17
R. Carnap Signification et synonymie dans les langues naturelles In: Langages, 1e année, n°2, 1966. pp. 108-123. Citer ce document / Cite this document : Carnap R. Signification et synonymie dans les langues naturelles. In: Langages, 1e année, n°2, 1966. pp. 108-123. doi : 10.3406/lgge.1966.2338 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/lgge_0458-726X_1966_num_1_2_2338

Carnap R. Signification et synonymie dans les langues naturelles. In Langages, 1e année, n°2, 1966. pp. 108-123

Embed Size (px)

Citation preview

R. Carnap

Signification et synonymie dans les langues naturellesIn: Langages, 1e année, n°2, 1966. pp. 108-123.

Citer ce document / Cite this document :

Carnap R. Signification et synonymie dans les langues naturelles. In: Langages, 1e année, n°2, 1966. pp. 108-123.

doi : 10.3406/lgge.1966.2338

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/lgge_0458-726X_1966_num_1_2_2338

R. CARNAP

SIGNIFICATION ET SYNONYMIE DANS LES LANGUES NATURELLES *

En essayant de donner au concept ď « intension ** » une légitimité scientifique, Carnap veut montrer le bénéfice que le logicien peut retirer de considérations « pragmatiques »; mais il esquisse du même coup une théorie de la signification qui, selon les vœux de Bar- Hillel, devrait retenir Vattention du linguiste.

1. Analyse de la signification en pragmatique et en sémantique.

L'analyse des significations des expressions se présente sous deux formes fondamentalement différentes. La première appartient à la pragmatique, c'est-à-dire à l'étude empirique des langages naturels historiquement donnés. Ce type d'analyse a été entrepris par des linguistes et des philosophes, en particulier des adeptes de la philosophie analytique. La seconde forme n'a été développée que récemment dans le domaine de la logique symbolique; cette forme appartient à la sémantique (on l'entend ici au sens de sémantique pure, alors que la sémantique descriptive peut être considérée comme une partie de la pragmatique), c'est-à-dire à l'étude de systèmes linguistiques construits à partir de certaines règles.

La théorie des relations entre un langage — langage naturel ou système linguistique — et ce sur quoi il porte, peut être divisée en deux parties que j'appelle respectivement théorie de l'extension et théorie de l'intension К La première traite de concepts tels que :

* Nous remercions R. Carnap, et Philosophical Studies, où cet article a été publié d'abord (1955, pp. 33-47), de nous avoir aimablement autorisés à ед faire paraître une traduction.

** Comme le mot anglais « intension » se trouve défini dans le corps même de l'article, et d'une manière trop différente de ce que désigne le mot français « compréhension » par lequel on pourrait songer à le traduire, nous avons préféré le retranscrire tel quel en français. (N. d. T.)

1. Cette distinction est très étroitement liée à celle que j'avais faite entre concepts radicaux et L-concepts dans Introduction to semantics (Studies in Semantics, vol. II, Cambridge, Mass., 1942). C'est sur l'opposition entre extension et intension que repose la méthode sémantique que j'ai développée dans Meaning and Necessity. Quine appelle

109

l'acte de dénoter, celui de nommer, l'extension, la vérité, et de concepts connexes. (Par exemple, le mot allemand blau, de même que le prédicat « В », auquel une règle aura assigné dans un système linguistique symbolique la même signification, dénotent tout objet qui est bleu; il a pour extension la classe de tous les objets bleus; der Mond est un nom de la lune; l'énoncé der Mond ist blau est vrai, si et seulement si la lune est bleue.) La théorie de l'intension traite de concepts, tels que l'intension, la synonymie, l'analyticité et de concepts connexes; nommons-les, en vue du débat que nous ouvrons ici, concepts intensionnels. (Par « in tension » dont je me sers ici comme d'un terme technique, j'entends la signification d'une expression, ou plus précisément sa composante désignative de signification. Par exemple, l'intension de blau en allemand est la propriété d'être bleu; deux prédicats sont synonymes si, et seulement si, ils ont la même intension; un énoncé est analytique s'il est vrai en vertu des intensions des expressions qu'il comprend.)

Si l'on procède méthodiquement, on peut amorcer la description d'un langage par la théorie de l'intension, puis construire sur celle-ci la théorie de l'extension. En apprenant la théorie de l'intension d'une langue donnée, disons l'allemand, nous apprenons les intensions des mots et des expressions, et finalement celles des phrases. Ainsi la théorie de l'intension d'un langage donné L nous permet de comprendre les énoncés de L. D'autre part, nous ne pouvons appliquer les concepts de la théorie de l'extension de L que si nous avons aussi, outre la connaissance de la théorie de l'intension de L, une connaissance empirique suffisante des faits en cause. Par exemple, pour s'assurer qu'un mot allemand dénote un objet donné, on doit tout d'abord comprendre le mot, c'est-à-dire connaître quelle est son intension, ou en d'autres termes, connaître la condition générale que doit remplir un objet pour être dénoté par ce mot; et en second lieu, on doit examiner l'objet en question pour voir s'il remplit ou non la condition. D'autre part, si un linguiste soumet une langue qui n'avait pas encore été décrite à une étude empirique, il constate tout d'abord que certains objets sont dénotés par un mot donné, et plus tard il détermine l'intension du mot.

A n'en pas douter, l'étude pragmatique des langues naturelles est de la plus grande importance, aussi bien pour comprendre le comportement des individus que le caractère et le développement des ensembles culturels. Je pense d'un autre côté, avec la majorité

respectivement ces depx théories : « théorie de la référence », et « théorie de la signification ».

по

des logiciens contemporains, qu'en ce qui regarde particulièrement le développement de la logique, la construction et l'étude sémantique des systèmeslinguistiques présentent plus d'intérêt. Maisl'étude de la pragmatique peut s'avérer utile également pour le logicien. S'il souhaite doter d'une forme efficace un système linguistique destiné, disons, à une branche de la science empirique, il pourrait tirer des suggestions fructueuses d'une étude du développement naturel du langage des savants et même du langage quotidien. En vérité, il en est beaucoup, parmi les concepts qu'on utilise aujourd'hui en sémantique pure, qui ont été suggérés par les concepts pragmatiques correspondants, utilisés auparavant par les philosophes et les linguistes, à propos des langues naturelles, sans que cependant leur usage ait été habituellement réglé par des définitions exactes. Ces concepts sémantiques visaient, en un sens, à servir d'explicata aux concepts pragmatiques correspondants.

Pour ce qui est des concepts sémantiques intensionnels, on a une raison supplémentaire d'étudier les concepts pragmatiques correspondants. Certaines des objections élevées contre ces concepts sémantiques concernent moins en effet, telle ou telle explication proposée, que l'existence même des explicanda allégués. En particulier, la critique de Quine ne concerne pas la correction formelle des définitions données en sémantique pure; mais c'est qu'il hésite plutôt à croire qu'il y ait des concepts pragmatiques correspondants pouvant servir ď explicanda. Aussi exige-t-il, pour cette raison, qu'on montre, en fixant des critères empiriques fondés sur le comportement, que ces concepts pragmatiques sont scientifiquement légitimes. Si je le comprends bien, il pense que, sans cette infrastructure pragmatique, les concepts sémantiques intensionnels, même s'ils sont corrects d'un point de vue formel, sont arbitraires et sans intérêt. Je ne pense pas que, pour être fécond, un concept sémantique doive nécessairement posséder une contrepartie pragmatique qui lui serait antérieure. Il est théoriquement possible de démontrer sa fécondité par les applications qu'il aura dans le développement ultérieur du système linguistique. Mais c'est là un procédé qui demande du temps. Si nous connaissons déjà, pour un concept sémantique donné, un concept pragmatique familier, bien que vague, qui lui corresponde, et si nous sommes capables de clarifier ce dernier en décrivant une procédure opérationnelle réglant son application, voilà qui permet bien plus simplement de réfuter les objections et de donner d'un seul coup aux deux concepts une justification pratique.

Ill

Cet article se propose de clarifier le concept pragmatique d'in- tension dans les langues naturelles, et d'esquisser une procédure opérationnelle, fondée sur le comportement, qui lui soit attachée. Ce qui donnera aux concepts sémantiques intensionnels une justification d'ordre pratique, et nous mettra en mesure comme je l'ai montré dans un article précédent (« Meaning Postulates », Philosophical Studies, 3 (1952), pp. 65-73), d'en donner des définitions, et en particulier de définir l'analyticité. En manière d'introduction, je parlerai tout d'abord brièvement (§2) des concepts pragmatiques de dénotation et d'extension; il semble qu'on soit généralement d'accord quant à leur légitimité scientifique.

2. La détermination des extensions.

Prenons comme exemple la langue allemande. Imaginons un linguiste qui, ne sachant rien de cette langue, se mette à l'étudier, en observant le comportement linguistique de personnes parlant allemand. Mettons plus particulièrement qu'il étudie la langue allemande telle que l'utilise une personne donnée, Karl, à un moment donné. Pour simplifier, nous limitons principalement la discussion, dans cet article, à des prédicats applicables à des choses observables, comme blau et Hund. On accorde généralement que le linguiste peut apprendre, en se fondant sur ce que dit une personne, spontanément ou sur demande, si oui ou non, elle accepte d'appliquer un prédicat donné à une chose donnée, ou en d'autres termes, si le prédicat dénote ou non, pour cette personne la chose donnée. En rassemblant des résultats de cette sorte, le linguiste peut déterminer, premièrement, l'extension qu'a, pour Karl, le prédicat Hund dans une région donnée, c'est-à-dire la classe des choses pour lesquelles Karl accepte d'appliquer le prédicat, en second lieu, l'extension de la classe contraire, c'est-à-dire la classe des choses auxquelles Karl refuse d'appliquer le prédicat Hund, et en troisième lieu, la classe intermédiaire des choses pour lesquelles Karl n'est disposé ni à affirmer ni à nier le prédicat. La dimension de la troisième classe indique le degré d'indétermination du prédicat Hund, si nous négligeons, pour simplifier, ce que peut avoir pour conséquence le fait que Karl ignore telle ou telle chose des faits en cause. Pour certains prédicats, par exemple, Mensch, cette troisième classe est relativement très petite; le degré de leur indétermination extensionnelle est peu élevé. Ayant ainsi déterminé dans la région considérée, quelles sont les trois classes pour le prédicat Hund, le linguiste peut énoncer une hypothèse concernant

112

les réponses que feraient Karl, si on lui présentait des choses extérieures à cette région, et peut-être même une hypothèse concernant l'extension totale dans l'univers. Cette dernière hypothèse ne peut, naturellement, être complètement vérifiée, mais on peut, en principe, tester chaque cas particulier où elle pourrait se réaliser. Par ailleurs, on admet aussi, en général, que lorsqu'on cherche à déterminer l'extension, on court le risque de résultats incertains et. d'erreurs possibles. Mais puisqu'il en est de même de tous les concepts de la science empirique, personne ne voit dans ce fait une raison suffisante pour rejeter les concepts de la théorie de l'extension. Voici quelles sont les principales sources d'incertitude : le linguiste peut tout d'abord se tromper en admettant que, pour Karl, telle chose est dénotée par Hund (Karl peut, par exemple, avoir mal compris, ou commis une erreur de fait); et en second lieu, en passant, par généralisation, à des choses que Karl n'a pas examinées lui-même, on ne peut échapper à l'incertitude que comporte toute inference inductive.

3. La détermination des intensions.

Cet article a pour but de défendre la thèse suivante : l'analyse de l'intension, pour une langue naturelle, est une procédure scientifique, qui, méthodologiquement, a tout autant de valeur que l'analyse de l'extension. Thèse qui aura, pour de nombreux linguistes et philosophes, l'allure d'un truisme. Cependant, quelques philosophes contemporains, en particulier, Quine et White 2 pensent que les concepts pragmatiques d'intension sont brumeux, mystérieux, qu'ils ne sont pas vraiment compréhensibles, et que jusqu'ici, on n'en a pas donné d'explications. Ils pensent de plus que si on trouvait pour un de ces concepts une explication, celle-ci ne ferait au mieux que distinguer des degrés. Ils reconnaissent que les concepts pragmatiques de la théorie de l'extension sont d'un bon niveau scientifique. Ils soulignent que leur opposition aux concepts intensionnels est une opposition de principe, et qu'elle n'a pas pour motif certaines difficultés techniques qui,

2. W. V. Quine, From a logical point of view : Nine logico-philosophical essays, (Cambridge, Mass., 1953); pour sa critique des concepts intensionnels,. voir particulièrement les Essais II (« Two dogmas of empiricism », Philosophical Review, 60 (1951)- pp. 20-43), III et VII. M. White, « The analytic and the synthetic : An untenable dualism ». In Sydney Hook (éd.), John Dewey (New York, 1950). Réédité dans Linsky, Semantics and the philosophy of language (Urbana, 1952).

ИЗ

de l'avis général, se présentent dans les recherches linguistiques, l'incertitude inductive, et le caractère vague des mots du langage ordinaire. Je laisserai donc de côté ces difficultés dans ma discussion, en particulier deux d'entre elles, que j'ai mentionnées à la fin de la deuxième section. Ainsi, la question que je pose est la suivante : étant accordé que le linguiste peut déterminer l'extension d'un prédicat donné, comment peut-il aller au-delà, et déterminer également son intension?

J'entends n'appliquer le terme technique ď « intension » dont je me sers à la place du mot ambigu : « signification » qu'à la composante cognitive ou désignative de signification. Je n'essaierai pas de définir cette composante. On a mentionné plus haut que la détermination de la vérité présuppose (outre la connaissance des faits) la connaissance de la signification; aussi peut-on caractériser en gros la composante cognitive comme la composante de signification qui entre dans la détermination de la vérité. Bien qu'elles n'aient rien à voir avec des questions concernant la vérité et la logique, les composantes non cognitives de signification peuvent avoir par ailleurs une très grande importance, quant à l'effet psychologique que produit une phrase sur un auditeur, par suite, par exemple, de ce qui y est accentué, ou à cause d'associations émotionnelles, ou de motivations qu'elle suscite.

On doit certainement admettre que la détermination pragmatique des intensions exige qu'on franchisse une nouvelle étape, ce qui pose par conséquent un problème méthodologique nouveau. Supposons que deux linguistes, étudiant le langage de Karl, soient tombés entièrement d'accord sur la détermination de l'extension d'un prédicat donné dans une région donnée. Cela veut dire que, pour chacune des choses appartenant à cette région, ils s'accordent pour dire que le prédicat en question la dénote ou non, selon Karl. Pour autant qu'on s'en tient à ces résultats, et aussi étendue que soit la région — vous pouvez, si cela vous plaît, imaginer que c'est le monde entier — les linguistes peuvent encore attribuer au prédicat différentes intensions/ Car il y a plus d'une propriété, et peut-être y en a-t-il un nombre infini, dont l'extension dans la région donnée est justement l'extension délimitée pour le prédicat.

Nous voici au cœur de la controverse. Le linguiste assigne au prédicat, comme étant son intension, une de ces propriétés : quelle est la nature de cette assignation? On peut la rendre explicite en posant une entrée dans le dictionnaire allemand-français, liant le prédicat allemand à une expression française. Le linguiste affirme

114

par là que le prédicat allemand est synonyme de l'expression française. Selon la thèse intensionaliste en pragmatique, dont je prends la défense, l'assignation d'une intension est une hypothèse empirique, qui comme toute autre hypothèse en linguistique, peut être testée grâce aux observations du comportement linguistique. D'autre part, selon la thèse extensionaliste, l'assignation d'une intension, faite d'après l'extension délimitée antérieurement, n'est pas une question de fait, mais est affaire de préférence. Le linguiste, d'après cette thèse, est libre de choisir n'importe quelle propriété, parmi celles qui s'appliquent à une extension donnée; il peut être guidé dans son choix par des raisons de simplicité, mais il ne peut être question ici de parler de justesse ou de fausseté. C'est la thèse que semble soutenir Quine (From a logical point of view..., p. 63).

Je plaiderai maintenant en faveur de la thèse intensionaliste. Supposons, par exemple, qu'un linguiste, après avoir étudié les manières de parler de Karl, écrive ce qui suit dans son dictionnaire : (1) Pferd, cheval, alors qu'un autre linguiste écrit : (2) Pferd, cheval ou licorne. Puisqu'il n'existe pas de licornes, les deux intensions attribuées au mot Pferd par les deux linguistes ont, bien que différentes, la même extension. Si la thèse extensionaliste était juste, il n'y aurait pas moyen de trancher empiriquement entre (1) et (2). Puisque l'extension est la même, aucune réponse de Karl, relative à une chose réelle quelconque ne peut, qu'elle soit affirmative ou négative, faire de différence entre (1) et (2). Mais qu'y a-t-il d'autre que puisse explorer le linguiste, en dehors des réponses de Karl relatives à l'application du prédicat à tous les cas qu'on peut rencontrer réellement? Nous répondrons qu'il doit prendre en considération, non pas seulement les cas réels, mais aussi les cas possibles 3. Pour y parvenir le plus directement possible, le linguiste devrait utiliser, dans les questions adressées à Karl en allemand, des expressions modales correspondant au « cas possible », ou des expressions semblables. Bien sûr, ces expressions sont habituellement plutôt ambiguës; mais on peut venu: à bout de cette diffi-

3. Certes, quelques philosophes ont défini l'intension d'un prédicat (ou un concept qui lui est étroitement relié) comme la classe des objets possibles qui tombent sous lui. Par exemple, G. I. Lewis donne cette, définition : t La compréhension d'un terme est le classement de tous les objets pensables sans incohérence auxquels le terme s'appliquerait correctement. » Je préfère appliquer des modalités comme la possibilité non aux objets, mais seulement aux intensions, en particulier aux propositions ou aux propriétés (types). (Comparer avec Meaning and Necessity, pp. 66 sq.) Parler d'un cas possible signifie qu'on parle d'un type d'objets dont il est possible qu'il soit non vide.

115

culte en donnant les explications et les exemples convenables. Je ne pense pas qu'il y ait d'objection de principe contre l'usage de termes modaux. D'autre part, je pense qu'il n'est pas nécessaire de faire appel à eux. Le linguiste pourrait décrire à l'intention de Karl des cas qu'il sait être possibles, en laissant ouverte la question de savoir s'il existe ou non quelque chose qui réponde à ces descriptions. Il peut, par exemple, décrire (en allemand) une licorne, grâce à quelque équivalent de la formulation française : « une chose semblable à un cheval, mais ayant une corne au milieu du front ». Ou bien il peut désigner une chose du doigt et décrire verbalement la modification voulue, par exemple : « une chose comme celle-ci mais avec une corne au milieu du front ». Ou, finalement, il pourrait montrer du doigt une image représentant une licorne. Puis il demande à Karl s'il accepte d'appliquer le mot Pferd à une chose de cette sorte. Une réponse affirmative ou négative confirmera respectivement soit (2) soit (1). Ce qui montre que (1) et (2) sont des hypothèses empiriques différentes.

Il faut, lorsqu'on cherche à établir les intensions, considérer tous les cas logiquement possibles. Sont inclus aussi dans cet ensemble les cas causalement impossibles, c'est-à-dire ceux qu'excluent les lois naturelles en vigueur dans notre univers, et à coup sûr ceux qu'excluent les lois que Karl tient pour vraies. Ainsi, si Karl pense que tous les P sont Q en vertu d'une loi naturelle, le linguiste l'amènera à considérer des choses qui sont P mais non Q, et lui demandera si oui ou non il leur appliquerait le prédicat sur lequel porte l'enquête (par exemple, Pferd).

L'exemple suivant montre, lui aussi, que la thèse extensiona- liste est inadéquate. Considérons d'une part, ces entrées, qu'on trouve habituellement dans les dictionnaires allemand-français : (3) Einhorn, licorne. Kobold, lutin, et, d'autre part, les entrées suivantes, qui, elles, sont inhabituelles : (4) Einhorn, lutin. Kobold, licorne. Maintenant, les deux mots allemands (et de même les deux mots français) ont la même extension, à savoir, celle de la classe nulle. Donc, si la thèse extensionaliste était correcte, il n'y aurait pas de différence essentielle, empiriquement verifiable, entre (3) et (4). L' extensionaliste est contraint de dire que le fait, que (3) est généralement accepté et (4) généralement rejeté, est dû simplement à une tradition créée par les lexicographes, et qu'il n'y a pas de faits dans le comportement linguistique des personnes parlant allemand qui témoignent en faveur de (3) ou contre (4), Je serais curieux

lie

de savoir s'il est un linguiste disposé à accepter (4). Par ailleurs, pour éviter l'influence peut-être fâcheuse de la tradition lexico- graphique, posons la question de cette manière : est-ce qu'un homme de la rue, qui a étudié les deux langues en les pratiquant, sans leçons ni dictionnaires, accepterait comme correcte une traduction faite suivant (4)?

Pour parler en termes généraux, la détermination de l'inten- sion d'un prédicat peut s'amorcer à partir de quelques cas dénotés par le prédicat. La tâche essentielle consiste alors à découvrir quelles variations admet à différents égards (par exemple, du point de vue de la taille, de la forme, de la couleur) un spécimen donné, dans le domaine d'application du prédicat. On peut définir l'inten- sion d'un prédicat comme son domaine, domaine qui embrasse tous les types possibles d'objets pour lesquels le prédicat est valable. Dans cette enquête sur l'intension, le linguiste rencontre un nouveau type d'indétermination, qu'on peut qualifier d'indétermination intensionnelle. Comme on l'a remarqué plus haut, l'indétermination intensionnelle du mot Mensch est très petite, du moins dans les parties accessibles de l'univers. Tout d'abord, la zone intermédiaire est pratiquement vide, si on ne considère que les animaux vivant actuellement sur la terre. En second lieu, si on considère les ancêtres de l'homme, on constatera probablement que Karl ne peut pas tracer facilement en ce cas de démarcation; ainsi, il y a une zone intermédiaire, mais elle est relativement petite. Cependant, lorsque le linguiste cherche à déterminer Г intension du mot Mensch, la situation est tout à fait différente. Il a à tester les réponses données par Karl lorsqu'on lui décrit d'étranges sortes d'animaux, intermédiaires par exemple, entre l'homme et le chien, l'homme et le lion, l'homme et le faucon, etc. Il se peut que le linguiste et Karl sachent que ces sortes d'animaux n'ont jamais vécu sur la terre; ils ignorent si oui ou non elles se présenteront jamais sur la terre, ou sur quelque autre planète d'une autre galaxie. De toute manière, qu'ils le sachent ou non, cela n'importe pas pour la détermination de l'intension. Mais l'ignorance de Karl a pour effet psychologique qu'il a rarement pensé, si même il y a jamais pensé, à ces sortes d'animaux (à moins qu'il soit étudiant en mythologie ou fanatique de science-fiction) et n'a donc jamais senti la nécessité de décider à quelle sorte s'applique le prédicat Mensch. Par conséquent, le linguiste constate d'après les réponses de Karl que pour ce prédicat, la zone intermédiaire est étendue ou, en d'autres termes, que le prédicat présente une indétermina-

117

tion intensionnelle élevée. Le fait que Karl n'ait pas pris de telles décisions signifie que l'intension qu'il attribue au mot Mensch n'est pas claire, même pour lui, et qu'il ne comprend pas parfaitement bien le mot dont il se sert lui-même. Ce manque de clarté ne lui cause pas beaucoup de tracas, puisqu'il n'intervient que pour des aspects qui n'ont pour lui qu'une importance pratique très limitée.

L'extensionaliste rejettera peut-être comme impraticable la procédure destinée à déterminer des intensions qu'on vient de décrire, parce que, dirait-il, l'homme de la rue est peu disposé à dire quoi que ce soit d'objets qui n'existent pas. Si Karl se trouvait être super-réaliste en ce sens, le linguiste pourrait alors recourir au mensonge, en faisant état, par exemple, d'observations qu'il aurait faites de licornes. Mais il n'est pas du tout nécessaire d'en venir là. Les tests relatifs aux intensions sont indépendants des questions d'existence. L'homme de la rue est tout à fait capable de donner un sens, et de répondre, à des questions relatives à des situations supposées, où on laisse ouverte la question de savoir si une chose du type décrit se présentera ou non jamais, et même à des questions relatives à des situations inexistantes. Cela se voit dans les conversations ordinaires où il s'agit de choisir entre différents projets, où on discute de la vérité d'un récit, où il est question de rêves, de légendes, de contes de fées.

Je n'ai fait qu'indiquer schématiquement la procédure empirique qui permet de déterminer les intensions; cela suffît cependant, selon moi, pour montrer qu'on pourrait écrire, en suivant les directions indiquées, un manuel qui enseignerait à déterminer les intensions, ou plus précisément, à tester les hypothèses relatives aux intensions. Les types de règles qu'on trouverait dans un tel manuel ne seraient pas essentiellement différents de ceux qu'on donne habituellement pour définir des procédures en psychologie, linguistique, et anthropologie. Par conséquent, les règles pourraient être comprises et appliquées par n'importe quel homme de science (pourvu qu'il n'ait pas l'esprit infecté de préjugés philosophiques *).

4. Après avoir écrit le présent article, j'ai pris connaissance d'un nouveau livre très intéressant d'Arne Naess (Interpretation and preciseness : A contribution to the theory of communication. Skrifter Norské Vid. Akademi, Oslo, П. Hist.-Filos. Klasse, 1953, ц° 1.) ... Ce livre, à la fois par les discussions méthodologiques et les comptes rendus d'çxpériences avec questionnaires qu'on y trouve, témoigne fortement, selon moi, en faveur de la thèse intensionaliste (prise au sens qui a été expliqué ci-dessus, f 3).

118

4. Intensions dans le langage de la science.

[Au fur et à mesure que les sciences évoluent, leur langage tend à expliciter de façon de plus en plus précise non seulement l'extension, mais V intension des concepts qu'elles utilisent.]

5. Le concept général d'intension d'an prédicat.

II existe, comme nous l'avons vu, une procédure empirique qui permet de tester, en observant le comportement d'un sujet parlant, disons Karl, une hypothèse concernant l'intension qu'a pour lui un prédicat, Pferd par exemple. Puisqu'une telle procédure est applicable à une hypothèse quelconque relative à l'intension, nous pouvons dire que le concept général suivant : intension d'un prédicat quelconque, dans un langage quelconque, pour une personne quelconque, à un moment quelconque, a un sens clair, empiriquement verifiable. Si on laisse de côté les subtilités, on peut caractériser schématiquement comme suit ce concept général d'intension : l'intension d'un prédicat « Q » pour un sujet parlant X est la condition générale que doit remplir un objet y pour que X accepte d'attribuer le prédicat « Q » à y. (Nous omettons, pour simplifier, la référence à un temps t.) Essayons de rendre plus explicite cette caractérisation générale. Que X soit capable d'utiliser un langage L, cela signifie qu'il y a chez X un certain système de dispositions, liées entre elles, qui le portent à faire certaines réponses linguistiques. Que, dans un langage L, l'intension d'un prédicat « Q » soit pour X, la propriété F de « Q », cela signifie que parmi les dispositions de X, constitutives du langage L, existe la disposition à attribuer le prédicat « Q » à un objet y si et seulement si y a la propriété F. (On suppose toujours ici que F est une propriété observable, c'est-à-dire, ou qu'elle est directement observable, ou qu'on peut la définir explicitement en termes de propriétés directement observables.) (La formulation que nous venons de donner est simplifiée à l'extrême, et nous y avons négligé l'indétermination inten- sionnelle. Pour faire entrer celle-ci en ligne de compte, il faut faire intervenir un couple d'intensions Flt F2 : il y a chez X la disposition à attribuer affirmativement le prédicat « Q » à un objet y si et seulement si y a Fx; et la disposition à refuser « Q » à y si et seulement si y a F2. Ainsi, si y n'a ni Ft ni F2, X ne donnera ni une réponse affirmative ni une réponse négative; la propriété consistant à n'avoir ni Fx ni F2 délimite la zone d'indétermination, qui peut le cas échéant être vide.)

119

Le concept d'intension n'a été caractérisé ici que pour les prédicats de choses. On peut le caractériser d'une manière analogue pour des expressions appartenant à d'autres types, y compris les énoncés. On peut définir selon le mode habituel les autres concepts de la théorie de l'intension; nous nous contenterons ici de donner sous une forme simple, et sans prétendre à l'exactitude, les définitions des concepts : « synonyme » et « analytique ».

Deux expressions sont synonymes dans le langage L, pour X, à un moment t, si elles ont la même intension, dans L, pour X, en /.

Un énoncé est analytique dans L, pour X, en /, si son intension (ou domaine ou condition de vérité) dans L, pour X, en t, comprend tous les cas possibles.

Un langage L a été caractérisé plus haut comme un système de dispositions déterminées à user de certaines expressions. Je ferai maintenant quelques remarques sur la méthodologie des concepts dispositionnels. Ceci nous aidera à comprendre plus clairement la nature des concepts linguistiques en général, et celle du concept d'intension en particulier. Soit D la disposition de X à réagir à une condition С par la réponse caractéristique jR. Il y a en principe, mais non toujours en pratique, deux moyens de s'assurer si une chose donnée ou une personne X a la disposition D (à un moment donné /). La première méthode peut être appelée behavioristique (en un sens très large); elle consiste à produire la condition C, puis à établir si oui ou non la réponse jR se présente. La seconde peut être appelée la méthode d'analyse de structure. Elle consiste à étudier de manière suffisamment détaillée l'état de X (en f), à le décrire à l'aide des lois générales qu'il sera nécessaire de faire entrer en jeu (lois physiques, physiologiques, etc.) de telle manière qu'on puisse déduire de cette description les réponses que ferait X face à tout ce qui peut se produire dans son environnement. Il sera ensuite possible de prédire, en particulier, si, sous la condition C, X donnerait ou non la réponse R; si X la donne, il a la disposition D; sinon, il ne Га pas. Mettons par exemple que X soit une automobile et soit D sa capacité à pouvoir atteindre telle accélération sur une route horizontale, à une vitesse de dix miles à l'heure. L'hypothèse selon laquelle l'automobile a cette capacité D peut être testée grâce à l'une ou l'autre des deux procédures suivantes. La méthode behavioristique consiste à se mettre au volant de la voiture et à observer comment elle se comporte dans les conditions spécifiées. La seconde méthode consiste à étudier la structure interne de la

120

voiture, en particulier le moteur, et à calculer quelle serait d'après certaines lois physiques, son accélération dans les conditions spécifiées. S'il s'agit d'une disposition psychologique, et en particulier de la disposition linguistique d'une personne X, on peut faire appel tout d'abord à la méthode behavioristique habituelle, et au moins théoriquement, à la méthode qui consisterait à faire une étude microphysiologique du corps de X, et en particulier de son système nerveux central. Cette seconde méthode est naturellement impraticable, car, dans l'état présent de la physiologie, nous n'en savons pas assez sur l'organisme humain, et en particulier, sur le système nerveux central.

6. Le concept d'intension pour un robot.

Pour rendre possible l'application de la méthode d'analyse de structure, considérons maintenant un robot, et non plus un être humain, et voyons comment on peut étudier son langage sous l'angle de la pragmatique. Nous pouvons supposer en ce cas que nous possédons une connaissance beaucoup plus détaillée de la structure interne. La nature logique des concepts pragmatiques demeure exactement la même. Admettons que nous ayons en main un plan suffisamment détaillé nous disant comment a été construit le robot X, auquel on prête la capacité d'observer, et celle d'utiliser un langage. Supposons que X ait trois organes d'entrée A, В et C, et un organe de sortie. A et Б sont utilisés alternativement, jamais simultanément. A est un organe d'observation visuelle des objets présentés. В peut recevoir dans le langage L de X, qui peut consister en signes écrits ou en perforations portées sur une carte, une description générale d'un type d'objet (une expression predicative). С reçoit un prédicat. Ces organes d'entrée permettent de poser la question suivante : l'objet présenté en A, ou tel objet satisfaisant à la description présentée en B, est-il dénoté dans L, pour X, par le prédicat présenté en C? L'organe de sortie peut ensuite fournir une des trois réponses de X : affirmation, négation ou abstention; on obtiendrait cette dernière réponse si, par exemple, l'observation de l'objet en A, ou la description en B, n'est pas suffisante pour provoquer une réponse bien déterminée. Le linguiste, qui observe Karl, commence, rappelons-le, par montrer du doigt des objets; puis plus tard, après avoir établi l'interprétation de quelques mots, il s'en sert pour poser des questions : de même, celui qui enquête sur le langage L de X commence par présenter des objets

121

en A, et ensuite, grâce à ce qu'il a appris expérimentalement sur les intensions de quelques signes de L, il se met à présenter en B, des expressions predicatives où n'entrent que ces signes déjà interprétés, et non le prédicat présenté en C.

Au lieu d'utiliser la méthode behavioristique, le chercheur peut utiliser ici la méthode d'analyse de structure. Grâce au plan de X dont il dispose, il peut calculer les réponses que ferait X à différentes entrées possibles. Il lui est possible en particulier de déduire à partir de ce plan, en se fondant sur les lois physiques qui déterminent le fonctionnement des organes de X, le résultat suivant, relatif à un prédicat « Q » du langage L de X et aux propriétés particulières F± et F2 (que X peut observer) : Si le prédicat « Q » est présenté en C, alors X donne une réponse affirmative si, et seulement si, un objet ayant la propriété Fx est présenté en Л, et une réponse négative si, et seulement si, un objet possédant F2 est présenté en A. Ce résultat indique que la limite de l'intension de « Q » se trouve quelque part entre la limite de Рх et celle de F2. Pour quelques prédicats, la zone d'indétermination entre F± et F2 peut être très petite, et du même coup, cette détermination préliminaire de l'intension se trouve être très précise. Ce qui pourrait arriver, par exemple, pour les prédicats de couleur si notre chercheur dispose d'un nombre suffisant de spécimens de couleur.

Après avoir déterminé ainsi en un premier temps les intensions de quelques prédicats, et constitué par là, grâce à des calculs portant sur l'organe d'entrée A, un vocabulaire limité V, le chercheur entreprendra des calculs concernant des descriptions à présenter en J5, et qui contiennent les prédicats de V". Il peut être à même de déduire du plan le résultat suivant : Si le prédicat « P » est présenté en C, et si une description D, formulée à l'aide du vocabulaire V est présentée en B, X donne une réponse affirmative si, et seulement si, D (interprétée à l'aide des résultats préliminaires) implique logiquement Gl9 et une réponse négative si, et seulement si, D implique logiquement G2. Ce résultat indique que la limite de l'intensionde « P » se trouve entre la limite de Gx et celle de G2. On peut atteindre de cette manière des déterminations plus précises pour une partie plus étendue de L, et finalement pour L dans sa totalité. (Ici encore, nous supposons que les prédicats de L désignent des propriétés de choses observables.)

Il apparaît clairement que la méthode d'analyse de structure, au cas où elle peut s'appliquer, est plus puissante que la méthode behavioristique, parce qu'elle peut fournir une réponse générale,

122

et même, si les circonstances sont favorables, une réponse complète à la question de savoir quelle est l'intension d'un prédicat donné.

Il est à noter que la procédure décrite pour l'organe d'entrée A peut admettre des types d'objets vides, et la procédure décrite pour l'entrée В peut même admettre des types d'objets causale- ment impossibles. Ainsi, par exemple, bien que nous ne puissions présenter une licorne en A, nous pouvons néanmoins calculer la réponse que ferait X si une licorne était présentée en A. Évidemment, ce calcul n'est affecté en aucune manière par aucun fait zoologique concernant l'existence ou la non-existence des licornes. Il n'en va pas de même pour un type d'objets qu'exclut une loi physique, et particulièrement une loi que font intervenir les calculs portant sur le fonctionnement du robot. Soit la loi îx : « Tout corps en fer, pris à une température de 60° F, est solide. » Le chercheur doit s'appuyer sur cette loi, lorsqu'il étudie le fonctionnement de X, afin d'établir que certains engrenages en fer ne fondent pas. S'il en venait à prendre comme prémisse de sa déduction l'énoncé : « Un corps liquide, en fer, dont la température est de 60° F, est présenté en A », alors, puisque la loi lx fait également partie de ses prémisses, il obtiendrait une contradiction; tout énoncé concernant la réponse de X serait par suite derivable, et ce serait l'échec de la méthode. Mais, même en ce cas, la méthode réussit encore, relativement à l'organe B. On peut prendre comme prémisse : « La description « corps liquide, en fer, dont la température est de 60° F » (c'est-à-dire la traduction de ceci dans L) est présentée en B. » Aucune contradiction n'apparaît alors, ni dans la déduction faite par le chercheur ni dans celle faite par X. La déduction opérée par le chercheur contient la prémisse qui vient d'être mentionnée, et qui ne se rapporte pas à un corps en fer, mais à une description, à savoir à une carte perforée d'une certaine manière; ainsi ne ren- contre-t-on aucune contradiction, bien que la loi l± se présente aussi comme prémisse. D'autre part, dans la déduction opérée par le robot X, la carte présentée en В fournit, pour ainsi dire, une prémisse de la forme « y est un corps liquide, en fer, dont la température est de 60° F »; mais ici la loi Zx ne se présente pas comme prémisse, aussi ne voit-on surgir aucune contradiction. X fait simplement des déductions logiques à partir de la prémisse énoncée, et si le prédicat « R » est présenté en C, il essaie d'en venir ou à la conclusion « y est R » ou à « y n'est pas R ». Supposons que ses calculs conduisent le chercheur à établir que X devrait déduire la conclusion « y est R » et que, par suite, X devrait donner une réponse

123

affirmative. Ce résultat montrerait que le type (causalement impossible) des corps liquides, en fer, dont la température est de 60° F, est compris dans le domaine de l'intension qui est celle de « R » pour X.

J'ai essayé de montrer dans cet article que lorsqu'on étudie un langage naturel du point de vue de la pragmatique, on ne dispose pas seulement, comme on l'admet généralement, d'une méthode empirique permettant de connaître quels objets sont dénotés par un prédicat donné, et de déterminer ainsi l'extension du prédicat : il existe également une méthode pour tester une hypothèse concernant son intension (signification désignative) 5. L'intension d'un prédicat pour un sujet parlant X est, pour le dire schématiquement, la condition générale que doit remplir un objet, pour que X accepte de lui appliquer le prédicat. Pour déterminer l'intension, il ne faut pas se contenter de prendre en considération les cas réels, mais il faut tenir compte également des cas possibles, c'est-à-dire de types d'objets dont la description n'enveloppe pas de contradiction interne, et pour lesquels on n'a pas à se demander si des objets appartenant aux types décrits existent réellement. On peut déterminer quelle est, pour un robot, l'intension d'un prédicat, aussi bien que lorsqu'il s'agit d'un sujet parlant humain, et on y parvient même de manière plus complète si l'on connaît suffisamment la structure interne du robot pour prédire comment il fonctionnera dans des conditions variées. En se fondant sur le concept d'in- tension, on peut définir d'autres concepts pragmatiques se rapportant aux langages naturels : synonymie, analyticité, etc. Puisque des concepts pragmatiques de ce type existent et sont scientifiquement valables, on se trouve pratiquement conduit, et cela est parfaitement légitime, à introduire en sémantique pure, en rapport avec des systèmes linguistiques construits, les concepts correspondants.

5. Dans un article récent [article traduit dans ce même numéro, pp. 31-41. N. d. T.] Y. Bar-Hillel défend le concept de signification contre ces linguistes contemporains qui désirent le bannir de la linguistique. Cette tendance s'explique selon lui par le fait que, dans le premier quart de ce siècle, la situation du concept de signification était, méthodologiquement parlant, fort mauvaise; les explications qu'on en donnait habituellement comportaient des connotations entachées de psychologisme, qui furent correctement critiquées par Bloomfield, et d'autres auteurs. Bar-Hillel fait remarquer que la théorie de la signification récemment développée par les logiciens ne souffre pas de ces inconvénients. Il invite les linguistes à construire de manière analogue la théorie de la signification que nécessitent leurs recherches empiriques. Le présent article indique comment une telle construction est possible. Que le concept d'intension puisse être appliqué même à un robot, cela montre qu'il n'y a pas trace en lui de psychologisme, ce qui n'était pas le cas du concept traditionnel de signification.