vous arr�tez pour lui faire la le�on.Je ne fais pas de faute.

Je mets quelques semaines pour trouver le principe d'une m�-thode de mesure3 qui soit admise par Marc et son collaborateur1 La Ford Mustang �tait la voiture la plus branch�e, mais aussi la plus car-

cassog�ne aux �tats-Unis, � l'�poque.2 C'�tait un miracle : en France, pour avoir le t�l�phone, il fallait encore attendre

entre trois mois et six ans, selon l'endroit..3 M�thode de � la seringue de cheval � : des thermistances, dans la seringue per-

mettent de mesurer le gradient de temp�rature et donc le flux de chaleur.

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CARCASSES... MAIS AIM�ES !

John. Encore faut-il traduire ce principe en pratique, capable demesures � six ou huit mille m�tres de profondeur. De son c�t�,mon camarade Jean Boulin s'occupe de gravim�trie ainsi que desa femme qui est venue avec lui. De plus, peu exp�rimentaliste,il ne pourrait gu�re m'aider. Un autre Fran�ais par contre,Claude, ing�nieur �lectronicien, m'apporte un soutien d�cisif.Gr�ce � lui je peux r�aliser l'appareillage en six mois et �trepr�t, au printemps, � embarquer avec cet �quipement pour descampagnes en mer.

** *

L'automne a beau �tre une saison merveilleuse sur la c�teest, avec un �t� indien presque tous les ans, l'hiver vient vite etest souvent tr�s rude et tr�s enneig�. Alors d�s la fin novembre,je troque ma Ford Mustang contre un petit bus Volkswagenam�nag� en camping-car et pars chaque week-end vers lesmontagnes des Adirondacks, l'extr�mit� nord de la cha�ne desAppalaches, l'ancien territoire des Iroquois dans le nord del'�tat de New York, pr�s de la fronti�re Canadienne. Plus dequatre cents kilom�tres de route jusqu'� Saranak Lake, non loinde Lake Placid o� eurent lieu les Jeux Olympiques d'Hiver de1980. Je gare le camping-car en bas des pistes de ski, au pieddu Peak Marcy, le plus haut sommet du massif avec ses millesix cent vingt huit m�tres, et dors apr�s avoir r�chauff�l'atmosph�re avec le po�le � gaz.

Ce n'est pas Val d'Is�re mais c'est l'ann�e Killy. Les Am�ri-cains veulent skier comme Killy, apprendre 'the french way ofskiing', le mien. Je me fais donc des amis qui m'invitent et mer�invitent pour le week-end suivant. Je ne dors plus dans lecamping-car. Ils veulent m'inviter pour �tre leur moniteurpendant les vacances dans leur chalet d'Aspen, dans lesMontagnes Rocheuses.

— I'm sorry, I can't accept, thanks a lot. I'll see you soon.

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CARCASSES... MAIS AIM�ES !

Arrive le 31 d�cembre. Je suis invit� par mes amis Georg etGreta, un couple allemand. Lui est aussi chercheur au Lamont.Ils habitent � dix kilom�tres au nord de chez moi, quinze parl'autoroute. Il termine au Lamont une th�se commenc�e �l'Universit� de Fairbanks, en Alaska. Greta attend un secondb�b�. Je les quitte vers deux heures du matin apr�s une soir�epass�e � regarder des photos et des films sur leur vie enAlaska : deux ans dans un mobile home pos� sur quatreparpaings apr�s d�frichage de quelques ares de for�t et foraged'un puits, puis chasse au grizzly, courses de chars � voile surles rivi�res gel�es, randonn�es en raquettes…

J'admirais. J'aurais aim� cette vie l�, une vie o� l'on doits'occuper de sa carcasse, avant tout, et du reste aussi maisseulement quand ce premier probl�me est r�solu.

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Okinawa mon amour !

C'est le printemps et c'est le jour du d�part. Mon appareil a�t� exp�di� � Okinawa 1. John et moi embarquons � KennedyAirport pour Naha, capitale de l'�le d'Okinawa, avec escale �Tokyo. En tant qu'�tranger, je pr�sente aux contr�les un visasign� par le patron du Pentagone, le G�n�ral Montgomery.Depuis la fin de la guerre, Okinawa est en effet sous adminis-tration am�ricaine.

Nous sommes en pleine guerre du Vietnam. Okinawa sert debase de ravitaillement, de soins et de repos pour les troupes del'US Navy, ainsi qu'au stockage et � l'entretien des mat�riels etdes avions. Et c'est aussi une base de bombardiers. � l’atter-rissage notre avion, un B747 de Japan Airlines, quitte tr�s vitela piste pour se ranger sur le tarmac, press� par les contr�leursde la tour qui font d�coller les B52 les uns derri�re les autres,dans un vacarme assourdissant.

Nous avons encore trois jours avant d'embarquer sur le SaifuMaru, le bateau oc�anographique de la Japan M�t�orologicalAgency (JMA), pour notre mission am�ricano-japonaise. Nous1 Okinawa est la principale �le de l'archipel des Ryukyus, entre l'�le de Kiu-

shu et Taiwan. Sa population est majoritairement d'origine chinoise.Conquise par les Am�ricains en juin 1945 apr�s de tr�s durs combats contreles japonais, elle leur servit de base pour bombarder le Japon, mais seule-ment quelques semaines, le Pr�sident Truman d�cidant, le 21 ao�t, de lar-guer la bombe sur Hiroshima. La capitale, Naha, avec 350 000 habitants,fut totalement ras�e, puis reconstruite selon un plan typiquement am�ricain,avec un ensemble de rues parall�les descendant � l'ouest vers la mer. L'�lefut rendue au Japon au d�but des ann�es 90.

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dormons � bord et passons nos journ�es en ville ou au PX de laNavy : magasins, restaurants, cin�mas, bar am�ricain, caf�-th�atre et bo�te de nuit, tous r�serv�s aux officiers et tax free.John et moi avons un badge accr�ditif.

En ville, nous allons d'�choppe en �choppe. La plupartvendent des porcelaines. Il pleut continuellement, l'air est satur�d'humidit� et la temp�rature ne descend jamais sous 30�C. Nousrestons mouill�s. L'apr�s midi, nous allons prendre un demi debi�re dans un bar. Toutes les maisons des rues centrales ne sontque des bars, sur deux kilom�tres, � droite comme � gauche. Lebar est au rez-de-chauss�e. Au premier il y a des grandes tables,des chaises et une sc�ne pour le strip-tease. Des dizaines demarines sont attabl�s, saouls � ne plus pouvoir se lever ouendormis, avachis sur la table. Pas un ne regarde la sc�ne o� sesucc�dent les danseuses, blondes et aux avantages �videmments�lectionn�s. Les num�ros se renouvellent et les filles serel�vent, de dix minutes en dix minutes. Les num�ros remontentles rues, les filles les descendent. Le spectateur peut rester assis,le show est permanent. Renouvel� ? Peu importe, on est l� pourse pinter, oublier. Huit jours de perm avant de retourner au casse-pipe, l� o� l'on voit de la carcasse � en chialer, ou � vomir. L� o�l'on tue quand l'officier dit de tuer, o� l'on massacre un villageentier quand l'officier dit de massacrer le village entier :

— There are Vietcongs in this village, kill them all !� B�ziers, il y avait des Cathares, mais 'tuez-les tous, Dieu

reconna�tra les siens !' L'officier �tait Simon de Montfort. Ilob�issait au Pape 1.

Elles n'ont souvent que dix-huit ans, ces recrues pour laboucherie. Dix mille apprentis carcasses en permission serelaient chaque semaine � Naha. Qu'on leur serve des filles deScandinavie ? Ils n'ont plus d'app�tit.

1 Le Pape, Innocent III, avait bien choisi son nom ! Et les indulgences, c'est luiqui les distribuait…

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Touriste, mais pas "touriste"

Je passe les deux autres semaines � Tokyo, rejoignant John �son h�tel. L'universit� o� il se rend tous les jours m'ennuie viteet dans Tokyo, chaque place, chaque carrefour est le lieu d'unrassemblement de Sud-Cor�ens faisant la gr�ve de la faim,allong�s sous des auvents de toile mal arrim�s au sol : popu-lation de travailleurs immigr�s mal aim�e des Japonais etm�pris�e par le pouvoir. Je cherche autre chose.

Fatigu� de n'entendre parler que japonais et quelquefoisanglais, j'entre dans un vaste bureau de la Japan Travel Agencyet lance � la cantonade, d'un ton sans doute trop agressif :

— Y a-t-il quelqu'un qui parle fran�ais ici ?— Bien s�r Monsieur, nous parlons toutes fran�ais, r�pond

une des six ravissantes h�tesses en uniforme bleu turquoise.J'�tais estomaqu� et confus, mais heureux. Je m'approche de

son bureau, m'assieds, inspire une seconde ou deux le d�licatparfum dispens� par son chemisier et lui demande :

— Je voudrais visiter le Japon, que me conseillez-vous ?— Vous connaissez Kyoto ?— Non.— Vous devriez aller � Kyoto, c'est l'ancienne capitale du

Japon et il y a de nombreux monuments � visiter.— Et beaucoup de touristes ?— Oui, et surtout des occidentaux, vous verrez.— Je pr�f�re aller l� o� il n'y a pas de touristes occidentaux.— Alors, vous pouvez aussi aller dans les Alpes.— Les Alpes ?

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— Oui, les Alpes du Nord. On peut s'y rendre par le train. Levoyage dure environ quatre heures. Tenez, prenez cette carte.

— Domo alegato.— Merci beaucoup Monsieur, bonne promenade.Le lendemain, un samedi, je cherche un taxi pour me rendre

� la gare centrale, Shinjuku Station. � Taxi no doriba oua doko deska ? � est la seule phrase de

japonais que j'ai retenue. Elle est suppos�e vouloir dire : � O�puis-je trouver un taxi ?� Je l'emploie souvent.

� la gare, je prends un billet pour Nagano et monte dans lebon train, pas si facile � trouver parmi les deux mille huit centstrains qui quittent cette gare chaque jour, fourmi dans cetteformidable usine � engins ferroviaires o� d�file chaque jour unearm�e pacifique mais non moins oppressante de trois millionsde voyageurs. Arriv� � Nagano, je commence � chercher monchemin pour la Montagne des Trois Chevaux 1. Je tourne enrond dans la ville, interroge les gens, mais personne ne mecomprend. Je me souviens alors du conseil que m'avait donn�l'h�tesse � l'agence de voyage :

— Si vous cherchez quelqu'un qui parle anglais au Japon,sachez que tous les chefs de gare savent l'anglais.

Je retourne � la gare o� le chef de gare, en effet, me ren-seigne en anglais. Je sors de la ville et suis l'itin�raire indiqu�.J'aper�ois enfin le sommet des Trois Chevaux, tout enneig�, ettrouve un sentier dans cette direction. Je suis assez l�g�rementv�tu, chauss� de tennis et charg� d'un petit sac � dos avec unebouteille d'eau et un anorak. Le sommet est � un peu plus dedeux mille m�tres d'altitude et Nagano est � quatre centsm�tres. Je compte trois ou quatre heures de marche. Je serai l�haut vers dix-huit heures et resterai ce soir au refuge, pr�s dusommet. Je marche vite. Pendant toute la mont�e, je d�passe1 Je ne suis pas tr�s s�r des 'chevaux'. Il s'agissait bien d'un nom avec trois

animaux, mais lesquels ?

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des dizaines de groupes de Japonais, surtout des jeunes, �quip�scomme pour notre Mont Blanc, avec chaussures � crampons,piolets, sacs � dos visiblement lourds, bonnets jusqu'auxoreilles, lunettes de soleil… Devrais-je m'arr�ter, faire demitour ? J'atteins le premier n�v�. Mes tennis collent � la neige.Donc je continue. Les autres s'arr�tent pour s'encorder. Il estinterdit de rire : j'arrive au sommet vers dix-sept heures. Jesavoure quelques minutes le paysage et redescend sur la cr�teo� j'aper�ois le refuge. Je me fais servir une bi�re, puis le repas.Sardines crues et riz. Pr�cisions : sardines crues de plusieursjours de fra�cheur et riz qu'on garde en permanence sur le feu,dans un immense fait-tout. On ne fait qu'y rajouter un peu d'eauet de riz chaque jour, selon ce qui a �t� consomm� la veille. N'ytenant pas, je pars me coucher sur un des bat-flanc, dans la sallevoisine. Ceux que j'ai d�pass�s en premier arrivent � vingt-et-une heures, pour dormir. Le Japonais a les jambes courtes.

Je redescends � Nagano le lendemain. C'est dimanche. Jen'ai pas besoin de revenir � Tokyo avant lundi. Je reprends letrain vers Tokyo et m'arr�te � Matsumoto o�, d'apr�s la carte, ily a un vieux ch�teau moyen�geux en bois, magnifique. C'estl'heure de d�jeuner et je n'ai rien mang� depuis vingt-quatreheures. J'irai voir le ch�teau mais je dois d'abord soigner macarcasse. Il y a des dizaines de restaurants autour de la gare.Chacun � deux vitrines : une � droite de la porte d'entr�e, l'autre� gauche. Les deux vitrines pr�sentent le m�me menu, je veuxdire les m�mes plats. De haut en bas : une assiette avec deuxœufs au plat et des pousses de soja, une assiette de nouillesavec des boulettes de viande et une assiette de filets desardines. En bas, un bol de riz. Tout est en mati�re plastique ettout est � cent yens – cinq francs – sauf le riz qui est � vingtyens. M�me en faisant un tr�s gros effort, je ne peux pas entrerdans ces restaurants. La carcasse a r�sist� hier soir, �a n'est paspour la laisser succomber aujourd'hui.

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Je continue de marcher, m'�loignant peu � peu de la gare.Je crois r�ver en m'arr�tant devant un restaurant o� l'on peut

voir des tables en bois avec des chaises en bois. D'ailleurs jer�ve : Jo�l Martin, s'il avait �t� avec moi pour cette course enmontagne, l'aurait sans doute dite : � J'appr�cie les chaises debois. �

L'ensemble est agenc� dans un d�cor d'un pur style bavarois.Il y a bien les vitrines de chaque c�t� de la porte, maisadmettons, la loi, c'est la loi. J'entre. Une serveuse m'indiqueune table. Je pose mon sac sur une chaise, m'assieds sur celled'en face et �coute la serveuse. Rien � faire, je ne comprendspas un mot. Alors je demande :

— Biru please.— Ha�, ha� !Elle m'apporte une bi�re en bouteille et me redemande ce que

je veux manger – elle ne peut avoir que �a � dire. Je r�ponds parsignes que je veux manger. Elle me montre une des vitrines.

— N� (non)Je refais des signes avec mes mains. Je crois que cette fois je

l'ai assomm�e, tellement elle rit. Elle part en cuisine et revientune minute apr�s accompagn�e du chef, en blanc avec toqueblanche. Je refais mon mime. Il rit, s'en va, puis revient avec unlivre reli� en cuir rouge vieilli, genre Le G�n�ral Dourakine. Ilme le tend et dit merci. � ce moment, la carcasse me souffle :� Bravo Bruno ! �

C'est un manuel de recettes fran�aises, toutes traduites enjaponais : � gauche en fran�ais, � droite en japonais. Je feuil-lette et m'arr�te � la lettre E : Entrec�te � la bordelaise,pommes frites. Je confirme en pliant le coin de la page et lui dis� domo alegato �. Il me r�pond � domo alegato � et rit. Je rep-rends une bi�re et, dans le quart d'heure, la serveuse apportel'entrec�te : saignante, tendre, parfaite. Je demande � payer.Cent Yens !

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— Domo alegato.Quelquefois, il suffit de laisser parler la carcasse.L'apr�s-midi, je pars faire la visite du ch�teau en bois.

Magnifique vu de l'ext�rieur; � voir absolument quand on passedans la r�gion. Je ne fais pas la visite. La queue des touristeslaisse pr�voir au moins deux heures d'attente. Je reprends letrain pour Tokyo 1.

1 � Tokyo, je m'offre, tax free, un appareil photo, un Nikonos, le meilleur appa-reil pour la photo sous-marine, mais excellent aussi pour la photo ordinaire : jedeviens et resterai photographe amateur.

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Le Capitole ou l'avion ? Les deux...

Les miradors des pr�fets ne surveillant pas le ciel, je mepermettais quelques escapades en avion pour go�ter des sp�cia-lit�s �trang�res, bordelaises ou montpelli�raines par exemple, etprofiter des exp�riences et des conseils des saints locaux. Maisquand j'�tais invit� pour la tasse de th� de la rue de Grenelle, jeprenais Le Capitole, le train qui �tait encore le plus rapide deFrance avant que Papa ne d�cide le lancement du TGV. LeCapitole �tait le lieu id�al pour faire la connaissance des �lus duLimousin et de plusieurs d�partements des R�gions Aquitaineet Midi-Pyr�n�es.

Mais parmi les �lus r�gionaux, celui que je pr�f�rais neprenait pas le Capitole. C’�tait Michel Cr�peau, m�me avantAndr� Chandernagor, le d�put�-maire de Gu�ret et pr�sident duConseil R�gional du Limousin. Maire de La Rochelle depuis1971 et d�put� en 1973, Michel Cr�peau avait d�j� organis� lacollecte s�lective des ordures m�nag�res quand je l'ai rencontr�pour la premi�re fois en 1975. Nous aid�mes alors un entrepre-neur rochelais � d�velopper des produits en PVC recycl�, dontl'un des succ�s fut la fabrication de piquets de vigne pour leCognaquais. Je tentai d'installer � La Rochelle le Centre deRecherches pour la R�cup�ration et le Recyclage des D�chets(C3RD), mais il fit mieux en y cr�ant une Universit�. En 1976,la ville mettait quatre cents v�los jaunes � la disposition deshabitants et des touristes avant d'y ajouter, quelques ann�es plustard, un parc de voitures �lectriques en location. Il prot�geait lelittoral en y interdisant les constructions d�s avant la fondation,en 1975, du Conservatoire du Littoral qui s'installa, quelques

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ann�es plus tard, dans les locaux r�nov�s de la CorderieRoyale, dans la cit� voisine de Rochefort. Il augmenta sensib-lement la surface des espaces verts urbains et cr�a, dans saville, le premier secteur pi�tonnier en France.

Dans ses Regards sur le monde actuel, Paul Val�ry �crivait :� Les �v�nements ne sont que l'�cume des choses, ce quim'int�resse, c'est la mer. � Michel Cr�peau partageait sansdoute ce point de vue mais lui, la mer, c'�tait sa passion. Ilaugmenta l'activit� maritime en cr�ant le port de plaisance desMinimes et en renfor�ant les capacit�s des ports de p�che et decommerce 1. Mais il d�veloppa aussi l'attrait culturel de LaRochelle par de belles initiatives, dont les Francofolies, la plusenvi�e. Donc, ne le rencontrant �videmment pas dans LeCapitole, j'avais toujours plaisir � me rendre � La Rochelle, etpas seulement pour la table ombrag�e de la terrasse d'Andr�,m�me si les plateaux de fruits de mer y sont toujours parfaits.Le 23 mars 1999, je vis tomber sa fr�le carcasse dansl'h�micycle et je me dis que non, comme Zapata, ni lui ni soncheval ne mourront, son esprit vif et �clair� et son profondhumanisme resteront grav�s dans le cœur des d�fenseurs del'environnement, des amoureux de la mer et de la plan�te Terre.

La plan�te Terre, cette vieille carcasse faite de mer pour lestrois quarts, il la savait – lui aussi – tellement en danger !

Il arriva plus d'une fois que la tasse de th� ne nous soit passervie � Paris mais dans une autre capitale, � Rennes, � Lille, �Nice, � Strasbourg… � Strasbourg, nous �tions invit�s ��couter pendant trois jours les conseils de chefs de la DST oudes Renseignements G�n�raux (RG) pour nous initier auxm�thodes d'espionnage industriel – pour nous, c'�tait le contre-espionnage –, surtout pour �viter que les secrets nationaux dont1 Le port de La Pallice �tait aussi un des �l�ments essentiels du Mur de l'Atlan-

tique, avec une base de sous-marins comportant douze cellules prot�g�es parune dalle de b�ton de sept m�tres d'�paisseur : m�chante carcasse !

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nous �tions fatalement porteurs ne tombent dans des oreillesd�viantes – de grandes oreilles.

Le s�minaire avait lieu en mai 1977 dans les locaux del'Universit� Louis Pasteur. Il commen�ait un mardi matin et seterminait le jeudi de l'Ascension. Ne voulant pas gaspiller majourn�e du lundi et �tant d�j� un pilote confirm� – avec aumoins deux cent cinquante heures au carnet de vol –, je d�cidaide prendre un avion de l'A�roclub de Limoges-Bellegarde pourrejoindre Strasbourg-Entzheim le mardi matin en moins de deuxheures de vol, prendre un taxi et �tre ponctuel, � neuf heures �l'Universit�.

Je d�colle de bonne heure et mets le cap sur les Vosges etStrasbourg. Il fait grand beau. Je reconnais la Creuse, l'Indreque je traverse en survolant Virolon, la belle maison de cam-pagne de Jean-Louis et Marie-France Bonnet, tout pr�s de lamaison de Georges Sand, et puis le Cher, la Loire, l'Yonne ettout de suite la Cure et le Serein, ces deux rivi�res pr�sdesquelles j'ai si souvent camp�, �tant scout (� Oh, cette �glise,au bord du Serein, n'est-ce pas celle de Chich� ? Oui, c'est bienl'�glise de Chich� ! Ah les curieuses fouilles du Cur� deChich� ! �), puis la Seine, la Marne et je survole le plateau puisla ville de Langres. Je laisse �pinal et Saint-Di� � droite et voiciles Vosges, mais dans les nuages, et je ne reconnais ni lesBallons d'Alsace, ni le Mont Sainte-Odile, rien… m�me pas laligne bleue ! Apr�s avoir tourn� en rond pendant quelquesminutes, je d�cide d'appeler la tour de contr�le d'Entzheim et deme faire aider. J'�tablis facilement la liaison.

— Ici Tango Zoulou, en route pour Strasbourg-Entzheim,pouvez-vous m'aider ? Me recevez-vous ?

— Cinq sur cinq Tango Zoulou, quelle est votre position, �vous.

— � l'ouest des Vosges, mais � part �a.— Tango Zoulou que voyez-vous ?

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— Des montagnes, un village.— Bon Dieu, Tango Zoulou, soyez un peu plus pr�cis, �

vous !— Attendez, oui, il y a une grande antenne rouge et blanche

devant moi.— Il y en a quarante comme �a dans les Vosges Tango Zoulou.— Bon, je fais plein nord, je vous rappellerai.— Bien compris Tango Zoulou, � tout � l'heure.C'est alors que m'apparurent les baraquements du camp du

Struthof que j'avais eu l'occasion de contempler pendant pr�sd'une semaine en 1965, pendant une mission de sismologiepour Rocard.

— Strasbourg-Entzheim pour Tango Zoulou me recevez-vous ?

— Cinq sur cinq Tango Zoulou � vous.— Je suis exactement au dessus du Camp du Struthof, �

vous.— Re�u Tango Zoulou, continuez au 360 et attendez nos

instructions.Je suis soulag�, ils vont me rep�rer au radar et me prendre en

gonio. En effet, trois minutes apr�s,— Tango Zoulou, Tango Zoulou me recevez-vous ?— Oui, parfait, � vous.— Faites route maintenant au 90.— Cap au 90.�a y est, c'est la trou�e de Saverne, enfin !— Tango Zoulou, descendez � six cents pieds.— O.K., je descends � six cents pieds.Trente secondes passent.— Tango Zoulou, quelle est votre altitude ?— Un peu moins de mille pieds, je descends encore.— On vous a dit six cents pieds ! Bon Dieu Tango

Zoulou, magnez-vous le cul !

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Je n'ai m�me pas le temps de dire O.K.. Un mirage passe �mille � l'heure. Au nez de mon avion, de gauche � droite, peut-�tre � dix m�tres devant moi.

Je pousse le manche � balai d'un seul coup, � tomber. J'aper�ois maintenant la piste. Je d�gouline de sueur. On me

donne les instructions d'atterrissage, aussit�t apr�s le d�collaged'un autre avion de chasse. On me demande de stationnerdevant la tour de contr�le et de m'y pr�senter. J'y passe unebonne heure, peut �tre deux : sale quart d'heure, de ceux qui nesont pas dr�les, ni � vivre, ni � raconter.

Il est plus de midi quand j'entre dans l'amphi, � l'Universit�Louis Pasteur. � ma mine, les coll�gues devinent ce qui a pu sepasser.

On nous parle de brevets, de Russes et de guerre froide, duConcorde et d'autres avions en cours d'essais, de chimie, d'ap-pareils photos, d'�couteurs, de cryptologie, de ma�treschanteurs, de commissions. Je regarde tomber la pluie.

— Comment vais-je repartir ?Les copains veulent d�monter les ailes de mon avion et le

charger sur un camion. — Non, c'est promis jur�, je ne traverserai pas les Vosges, je

passerai par Mulhouse et Belfort. C'est d�cid�, c'est comme ��,merci.

Et c'est ce que je fais. De Belfort, la route que je me suistrac�e passe � Nevers, que je contournerai, pour continuer avecle m�me cap jusqu'� Limoges. Je passerai aussi � Saint-Amand-Montrond et Gu�ret. Je ne savais pas encore que cette route meferait survoler la For�t de Tron�ais et le village du Brethon o�nous allions acheter notre maison de vacances apr�s notred�part de Limoges, en 1981.

Il pleut � fines gouttes et pour bien voir le terrain, je voletr�s bas, � cinq cents pieds. J'aper�ois Nevers et je contourne la

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ville par le nord, largement. Et tout de suite, voici la Loire. Toutva bien, je reprends mon cap, environ 220.

� Tiens, des rails ?... Et encore des rails, mais quelques cen-taines de m�tres de rails seulement… Et puis encore une lignede rails parall�les aux autres, avec un wagonnet ? Putain demerde, je comprends. Ces wagonnets, ce sont des cibles. Je suissur la zone des exercices de tir des avions de Bourges-Avord. Etmaintenant, c'est la base a�rienne. Tous les avions sont bienrang�s. Putain de putain de merde, je survole la premi�re basestrat�gique de France � cinq cents pieds. Je vais me fairedescendre. De toutes fa�ons, je me tire. C'est �a, je me tire,mais je vais le leur dire, il faut que je leur dise quelque chose. �

— Allo Bourges-Avord, Allo Bourges-Avord ici TangoZoulou me recevez-vous ?

— Je r�p�te ici Tango Zoulou, me recevez-vous, Bourges-Avord ici Tango Zoulou me recevez-vous ?

Personne ne r�pond. � Mais qu'est-ce qu'ils foutent BonDieu, ils ont quand m�me la radio ! Ah elle est belle la Francestrat�gique ! �

— Je r�p�te, ici Tango Zoulou, me recevez-vous ?Allez, encore une fois et j'arr�te, je suis loin maintenant.— Ici Tango Zoulou pour Bourges-Avord, je suis pass� sur

votre base par erreur, me recevez-vous ? Dans cette affaire, je n'ai pas suivi ma route. Avec la pluie, je

n'ai pas beaucoup de temps pour r��tudier la carte et je ne saispas quels sont les villages que je survole. Je me dis tout bas :� O.K., je refais plein Nord jusqu'� la Loire et l�, je suivrai lefleuve jusqu'� Tours, et m�me apr�s pourquoi pas, jusqu'� laVienne, et je suivrai la Vienne jusqu'� Limoges. �

Me voici refaisant les ch�teaux de la Loire ; je les avais tousvisit�s, mais c'�tait en Solex, il y a bient�t vingt ans.

Et voici Ch�tellerault. Apr�s, je connais le terrain par cœuret la Vienne ne m'aide plus : Saint-Julien-l'Ars o� habite ce pro-

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fesseur d'Universit� dont je ne comprends toujours pas leslumineuses inventions, pourtant tr�s phosphorescentes ; Lussac-les-Ch�teaux o� naquit Madame de Montespan ; Mortemart, cemagnifique village avec sa vieille halle � la charpente de bois sijoliment travaill�e et son ch�teau du XE qui dispute aux pr�c�-dents d'avoir vu na�tre Fran�oise Arthenais de Rochechouart deMortemart, Marquise de Montespan, et dans un des communsduquel je fus un moment tent� d'installer l'Atelier d'Innovation.L�, je reprends un peu d'altitude pour traverser les Monts deBlond, ce massif de montagnes granitiques qui abrite les sitesmagdal�niens o� l'on trouva des hommes vieux de quinzemille ans, montagnes modestes mais si efficaces commebarri�re climatique entre le Bassin Aquitain et les Pays dubassin de la Loire. Puis je vire plein est, laissant Oradour-sur-Glane � droite – le village martyre, carcasse, avant le nouveauvillage un peu plus au sud – et annonce aimablement � la tourde contr�le de Limoges-Bellegarde l'arriv�e de Tango Zoulouavant de me poser paisiblement sur la piste.

Je vais saluer le Commandant Verdelot, le chef pilote, pour luiraconter l'aventure de Bourges-Avord.

— Bon Dieu, c'est moi qui vais en entendre ! Ah, maisheureusement c'est l'Ascension, ils devaient tous �tre en repos !

— En repos ?Il n'osait pas me le dire, mais j'�tais presque s�r que dans

l'Arm�e de l'Air, les hommes ne se prenaient pas pour J�sus-Christ. D'ailleurs ceux de Bourges-Avord l'avaient certainementlue cette ardoise, � l'entr�e du r�fectoire :

Pilote, tous les jours au ciel tu monterasMais pour l'Ascension au sol tu resteras.B.

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Quand les hu�tres ne verdissent plus

Michel Cr�peau, amoureux de la mer, �tait aussi un finp�cheur et pourtant je ne l'ai jamais entendu parler d'ostr�i-culture. Or le Bassin ostr�icole de Marennes-Ol�ron, faisantvivre environ vingt mille foyers, �tait un des maillons essentielsde l'�conomie r�gionale.

On conna�t la r�putation des hu�tres de claires de MarennesOl�ron, surtout appr�ci�es lorsqu'elles ont acquis cette couleurverte qui leur donne une saveur particuli�re. Mais depuisquelques ann�es, les hu�tres verdissent de moins en moins et sevendent donc moins bien. Les ostr�iculteurs restent impuissantsdevant ce caprice de la nature :

Le verdissement d'une hu�tre se produit normalementpendant son affinage dans une claire, ce bassin de quelquesares, peu profond, dont l'eau se renouvelle par la mar�e autravers de minces canaux soigneusement entretenus. La mercharriant parfois et par endroits des bancs d'une algue micros-copique, la navicule bleue, les claires peuvent accumuler desquantit�s importantes de ces microorganismes qui sont ensuitefiltr�s par l'hu�tre. Avec le temps, la couleur bleue de la navi-cule associ�e � la couleur jaune p�le initiale du coquillage finitpar lui conf�rer cette belle couleur verte et ce go�t particulier –et appr�ci� – qui ressemble un peu � celui de la noisette. Maisla mer est devenue moins g�n�reuse et les bancs de naviculess'y font rares.

Le Professeur D., qui dirige le Laboratoire de Biologiemarine � l'Universit� de Poitiers, aid� par son assistante,Mademoiselle N., m'appelle un jour pour me proposer de visiter

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son laboratoire, mais en lui promettant de garder le secret sur ceque j'y verrai, pour le moment tout au moins.

�trange ! Mais s'il faut en passer par l�, pourquoi pas ? EtMonsieur D. de me faire parcourir les salles du laboratoireenti�rement remplies de bacs d'eau de mer o� lui etMademoiselle N. cultivent des navicules bleues. Les souchesobtenues permettent leur reproduction � l'infini, pourvu que l'onrespecte des conditions bien pr�cises de temp�rature et d'�clairage.

Alors se pose �videmment la question de savoir comment s'yprendre pour valoriser ce r�sultat de recherche. Il faudra certai-nement commencer par la construction d'une unit� pilote, cequ'on ne pourra pas faire au nez et � la barbe des ostr�iculteurs.Il faut les mettre dans le coup. Je propose d'en parler au pr�si-dent de la Chambre de Commerce de Rochefort. D. accepte.

D�s le lendemain, le pr�fet de R�gion m'appelle. — Monsieur Leclerc, le verdissement des hu�tres, c'est bien

le r�sultat d'une recherche r�gionale n'est-ce pas ?— Oui Monsieur le Pr�fet, � l'Universit� de Poitiers.— Nous sommes bien d'accord. Par cons�quent cela devra

s'appliquer au verdissement des hu�tres r�–gio–nales, mecomprenez-vous bien ?

— Oui Monsieur le Pr�fet, c'est pr�vu comme �a Monsieurle Pr�fet.

� Je me demande bien qui l'a pr�venu celui-l�. Je n'ai vu per-sonne depuis hier. Il n'y avait personne d'autre au labo, qui rested'ailleurs toujours ferm� � clef. M�me les �tudiants n'y entrentpas. Myst�re. Ou les Renseignements G�n�raux ? Au fait, n'ai-je pas aper�u un homme me prendre en photo, l'autre matin � lamaison, au moment o� j'allais sortir la voiture du garage ? �

La CCI de Rochefort a pris les choses en main et r�serv� unesalle � La Tremblade. Le sous-pr�fet sera l�, ainsi qu'une cin-quantaine d'ostr�iculteurs, mais aucun journaliste n'est invit�. Jesais bien qu'invit� ou pas…

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Un ami de la Chambre de Commerce vient m'attendre �l'a�roport de Royan-M�dis. � La Tremblade, la salle est pleine.Le pr�sident de la CCI pr�side et me donne la parole. J'expliquequ'on pourra faire reverdir les hu�tres de Marennes-Ol�ron. Etc'est aussit�t un chahut indescriptible.

— Vous �tes devenus fous ! Alors, � la Brasserie du D�me, �la Rotonde, au Flore, ils n'auront plus qu'� mettre un aquarium,et nous, tintin !

Tout le monde vocif�re dans un brouhaha inexprimable et lar�union est tr�s vite interrompue.

De retour � Limoges, je re�ois un appel de L�zardrieux dansles C�tes d'Armor : c'est un ostr�iculteur important, le plus grosostr�iculteur en Bretagne.

— Monsieur Leclerc bonjour, je suis int�ress� par le proc�d�du Professeur D. Je viens de l'avoir au t�l�phone et il m'a dit dem'adresser � vous. Pouvez-vous me dire le prix pour un contratd'exploitation ?

— Bonjour Monsieur, c'est que pour le moment je ne peuxpas vous r�pondre, il y a un accord d'exclusivit� en pr�parationavec un groupe d'ostr�iculteurs. Il faut attendre.

— Mais vous voulez rire ? N'est-elle pas fran�aisel'Universit� ? Et vous voudriez �carter les bretons ? Vous vouscroyez o� ? Vous allez entendre parler de moi, je vais demainau minist�re. Non mais des fois !

— Faites ! Qu'est-ce que vous voulez que je vous dise deplus ?

� �a n'est d�cid�ment pas possible. Il y a forc�ment quelquepart des syst�mes de communication souterrains, cach�s, arabes,myst�rieux…Je n'y comprends rien. Bon, cet homme ira seplaindre au minist�re et puis quoi, le pr�fet est l�, je n'ai rien �me reprocher. Mais sur le fond, le bonhomme a raison.R�gionale, la recherche de l'Universit� de Poitiers ? Et D., qu'ena-t-il � faire de Marennes-Ol�ron ? Que tout �a est petit ! �

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Le chef de cabinet du ministre m'appelle.— Vous avez tr�s bien fait Monsieur Leclerc, continuez

comme �a, ne vous inqui�tez pas.Bon, voil� d�j� une bonne chose, mais qui n'avance pas les

discussions � la Tremblade et � Marennes.Quelques semaines passent.Coup de fil de Monsieur D.— Monsieur Leclerc, �tes-vous libre dimanche ?— Oui, pourquoi ?— Le pr�sident des ostr�iculteurs nous invite � d�jeuner,

chez lui, � Ars-en-R�.— Bon, c'est sympa, mais il vous a dit pourquoi ?— Il voudrait reparler tranquillement de notre affaire.— �a serait mieux en effet.— Alors � dimanche ? Je le lui confirme.— O.K., � dimanche. Pourrez-vous me prendre � l'a�ro-

drome de Saint-Martin-de-R� ?— Tr�s bien, j'y serai � midi et demi.Nous nous retrouvons donc � d�jeuner tous les quatre,

Mademoiselle N. �tant l� aussi. Le pr�sident va droit au but :— Nous �tions beaucoup trop nombreux l'autre fois, mais

votre id�e est bonne. Nous sommes trois ou quatre et avons toutce qu'il faut pour vous aider…

N'est-ce pas carcassesque ?

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Merde, pardon !

L'ADER-LPC fixa l'int�r�t de tous ceux qui s'int�ressaient �l'innovation et � la cr�ation d'entreprises, et ils �taientnombreux au lendemain du premier choc p�trolier. Suivant lad�cision prise en 1976 � Nice, le second congr�s des ADER setint donc logiquement � Poitiers, les 13 et 14 octobre 1977.

� son h�tel, autour d'un verre, Guy Denielou, qui �tait invit�� ces journ�es comme orateur, me parla de son projet defondation de la d�sormais c�l�bre Universit� Technologique deCompi�gne. Ancien officier de marine et chercheur au CEA, iln'�tait pas l'inventeur de l'UTC : c'�tait une id�e du Pr�sidentPompidou qui cherchait des le�ons � tirer de mai 68. Mais cellede Denielou en multipliait la port�e : installer l'Universit� � lacampagne. Dans son domaine, il faisait sienne une pratiquebien rod�e par le pr�sident Georges Chavanne, celle de 'mettreles usines � la campagne'. Celui-ci n'avait-il pas d�j� fait cons-truire des ateliers de montage des moteurs Leroy-Somer dansplusieurs bourgs de Charente ? Aigre, Mansle, Champagne-Mouton…

Qui parlait de construire les villes � la campagne ? Unutopiste ?

Ce congr�s fut aussi l'occasion de poser la premi�re pierre del'Atelier R�gional d'Innovation. Des cars emmen�rent lescongressistes � Ruffec et l'honneur de la truelle et du gestesymbolique revint tr�s logiquement � Thierry Gaudin,l'Ing�nieur des Mines chef du Service de l'Innovation auMinist�re, l'inventeur des DRI.

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Je participais �videmment � cette petite c�r�monie, maismoins activement que je ne l'avais souhait�, car les b�quilles neme quittaient plus depuis juillet.

Le mardi 12 juillet en effet, je faisais un vol de Limoges �La Rochelle avec un passager, Alain V., chef du serviceExportation de la Chambre R�gionale de Commerce etd'Industrie. Nous �tions tous deux invit�s � d�ner � son bord parle capitaine d'un cargo en partance le lendemain du port de LaPallice pour le Golfe Persique avec un chargement d'huilesCOFRAN – de La Rochelle – pour les moteurs des chars desarm�es saoudiennes, de tapisseries d'Aubusson pour les princesde tous �tats ou �mirats de la P�ninsule Arabique et degobelets-portions d'eau min�rale poitevine – source Saint-Martin – pour les clients de leurs nombreux grands et luxueuxh�tels. Nous f�tions avec fiert� les succ�s de notre r�sistancer�gionale � l'OPEP.

Nous avions dormi � l'h�tel et d�coll� de bonne heure carapr�s notre retour � Limoges, j'avais encore un rendez-vous,l'apr�s-midi, � l'a�roport de Royan-M�dis. J'avais r�serv� lem�me avion, Kilo Yankee, pour toute la journ�e, un RobinChevalier de six places, puissant et bien �quip� en instrumentsde navigation – un 'chevalier du ciel'.

Circonstances de l'accident d'avionsurvenu le 12 juillet 19771

D�collage � La Rochelle normal. Sortie circuit parpoints obligatoires, mise en palier � 2000 ft (r�f1013,2 mb), mise de cap sur Limoges, rayon VOR LMG114.5 qui passe � 1 ou 2� pr�s par point d'entr�e W(St Junien). R�glage avion � 2 400 t/mn. Fr�q. LIMOGES

1 Rapport dict� � ma secr�taire pendant mon hospitalisation, en pr�vision d'uneaudience par un juge d'instruction pour coups et blessures � un tiers. L'audienceeut lieu � Angoul�me et le juge ne requit aucune peine ni amende.

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118.7. Calme total. Aucune perturbation. L'avionconserve parfaitement le, r�glage. 0n passe sur routeverticale bord Sud de Ruffec.On approche r�gion Sud Confolens. On rencontre

m�chant banc nuageux direction Nord Sud, dont on nevoit pas les limites Nord et Sud. Ce nuage est iris�en haut, sommet � peu pr�s plat, moutonneux. Base encolonnes tr�s pr�s du sol semblant indiquer pluie,centre sombre. Beaucoup plus haut, petits bancs decirrus mais ciel tr�s clair, � peine brumeux. Oncontacte Limoges Tour 118.7— Limoges de Kilo Yankee me recevez-vous ? — Kilo Yankee de LMG, 5 sur 5.— Kilo Yankee : retour de la Rochelle, destination

votre terrain, informations m�t�o et atterrissage.LMG donne piste en service, QFE, QNH, M�t�o.La m�t�o donnait une couverture nuageuse � 1.500 m.

Vent faible. Bonnes conditions pour se poser. — Kilo Yankee votre heure estim�e arriv�e. — 20 mn environ.Je rappelle aussit�t en disant :— Kilo Yankee, nous avons pass� Ruffec il y a

quelques minutes. Je me trouve devant un banc nuageuxaxe Nord Sud. Pouvez-vous demander � la m�t�o si j'aiint�r�t � contourner par le Nord ou par le Sud. — Bien re�u Kilo Yankee, conservez l'�coute, on

vous rappelle.Pendant ce temps, je prends de l'altitude pour

tenter d'�valuer la largeur de ce nuage au sommet, medisant que si je voyais l'autre bout, je n'h�siteraispas � le traverser, surtout avec le VOR et lesconditions m�t�o sur Limoges.Le sommet �tait entre 4 et 5000 ft mais on ne

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voyait pas l'autre bout � cause de la diffusion de lalumi�re par le soleil se levant, tout rouge, juste enface de nous. Je renonce � le traverser et je medirige vers le sud, en descente, pour chercher unpassage bas, plus au Sud.Limoges me rappelle— Kilo Yankee on vous confirme la m�t�o donn�e tout

� l'heure : r�p�te conditions. En ce qui concernevotre vol respectez les conditions VFR. On voussignale � tout hasard que notre gonio est HS.Je pense alors :"� quoi sert de payer des imp�ts

pour avoir une m�t�o comme ��. En ce qui concerne lagonio je m'en fous, j'aurais pu passer avec l'aide duVOR. Pour les conditions VFR, j'y suis.Je longe ce nuage jusqu'� La Rochefoucauld, que je

contourne par l'Ouest et le Sud, � cet endroit, leplafond est nettement plus �lev� (1000 ft environ, pasde pluie). Je m'engage donc dans cette trou�e, vers leNord Est.LMG me rappelle en me disant que le matin il n'est

pas rare qu'il y ait des stratus dans les vall�es.En fait de stratus, �� me fait rire. Je pense

cependant que si ce nuage a la forme des vall�es, jepasse au bon endroit, traversant les deux vall�es dela Charente et de la Vienne � l'endroit o� elles sontles plus resserr�es. Je ferai route ensuite un peuplus au nord, pour m'�carter de la Vienne.

Le plafond baisse. Je m'estime � 200 m du sol. Puis100 m du sol. Il faut faire demi-tour. Je vais meposer � Bel Air. Mais derri�re le plafond �tait tomb�.Je traverse un petit passage nuageux. Pas bon.Dans une zone encore claire, � environ 60 m sol, je

d�cide un atterrissage de fortune, ayant peur de

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rencontrer un ligne � haute tension.Alain V. �tait endormi depuis le d�but du voyage.

Il ne m'�tait d'aucun secours pour rechercherd'�ventuels obstacles sur la route. Et le temps de ler�veiller et de lui expliquer, on serait d�j� plant�.Je trouve un champ, longueur estim�e 400 m,

derri�re un rideau d'arbres, apr�s un bosquet et unpetit champ. Je fais quelques virages au dessus. Unpremier passage bas pour v�rification, pas de cl�ture,cailloux... c'est un champ que je reconnais, � lalimite du parc du ch�teau de Nieuil.Je pr�pare une approche de pr�caution. J'avais mis

la pompe depuis un certain temps. Je r�duis lavitesse, passe au dessus du bosquet, tire 2 crans devolets, perds de l'altitude apr�s le bosquet, audessus d'un petit champ. Je vois le rideau d'arbresarriver. Je d�cide une remise de gaz. Je soul�veenviron 100 m avant les arbres. Je dois les �viter enpassant au dessus d'une haie � droite. Je vire � droite, passe les arbres presque � leur

sommet, je suppose sans probl�me. Je regarde quandm�me l'aile gauche � ce moment. Pr�cis�ment � cemoment l'aile gauche accrochait, � son extr�mit�, laderni�re branche haute du dernier arbre de ce rideaud'arbres.Apr�s, plus rien.

Limoges le 26 juillet 1977Je n'eus le temps que de crier � merde, pardon ! � avant de

mourir. 'Pardon', c'�tait pour Alain, pour l'avoir r�veill� encriant 'merde'. Par chance, le moteur avait �t� �ject� � unecentaine de m�tres et le fuselage de Kilo Yankee sous lequelnos deux carcasses �taient en train de se s�parer de leur �men'avait pas pris feu avant l'arriv�e des pompiers. Ils avaient �t�

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appel�s par Monsieur Boutin qui se trouvait sur son tracteur,dans le champ voisin, au moment de l'accident.

La Charente Libre publia le lendemain, � la une, une photode l'avion et ce que Monsieur Boutin raconta au journaliste :

� J'ai vu l'appareil qui essayait d'atterrir dans une prairie �quatre cents m�tres au nord du hameau, mais il y avait unrideau d'arbres. Le pilote a bien essay� de passer entre deuxarbres, mais l'aile gauche a accroch� une branche et s'est bris�e.Il a eu beaucoup de malchance car un m�tre de plus � droite iln'accrochait pas l'arbre et avait devant lui une prairie o� ilaurait pu atterrir parfaitement. �

Ce matin l�, je me suis senti mourir dans la seconde apr�s lecrash. Ce n'est m�me pas la souffrance qui m'indiquait que lamort �tait arriv�e, c'�tait, au contraire, un ensemble d'imagesanim�es entrem�l�es, superpos�es, un kal�idoscope des meil-leurs moments, les visages des miens et une derni�re rencontreavec tous ceux auxquels j'avais encore des explications �donner.

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Mon avion...apr�s � l'atterrissage �(Photo La Charente libre)

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Ce repos au fond d'un crat�re d'un m�tre de profondeur �l'extr�mit� parc du ch�teau �tait une r�p�tition rapide et moinsconfortable de mon pr�c�dent s�jour � Nieuil, ce week-endpendant lequel j'avais eu la faveur de la suite royale de Fran�ois1er. Mais apr�s tout, sans cimeti�re ni fossoyeur, n'est-ce pas �chacun de creuser son trou ? Pour le repos de sa carcasse ?

Juste un conseil : c'est mieux de creuser de son vivant.Apr�s, il n'y a plus de plaisir !

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�change

�couter le silenceNe pas partirLa pr�f�renceDu d�sir�couter le silenceChoisir d’attendreAvoir la chanceDe mots tendres�couter le silencePour semerL’esp�ranceD’aimer

B.

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Prime de charbon, prime de sourire…

Rain hill : la colline de la pluie ? Vous �tes glacial. Are yougoing rain ill ? – en fran�ais : are you crazy ? – Vous ti�dissez,mais vous �tes encore assez loin. Il s'agit des Rainhill trials, les�preuves qu'il fallait gagner pour faire d�finitivement admettrele chemin de fer en Grande Bretagne. �a se passait le 6 octobre1829 pr�s du village de Rainhill, dans le Lancashire. Un paridot� de cinq cents livres sterling et un enjeu de taille, ladesserte ferroviaire de la liaison Manchester-Liverpool. Lequel,du cheval ou de la locomotive, gagnerait la course ?

Devant une foule nombreuse et passionn�e, le gagnant fut leRocket, la locomotive du fameux ing�nieur Robert Stephenson.

Le Rocket – la fus�e –n'�tait pas la premi�remachine � vapeur, qui �taitcelle de Trevithick, en1804, mais c'�tait la pre-mi�re � d�passer, avec unevitesse de pointe dequarante-sept kilom�tres �l'heure, la vitesse d'uncheval au galop.

En moins de trente ans, l'Angleterre fut �quip�e de huit millemiles de voies ferr�es – plus que le r�seau fran�aisd'aujourd'hui –, deux mille cinq cents gares et ses compagniesde chemin de fer transportaient quotidiennement plus de troiscent mille passagers. Les locomotives des usines Stephenson

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Le Rocket. (Dessin BLS)

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devinrent les reines des machines, pour longtemps. Elles furentsurclass�es, en puissance et en rapidit�, par la Norstar, qui�quipa la Compagnie Paris-Orl�ans d�s 1830, mais nond�tr�n�es.

Ah cette carcasse ! Les indiens de l'Ouest – ceux d'entre euxqui n'avaient pas encore �t� massacr�s – l'appelaient 'le chevalde fer', en voyant passer celle du nouveau Transcontinental.Mais les occidentaux lui donn�rent une �me, toute 'b�tehumaine' qu'elle f�t, de la Lison, qui inspira Zola, � la Pacificdu Paris-Orl�ans. Et son chauffeur, si souvent atteint par lamaladie de la pl�vre � cause de la poussi�re de charbon,m�ritait bien qu'on avan��t pour lui l'�ge du d�part � la retraite.N'est-ce pas d'ailleurs pour rendre hommage � sa carcasse queles conducteurs de TGV per�oivent, aujourd'hui encore, la'prime de charbon' ?

Je trouve d'ailleurs qu'on ne va pas assez loin : on devraitr�compenser par des 'primes de sourire' les conducteurs de cestrains qui m'ont donn� tant de plaisir, ainsi certainement qu'auxautres voyageurs : ne parlons plus de la Micheline, que laSoci�t� Michelin mit sur pneus et sur rails en 1950 : elle necircule plus depuis que la Micheline du Velay a �t� remplac�epar une vraie locomotive � vapeur, une 403 suisse de 1902.Mais ce petit train, o� l'on choisit son wagon, couvert ou plat deplein air selon le temps qu'il fait, offre, sur les trente septkilom�tres de Tournon � Lamastre, une autre fa�on de d�couvrirla Haute-Loire et l'Ard�che, leurs magnifiques espaces de for�tset de montagnes, des Monts du Forez aux plateaux du Vivarais,d�couvrant le Gerbier-de-Joncs, ce grand ch�teau d'eau desrivi�res et fleuves de France.

R�compensons aussi les conducteurs de la locomotive �vapeur de 1909 qui emm�ne le Train des Pignes de Nice �Digne, sur une voie m�trique, prodige d'ing�niosit� avec sonimmense tunnel de trois mille cinq cents m�tres de long � mille

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m�tres d'altitude et qui, d�s qu'on en sort, laisse le regardplonger vers les �poustouflantes Gorges du Verdon.

Et r�compense encore pour le conducteur du Petit TrainJaune, centenaire, avec ses deux voitures automotrices pano-ramiques qui font d�couvrir la magnifique Cerdagne, dePerpignan � la Tour de Carol, en passant par Vernet-les-Bainsau pied du Mont Canigou et par Bourg-Madame. Chemin deFer du Midi…, bient�t inscrit par l'UNESCO au PatrimoineMondial de l'Humanit� ?

Mais j'ai aussi un faible pour le petit train des mouettes, deSaujon � La Tremblade. Des Grandes Roches o� je suis envacances, j'aime l'entendre siffler pour annoncer ses arr�ts �Mornac-sur-Seudre et � �taules. Des claires, vertes ou noires, etpuis des claires avec des flamands roses, des colonies deflamands roses, et la travers�e de l'immense For�t de la Coubre.On y met aussi son v�lo si l'on veut revenir par les bords de laSeudre et pousser jusqu'� Chaillevette pour d�guster quelqueshu�tres avant de revenir aux Grandes Roches.

Ces conducteurs l� sont des chauffeurs d'hommes, pas demachines et encore moins de carcasses : avec eux au moins, onparle, on fume, on boit un verre aux arr�ts prolong�s. Et depuis1998, heureux sont ceux qui ont pris l'autorail du mardi �Neussargues, au pied du C�zallier, pour traverser le Viaduc deGarabit et passer l'apr�s midi en bateau-mouche sur la Truy�re,cent vingt deux m�tres sous le viaduc. Le mariage du train et del'eau, c'est un des mariages comme je les adore. Et ce viaduc !Œuvre de Gustave Eiffel en 1884, avant sa Tour, � Paris, il estle plus beau pont que j'ai connu jusqu'� ma premi�re travers�edu viaduc de Millau.

C'est aussi un joli mariage que celui du train et de la hautemontagne. Il y a celui qui m�ne de Chamonix au hameau duBuet, apr�s Vallorcine, mais il fait honte � ceux qui changent detrain au Ch�telard pour continuer en train suisse, au bord du

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pr�cipice de la vall�e du Trient, jusqu'� Martigny, au bord duRh�ne. Celui-ci est tellement propre qu'on ose � peine y asseoirsa carcasse.

Plus montagnard encore est le petit train � cr�maill�re– le tramway du Mont Blanc – qui conduit de Saint-Gervais auNid d'Aigle, � deux mille quatre cents m�tres d'altitude, sous leD�me du Go�ter. L�, montagnards pour de vrai doivent �tre lesvoyageurs qui poursuivent � pied pour rejoindre le refuge duGo�ter avant d'attaquer le sommet du Mont Blanc, car ayantmis pied � terre au Nid d'Aigle, c'est la travers�e du couloird'avalanche de roches qu'il leur faut affronter. Les cailloux yroulent, on s'y attend, mais les carcasses aussi qui ne s'yattendent pas.

Et j'ai encore l'espoir de prendre, au moins une fois, le petittrain d'Artouste qui, lui aussi, fut construit par Grand-P�re pourle transport des mat�riaux pendant la construction du barragedu lac d'Artouste, au sud de la vall�e d'Ossau. Grand-P�re etBonne Maman passaient chaque ann�e deux semaines devacances dans la maison du gardien du barrage, avec Papa etses sœurs et aussi Maman et Madou. Tous, le dimanche,prenaient le petit train pour aller � la messe. Ses dix kilom�tresde voie �troite, avec vue en �-pic vers le fond de la vall�e duSoussou�ou, � cinq cents m�tres en contrebas, doivent bienencore en laisser frissonner, des carcasses, parmi celles des sinombreux touristes qui l'empruntent chaque �t� depuis saremise en service.

Quoi qu'il en soit, mon conducteur pr�f�r�, celui � qui jepropose de r�server le Louis d'or, c'est le conducteur duC�venol. Sur son parcours de trois cent trois kilom�tres deN�mes � Clermont-Ferrand, c'est dans un confort digne duretrait� que je suis qu'il fait d�couvrir les C�vennes, ses for�ts,ses paysages humanis�s, ses architectures qui rappellent si bienles contes, les l�gendes, et m�me les �v�nements d'une tragique

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Histoire, puis les gorges de l'Allier, la rivi�re tumultueuse, siappr�ci�e des p�cheurs de truites, qui serpente sauvagement,encaiss�e entre les plateaux du Velay, basaltique, noir et lesMonts de la Margeride, verdoyants, o� certains croient encorel’apercevoir, parfois, la b�te du G�vaudan.

De G�nolhac � Brioude surtout, quelles magnifiques pay-sages, et des viaducs, et des tunnels. Villefort, Pr�vench�res etles Gorges du Chassezac, Labastide, Laveyrune, Langogne,Lavo�te-Chilhac, Monistrol d'Allier, Prades, Langeac, Brioudeenfin, que de monuments, que d'�glises, que de ch�teaux, quellesrares beaut�s ! Un conducteur pas comme les autres, en tout casdiff�rent de celui de la BB 9000 qui m'emmena � son bord quandj'avais douze ans, me laissant debout entre le pare-brise, devant,et le moteur, derri�re, lui restant assis sur son haut tabouret, sansdire un mot, de la gare d'Austerlitz � Bordeaux, relay� l� par uncoll�gue encore assis et toujours muet, de Bordeaux � Puyoo.Ceux-ci, tant pis pour eux, prime de charbon !

Plus de train, plus de prime, ni de charbon, ni de sourire.Tristesse. Ce train qui nous menait en vacances � Onismendy,de Puyoo � Viodos, avec son dr�le de point de rebroussement �Salies-de-B�arn qui nous faisait changer de banquette pourrester assis dans le sens de la marche. Et celui avec lequel onallait de Lannemezan � Arreau en remontant la vall�e de laNeste, avant de monter � Lan�on, conduits par MonsieurLaffitte p�re dans son grand 4x4. Et encore mon train � moi,celui qui traversait ma garrigue � Poussan et dont l'auvent de lagare servait de buffet pour les hors sacs de nos carcassesvendangeuses chercheuses d'ombre. Il faisait Montpellier -Toulouse par Mazamet et on le voyait passer au moins une foispar semaine. Comme les vaches, tous les vendangeurs regar-dent passer les trains : soulagements des carcasses des cou-peurs, des reins surtout. Mais disparus : les trains, les barri�reset les gardes-barri�re, disparus. Des autocars.

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Des routes et des autocars... et du p�trole. Du p�trole ? Alorsdes tramways. Carcasses, ceux de Grenoble, de Limoges et tantd'autres ! Mais on a maintenant celui de Montpellier, celuid'Orl�ans et bien d'autres, tous neufs… et celui du Boulevarddes Mar�chaux, � Paris, devrait bient�t rouler – et nous s�parerun peu plus de la grande ville, nous autres...

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For Your Information

Le premier salon TECH-EX se termine. Les stands sontd�mont�s et nous sommes tous invit�s par l'organisateur � uncocktail d'adieux…et d'au revoir. Le buffet est dress� dans lagrande salle des exp�ditions, sous le hall d'exposition. Toujourspress� de m'asseoir, avec mes jambes encore faibles, je choisisun wagonnet vide, pr�t � servir pour le transport de nosmat�riels. Tous sont autour du buffet, s'en mettant plein lapanse, de canap�s et de champagne, tout en se racontant leurshistoires. Quelles histoires ? Je n'entends pas, je n'�coute pas. Jesuis vid�. Mais une jeune femme, brune aux cheveux longs,grande, �l�gante, s'approche de moi avec une coupe de cham-pagne qu'elle m'offre.

— Hello Bruno ! Please have a glass of this goodChampagne !

— Thank you but I am sorry I forgot your name; what's yourname again ?

— I'm Jessy, of Rain Hill, we talk together already, don't youremember ?

— Yes of course.— You made a very good job, didn't you ?— Well, we are quite happy ; I think we'll come again next

time, for TECH-EX 79.— You were the only guys from France, weren't you ?— Yes, and it was a real challenge to get ready in time. I

believe that the other couldn't make it in time.J'explique � Jessy l'ADER, notre r�le, mon job…et pourquoi

je reste assis sur ce wagonnet.

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— But Bruno, what about staying one day with us at RainHill's office in New York, before taking off to France ?

— Why not ? But I've planed to visit New Orleans thisweek. Shall you be in New York next Monday ?

— Yes, and you'll have the opportunity to meet Dick and ourstaff. Dick is the Chairman, our boss. Are you all right ?

— O.K., leave me your phone number, I'll call you.— Of course, please Bruno, have my card.— Thank you Jessy.Nous continuons notre conversation jusqu'� la fermeture.Mon �quipe et moi passons notre derni�re nuit au Holiday

Inn d'Atlanta et nous s�parons le matin. Les autres passent parBoston avant de rejoindre Paris et Poitiers tandis que je parspour la Nouvelle Orl�ans et B�ton Rouge.

Le lundi suivant, un taxi m'am�ne de Kennedy Airport au 80Wall Street, si�ge de Rain Hill Group. Jessy m'accueille et mefait entrer dans la petite salle de r�union. Elle appelle Dick etles autres.

Dick, tout souriant, m'explique que c'est la premi�re fois quel'�quipe Rain Hill rencontre un fran�ais capable de traiter desaffaires � l'am�ricaine. Il me propose d'�tablir l'ADER commecorrespondant de Rain Hill pour la France.

En effet Rain Hill est en avance sur nous, � l'ADER. Sonproduit, c'est notre programme ECHO, mais d'une limpidit� etd'un automatisme �tonnants. L'entreprise cliente paie unabonnement de quarante mille dollars par an pour recevoir desinformations sur les opportunit�s d'affaires s�lectionn�es parRain Hill : chaque information, intitul�e FYI – For YourInformation –, tient en une page, un titre et cinq paragraphes,immuables : de quoi il s'agit ; les avantages pr�sum�s ; lasituation de d�veloppement ; la protection industrielle et intel-lectuelle ; l'affaire propos�e. Rain Hill ne demande aucunecommission sur les affaires.

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Il me restera � conna�tre d'un peu plus pr�s les entreprisesclientes et, en France, � ratisser aussi largement que possiblepour envoyer des FYIs � New York.

Un par un, je fais la connaissance des clients : de New York� San Francisco, de Chicago � Houston, de Miami � Seattle, deCleveland � Mineapolis et San Diego, je rends visite auxpatrons de groupes de toutes sp�cialit�s : pharmacie, chimie,p�trole, automobiles, assurances, mat�riel agricole, produitsalimentaires, armes, appareillages �lectriques, etc… tous desmajors, au dessus d'un milliard de dollars. Je suis toujoursaccompagn� par Dick ou par Jessy et l'un et l'autre ne n�gligentaucune occasion de me faire d�couvrir l'Am�rique autre, celleo� l'on ne parle pas seulement business.

Week-end � Monterey, la plus ancienne ville de Californie,avec ses sp�cialit�s de calamars, de loin les meilleurs dumonde ! F�te chez des amis de Dick dans le Vermont, en pleinhiver, partant en 4x4 sur le lac gel� pour p�cher en per�ant destrous dans la glace. F�te encore chez Harry Holzman, un ami deJessy et l�gataire universel de Piet Mondrian : sa tr�s jeune�pouse, leurs deux petits gar�ons et lui vivent dans uneimmense barn dans le Connecticut, non loin de la mer. Ilconserve de nombreuses toiles du peintre et, comme lui, partageson temps entre les �tats-Unis et Paris. Et chez lui, c'est lespectacle son et lumi�re qu'il a cr�� dans le parc que, le soir, ilnous donne � admirer.

Week-end encore aux Bermudes – toutes britanniques bienqu'� moins d'une heure de vol de Washington – o� l'on faillit nepas pouvoir atterrir � cause du vent. Est-ce le vent qui icidessine ce triangle o� l'on dit que tant de carcasses d'avionssont venues s'entasser ?

Visites de New York aussi, des mus�es surtout. Guggenheim,Modern Art… Et l'une des visites que fit Muriel au Metropo-litan Museum ne lui laissa pas un bon souvenir : traversant

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Central Park pour rejoindre l'appartement de Dick o� nousdormions, voil� qu'elle se trouve brutalement pouss�e dans unbuisson par un individu qui, la mena�ant d'un couteau, lad�pouille de tous ses objets de valeur : montre, bijoux…Nosamis de Rain Hill, endossant la culpabilit� pour toutel'Am�rique, prirent sur eux de la d�dommager.

Je continue les visites de clients. J'appr�cie beaucoup ceuxqui me disent : � Envoyez-nous tout ce que vous trouvez �, etaussi ceux qui font confiance : � Vous avez vu ce que nousfaisons, maintenant libre � vous de nous envoyer ce qui voussemble �tre dans nos cordes. �

C'est vrai que quand on s'appelle General Electric ouGeneral Mills, le filet est large et pourra retenir bon nombre desjeunes poissons qui nagent d�j� en Limousin et en PoitouCharentes. Pour eux, ce sera le grand oc�an.

Mes relations avec Rain Hill s'intensifiant, je deviens leurd�l�gu� pour l'Europe et je le reste apr�s mon d�part del'ADER, fin 1979, installant d'abord mon bureau dans la cavede notre pavillon Limougeaud, puis dans notre appartement del'avenue Daniel Lesueur � Paris. C'est aussi � ce moment l� queMartial et Lucien, deux collaborateurs de l'ADER, fondent leurentreprise, NOVACTION, une autre fa�on d'appliquer lesm�thodes am�ricaines. Pour moi, c'est d'abord une douceeuphorie : mes honoraires �tant fix�s en dollars, cette devise ala bonne id�e de se r��valuer pour passer, en un an, de quatrefrancs dix � plus de dix francs. Mais ma mission s'�tendmaintenant � la prospection de clients europ�ens et le tarif n'estplus quarante mille dollars par an, mais soixante mille. Pasfacile, la p�che � la baleine ! Je n'en harponnerai que deux :TOTAL, dont le directeur scientifique se trouve �tre JeanCantacuz�ne, converti � la m�thode Rain Hill quand il �taitAttach� Scientifique � Washington, et un grand groupebritannique fabricant d'armements.

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Celui-ci, �tait-ce pour justifier ses fr�quents d�placementsvers sa r�sidence aveyronnaise que son directeur avait pris unabonnement ?

C'est alors que Fran�ois Mitterrand, �lu pr�sident, fait entrerdes communistes au gouvernement. �a, les am�ricainsn'appr�cient pas du tout. De chercheur de tr�sors, je deviensespion : si je ne quitte pas Rain Hill, ses clients partiront. Onappelle �a intelligence �conomique, �a aussi !

Alors, d�s l'�t� 1981, je continue, avec le m�me tarif, maisseul :

— C'est toujours soixante mille ? — Oui, mais… soixante mille francs. — Ah bon !�a ne dure pas longtemps et c'est heureux : deux clients, des

PME de La Rochelle, c'est trop peu. La mission du CESTAarrive � point nomm�, puis celle de TECNOVA, une filiale dePechiney, pour cr�er et animer le service TEC'L. Bienvenuedonc � ces missions qui me permettront de nourrir nos cinqcarcasses, dont Ivan, arriv� peu avant notre d�part du Limousin.

Malheureux par contre sera l'accident o� toute l'�quipe diri-geante de Rain Hill trouva la mort : l'explosion, le 21 d�cembre1988 au dessus du village �cossais de Lockerbie, du Boeing747 de la Pan-Am. Onze habitants du hameau furent trouv�smorts sous la carcasse de l'avion et de celle-ci on ressortit lescorps des deux cent cinquante neuf occupants.

Trois d'entre eux �taient mes amis.

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Tu sais qu'on est bien ici, Charles Martel !

Fin 1976, constatant que mon travail, d�j� bien appr�ci� parles partenaires de l'ADER, avait toute chance de devenirp�renne, Muriel et moi voul�mes nous installer – d�finitivement ? –en Limousin et achet�mes une vieille maison typiquementlimousine dans un hameau de cinq ou six feux, tout proche dulac de Saint-Pardoux. Ce hameau, Puymenier, sur la communede Compreignac, ne nous �loignait de Limoges que d'unequinzaine de kilom�tres et Compreignac �tait aussi bien �quip�que Couzeix pour les �coles des enfants et les commerces deproximit�. Et la maison, par un chemin forestier, n'�tait qu'�trois cents m�tres du lac. Je fis les plans de cette futurer�sidence et me sentais capable de faire seul les travaux der�novation. Les �v�nements me donn�rent tort : l'�t� suivant, aumoment de commencer les travaux, je n'�tais m�me pluscapable de monter sur une �chelle… Et ils confirm�rent lesavertissements des voisins pour qui cette maison �tait hant�epar des esprits mauvais depuis le d�c�s de l'occupantepr�c�dente, une sorci�re. En ao�t 77 il fallu donc revendre �regret cette belle carcasse de maison. Nous rest�mes � Couzeix.

L'ADER avait pris de l'importance. Nous �tions douzesalari�s depuis que le Minist�re avait nomm� un DRI pour leLimousin. Je restai directeur de l'association mais ne gardai lacasquette de DRI que pour la r�gion Poitou-Charentes. M�me sitous les programmes de l'ADER – cit�s aux chapitres pr�c�-dents – b�n�ficiaient aux deux r�gions, c'�tait de l'�tablis-sement Public R�gional du Poitou-Charentes que venait la plusgrande partie de l'aide financi�re.

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Monsieur Fran�ois Bouchet, maire de Saint-Loup-sur-Thouet,conseiller g�n�ral des Deux-S�vres et conseiller r�gional publiaen f�vrier 1978 Le Manifeste Poitevin, un livre pr�fac� par sonami �dgar Faure. Il m'en offrit un exemplaire d�dicac� et, � salecture, je pus me rendre compte � quel point l'ADER �tait � sesyeux – et pas seulement aux siens – un outil essentiel pour led�veloppement des zones rurales.

Ne pas �tre domicili� en Poitou-Charentes commen�aitd'�tre mal compris par les �lus de la r�gion et par son pr�fet,Lucien Vochel. Et une petite phrase amicale de Fran�oisBouchet m'�tait rest�e :

— Vous savez Monsieur Leclerc, on ne le dit pas assez maisles Arabes, en 732, s'ils se sont arr�t�s � Vouill�, c'est qu'ils s'ytrouvaient bien 1 !

Je me mis alors � chercher – moi aussi – une maison �Vouill�. Et j'en trouvai une : splendide demeure, pr�s du centredu village mais tourn�e vers le sud et vers la campagne, avec unjardin descendant par quatre grandes terrasses jusqu'�l'Auxence, un ruisseau poissonneux affluent du Clain qui arrosePoitiers. Par la route, le centre de Poitiers n'est qu'� quinzekilom�tres. Muriel vint visiter la maison et nous d�cid�mes del'acheter, au prix propos� par l'agence. N'ayant pas emport�mon carnet de ch�ques, je demandai qu'on nous r�serve la venteet pris rendez-vous pour le lendemain.

Le lendemain matin je devins fou de rage. L'agentimmobilier avait vendu la maison. Dix mille francs de plus, labelle affaire !

Nous rest�mes � Couzeix.

1 L'histoire ne dit pas si Charles Martel leur avait donn� la permission de s'instal-ler.

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Le chien aboie

Samedi 11 octobre 1983. �a fait deux ans que nous sommesinstall�s au Brethon. Cet �t� fut torride, comme en 73 � Paris aumois d'ao�t. La maison �tant en indivision avec nos amis, nousavons enfin r�ussi, apr�s deux ann�es de t�tonnement etquelques mots peu am�nes, � d�cider de l'attribution deschambres entre nos deux familles.

Question surface, il n'y a pas de probl�me, mais le nombrede chambres est insuffisant. Nous avons trois chambres et il enfaudrait quatre. Et j'aimerais que nous ayons une salle de bainspar famille. Il y en a une de leur c�t�, il me reste donc � en faireune du n�tre. Nous garderons la grande chambre du rez-de-chauss�e et sa salle de bains pour les amis de passage, nos amisou les leurs – qui, par d�finition, sont aussi les n�tres. Le moisd'ao�t est donc consomm� avec un r�sultat � la hauteur de mesesp�rances. Et nous compl�tons le r�seau de chauffage central,ajoutant m�me un robinet thermostatique � chaque radiateur.C'est si agr�able, une maison hors gel, et surtout sans acariens.

L'exp�rience faisant vaccin, bricoleur ne me tient pasmalade du matin � minuit – ou bien c'est un mutant – et melaisse de belles apr�s-midi de libert�. Nous profitons donc aussides plaisirs du pays : planche � voile, balades en for�t, visitesdes ch�teaux et abbayes, si nombreux dans le voisinage 1,tennis…je suis m�me surpris de retrouver un si grand plaisir autennis, apr�s les quelques ann�es pendant lesquelles les1 Ch�teaux de Culan, H�risson, Ain�-le-Vieil, Meillant, et les abbayes cister-

ciennes de Noirlac et de Fontmorigny (www.abbayoedefontmorigny.com)…

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s�quelles du crash en avion ne me permettaient pas autant ded�pense physique.

Et puis c'est la rentr�e scolaire, et pour moi le SICOB 1, cegrand salon international pour la bureautique qui se tient depuisquelques ann�es au CNIT, � la D�fense, chaque premi�resemaine d'octobre. J'avais fait le lancement de T�L�TAM enme faisant pr�ter un stand minuscule au Salon INOVA, en avril,et j'attendais le SICOB pour trouver les premiers clients. C'estmaintenant chose faite. Je m'accorde un week-end de repos. Jepars au Brethon avec S�verin pour mettre la maison en positionhiver : chaufferie calfeutr�e, robinets thermostatiques � 6�C,fen�tres et volets herm�tiquement ferm�s et Nouk, notre groschien noir, moiti� Labrador, moiti� Berger allemand, laiss� enlibert� dans la cour, entre la place du village et le jardin, pourgarder la maison. Les Ducret, nos voisins, lui donnent � mangertous les jours. Madame Ducret nous aide pour la cuisinependant les vacances et son mari nous aide aussi, pourl'entretien du potager. Il prend ce qu'il veut pour lui. MonsieurMinotier, un autre voisin, c�libataire et d�j� �g�, ayant �t�l'employ� des pr�c�dents propri�taires, continue d'y faire aussises l�gumes. La maison est bien surveill�e.

1 Salon International de la Communication et de l'Organisation de Bureau.

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Notre maison au Brethon, c�t� ouest (c�t� jardin)(Photo BLS)

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Ce samedi, les Ducret nous invitent � d�ner, S�verin et moi.Cuisine bourbonnaise ? En tout cas paysanne, copieuse, avec unbon plat de champignons de for�t ramass�s l'apr�s-midi parMonsieur Ducret. Nous les quittons d'assez bonne heure etrentrons � la maison par la petite porte au fond du jardin. Lasemaine a �t� fatigante et j'ai h�te de me coucher

S�verin monte dans sa chambre, la derni�re au bout ducouloir, celle qui donne sur la grande place au monument auxmorts, et je m'endors en quelques secondes, nu, dans notrechambre, une de celles qui donnent sur le jardin, vers l'ouest.De cette chambre, par beau temps, la vue est extraordinaire :au-del� du village voisin de Meaulnes, au-del� de la vall�e duCher et d'�pineuil-le-Fleuriel, ce village cher � Alain Fournier,plus loin que Boussac qu'affectionnaient Georges Sand etProsper M�rim�e, on d�couvre les collines du sud-berrichonjusqu'aux monts de Creuse et au Plateau de Millevaches. Leciel est sans nuage, demain il fera beau.

Ici, dans ce cette partie de l'Auvergne – mais plus berri-chonne qu'auvergnate – les gel�es nocturnes sont fr�quentes d�soctobre. J'avais donc pouss� un peu le chauffage en arrivant.�tre bien le soir pour s'endormir. Mais pour une raison rest�einexpliqu�e (hallucination, somnambulisme… ?) voici macarcasse �tendue sur les pav�s, cinq ou six m�tres sous lafen�tre. Quelques secondes d'inconscience – ou plusieursminutes –, et je cherche � la remettre debout, mais la jambegauche reste allong�e par terre, tordue, comme d�tach�e dubassin. Le f�mur est enti�rement bris�, la hanche aussi sansdoute. Il est deux heures du matin. Rentrer vite, il fait tr�s froid.Je me hisse sur les coudes et me tra�ne vers le premier salon,sous ma chambre : ferm� � clef. Je me tra�ne encore vers lesalon du milieu, la biblioth�que : ferm�e aussi. Je fais encorel'effort de tirer cette carcasse jusqu'� la salle de s�jour, maisc'est encore ferm�. Je g�mis, je p�le de froid et n'ai plus la force

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de bouger. La chambre de S�verin est de l'autre c�t� de lamaison, jamais il ne pourrait m'entendre. Je perds la m�moire,lentement. Je ne tiendrai pas, je vais mourir. Et j'entends Nouk.Nouk aboie. Jamais je n'ai entendu Nouk aboyer comme �a. Etun autre chien lui r�pond. � Les chiens se parlent-ils ? Celui-ci,c'est le chien de Monsieur Minotier, �a vient de son c�t�, dufond du jardin. C'est la seule maison proche du fond dujardin. � Pendant un long moment, les chiens se parlent. Noukne peut pas venir jusqu'� moi, la barri�re qui s�pare la cour dujardin faisant plus de deux m�tres de haut. Il aboie. Le ciel estrempli d'�toiles. J'ai le temps de r�ver encore. Tant que leschiens hurlent, ils se disent quelque chose… Apr�s ?

J'entends des voix au fond du jardin. Des gens s'approchent.Je vois trois silhouettes. Avec des fusils. Monsieur et MadameDucret et Monsieur Minotier. Sauv� !

Monsieur Minotier conna�t son chien. Il ne hurle pas comme�a d'habitude.

— Il doit se passer quelque chose d'anormal s'est-il dit. C'estdu c�t� de chez Monsieur Leclerc. Des voleurs ? Il a �t�attaqu� ? Demander de l'aide aux Ducret ; y aller ensemble,arm�s. Monsieur Minotier a pens� � tout.

Ils allument une lampe de poche. — Oh, Monsieur Leclerc, mais que vous est-il arriv� ?— J'ai froid.— Oui, j'ai la clef, je monte chercher une couverture parce

qu'il g�le. Toi, Marcel, occupe-toi d'appeler le docteur � C�rilly.— Ne r�veillez pas S�verin, il est dans sa chambre, il dort, il

ne faut pas qu'il ait peur.— Qu'est-ce qui vous est arriv� ?— Je n'sais pas, je dormais, j'ai d� tomber en dormant.— Vous avez mal ?— Oui, j'ai tr�s mal l�, c'est le f�mur, peut-�tre le bassin, j'ai

d� tomber comme un caillou, comme ��, sur le c�t�.

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— Le docteur va arriver, ne vous inqui�tez pas.— Mais il ne pourra rien faire le docteur, il faudrait une

ambulance pour m'emmener � l'h�pital.— Oui, le docteur s'en occupera.— Il faudrait attacher Nouk avant d'ouvrir au docteur.— �a y est, on l'a attach�, la grille est ouverte et la cour est

allum�e, d'ailleurs le voil�, j'entends sa voiture.Apr�s, je ne sais plus. Il m'a endormi, les pompiers m'ont

emmen� � l'h�pital de Montlu�on. Un interne m'a op�r� � sixheures du matin, dimanche. S�verin a fini sa nuit chez lesDucret.

On a d'abord enlev� la ferraille que j'avais d�j�, toute tordue,et on a remis d'autres ferrailles : une longue plaque le long duf�mur et une trentaine de vis, des longues, des moyennes, descourtes. Je restai trois jours � Montlu�on et fus rapatri� � Parisen ambulance, � l'h�pital Saint-Michel, rue Olivier de Serredans le 15�me. J'y fus soign� par un excellent chirurgien, ami demon fr�re Marc, mais dus subir le supplice inflig� par uninfirmier d�bile.

— Mais tenez donc votre jambe et votre pied droitsMonsieur !

Et de me prendre le pied gauche � deux mains pour le mettreparall�le au droit.

— A�e, vous me faites mal !— Mais gardez donc votre jambe comme �a, Monsieur !Il s'en va. La jambe fait une rotation � gauche et le pied

retombe.Visite suivante :— Enfin Monsieur, faites un effort, vos jambes doivent

rester droites !Rebelote…� deux mains encore, de forcer sur le pied.— A�e !J'ai dit d�bile ? Je voulais dire sadique.

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Les bons chirurgiens orthop�distes ne courent pas les rues, etpas plus les campagnes, la nuit, pour une urgence. Celui deMontlu�on avait eu � faire un puzzle plus difficile qued'habitude : les morceaux de f�mur ont �t� re-assembl�sh�tivement ; la jambe se trouve raccourcie de deux centi-m�tres, avec un rotation vers la gauche d'au moins vingtdegr�s.

— Ne r�veillez pas S�verin, il est dans sa chambre, il dort, ilne faut pas qu'il ait peur.

Trente degr�s au poignet droit, vingt au pied gauche, unejambe raccourcie, un index aussi, cette fois, le tennis, la ran-donn�e, la montagne, et le ski me sont pratiquement interdits.Mais je garde quand m�me l'espoir de pouvoir jouer au golf, unjour, si possible avant la retraite.

Heureusement, cet infirmier n'�tait pas seul pour s'occuperde moi. D'autres, les infirmi�res, installaient un coussin sousmon pied. Et j'eus aussi d'autres visites, de la famille, des amis,et aussi de ceux qui avaient �t� int�ress�s par mes pr�sentationsde T�L�TAM pendant le SICOB et qui voulaient en savoirplus : parmi eux, les journalistes occup�rent largement montemps et la couverture m�diatique de cette id�e, accouch�e dansla douleur, d�passa toutes mes esp�rances. � quelque chosemalheur est bon, dit-on…

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Une chance !

Je m'occupais du jardin. Notre voisin, �g�, d�c�de en sep-tembre 2001. Sa fille ne souhaite pas ou n'a pas les moyens deconserver le pavillon de son p�re, ni celui d'� c�t� qui luiappartenait aussi. Elle d�cide de tout vendre et cherche unpromoteur. Si nous ne vendons pas nous aussi, nous aurons desimmeubles des deux c�t�s de notre pavillon et il perdra soncharme, sa tranquillit� et sans doute la moiti� de sa valeur. Nouschoisissons donc de vendre.

Nous trouvons, en avril 2002, un autre pavillon, plus petit,avec un jardin, plus petit aussi, mais l'ensemble est tr�sagr�able. Le jardin en particulier a �t� con�u de fa�on originalepar le pr�c�dent propri�taire, un Agro, et contient une grandequantit� de vari�t�s assez rares, et des bambous. Il faudra quej'apprenne ce jardin, mais l'abandon de l'autre me laisse triste.

Nous d�m�nageons le 1er ao�t 2002. Nous passons les pre-miers mois � installer la maison, faire les r�parations urgenteset installer mon bureau dans la cave � mazout apr�s avoirr�cup�r� la chaudi�re � gaz de l'autre pavillon…

Je r�cup�re aussi les plus beaux rosiers de l'autre jardin maissuis contraint d'y laisser ma sculpture japonaise, son tronc decerisier et ses galets ainsi que la terrasse, avec son parcours �devinette. Je laisse aussi les seize traverses de chemin de fer quibordaient les contours des carr�s du potager que j'avais dessin�comme un jardin cistercien. Je r�installe quand m�me le m�t,avec son an�mom�tre et sa girouette, pour exciter la curiosit�de nos nouveaux voisins et transporte aussi, pierre par pierre, la

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vieille fontaine charentaise que nous avions trouv�e pr�s deRoyan pour la re-assembler – un autre puzzle. Je refais un petitpotager au printemps 2003 mais l'�t� caniculaire m'interdisantd'arroser, la r�colte est d�risoire.

La plupart des choses, la plupart de �v�nements, ontplusieurs facettes, m�me les accidents : mon crash en avion m'abless�, handicap� m�me, et j'aurais bien pr�f�r� l'�viter, mais ilm'a aussi coll� une �tiquette, celle d'un invalide du travail,suffisamment visible – plus de 50% d'IPP – pour me donnerdroit � une retraite pleine � l'�ge de soixante ans, quelque soit lenombre des annuit�s de travail. C'est la face dor�e de lacarcasse : j'atteins cet �ge qu'on appelle senior – le canoniqueest d�j� loin – le 17 septembre.

Quoi faire ? La question ne s'est pas pos�e. Le jardin abesoin d'entretien en toute saison, Alain Faure me sollicitecomme partenaire de bridge, Michel Ginestet pour le golf,�lisabeth et moi faisons partie d'une chorale, beaucoup delivres m'attendent et les chantiers dans la maison ne manquentpas, qu'il faut surveiller. Pourtant je voudrais continuer derendre service, comme b�n�vole.

Une affichette, dans l'entr�e du Centre Loyola – l� o� nousallons r�guli�rement � la messe – demande des volontaires pourpr�parer des enveloppes. Je pr�pare donc des enveloppes,quelques milliers, pendant quelques jours. L'id�e me vient deproposer mes services au Centre : gestion, communication,informatique ou n'importe quoi que la carcasse ne m'emp�chepas de faire. L'accueil a besoin d'un compl�ment de main-d'œuvre ? Va pour l'accueil ! R�pondre au t�l�phone, inscrireles retraitants, compter les repas du jour et ceux du lendemain,accueillir les arrivants et leur donner les indications utiles pourleur s�jour et une multitude de petites t�ches compl�mentaires,tout cela dans une atmosph�re qu'on ne peut r�ver plus calme,deux � trois demi-journ�es par semaine. Seul, devant un bureau

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et un ordinateur, dans une petite pi�ce proche de l'entr�e dupavillon, c'est plus qu'un service pour les autres, c'est unechance pour moi. Je compl�te une �quipe de cinq femmes quiont chacune leurs astreintes, comme moi, et je noue desrelations cordiales, m�me chaleureuses quelquefois, avec lesmembres de la communaut�, aussi bien les j�suites que lesintervenants et accompagnants – la plupart sont des religieuses –ainsi qu'avec les personnels des services, ceux de l'h�tellerie,du secr�tariat…

Au printemps 2004, je refais un petit potager : pommes deterre, tomates, courgettes, salades, fraises… mais j'ai de plus enplus de mal � manger. � chaque repas, je prends une bouch�eou deux de chaque plat et �a ne passe plus. La carcasse refusela nourriture. Un confr�re d'�lisabeth, gastro-ent�rologue, meprend en h�pital de jour au d�but de juin : la fibroscopie montreun ulc�re important � l'estomac, toutefois les pr�l�vement detissus ne laissent voir aucune cellule maligne. Le traitementprescrit pourra soigner et gu�rir cet ulc�re. Mais tr�s vite ladouleur me tenaille, extr�mement vive. Je suis hospitalis� enjuillet. Deux semaines � la di�te, sous morphine. On d�couvrecette fois un ad�nocarcinome. Il faudra m'op�rer. �lisabeth aune grande confiance dans le Docteur Z, chirurgien, qui revien-dra de vacances le 15 ao�t. Il m'op�re le 16, par gastrectomie.Je me r�tablis tr�s vite et ne reste qu'une semaine � cetteclinique de Clamart. Une semaine pendant laquelle je regarde etj'entends tomber la pluie.

� la maison, les fraises ont �t� cueillies, mais les tomates etles courgettes continuent de pourrir et le potager est une jungle.Les pluies torrentielles ont aussi inond� mon bureau, � la cave.

Et maintenant nous sommes deux, �lisabeth et moi, � devoirfaire face. Elle souffre plus que moi. Alors, poursuivre par untraitement qui sera obligatoirement fatiguant ? La chimio-th�rapie ? La radioth�rapie ? Je consulte plusieurs sp�cialistes.

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Le Docteur R., qui, avec sa famille, partageait avec nous notremaison du Brethon, propose de me prendre en charge : �minentProfesseur, il me verrait bien compl�ter les statistiques de sonservice en m'appliquant un traitement d�j� exp�riment� aux�tats-Unis. Un de ses assistants me suivrait r�guli�rement, avecexamen complet chaque trimestre. Un autre �minent sp�cialisteme laisse comprendre que des risques existent, � entreprendreces traitements. On a bien trouv� lors de la biopsie un ganglionatteint parmi les ganglions enlev�s mais les autres organes sontsains. Je peux tenter ma chance en ne faisant rien, positivementrien, seulement un contr�le tous les six mois. C'est � moi dechoisir.

Je choisis la sant�. Pendant quelques mois, je ne pourrai pasprendre de repas normaux, il faudra fractionner : cinq ou sixpetits repas par jour, mais ensuite je retrouverai un rythmenormal. Rester en bonne sant� pour aider �lisabeth � retrouver,elle aussi, une meilleure sant�. Il y a aussi S�verin : je doisrester capable de le soutenir quand il en aura besoin. Et il y atout � faire � la maison. Le jardin attendra, ou je me ferai aider.Plus une seule goutte d'alcool ? L'eau est bonne et j'aime lecoca et le sirop d'orgeat autant que la bi�re. Ne plus fumer ? Cesera dur, il faudra que je me fasse aider, mais � la maison on nefume pas, au bridge on ne fume pas, en voiture on ne fume pas,� Loyola on ne fume pas. Alors rester � la maison, fr�quenter leBridge Club d'Antony, continuer le service d'accueil � Loyola etaugmenter aussi la fr�quence des pri�res, � Saint-Joseph.

Prier pour nous deux, pour nous tous qui, dans la famille,sommes menac�s ou au bord du d�sespoir, pour ceux d'entrenous qui souffrent le plus. 'Demandez et vous recevrez !'

La bonne forme revient, mon chirurgien est m�me �tonn� deme voir r�cup�rer aussi vite. L'ann�e se d�roule normalement,avec un emploi du temps bien charg�. En f�vrier, Mia accouched'un second enfant, Line, la petite sœur de Th�o qui vient

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d'avoir quatre ans. Un beau b�b�. Comme elle l'avait fait apr�sla naissance de Th�o, sa grand-m�re reviendra de Cor�e pourfaire sa connaissance en restant quelques semaines chez sa fille.Ils iront aussi passer quelques jours � Peisey o� Pierrick lui ferad�couvrir les hautes montagnes, des montagnes comme on n'enconna�t pas l�-bas, puis ils nous rejoindront � Royan. J'ai venduma Clio qui n'avait que deux portes et beaucoup de kilom�treset pris � la place une Opel Astra. Elle a quatre portes et seraplus pratique pour nos voyages avec cette famille qui s'agrandit.Et c'est une voiture rassurante : elle satisfait aux meilleuresnormes de s�curit�.

Pour le moment, les douleurs osseuses d'�lisabeth semblentstabilis�es bien que sa fatigue et les douleurs subsistent. �ajoue sur son moral et je ne sais pas comment lui en redonner, jemanque d'id�es. Je fais des progr�s au bridge : Alain Faure nevient plus r�guli�rement, souvent occup� par sa chimioth�rapie,mais j'ai trouv� un nouveau partenaire, Bernard, avec qui jem'entends bien : toujours calme, attentif, jamais en col�recontrairement � tellement d'autres… Nous suivons ensemble lescours de Ma�tre Jean Paul et faisons, lui et moi, autant defautes. Et puis le Centre Loyola continue de me tenir occup�,utilement.

Pourtant, en juin, le responsable des services me demandeun entretien. � l'entendre, on dirait qu'il n'appr�cie pas mafa�on de faire. Il lui semble que, de mon travail, je m'en ficheun peu… .� moi de voir. Continuer d'�tre surveill� ? Gal�re ! Jepr�f�re avoir la paix. Dommage, mais j'aime autant prendre lesdevants et dire au revoir.

La direction du Centre avait annonc� que les b�n�voles del'�quipe d'accueil pourraient b�n�ficier d'une semaine deretraite, � titre de compensation pour leurs efforts. Y aurai-jedroit ? On me r�pond que oui. Je m'inscris donc pour novembre2005 : Initiation aux Exercices Spirituels. Et le P�re Directeur

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du Centre, pour un au revoir, fait pr�parer un d�jeuner o� sontinvit�s ceux du Centre qui souhaitent participer � cette petitef�te, un au revoir digne de ce nom. Digne, et surtout remplid'attentions : pour la carcasse, on ne met pas de vin sur la table,et pour le reste on m'offre un merveilleux livre sur la premi�repage duquel chacun me fait un petit mot extr�mementchaleureux : 'Teilhard de Chardin, visionnaire d'un mondenouveau 1'.

Jeune, Teilhard m'avait donn� des envies pour la vie. Cemois de juillet sans astreinte � me laisse du temps pour lerelire, et il me donne envie d'�crire. Ce livre est fait par de tr�sgrands connaisseurs de la vie et de l'œuvre de Teilhard. Ils yintroduisent aussi des �clairages nouveaux faits par despersonnalit�s du monde scientifique aussi bien qu'�conomique,politique ou spirituel et j'ai autant de plaisir � y trouver lesremarques de Jo�l de Rosnay que celles de Marcel Boiteux, deMichel Barnier ou de Jean Boissonnat. Toutefois c'est auxauteurs eux-m�mes que j'emprunte et fais mienne cette grandeid�e qu'ils d�veloppent :

La vision que nous portons sur l'univers proche – les choseset les hommes qui nous entourent – et lointain – le cosmosdans son ensemble – est construite sur les syst�mes deparadigmes qui forment notre culture. En pr�sence de toutequestion ou pour prendre toute d�cision, nous recourons �une s�rie de mod�les de repr�sentation, de logiques detraitement, d'id�es g�n�rales, de contraintes �thiques quidictent nos r�ponses, nos comportements et nos actions. Cesforces psychiques forgent nos personnalit�s ; elles sepr�sentent souvent comme des contraintes allant jusqu'aucontr�le de nos pulsions. Une personne humaine appara�t donc

1 Hommage � Teilhard de Chardin pour le cinquanti�me anniversaire de sa mort.Auteurs : Andr� Danzin et Jacques Masurel ; pr�face de Yves Coppens ; �di-tions du Rocher.

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comme un ensemble en interaction entre ce qu'apporte song�nome � son identit� mat�rielle et ce que procurent lessyst�mes de paradigmes, ces 'matrices mentales' quiconstruisent son esprit.�crire, mais par o� commencer ? Pendant tout ce mois de

juillet pass� � Royan je me pose cette question : par o� com-mencer ? Et lundi 1er ao�t, � 20 heures 26, je sais.

L' � Initiation aux Exercices Spirituels � c'est apprendre �prier comme Saint Ignace, le fondateur des J�suites, et sa pri�re– celle des scouts aussi – le dit bien : � Seigneur J�sus,apprenez nous... � combattre sans souci les blessures ! �

C'est encore mieux si on chante.

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POST-SCRIPTUMSeptembre 2006

1. Tr�s vite apr�s la sortie de mes premiers manuscrits, unelectrice, fonctionnaire des Hauts-de-Seine, a �t� choqu�e parl'�cran d'accueil du site internet de la COTOREP dont jeparle page 93. Cette affaire a �t� tr�s vite modifi�e par laCOTOREP et l'�cran en question n'est plus visible.

2. Ivan a obtenu son DEA de sciences politiques, avec mentiontr�s bien. Il a m�me �t� s�lectionn� pour l'octroi d'uneallocation de recherche qui va lui permettre de repartir enArgentine et de disposer de trois ann�es r�mun�r�es pourpr�parer une th�se d'�tat : r�compense d'un bel effort etesp�rance d'un avenir professionnel � sa mesure, ouvert etpassionnant !

3. S�verin a du �tre hospitalis� deux fois depuis novembre2005. A chaque fois, il arr�tait de prendre ses m�dicamentset les d�lires recommen�aient. La seconde fois, ayantparcouru pr�s de 3 000 km en 36 heures sans fermer l'œil, ils'est endormi sur l'autoroute. Il n'y eut heureusement aucunevictime.

4. Michel Ginestet est d�c�d� mardi 29 novembre 2005, sanssouffrir.

5. Bernard, mon partenaire de bridge si agr�able, est d�c�d� enseptembre 2006 suite � une maladie grave et subite. Il �taitaim� de tous. Nous avions fait, au d�but de l'�t�, notreprogramme de comp�titions pour la nouvelle saison et nousavions emport� nos fiches pour travailler notre syst�med'annonces pendant les vacances. Trouverai-je un partenaireaussi avenant et plaisant que Bernard ?

6. Et la semaine suivante mon fr�re Matthieu, n'en pouvantplus de supporter sa d�pression malgr� tous les efforts qu'ilavait faits ces derni�res ann�es, en est venu � la d�cisionextr�me, si difficile, mais si respectable. Une corde... dans son atelier. (Et sans avoir vu l'�preuve de

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Addendumsamedi 24 octobre 2009

�preuves

D'octobre 2006 � octobre 2009, trois ann�es – trois ann�esseulement –, se sont �coul�es.

Un long fleuve tranquille ? Ah, que non !Sollicit� pour la campagne pr�sidentielle de 2007, je m'y

suis donn�... � fond. Comme pour les municipales de 2008. Perdues !...S�verin allait mieux, mais le mieux, pour lui, c'�tait la

reprise de conscience de ce qu'il �tait, un homme, un hommesans bagage, sans travail, sans avenir, sans relations sociales,sans... rien.

Un appel � la maison, le soir, tard, pour que je l'emm�ne �l'h�pital, pour une forte pouss�e d'angoisse. Cinq jours.

— Excuse-moi Papa, j'aurais pas d� te demander �a. C'�taitinutile, �a va bien. J'avais pas besoin de l'h�pital. Je ne t'appel-lerai plus pour des conneries....

— �coute, si �a va bien, tant mieux. Mais surtout, si tu enas encore besoin, tu n'h�sites pas, tu m'appelles.

Il n'a plus appel�.Je l'ai trouv�, le dimanche suivant – le 16 mars 2008, une

semaine seulement apr�s sa sortie d'h�pital –, pendu � la portede sa chambre.

(Je pr�f�re ne pas m'�tendre sur tout ce qui s'est pass�pendant la semaine, mais je suis encore terrifi� par l'incon-sistance des services psychiatriques qui savent bien, pourtant,que c'est quand le patient se trouve stabilis� que le risque desuicide est le plus imminent... )

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S�verin m'avait confi�, en janvier puis d�but mars 2008,deux cahiers d'�colier sur lesquels il avait griffonn� quelquesdizaines de pages qui racontent... sa vie, sa d�sesp�rance, sesd�lires et, finalement, son renoncement... au suicide : � je nesais pas comment faire... � et puis... � Priez pour moi... �.

�lisabeth et moi, et tous ceux qui l'aimaient, ont pri� – etprient encore – pour lui.

Je transcrirai ces lettres dans un prochain livre.*

* *Non, �lisabeth, elle, ne prie plus pour S�verin, elle non plus,

depuis ce 29 avril 2009. Son cancer �tait sous contr�le, mais lefoie eut le dernier mot.

Je l'ai faite hospitaliser le 13 f�vrier, dans la nuit, alorsqu'elle avait effectu� sa journ�e de travail, comme chaque jour.

Chaque jour, nombreux furent ceux et celles qui lui ren-dirent visite. Je ne trouvais un peu de tranquillit� qu'en yvenant... tard. Elle me parlait encore du futur, de ses projets, deses envies... de sa prochaine voiture... jusqu'au 26 avril.

Le 27 au soir, elle ne me parlait plus, ou quelques mots seu-lement. Et le 28, vers 23 heures, elle ne pronon�a que ce mot,faiblement : � b..no �, mon pr�nom. Je lui tenais la main, puis,quand je ne sentis plus de r�action, plus la moindre vibrationdans ses doigts, je l'embrassai et sortis.

C'�tait fini. Je lui avais lu, encore une fois, cette pri�re deSaint Ignace qu'elle aimait, cette pri�re au dos de l'image qu'elleavait choisie :

� Prends, Seigneur, et re�ois toute ma libert�, ma m�moire,mon intelligence et toute ma volont�, tout ce que j'ai et tout ceque je poss�de. C'est toi qui m'a tout donn�, � toi, Seigneur, jele rends. Tout est � toi, disposes-en selon ton enti�re volont�.

Donne-moi seulement de t'aimer et donne-moi ta gr�ce, elleseule me suffit. �

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Je garde cette pri�re avec moi, et la relis souvent, pour elle,et pour moi aussi.

La veille, bien que sachant qu'elle ne le lirait pas, j'avais faitun po�me et le lui avais envoy� sur sa bo�te e-mail :

Veilleur de nuitSais-tu � quel point j'aime ces moments du soirQuand nos regards se croisent et nos mains se resserrent ?Ce silence est d'amour : l'�couter et nous taireLaissant battre nos cœurs, on y lit de l'espoir.

Effac�es, les pens�es dont la couleur est noire !Vils tracas de la vie, desseins vell�itaires,Et, le vide �tant fait, voici que nos pri�res,Des lendemains de paix peu � peu laissent voir.

Ton sourire est combat, et, plus fort que le mal,Il ouvre vers le Ciel un chemin triomphal,Ce chemin que Dieu trace et r�serve aux meilleurs.

Je les aime et les crains ces moments de la nuitO�, tes yeux se fermant, pour devenir veilleur,Je n'ai plus que ton cœur � �couter, un bruit.

Elle aussi faisait partie des meilleurs, ceux et celles que Dieuappelle en premier. Et d'elle aussi je veux garder ce qui demeure,ce qui jamais ne meurt, l'amour.

** *

S�verin et �lisabeth reposent dans la m�me tombe, seuls,dans le vieux cimeti�re de Clamart.

Ils reposent l�, pour une vie �ternelle, et pour que nous, surcette terre, nous vivions... d'amour.

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TableAvertissement...........................................................................9En guise de pr�face :...............................................................11D'abord, tout est carcasse.......................................................15Tout va bien............................................................................19Vive les mari�s !.....................................................................21Esp�rer pour entreprendre ?....................................................25Qui a mal ?.............................................................................27Tout pour �tre heureux...........................................................31Plong�e en apn�e....................................................................37Une deux, une deux................................................................41Au travail !.............................................................................45Toc-Toques, nouvelle chance ?...............................................51Et puis tocs.............................................................................55Laisser du temps au temps......................................................59Entendre un ami appeler au secours.......................................65M�mophone ou PRV ?............................................................69D�sespoir, espoir, d�sespoir…................................................81Coupable ?.............................................................................89Retour aux sources.................................................................91Une saison en or !...................................................................95Patience, patience !...............................................................101Trop, c'est trop !...................................................................105Tout baigne !........................................................................107Un peu d'air !........................................................................111Tout accepter !......................................................................117Encore un tour !....................................................................121On refait surface ?................................................................125Vendanges............................................................................131Ushua�a en v�lo....................................................................137Onismendy, Jean-Phi et moi.................................................143Dieu, que de saints !.............................................................147… et des botanistes...............................................................151Occitans ? Cathares…?.........................................................161Des dates qu'on n'oublie pas….............................................165

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Papa, quand tu avais une id�e…...........................................169Pour une barrique de vin.......................................................177�colo....................................................................................183D�s que le vent soufflera......................................................185Je roule pour toi, �OLE........................................................191Pas si tendre, la nature !........................................................195Saute, ma puce !...................................................................201Instable, la physique ?..........................................................205Vous avez dit cr�ativit� ?......................................................211"Innovation", une institution ?..............................................215Pr�parer le permis de conduire…...............................................

en voil� une id�e qu'elle est bonne !.......................219Scout toujours ?....................................................................229Aumont-Aubrac....................................................................233Des cartes !...........................................................................237Et pourquoi pas la rue d'Ulm ?..............................................241Ah non, pas comme Papa !...................................................245Je sais ? Ah non, je ne sais pas..............................................247La mer aussi, �a s'apprend....................................................251� quoi sert d'apprendre ?......................................................253Un parfum d'anarchie...........................................................257Cher Camarade.....................................................................265Halte l�, halte l�, les montagnards…....................................267Formation sur le tas..............................................................271Ce n'est qu'un d�but, continuons le... combat !......................279Des �lites ? Quelles �lites ?..................................................283Enseignant ? Quand m�me un peu !......................................287Interruption..........................................................................295Midship, permissionnaire….................................................299Des poissons par milliers… et un poisson............................313Le Grand Nord.....................................................................317Zigzag..................................................................................325X, Normale, et les autres ?....................................................335La Terre est chaude...............................................................339C'est l'Am�rique !.................................................................343Le dernier train pour Puyoo..................................................347

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Enfant ch�tif.........................................................................353�a n'est plus l'Am�rique !.....................................................357Okinawa mon amour !..........................................................361Saifu Maru...........................................................................363Touriste, mais pas "touriste".................................................367Conrad..................................................................................373Pacifique..............................................................................377Un volontaire de la d�carcasse, SVP !..................................381Les meilleurs d'abord !.........................................................385Amarijo, sur l'eau.................................................................395Le coin des bridgeurs...........................................................399Attention, PME !..................................................................403R�gions sans fronti�res.........................................................409Cr�ez et innovez !.................................................................413Le Capitole ou l'avion ? Les deux.........................................421Quand les hu�tres ne verdissent plus.....................................429Clubs....................................................................................433Culture technique.................................................................435Merde, pardon !....................................................................437�coute du silence..................................................................445Ruches antillaises.................................................................449En grande pompe..................................................................453�veil de la curiosit�, nouveaux horizons...............................457Prime de charbon, prime de sourire…..................................461For Your Information............................................................467Tu sais qu'on est bien ici, Charles Martel !............................473Le chien aboie......................................................................475tÄlÄtam, les t�l�coms libert�..................................................481Une chance !.........................................................................493Annexe 1 : Ushua�a en v�lo..................................................501Annexe 2 : Le dernier train pour Puyoo...............................525Annexe 3 : Le Roum�ga�re...................................................537Post-scriptum.......................................................................541Addendum : �preuves..........................................................543

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ContrepÄteriesLes contrep�teries not�es (jm) sont extraites de 'La bible du

contrepet' de Jo�l Martin (�ditions Robert Laffont), les autressont banales ou originales (ou suppos�es l'�tre).

p 265 : – Le blaire du sale con, � toi de commencer. p 266 : – L'art de d�caler les sons. (jm)

– La vie des mots. (jm)– L'Album de la Comtesse.– Je t'enduirais les serpettes de rouge. (jm) – Taisez-vous ! Laissez vos b�tes se reposer !– Taisez-vous tous en bas !– Quelle lutte, peste ! (jm)

p 370 : – J'appr�cie les chaises de bois.p 383 : – Sark aussi s'use. (jm)

– …mais c'est pour nous taper, l'habile. (jm)p 423 : – Ah, les curieuses fouilles du cur� de Chich� !

Ächanges(Poaimes)

Pp 24 ; 98 ; 106 ; 116 ; 124 ; 136 ; 149 ; 176 ; 194 ; 199 ; 204 ;240 ; 380 ; 398 ; 444 ;

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ISBN 978-2-917899-25-0

Achev� d'imprimer en d�cembre 2009par Copy Media

33693 – M�rignac CedexImprim� en France

D�p�t l�gal : janvier 2010

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