Carlos Castaneda 1987 La Force Du Silence

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    INTRODUCTION

    Don Juan tenta plusieurs reprises de nommer saconnaissance mon intention. Il trouvait quenagualismetait le mot le plus adquat, mais que ce terme tait trop obs-cur. Lappeler simplement connaissance rendait la chosetrop vague, et lappeler magie tait dvalorisant. Ma-trise delintention tait trop abstrait, et qute de la

    libert totale tait trop long et mtaphorique, Finalement,parce quil fut incapable de trouver un mot plus appropri,il lappela sorcellerie, tout en admettant que lexpressionntait pas vraiment juste.

    Il mavait donnau fil des ans diffrentes dfinitions dela sorcellerie, mais il avait toujours soutenu que les dfini-tions changent mesure que la connaissance progresse. Versla fin de mon apprentissage, jestimais que je me trouvais un stade o je pouvais apprcier sa juste valeur une dfi-nition plus claire, et je lui en demandai une, encore unefois.

    Au niveau o se trouve lhomme ordinaire, me dit donJuan, la sorcellerie est soit une absurdit, soit un mystreinquitant qui lui chappe. Et cet homme a raison nonpas parce quil sagit dun fait incontestable, mais parce que

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    La force du silence

    lhomme ordinaire ne dispose pas de lnergie ncessaire poursoccuper de sorcellerie.

    Il sarrta un moment avant de reprendre. Les treshumains naissent avec une quantit finie dnergie, dit-il,une nergie qui se ploie systmatiquement, depuis lemoment de la naissance, de telle sorte quelle puisse tre utili-se le plus favorablement par la modalit du temps.

    Que voulez-vous dire par la modalit du temps? luidemandai-je.

    La modalit du temps est le faisceau dnergie spci-fique que lon peroit, me rpondit-il Je crois que la percep-tion de lhomme sest modifie au cours des sicles. Le tempsrel dcide du mode ; le temps dcide quel faisceau spcifiquede champs dnergie, parmi dinnombrables autres, doit treutilis. Et le fait de manier la modalit du tempsce petit 'nombre de champs dnergie slectionnsabsorbe toutenotre nergie disponible, ne nous laissant rien qui puissenous aider utiliser aucun autre champ dnergie.

    Il mincita, par un subtil mouvement des sourcils, rfl-chir tout cela.

    Cest: cela que jentends lorsque je dis que lhomme ordi-

    naire ne dispose pas de lnergie ncessaire pour soccuperde sorcellerie, poursuivit-il. Sil nutilise que lnergie dont ildispose, il me peut percevoir les mondes que peroivent lessorciers. Pour percevoir ces mondes, les sorciers ont besoindun faisceau de champs dnergie qui ne sont, en gnral,pas utiliss. Naturellement, si lhomme ordinaire doit perce-,voir ces mondes et comprendre la perception des sorciers, ilfaut quil utilise le mme faisceau queux. Et cela est toutsimplement impossible, parce que toute son nergie est djemploye.

    Il se tut, comme sil cherchait les mots justes pour sadmonstration.

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    Introduction

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    Considre-le ainsi, continua-t-il,: Le fait est que tu nap-prends pas la sorcellerie mesure que le temps passe ; ce quetu apprends, en revanche, cest conomiser ton nergie. Etcette nergie te servira manier: certains des champs dner-gie qui te sont aujourdhui inaccessibles. Cest cela la sorcel-lerie : la capacit dutiliser des champs dnergie que lonnemploie pas pour percevoir le monde ordinaire que nousconnaissons. La sorcellerie est un tat de conscience. La sor-cellerie est la capacit de percevoir quelque chose que la per-ception ordinaire ne peut pas apprhender.

    Tout ce que je tai communiqu, poursuivit don Juan,chacune des choses que je tai montres, ne constituait quunmoyen pour te convaincre que nous sommes autres. que nousnapparaissons. Nous navons besoin de personne pournous enseigner la sorcellerie parce quen ralit, il ny arien apprendre. Ce dont nous avons besoin, cest dun profes-seur pournous convaincre que nous avons notre porteun pouvoir incalculable; Quel trange paradoxe ! Chaqueguerrier engag sur le chemin de la connaissance croit, unjour ou lautre, quil est en train dapprendre la sorcellerie,

    mais il me fait que se laisser convaincre du pouvoir querecle son tre, et du fait: quil peut y accder.

    Est-ce l ce que vous essayez de faire, don Juan, meconvaincre?

    Exactement. Jessaie de te convaincre que tu peuxaccder ce pouvoir. Je suis pass par l. Et jtais aussidifficile convaincre que toi.

    Une fois que nous y avons accd, quen faisons-nousau juste, don Juan?

    Rien. Une fois que nous y avons accd, il utilisera,tout seul, des champs dnergie qui sont disponibles maishors datteinte. Et cela, comme je lai dit, cest la sorcellerie.Nous commenons alors voir cest--dire, percevoir

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    autre chose ; non pas de faon imaginaire, maisrellement et concrtement. Et puis nous commenons savoir sans devoir utiliser de mots. Et ce que chacundentre nous fait de cette perception accrue, de cetteconnaissance silencieuse, dpend de notretemprament propre. .

    Une autre fois, il me donna un antre genre

    dexplication. Nous discutions dun problme sansrapport avec cette question, quand il changeabrusquement de sujet: et se mit me raconter uneblague. Il rit et, trs dlicatement, me donna une petitetape dans le dos, entre les omoplates, comme quelquunde timide qui trouvait insolent de sa part de me toucher.Ma raction de nervosit le fit glousser. Tu esombrageux , me dit-il dun ton taquin, et il me frappadans le dos avec plus de vigueur.

    Mes oreilles se mirent bourdonner. Pendant uninstant, je perdis mon souffle. Javais limpression quilmavait fait mal aux poumons. Chaque respiration mecausait un grand malaise. Mais, aprs avoir touss ettouff plusieurs fois, mes voies nasales se dgagrent

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    et je me retrouvai en train de me livrer des respirationsprofondes et apaisantes. Jprouvais un tel sentiment debien-tre que je ne lui en voulais mme pas pour le coupquil mavait port et qui avait t aussi vigoureuxquinattendu.

    Puis don Juan sattaqua une explication trsremarquable. Il ne donna, avec clart et concision, unedfinition diffrente et plus prcise de la sorcellerie.

    Javais accd un tat de conscience merveilleux.Javais lesprit tellement clair que je comprenais et

    assimilais tout ce que don Juan tait en train de dire. Ildisait quil existe dans lunivers une forceincommensurable, indescriptible, que les sorciersappellent lintention, et quabsolument tout ce qui existedans le cosmos entier est reli lintention par un lien decommunication. Les sorciers, ou les guerriers,

    Introduction 13

    comme il les appelait, soccupaient de discuter, de

    comprendre et d'utiliser ce lien de communication. Ilssoccupaient surtout de le nettoyer des effetsparalysants quentranaient les proccupationsordinaires de leur vie quotidienne. ce niveau, onpouvait dfinir la sorcellerie comme la procdureconsistant nettoyer son propre lien de communicationavec lintention. Don Juan insista sur le fait que cette procdure de nettoyage tait trs difficile comprendre, ou apprendre, C'est pourquoi les sorciersdivisaient leur enseignement en deux catgories. Luneconsistait en un enseignement destin ltat deconscience de la vie quotidienne, o le processus denettoyage se prsentait dune manire dguise; Lautreconsistait en un enseignement destin aux tats deconscience accrue, comme celui dont je faisaismaintenant lexprience, et dans lesquels les sorcierspuisaient la connaissance directement de lintention,sans lintervention gnante du langage parl.

    Don Juan mexpliqua quen utilisant la conscienceaccrue pendant des milliers dannes de luttedouloureuse, les sorciers avaient acquis desconnaissances spcifiques dans le domaine delintention, et q'ils avaient transmis ces ppites deconnaissance directe de gnration en gnration

    jusquaujourdhui. Il me dit que la sorcellerie avait pourtche de rendre comprhensible, au niveau. de laconscience de tous les jours, cette connaissance

    apparemment obscure.Puis il mexpliqua le rle du guide dans la vie des sor-ciers. Il me dit quun guide est appel le nagual , etque le nagual est un homme ou une femme dous dunenergie extraordinaire, un professeur bnficiant demodration, dendurance, de stabilit ; quelquun que lesvoyantsvoient comme une sphre lumineuse. quatrecompartiments, comme sil sagissait de la condensationde quatre boules lumineuses. En raison de leur nergieextraordinaire, les

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    naguals sont des intermdiaires. Leur nergie leur permet decanaliser la paix, lharmonie, le rire et la connaissancedirectement depuis leur source, lintention, et de les trans-mettre leurs compagnons. Les naguals ont la responsabi-lit de procurer ce que les sorciers appelant la chance mini-male, la conscience dtre reli lintention.

    Je lui dis que mon esprit saisissait tout ce quil me disait,et que la seule partie de son explication qui me restait encoreobscure tait la ncessit de recourir deux sries denseigne-ments. Je comprenais tout ce quil disait sur son univers et,pourtant, il avait dcrit le processus de la comprhensioncomme tant trs difficile.

    Tu auras besoin dune ternit pour te souvenir deschoses que tu as aperues aujourdhui, dit-il, parce quilsagissait, pour lessentiel, de connaissance silencieuse.Dans un moment, tu les auras oublies. Cest l un des mys-tres insondables de la conscience.

    Ensuite, don Juan me fit changer de niveaux deconscience en me frappant, sur le ct gauche, au bord dema cage thoracique.

    Je perdis instantanment mon extraordinaire clart des-prit et je ne me rappelai pas lavoir jamais connue...

    Don Juan lui-mme massigna la tche dcrire sur lesprincipes de la sorcellerie. Il mavait suggrune fois, enpassant, au dbut de mon apprentissage, dcrire unlivre pour utiliser les notes que je navais jamais cessde prendre. Jen avais accumul une tonne et navais

    jamais envisag quelle utilisation en faire.Je rtorquai que cette suggestion tait absurde parce

    que je ntais pas crivain. Bien entendu, tu nes pas un crivain, me dit-il, tu

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    devras donc te servir de la sorcellerie. Tu devras dabordte reprsenter tes expriences comme si tu les revivrais,puis il faudra que tuvoies le texte dans tesrves. crire,pour toi, ne doit pas tre un exercice littraire, mais unexercice de sorcellerie.

    Jai ainsi crit sur les principes de la sorcellerieexactement tels que don Juan me les expliquait, dans lecontexte de son enseignement.

    Sa mthode denseignement comportait deuxcatgories dinstruction. Lune sappelait enseignements pour le ct droit , et se droulait dansun tat de conscience ordinaire. Lautre sappelait enseignements pour le ct gauche , et ne se pratiquaitque dans des tats de conscience accrue.

    Ces deux catgories permettaient aux matresdorienter leurs apprentis vers trois domaines deconnaissance : la matrise de la conscience, lart dutraqueur, et la matrise delintention.

    Ces trois domaines de connaissance sont les troisnigmes que rencontrent les sorciers dans leur qute dusavoir.

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    La matrise de laconscience est lnigme de la pense; cest la perplexit quprouvent les sorciers quand ilsreconnaissent la porte et le mystre stupfiants de laconscience et de la perception.

    Lart du traqueur est lnigme du cur ; cest letrouble qui sempare des sorciers lorsquils dcouvrentdeux choses : dune part que le monde nous sembleimmuablement objectif et rel en raison de particularitstenant notre conscience et notre perception ; dautrepart que si dautres particularits de la perception

    entrent en jeu, les choses mmes qui semblent siimmuablement objectives et relles, propos du monde,changent.

    La matrise de lintention est lnigme de lesprit, ou le

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    paradoxe de labstraction les penses et les actionsdes sorciers qui se projettent au-del de notre conditionhumaine.

    Les leons de don Juan sur lart du traqueur et lamatrise de lintention dpendaient de ses leons sur lamatrise de la conscience, qui tait la pierre angulaire deson enseignement, et qui reposait sur le principes debase suivants :1. Lunivers est une agglomration infinie de champsdnergie, qui ressemblent des fils de lumire.2. Ces champs dnergie, appels les manations delAigle, rayonnent partir dune source aux proportionsinimaginables appele mtaphoriquement lAigle.3. Les tres humains sont galement constitus parunnombre incalculable de ces mmes champs dnergieen forme de fils. Ces manations de lAigle forment uneagglomration ferme qui se prsente comme une boulede lumire de la dimension dun corps humain, dont lesbras sont tendus latralement et qui ressemble unoeuf lumineux gant.4. Seul un tout petit groupe de champs dnergie situsdans cette boule lumineuse est clair par un pointdune brillance intense qui se trouve sur la surface de laboule.5. La perception se produit lorsque les champsdnergiede ce petit groupe, qui entoure de trs prs le point debril-lance, projettent leur lumire de faon illuminer deschamps dnergie identiques se trouvant en dehors de laboule. Comme les seuls champs dnergie perceptiblessont ceux qui sont clairs par le point de brillance, on

    appelle ce point le point o la perception sassemble,ou simplement le point dassemblage .6. Le point dassemblage peut se dplacer de saposition ordinaire qui se trouve sur la surface de la boulelumineuse vers une autre position, que ce soit lasurface, ou vers lintrieur. Comme la brillance du pointdassemblage peut clairer nimporte quel champdnergie avec lequel il entre

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    en contact, il fait immdiatement briller de nouveauxchamps dnergie et les rend perceptibles lorsquil sestdplac vers une position nouvelle. Cette perception estappele voir.7. Quand le point dassemblage bouge, il permet laperception dun monde tout fait diffrent aussiobjectif et aussi rel que celui que nous percevons entemps normal. Les sorciers vont dans cet autre mondepour y trouver de lnergie, de la puissance, dessolutions des problmes gnraux ou particuliers, ou

    pour affronter linimaginable.8. Lintention est la force universelle qui nous faitpercevoir. Nous ne devenons pas conscients parce quenous percevons ; en fait, nous percevons cause de lapression et de lintrusion de lintention.9. Lobjectif des sorciers est daccder un tat deconscience totale afin dexprimenter toutes lespossibilits de perception qui soffrent lhomme. Cettat de conscience implique mme une autre faon demourir.

    Un niveau de connaissance pratique faisait partie delenseignement de la matrise de la conscience. ceniveau pratique, don Juan enseignait les procdsncessaires au dplacement du point dassemblage. Lesdeux grands systmes conus par les sorciers voyantsdes temps anciens pour y russir taient : le rve, lecontrle et lusage des rves ; et lart du traqueur, lecontrle du comportement,

    Dplacer son point dassemblage tait une manuvreessentielle que tout sorcier devait apprendre. Certains,les naguals, apprenaient aussi le faire pour dautres.Ils taient capables de dloger les points dassemblagede leur position habituelle en donnant aux autres unegrande tape directement sur le point dassemblage. Cecoup, qui tait res-

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    senti comme une claque sur lomoplate droitebien quele corps ne ft jamais touch entranait un tat deconscience accrue.

    En accord avec sa tradition, ctait uniquement dansces tats de conscience accrue que don Juan donnait lapartie la plus importante et la plus spectaculaire de sonenseignement : les instructions destines au ctgauche. En raison de la qualit extraordinaire de ces

    tats, don Juan exigea que je nen discute pas avecdautres avant que nous ayons t jusquau bout de lamthode denseignement des sorciers. Il ne me fut pasdifficile daccepter cette exigence. Dans ces tats deconscience uniques, mes possibilits de comprendre cetenseignement se trouvaient incroyablement accrues,mais, en revanche, mes moyens de le dcrire ou mmede men souvenir taient compromis. Je pouvais, dansces tats, fonctionner avec comptence et assurance,mais je ne me les rappelais pas du tout aussitt que jerevenais ma conscience normale.

    Il me fallut des annes pour pouvoir oprer laconversion cruciale de ma conscience accrue en simple

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    mmoire. Ma raison et mon bon sens retardaient cemoment parce quils se heurtaient de plein fouet labsurde, lincroyable ralit de la conscience accrue etde la connaissance directe. Pendant des annes, ledsordre cognitif qui en rsultait me fora luder lesujet en ny pensant pas.

    Tout ce que jai crit, jusquici, sur mon apprentissagede la sorcellerie a t un rcit des moyens par lesquelsdon Juan mapprit la matrise de la conscience. Je naipas encore dcrit lart du traqueur ou la matrise de

    lintention.Don Juan men a appris les principes et lesapplications, aid de deux de ses compagnons : unsorcier du nom de Vicente Medrano et un autre quisappelait Silvio Manuel, mais ce que jai pu apprendredeux demeure encore voil

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    par ce que don Juan appelait les complexits de la

    conscience accrue. Il m'a t jusquici impossibledcrire sur lart du traqueur et la matrise de laconscience, ou mme dy penser avec cohrence. J'aifait lerreur de les considrer comme des sujets relevantde la mmoire et du souvenir normaux. Cest juste, maiscependant cest faux. Pour rsoudre cette contradiction,

    je nai pas abord ces sujets directement ce qui estpratiquement impossible mais je lai fait indirectementpar le biais du thme sur lequel sachevaitlenseignement de don Juan : les histoires des sorciersdu pass.

    Il racontait ces histoires pour rendre vidents ce quilappelait les noyaux abstraits de ses leons. Mais jtaisincapable de saisir la nature des noyaux abstraitsmalgr ses explications dtailles, lesquelles, je le saismaintenant, taient plus destines mouvrir lesprit quexpliquer quoi que ce soit sur un mode rationnel. Safaon de parler me fit croire pendant plusieurs annesque ses explications sur les noyaux abstraitsressemblaient des dissertations acadmiques ; et toutce que je pouvais faire, dans ces circonstances, ctaitdaccepter ses explications comme une donne. Ellessintgrrent mon acceptation tacite de sesenseignements mais sans quil y et, de ma part, le

    jugement approfondi qui tait essentiel pour lescomprendre.

    Don Juan prsenta trois sries de six noyaux abstraits

    chacune, organises selon un niveau de complexit quiallait en augmentant. Jai trait ici de la premire sriequi se compose comme suit : les manifestations delesprit, le cognement de lesprit, la ruse de lesprit, ladescente de lesprit, les exigences de lintention et lemaniement delintention.

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    Les manifestations de lesprit

    LE PREMIER NOYAU ABSTRAIT

    Don Juan, quand il le fallait, me racontait decourtes histoires sur les sorciers de sa ligne,surtout sur son matre, le nagual Julian. Il nesagissait pas vraiment dhistoires, mais, plutt,de descriptions de la faon dont ces sorciers secomportaient et des aspects de leurpersonnalit. Ces rcits taient chacun destins clairer un sujet spcifique de monapprentissage.

    Javais entendu raconter les mmes histoirespar les quinze autres membres du groupe desorciers de don Juan, mais aucun de ces rcitsnavait russi me donner une image claire despersonnes quils dcrivaient. Comme je nedisposais daucun moyen pour convaincre donJuan de me donner plus de dtails sur cessorciers, je mtais rsign lide de ne jamaisrien savoir de profond leur sujet.

    Un aprs-midi, dans les montagnes duMexique mridional, don Juan, aprs mavoirdonn des explications supplmentaires sur lescomplexits de la

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    matrise de la conscience, fit une dclaration qui medconcerta totalement.

    Je crois quil est temps que nous parlions des sor-ciers de notre pass , dit-il.

    Don Juan mexpliqua quil tait temps que jecommence tirer des conclusions fondes sur unereprsentation systmatique du pass, des conclu-sions concernant la fois le monde de tous les jourset le monde des sorciers.

    Les sorciers portent un intrt vital leur pass,dit-il. Mais je ne parle pas de leur pass personnel. Pour les sorciers, leur pass, cest ce que dautres sor-ciers ont accompli jadis. Et ce que nous allons fairemaintenant, cest tudier ce pass.

    Lhomme ordinaire, lui aussi, tudie le pass.Mais cest essentiellement son pass personnel quiltudie, et il le fait pour des raisons personnelles. Lessorciers font tout fait le contraire ; ils consultentleur pass pour acqurir un point de rfrence.

    Mais nest-ce pas l ce que tout le monde fait ?Se tourner vers le pass pour trouver un point derfrence ?

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    Non ! rpondit-il catgoriquement. Lhommeordinaire se mesure son pass, quil sagisse de son pass personnel ou de la connaissance passe de sonpoque, dans le but dy trouver des justifications son comportement prsent ou futur, ou de se consti-tuer un modle. Seuls les sorciers cherchent authen-tiquement un point de rfrence dans leur pass.

    Peut-tre, don Juan, les choses seraient-ellesplus claires pour moi si vous me disiez ce quest un point de rfrence pour un sorcier.

    Pour les sorciers, tablir un point de rfrenceLes manifestations delesprit

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    signifie trouver une occasion dtudier lintention,rpondit-il., Ce qui correspond exactement au but dece dernier sujet denseignement. Et rien ne peutdonner aux sorciers une meilleure perspective surlintentionque le fait dtudier des histoires dautressorciers ayant lutt pour comprendre la mmeforce.

    Il mexpliqua quen tudiant leur pass, les sor-

    ciers de sa ligne tenaient soigneusement compte delordre abstrait fondamental de leur connaissance. Il y a vingt et un noyaux abstraits dans la sorcelle-

    rie, poursuivit don Juan. Et puis, fondes sur cesnoyaux abstraits, il y a dinnombrables histoires desorcellerie au sujet des naguals de notre ligne et deleur lutte pour comprendre lesprit. Il est temps dete dire ce que sont les noyaux abstraits et les histoiresde sorcellerie.

    Jattendis que don Juan commence me raconterces histoires, mais il changea de sujet et se remit mexpliquer la conscience.

    Attendez, protestai-je. Et les histoires de sorcelle-rie ? Vous nallez pas me les raconter ?

    Bien sr que si, dit-il. Mais ce ne sont pas deshistoires que lon peut raconter comme sil sagissaitde contes. Tu devras les examiner en dtail puis yrflchir encore les revivre, pour ainsi dire.

    Il y, eut un long silence. Je devins trs circonspectet jeus peur, en continuant lui demander de meraconter ces histoires, de mengager dans quelquechose que je pourrais regretter plus tard. Mais' macuriosit lemporta sur mon bon sens.

    Eh bien, continuons en parler , dis-je en ron-chonnant.

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    La force du silence

    Don Juan, ayant manifestement compris le fond de mapense, sourit malicieusement. Il se leva et me fit signe de lesuivre. Nous tions rests assis sur des rochers secs au fonddun petit ravin. Ctait le milieu de laprs-midi. Le ciel taitsombre et nuageux. Des nuages de pluie presque noirs, bas,taient suspendus au-dessus des cimes, lest. Encomparaison, les nuages hauts faisaient apparatre clair le cielau sud. Il avait plu abondamment, plus tt, mais ensuite la pluiesemblait stre retire dans une cachette, ne laissant planeraprs elle quune menace.

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    Jaurais d tre glac jusqu la moelle, car il faisait trs froid.Mais javais chaud. Alors que je serrais une pierre que don Juanmavait donne tenir, je me rendis compte que cette sensationde chaleur par un temps presque glacial mtait familire maisquelle me stupfiait chaque fois. Quand je paraissais sur le pointde geler, don Juan me donnait tenir une branche ou unepierre, ou dposait une touffe de feuilles sous ma chemise, lextrmit de mon sternum, et cela suffisait faire monter latemprature de mon corps.

    Javais essay en vain de recrer, tout seul, leffet produit par

    ses soins. Il me dit que ce ntaient pas ses soins qui mavaientpermis de continuer avoir chaud, mais son silence intrieur, etque les branches, les pierres ou les feuilles ntaient que destrucs destins immobiliser mon attention et la concentrer;

    Dun pas rapide, nous escaladmes la pente raide dunemontagne jusqu un mplat rocheux qui se trouvait tout fait ausommet. Nous nous trouvions sur les contreforts dune chanede montagnes plus

    Les manifestations de lesprit 25

    leve. Je voyais, du mplat rocheux, que le brouil-lard avait commenc se diriger vers lextrmit sudde la valle qui tait nos pieds. Des nuages bas et peu pais semblaient aussi descendre sur nous, par-tir des sommets noir-vert des hautes montagnes quise trouvaient louest. Aprs la pluie, sous le ciel nua-geux et sombre, la valle et les montagnes, lest etau sud paraissaient galement recouverts dun man-teau de silence noir-vert.

    Cest un endroit idal pour parler , dit donJuan, en sasseyant sur le sol rocheux dune grottepeu profonde qui tait dissimule.

    Cette grotte tait parfaite pour sasseoir cte cte. Nos ttes touchaient presque le plafond et nosdos pousaient confortablement la surface courbe dumur rocheux. On aurait dit que la grotte avait tdlibrment sculpte pour accueillir deux per-sonnes de notre taille.

    Je remarquai un autre caractre trange au sujetde cette grotte : quand jtais debout sur le mplat,

    je voyais toute la valle et la chane de montagnes lest et au sud, mais quand je masseyais, jtaisenserr par les rochers. Le mplat se trouvait pour-tant au niveau du sol de la grotte.

    Jallais signaler cet trange effet don Juan mais il

    me prcda. Cette grotte est faite par la main de lhomme, dit-

    il. Le mplat est inclin, mais lil ne peroit paslangle.

    Qui a construit cette grotte, don Juan ? Les anciens sorciers. Il y a des milliers dannes

    peut-tre. Et lune des particularits de cette grotteest que les animaux, les insectes et mme les gens ny

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    pntrent pas. Les anciens sorciers ont d lui infuserune charge de mauvais augure qui fait que tous les

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    tres vivants sy sentent mal laise. Mais, curieusement, je my sentais, sans raison,

    heureux et en scurit. Une sensation de plaisir phy-sique faisait vibrer mon corps tout entier. En fait,

    jprouvais lestomac la sensation la plus agrable,la plus dlectable. Ctait comme si on me chatouil-lait les nerfs.

    Je ne me sens pas mal laise, dis-je.Moi non plus, rpondit-il. Ce qui signifie seule-

    ment que nous ne sommes pas, toi et moi, si loin,

    quant au temprament, de ces vieux sorciers dupass : ce qui me proccupe normment. Jeus peur daller plus loin sur ce sujet, et jattendis

    quil prenne la parole. La premire histoire de sorcellerie que je vais te

    raconter sappelle Les manifestations de lesprit,commena don Juan. Mais ne te laisse pas mystifierpar cette formule. Les manifestations de lesprit nereprsentent que le premier noyau abstrait autourduquel est construite la premire histoire de sorcelle-rie. Ce premier noyau abstrait est en soi une histoire,poursuivit-il. Lhistoire dit quil tait une fois unhomme, un homme ordinaire, sans caractristiquesparticulires. Il tait, comme tout le monde, une voiede passage pour lesprit. Et, ce titre, comme tout lemonde, il faisait partie de lesprit, partie de labstrait.Mais il ne le savait pas. Le monde loccupait telle-ment quil navait en fait ni le temps ni lenvie dtu-dier la question.

    Lesprit essaya, en vain, de lui rvler ce qui lesliait. Recourant une voix intrieure, lesprit dvoila

    Les manifestations de lesprit 27

    ses secrets, mais lhomme tait incapable decomprendre ces rvlations. Naturellement, il enten-dait la voix intrieure, croyait que ctaient sespropres sentiments quil prouvait et ses proprespenses quil avait lesprit.

    Pour le tirer de son assoupissement, lesprit luidonna trois signes, trois manifestations successives.Lesprit croisa physiquement le chemin de lhommede la manire la plus visible. Mais lhomme ntaitconscient que de ses propres affaires.

    Don Juan sarrta et me regarda comme il avaitlhabitude de le faire quand il attendait mescommentaires et mes questions. Je navais rien dire.Je ne comprenais pas quoi il voulait en venir.

    Je viens de te faire part du premier noyau abs-

    trait, poursuivit-il. La seule chose que je pourraisajouter est que lesprit fut contraint davoir recours la ruse cause du total refus de comprendre dontlhomme faisait preuve. Et la ruse devint lessentieldu chemin des sorciers. Mais cela est une autre his-toire.

    Don Juan mexpliqua que les sorciers consid-raient ce noyau abstrait comme un schma dvne-ments, ou un modle rcurrent qui apparaissaitchaque fois que lintentionindiquait quelque chosede significatif. Les noyaux abstraits taient ainsi lesschmas denchanements complets dvnements.

    Il maffirma que par des moyens qui taient au-

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    del de la comprhension, tous les dtails de tous lesnoyaux abstraits se prsentaient plus dune fois tousles apprentis naguals. Il maffirma galement quilavait aid lintention mimpliquer dans tous lesnoyaux abstraits de sorcellerie, de la mme manire

    28La force du silence

    que son benefactor, le nagual Julian, et tous les naguals

    qui lavaient prcd avaient impliqu leurs appren-tis. Ce processus par lequel tous les apprentis nagualsfaisaient connaissance avec les noyaux abstraitsengendrait une srie de rcits btis autour de cesnoyaux abstraits et mettant en jeu les dtails particu-liers de la personnalit de chaque apprenti et des cir-constances o il se trouvait.

    Il me dit, par exemple, que javais ma propre ver-sion des manifestations de lesprit, quil avait lasienne, que son benefactoravait la sienne, de mmeque le nagual qui lavait prcd et ainsi de suite.

    Quelle est ma version des manifestations de les-prit ? lui demandai-je, un peu perplexe.

    Sil y a un guerrier qui sait cela, cest toi, rpondit-il. Aprs tout, tu as crit pendant des annes sur ceshistoires. Mais tu nas pas pris conscience des noyauxabstraits parce que tu es un homme pratique. Tunagis en tout que pour accrotre ton sens pratique.Bien que tu aies mani tes histoires jusqu puise-ment, tu nas jamais compris quelles comportaientun noyau abstrait. Tout ce que je fais tapparat donccomme une activit pratique souvent fantasque : cellequi consiste enseigner la sorcellerie un apprenti pas trs enthousiaste et, la plupart du temps, stupide.Aussi longtemps que tu considreras les choses ainsi,les noyaux abstraits tchapperont.

    Pardonnez-moi, don Juan, mais votre discoursest trs droutant. Que voulez-vous dire ?

    Jessaie daborder les histoires de sorcellerie entant que sujet, rpliqua-t-il. Je ne tai jamais parl decette question spcifiquement parce que, tradition-nellement, on la garde secrte. Il sagit du dernier

    Les manifestations de lesprit29

    stratagme de lesprit. On dit que le moment o lap-prenti comprend les noyaux abstraits est pareil celui o lon pose la pierre qui couronne et scelle une pyramide.

    La nuit commenait tomber et il semblait quilallait de nouveau pleuvoir. Je craignais que nous nenous retrouvions tremps, dans cette grotte, si le ventse mettait souffler dest en ouest. Jtais sr que donJuan le savait, mais il paraissait ne pas en tenircompte

    Il ne pleuvra pas avant demain mati, dit-il.Entendre rpondre mes penses me fit bondir

    involontairement et cogner ma tte contre le plafondde la grotte. Il y eut plus de bruit que de mal.

    Don Juan riait en se tenant les ctes. Au bout dunmoment, ma tte commena vraiment tre doulou-

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    reuse et je dus la masser. Ta compagnie mest aussi agrable que la

    mienne a d ltre mon benefactor , dit-il, et il seremit rire.

    Nous restmes silencieux pendant quelquesminutes. Le silence qui mentourait tait sinistre. Jecrus que jentendais le bruissement des nuages basqui descendaient des hautes montagnes vers nous.Puis je maperus que ce que jentendais tait le vent.De l o je me trouvais, on aurait dit le chuchote-

    ment de voix humaines. Jai eu la chance incroyable de suivre les ensei -gnements de deux naguals, dit don Juan, rompant lecharme magntique que le vent exerait sur moi cemoment-l. Lun tait, bien sr, mon benefactor, lenagual Julian, et lautre tait son benefactor, le nagualElias. Mon cas tait unique.

    30 La force du silenceLes manifestations de lesprit 31

    Mais pourquoi votre cas tait-il unique ?demandai-je.

    Parce que, depuis des gnrations, les nagualsont group leurs apprentis plusieurs annes aprsque leurs matres eurent quitt le monde, mexpli-qua-t-il. Sauf mon benefactor, Je devins lapprenti dunagual Julian huit ans avant que son benefactorquittele monde. Jai bnfici dune grce de huit ans.Ctait la chose la plus miraculeuse qui pouvait mar-river, car jai eu loccasion de recevoir lenseigne-ment de deux matres aux tempraments opposs.Ctait comme si jtais lev par un pre puissant etun grand-pre encore plus puissant qui ne voyaientpas les choses de la mme manire. Dans ce genredpreuve, le grand-pre gagne toujours. Je suis

    donc, proprement parler, le produit de lenseigne-ment du nagual Elias. Jtais plus proche de lui, nonseulement par temprament mais aussi par mon phy-sique. Je dirais que je lui dois mon bon quilibre. Cependant la plus grande partie du travail quil fallutpour faire de ltre misrable que jtais un guerrierimpeccable, je le dois mon benefactor, le nagualJulian.

    quoi ressemblait, physiquement, le nagualJulian ? demandai-je.

    Sais-tu quil mest difficile, jusqu prsent, deme le reprsenter ? dit don Juan. Je sais que celasemble absurde, mais selon les besoins de la cause, ou les circonstances, il pouvait tre jeune ou vieux,beau ou pas, mou et faible ou fort et viril, gros oumince, de taille moyenne ou trs petit.

    Voulez-vous dire que ctait un acteur jouantdiffrents rles grce des accessoires ?

    Non, il ny avait pas daccessoires et ce ntaitpas quun acteur. Ctait dabord, bien sr, un grand

    acteur, mais cela est autre chose. Le fait est quil taitcapable de se transformer et dincarner tous ces per-sonnages diamtralement opposs. tre un grandacteur lui permettait de rendre toutes les petites par-ticularits de comportement qui font la ralit dechaque tre humain spcifique. Disons quil tait laise chaque fois quil changeait de personnage.Comme tu es laise chaque fois que tu changes devtements.

    Je demandai avec impatience don Juan de mendire plus sur les transformations de son benefactor. Ilme rpondit que quelquun lui avait appris faire lalumire sur ces transformations, mais que pour aller

    plus loin il serait contraint de dborder sur dautreshistoires. De quoi avait lair le nagual Julian quand il ne se

    transformait pas ? Disons quavant de devenir nagual, il tait trs

    mince et muscl, dit don Juan. Il avait les cheveuxnoirs, pais et onduls. Il avait un long nez fin, degrandes dents blanches et robustes, un visage ovale,une mchoire forte, et des yeux marron fonc et bril-lants. Il mesurait peu prs un mtre quatre-vingts.Ce ntait pas un Indien, ni un Mexicain basan, ilntait pas blanc comme les Anglo-Saxons. En ralit,son teint, aurait-on dit, ne ressemblait aucun autre,surtout au cours de ses dernires annes, quand ilchangeait tout le temps et passait constammentdune couleur trs sombre une couleur trs claire,et inversement. Quand je lai rencontr pour la pre-mire fois, ctait un homme g la peau marron

    32 La force du silenceLes manifestations de lesprit 33

    clair, puis, avec le temps, il devint un jeune homme la peau claire, qui devait avoir peine quelquesannes de plus que moi. Javais, lpoque, vingt ans.

    Mais si ses changements dapparence physique

    nagual suscite un sentiment de reconnaissance irr-sistible chez ses disciples. Aprs tout un nagual lesforme et les guide travers des contres inimagina-bles.

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    taient tonnants, les changements dhumeur quiaccompagnaient chaque transformation ltaientencore plus. Par exemple, lorsquil tait jeune etgros, il tait jovial et sensuel. Quand ctait un vieilhomme dcharn, il tait mesquin et vindicatif.Quand il tait vieux et gros, ctait le plus grandimbcile du monde.

    tait-il jamais lui-mme ? demandai-je. Pas de la manire dont je suis moi-mme,

    rpondit-il. Comme les transformations ne mintres-

    sent pas, je suis toujours le mme. Mais il ntait pasdu tout comme moi. Don Juan me regarda comme sil valuait ma force

    intrieure. Il sourit, hocha la tte de droite gaucheet clata dun gros rire.

    Quy a-t-il de si drle, don Juan ? Le fait que tu sois encore trop pudibond et

    rigide pour apprcier pleinement la nature des trans-formations de mon benefactoret toute leur porte, dit-il. Jespre seulement que, lorsque je ten parlerai, tunen feras pas une obsession morbide.

    Je ne sais pourquoi, je me sentis soudain trs mal laise et dus changer de sujet.

    Pourquoi appelle-t-on les naguals benefactorsetnon pas simplement matres ? demandai-je nerveu-sement.

    Appeler un nagual un benefactorest une initia-tive que prennent ses apprentis, dit don Juan. Un

    Je lui fis remarquer que lenseignement tait lactele plus noble et le plus altruiste que lon puisseaccomplir envers quelquun.

    Pour toi, enseigner, cest parler de modles, dit-il. Pour un sorcier, enseigner, cest ce que fait unnagual vis--vis de ses apprentis. Pour eux, il utilise laforce dominante de lunivers : lintentionla forcequi modifie et rordonne les choses ou les maintienttelles quelles sont. Le nagual formule puis guide lesconsquences que cette force peut avoir sur ses dis-

    ciples. Sans lintentionformatrice du nagual, il nyaurait pour eux aucun merveillement, rien dimpo-sant. Et ses apprentis, au lieu de sembarquer pourun voyage magique vou la dcouverte, nappren-draient quun mtier : ils seraient gurisseurs, sor-ciers, devins, charlatans ou autre chose. Pouvez-vous mexpliquer lintention ?demandai-

    je. La seule faon de connatre lintention, me

    rpondit-il, est de la connatre directement, traversun lien vivant qui existe entre lintention et tous lestres sensibles. Les sorciers appellent intentionlindes-criptible, lesprit, labstrait, le nagual. Je prfreraislappeler nagual, mais cela se confond avec le nomdu chef, du benefactor, quon appelle aussi le nagual.Jai donc choisi de lappeler lesprit, lintention, labs-trait.

    Don Juan sarrta subitement et me recommandade rester silencieux et de penser ce quil mavait dit.

    34 La force du silence

    Le ciel tait devenu trs sombre. Le silence tait si profond quaulieu de mapaiser il me plongea dans un tat dagitation. Je nepouvais mettre de lordre dans mes penses. Jessayai de meconcentrer sur lhistoire quil mavait raconte, mais au lieu decela je pensai tout et rien, jusqu ce qu la fin jemendorme.

    LIMPECCABILIT DU NAGUAL ELIAS

    Je navais aucun moyen de savoir combien de temps je dormisdans cette grotte. La voix de don Juan me fit sursauter et je merveillai. Il tait en train de me dire que la premire histoire de

    sorcellerie concernant les manifestations de lesprit tait uneexplication de la relation existant entre lintention et le nagual.Lhistoire disait comment lesprit tendait un pige au nagual, futurdisciple, et comment le nagual devait valuer le pige avant dedcider de laccepter ou de le rejeter.

    Il faisait trs sombre dans la grotte, et on tait ltroit dans cetespace rduit. Une superficie de cette dimension maurait port la claustrophobie en temps ordinaire, mais la grotte ne faisaitque me calmer, chassant mon dsagrment. Et puis, quelquechose dans la configuration de cette grotte absorbait les chosdes mots que prononait don Juan.

    Don Juan mexpliqua que tout acte accompli par les sorciers,en particulier par les naguals, ltait soit comme un moyen de

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    renforcer leur lien avec lintention, soit comme une ractiondclenche par ce lien lui-mme. Les sorciers, et les nagualsplus prcis-

    Les manifestations de lesprit 35

    ment, devaient donc tre activement et en permanence lafftdes manifestations de lesprit. On appelait ces manifestationsdes gestes de lesprit ou, plus simplement, des indications oudes prsages.

    Il me raconta nouveau une histoire que je connaissais :lhistoire de sa rencontre avec son benefactor, le nagual Julian.

    Don Juan avait t amen force de cajoleries par deuxhommes malhonntes travailler dans une hacienda isole. Lundes hommes, le contrematre de lhacienda, avait carrment prispossession de don Juan et en avait, en ralit, fait un esclave.

    Dsespr, et sans autre recours, don Juan senfuit. Lecontrematre violent le poursuivit et lattrapa sur une route decampagne o il lui tira une balle dans la poitrine et le laissa pourmort.

    Don Juan tait tendu, inconscient, sur la route, saignant mort, quand arriva le nagual Julian. Se servant de sa science degurisseur, celui-ci arrta lhmorragie, emmena don Juan,encore inconscient, chez lui et le soigna.

    Les indications que lesprit fournit au nagual Julian proposde don Juan consistaient, dabord, en une petite tornade quisouleva un cne de poussire sur la route, quelques mtres delendroit o ce dernier tait tendu. Le second prsage fut lapense qui avait travers lesprit du nagual Julian un instantavant quil entende la dtonation du revolver tout prs de lui, savoir quil tait temps pour lui davoir un apprenti nagual. Unpeu plus tard, lesprit lui envoya le troisime prsage, lorsque lenagual Julian courut pour se cacher, et, au lieu de cela, se

    cogna contre le tueur, le mettant en fuite et lempchant

    36

    La force du silence

    peut-tre de tirer une seconde fois sur don Juan. Entrer encollision avec quelquun tait le genre de faute quaucun sorcier,encore moins un nagual, ne devait jamais commettre.

    Le nagual Julian valua immdiatement loccasion. Lorsquilvitdon Juan, il comprit la raison de la manifestation de lesprit : ily avait l un homme double, un parfait candidat pour tre sonapprenti nagual.

    Cela provoqua en moi un doute harcelant, dordre rationnel.

    Je voulais savoir si les sorciers pouvaient se tromper danslinterprtation dun prsage. Don Juan me rpondit que maquestion, bien quelle part parfaitement lgitime, taitinapplicable, comme la majorit de mes questions, parce que jeles posais en me rfrant mes expriences du monde de tousles jours. Elles concernaient ainsi toujours des mthodesprouves, des marches suivre et des rgles mticuleuses,mais navaient aucun rapport avec les principes de la sorcellerie.Il souligna que le vice de mon raisonnement provenait de ce que

    je ny intgrais jamais les expriences que javais vcues dans lemonde des sorciers.

    Je lui dis que trs peu de mes expriences vcues dans lemonde des sorciers avaient bnfici de continuit et que je nepouvais donc pas me servir de ces expriences aujourdhui dans

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    ma vie de tous les jours. Je ne mtais souvenu de tout que trsrarement, et seulement lorsque je me trouvais dans des tats deprofonde conscience accrue. Au niveau de conscience accrueauquel jaccdais dordinaire, la seule exprience dunecontinuit entre le pass et le prsent tait le fait que je leconnaissais, lui.

    Il me rpondit sur un ton mordant que jtais par-

    Les manifestations de lesprit37

    faitement capable de mengager dans les raisonnements dessorciers parce que javais fait lexprience des principes de lasorcellerie dans mon tat de conscience normal. Il ajouta, avecplus de douceur, que la conscience accrue ne rvlait rien avantque tout ldifice de la sorcellerie ft achev.

    Ensuite, il rpondit ma question sur la possibilit que lessorciers pussent mal interprter les prsages. Il mexpliqua quelorsquun sorcier interprtait un prsage, il connaissait sasignification exacte sans avoir la moindre ide des moyens parlesquels il la connaissait. :Ctait l un effet ahurissant du lien decommunication avec lintention. Les sorciers avaient un sens dela connaissance directe des choses. Le degr de leur certitude

    dpendait de la force et de la clart du lien qui tait en eux.Il me dit que le sentiment que tout le monde connat sous lenom d intuition est lactivation de notre lien avec lintention.Et comme les sorciers recherchent dlibrment lacomprhension et le renforcement de ce lien, on peut dire quilssavent tout par intuition, infailliblement et exactement. Lire lesprsages est une chose banale pour les sorciers les erreurs nesurviennent que lorsque les sentiments personnels interviennentet obscurcissent chez le sorcier le lien de communication aveclintention. Autrement, leur connaissance directe est tout faitexacte et fonctionnelle.

    Nous demeurmes silencieux un moment.Tout coup, il me dit : Je vais te raconter une histoire sur le

    nagual Elias et la manifestation de les- prit. Lesprit se manifeste un sorcier, surtout un nagual, tout bout de champ. Celanest cependant

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    La force du silence

    pas toute la vrit. La vrit, cest que lesprit se rvle tout lemonde avec la mme intensit et la mme uniformit, mais queseuls les sorciers et surtout les naguals sont lunisson avecces rvlations.

    Don Juan commena son histoire. Il me dit que le nagual Eliasstait rendu un jour la ville sur son cheval, auquel il avait faitprendre un raccourci travers des champs de mas, quand,soudain, le cheval se cabra, effray par le vol bas et rapide dunfaucon qui faillit, quelques centimtres prs, heurter lechapeau de paille du nagual. Le nagual descenditimmdiatement de selle et se mit regarder alentour. Il vit untrange jeune homme au milieu des pis de mas hauts et secs.Lhomme tait vtu dun costume noir coteux et semblaittranger. Le nagual Elias tait habitu voir des paysans ou despropritaires terriens dans les champs, mais il navait jamais vuun citadin lgant sy dplacer avec un ddain apparent pourses chaussures et ses vtements de prix.

    Le nagual attacha son cheval et marcha vers le jeune homme.Il reconnut dans le vol du faucon, comme dans lhabillement delhomme, dvidentes manifestations de lesprit dont il ne pouvait

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    pas ne pas tenir compte. Il sapprocha trs prs du jeune hommeet vit ce qui se passait. Lhomme poursuivait une paysanne quicourait quelques mtres devant, se drobant et riant avec lui.

    La contradiction tait tout fait vidente pour le nagual. Lesdeux personnes qui gambadaient dans le champ de masnallaient pas ensemble. Le nagual se dit que lhomme devaittre le fils du propritaire et

    Les manifestations de lesprit39

    la femme une servante de leur maison, Il se sentit gn de lesobserver et se trouvait sur le point de rebrousser chemin quandle faucon survola nouveau le champ de bl et, cette fois,effleura la tte du jeune homme. Le faucon alarma le couple quisarrta et regarda en lair, essayant de prvoir un autre survol.Le nagual remarqua que lhomme tait mince et beau et quilavait des yeux obsdants et inquiets.

    .Puis le couple se lassa dattendre le faucon et reprit ses jeux.Lhomme attrapait la femme, lenlaait et la posait doucementpar terre. Mais au lieu dessayer de lui faire lamour, comme lenagual pensait que cela se passerait, il se dshabilla et paradanu en face de la femme.

    Elle ne ferma pas les yeux timidement, ni ne cria de frayeur oude confusion. Elle gloussa, fascine par le jeune homme nu quicaracolait, tournait autour delle comme un satyre, faisant desgestes obscnes et riant. Finalement, apparemment subjuguepar cette vision, elle poussa un cri sauvage, se leva et se jetadans les bras du jeune homme.

    Don Juan me dit que le nagual Elias lui avoua que lesindications de lesprit, dans ce cas, avaient t trsdconcertantes. Il sautait aux yeux que lhomme tait fou. Sinon,sachant combien les paysans protgeaient leurs femmes, ilnaurait pas envisag de sduire une jeune paysanne en plein

    jour, quelques mtres de la route et nu par-dessus lemarch.

    Don Juan clata de rire et me dit qu lpoque, pour sedshabiller et se livrer un acte sexuel en pleine lumire dansce genre de lieu, il fallait tre fou ou bni par lesprit. Il ajoutaque ce que cet homme avait fait pouvait ne pas paratreremarquable aujour-

    40La force du silence

    dhui. Mais, en ce temps-l, il y a presque cent ans, les genstaient infiniment plus inhibs.

    Le nagual Elias acquit la conviction, devant tout cela, etaussitt quil posa les yeux sur lhomme, que celui-ci tait lafois fou et bni par lesprit. Il craignait que des paysans nepassent par l, ne soient pris de fureur et ne lynchent lhommeimmdiatement. Mais personne ne vint. Le nagual eutlimpression que le temps avait t suspendu.

    Quand lhomme eut fini de faire lamour, il shabilla, tira unmouchoir, enleva mticuleusement la poussire de seschaussures et, sans cesser de faire de folles promesses lafille, sen alla. Le nagual Elias le suivit. En fait, il le suivit pendantplusieurs jours et apprit quil sappelait Julian et quil tait acteur.

    Par la suite, le nagual le vit assez souvent sur scne pour serendre compte que cet acteur possdait un grand charisme. Lepublic, surtout les femmes, laimait. Et il ne se gnait pas pour seservir de ses dons charismatiques dans le but de sduire sesadmiratrices. Pendant que le nagual suivait lacteur, il put

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    constater plus dune fois sa technique de sduction. Elleconsistait se montrer nu ses admiratrices en adorationaussitt quil avait russi les isoler, puis attendre jusqu ceque les femmes, stupfies par sa parade, cdent. Cettetechnique semblait trs bien marcher. Le nagual dut admettreque tout russissait lacteur, une exception prs. Il souffraitdune maladie mortelle. Le nagual avait vu lombre noire de lamort, qui le suivait partout.

    Don Juan mexpliqua nouveau une chose quil mavait ditedes annes plus tt savoir que notre mort tait une tache

    noire situe juste au-dessous de

    Les manifestations de lesprit41

    notre paule gauche. Il me dit que les sorciers savaient quandune personne tait prs de mourir parce quils voyaient cettetache noire qui devenait une ombre mouvante, de la taille et dela forme exactes de la personne laquelle elle correspondait.

    Reconnaissant la prsence imminente de la mort, le nagual futplong dans une perplexit qui le paralysa. Il se demandait

    pourquoi lesprit choisissait une personne aussi malade. Il avaitappris que dans un tat naturel ctait le remplacement, et non larparation qui prvalait. Et le nagual doutait de disposer de lacapacit ou de la force ncessaire pour soigner ce jeunehomme, ou pour repousser lombre noire de sa mort. Il doutaitmme de pouvoir comprendre pourquoi lesprit lavait entrandans une parade qui tait un gchis si manifeste.

    Le nagual ne put que rester auprs de lacteur, le suivre l oil allait, et attendre loccasion de voir plus profondment. DonJuan mexpliqua que la premire raction dun nagual, quand ilaffronte les manifestations de lesprit, est de voir la personnedont il est question. Le nagual avait fait preuve de mticulositpour voir lhomme ds quil avait pos les yeux sur lui. Il avaitgalement vu la paysanne qui participait de la manifestation delesprit, mais il navait rien vuqui, selon lui, aurait pu justifier ledploiement de lesprit.

    Cependant, alors quil assistait une nouvelle tentative desduction, la capacit de voir du nagual acquit une nouvelleprofondeur. Cette fois, ladmiratrice perdue de lacteur tait lafille dun riche propritaire. Et elle tait, ds le dbut, totalementmatresse de la situation. Le nagual tait au courant de

    42La force du silence

    leur rendez-vous parce quil lavait entendue mettre lacteur audfi de la rencontrer le lendemain. Le nagual tait cach, lheure dite, de lautre ct de la rue quand la jeune femme quittasa maison et, au lieu de se rendre la premire messe, elle allarejoindre lacteur. Celui-ci lattendait et elle lincita, par desclineries, la suivre dans les champs. Il sembla hsiter maiselle se moqua de lui et ne lui permit pas de reculer.

    Comme il les regardait sloigner furtivement, le nagual eut laconviction absolue que quelque chose allait se produire ce jour-l sans quaucun des joueurs ne sy attende. Il vit que lombrenoire de lacteur avait grandi jusqu mesurer deux fois la taillede celui-ci. Le nagual dduisit, en constatant la mystrieuseduret du regard de la jeune femme, quelle aussi avait sentilombre noire de la mort un niveau intuitif. Lacteur semblait

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    soucieux. Il ne riait pas comme il lavait fait dans dautrescirconstances.

    Ils marchrent assez loin. un moment donn, ils reprrentle nagual qui les suivait, mais celui-ci fit immdiatementsemblant de travailler la terre, comme. un paysan du coin. Cettefeinte permit au couple de se dtendre et au nagual de serapprocher.

    Puis vint le moment o lacteur ta ses vtements et semontra la fille. Mais au lieu de se pmer et de tomber dans sesbras, comme lavaient fait ses autres conqutes, cette fille se mit

    le frapper. Elle lui donna sans merci des coups de pied et depoing et marcha sur ses orteils nus, ce qui le fit crier de douleur.Le nagual savait que lhomme navait ni menac ni fait de mal

    la jeune femme. Il navait pas pos un

    Les manifestations de lesprit43

    doigt sur elle. Elle tait seule se battre. Lui essayait seulementdesquiver les coups et, continuellement, mais sansenthousiasme,. de la sduire en lui montrant ses partiesgnitales.

    Le nagual tait la fois rempli dadmiration et de dgot. Il

    percevait que lacteur tait un libertin incorrigible, mais ilpercevait aussi aisment quil y avait en lui quelque chosedunique, bien que de rvoltant. Cela dconcertait le nagual devoir que le lien de communication de cet homme avec lesprittait extraordinairement clair.

    Enfin, lagression prit fin. La femme cessa de battre lacteur.Mais ce moment-l, au lieu de senfuir, elle cda, stendit etdit lacteur quil pouvait agir sa guise.

    Le nagual remarqua que lhomme tait tellement puis quiltait pratiquement inconscient. Pourtant, malgr sa fatigue, il yalla et consomma lacte.

    Le nagual riait et mditait sur linutilit de la grande vigueur etde la forte dtermination de lhomme au moment o la femmecria et o lacteur commena suffoquer. Le nagual vit commentlombre noire frappa lacteur. Elle plongea comme un poignard,avec une exactitude parfaite, dans son trou.

    Don Juan fit alors une digression pour mexpliquer quelquechose dont il mavait dj parl : il mavait dcrit le trou commeune ouverture situe dans notre cocon lumineux, la hauteur dunombril, o la force de la mort ne cessait de frapper. Ce que donJuan mexpliquait maintenant tait que, quand la mort frappaitdes tres en bonne sant, il sagissait dun coup semblable celui dun ballon sem-

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    La force du silence

    blable un coup de poing. Mais lorsque les tres taientmourants, la mort les frappait dun coup qui ressemblait uncoup de poignard.

    Ainsi le nagual Elias savait parfaitement que lhomme taitcomme mort, et que sa mort mettait automatiquement un terme son propre intrt lgard des desseins de lesprit ; il ny avaitplus de desseins ; la mort avait tout aplani.

    Il sortit de sa cachette et commena sen aller quandquelque chose le fit hsiter. Il sagissait du calme de la jeunefemme. Elle se revtait avec nonchalance des quelquesvtements quelle avait ts et sifflait un air peu mlodieuxcomme si de rien ntait.

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    Le nagual vit ensuite quen se dtendant pour accepter laprsence de la mort, le corps de lhomme avait libr un voileprotecteur et rvl sa vritable nature. Ctait un homme doubleaux ressources fabuleuses, capable de crer un cran des finsde protection ou de dguisement un sorcier naturel et uncandidat parfait pour tre lapprenti dun nagual, si ce ntaitlombre noire de la mort.

    Le nagual tait compltement dcontenanc cette vue. Ilcomprenait maintenant les desseins de lesprit mais ne pouvaitpas comprendre comment un homme aussi inutile pouvait

    sinscrire dans lordre des choses tabli par les sorciers.Entre-temps, la femme stait leve, et sans mme un regardpour lhomme, dont le corps tait contorsionn par les spasmesde lagonie, elle sen alla.

    Le nagual vitalors sa luminosit et comprit que son extrmeagressivit provenait dun norme flux dnergie superflue. Il futconvaincu que si elle nem-

    Les manifestations de Lesprit45

    ployait pas cette nergie bon escient, celle-ci prendraitlavantage sur elle et quon ne pouvait pas savoir quels malheurs

    il en rsulterait.Tandis que le nagual observait lindiffrence avec laquelle ellesloignait, il se rendit compte que lesprit lui avait envoy uneautre manifestation. Il fallait quil soit calme, nonchalant. Il fallaitquil agisse comme sil navait rien perdre et quil interviennedans cet esprit. Comme un vritable nagual, il dcida desattaquer limpossible, sans autre tmoin que lesprit.

    Don Juan me dit, en guise de commentaire, quil fallait desincidents de ce genre pour vrifier si un nagual lest vraiment ousil sagit dun imposteur. Les naguals prennent des dcisions.Sans se soucier des consquences, ils se livrent une action ouchoisissent de ne pas le faire. Les imposteurs rflchissent ettombent dans la paralysie. Ayant pris sa dcision, le nagual Eliassapprocha, en marchant lentement, de lhomme mourant et fit lapremire chose que son corps, et non pas son esprit, lui imposade faire : il frappa le point dassemblage de lhomme pour le faireaccder la conscience accrue. Il frappa lhomme plusieurs foisavec frnsie jusqu ce que son point dassemblage sedplace. Aids par la force de la mort elle-mme, les coups dunagual envoyrent le point dassemblage de lhomme vers unendroit o la mort ne comptait plus et, l, il cessa de mourir.

    Quand lacteur se remit respirer, le nagual avait prisconscience de lampleur de sa responsabilit. Si lhomme devaitlutter contre la forc de sa mort, il lui fallait rester dans un tatprofond de conscience

    46 La force du silenceLes manifestation de lesprit 47

    accrue jusqu ce que la mort ait t repousse. Ladtrioration physique avance de lhomme impliquait quonne pouvait pas le dplacer sous peine de le voir mouririmmdiatement. Le nagual fit la seule chose possible tantdonn les circonstances : il construisit une cabane autour ducorps. L, pendant trois mois, il soigna lhommecompltement immobilis.

    Mes penses rationnelles prirent le dessus, et au lieudcouter simplement je voulus savoir comment le nagualElias avait pu construire une cabane sur une terreappartenant quelquun dautre. Je connaissais la passion

    Le nagual porta la jeune femme jusqu lendroit reposait lacteur. Puis il passa toute la journe essayerlempcher, elle, de perdre lesprit et, lui, de perdre la vie.

    Quand il fut bien certain de contrler relativementsituation, il alla trouver le pre de la jeune femme et luique la foudre devait avoir frapp sa fille et lavoir rendprovisoirement folle. Il emmena le pre lendroit o tait tendue et lui dit que le jeune homme avait reu tola charge de la foudre dans le corps, sauvant ainsi la dune mort certaine, mais au prix dun choc tel quon pouvait pas le transporter.

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    des paysans pour la proprit de la terre et le sens duterritoire qui laccompagnait.

    Don Juan admit quil avait pos cette question lui-mme.Et le nagual Elias avait rpondu que ctait lesprit lui-mmequi lavait permis. Ctait le cas pour tout ce quun nagualentreprenait, condition quil suive les manifestations delesprit.

    La premire chose que fit le nagual Elias, quand lacteurse remit respirer, fut de courir aprs la jeune femme. Elleconstituait une partie importante de la manifestation de

    lesprit. Il la rattrapa non loin de lendroit o reposait lacteur peine vivant. Au lieu de lui parler de la situation critique ose trouvait lhomme et de tenter de la convaincre de laider, ilassuma encore une fois la responsabilit totale de sesactions et sauta sur elle comme un lion, en frappant sonpoint dassemblage dun coup puissant. Lacteur et elletaient tous deux capables de supporter des coupsprovenant de la vie ou de la mort. Son point dassemblagese dplaa, mais se mit bouger de faon irrgulire dsquil fut libr.

    Le pre reconnaissant aida le nagual construirecabane pour lhomme qui avait sauv sa fille. Et, en tmois, le nagual ralisa limpossible. Il gurit le jeuhomme.

    Quand le temps vint de partir, pour le nagual, son sensla responsabilit et son devoir exigrent de lui quil prvn

    jeune femme de son nergie excessive et consquences que celle-ci pourrait avoir sur sa vie et sbien-tre, et de lui demander, en mme temps, de rejoinle monde des sorciers qui serait sa seule dfense contre

    force dautodestruction.La femme ne rpondit pas. Et le nagual Elias fut obliglui dire ce que tous les naguals ont dit travers les geun futur apprenti : que les sorciers parlent de la sorcellecomme dun oiseau magique et mystrieux qui sest arrun moment, dans son vol, pour donner lhomme lespoir et un but ; que les sorciers vivent sous laile de oiseau, quils appellent loiseau de la sagesse, loiseau delibert ;

    48La force du silence

    quils le nourrissent de leur dvouement et de leur impeccabilit.Il lui dit que les sorciers savaient que le vol de loiseau de lalibert dessinait toujours une ligne droite, car il ne pouvait pasfaire de boucle, ni faire demi-tour et revenir ; et que loiseau de lalibert ne pouvait faire que deux choses, emmener les sorciersavec lui ou les laisser.

    Le nagual Elias ne pouvait pas tenir le mme langage au jeune acteur, qui tait encore mortellement malade. Le jeunehomme navait gure de choix. Pourtant, le nagual lui dit que, silvoulait tre soign, il devait suivre le nagual sans condition.Lacteur accepta tout de suite.

    Le jour o le nagual Elias et lacteur commencrent partirpour rentrer chez eux, la jeune femme attendait silencieusementen bordure de la ville. Elle ne portait pas de valise, pas mme unpanier. Elle semblait tre seulement venue les voir partir. Lenagual continua marcher sans la regarder, mais lacteur, portsur un brancard, seffora de lui dire au revoir. Elle rit et se joignitsans un mot au groupe du nagual. Elle nprouvait pas de doute,elle navait pas de problmes lide de tout abandonner. Elleavait parfaitement compris quil ny aurait pas dautre occasionpour elle, que loiseau de la libert emmenait les sorciers aveclui ou les laissait.

    Don Juan dclara, en guise de commentaire, que cela ntaitpas surprenant. La force de la personnalit du nagual taittoujours si crasante quil tait pratiquement irrsistible, et lenagual Elias avait profondment touch ces deux personnes. Il

    avait dispos de trois mois dinteraction quotidienne pour leshabituer sa cohrence, son dtachement, son

    Les manifestations de lesprit49

    objectivit, Sa sobrit les avait enchants et, surtout,son dvouement total envers eux. Par son exemple etses actions, le nagual Elias leur avait donn unaperu substantiel du monde des sorciers : un mondequi soutient et nourrit, mais un monde extrmement

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    2 Le cognement de lesprit

    LABSTRAIT

    Nous retournmes vers la maison de don Juan auxpremires heures du matin. Il nous fallut beaucoupde temps pour descendre la montagne, principale-ment parce que javais peur de tomber dans un prci-pice cause de lobscurit et que don Juan devait

    continuellement sarrter pour reprendre le souffleperdu se rire de moi.

    Jtais mort de fatigue, mais je ne pouvais pasmendormir. Avant midi, il commena pleuvoir. Lebruit de la forte averse sur le toit de tuile, au lieu deme porter la somnolence, effaa toute trace desommeil.

    Je me levai et me rendis la recherche de donJuan. Je le trouvai assoupi dans un fauteuil. Aumoment o japprochai de lui, il tait tout faitrveill. Je lui dis bonjour.

    On dirait que vous navez pas de mal vousendormir, lui dis-je.

    Quand tu as eu peur ou que tu as t boule-

    Le cognement de lesprit51

    vers, ne ttends pas sur un lit pour dormir, me dit-ilsans me regarder. Dors assis sur un fauteuil moelleuxcomme je le fais.

    Il mavait suggr une fois, pour doter mon corpsdun repos rparateur, de prendre de longs momentsde sommeil, couch sur le ventre, mon visage tournvers la gauche, et mes pieds dpassant du lit. Pour vi-ter davoir froid, il me recommanda de recouvrir mes

    paules dun oreiller mou, loin de ma nuque, et deporter de grosses chaussettes ou de garder simple-ment mes chaussures.

    Quand jentendis cela pour la premire fois, jecrus quil plaisantait, mais je changeai davis plustard. Le fait de dormir dans cette position me per-mettait de me reposer extraordinairement bien.Quand je lui parlai de ces rsultats surprenants, il meconseilla de suivre ses suggestions la lettre sans mesoucier de le croire ou non.

    Je fis remarquer don Juan quil aurait pu me par-ler de la position du sommeil assis la veille. Je lui expliquai que mon insomnie, part ma fatigue

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    extrme, tait due une trange inquitude au sujetde ce quil mavait dit dans la grotte des sorciers.

    La ferme ! sexclama-t-il. Tu as vu et entendu deschoses infiniment plus pnibles sans perdre unmoment de sommeil. Cest autre chose qui tedrange.

    Je crus un moment quil voulait dire que je navaispas t sincre avec lui quant ce qui me proccupaitvraiment. Je commenai mexpliquer, mais il conti-nua parler comme si je navais pas ouvert la

    bouche.

    52

    La force du silence

    Tu as dit catgoriquement hier soir que la grottete mettait mal laise, dit-il. Eh bien, ce fut visible-ment le cas. Hier soir, je ne me suis plus tendu surle sujet de la grotte parce que jattendais de voir taraction.

    Don Juan mexpliqua que cette grotte avait tconue par des sorciers, dans des temps anciens,pour servir de catalyseur. On lavait construite soi-

    gneusement sous cette forme pour abriter deux per-sonnes et deux champs dnergie. La thorie des sor-ciers voulait que la nature du rocher et la maniredont il avait t sculpt permettent aux deux corps,aux deux boules lumineuses, dentremler leurnergie.

    Je tai emmen cette grotte exprs, poursuivit-il, non pas parce que je laime je ne laime pasmais parce quelle a t cre comme un instrumentservant plonger profondment lapprenti dans laconscience accrue. Mais, malheureusement, demme quelle peut tre utile, elle peut embrouillerles choses. Les anciens sorciers ntaient pas portssur la pense. Ils penchaient vers laction.

    Vous dites toujours que votre benefactortaitainsi.

    Il sagit l dune exagration de ma part, rpon-dit-il, trs proche de celle qui me fait te traiter dim-bcile. Mon benefactortait un nagual moderne,engag dans la poursuite de la libert, mais il pen-chait vers laction plutt que vers les penses. Tu esun nagual moderne, engag dans la mme qute,mais tu penches lourdement vers les aberrations dela raison.

    Le cognement de lesprit53

    Il avait d trouver sa comparaison trs drle ; sonrire rsonna dans la pice vide.

    Quand je ramenai la conversation sur le sujet de lagrotte, il fit semblant de ne pas mentendre. Je savaisquil faisait semblant, cause de la lueur de sonregard et de la faon dont il souriait.

    Hier soir, je tai dlibrment expos le premiernoyau abstrait, dit-il, dans lespoir quen rflchissantsur: la faon dont je me suis comport avec toi aucours de ces annes, tu te ferais une ide des autresnoyaux. Tu es auprs de moi depuis longtemps, tume connais donc trs bien. Pendant toutes les

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    minutes qua dur notre association, jai essaydadapter mes actions et mes penses aux modlesdes noyaux abstraits.

    Lhistoire du nagual Elias est une autre affaire.Bien que lhistoire semble concerner des gens, ilsagit en ralit dune histoire traitant de lintention.Lintentioncre des difices devant nous et nousinvite ypntrer. Cest. de cette faon que les sor-ciers comprennent ce qui se passe autour deux.

    Don Juan me rappela que javais toujours insist

    pour essayer de dcouvrir lordre sous-jacent de toutce quil me disait. Je crus quil me critiquait pour mestentatives de transformer tout ce quil menseignaiten problme de sciences sociales. Je commenai luidire que ma conception des choses avait cong sousson influence. Il marrta et sourit.

    Tu ne penses vraiment pas tout fait comme ilfaut, dit-il, et il soupira. Je veux que tu comprenneslordre sous-jacent de ce que je tenseigne. Monobjection concerne ce que tu prends pour lordresous-jacent. Celui-ci reprsente pour toi des proc-

    54La force du silence

    dures secrtes ou une logique cache. Pour moi, celareprsente deux choses : la fois ldifice que linten-tionfabrique en un clin dil et place devant nouspour que nous y pntrions, et les signes quelle nousenvoie pour que nous ne nous perdions pas une foisdedans.

    Comme tu vois, lhistoire du nagual Elias taitplus quun simple rcit des dtails squentiels qui composaient lvnement, poursuivit-il. Au-dessousde tout cela, il y avait ldifice de lintention. Et lhis-toire tait destine te donner une ide de cequtaient les naguals du pass, de manire que tureconnaisses leur faon de faire pour adapter leurspenses et leurs actions aux difices de lintention.

    Il y eut un silence prolong. Je navais rien dire.Plutt que de laisser mourir la conversation, je dis lapremire chose qui me passa par lesprit. Je dis que jemtais fait une opinion trs positive du nagual Elias,daprs les histoires que javais entendues son sujet. Jaimais le nagual Elias, mais, pour des raisons que

    jignorais, tout ce que don Juan mavait dit du nagualJulian me gnait.

    La seule mention de mon malaise ravit dmesur-ment don Juan. Il dut se lever de sa chaise pour nepas touffer de rire. Il mit son bras sur mon paule

    et me dit que nous aimions ou hassions ceux quitaient des reflets de nous-mmes.

    nouveau, une timidit stupide mempcha de luidemander ce qu'il entendait par l. Don Juan conti-nua rire, manifestement conscient de mon humeur.Il dit finalement que le nagual Julian tait pareil unenfant dont la sobrit et la modration venaient tou-

    jours de lextrieur. Il navait pas de discipline int-

    Le cognement de lesprit 55

    rieure au-del de sa formation dapprenti en sorcel-lerie.

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    Jprouvai un besoin pressant et irrationnel de medfendre. Je dis don Juan que ma discipline prove-nait de lintrieur de moi-mme.

    Bien sr, dit-il avec condescendance. Tu ne peuxpas tattendre lui ressembler exactement, Et ilrecommena rire.

    Parfois don Juan mexasprait tellement que jtaissur le point de hurler. Mais mon humeur ne dura pas

    longtemps. Elle se dissipa si vite quune autre proc-cupation commena se dessiner. Je demandai don

    Juan sil tait possible que jaie accd laconscience accrue sans men rendre compte. Oupeut-tre y tais-je demeur depuis plusieurs jours ?

    cette tape, on accde tout seul la conscienceaccrue, dit-il. La conscience accrue nest un mystreque pour ta raison. En pratique, cest une chose trssimple. Comme pour tout le reste, nous compliquonsles problmes en essayant de rendre raisonnable lim-mensit qui nous entoure.

    Il me fit remarquer que je devrais penser au noyauabstrait quil mavait livr au lieu de discuter inutile-ment de ma personne.

    Je lui dis que jy avais pens toute la matine et queje mtais rendu compte que le thme mtaphoriquede lhistoire rsidait dans les manifestations de les-prit. Mais ce que je ne parvenais pas percevoir,ctait le noyau abstrait dont il parlait. Il sagissaitsrement dune chose qui tait passe sous silence.

    Je rpte, dit-il la faon dun professeur faisantfaire des exercices ses lves, les manifestations delesprit est le nom du premier noyau abstrait des his-

    56La force du silence

    toires de sorcellerie. De toute vidence, ce que lessorciers reconnaissent en tant que noyau abstrait estquelque chose qui te dpasse en ce moment. Cettepartie qui tchappe, les sorciers la connaissent entant qudifice de lintention, en tant que voix silen-cieuse de lesprit, ou bien encore en tant quarrange-ment secret de lesprit.

    Je lui dis que, pour moi, le mot secret signifiaitune chose qui ntait pas ouvertement rvle,comme dans motif secret . Et il me rpondit que,dans ce cas, secret avait une signification plus lar-ge ; le mot renvoyait une connaissance sans parole,indpendante de notre comprhension immdiate

    surtout de la mienne. Il reconnut que la compr-hension laquelle il faisait allusion dpassait tout

    simplement mes aptitudes actuelles, mais pas mespossibilits fondamentales de comprhension.

    Si les noyaux abstraits dpassent ma comprhen-sion, quoi bon en parler ? demandai-je. La rgle veut que les noyaux abstraits et les his-

    toires de sorcellerie soient dits cette tape-ci, rpon-dit-il. Et un jour, larrangement secret de labstrait,

    qui est une connaissance sans mots, o ldifice delintentioninhrent aux histoires te seront rvls parces histoires elles-mmes.

    Je ne comprenais toujours pas. Larrangement secret de lesprit nest pas seule-

    ment lordre dans lequel les noyaux abstraits tont

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    t prsents, mexpliqua-t-il, ni ce quils ont decommun, ni mme la trame qui les assemble. Ilconsiste connatre labstrait directement, sans lin-tervention du langage.

    Le cognement de lesprit57

    Il me scruta en silence de la tte aux pieds danslintention vidente de me voir.

    a ne tapparat pas encore , dit-il.Il fit un geste dimpatience, une petite colremme, comme si ma lenteur lagaait. Et cela min-quita. Don Juan ntait pas enclin exprimer undsagrment psychologique.

    Cela na rien voir avec toi ou tes actions, dit-ilquand je lui demandai si je lavais fch ou du. Il sagit dune pense qui ma travers ds que je taivu. Il y a dans ton tre lumineux une caractristiquepour la possession de laquelle les anciens sorciersauraient tout donn.

    Dites-moi ce que cest, insistai-je. Je te rappellerai ceci une autre fois, dit-il. Entre-

    temps, continuons parler de llment qui nousactionne : labstrait. Llment sans lequel il ne pour-rait exister aucun chemin de guerrier, ni aucun guer-rier en qute de connaissance.

    Il me dit que les difficults dont je faisais lexp-rience ntaient en rien nouvelles ses yeux. Lui-mme avait souffert mille morts pour comprendrelordre secret de labstrait. Et sans le secours dunagual Elias, il aurait fini comme son benefactor, tout

    action, et trs peu de comprhension. quoi ressemblait le nagual Elias ? demandai-je

    pour changer de sujet. Il ne ressemblait pas du tout son disciple, dit

    don Juan. Ctait un Indien. Trs brun et massif. Ilavait des traits pais, un nez fort, de petits yeux noirs,des cheveux pais et noirs sans trace de gris. Il taitplus petit que le nagual Julian et avait de grandesmains et de grands pieds. Il tait trs humble et trs

    58La force du silence

    sage, mais navait pas dclat. Compar mon benefac-tor, il tait terne. Toujours seul, mditant des ques-tions. Le nagual Julian disait en plaisantant que sonmatre transmettait la sagesse par tonnes. Derrireson dos, il lappelait le nagual Tonnage,

    Je nai jamais compris la raison de ses plaisante-ries, poursuivit don Juan. Pour moi, le nagual Eliastait comme une bouffe dair frais. Il mexpliquaittout patiemment. Presque comme je texplique leschoses, mais peut-tre avec un petit quelque chose deplus. Je ne dirai pas que ctait de la compassion,mais, plutt, de lempathie. Les guerriers sont inca-pables dprouver de la compassion, parce quils nesapitoient plus sur eux-mmes. Sans la force agis-sante de lapitoiement sur soi-mme, la compassionna aucun sens.

    Entendez-vous par l, don Juan, quun guerrierne se consacre qu lui-mme ?

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    En un sens, oui. Pour un guerrier, toutcommence et finit avec lui-mme. Mais son contactavec labstrait le pousse surmonter le sentiment desa propre importance. Alors le moi devient abstrait etimpersonnel.

    Le nagual Elias considrait que nos vies et nospersonnalits taient trs semblables, poursuivit donJuan. Cest pourquoi il se sentit oblig de maider. Jene ressens pas cette similarit avec toi, je supposedonc que je te considre dune manire trs proche

    de celle dont le nagual Julian me considrait. Don Juan me dit que le nagual Elias lavait, prissous son aile ds le jour de son arrive dans la maison de son benefactorpour commencer son apprentissage,et commena lui expliquer en quoi consistait sa for-

    Le cognement de Lesprit59

    mation, sans se proccuper de savoir si don Juan taitcapable de comprendre. Le besoin quil prouvaitdaider don Juan tait si intense quil le tenait prati-quement prisonnier. Cest ainsi quil le protgeait

    des cruelles attaques du nagual Julian. Au dbut, je restais tout le temps dans la maisondu nagual Elias, poursuivit don Juan. Et jaimais cela.Dans la maison de mon benefactor,jtais tout le tempssur mes gardes, sur le qui-vive, apprhendant ce quilallait encore me faire. Mais chez le nagual Elias, jeme sentais laise, en confiance.

    Mon benefactormattaquait constamment et je medemandai pourquoi il faisait si durement pression surmoi. Je pensais que cet homme tait tout simplementfou.

    Don Juan me dit que le nagual Elias tait unIndien de ltat dOaxaca, qui avait reu son ensei-gnement dun autre nagual, Rosendo, originaire dela mme rgion. Don Juan dcrivit le nagual Eliascomme un homme trs conservateur qui chrissaitson intimit. Il tait pourtant clbre comme guris-seur et comme sorcier, non seulement dans ltatdOaxaca, mais dans tout le Mexique mridional.Nanmoins, malgr sa notorit et ses occupations, ilvivait dans lisolement total, lautre bout du pays,dans le Mexique septentrional.

    Don Juan se tut. Levant les sourcils, il me fixa dunair interrogateur. Mais tout ce que je voulais, ctaitquil poursuive son histoire.

    Chaque fois que je pense que tu devrais poser desquestions, cest en vain, dit-il. Je suis sr que tu mas

    entendu dire que le nagual Elias tait un sorcierclbre qui avait tous les jours traiter avec des gens

    60 La force du silence

    dans le Mexique mridional, et que ctait en mmetemps un ermite du Mexique septentrional. Gelanveille-t-il pas ta curiosit P

    Je me sentis dune insondable stupidit. Je lui disque pendant quil me racontait tout cela, javais ttravers par lide que cet homme avait d rencon-trer de terribles difficults de permutation.

    Don Juan rit et, comme il mavait fait prendre

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    conscience de l question, je lui demandai commentil avait t possible au nagual Elias de se trouver endeux endroits la fois.

    Rverest: lavion raction dun sorcier, dit-il. Lenagual Elias tait un rveurcomme mon benefactor.tait un traqueur. Il pouvait crer et projeter ce queles sorciers appellent le corps de rve, il pouvait pour-suivre son activit de sorcier, et tre, de par sa per-sonnalit naturelle, un reclus.

    Je lui fis remarquer que jtais stupfait daccepter

    si facilement le principe voulant que le nagual Eliaspouvait projeter une image tridimensionnelle solidede lui-mme et de ne pouvoir absolument pascomprendre les explications portant sur les noyauxabstraits.

    Don Juan me dit que je pouvais accepter lide dela double vie du nagual Elias parce que lesprit tait en train dapporter la dernire touche ma capacitde conscience. Et jexplosai en un dluge de protesta-tions contre lobscurit de ce qu'il venait de dire.

    Ce nest pas obscur, dit-il, cest lnonc dunfait. Tu pourrais dire quil sagit dun fait incompr-hensible pour le moment, mais ce moment chan-gera.

    Sans me laisser le temps de rpondre, il recom-

    Le cognement de lesprit61

    mena parler du nagual Elias. Il me dit que lenagual Elias avait un esprit trs curieux et travaillait

    bien de ses mains. Dans ses voyages de rveur, il voyaitbeaucoup dobjets dont il faisait des copies en bois et en fer forg. Don Juan maffirma que certains de cesmodles taient dune beaut obsdante, exquise.

    En quoi consistaient les objets originaux P Cest impossible savoir, rpondit don Juan.

    Tu dois prendre en considration que, parce quiltait Indien, le nagual Elias sembarquait dans sesvoyages de rve, comme un animal sauvage rde larecherche de nourriture. Un animal ne vient jamaissur un site lorsque y apparaissent. des signes dacti-vit. Il ny vient que lorsque lendroit est dsert. Lenagual Elias, en rveursolitaire, a visit, dirais-je, ledpotoir de linfinit, quand il ny avait personneet a copi tout ce quil y voyait, mais sans jamaissavoir quoi servaient ces choses, ni quelle tait leurorigine.

    Je neus nouveau aucune peine accepter cequil disait. Cette ide ne me semblait pas du tout for-

    ce. Jtais sur le point den parler lorsquil minter-rompit par un mouvement des sourcils. Puis il pour-suivit son rcit sur le nagual Elias.

    Lui rendre visite tait pour moi le plus grand desplaisirs, me dit-il, et, en mme temps, la source dunetrange culpabilit. Je mennuyais mourir chez lui.Non pas parce que le nagual Elias tait ennuyeux,mais parce que le nagual Julian navait pas son pareil et quil gtait nimporte qui pour la vie.

    Mais je croyais que vous tiez laise et enconfiance dans la maison du nagual Elias, dis-je.

    Je ltais, et cest cela qui tait la cause de ma

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    culpabilit et de mon problme imaginaire. Commetoi, jadorais me tourmenter. Je crois que, tout faitau dbut, je trouvais la paix en compagnie du nagualElias, mais, plus tard, quand je compris mieux lenagual Julian, je le suivis. :

    Il me dit que la maison du nagual Elias comportait,en faade, une partie ouverte, couverte dun toit, o

    se trouvaient une forge, un tabli de menuisier et desoutils. La maison aux murs dadobe et au toit de tuileconsistait en une immense pice, avec un sol de terrebattue, o il vivait avec cinq femmes voyantes, quitaient en fait ses pouses. Il y avait galement quatrehommes, des sorciers-voyants de son clan qui vivaientdans de petites maisons autour de la maison dunagual. Ctaient tous des Indiens de diverses partiesdu pays, qui avaient rejoint le Mexique septentrional.

    Le nagual Elias avait un grand respect pourlnergie sexuelle, dit don Juan. Il croyait quellenous avait t donne pour que nous puissions lutili-ser dans le rve. Il croyait que le rvetait tomb en

    dsutude parce quil pouvait bouleverser lquilibremental prcaire de personnes motives. Je tai appris le rvecomme il me lavait appris,

    poursuivit-il. Il ma appris que pendant que nousrvions, le point dassemblage se dplace trs douce-ment et trs naturellement. Lquilibre mental nestrien dautre que la fixation du point dassemblagesur un endroit auquel nous sommes habitus. Si lesrves font bouger ce point, que le rveest utilis pourcontrler ce mouvement naturel, et que lnergiesexuelle est ncessaire au rve, il est souvent dsas-treux que lnergie sexuelle se dissipe dans la sexua-lit au lieu dalimenter le rve. Dans ce cas, les rveurs

    Le cognement de lesprit63

    dplacent leur point dassemblage dans nimportequel sens et perdent lesprit.

    Quessayez-vous de me faire comprendre, donJuan ? demandai-je, parce que je sentais que le sujetdu rventait pas venu naturellement dans le coursde la conversation.

    Tu es un rveur, rpondit-il. Si tu nes pas vigi-lant en ce qui concerne ton nergie sexuelle, il fautthabituer lide que ton point dassemblage sedplacera dans nimporte quel sens. Il y a unmoment, tu as t abasourdi par tes ractions. Ehbien, ton point dassemblage se dplace presquedans nimporte quel sens, parce que ton nergiesexuelle nest pas quilibre.

    Je fis une remarque stupide et hors de propos surla vie sexuelle des hommes adultes.

    Notre nergie sexuelle est ce qui guide le rve,expliqua-t-il. Le nagual Elias ma appris et je taiappris que, soit on fait lamour avec son nergiesexuelle, soit on lutilise pour rver. Il ny a pas demoyen terme. La seule raison qui me porte men-tionner cela tient ce que tu prouves une grandedifficult pour dplacer ton point dassemblage de

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    manire saisir notre dernier thme : labstrait. Il mest arriv la mme chose, poursuivit don

    Juan. Ce fut seulement lorsque mon nergie sexuellefut libre du monde que tout rentra dans lordre.Telle est la rgle pour les rveurs. Les traqueurssesituent loppos. Mon benefactortait, pourrait-ondire, un libertin, dun point de vue sexuel, tantcomme homme ordinaire que comme nagual.

    Don Juan semblait sur le point de rvler les faitset gestes de son benefactormais il changea visiblement

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    La force du silence

    davis. Il hocha la tte et me dit que jtais trop rigidepour ce genre de rvlations. Je ninsistai pas.

    Il me dit que le nagual Elias avait la sobrit que

    seuls les rveursacquirent aprs des luttes intrieuresinimaginables. Il mettait en uvre sa sobrit pour se.plonger dans la tche qui consistait rpondre auxquestions de don Juan.

    Le nagual Elias me disait que la difficult quejavais comprendre lesprit tait la mme que cellequil avait rencontre lui-mme, poursuivit don Juan.Il croyait quil y avait deux problmes diffrents.Lun, qui tait la ncessit de comprendre indirec-tement ce qutait lesprit, et lautre, celle decomprendre lesprit directement.

    Tu as des difficults avec le premier problme.Une fois que tu comprendras ce quest lesprit,

    lautre problme sera automatiquement rsolu, etvice versa. Si lesprit te parle, usant de ses mots silen-cieux, tu sauras certainement ce quest lesprit.

    Il me dit que le nagual Elias croyait que la diffi-cult rsidait dans notre rticence accepter lideque la connaissance pouvait exister en labsence demots pour lexpliquer.

    Mais il ne mest pas du tout difficile dacceptercela, dis-je.

    Il nest pas aussi facile daccepter cette proposi-tion que de le dire, dit don Juan. Le nagual Elias medisait que lensemble de lhumanit sest loigne delabstrait, bien quautrefois nous ayons d en treproches. Ctait srement la force qui nous soutenait.Et puis, quelque chose est arriv qui nous a arrachs labstrait. Maintenant, nous ne pouvons pas yretourner. Il disait quil faut des annes un apprenti

    Le cognement de lesprit

    pour pouvoir retourner labstrait, cest--dire ausavoir que la connaissance et le langage peuvent exis-ter indpendamment lun de lautre.

    Don Juan rpta que le cur de notre difficult retourner labstrait tait notre refus daccepter lefait que nous pouvions connatre sans mots et mmesans penses.

    Jallais rpliquer que ce quil disait tait absurdequand jeus le sentiment intense que je manquaisquelque chose et que ce quil affirmait tait pour moidune importance cruciale. Il essayait vraiment de me

    dire quelque chose, quelque chose que je ne parve-nais pas saisir ou bien qui ne pouvait pas tre compltement explicit.

    La connaissance et le langage sont deux chosesdistinctes , rpta-t-il doucement. Et jtais sur lepoint de dire Je le sais , comme si en effet je lesavais, quand je me ressaisis.

    Je tai dit quil ny a aucun moyen de parler de

  • 8/7/2019 Carlos Castaneda 1987 La Force Du Silence

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    lesprit, poursuivit-il, parce quon ne peut que fairelexprience de lesprit. Les sorciers essaient dexpli-quer cet tat de choses lorsquils disent que lespritnest rien que lon puisse voir ou sentir. Mais il est prsent, il plane tout le temps au-dessus de nous. La

    plupart du temps, il semble indiffrent. Je demeurai silencieux. Et il continua son expos.

    Il dit que le