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Carlos Miguel Herrera et Arnaud Le Pillouer (dir.), Comment e ´crit-on L’histoire Constitutionnelle? Paris, Editions Kime ´, 2012, 198 pp Jean-Marie Denquin Ó Springer Science+Business Media Dordrecht 2014 L’ouvrage intitule ´ Comment e ´crit-on l’histoire constitutionnelle ?, re ´unit les communications d’un colloque qui s’est tenu a ` Cergy-Pontoise le 17 octobre 2008. Le titre est e ´videmment emprunte ´ au ce ´le `bre ouvrage de Paul Veyne, mais le choix de la forme interrogative signale d’entre ´e le caracte `re exploratoire de l’entreprise. Dans leur efficace synthe `se introductive, les organisateurs du colloque mettent en valeur un paradoxe : alors que l’histoire constitutionnelle fait l’objet, dans de nombreux pays, d’un engouement remarquable, la question de son domaine, de sa me ´thode et de ses enjeux n’a suscite ´ en France que peu de re ´flexions approfondies. L’entreprise a donc pour objet d’ouvrir le de ´bat, mais non bien su ˆr de le clore. Comme c’est souvent le cas des actes de colloque, le livre trouve une limite dans l’he ´te ´roge ´ne ´ite ´ et la brie `vete ´ des interventions. Sur de telles questions, les ge ´ne ´ralite ´s sont peu e ´clairantes, car trop e ´videntes pour ne pas e ˆtre consensuelles (ne ´cessite ´ de lire et interpre ´ter les textes, de se garder des anachronismes, etc.) ou trop dogmatiques pour amorcer une re ´elle confrontation. La juxtaposition des points de vue, sur des proble ´matiques parfois e ´loigne ´es, ne suscite en elle-me ˆme aucun dialogue. Celui-ci ne se noue ve ´ritablement que dans l’esprit du lecteur, avec les risques de subjectivite ´ et de partis pris que cela implique. Les remarques qui vont suivre ne pre ´tendent pas e ´chapper a ` ces dangers. Elles ne sauraient non plus, en raison de leurs contraintes propres, rendre compte de tous les the `mes e ´voque ´s dans l’ouvrage et discuter les aperc ¸us, riches et nombreux, qu’il apporte sur des sujets varie ´s. Elles vont s’efforcer en revanche de mettre en lumie `re les apports du livre a ` une re ´flexion sur l’e ´criture de l’histoire constitutionnelle. Dans cette perspective, il n’est pas utile de conside ´rer une par une les diverses contributions. Une vision transversale, qui de ´gage les principales proble ´matiques et permet une confrontation, subjective mais effective, des points de vue, semble seule adapte ´e. On conside `rera successivement trois the ´matiques, les raisons de l’inte ´re ˆt actuel pour l’histoire J.-M. Denquin (&) Universite ´ Paris Ouest Nanterre La De ´fense, Nanterre, France e-mail: [email protected] 123 Int J Semiot Law DOI 10.1007/s11196-014-9364-y

Carlos Miguel Herrera et Arnaud Le Pillouer (dir.), Comment écrit-on L’histoire Constitutionnelle?

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Page 1: Carlos Miguel Herrera et Arnaud Le Pillouer (dir.), Comment écrit-on L’histoire Constitutionnelle?

Carlos Miguel Herrera et Arnaud Le Pillouer (dir.),Comment ecrit-on L’histoire Constitutionnelle?

Paris, Editions Kime, 2012, 198 pp

Jean-Marie Denquin

� Springer Science+Business Media Dordrecht 2014

L’ouvrage intitule Comment ecrit-on l’histoire constitutionnelle ?, reunit les

communications d’un colloque qui s’est tenu a Cergy-Pontoise le 17 octobre

2008. Le titre est evidemment emprunte au celebre ouvrage de Paul Veyne, mais le

choix de la forme interrogative signale d’entree le caractere exploratoire de

l’entreprise. Dans leur efficace synthese introductive, les organisateurs du colloque

mettent en valeur un paradoxe : alors que l’histoire constitutionnelle fait l’objet,

dans de nombreux pays, d’un engouement remarquable, la question de son domaine,

de sa methode et de ses enjeux n’a suscite en France que peu de reflexions

approfondies. L’entreprise a donc pour objet d’ouvrir le debat, mais non bien sur de

le clore. Comme c’est souvent le cas des actes de colloque, le livre trouve une limite

dans l’heterogeneite et la brievete des interventions. Sur de telles questions, les

generalites sont peu eclairantes, car trop evidentes pour ne pas etre consensuelles

(necessite de lire et interpreter les textes, de se garder des anachronismes, etc.) ou

trop dogmatiques pour amorcer une reelle confrontation. La juxtaposition des points

de vue, sur des problematiques parfois eloignees, ne suscite en elle-meme aucun

dialogue. Celui-ci ne se noue veritablement que dans l’esprit du lecteur, avec les

risques de subjectivite et de partis pris que cela implique. Les remarques qui vont

suivre ne pretendent pas echapper a ces dangers. Elles ne sauraient non plus, en

raison de leurs contraintes propres, rendre compte de tous les themes evoques dans

l’ouvrage et discuter les apercus, riches et nombreux, qu’il apporte sur des sujets

varies. Elles vont s’efforcer en revanche de mettre en lumiere les apports du livre a

une reflexion sur l’ecriture de l’histoire constitutionnelle. Dans cette perspective, il

n’est pas utile de considerer une par une les diverses contributions. Une vision

transversale, qui degage les principales problematiques et permet une confrontation,

subjective mais effective, des points de vue, semble seule adaptee. On considerera

successivement trois thematiques, les raisons de l’interet actuel pour l’histoire

J.-M. Denquin (&)

Universite Paris Ouest Nanterre La Defense, Nanterre, France

e-mail: [email protected]

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Int J Semiot Law

DOI 10.1007/s11196-014-9364-y

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constitutionnelle, la question de la methode et du domaine propres a la discipline,

enfin les enjeux de l’introduction de l’opposition entre langage et metalangage.

Pourquoi l’engouement actuel suscite dans de nombreux pays par l’histoire

constitutionnelle? Paul Veyne a montre que des motifs de nature tres diverse sont

allegues pour justifier la recherche historique, mais que, si l’on essaie de trouver a

celle-ci une explication generale, on ne saurait remonter au-dela d’un constat: la

curiosite pour le specifique, ce qui existe et a existe, est un fait anthropologique. Si

l’on considere comme digne d’interet l’histoire des Antigonides ou les structures de

parente en Melanesie, on ne voit pas pourquoi une justification particuliere serait

exigee pour etudier la Constitution de l’An III. Cette evidence parait fonder a priori

la possibilite d’une histoire constitutionnelle scientifique qui s’efforce, dans les

limites indepassables de toute recherche historique, de reconstituer une certaine

objectivite du passe. Les critiques adressees, notamment par Quentin Skinner, a la

comprehension positiviste de l’histoire comme « science de ‘‘faits’’ » (Pietro

Costa) sont evidemment pertinentes, mais n’excluent en rien des analyses qui ont

pour visee, sinon pour resultat, d’atteindre le reel. L’histoire telle que la concevait

Michel Foucault, histoire des discours (au sens ou il entendait ce mot) n’est pas

l’histoire des faits et pretend cependant rendre compte d’un donne, qui n’est pas

seulement un artefact engendre par une hermeneutique quelconque.

Il faut neanmoins reconnaitre que l’histoire constitutionnelle presente certains

traits specifiques qui suscitent, devant son succes, des questions particulieres. Par

consequent, une recherche des causes propres de celui-ci parait souhaitable.

L’etonnement vient d’abord, en France notamment, du voisinage, pour ne pas dire

de l’imbrication, entre histoire constitutionnelle et droit constitutionnel. Alors que

dans d’autres domaines, scientifiques en particulier, la recherche historique et la

pratique contemporaine apparaissent clairement distinctes, les disciplines constitu-

tionnelles fonctionnent dans une promiscuite a la fois intime et problematique :

pourquoi s’occuper d’un passe revolu et barbare quand on peut s’avancer sur la voie

triomphale d’une modernite correcte ? Autrement dit pourquoi faire de l’histoire

constitutionnelle lorsque l’on peut faire du droit (positif) ? Il est vrai que l’histoire

du droit est une discipline honorablement connue : nul ne s’etonne que le Code

d’Hammourabi soit objet d’histoire. Et l’histoire constitutionnelle est inseparable de

l’histoire du droit constitutionnel sans pour autant s’y reduire, ce qui accroit

l’ambiguıte des rapports entre droit et histoire. D’autre part et surtout, le droit

constitutionnel n’est pas un droit quelconque. Il est depuis toujours saisi par la

politique et, meme s’il est cense avoir, recemment et faiblement, rendu la pareille a

celle-ci, il demeure un droit politique : l’oxymore n’est pas une figure de style, mais

traduit concretement l’union intime de principes opposes.

Il n’est donc pas etonnant que la politique, au sens large, inspire une bonne partie

des raisons de s’interesser a l’histoire constitutionnelle. Il fut meme un temps, ou,

comme le montre Francois Saint-Bonnet, les deux notions etaient inseparables :

sous l’Ancien regime, les recherches historiques avaient pour finalite avouee de

servir d’armes dans les luttes politiques, car l’esprit du temps considerait que

l’anciennete, l’anteriorite ou la posteriorite des institutions avaient valeur de

preuve : si les Parlements sont nes avec la monarchie, leur existence et leurs

pouvoirs ne peuvent etre remis en cause; s’ils sont plus tardifs, leur statut peut etre

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modifie. Or, si les faits rapportes par l’histoire constitutionnelle n’ont plus valeur de

preuves historiques absolues dans un univers qui n’accepte que des preuves

rationnelles (ou supposees telles) et relatives, ils sont encore susceptibles de servir

d’arguments. D’autant que, comme le notent Carlos Miguel Herrera et Arnaud Le

Pillouer, le passe recele une inepuisable reserve de precedents qui peuvent servir a

defendre ou a combattre n’importe quelle these. On peut illustrer le phenomene par

le regain d’interet que la cohabitation a provoque a l’egard de tel episode de la IIIeme

Republique (demission de Millerand), ou l’exhumation d’anciens debats sur le

controle de constitutionnalite quand celui-ci est devenu le theme privilegie du droit

constitutionnel.

Une autre particularite de l’histoire constitutionnelle, bien mise en lumiere

egalement par les auteurs precites, tient au fait que celle-ci est, pour ainsi dire,

victime de son succes : les nombreuses autres disciplines dont elle a suscite l’interet

lui adressent des questions nouvelles, qui postulent des objets differents de ceux

dont elle traite ordinairement. D’ou l’usage de methodes distinctes et pas

necessairement compatibles. Cette situation exige—deuxieme thematique transver-

sale—une reflexion d’ensemble sur le domaine et la methode de la discipline.

Sur le dernier point, l’ouvrage ne repond qu’en partie aux attentes du lecteur. Une

seule contribution, celle de Francois Saint-Bonnet, affronte directement la question

de la methode. Mais c’est pour en nier radicalement la pertinence. Selon l’auteur, la

methode n’est qu’un des instruments par lesquels les maitres exercent sur les

disciples un pouvoir abusif et sterile. Elle ne presente en revanche aucun apport

intellectuel, parce qu’elle est necessairement retrospective—c’est le terme qui

revele le chemin—et parce qu’elle est un moyen de reproduire, non de creer. Elle

rend inaccessible le but qu’elle est censee poursuivre, c’est-a-dire la connaissance

du singulier en tant que singulier. On pourrait objecter que c’est la le point de vue

d’un historien, mais tout objet suppose une individuation et implique donc une

approche specifique a defaut d’etre singuliere. Ce refus de la methode, norme

generale et stereotypee, parait donc convaincant, mais il ne permet pas de trancher

des questions concretes sur la maniere pertinente d’aborder certains problemes. Les

analyses de Pietro Costa, Joaquın Varela et Michel Troper apportent des eclairages

divers et pertinents sur le role de l’interpretation des textes, la prise en compte des

contextes, les dangers du « presentisme » . Mais, par la force des choses, l’analyse

demeure tres generale. Or, pour etre vraiment demonstrative, elle appellerait des

etudes de cas, seul moyen de tester la coherence et l’efficacite heuristique des

demarches rivales, ce que l’espace imparti ne permet evidemment pas.

Si l’on examine maintenant le domaine de l’histoire constitutionnelle, il semble

que l’on puisse y distinguer deux approches principales.

La premiere est celle de Joaquın Varela. Pour celui-ci, « l’histoire constitu-

tionnelle est une discipline historique tres specialisee si on la concoit sub specie

juris, dont l’objet est la genese et le developpement de la constitution propre a l’Etat

liberal et liberal-democratique » (p. 57). La restriction « sub specie juris » semble

reserver la possibilite d’autres approches, mais comme il parait difficile de traiter

d’histoire constitutionnelle sans aucune reference au droit et que le droit ne se reduit

pas a sa version liberale, la definition aboutit en pratique a identifier histoire

constitutionnelle et histoire du constitutionnalisme.

Comment ecrit-on L’histoire Constitutionnelle?

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Denis Baranger, en revanche, ne definit pas l’histoire constitutionnelle par un

critere ideologique mais par un objet propre, « la constitution pensee comme

devenir » (p. 118). Cette histoire ne s’etend pas a toutes les formes politiques du

passe, car « il n’y a pas toujours eu des ‘‘constitutions’’, ecrites ou non

ecrites » (ibid). Le critere n’est evidemment pas celui de la presence ou de

l’absence du mot, ni de sa projection retrospective dans l’antiquite par l’intermedi-

aire des traductions en langues modernes. En evoquant « ‘‘la constitution’’ » ,

l’auteur entend un phenomene qui apparait dans la seconde moitie du XVIeme siecle

et associe « etroitement une certaine philosophie du droit et des idees politiques

particulieres, frequemment en rupture consciente avec le passe politique proche ou

lointain » (p. 119).

Que penser de ces conceptions ? Il va de soi que les chercheurs sont libres de

definir leur objet. La difficulte apparait lorsque l’on passe du fait au droit. Peut-on

legiferer pour autrui et declarer que la definition de la discipline, explicite ou

implicite, que l’on met en oeuvre est la seule correcte ? Le point de vue, aujourd’hui

tres courant, exprime par Joaquın Varela parait pourtant arbitraire. D’abord parce

qu’il repose sur un critere ideologique, autrement dit sur un jugement de valeur, et

non sur des caracteres objectifs degages par l’analyse. Cette histoire ecrite d’un

point de vue retrospectif et finaliste rappelle etrangement l’ancienne histoire des

sciences, concue comme une distribution de prix : loin de traduire la realite du passe

dans sa complexite et son imprevisibilite, elle reconstituait la genealogie de verites

tenues pour definitivement acquises au moment ou elle s’ecrivait. Pratique

aujourd’hui obsolete : Alexandre Koyre, par exemple, a montre comment la

science galileenne s’est veritablement constituee, sur des postulats que nous

n’assumons plus et non sans erreurs et lacunes. Or il est douteux que l’histoire

constitutionnelle gagne a demeurer a un stade depasse de l’histoire des sciences.

Comme l’observe Jacky Hummel, dans un monde ou les grands mythes

transhistoriques, lineaires et munis d’un happy end ont perdu toute creance, une

certaine histoire constitutionnelle fait exception : elle celebre sur un mode lyrique

l’Etat de droit comme fin, aux deux sens du terme. Or, ce discours a pour effet

paradoxal de supprimer son propre objet : quel espace en effet reste-t-il pour des

documents encombrants, rapidement desuets, aux effets parfois pervers car ils

suscitent des espoirs qui ne seront pas satisfaits (voir sur ce point l’analyse de Jon

Elster), autrement dit des « Constitutions » , alors que nous disposons de Juges,

impartiaux, competents, infaillibles, qui peuvent reguler, en temps reel, et loin des

absurdes passions populaires, la vie de nos societes ? Ceux-ci interpretent les textes

ad libitum puisqu’ils sont seuls juges des limites de leur pouvoir : il serait plus

simple et transparent de leur confier le pouvoir. D’autant que, comme l’observe

Denis Baranger, le decalage entre le droit constitutionnel theorique et les

consequences pratiques qui s’ensuivent n’a jamais ete aussi grand : les revisions

constitutionnelles ne produisent aucun des effets escomptes, les libertes supposees

fondamentales sont sans cesse grignotees, les preoccupations legitimes des citoyens

sont de moins en moins prises en compte dans le paradis « democratique » suppose.

Meme la pyramide de Kelsen n’y retrouve pas sa pointe. Faut-il s’en etonner ? Les

discours sont plus flexibles que le reel, il est plus facile d’arreter la pendule que le

temps. La definition de l’histoire constitutionnelle comme histoire de la realisation

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de l’Etat de droit se trouve devant un dilemme : si celui-ci est acheve, l’histoire n’a

plus d’objet, et si cet achevement s’avere illusoire, elle n’est plus constitutionnelle.

On peut a l’inverse considerer que l’histoire constitutionnelle concerne tous les

regimes politiques, a condition de poser que l’on entend par constitution un mode

quelconque d’organisation du pouvoir. Si l’on ecarte en effet l’hypothese d’une

societe anarchique au plein sens du mot, il est impossible que n’existe pas dans une

societe un rapport meme sommaire ou implicite entre gouvernes et gouvernants, car

il semble difficile que tous gouvernent en meme temps ou que les pratiques

changent sans cesse au hasard de la conjoncture. Or si ces rapports existent, meme

inconsciemment, ils peuvent etre decrits et donc, en ce sens, toute societe a une

constitution.

La solution adoptee par Denis Baranger peut paraitre plus satisfaisante dans la

mesure ou elle s’appuie sur un sens precis, c’est-a-dire differentiel, du terme « con-

stitution » . Elle a neanmoins l’inconvenient de supposer, comme l’auteur le note

lui-meme, une definition retrospective de l’objet. Ne pourrait-on la formuler

autrement en appelant « constitution » non les initiatives qui prefigurent a nos yeux

ce que nous nommerons ainsi, mais toute manifestation d’un volontarisme

institutionnel, autrement dit un changement des institutions politiques effectif,

defini, et opere dans une optique programmatique ?

Une troisieme thematique, enfin, doit etre mise en valeur : la distinction entre

langage-objet et metalangage. Selon Pietro Costa, la decouverte de cet instrument

theorique a permis de clarifier, de rationaliser et meme de pacifier les relations entre

droit et histoire au sein de la discipline qui nait de leur confrontation. Toutefois il

interprete cette relation d’un point de vue essentiellement chronologique, c’est-a-

dire comme rapport entre le langage des documents—puisque l’histoire constitu-

tionnelle est par nature une histoire de textes—et le metalangage des historiens,

enrichis de termes et de notions pertinents mais ulterieurs. Michel Troper, en

revanche fait de la distinction un usage logique. Il observe d’abord que les concepts

juridiques sont incommensurables et n’ont pas d’histoire, car une modification

apportee a un tel concept fait de lui un autre concept. Bien qu’elle heurte le sens

commun, cette affirmation constate une evidence : un testament en droit anglais est

tout autre chose qu’un testament en droit francais, car les conditions de son

etablissement sont autres. A l’interieur meme d’un systeme juridique, toute

modification introduite dans les conditions d’existence, dans les consequences d’un

acte ou d’une situation juridique, ne saurait etre regardee comme l’evolution d’un

organisme : c’est la creation d’un artefact, distinct du precedent. La fallacieuse

continuite suggeree par le langage est une illusion. Les concepts sont dans l’histoire,

mais ils ne sont pas de l’histoire.

La science du droit et l’histoire procedent au contraire par metaconcepts, car ces

disciplines impliquent le recours a des notions generales. La science du droit les

utilise pour decrire le droit positif. L’histoire constitutionnelle s’en sert pour decrire

les concepts d’un systeme juridique du passe et pour « identifier non pas ce que les

hommes ont voulu ou cru faire, mais ce qu’ils ont fait reellement » (p. 92). Obtenus

par selection de traits consideres comme pertinents, ces metaconcepts portent des

noms forges pour l’occasion ou reprennent des termes employes par le droit positif

en leur conferant une signification, nouvelle, fixe et precise. Il ne faut donc pas

Comment ecrit-on L’histoire Constitutionnelle?

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succomber au piege d’apparentes synonymies. Les points de vue restent neanmoins

differents : la science du droit vise a construire des types ideaux, et l’histoire a

mettre en lumiere la singularite des conjonctures. Les deux demarches sont donc a la

fois opposees et complementaires : l’une pose des generalites qui eclairent par

contraste les singularites—comme dit Paul Veyne dans sa lecon inaugurale au

College de France, il faut conceptualiser pour individualiser –, l’autre sert a l’une de

reservoir d’exemples singuliers a partir desquels on peut construire des generalites.

En revanche, pour les partisans du droit politique, la theorie est toujours

reductrice. Elle participe au mouvement general qui, au nom d’un Etat de droit

presume, assimile le droit constitutionnel au droit et le droit a la jurisprudence, donc

au contentieux constitutionnel. Or, par nature, les faits constitutionnels sont

politiques, donc historiques : seule l’histoire explique leur apparition, leurs

transformations, leurs perpetuelles redefinitions. Un « devoir epistemologique de

faire de l’histoire » pese donc, selon la puissante formule de Denis Baranger (p.

135), sur le droit constitutionnel.

Mais ces points de vue sont-ils radicalement incompatibles ? Sans tomber dans

un consensus evasif et benisseur, on peut soutenir, semble-t-il, qu’il n’en est pas

ainsi. Le point de vue logico-formaliste de Michel Troper n’exclut pas le souci

historico-epistemique de Denis Baranger. D’abord, comme Monsieur de La Palisse

n’aurait pas manque de le faire observer, la theorie du droit, et a fortiori la

theorie « pure » , ne concerne le Droit constitutionnel que dans la mesure ou celui-

ci est du droit. En revanche elle n’exige ni n’affirme que le Droit constitutionnel ne

soit que du droit. L’un peut donc relever de l’autre sans s’y reduire et la legitimite

d’un autre regard, politico-historique, sur l’objet n’est pas en cause. D’autre part si

Michel Troper montre que les concepts juridiques (au sens propre) sont par nature

anhistoriques (comme, soit dit en passant, les objets mathematiques), il reintroduit

sous le nom de metaconcepts des notions compatibles avec l’histoire comme avec

une science (descriptive) du droit. Les imperatifs pointes par Denis Baranger

(necessite de faire l’histoire des denominations, de « desarticuler » les objets

complexes du droit constitutionnel, d’elaborer une « science de l’apparition », de

rompre avec des formules venerables et ressassees, mais qui ne rendent plus compte

du reel) paraissent tout a fait compatible avec l’histoire des concepts au sens precise

par Michel Troper. Enfin la theorie du droit est parfaitement susceptible d’etre

critique : c’est ainsi que la concevait Kelsen. Seule une conjoncture politique

contingente l’a changee en opium des constitutionnalistes.

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