Carlos Castaneda 1974 Histoires de Pouvoir

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    Rendez-vous-avec laconnaissance

    Je navais pas vu don Juan depuis plusieurs mois.

    C'tait lautomne 1971. Javais la certitude de letrouver chez don Genaro, dans le Mexique central, et

    je fis les prparatifs ncessaires pour un voyage desix sept jours de route, afin de lui rendre visite.Cependant, cdant une impulsion, je marrtai aubout de la deuxime journe Sonora, l, o habitaitdon Juan, au milieu de laprs-midi. Je garai lavoiture et je franchis pied le peu de distance qui mesparait de la maison. A ma grande surprise, il tait l.Don Juan ! Je ne mattendais pas vous trouver

    ici, dis-je.Il clata de rire ; il semblait ravi de ma surprise. Il

    tait assis sur une caisse de lait vide, ct de laportedentre. Il avait lair de mattendre. Le calme aveclequel-il me salua refltait un sentiment d'panouisse-ment. Il ta son chapeau et lagita avec de grandsgestes de faon comique. Puis il le remit et me fit unsalut militaire. Il tait adoss au mur, assis sur lacaisse comme sur une selle.Assieds-toi, assieds-toi, dit-il dun ton jovial. Je

    suis content de te revoir.Jallais faire toute la route jusquau Mexique

    central pour rien, dis-je. Et puis il maurait fallu

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    rentrer Los Angeles. De vous avoir trouv ici m'apargn des journes et des journes de route.

    De toute faon tu maurais retrouv, rpondit-ild'un ton mystrieux, mais disons que tu me dois cessix jours qu'il t'aurait fallu pour te rendre l-bas, des

    jours que tu devrais utiliser pour faire quelque chosede plus intressant que dappuyer sur l'acclrateurde ta voiture.

    Le sourire de don Juan avait quelque chose denga-geant. Sa cordialit tait contagieuse.O est ton attirail pour crire ? me demanda-t-il.Je lui racontai que je l'avais laiss dans la voiture ; il

    rpondit que je paraissais bizarre sans cela, et me fitaller chercher mes affaires et les rapporter.Jai fini dcrire un livre, dis-je.

    Il me jeta un regard si trange que je sentis unebrlure dans le creux de lestomac. Ctait comme silme transperait les entrailles avec un objet mou. Jecrus que j'allais me trouver mal, mais alors ildtourna la tte et je retrouvai mon premier senti-ment de bien-tre.

    Je voulais parler de mon livre, mais il fit un gestepour indiquer qu'il prfrait que je nen dise rien. Ilsourit. Il tait dhumeur drle et charmante et tout desuite il m'engagea dans une conversation banale surdes gens et des vnements courants. A la fin je medbrouillai pour orienter la conversation vers moncentre dintrt. Je commenai par mentionner que

    j'avais revu mes premires notes et que j'avaiscompris que, ds le dbut de notre association, ilmavait donn une description dtaille du monde dessorciers. A la lumire de ce quil mavait dit pendantcette priode, j'avais commenc hmettre en questionle rle des plantes hallucinognes.Pourquoi mavez-vous fait prendre ces plantes

    de pouvoir autant de fois ?

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    Il rit et marmonna trs doucement :

    Cest parce que tu es bouch.J'avais entendu du premier coup, mais je voulais entre sr et je fis semblant de ne pas avoir compris.

    Pardon ? demandai-je.Tu sais ce que jai dit, rpliqua-t-il, et il se leva.En passant ct de moi il me donna un petit coup

    sur la tte.Tu es plutt lent, dit-il, et il n'y avait pas dautre

    moyen de t'branler.Donc rien de tout cela ntait absolument nces-

    saire ? demandai-je.Ce l'tait, dans ton cas. Il y a toutefois dautres

    catgories de gens qui nen ont pas besoin.

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    Il tait debout ct de moi et scrutait du regard lesommet des buissons, sur le ct gauche de sa maison ;puis il se rassit et me parla dEligio, son autreapprenti. Il dit qu'Eligio n'avait pris de plantespsychotropiques quune seule fois depuis qu'il taitdevenu son apprenti, et que, pourtant, il tait peut-tre plus avanc que moi.

    La sensibilit est une condition naturelle decertaines personnes, dit-il. Tu n'en as pas, mais moinon plus. En dernire instance, la sensibilit importetrs peu.

    Qu'est-ce qui a donc de limportance ?demandai-je.

    Il semblait chercher la rponse approprie.Il importe qu'un guerrier soit impeccable, dit-il

    enfin, mais ce n'est quune manire de parler, detergiverser. Tu as dj accompli quelques tches desorcellerie et je crois quil est temps de mentionner lasource de tout ce qui est important. Je dirai donc quece qui importe pour un guerrier c'est de parvenir latotalit de soi-mme.

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    Qu'est-ce que c'est que la totalit de soi-mme,don Juan ?

    J'ai dit que je n'y ferai quune allusion. Il y a

    encore dans ta vie beaucoup de choses pendantes quetu dois rassembler avant que nous puissions parler detotalit de soi-mme.

    Ce disant, il mit fin notre conversation. D'un gestedes mains il mindiqua quil voulait que je m'arrte deparler. Apparemment il y avait quelqu'un ou quelquechose tout prs de l. Il pencha la tte vers la gauche,comme s'il coutait. Je pouvais voir le blanc de sesyeux braqus sur les buissons, au-del de la maison,sur sa gauche. Il couta avec attention pendant quel-

    ques instants, puis il se leva, vint vers moi et mesusurra loreille que nous devions quitter la maisonet faire une promenade.

    Quelque chose qui ne va pas ? demandai-je, enchuchotant galement.Non, il ne se passe rien, a va plutt bien, dit-il.Il me conduisit dans le chaparral 1 dsertique. Nousmarchmes pendant une demi-heure environ et nousarrivmes une surface circulaire, dgage de vgta-tion, un cercle denviron trente-cinq mtres de diam-tre, dont le sol en terre battue rougetre tait tass etparfaitement lisse. Cependant rien n'indiquait qu'unequelconque machine et nettoy et aplani la surface.Don Juan sassit au centre, face au sud-est. Il memontra du doigt un endroit situ un peu plus d'unmtre, o il me demanda de m'asseoir en face de lui.

    Quallons-nous faire ici ? demandai-je.Nous avons ici un rendez-vous cette nuit,rpondit-il.Il promena un regard rapide autour de lui, en se

    1. Terme -utilis en Amrique centrale pour dsigner une zone darbustes bas et touffus. (N.d.T.)

    Rendez-vous avec la connaissance 17

    retournant sur place, jusqu ce quil ft nouveauface au sud-est.

    Ses mouvements m'avaient inquit. Je lui deman-

    dai avec qui nous avions ce rendez-vous,Avec la connaissance, dit-il. Disons que laconnaissance est en train de rder par ici.

    Il ne me laissa pas maccrocher cette rponsenigmatique. Rapidement il changea de sujet et surun ton jovial il me recommanda d'tre naturel, cest--dire de prendre des notes et de bavarder comme nousl'aurions fait chez lui.

    Ce qui simposait mon esprit avec le plus dinsis-tance ce moment, ctait la sensation vive que javaisressentie six mois auparavant, lorsque javais parl un coyote. Cet vnement avait signifipour moi que pour la premire fois javais t capable

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    de visualiser ou d'apprhender avec mes sens et entoute lucidit la description du monde faite par lesorcier, description o la communication avec lesanimaux au moyen de la parole allait de soi.

    Nous nallons pas nous attarder sur des exp-riences de cette nature, dit don Juan en entendant maquestion. Il n'est pas souhaitable pour toi de tecomplaire dans des vnements passs. Il est permisde les aborder, mais seulement en guise de rfrence.

    Et pourquoi donc, don Juan ?Tu nas pas encore assez de pouvoir personnel

    pour chercher l'explication des sorciers.Alors il y a une explication des sorciers !Sans aucun doute. Les sorciers sont des hommes.

    Nous sommes des cratures de pense. Nous cher-chons des claircissements.

    J'avais l'impression que mon grand dfaut taitde chercher des explications.

    Non. Ton dfaut est de chercher des explicationscommodes, des explications qui s'adaptent toi et

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    ton monde. Ce que je te reproche c'est ta raison. Unsorcier explique aussi des choses de son monde, maisil nest pas aussi rigide que toi. Comment puis-je arriver lexplication des sor-

    ciers ?En accumulant du pouvoir personnel. Le pou-voir personnel te fera glisser trs facilement dansl'explication des sorciers. Celle-ci nest pourtant pasce que tu entends par explication ; nanmoins cestgrce elle que le monde et ses mystres deviennent,sinon clairs, du moins moins terrifiants. Cela devraittre l'essence dune explication, mais ce nest pas ceque tu cherches. Tu cherches le reflet de tes ides.

    Je laissai passer le moment de poser des questions,mais son sourire mencouragea continuer parler.Un autre lment extrmement important pour moitait son ami don Genaro, ainsi que l'effet extraordi-

    naire que ses actions avaient eu sur moi. A chaque foisque javais t en contact avec lui, javais prouv lesdistorsions sensorielles les plus tranges...

    Don Juan rit lorsque je formulai ma question haute voix.Genaro est fantastique, dit-il, mais pour linstant

    a n'a pas de sens de parler de lui ou de l'effet quil te fait. Encore une fois, tu nas pas assez de pouvoirpersonnel pour dmler ces problmes. Attends delavoir, puis nous en reparlerons.Et si je ne l'acquiers jamais ?Si tu ne l'as jamais, nous n'en reparlerons

    jamais.A ce rythme-l, croyez-vous que j'en aurai

    jamais suffisamment ? demandai-je.Cela dpend de toi, rpliqua-t-il. Je tai donn

    toute linformation ncessaire. Maintenant c'est toiquincombe la responsabilit de gagner assez de pou-voir personnel pour faire pencher la balance.

    Rendez-vous avec la connaissance

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    Vous vous exprimez par mtaphores, dis-je.Parlez-moi clairement. Dites-moi exactement ce que

    je devrais faire. Si vous m'en avez dj parl, disonsque jai tout oubli.

    Don Juan mit un rire touff et se coucha par terre,en mettant son bras derrire sa tte.Tu sais exactement ce qu'il te faut.Je lui dis que parfois je pensais savoir, mais que la

    plupart du temps je navais pas confiance en moi.Je crains que tu ne confondes les questions, dit-

    il. La confiance en soi dun guerrier nest pas celle de lhomme moyen. L'homme moyen cherche la certi-tude dans les yeux dun spectateur et nomme celaconfiance en soi. Le guerrier cherche tre impecca-ble ses propres yeux et appelle cela humilit.

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    L'homme moyen est suspendu son semblable, tandisque le guerrier n'est suspendu qu' lui-mme. Peut-tre poursuis-tu des chimres. Tu cherches laconfiance en soi de lhomme moyen, alors que tudevrais rechercher celle du guerrier. La diffrenceentre les deux est remarquable. La confiance en soifait quon est sr des choses ; lhumilit fait qu'on nepeut se tromper dans ses propres actions et senti-ments.J'ai essay de vivre en accord avec vos sugges-

    tions, dis-je. Je peux ne pas tre le meilleur, mais jesuis le meilleur de moi-mme. Cest a l'impeccabi-lit ?Non. Tu dois faire encore mieux. Tu dois te

    pousser constamment au-del de tes limites.Mais ce serait de la folie, don Juan. Personne ne

    peut faire a.Combien de choses fais-tu maintenant, qui t'au-

    raient sembl de la folie il y a dix ans ? Ce ne sont pasles choses elles-mmes qui ont chang, mais tespropres ides sur toi ; ce qui tait jadis impossible est

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    prsent parfaitement possible et il se peut que lesuccs total dans le changement de toi-mme ne soitplus quune question de temps. Dans cette affaire, laseule voie possible pour un guerrier est de se conduire de faon consquente et sans arrire-penses. Tu enconnais assez sur le comportement du guerrier pouragir en consquence, mais tes vieilles habitudes et tesoutines te font obstacle.Je comprenais ce qu'il voulait dire.Croyez-vous qu'crire soit une de mes vieilles

    habitudes, quil me faudrait changer ? demandai-je.Devrais-je dtruire mon nouveau manuscrit ?

    Il ne rpondit pas. Il se leva et se retourna pouregarder le bord du chaparral. Je lui dis que j'avaiseu des lettres de diverses personnes me disant queavais tort dcrire sur mon initiation. Ces personnes

    avaient cit comme exemple le cas des grands matresdes doctrines sotriques orientales, qui exigeaient lesecret absolu au sujet du savoir quils transmettaient.

    Il est probable que ces grands matres secomplaisent tout simplement dans leur condition, dit-

    sans me regarder. Je ne suis pas un grand matre, jene suis qu'un guerrier. Donc je ne sais pas vraiment cequun grand matre ressent.

    Mais si je rvlais des choses qu'il ne fallait pas,don Juan ?

    Qu'importe ce qu'on rvle ou ce quon gardepour soi ! dit-il. Tout ce que nous faisons, tout ce quenous sommes, repose sur notre pouvoir personnel. Sinous en avons suffisamment, il suffira peut-tre d'unsimple mot pour que le cours de notre vie change.Mais si nous n'avons pas assez de pouvoir personnel, on aura beau nous rvler la sagesse la plus magnifi-que, cette rvlation ne fera pas une sacre diffrence.

    Puis il baissa la voix comme sil allait aborder un sujet confidentiel.

    Je vais noncer le trait de connaissance peut-trele plus grand quun tre humain puisse exprimer, dit-il. Montre-moi ce que tu peux en faire.

    Sais-tu qu' cet instant prcis tu es entourd'ternit ? Et sais-tu que tu peux te servir de cetteternit si tu le dsires ?

    Aprs une longue pause, pendant laquelle il men-courageait, dun mouvement subtil des yeux, faireune dclaration, je dis que je ne comprenais pas de quoi il parlait.L-bas, voil l'ternit ! dit-il en signalant l'hori-

    zon.Puis il montra le znith :Ou bien l-bas, oupeut-tre encore que nous pouvons dire que lternitest comme a.

    Il allongea les deux bras pour signaler lest et

    louest.Nous nous regardmes. Son regard tait interroga-

    teur.Quest-ce que tu en dis ? demanda-t-il, en me

    poussant mditer sur ses mots.Je ne savais que dire.

    Sais-tu que tu peux te prolonger pour toujoursdans une de ces directions que je tai indiques ?

    continua-t-il. Sais-tu qu'un seul instant peut treternit ? Il ne sagit pas dune devinette mais dunfait, condition que tu saisisses cet instant et que tut'en serves pour matriser dfinitivement la totalit detoi-mme, dans nimporte quelle direction.

    Ses yeux taient fixs sur moi.Tu n'avais pas cette connaissance auparavant,

    dit-il en souriant. Maintenant tu l'as. Je te l'ai rvle,mais cela ne fait rien parce que tu nas pas assez depouvoir personnel pour utiliser ma rvlation. Pour-tant, si ton pouvoir personnel tait suffisant, messeules paroles te serviraient rassembler la totalit detoi-mme et parvenir la partie dcisive de celle-ci,

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    en dehors des limites dans lesquelles cette totalit estcontenue.

    Il vint auprs de moi et me tapota la poitrine avecses doigts. Ctait un coup trs lger.

    Voil les limites dont je te parle, dit-il. Nous

    pouvons en sortir. Nous sommes un sentiment, uneconscience, enferms l-dedans.De ses deux mains, il me donna une tape sur les

    paules. Mon bloc et mon crayon tombrent par terre.Don Juan mit le pied sur le cahier, me fixa des yeux etclata ensuite dun rire bruyant.

    Je lui demandai s'il voyait une objection ce que je prenne des notes. Il dit que non d'un ton rassurant, etdplaa son pied.

    Nous sommes des tres lumineux, dit-il, ensecouant la tte rythmiquement, et pour un treumineux, la seule chose qui compte cest le pouvoirpersonnel. Mais si tu me demandes ce que cest que lepouvoir personnel, je dois te dire que mon explication

    ne ten fournira aucune.Don Juan regarda vers loccident et dit quil restait

    encore quelques heures de jour.Il nous faudra demeurer l longtemps, expliqua-

    -il. Restons donc assis en silence ou en bavardant.Comme pour toi il n'est pas naturel de te taire, il vautmieux continuer notre conversation. Ce cercle dgagest un lieu de pouvoir, auquel nous devons noushabituer avant la tombe de la nuit. Il faut que tuestes assis l, le plus naturellement possible, sans

    peur ni impatience. Il semble que pour toi la manirea plus facile de te dcontracter soit de prendre desnotes : cris donc souhait.

    Et maintenant, si tu me parlais de rver ? Ce virage soudain me prit au dpourvu. Il rpta sa

    demande. On pouvait dire beaucoup de choses l-dessus. Le fait de rvertait une des units pragmati-

    ques de son systme; il impliquait l'exercice d'uncontrle particulier sur ses propres rves telpoint que les expriences vcues aussi bien dansceux-ci que dans l'tat de veille acquerraient lamme valeur pragmatique. Les sorciers

    prtendaient que sous l'impact du rve, lescritres ordinaires pour diffrencier le rve de laralit devenaient inoprants.

    La praxis du rvede don Juan tait un exercicequi consistait trouver ses propres mains enrvant. Autrement dit, on pouvait dlibrmentrver quon cherchait ses mains et les retrouveren rvant simplement qu'on levait les mains lahauteur des yeux.

    Aprs des annes de tentatives infructueuses, javais finalement accompli la tche. Enconsidrant rtrospectivement les vnements, ilm'avait sembl vident que j'avais remport cesuccs lorsque j'tais parvenu possder un

    contrle raisonnable de ma vie quotidienne.Don Juan voulait connatre les points saillants

    de mon exprience. Je commenai lui raconterque pour moi la difficult de formuler lordre deregarder mes mains mavait paru, bien souvent,insurmontable. Il m'avait prvenu que le premierstade de cette phase prparatoire qu'il appelait laborer le rve consistait en un jeu meurtrier delesprit avec lui-mme et quune partie de monmoi allait faire son possible pour mempcherdaccomplir cette tche. Cela pouvait impliquer,d'aprs don Juan, la perte de la raison, lamlancolie ou mme la dpression suicidaire.

    Cependant je nallai pas si loin. Mon exprienceeut plutt un ct comique ; nanmoins le rsultatfut galement frustrant. A chaque fois que je medisposais regarder mes mains dans un rve,quelque chose dextraordinaire se passait ; oubien je commenais voler, ou bien mon rve setransformait en cauchemar, ou en une sensationtrs agrable d'excitation corpo-

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    elie ; tout ce qui se passait dans le rve avait une

    acuit telle, au-del de la normale, que c'tait terrible-ment absorbant. Mon intention originelle dobservermes mains tait toujours oublie au profit d'unesituation nouvelle.

    Une nuit, de faon tout fait inattendue, je trouvaimes mains dans mes rves. Je rvais que je mepromenais dans une rue inconnue d'une ville tran-gre et soudain je levai mes mains et les posai devantmon visage. C'tait comme si quelque chose en moiavait flchi et mavait permis dobserver le dessus demes mains.

    Selon les instructions de don Juan, aussitt queimage de mes mains commencerait se dissiper ou

    devais pas dranger le lieu de pouvoir avec des

    sentiments superflus de crainte ou dhsitation.Pourquoi suis-je si nerv ? lui demandai-je. Cest normal, rpondit-il. Quelque chose en toi

    est menac par le fait de rver. Tant que tu n'as paspens ces activits, tu tes trs bien port. Mainte-nant que tu as dcouvert ce que tu faisais, tu es sur le podfaillir.

    Chaque guerrier possde sa propre manire derver, et chaque manire est diffrente. La seule choseque nous avons tous en commun c'est que nous rusonspour nous forcer abandonner la qute. Pour contre-carrer cette tendance il faut persvrer en dpit detoutes barrires et dceptions.

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    se transformer en quelque chose dautre, je devaisdtourner mon regard de mes mains et le dirigerailleurs vers nimporte quel lment dans la sphre duve. Dans ce rve particulier je dirigeai mon regard

    vers un immeuble situ au bout de la rue. Lorsque lavue de limmeuble commena s'vanouir, j'essayaide me concentrer sur les autres lments oniriques. Lesultat final fut une image composite, dune nettetncroyable, dune rue dserte dans une ville trangrenconnue.Don Juan me fit poursuivre le rcit dautres exp-iences dans le rve. Nous causmes pendant long-emps.

    A la fin de mon rcit, don Juan se leva et alla vers lesbuissons. Je me levai aussi. Je me sentais nerveux.Ctait une sensation injustifie, car il ny avait riend'effrayant ni d'inquitant. Don Juan revint peuaprs. Il remarqua mon agitation.

    Calme-toi, me dit-il, en me prenant doucementpar le bras.

    Il me fit asseoir et me mit le carnet sur les genoux. Ilmexhorta crire. Son argument tait que je ne

    Puis il me demanda si j'tais capable de choisir un thme de rve. Je rpondis que je n'avais pas lamoindre ide de la faon de procder.Lexplication que donnent les sorciers sur la

    faon dont il faut choisir les thmes de rveest lasuivante : un guerrier choisit le thme en retenantdlibrment une image dans sa tte et en fermant sondialogue intrieur. En dautres termes, sil est capablede ne pas se parler pendant un moment et s'il tient, neft-ce quun instant, limage ou la pense qu'il veut aucours de son rve, alors le thme dsir viendra lui.Je suis sr que c'est ce que tu as fait, bien que tu nenaies pas t conscient.

    Il y eut une longue pause et puis don Juancommena renifler l'air. Ctait comme sil se net-toyait le nez ; il exhala l'air trois ou quatre fois par lesnarines avec beaucoup de force. Les muscles de sonabdomen se contractrent dans des spasmes, qu'ilcontrlait en prenant des bouffes d'air.Nous ne reparlerons plus jamais de rver, dit-il.Tu pourrais devenir obsd. Si lon doit russir quel-

    que chose, il faut que le succs arrive doucement, la

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    suite de beaucoup defforts, mais sans angoisse ni obsessions.

    Il se leva et marcha jusqu'au bord des buissons. Il se penchaen avant et observa le feuillage. Il paraissait examiner lesfeuilles, mais sans sen approcher de trop prs.

    Que faites-vous ? lui demandai-je, incapable deretenir ma curiosit.

    Il se tourna vers moi, sourit et leva les sourcils.Les buissons sont peupls de choses tranges,

    dit-il, en se rasseyant.Le ton qu'il avait employ tait si banal quil

    meffraya bien davantage que sil avait pouss unhurlement soudain. Mon carnet et mon crayon metombrent des mains. Il rit et mimita en disant quemes ractions exagres taient un des aspects nonencore rsolus de ma vie.

    Je voulus poser une question, mais il ne me laissapas parler.

    Il ne nous reste plus quun peu de jour, dit-il. Ilnous faudrait aborder encore dautres choses avant lafin du jour.

    Puis il ajouta que vu mes progrs dans le domaine des rves,je devais avoir appris interrompre mon dialogue intrieur maguise. Je lui rpondis par l'affirmative.

    Au dbut de notre association don Juan avait dcrit un autreprocd qui consistait traverser pied de grandes tenduessans fixer le regard sur rien. Il mavait conseill de ne pasregarder directement les choses, mais de loucher lgrement,afin de saisir une vue priphrique de tout ce qui se prsentaitsous mes yeux. Bien qu l'poque je n'eusse pas compris, il avaitinsist sur le fait que, si l'on maintenait un regard flou juste au-dessus de lhorizon, il tait possible de remarquer immdiatementtout ce qui se

    trouvait l'intrieur dun champ visuel de 180environ. Il m'avait assur que cet exercice tait laseule faon d'interrompre le dialogue intrieur. Ilavait lhabitude de m'interroger sur mes progrs dansce domaine ainsi que sur mes rves ;puis il cessa de mposer des questions sur ce sujet.

    Je racontai don Juan que javais pratiqu latechnique pendant des annes sans remarquer dechangement, auquel je ne mtais pas attendu, dureste. Et puis un jour je ralisai pourtant avec stupeur

    que je m'tais promen pendant une dizaine deminutes sans me dire un seul mot.

    Je commentai don Juan qu' cette occasion jemtais aussi rendu compte que l'interruption dudialogue intrieur impliquait bien plus qu'une simplesuppression des paroles queje me disais moi-mmeToutes les oprations de ma pense s'taient arrteset je mtais trouv pratiquement suspendu, flottant.Une sensation de panique avait suivi cette prise deconscience et j'avais d reprendre mon dialogueintrieur en guise d'antidote.Je t'avais dit que le dialogue intrieur est ce qui

    te donne une base, dit don Juan. Le monde est comme

    ceci ou comme cela parce que nous nous disons nous-mmes qu'il est comme ceci ou comme cela.

    Don Juan expliqua que l'accs au monde des sor-ciers souvrait lorsque le guerrier avait appris arrter son dialogue intrieur.Changer notre reprsentation du monde, voil le

    point crucial de la sorcellerie, dit-il. Et la seule faondy parvenir cest d'interrompre le dialogue intrieur.Le reste nest que du remplissage. Maintenant tu tetrouves en mesure de savoir que rien de ce que tu as vou de ce que tu as fait, lexception de linterruptionde ton dialogue intrieur, n'a pu en soi avoir changquelque chose en toi ou ta reprsentation du monde.

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    crait sur son visage des ombres tranges. Je dtour-nai mon regard.

    Peut-tre auras-tu assez de pouvoir personnelpour dbrouiller ce mystre cette nuit, dit-il. Et si cenest pas cette nuit, ce sera peut-tre demain; rap-pelle-toi, tu me dois encore six jours.

    Don Juan se leva et alla jusqu' la cuisine derrire la maison. Il apporta la lampe et la posa contre le mur,sur la souche ronde et basse qui lui servait de banc. Nous nous assmes par terre, lun en face de l'autre, etnous prmes quelques haricots et de la viande dunecasserole quil avait mise devant nous, Nous man-gemes en silence.

    Il me jetait de temps en temps des regards furtifs etparaissait au bord du rire. Ses yeux taient commedeux fentes. Lorsquil me regardait, il les ouvrait unpeu et lhumidit des cornes refltait la lumire de laampe. C'tait comme s'il se servait de la lumire pourcrer un reflet de miroir. Il jouait avec elle, en

    cornes refltaient en effet la lumire de la lampe krosne.Essaie de le faire toi-mme, dit-il ngligemment,

    en se resservant manger. Tu peux tapaiser toi-mme.

    J'essayais de remuer la tte ; mes mouvementstaient maladroits.Tu ne t'apaiseras pas en dodelinant la tte

    comme a, sexclama-t-il en riant. Tu attraperasplutt une migraine. Le secret ne rside pas dans lemouvement de la tte, mais dans la sensation quimonte de cette partie en dessous de l'estomac jus-quaux yeux. Cest a qui fait remuer la tte.

    Il se frotta la rgion du nombril.Aprs avoir fini de manger, je m'affalai contre un

    tas de bois et quelques sacs de toile. J'essayai d'imiterle mouvement de la tte. Don Juan avait lair desamuser beaucoup. Il gloussa et se tapa sur lescuisses.

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    Alors un bruit soudain interrompit son rire. Jenten-dis un son profond et trange, comme si lon tapait surdu bois, qui provenait du chaparral. Don Juan hocha lementon pour mindiquer de rester alerte.

    Cest un petit papillon qui tappelle, dit-il,mpassible.Je me redressai dun bond. Le son cessa instantan-

    ment. Je me tournai vers don Juan la recherched'une explication.

    Il me fit un geste comique dimpuissance,.en haus-sant les paules.

    Tu nas pas encore rpondu ton rendez-vous,ajouta-t-il.

    Je lui dis que je me sentais indigne et qu'il valait peut-tre mieux que je retourne chez moi et que jeevienne quand je me sentirais plus fort.Tu dis des btises, rpondit-il dun ton cassant.

    Un guerrier accepte son sort, quel quil soit, et le faitavec une humilit profonde. Il accepte humblement cequil est, non pas avec rsignation mais comme un dfivivant.

    Il faut chacun de nous du temps pour compren-dre cela et le vivre pleinement. Moi, par exemple, jedtestais la simple mention du mot "humilit ". Jesuis un Indien, et nous les Indiens avons toujours thumbles et nous n'avons rien fait dautre que de

    baisser la tte. Je croyais que l'humilit ntait pasdans le comportement du guerrier. J'avais tort ! Jesais maintenant que lhumilit du guerrier nest pashumilit du mendiant. Le guerrier ne baisse la tte

    devant personne, mais en mme temps il ne permetpas que les autres baissent la tte devant lui. Lemendiant, en revanche, tombe genoux au moindregeste et lche le sol pour celui quil estime suprieur ui mais en mme temps il exige de celui qui est plusbas que lui quil lui lche le sol.

    C'est pourquoi je tai dit ce matin que je necomprenais pas ce que ressentaient les grands ma-tres. Je ne connais que lhumilit du guerrier, et cettehumilit mempchera toujours de dominer qui que cesoit par mon savoir.

    Nous restmes en silence pendant un moment. Sesparoles m'avaient plong dans une agitation pro-fonde. Jen tais mu et en mme temps je me sentaisproccup par ce que j'avais vu dans le chaparral. Mon

    jugement conscient tait que don Juan me cachaitquelque chose et qu'il devait savoir ce qui staitvraiment pass.

    Jtais occup ces lucubrations lorsque le mme

    bruit trange de petits coups me tira brusquement demes penses. Don Juan sourit et puis se mit rire toutbas.

    Tu aimes l'humilit du mendiant, dit-il douce-ment. Tu tinclines devant la raison.Je crois toujours que je me suis fait avoir, dis-je.

    Voil la cl de mon problme.Tu as raison. Tu t'es fait avoir, affirma-t-il avec

    un sourire dsarmant. Mais ce nest pas a tonproblme. Le point vraiment capital est que tu croisque c'est moi qui tai eu, nest-ce pas ?

    Oui. Quelque chose en moi se refuse croire quece qui a eu lieu tait rel.

    Tu as encore raison. Rien de ce qui se passe n'est rel.Que voulez-vous dire par l, don Juan ?Les choses ne sont relles que lorsqu'on apprend

    accepter leur ralit. Ce qui s'est pass ce soir, parexemple, ne peut probablement pas tre rel pour toi,parce que personne ne peut tre daccord avec toi l-dessus.Est-ce que vous voulez dire que vous n'avez pas

    vu ce qui sest pass ?

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    Bien sr que je lai vu. Mais moi je ne comptepas. Je suis celui qui ta eu, nest-ce pas ?

    Don Juan s'esclaffa jusqu' la quinte de toux etaillit strangler de rire. Mme sil se moquait de moi,

    son rire tait amical.Naccorde pas trop dattention mon charabia,

    dit-il d'un ton rassurant. Jessaie seulement de tedtendre et je sais que tu ne te sens ton aise queorsque ton esprit est brouill.Son expression tait volontairement drle et tous

    es deux nous nous mmes rire. Je lui dis que ce quilm'avait racont avait encore accru ma frayeur.

    Je te fais peur ? demanda-t-il.Non, pas vous, mais ce que vous reprsentez.Je reprsente la libert du guerrier. Cest de cela

    que tu as peur ?Non, mais j'ai peur du ct terrifiant de votre

    savoir. Il n'y a pas de consolation pour moi, ni deefuge o aller.Tu confonds encore une fois les problmes.

    Consolation, refuge, peur, ce sont des tats d'espritque tu as appris, sans jamais mettre en doute leur

    valeur. Il est manifeste que les sorciers noirs ont djacquis ta sympathie.

    Qui sont ces sorciers noirs, don Juan ?Les sorciers noirs sont nos semblables. Et puis-

    que tu es de leur cot, toi aussi tu es un sorcier noir.Rflchis un instant. Peux-tu tcarter du cheminquils ont trac pour toi ? Non. Tes penses et tesactions sont fixes jamais selon leurs propres cri-res. C'est a lesclavage. Moi en revanche, je t'ap-

    porte la libert. La libert est chre, mais le prix nestpas impossible. Crains donc ceux qui tont fait prison-nier, tes matres. Ne perds ni ton temps ni ton pouvoir avoir peur de moi.

    Je savais qu'il avait raison et pourtant, malgr mon

    accord sincre avec lui, je savais aussi que les habi -tudes de toute ma vie me forceraient invitablement me maintenir fidle la route que je m'tais trace. Jeme sentais vraiment esclave.

    Aprs un long silence, don Juan me demanda si jeme sentais suffisamment fort pour affronter nou-veau la connaissance.Vous voulez dire le papillon ? demandai-je pres-

    que en plaisantant.Son corps se tordit de rire. Ctait comme si je lui

    avais racont la plaisanterie la plus drle du monde.Que voulez-vous dire vraiment lorsque vous

    affirmez que la connaissance est un papillon ?demandai-je. Je ne veux pas dire autre chose. Un papillon est

    un papillon. Je pensais qu prsent, aprs tous tesexploits, tu aurais assez de pouvoir pour voir. Mais tunas vuqu'un homme, ce qui ntait pas vraiment unacte de voir.

    Ds le dbut de mon apprentissage, don Juan avaitdcrit le concept de voircomme un don spcial quelon pouvait dvelopper et qui permettait d'apprhen-

    der la nature finale des choses.Au cours de notre association, j'avais interprt sa

    notion de voircomme tant une comprhension intui-tive des choses, ou la capacit de comprendre imm-diatement, ou peut-tre le don de voir travers lesinteractions humaines et de dcouvrir des significa-tions et des motivations caches.Je dirais' que cette nuit lorsque tu t'es trouv

    devant le papillon, tu tais partag entre regarder etvoir, poursuivit don Juan. Mme si dans cet tat tun'tais pas tout fait toi-mme, tu tais encorecapable de rester pleinement conscient, afin de fairefonctionner ta connaissance du monde.

    38 Histoires de pouvoirRendez-vous avec la connaissance 39

    Don Juan fit une pause et me regarda. Au dbut jene savais que dire.

    Comment est-ce que je faisais fonctionner maconnaissance du monde ? demandai-je.

    Ta connaissance du monde te disait que dans lesbuissons on ne peut trouver que des animaux quident ou des hommes cachs derrire le feuillage. Tues accroch cette pense et tout naturellement le

    monde s'est conform elle.Mais, don Juan, je ne pensais rien du tout !Ne lappelons pas pense, alors. Disons que c'est

    plutt lhabitude de plier toujours le monde A nospenses. Lorsquil ne sadapte pas, nous l'adaptonsquand mme. On ne peut pas concevoir des papillonsaussi grands, par consquent, pour toi, ce qui taitdans les buissons ne pouvait tre qu'un homme.

    La mme chose est arrive avec le coyote. L aussies vieilles habitudes avaient dtermin la nature dea rencontre. Quelque chose s'tait produit entre toi ete coyote, mais ce n'tait pas de lordre de la parole.Moi aussi je me suis trouv devant la mme difficult.

    eu lieu, j'avais besoin de soumettre le monde mesides, comme tu le fais maintenant. Comme toi,

    j'avais parl toute ma vie, et il est normal que meshabitudes aient pris le dessus et se soient tendues aucerf. Quand le cerf est venu vers moi et a fait ce quil afait, je n'ai pu comprendre ce geste que comme unesorte de langage.C'est a l'explication des sorciers ?

    Non. C'est mon explication pour toi. Mais ellen'est pas oppose l'explication des sorciers.

    Son commentaire me plongea dans un tat degrande excitation intellectuelle. Pendant un moment

    joubliai le papillon rdeur et mme de prendre des notes. J'essayais de reformuler ses propos et nous nousengagemes dans une discussion sur la nature rfl-chie de notre monde. Selon don Juan, le monde devaittre conforme sa description, c'est--dire que ladescription se rflchissait elle-mme.

    Un autre point de son raisonnement tait que nousavions appris nous rfrer notre description dumonde en termes de ce quil appelait habitudes .

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    e t'ai dj racont que javais une fois parl avec uncerf ; puis cest toi qui as parl avec un coyote, mais nioi ni moi ne saurons jamais ce qui sest vraiment

    pass 1.Quest-ce que vous me racontez, don Juan ?Lorsque lexplication des sorciers devint claire

    pour moi, il tait dj trop tard pour savoir ce que lecerf m'avait fait. Je t'ai dit que nous avions parl,mais ce n'tait pas a. Dire que nous avons eu uneconversation n'est quune faon darranger ce faitpour pouvoir en parler. Le cerf et moi nous faisionsquelque chose, mais au moment o cet vnement a

    . Cette exprience a t raconte dans Le Voyage Ixtlan, p. 81.(N,d.T.)

    Jintroduisis ce que je considrais comme un conceptplus englobant, l'intentionnalit, cest--dire la pro-prit qua la conscience humaine de dsigner ou dedestiner un objet.

    Notre conversation donna naissance une spcula-tion trs intressante. A la lumire de l'explication dedon Juan, ma conversation avec le coyote acquitun caractre nouveau. A la vrit, javais imagin le dialogue, puisque je ne connaissais pas d'autremoyen de communication intentionnelle. Javais aussirussi faire entrer dans la description l'ide que lacommunication s'tablit au moyen du dialogue, etainsi ma description ntait que sa propre rflexion.

    J'eus un moment de grande exaltation. Don Juanclata de rire et dit que le fait d'tre mu ce point

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    par des mots tait un autre aspect de ma niaiserie. Ilt un geste comique, comme s'il parlait sans mettre

    de sons.

    Nous sommes tous victimes des mmes mystifi-cations, dit-il aprs une longue pause. La seule faonde les surmonter est de persvrer dans le comporte-ment du guerrier. Le reste vient tout seul.

    Quest-ce que le reste, don Juan ?La connaissance et le pouvoir. Les hommes de

    connaissance possdent les deux. Cependant aucundeux ne peut dire comment il les a acquis. La seulechose quils savent c'est qu'ils ont continu agir comme des guerriers et qu un moment donn tout achang.

    Il me regarda. Il paraissait indcis, puis il se leva etdit que je navais d'autre recours que de maintenir

    mon rendez-vous avec la connaissance.Je sentis un frisson ; mon cur commena battreapidement. Je me levai. Don Juan tournait autour de

    moi, comme s'il examinait mon corps sous tous lesangles possibles. Il me fit signe de me rasseoir et decontinuer crire.

    Si tu prends trop peur, tu ne seras pas capable deenir ton rendez-vous, dit-il. Un guerrier doit tre

    calme et matre de soi, et ne doit jamais lcher prise.Je suis vraiment effray, dis-je. Je ne sais pas si

    cest un papillon ou quelque chose dautre, mais il y a quelque chose qui rde l-bas dans les buissons.

    Bien sr quil y a quelque chose, sexclama-t-il.Mon objection est que tu persistes croire qu'il sagitd'un homme, de mme que tu persistes penser queu as parl avec un coyote.Une partie de moi comprenait parfaitement son

    point de vue ; il y avait pourtant un autre aspect demoi qui refusait d'y adhrer et qui se cramponnait la raison en dpit des vidences.

    Je dis don Juan que son explication ne satisfaisait pas mes sens, bien que je fusse en parfait accordintellectuel avec lui.

    Voil lennui avec les mots, dit-il dun tonrassurant. Ils nous contraignent nous sentir clairs,mais quand nous nous en cartons pour affronter lemonde, ils nous font toujours dfaut, et nous finissonspar nous retrouver en face du monde sans claircisse-ments, comme dhabitude. C'est pour cela quunsorcier cherche agir plutt qu parler et, dans cedessein, il se procure une nouvelle description dumonde, une nouvelle description o la parole nestplus aussi importante et o les actes nouveaux ont desreflets nouveaux.

    Il s'assit ct de moi et, en me regardant dans lesyeux, il me demanda de raconter ce que j'avais

    vraiment vudans le chaparral.Je me trouvai alors devant une contradiction absor-bante. Javais vu la forme sombre d'un homme, mais

    javais vu aussi que la forme se mtamorphosait enoiseau. Cependant j'avais t tmoin dune expriencequi dpassait les cadres de ma raison. Or, plutt quede renoncer la raison compltement, quelque choseen moi avait slectionn certains aspects de monexprience, savoir la taille et le contour gnral de laforme sombre, et les avait tenus pour des possibilitsrationnelles, tout en cartant d'autres aspects commecelui de la mtamorphose en oiseau de la formesombre. Cest ainsi que je mtais convaincu d'avoirvu un homme.

    Quand je lui fis part de ma confusion, don Juanhurla de rire. Il dit que tt ou tard lexplication dessorciers viendrait ma rescousse et que tout devien-drait alors parfaitement clair, sans devoir tre ration-nel ou irrationnel.

    42 Histoires de pouvoir Rendez-vous avec la connaissance 43

    En attendant, tout ce que je puis faire pour toicest de te garantir que ce ntait pas un homme, dit-il.

    Le regard fixe de don Juan devenait tout faiteffrayant. Mon corps se mit trembler indpendam-ment de ma volont. Il faisait que je me sentaisembarrass et nerveux.

    Je cherche des marques sur ton corps, mexpli-qua-t-il. Tu ne le sais peut-tre pas, mais ce soir tu assubi un vritable assaut l-bas.

    Quel genre de marques cherchez-vous sur moncorps ?

    Je ne cherche pas de vraies marques sur toncorps, mais des signes, des indices, dans tes fibresumineuses, rseaux de luminosit. Nous sommes destres lumineux et tout ce que nous sommes ou tout ce

    rendre notre prsence vidente. Nous contournmesla moiti de la maison par le ct gauche. La dmar-

    che de don Juan tait extrmement lente. Ses pastaient timides et hsitants. Son bras tremblait lors-qu'il prit la lampe.

    Je lui demandai sil lui arrivait quelque chose. Il mefit un clin d'il et murmura que le grand papillon quirdait autour avait un rendez-vous avec un jeunehomme, et que la dmarche lente dun vieillard faibletait une manire vidente de lui indiquer celui quitait dsign pour le rendez-vous.

    Lorsque nous arrivmes enfin devant la maison,don Juan suspendit la lampe une poutre et m'or-donna de masseoir le dos contre le mur. Il sassit madroite.

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    que nous ressentons se manifeste dans nos fibres. Lestres humains ont une luminosit qui leur est propre.Cest la seule faon de les distinguer des autres tresumineux vivants.

    Si tu avais vucette nuit, tu aurais remarqu que laorme dans les buissons n'tait pas un tre lumineux

    vivant. Je dsirais linterroger davantage, mais il posa sa

    main sur ma bouche et mimposa silence. Puis ilapprocha sa bouche de mon oreille et murmura que jedevais faire attention et essayer d'couter un bruisse-ment doux, le dplacement lger et touff dunpapillon, travers les feuilles sches et les branchesdu sol.

    Je ne pouvais rien entendre. Don Juan se relevabrusquement, saisit la lampe et dit que nous devionsaller nous asseoir sous la ramada, devant la maison. Ilm'y conduisit en traversant la partie arrire de lamaison et en la contournant le long du chaparral, aueu de passer par la chambre et de ressortir par la

    porte d'entre. Il expliqua que ctait essentiel pour

    Nous allons rester assis ici, dit-il, et tu vas crireet me parler de faon tout fait normale. Le papillonqui tout lheure avait fonc sur toi est l, dans lesbuissons. Dans peu de temps il se rapprochera de toipour te regarder. Cest pourquoi jai plac la lampesur une poutre, juste au-dessus de ta tte. La lumireguidera le papillon jusqu' toi. Lorsqu'il aura atteintle bord des buissons, il t'appellera. Cest un son trsspcial. Le son lui-mme peut t'aider.

    Quelle sorte de son, don Juan ?C'est une chanson. Un appel obsdant qui mane

    du papillon. Dordinaire on ne peut pas lentendre,mais le papillon qui est l-bas dans les buissons est unpapillon rare ; tu entendras son appel clairement et, situ es impeccable, il t'accompagnera toute ta vie.

    En quoi va-t-il m'aider ?Cette nuit tu essaieras d'achever ce que tu as

    entrepris. Voiret rvern'apparaissent que lorsque leguerrier est capable d'interrompre le dialogue int-rieur.

    Aujourd'hui tu as interrompu tes paroles ta

    44 Histoires de pouvoirRendez-vous avec la connaissance 45

    guise, l-bas dans les buissons. Et tu as vu. Ce que tuas vuntait pas clair. Tu as cru que ctait un homme.Moi je dis que c'tait un papillon. Aucun de nous nest dans le vrai, car nous nous exprimons ncessairementen parlant. Je continue avoir le dessus, parce que jevoismieux que toi et parce que l'explication dessorciers m'est familire ; donc je sais, bien que ce nesoit pas tout fait exact, que la forme que tu as vuecette nuit tait un papillon.

    Et maintenant tu vas rester en silence, sanspenser, pour que le petit papillon vienne nouveauvers toi.

    Je ne pouvais gure prendre de notes. Don Juanclata de rire et me pressa de continuer crirecomme si rien ne me troublait. Il me toucha le bras etdit que lcriture tait mon meilleur bouclier protec-eur.Nous n'avons jamais parl des papillons, pour-

    suivit-il. Le temps n'tait pas encore venu pour cela.Comme tu le sais dj, ton esprit manquait dquili-bre. Je tai appris vivre comme un guerrier, afin decontrebalancer cet tat. Un guerrier dbute en effetavec la certitude que son esprit n'est pas quilibr ;puis, force de vivre avec une matrise de soi et une

    ucidit totales, mais sans hte ni contrainte, il faitvraiment de son mieux pour acqurir cet quilibre.

    Dans ton cas, comme dans celui de tous leshommes, ton manque d'quilibre tait d la sommeotale de toutes tes actions. Maintenant pourtant ton

    esprit semble tre dans son vrai jour pour parler depapillons.

    Comment saviez-vous que le moment tait venupour parler de papillons ?

    Jai aperu le papillon, qui rdait par l quand u es arriv. C'tait la premire fois quil tait amical

    et ouvert. Je l'avais vuauparavant dans les montagnes

    autour de la maison de Genaro ; mais il ne s'taitmontr que comme une forme menaante, refltantton manque d'ordre.

    Cest ce moment-l que j'entendis un bruittrange, une sorte de craquement touff dunebranche se frottant contre une autre, ou comme lecrpitement dun petit moteur distance. Le sonchangeait de gammes, comme une tonalit musicale,crant un rythme surnaturel. Puis il s'arrta.C'tait le papillon, dit don Juan. Tu as peut-tre

    remarqu que, bien que la lumire de la lampe soitsuffisamment forte pour attirer les papillons, il n'y ena pas un seul qui vole autour delle.

    Je n'y avais pas fait attention, mais ds que donJuan m'en fit prendre conscience, je remarquai aussiqu'il rgnait un silence incroyable dans le dsertautour de la maison.Ne tnerve pas, dit-il calmement. Il nexiste rien

    dans ce monde qu'un guerrier ne puisse expliquer. Tuvois, un guerrier considre qu'il est dj mort et, parconsquent, il na plus rien perdre. Le pire lui est dj arriv, donc il se sent libre et serein. Si on ne le

    jugeait qu travers ses actes ou ses paroles, on nepourrait jamais souponner quil a t tmoin de

    l'essentiel.Les paroles de don Juan et surtout son humeur

    taient trs apaisantes. Je lui dis que dans ma viequotidienne je n'avais plus ressenti cette peur obs-dante qui mavait t habituelle, mais que par contremon corps tait saisi d'effroi la pense de ce qui taitl-bas dans le noir.L-bas il ny a que connaissance, dit-il d'un ton

    catgorique, Certes la connaissance est effrayante,mais si un guerrier accepte la nature effrayante de laconnaissance, il limine du coup ce qui la rendterrifiante.

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    Ltrange bruit semblable un crpitement se fitentendre nouveau. Il semblait plus prs et plus fort.'coutais avec attention. Plus mon attention tait

    grande, plus il mtait difficile den dterminer lanature. Il ne paraissait ni lappel dun oiseau ni le cri

    dun animal de la campagne. Le ton de chaquecrpitement tait riche et profond; certains sonstaient mis dans un registre bas ; dautres, dans unegistre lev. Ils avaient un rythme et une dure

    spcifiques ; il y en avait de longs, que je percevaiscomme une seule unit sonore ; il y en avait de brefs,qui se produisaient en srie, comme le staccato dunearme feu.

    Les papillons sont les hrauts ou, plutt, lesgardiens de lternit, dit don Juan lorsque le bruitcessa. Pour quelque raison, ou sans aucune raison, ilssont porteurs de la poudre d'or de l'ternit.

    La mtaphore mtait trangre. Je lui demandai

    une explication.Les papillons portent sur leurs ailes une poudre,une poudre dor fonce. Cette poudre est la poudre dea connaissance.

    Son explication avait rendu la mtaphore encoreplus obscure. Jhsitai pendant un moment, enessayant de trouver la meilleure faon de formuler maquestion. Mais il se remit parler.

    La connaissance est une affaire trs particulire,dit-il, notamment pour un guerrier. Pour un guerriera connaissance est quelque chose qui se manifestesur-le-champ, qui l'envahit et qui disparat ensuite.

    Quel rapport y a-t-il entre la connaissance et lapoudre qui se trouve sur les ailes des papillons ? demandai-je aprs une longue pause.

    La connaissance arrive, en flottant, comme desocons de poudre d'or, cette poudre qui recouvre les

    ailes des papillons. Donc pour un guerrier, connatre

    c'est tre asperg ou arros par une pluie de poudredor fonce.

    De la faon la plus polie dont jtais capable, je lui exprimai que ses explications mavaient plong dansun embarras encore plus grand. Il rit et massura qu'il

    avait t parfaitement intelligible, mais que ma rai-son mavait empch davoir lesprit tranquille.Depuis des temps immmoriaux, les papillons

    ont t les amis intimes et les protecteurs des sorciers,dit-il. Je nai pas abord ce thme plus tt cause deton manque de prparation.

    Mais comment est-ce que la poudre de leurs ailespeut tre connaissance ?

    Tu verras.Il mit la main sur mon carnet et me dit de fermer les

    yeux et de rester en silence, sans penser. Il ajouta quelappel du papillon dans le chaparralallait m'aider. Si

    je faisais attention lui, il me parlerait des vne-

    ments imminents. Il souligna quil ignorait la maniredont la communication entre le papillon et mois'tablirait, ainsi que les conditions de cette commu-nication. Il menjoignit de me tranquilliser, davoirconfiance et de croire en mon pouvoir personnel.

    Aprs un long moment d'impatience et de nervosit,je russis rester en silence. Le nombre de mespenses diminua jusqu ce que mon cerveau ftcompltement vide. Les bruits du chaparraldsertavaient l'air de reprendre au fur et mesure que je mecalmais.

    Le bruit trange qui, selon don Juan, manait dupapillon rapparut. Il sinscrivit dans mon corpscomme une sensation, et non comme une pense dansmon esprit. Je ne le trouvais pas du tout malveillant,ni menaant. Il tait doux et simple. Ctait commelappel dun enfant. Il voqua en moi le souvenir dunpetit garon que javais connu jadis. Les sons longs me

    48 Histoires de pouvoir

    rappelrent sa tte ronde et blonde ; les sons brefs eten srie, son rire. Je me sentis oppress par unsentiment d'angoisse trs intense, bien que mon espritne ft pas travers par des penses. Ne pouvant plus

    rester assis, je glissai par terre sur le flanc. Ma dtressetait si profonde que je me remis penser. Jerflchissais sur ma souffrance et mon chagrin etsoudain je me trouvai engag dans un dbat intrieurconcernant le petit garon. Le crpitement avait cess.Mes yeux taient ferms. Jentendis don Juan se leveret puis je sentis quil m'aidait me relever. Je nevoulais pas parler. Il ne dit pas un mot. Je lentendisbouger prs de moi. Jouvris les yeux ; il tait genouxdevant moi et examinait mon visage, en tenant la lampeprs de moi. Il me donna lordre de mettre mes mainssur mon ventre. Il se leva, alla dans la cuisine et

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    mapporta un peu d'eau. Il mclaboussa la figure et medonna le reste boire.

    Il se rassit mes cts et me tendit mon carnet. Jelui dis que le son m'avait plong dans une rverie trspnible.

    Tu te laisses aller au-del de tes propres limites,dit-il schement.

    Il semblait lui-mme submerg dans ses penses,comme sil cherchait la suggestion approprie.Cette nuit il s'agit de voirdes gens, dit-il enfin.

    Tout dabord tu dois interrompre ton dialogue int-rieur, puis tu dois voquer limage de la personne quetu veux voir;toute pense que l'on a en tte dans untat de silence devient absolument un ordre, puisquilny a pas dautres penses qui lui font concurrence.Cette nuit le papillon des buissons veut taider; ilchantera donc pour toi. Son chant fera venir lesflocons dor et alors tu verrasla personne que tu auraschoisie.

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    Rendez-vous avec la connaissance 49

    Je souhaitais avoir plus de dtails, mais il fit un gestebrusque et me fit signe dagir.

    Aprs une lutte de quelques minutes pour interrompremon dialogue intrieur, je sombrai dans un silence total.

    Puis je concentrai dlibrment ma pense sur un ami.Je gardai les yeux ferms pendant ce que je croyais treun instant, et puis je maperus que quelqu'un mesecouait par les paules. C'tait une prise deconscience lente. J'ouvris les yeux et je me retrouvaicouch sur le ct gauche. Apparemment je mtaisendormi si profondment que je ne me souvenais pas dem'tre croul par terre. Don Juan maida me rasseoir.Il riait. Il imita mes ronflements et dit que, sil nen avaitpas t tmoin, il naurait jamais cru quon puissesendormir si vite. Il commenta quil tait dangereux pourlui de rester auprs de moi chaque fois que je devaisfaire quelque chose que ma raison ne comprenait pas. Il

    repoussa mon carnet et dit quil nous fallait toutrecommencer.Je suivis les tapes ncessaires. Ltrange

    crpitement se manifesta nouveau. Cette fois-cipourtant il ne provenait pas du chaparral;il semblaitplutt sortir de moi, comme si mes lvres, mes jambesou mes bras le produisaient. Trs vite le son menvahit.Je sentais comme si des balles molles taient lances partir de moi ou contre moi ; ctait une sensationapaisante et exquise que celle dtre bombard par delourdes boules de coton. Soudain j'entendis la portesouvrir sous la pousse d'un coup de vent et denouveau je me remis penser. Je pensais que javaisgaspill une autre chance. J'ouvris les yeux et je meretrouvai dans ma chambre. Les objets sur mon bureause trouvaient la mme place o je les avais laisss. Laporte tait ouverte ; dehors soufflait un vent fort. L'ideque je devais vrifier le chauffe-eau me traversa lesprit.Puis jentendis le tremblement

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    50 Histoires de pouvoir

    des vitres coulissantes que j'avais poses moi-mme etqui ne sajustaient pas au cadre de la fentre. C'taitune secousse frntique, comme si quelqu'un voulaitentrer. Je fus saisi d'effroi. Je me levai de ma chaise.On me tirait. Je poussai un cri.

    D'un coup je repris mes sens. Don Juan me secouaitavec vigueur, etje le regardais. Cest ce moment-lque j'ai d ouvrir les yeux.

    Il m'claboussa la figure avec de leau, dont lafracheur tait trs agrable. Aprs une courte pause,il voulut savoir ce qui m'tait arriv.

    Je lui racontai ma vision dans les dtails. Mais quest-ce que j'ai vu ?demandai-je.Ton ami, rpondit-il.J'clatai de rire et patiemment je lui expliquai que

    javais vuune forme qui ressemblait un champi-gnon. Bien que je manquasse de critres pour valuerles dimensions, javais eu le sentiment gnral que la

    forme avait une trentaine de centimtres.Don Juan insista en disant que la seule chose qui comptait c'taient les sentiments. Il dit que messentiments taient la mesure qui dterminait la qua-lit existentielle du sujet que jtais en train de voir.

    D'aprs ta description et tes sentiments, je doisconclure que ton ami doit tre un type trs bien, dit-il.

    Jtais sidr par ses propos.Il dit que la forme de champignon correspondait

    la forme essentielle des tres humains, lorsqu'unsorcier les voyait distance ; en revanche, lorsqu'unsorcier se trouvait directement en face de la personnequil voyait, sa qualit humaine apparaissait commeun faisceau de fibres lumineuses, semblable un uf.

    Tu n'tais pas devant ton ami, dit-il. Cestpourquoi il test apparu sous la forme dun champi-gnon.

    Pourquoi donc, don Juan ?

    Rendez-vous avec la connaissance 51

    Personne ne le sait. C'est simplement la faondont les hommes apparaissent dans cet acte spcifi-que de voir.

    Il ajouta que chaque trait de cette forme semblable un champignon avait une signification spciale,mais quil tait impossible pour un dbutant d'inter-prter correctement cette signification.

    C'est alors qu'un vnement mystrieux me vint lammoire. Quelques annes auparavant, alors que jeme trouvais dans un tat de ralit non ordinaireprovoqu par lingestion de plantes psychotropiques,

    je ressentis ou je perus, en regardant un courantd'eau, une multitude de bulles qui flottaient dans madirection et qui me recouvraient. Les bulles dor que jevenais de percevoir avaient flott et m'avaient recou-vert exactement de la mme faon. En fait je pouvais

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    dire que les deux ensembles avaient la mme struc-ture et obissaient aux mmes rgles.

    Don Juan coutait mes commentaires dans l'indiff-rence.Ne gche pas ton temps en idioties, dit-il. Tu as

    affaire cette immensit qui est l-bas.D'un geste de sa main, il indiqua le chaparral.

    Transformer cette merveille-l en raisonnementne sert strictement rien. Ici, autour de nous, setrouve l'ternit mme. Essayer de la rduire uneabsurdit manipulable est non seulement mesquin,mais encore franchement dsastreux.

    Puis il insista pour que je m'efforasse de voiruneautre personne de mes relations. Il ajouta que ds quela vision se serait termine, je devais tcher de garderles yeux ouverts et d'merger jusqu' tre pleinementconscient de mon environnement immdiat.

    Je russis garder l'image d'une autre forme dechampignon, mais tandis que la premire avait t

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    52 Histoires de pouvoir

    jauntre et petite, la deuxime tait blanchtre, plusgrande et tordue.

    Quand nous emes fini de parler des deux formesque javais vues,javais oubli le papillon des buis-

    sons , qui mavait tellement impressionn peu detemps auparavant. Je dis don Juan que je m'ton-nais d'carter si vite quelque chose daussi trange.C'tait comme si je n'tais plus celui que je croyaistre.

    Je ne sais pas pourquoi tu fais tellement dhis-toires avec a, dit don Juan. Chaque fois que ledialogue cesse, le monde s'vanouit et des facettesextraordinaires de notre personnalit font surface,comme si elles avaient t profondment gardes parnos paroles. Tu es comme tu es parce que tu te dis toi-mme que tu es ainsi.

    Aprs un bref repos, don Juan me pressa de conti-

    nuer appeler des amis, Il dit quil sagissait devoirautant de fois que possible, afin d'tablir un filconducteur pour le sentiment.

    Jappelai successivement trente-deux personnes.Aprs chaque tentative, il m'avait demand un rap-port minutieux et circonstanci de tout ce que javaisperu dans ma vision. Cependant il changea progressi-vement de mthode, au fur et mesure de mesprogrs, en juger par la capacit d'interrompre mondialogue intrieur en quelques secondes, douvrirvolontairement mes yeux la fin de chaque exp-rience et de reprendre mes activits ordinaires sanstransition aucune. Je remarquai ce changement subtilpendant que nous discutions sur la couleur des formessemblables des champignons. Il avait dj prcisque ce que j'appelais couleur ntait pas en fait uneteinte, mais une lueur ayant une intensit variable. Jemapprtais dcrire une lueur jauntre que j'avaisperue, lorsqu'il minterrompit et me dcrivit avec

    Rendez-vous avec la connaissance 53

    nettet ce que j'avais vu. Dsormais il discuta le contenude chaque vision, non comme s'il avait compris ce que

    j'avais dit, mais comme sil avait vupar lui-mme.

    Quand jeus fini d'appeler les trente-deux personnes, jeralisai que j'avais vu une multitude de formes dechampignons et de lueurs, et que jprouvais vis--vis detout cela une varit de sentiments allant du plaisirdlicieux au pur dgot.

    Don Juan mexpliqua que les hommes taient pleinsde configurations qui pouvaient correspondre desdsirs, des problmes, des chagrins, des soucis et ainside suite. Il affirma que seul un sorcier trs puissantpouvait dbrouiller le sens de ces configurations et que

    je devais me tenir pour satisfait de navoir vu que laforme gnrale des hommes.

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    J'tais trs fatigu. Il y avait en effet quelque chose devraiment lassant dans ces formes tranges. Masensation dominante s'apparentait la nause. Je neles avais pas aimes. Elles mavaient donn lesentiment dtre pig et perdu.

    Don Juan mordonna dcrire pour dissiper cettesensation de cafard. Aprs un long intervalle silencieux,il me demanda dappeler des gens que lui-mmechoisirait.

    De nouvelles sries de formes mergrent. Elles ne

    ressemblaient pas des champignons, mais plutt desverres japonais de sak retourns. Quelques-unesavaient une bauche de tte, semblable au pied desverres sak ; dautres taient plus rondes. Leursformes taient infiniment attirantes et apaisantes. Jesentais quil s'en dgageait un sentiment inhrent debonheur. Les formes rebondissaient, l'inverse decelles de la fourne prcdente, que la pesanteur fixait terre. Toujours est-il que le simple fait de leur prsencesoulagea ma fatigue,

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    54 Histoires de pouvoir

    Parmi les personnes quil avait choisies se trouvaitEligio, son apprenti. Quand je fis comparatre lavision d'Eligio, je fus saisi d'un frisson qui me jetahors de mon tat visionnaire. Eligio avait une formeblanche allonge qui sagitait et qui paraissait vou-loir bondir sur moi. Don Juan expliqua quEligio tait

    un apprenti trs habile et que sans aucun doute ilstait rendu compte quon tait en train de le voir.Don Juan choisit encore Pablito, l'apprenti de don

    Genaro. Le choc que j'prouvai devant la vision dePablito fut encore plus grand que celui que m'avaitprovoqu celle d'Eligio.

    Don Juan riait aux larmes.Pourquoi tous ces gens ont-ils des formes diff-

    rentes ? demandai-je.Ils ont plus de pouvoir personnel, rpliqua-t-il.

    Comme tu as pu le remarquer, ils ne sont pas fixs ausol.

    Quest-ce qui leur donne cette lgret ? Sont-ils

    ns comme a ?Nous sommes tous ns aussi lgers et aussisouples, mais nous devenons lourds et rigides. Cestnous qui en sommes responsables. Disons donc queces gens ont des formes diffrentes parce qu'ils viventen guerriers. Et pourtant ce n'est pas a l'important.Ce qui compte cest que tu es maintenant au bout. Tuas convoqu quarante-sept personnes et il ne t'en resteplus qu'une pour atteindre le nombre originel dequarante-huit.

    Je me rappelai alors que, des annes auparavant, ilmavait dit, lors dune discussion au sujet de la magiedu bl et de la divination, que le nombre de grains debl que possdait un sorcier tait de quarante-huit. Ilne m'avait jamais expliqu pourquoi.

    Je l'interrogeai nouveau.Pourquoi quarante-huit ?

    Rendez-vous avec la connaissance 55

    Quarante-huit est notre chiffre, dit-il, Cest cequi fait que nous sommes des hommes. Je ne sais paspourquoi. Ne gaspille pas ton temps dans des ques-tions idiotes.

    Il se leva et tira les bras et les jambes. Il me dit defaire de mme. Je remarquai une lueur dans le ciel,vers lorient, pas assez forte pour annoncer l'aurore.Nous nous assmes nouveau. Il se pencha et appro-cha sa bouche de mon oreille.La dernire personne que tu appelleras ce sera

    Genaro, le vrai, murmura-t-il.Je ressentis un courant de curiosit et d'excitation.

    Je suivis les tapes ncessaires. Le son trange quiprovenait du bord du chaparralse prcisa et acquitune force nouvelle. Je lavais presque oubli. Les bullesd'or me submergrent et puis, dans lune delles, je visdon Genaro en personne. Il tait debout devant moi,

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    tenant son chapeau la main. Il souriait. J'ouvrisrapidement les yeux, et j'allais parler don Juanlorsque mon corps se raidit comme sil avait t debois ; mes cheveux se dressrent et pendant un longmoment je ne sus que faire ni que dire. Don Genarotait debout en face de moi. En personne.

    Je me tournai vers don Juan. Il souriait. Puis tousles deux hurlrent de rire. Jessayai de rire moi aussi.Je ne pouvais pas. Je me levai.

    Don Juan me tendit un verre deau. Je le busautomatiquement. Je croyais quil allait m'clabous-ser le visage. Au contraire, il remplit nouveau leverre.Tu ne vas pas saluer Genaro ? me demanda don

    Juan.Je dus faire un effort suprme pour organiser mes

    penses et mes sentiments. Je marmonnai enfin quel-ques mots de salutation don Genaro, Il me fit ungrand salut.

    56 Histoires de pouvoirRendez-vous avec la connaissance 57

    Tu m'as appel, n'est-ce pas ? dit-il en souriant.Je grommelai mon tonnement de lavoir trouv l,

    debout.Il t'a vraiment appel, commenta don Juan.Bien, me voil, me dit don Genaro. Quest-ce que

    je peux faire pour toi ?Lentement mon esprit sorganisait et la fin jeus

    une intuition soudaine. es penses taient clairescomme du cristal et je savais ce qui stait vrai-ment pass. Je pensais que don Genaro tait venurendre visite don Juan e que, lorsqu'ils avaiententendu ma voiture s'approcher, don Genaro staitenfoui dans les buissons et qu il tait rest cach l,

    jusqu' la tombe de la nuit. Je pensais que largu -ment tait convaincant ; Don Juan, tant donn qu'ilavait visiblement machin toute l'affaire, m'avaitdonn des indices de temps en temps, guidant ainsison droulement. Au moment propice don Genarom'avait fait remarquer sa prsence et lorsque donJuan et moi nous fmes sur le chemin de retour, ilnous avait suivis de la faon la plus vidente, afin desusciter en moi la peur. Puis il avait attendu dans lechaparralet, chaque signal de don Juan, il avaiteffectu ce bruit trange. Don Juan avait d lui donnerle signal final pour qu'il sorte des buissons pendantque javais les yeux ferms, aprs quil meut demand

    d' appeler don Genaro. C'est ainsi que don Genaroavait march jusque la ramadaet avait attendu quej'ouvrisse les yeux, meffrayant me faire perdre laraison.

    Les seules incongruits dans mon schma logiquedexplication taient que javais vraiment vu unhomme tapi dans les buissons et se mtamorphoserensuite en oiseau, et que limage de don Genarom'tait apparue dabord dans une bulle d'or. Il taithabill dans ma vision exactement de la mme faon

    quil ltait en personne. N'arrivant pas expliquerpar la logique de telles incongruits, je supposai,comme je l'ai toujours fait dans des circonstancessimilaires, que le choc motionnel avait d jouer ungrand rle dans la dtermination de ce que je croyais avoir vu .

    Je me mis rire de faon tout fait involontaire enpensant leur farce saugrenue. Je leur fis part de mesdductions. Ils hurlrent de rire. Je croyais sincre-ment que leur rire tait l'expression de leur aveu.

    Vous tiez cach dans les buissons, nest-ce pas ?demandai-je don Genaro.

    Don Juan s'assit et se tint la tte deux mains.

    Non. Je n'tais pas cach, dit don Genaropatiemment. Je me trouvais loin dici et puis, commetu m'as appel, je suis venu te voir.

    O tiez-vous, don Genaro ?Trs loin.O ?Don Juan minterrompit en disant que don Genaro,

    en se prsentant devant moi, avait fait preuve dunegrande dfrence mon gard et que du reste je nepouvais pas lui demander o il avait t, parce qu'ilnavait t nulle part.

    Don Genaro vint mon aide en disant que jepouvais lui demander ce que je voulais.

    Si vous ntiez pas cach autour de la maison, otiez-vous, don Genaro ? demandai-je.Jtais chez moi, dit-il avec une grande candeur. Dans le Mexique central ?Oui. Cest la seule maison que j'ai.Ils se regardrent l'un l'autre et nouveau ils

    clatrent de rire. Je savais quils se moquaient demoi, mais je dcidai de ne plus soulever cette ques-tion-l. Je pensais qu'il y avait certainement une

    58 Histoires de pouvoir Rendez-vous avec la connaissance

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    raison pour que tous les deux sengageassent dans unemise en scne aussi labore. Je me rassis.

    Je me sentais sincrement cartel ; d'une part, jentais pas du tout choqu et je pouvais accepternimporte quel acte de don Juan ou de don Genarosans le contester. Dautre part, pourtant, quelquechose en moi refusait carrment dy croire et ctait latendance qui lemportait. Jestimais sciemment que

    javais accept la description magique du monde dedon Juan simplement sur une base intellectuelle, alorsque mon corps tout entier la refusait, de l mondilemme. Mais par la suite, au cours de mon associa-tion avec don Juan et don Genaro, javais eu uneexprience de phnomnes extraordinaires, qui avaitt physique et non pas intellectuelle. Au dbut decette nuit-l javais excut la "marche de pouvoir ,ce qui reprsentait un exploit inconcevable du pointde vue de mon intellect ; mieux encore, javais eu desvisions incroyables par le seul moyen de ma volont.Ce gars est un gnie, dit don Juan don Genaro

    en secouant la tte en signe dincrdulit.Tu es un gnie norme, Carlitos, dit don Genaro,

    comme sil rpercutait un message.Ils sassirent mes cts, don Juan ma droite et

    don Genaro ma gauche. Don Juan observa qu'il netarderait pas faire jour. A cet instant jentendis nouveau lappel du papillon. Le son provenait de la direction oppose. Je les dvisageai tous les deux, ensoutenant leur regard. Mon schma logique commen-ait se dsintgrer. Le son possdait une ampleur etune profondeur magntiques. Puis jentendis unedmarche touffe, des pas feutrs foulant la brous-saille sche. Le crpitement se fit plus proche et je meblottis contre don Juan. D'un ton sec il me donnal'ordre de voir. Je fis un effort suprme, plus pour me

    faire plaisir que pour lui faire plaisir. J'avais t

    persuad que c'tait don Genaro le papillon. Or doncGenaro tait assis ct de moi ; qu'est-ce qu'il y avaitdonc dans les buissons ? Un papillon ?

    Le bruit de crpitement retentit mes oreilles. Je neparvenais pas interrompre mon dialogue intrieur.J'entendais le son, mais je ne pouvais pas le sentir dans mon corps comme je l'avais fait auparavant.

    Jentendais incontestablement un bruit de pas. Quel-que chose se glissait dans lobscurit. C'tait un bruitfort, semblable un craquement, comme si on avaitcoup une branche, et soudain un souvenir terrifiantme vint lesprit. Quelques annes auparavant javaispass une nuit infernale en pleine nature et javais ttourment par quelque chose. Alors que jtaisaccroupi sur le sol, quelque chose de trs lger et detrs mou stait promen le long de mon cou. Don

    Juan avait expliqu l'vnement comme une ren-contre avec une force mystrieuse, lalli, quun sor-cier apprenait percevoir comme une entit.

    Je me penchai sur don Juan et je lui chuchotai cedont je m'tais souvenu. Don Genaro se trana quatre pattes pour se rapprocher de nous.

    Quest-ce quil a dit ? demanda-t-il don Juandans un murmure.

    Il a dit qu'il y avait un alli l-bas, rpondit toutbas don Juan.

    Don Genaro regagna sa place en se tranant etsassit. Puis, en se tournant vers moi, il dit hautevoix :Tu es un gnie.Ils rirent tout bas. Dun mouvement de menton, don

    Juan signala le chaparral.Vas-y et attrape-le, dit-il. Enlve tes vtements

    et fais peur au dmon pour le chasser de lalli.Ils se tordaient de rire. Entre-temps le son avait

    cess. Don Juan me donna l'ordre darrter mes

    60 Histoires de pouvoirRendez-vous avec la connaissance

    penses, en gardant les yeux ouverts et braqus sur lebord du chaparral, en face de moi. Il dit que le papillons'tait dplac cause de la prsence de don Genaromais que, s'il se manifestait moi, il choisirait de seprsenter par-devant moi.

    Aprs un moment deffort pour faire taire mespenses, je perus nouveau le son. Il tait pluspuissant que jamais. En premier lieu j'entendis des

    pas feutrs sur les brindilles sches, puis je les sentis sur mon corps. Alors je distinguai juste en face de moiune masse sombre, sur le bord du chaparral.

    J'eus l'impression quon me secouait. Jouvris lesyeux. Don Juan et don Genaro taient debout au-dessus de moi, qui tais genoux, comme si je mtaisendormi en position accroupie. Don Juan me donnaun peu deau et je me rassis, en m'adossant au mur.

    Peu de temps aprs le jour se levait. Le chaparralparaissait merger du sommeil. La fracheur matinaletait vive et tonique.

    Le papillon n'tait pas don Genaro. Ma structurerationnelle s'croulait. Je ne voulais plus poser dau-

    avoir inhal tellement dair que son thorax avaitdoubl de volume. Il avait lair d'tre sur le point deflotter. Il sautait en lair. Ctait comme si l'air quiremplissait ses poumons le poussait faire des bonds.Il arpenta de long en large le sol en terre battue

    jusqu ce qu'il pt apparemment contrler sa poi-trine ; il se tapota le torse et, de toute la force de sespaumes, il parcourut avec ses mains la partie allant

    des muscles pectoraux jusquau ventre, comme sildgonflait la chambre air d'un pneu. Finalement ilsassit par terre.

    Don Juan arborait un sourire narquois. Ses yeuxbrillaient de satisfaction.

    Prends des notes, commanda-t-il doucement.cris, cris, sinon tu crveras.

    Puis il commenta que mme don Genaro ne trouvaitplus tellement bizarre de me voir prendre des notes.

    C'est vrai, rpliqua don Genaro. Jai pens quejallais me mettre crire, moi aussi.

    Genaro est un homme de connaissance, dit donJuan schement. En tant quhomme de connaissance,

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    tres questions, ni rester non plus en silence. A la fin jeme sentis contraint de parler.

    Mais si vous tiez dans le Mexique central, donGenaro, comment se fait-il que vous soyez ici mainte-nant ? demandai-je.

    Don Genaro fit des gestes comiques et franchementhilarants avec sa bouche.

    Je regrette, dit-il. Ma bouche ne veut pas parler.Puis, se tournant vers don Juan, il dit en grimaant :

    Pourquoi tu ne lui dis pas ?Don Juan hsita. Puis il dit que don Genaro, artiste

    chevronn dans les arts de sorcellerie, tait capabledexploits prodigieux.

    Le torse de don Genaro se bomba comme si lesparoles de don Juan lavaient gonfl. Il paraissait

    il est parfaitement capable de se transporter au-delde grandes distances.

    Il me rappela quune fois, il y avait des annes, alorsque nous tions tous les trois dans les montagnes, donGenaro, dans un effort pour maider vaincre maraison stupide, avait ralis un bond prodigieux,

    jusqu'aux sommets des sierras, quinze kilomtres dedistance. Je me souvenais de lvnement, mais je merappelai aussi que je navais mme pas pu concevoir qu'il et ralis ce bond.

    Don Juan ajouta que don Genaro tait capabledaccomplir des prouesses extraordinaires certainsmoments.

    Il y a des fois o Genaro n'est pas Genaro, maisson double, dit-il.

    62 Histoires de pouvoirRendez-vous avec la connaissance 6

    Il rpta cela trois ou quatre fois. Puis tous les deuxguettrent ma raction imminente.

    Je navais pas compris ce quil entendait par dou-

    ble . Jamais auparavant il n'y avait fait allusion. Jedemandai une explication.Il y a un autre Genaro, expliqua-t-il.Tous les trois nous nous regardmes les uns les

    autres. Je fus pris d'une grande apprhension. D'unmouvement des yeux, don Juan me poussa parler.

    Avez-vous un frre jumeau ? demandai-je, enm'adressant don Genaro.

    Bien sr, dit-il. Jai un jumeau, un cuate.Je n'arrivais pas dterminer sils taient vraiment

    srieux. Tous les deux gloussaient avec l'abandon desenfants qui sont en train de faire des farces.

    Tu peux dire, continua don Juan, qu' cemoment prcis Genaro est son jumeau.

    Cette affirmation provoqua une crise de rire formi-dable. Mais je ne pouvais pas partager leur joie. Moncorps tressaillit involontairement.

    Don Juan dit d'un ton svre que j'tais trop pesantet que je me prenais trop au srieux,

    Laisse tomber, mordonna-t-il schement. Tusais que don Genaro est un sorcier et un guerrierimpeccable. Il peut donc accomplir des exploits qui,pour le commun des mortels, seraient impensables.Son double, lautre Genaro, est un de ses exploits.

    J'tais interloqu. Je ne pouvais pas concevoir qu'ilstaient tout simplement en train de se moquer de moi.

    Aprs avoir rflchi pendant longtemps sur ce que

    jallais rpondre, je demandai :Est-ce que lautre est comme soi-mme ?Lautre est soi-mme, rpliqua don Juan.Son explication avait pris une tournure incroyable

    et pourtant elle ntait pas, la vrit, plus incroyableque tout ce qu'il faisait.

    En quoi est fait l'autre ? demandai-je don Juanaprs quelques minutes dhsitation.Il ny a pas moyen de le savoir, dit-il.

    Est-il rel ou bien c'est une simple illusion ?Il est rel, naturellement.Serait-il donc possible de dire quil est fait de

    chair et de sang ? demandai-je.Non, ce ne serait pas possible, rpliqua don

    Genaro.Mais sil est aussi rel que moi...Aussi rel que toi ? s'exclamrent don Juan et

    don Genaro lunisson.Ils se regardrent et furent pris d'un tel rire que je

    crus quils allaient tomber malades. Don Genaro jetason chapeau par terre et se mit danser la ronde. Sadanse tait agile et gracieuse et, pour quelque raisoninexplicable, elle tait extrmement drle. Sa drleriersidait peut-tre dans les mouvements profession-nels exquis quil excutait. Lincongruit tait sisubtile et en mme temps si remarquable, que je mepliais en deux de rire.Lennui avec toi, Carlitos, dit-il en se rasseyant,

    c'est que tu es gnial.Il me faut savoir ce qu'est le double.Il n'y a pas moyen de savoir sil est fait de chair

    et de sang, dit don Juan. Cest ainsi parce qu'il nestpas aussi rel que toi. Le double de Genaro est aussirel que Genaro. Tu vois ce que je veux dire ?Mais vous devez bien admettre, don Juan, quil

    doit y avoir une manire de savoir.

    Le double c'est soi-mme ; cette explication doitsuffire. Si tu voyais, tu saurais pourtant quil existeune grande diffrence entre Genaro et son double.Mais personne ayant sa tte peut mme imaginer quela diffrence puisse tre value en chair et en sang.Pour un sorcier qui voit, le double est plus lumineux.

    64 Histoires de pouvoirRendez-vous avec la connaissance 65

    Je me sentais trop faible pour poser dautres ques-tions. Je posai mon carnet par terre et pendant un

    Le voil, dit don Juan. Il ny a rien en dire. Levoil pour que tu en sois tmoin.

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    moment je crus que jallais m'vanouir, Jeus la visiond'un tunnel ; tout autour de moi tait noir, lexcep-tion d'une tache ronde, comme une scne clairedevant mes yeux.

    Don Juan dit que je devais manger un peu. Jen'avais pas faim. Don Genaro annona quil taitaffam, se releva et se dirigea vers larrire de lamaison. Don Juan aussi se leva et me fit signe de lesuivre. Dans la cuisine, don Genaro se servit un peu denourriture et puis se mit imiter de la faon la plusdrle celui qui veut manger mais qui ne peut pasavaler. Je crus que don Juan allait crever ; il hurlait,donnait des coups de pied, criait, toussait et faillittouffer de rire. Moi-mme je pensais que j'allais merompre les ctes. Les singeries de don Genaro...taient impayables.

    Il sarrta enfin et regarda successivement don Juanet moi ; ses yeux brillaient et son sourire resplendis-sait.a ne va pas, dit-il, en haussant les paules.Je me servis une grande quantit de nourriture et

    don Juan fit de mme ; puis nous regagnmes tous ledevant de la maison. Le soleil brillait, le ciel tait

    dgag et la brise matinale vivifiait lair. Je me sentaisheureux et fort.

    Nous nous assmes en triangle, les uns en face desautres. Aprs un silence poli, je me dcidai lesinterroger, afin de tirer au clair mon dilemme. Je mesentais au sommet de ma forme et je voulais exploiterma force.Parlez-moi encore du double, don Juan, dis-je.Don Juan montra du doigt don Genaro et don

    Genaro fit une inclination de tte.

    Mais cest don Genaro, dis-je, en essayant faible-ment dorienter la conversation.Bien sr que je suis Genaro, dit-il, en haussant

    les paules.Et alors, qu'est-ce que cest quun double, don

    Genaro ? demandai-je.Demande-lui, rpondit-il schement en mon-

    trant don Juan. Cest lui qui parle. Moi je suis muet.Un double c'est le sorcier lui-mme rvl

    travers son rve, expliqua don Juan. Un double est unacte de pouvoir pour un sorcier, mais pour toi ce nestqu'une histoire de pouvoir. Dans le cas de Genaro tudois savoir que son double est indiscernable de l'origi -nal, car son impeccabilit de guerrier est suprme ;c'est ainsi que tu n'as jamais remarqu de diffrence.Mais pendant les annes que tu las connu, tu as tseulement deux fois avec Genaro, l'original ; toutes lesautres fois tu as t avec son double.Mais cela est absurde ! mcriai-je.Je me sentis domin par l'anxit. Mon nervement

    fut tel que je laissai tomber mon carnet et que moncrayon roula hors de ma vue. Don Juan et don Genaroplongrent littralement ventre terre et se mirent

    la recherche des objets de la faon la plus comique. Jen'ai jamais assist un numro de magie thtrale etde prestidigitation plus tonnant. Il ne manquait quela scne, les accessoires et des gadgets ; d'autre part, iltait vident que les acteurs ne faisaient pas des toursde passe-passe.

    Don Genaro, le magicien principal, et don Juan, sonassistant, firent apparatre la plus tonnante, bizarreet farfelue collection dobjets qu'ils avaient dcou-verts en dessous, derrire ou au-dessus des objets quise trouvaient dans le pourtour de la ramada.

    66 Histoires de pouvoir Rendez-vous avec la connaissance 6

    Dans la tradition de la magie scnique, lassistantprsentait les accessoires qui, en l'occurrence, taientdes rares lments ramasss sur le sol en terre battue

    cailloux, sacs de toile, morceaux de bois, unemballage de lait, une lampe et ma veste ; puis lemagicien, don Genaro, se mit trouver un objet, quilrejetait ds qu'il constatait que ce ntait pas moncrayon. La srie d'objets trouvs comprenait despices de vtement, des perruques, des lunettes, des

    jouets, des ustensiles, des pices de machines, dessous-vtements fminins, des dents humaines, dessandwiches et des objets religieux. Il y en avait un qui

    tait particulirement dgotant. Ctait une massecompacte dexcrments humains que don Genaro fitsortir du dessous de ma veste. Don Genaro parvintfinalement retrouver mon crayon et me le tendit,aprs en avoir essuy la poussire avec un pan de sa chemise.

    Ils gotrent leurs clowneries avec des cris et desgloussements. Je me trouvais moi-mme en observa-teur, incapable de me joindre eux.

    Ne prends pas les choses tellement au srieux,Carlitos, dit don Genaro d'un ton soucieux. Autrementtu vas te faire clater une...

    Il fit un geste comique qui aurait pu signifier

    impossible de raisonner au sujet du double, Tu as puen tre tmoin, et cela devrait suffire.Mais il doit bien y avoir un moyen de parler de

    lui, dis-je. Vous-mme vous mavez racont que vousaviez expliqu votre aventure avec le cerf, afin d'enparler. Ne pouvez-vous pas faire de mme avec ledouble ?

    Il se tut pendant un moment. J'insistai auprs delui. L'anxit qui me tenait dpassait tout ce que

    j'avais prouv auparavant.Bien, disons qu'un sorcier peut se ddoubler, dit

    don Juan. C'est tout ce qu'on peut dire.

    Mais en est-il conscient ?Bien sr quil est conscient de se ddoubler.Sait-il quil se trouve deux endroits en mme

    temps ?Tous les deux me regardrent et changrent

    ensuite un regard. O est l'autre don Genaro ? demandai-je.Don Genaro se pencha vers moi et me regarda dans

    les yeux.Je ne sais pas, dit-il doucement. Aucun sorcier ne

    sait o se trouve son double.Genaro a raison, dit don Juan. Un sorcier ne se

    doute pas quil est deux endroits en mme temps. En

  • 8/7/2019 Carlos Castaneda 1974 Histoires de Pouvoir

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    nimporte quoi.Lorsque leurs rires sapaisrent, je demandai don

    Juan ce que faisait un double ou ce qu'un sorcier faisait avec le double.

    Don Juan rpondit. Il dit que le double avait dupouvoir et quil l'utilisait pour accomplir des exploitsqui auraient t inimaginables dans des conditionsordinaires.

    Je tai dit mille et mille fois que le monde estinsondable, me dit-il. Et ainsi sommes-nous, et ainsiest chaque tre qui existe dans ce monde. Il est donc

    tre conscient serait l'quivalent de se prsenterdevant son double, et le sorcier qui se trouve face face avec lui-mme est un sorcier mort. Telle est largle. Cest ainsi que le pouvoir a tabli les choses.Personne ne sait pourquoi.

    Don Juan expliqua que, lorsqu'un guerrier avaitmatris les actes de rveret de voir, et avait dveloppun double, il devait aussi avoir russi effacer sonhistoire personnelle, sa suffisance et ses routines. Il ditque toutes les techniques qu'il mavait apprises et que

    j'avais considres comme du bavardage creux taient

    68 Histoires de pouvoir Rendez-vous avec la connaissance 6

    essentiellement des moyens de faire disparatre lim-possibilit davoir un double dans le monde ordinaire,en rendant la personnalit et le monde fluides, et enles transportant hors des limites de la prdiction.Un guerrier fluide ne peut plus se reprsenter le

    monde de faon chronologique, expliqua don Juan. Etpour lui le monde et lui-mme ne sont plus des objets.Le guerrier est un tre lumineux, qui existe dans un

    monde lumineux. Le double est une affaire simplepour un sorcier, parce quil sait ce qu'il est en train defaire. Prendre des notes est pour toi une affaire simple,mais avec ton crayon tu fais encore peur Genaro.Mais un observateur qui regarde un sorcier peut-

    il voir que celui-ci est simultanment dans deuxendroits diffrents ? demandai-je don Juan.Certainement. Ce serait la seule faon de le

    savoir.Mais peut-on logiquement prtendre quun sor-

    cier peut sapercevoir aussi qu'il a t dans deuxendroits diffrents ?Ha ! ha ! sexclama don Juan. Pour une fois tu as

    dit juste. Un sorcier peut certainement s'apercevoiraprs coup quil a t simultanment dans deuxendroits diffrents. Mais tout a n'est que comptabi-lit, et n'a pas de consquence sur le fait que, pendantqu'il agit, il na aucune conscience de sa dualit.

    Mon esprit chancelait. Je sentis que, si je ne conti-nuais pas crire, j'allais exploser.coute bien, poursuivait-il. Le monde ne s'offre

    pas nous directement, la description du mondesinterpose toujours entre nous et lui. Donc noussommes littralement toujours un pas en arrire, etnotre exprience du monde est toujours une mmoirede cette exprience, Nous ne faisons que remmorer,remmorer, remmorer.

    Il tourna sa main plusieurs fois pour me transmet-tre la sensation de ce quil voulait signifier.Si notre exprience totale du monde nest que

    souvenir, alors il nest pas tellement absurde deconclure qu'un sorcier peut tre deux endroits enmme temps. Tel n'est pas le cas selon sa perceptionpersonnelle, car le sorcier, comme tout un chacun,afin de pouvoir avoir l'exprience du monde, doit

    remmorer l'acte quil vient dexcuter, lvnementdont il vient dtre tmoin, lexprience quil vient devivre. Dans sa conscience il ny a que des souvenirs.Mais pour un observateur qui regarde un sorcier, toutse passe comme si celui-ci accomplissait simultan-ment deux pisodes diffrents. Cependant le sorcier seremmore deux instants spars et isols, parce qu'iln'est plus entrav par la description du temps.

    Lorsque don Juan sarrta de parler, je fus certainde faire une pousse de fivre.

    Don Genaro m'examina avec curiosit.Il a raison, dit-il. Nous sommes toujours un bond

    en arrire.Il fit le mme mouvement de la main que don Juan ;

    son corps s'agita et, d'un bond, il regagna son sige.C'tait comme s'il avait le hoquet et comme si lehoquet poussait son corps bondir. Il se mit sauteren arrire, bondissant de son sige, alla jusquau boutde la ramadaet sen retourna.

    La vue de don Genaro sautant en arrire sur sesfesses, au lieu de m'amuser comme dhabitude, meprovoqua une crise de peur si intense, que don Juandut me frapper plusieurs fois sur la tte avec le poing.Je ne peux pas comprendre tout a, don Juan,

    dis-je.Moi non plus, riposta don Juan, en haussant les

    paules.

    Ni moi, cher Carlitos.

    70 Histoires de pouvoir Rendez-vous avec la connaissance 71

    Ma fatigue, le poids de mon exprience