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CARNAP, GÖDEL ET LA NÉCESSITÉ MATHÉMATIQUE Jacques Dubucs (Ce texte est la version préliminaire d’un article paru en 20 dans Fr. Lepage et Fr. Rivenc (dir.), L’héritage carnapien, Vrin et Bellarmin, p. 263-284) INTRODUCTION En écrivant qu'il se sentait en mesure de réfuter la philosoph carnapienne des mathématiques 1 , Gödel était tout à fait conscient de rendre ainsi, paradoxalement, hommage: la Syntaxe logique constitue à s yeux la formulation à la fois «la plus radicale» et «la plus précise d'une philosophie qui interprète les propositions mathématiques comme pure expression de conventions syntaxiques 2 . La réfutation dont il parle, que seule permettait la netteté et la rigueur avec laquelle la thèse réfu avait été exposée par Carnap, présente toutefois un certain nombre particularités dignes d'être notées: 1. Gödel (1995), p. 213. 2. Gödel (1951), p. 315-316.

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Jacques Dubucs on Carnap and Godel and the mathematical necessity

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CARNAP, GÖDEL ET LA NÉCESSITÉ MATHÉMATIQUE

Jacques Dubucs

(Ce texte est la version préliminaire d’un article paru en 2002dans Fr. Lepage et Fr. Rivenc (dir.), L’héritage carnapien,

Vrin et Bellarmin, p. 263-284)

INTRODUCTION

En écrivant qu'il se sentait en mesure de réfuter la philosophiecarnapienne des mathématiques1, Gödel était tout à fait conscient de luirendre ainsi, paradoxalement, hommage!: la Syntaxe logique constitue à sesyeux la formulation à la fois «!la plus radicale!» et «!la plus précise!»d'une philosophie qui interprète les propositions mathématiques comme lapure expression de conventions syntaxiques2. La réfutation dont il parle, etque seule permettait la netteté et la rigueur avec laquelle la thèse réfutéeavait été exposée par Carnap, présente toutefois un certain nombre departicularités dignes d'être notées!:

1. Gödel (1995), p. 213.2. Gödel (1951), p. 315-316.

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1) L'une des objections fatales auxquelles le conventionnalisme est censésuccomber - celle qui a trait à l'incomplétude de l'arithmétique - esttrès précisément celle que Carnap avait, en son temps, reconnue, et qu'ilavait voulu surmonter en écrivant son livre, circonstance que Gödel, bienentendu, n'ignorait pas.

2) Comme le remarque mélancoliquement Gödel, il ne s'agit d'une réfutationque «!pour autant qu'une assertion philosophique puisse être réfutabledans l'état présent de la philosophie!»!:

Que ce ne soit possible qu'en un sens limité, cela suit du fait que les termesphilosophiques, aussi bien que les autres termes très généraux qui figurent dans lesassertions philosophiques, ne sont pas bien définis et admettent des interprétationsvariées. Ceci s'applique en particulier aux termes (...) «!contenu!» et «!fait!»(...). Par conséquent, la seule chose que l'on puisse montrer, c'est que lesassertions en question ne sont vraies que pour une acception de ces termes qui estartificielle et largement divergente de leur signification d'origine3.

3) Enfin Gödel reconnaissait lui-même que, pour des raisons assez voisinesde celle qui vient d'être décrite, cette «!quasi-réfutation!» n'étaitéquilibrée dans son propre propos par aucune conception «!présentable!» dela nature des mathématiques!: il avait montré ce que les mathématiquesn'étaient pas, mais n'avait pas montré ce qu'elles étaient4.

Dans ce qui suit, je me propose de discuter les termes dont Gödelincriminait l'équivoque, en me limitant plus ou moins à la partie«!négative!» des arguments de Gödel, et en laissant de côté sa propreconception de la nature des mathématiques!: ainsi qu'il le dit lui-même, lesquestions qu'elle soulève sont d'une ampleur telle qu'elles sont«!étroitement reliées!» aux problèmes fondamentaux de la philosophie et même«!partiellement identiques à eux!»5. L’article est donc centré sur la notionde nécessité mathématique, la conception que s’en fait Carnap, et lescritiques auxquelles cette conception est exposée.

3. Gödel (1995), p. 213.4. Cité par H. Wang (1996), p. 163.5. Lettre à Schilpp du 3 février 59.

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1- CARNAP, DE LA NÉCESSITÉ MATHÉMATIQUE À LA CONVENTION

1.1. NÉCESSITÉ!: LA CROIX DE L’EMPIRISTE

Traditionnellement conçue, disons à la Leibniz, la nécessité estcaractérisée par l’ajout à la vérité d’un ingrédient supplémentaire. Lanécessité, par exemple, est la vérité «!usuelle!», la vérité ici, augmentéede la vérité partout ailleurs. Dans cette conception, les énoncés quidécrivent les cours possibles de l’expérience se divisent en deux classes(pour s’en tenir à ceux qui sont actuellement vrais). D’une part, ceux qui,vrais dans la «!réalité!», ne le sont pas toujours ailleurs!: les véritéssimpliciter. D’autre part, ceux qui sont vrais, mais qui le resteraientencore si la réalité était autre que ce qu’elle est!: les véritésnécessaires.

Pour un empiriste – et Carnap n’a jamais cessé de se considérer comme tel-, la difficulté majeure posée par la nécessité est celle de sonappréhension. L’expérience nous dit ce qui est, mais non ce qui doit être.Si toute connaissance provient de l’expérience, on ne voit pas les capacitéscognitives qui pourraient expliquer notre connaissance du «!fait!» qu’uneproposition continuerait à être vraie même si l’expérience était différentede ce qu’elle est!:

L’expérience ne peut pas nous donner le moindre fondement de la nécessité d’uneproposition. Elle peut observer et transcrire ce qui s’est produit!; mais elle ne peuttrouver dans aucun cas, ou dans aucune accumulation de cas, de raison pour ce qui doitse produire. (…) Apprendre une proposition par l’expérience, et voir qu’elle estnécessairement vraie, sont deux processus de pensée complètement différents6.

L’empirisme traditionnel oscille entre deux réponses à cette difficulté.

1) La première consiste à exprimer en termes psychologiques – référant,donc, à une donnée «!introspectible!», présumée accessible à laconnaissance - ce qui doit être ajouté à la vérité pour obtenir lanécessité. On postule que l’expérience est un ordre uniforme de contrainte

6. Whewell (1847), vol. I, p. 63-64.

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modérée, qui ne laisse aucun choix à nos «!terminaisons nerveuses!», maisqui du moins laisse intacte notre capacité à nous représenter les chosesautrement qu’elles ne sont. Les vérités nécessaires sont alors, parmi lespropositions dont l’expérience nous montre qu’elles sont correctes, cellesdont, en outre, nous ne pourrions même pas concevoir ou imaginer lafausseté, c’est-à-dire celles à propos desquelles «!nous ne pouvons pas,même par un effort de l’imagination, ou par hypothèse, concevoir l’opposéde ce qui est asserté!»7.

2) La seconde réponse est celle de Stuart Mill. Plus radicale, elle demandeque l’inconcevabilité dont parle Whewell soit elle-même causalementexpliquée sur la base des données de l’expérience. C’est l’invariabilitédes corrélations observées qui produit une invariable association desidées, au point qu’il devient inconcevable que la corrélation ne seproduise pas. L’expérience est la contrainte suprême, et il n’existe toutsimplement aucune contrainte additionnelle qui viendrait s’ajouter à lapression des choses observées. Nous nous imaginons qu’il y a despropositions qui résisteraient à toutes les variations contrefactuelles del’expérience, mais il n’y a rien d’autre que des propositions quel’expérience ne dément jamais. Rien au-delà des faits, tout au plus desfaits qui persistent. Les vérités mathématiques ne sont pas plusinexorables que les données de l’observation, et ce que nous appelons leur«!nécessité!» ne recouvre rien d’autre que la constance de certainsaspects de l’expérience. Le problème de l’appréhension de la nécessité n’apas de solution, mais c’est parce que la nécessité, telle qu’elle estordinairement conçue, est un mythe métaphysique. C’est seulement parce quel’observation n’enregistre, en fait, aucune variation dans lesmathématiques, que nous en venons à imaginer que jamais aucune variationde cet ordre ne pourrait se produire dans les choses observées, ou mêmesimplement être conçue par nous!:

Nous ne pouvons pas concevoir que deux et deux fassent cinq, parce qu'une associationinséparable nous pousse à concevoir ceci comme quatre!; et nous ne pouvons leconcevoir comme à la fois quatre et cinq, parce que quatre et cinq, de même que rondet carré, sont ainsi reliés dans notre expérience, que chacun est associé à lacessation ou au retrait de l'autre (...) Et nous n'aurions probablement aucune diffi-culté à assembler les deux idées supposées incompatibles, si notre expérience n'avait

7. Ibid., p. 55.

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pas commencé par associer inséparablement l'une d'elles avec le contraire del'autre8.

Carnap9 n’a jamais accordé le moindre crédit aux réponses de ce genre!:ni à l’une, ni à l’autre. Un disciple de Frege ne saurait être, enphilosophie des mathématiques, un empiriste ordinaire.

1.2. LA DESCRIPTION DE L’EXPÉRIENCE

La propre théorie de Carnap au sujet de la nécessité mathématique s’estforgée indirectement, à travers une réflexion concernant une autre questionque les empiristes discutent, et à laquelle ils apportent une réponseégalement récusée par Carnap!: celle de la description de l’expérience.

La tradition empiriste veut que l’expérience soit à ce point contraignanteque les données de l’observation prescrivent elles-mêmes, moyennantcertaines idéalisations appropriées, leur mode de description mathématique.L’entreprise de référence est ici celle de Helmholtz, dans son opposition àla doctrine formulée par Riemann dans sa fameuse étude sur les«!hypothèses!» qui fondent la géométrie. Là où Riemann interprète les diverssystèmes de relations métriques comme autant de simples possibilitésmathématiques concurrentes, Helmholtz s’efforce de montrer qu’ils sontobjectivement déterminés par un «!fait!» (Tatsache) qui, sans être empiriqueà proprement parler, est néanmoins susceptible d’une corroborationexpérimentale, à savoir l’existence de corps idéalement rigides pouvant sedéplacer librement dans l’espace infini, et que ce «!fait!» nous contraint àadmettre que la courbure de l’espace est constante et que la distance dansl’infinitésimal est euclidienne!:

Il apparaît que l’espace, considéré comme une région de quantités mesurables, necorrespond pas du tout au concept le plus général d'un agrégat à trois dimensions,mais suppose aussi des conditions spéciales, dépendant de la mobilité parfaitementlibre de corps solides sans changement de leur forme de leur part et avec tous leschangements possibles de direction!; et, dépendant, par ailleurs, de la valeurparticulière de la mesure de la courbure, qui pour l'espace réel est égale à zéro, outout au moins non distinguable de zéro (...) Partant du fait observationnel que le

8. St. Mill, Hamilton's Philosophy, cité par Coffa (1991), p. 47.9. Carnap (1930-1), p. 143.

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mouvement des figures rigides est possible dans notre espace avec le degré de libertéque nous connaissons, j'ai déduit la nécessité de l'expression algébrique que Riemannprend pour axiome10.

A nouveau, Carnap se range ici au diagnostic de Frege, pour lequel toutetentative de ce genre illustre une confusion particulièrement pernicieuseentre les propositions mathématiques proprement dites et leurs applications, «!qui sont souvent physiques et supposent des observations!» ((1884),§!9)!:

Helmholtz ne demande pas (ce qu'il faudrait pourtant faire)!: jusqu'où peut-onparvenir sans introduire de faits empiriques (Erfahrungstatsachen), il demande aucontraire!: comment puis-je introduire au plus vite de quelconques faits del'expérience sensible!?11

L'erreur de Helmholtz est de croire que puisque l'application desmathématiques à l'expérience nécessite que l'on procède à des observationsrelatives au domaine particulier que l'on étudie, les propositions et lesconcepts mathématiques que l'on applique sont eux-mêmes sont intrinsèquementdotés d'un contenu observationnel. Comme le remarque Frege, c'est aucontraire, en un certain sens, l'applicabilité même des mathématiques auxréalités observables qui exige qu'elles soient vides de tout contenu empi-rique. Car pour s'appliquer à tous les contenus empiriques possibles - et ilest de l'essence des mathématiques, en tout cas de l'arithmétique, d'êtreainsi universellement applicables (die Andwendbarkeit gehört (...) notwendigdazu12)!-, il est essentiel que les mathématiques ne se rapportent à aucundomaine empirique déterminé, car elles ne sauraient sinon, sauf miracle,s'appliquer alors aux objets d'un autre domaine.

Carnap, qui retient de Frege cette thèse de la vacuité empirique desmathématiques, s'interdit donc d'office de recourir à la «!solution!»imaginée par Helmholtz pour expliquer la description de l’expérience, toutcomme il refuse les voies envisagées par Whewell et Mill pour rendre comptedes mathématiques dans une perspective empiriste. Il doit donc répondre -mais autrement qu'eux, qui niaient simplement qu'elles se posassent - auxdeux questions suivantes!:

10. Helmholtz (1876), p. 674-675.11. Frege (1903), § 137, n.2.12. Ibid., § 91.

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(i) Puisque l'observation ne nous instruit que sur le contingent, d'oùprovient notre connaissance de la nécessité mathématique!?

(ii) Puisque l’observation ne saurait nous fournir les règles de nosdescriptions mathématisées, sur quoi devons-nous nous fonder pour leschoisir!?

1.3. LE «!LIBRE CHOIX!» DES CONVENTIONS MÉTRIQUES

Il y a une manière de retracer la genèse du conventionnalisme de Carnapqui le fait naître de la rencontre de Wittgenstein et de l’interprétationque Carnap forge, pour le meilleur ou pour le pire, des idées que ce dernierdéfendait à l’époque. Brièvement dit, Carnap aurait commencé par apprendrede Wittgenstein une conception de la nécessité mathématique compatible avecl’empirisme. Cette manière de raconter les choses est erronée. Elle passesous silence tout rapport avec une autre tradition conventionnaliste, dontle dessein n’était pas du tout d’élucider ce que les propositionsmathématiques en général peuvent avoir de nécessaire, mais au contraired’expliquer ce que certaines d’entre elles peuvent avoir, selon l’expressionde Carnap, d’!«!optionnel!» ou de «!déterminé par un libre choix!»(wahlbestimmt). C’est de ce côté-là que le conventionnalisme de Carnap prendsa source!: Carnap a commencé par appliquer la notion de convention à laseconde des questions que nous avons distinguées 13.

Dans sa thèse de doctorat14, Carnap entreprend de construire une théoriede ce qu’il appelle «!l’espace physique!», et en particulier de «!montrer lapossibilité de choisir une structure d’espace tout à fait différente de lastructure usuelle, mais qui soit également capable de représenter de manière

13. Alberto Coffa (1986) insiste à juste titre sur la relation entre le conventionnalisme

de Carnap et les controverses du XIX° siècle autour des géométries non-euclidiennes. Mais il s’exprime comme si le principe de tolérance résultait d’unemanière d’extrapolation du conventionnalisme géométrique à la logique et àl’ensemble des mathématiques, ce qui constitue, à mon sens, une visionrudimentaire du rapport entre géométries non-euclidiennes et logiques non-classiques. L’interprétation que je propose ici est, en tout cas, sensiblementdifférente de la sienne.

14. Carnap (1922).

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cohérente tous les faits d’expérience (Erfahrungstatsachen)!»15. Il séparela «!forme nécessaire!» de l’espace physique, c’est-à-dire ses propriétéstopologiques, de sa «!forme optionnelle!», qui est représentée par lastructure métrique (Raumgefüge) de l’espace et par la définition de samesure (Mabsetzung!: l’unité de mesure, et la manière de l’appliquer). Encontradiction avec Helmholtz, il soutient que les «!faits!» ne déterminentpas leur description, ou plutôt ne la déterminent qu’avec un certain degréde liberté16!: ils déterminent l’unité de mesure à structure métriquedonnée, ou bien déterminent la structure métrique une fois fixée ladéfinition de la mesure. Deux choix de «!cadres de description!» différents,(R,M) et (R’,M’), peuvent donc décrire les mêmes faits observationnels, iln’y a aucun argument décisif pour les départager, ni d’ailleurs aucuneraison de vouloir le faire. On distinguera donc entre les!vérités«!observationnelles!» (les faits, en tant que décrits dans le cadre retenu)et les vérités «!relatives au cadre de description!», qui définissent cecadre, et qui ne sont donc pas susceptibles de varier une fois qu’il estfixé 17.

15. Ibid., p. 54.16. Carnap était parfaitement conscient d’être sur ce point en désaccord avec la

tradition empiriste classique : « Après une longue période pendant laquelle laquestion des sources de la connaissance physique fut vigoureusement débattue,on peut sans doute affimer, aujourd’hui déjà, que le pur empirisme a terminé sonrègne. Que la construction de la physique ne puisse reposer sur les seuls résultatsexpérimentaux, et qu’elle doive utiliser plutôt des axiomes non-empiriques, voilàune chose qui a déjà été proclamée depuis longtemps par la philosophie ». (Carnap (1923), p. 90.)

17. Il convient de noter que cette conception de la description est parfaitementcompatible avec l’idée, toujours précieuse à Carnap, de fait empirique net detoute relativité linguistique. L’indépendance des faits par rapport à leurdescription est précisément assurée par la bifurcation entre la composante« optionnelle » et la composante « nécessaire » (notwendig) de la description,laquelle définit un certain ensemble fixe de propriétés dont les énoncés« observationnels » ont pour fonction de dire lesquelles sont ou non vérifiées parles objets de l’expérience (dans le cas présent, ces propriétés fixes sont lespropriétés topologiques et les propriétés de congruence). Ces énoncésobservationnels (Carnap dira plus tard : « protocolaires »), qui disent quels objetssatisfont ces propriétés privilégiées, ne sont pas objets de convention.Ultérieurement (Carnap (1932), p. 226.), Carnap finira par admettre que le choixd’un langage détermine non seulement les énoncés logico-mathématiques quipeuvent être acceptés comme vrais, mais aussi le choix d’un type de protocoles(le vocabulaire et la forme des énoncés protocolaires), et il exigera que les diversénoncés observationnels qui résultent de ces conventions soient inter-traductibles.C’est évidemment pour maintenir une distinction étanche entre les deux types decomposantes, dont l’une est, sinon invariante tout court, du moins invariante par

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1.4. CONVENTIONS!: DE L’OPTIONNEL AU NÉCESSAIRE

Il est remarquable que cette solution au problème de la description del’expérience fournit aussi, bien qu’elle n’ait absolument pas été rédigéepour cela, une solution au problème de l’appréhension de la nécessitémathématique. Une fois que le cadre a été librement choisi, les «!vérités decadre!» (frame-truths) sont fixes, et survivent à toute variation dans lesdonnées qu’elles permettent de décrire. Elles jouissent donc du type destabilité et de persistance supra-factuelles qui définissent la nécessité.Pour autant, leur appréhension comme telles ne demande l’exercice d’aucunede ces capacités cognitives exotiques, et en tout cas inadmissibles pour unempiriste, qui paraissaient requises pour nous rendre aptes à découvrir cequi doit être vrai. Comme le résume Michael Dummett!:

Selon le conventionnalisme, toute nécessité nous est imposée non par la réalité, maispar le langage!: un énoncé est nécessaire en vertu du fait que nous avons choisi de nerien compter au titre de ce qui pourrait le falsifier. Notre reconnaissance de lanécessité logique devient alors un cas particulier de la connaissance que nous avonsde nos propres intentions18.

Telle est donc la solution de Carnap à la question de la nécessitémathématique!: une solution recevable par les empiristes, mais lavée despéchés que Frege leur impute.

2 L’IDÉE DE NÉCESSITÉ CONVENTIONNELLE!: OBJECTIONS ET RÉPONSES

2.1. NÉCESSITÉ, SUPER-CONTINGENCE ET VÉRITÉ

La nécessité telle que l’explique le conventionnalisme n’est pas unenécessité «!nécessaire!». Bien que l’adoption d’un cadre soit assurément lasource d’une nécessité, elle est, non moins assurément, la source d’une

traduction, que Carnap a toujours été hostile par principe au procédé hilbertiendes « définitions implicites », favorisé par exemple par Schlick.

18. Dummett (1959), p. 169.

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nécessité qui aurait pu ne pas en être une, précisément parce que laconvention en question aurait parfaitement pas ne pas être édictée.

Cette contingence «!de second ordre!» est une caractéristique de lanécessité mathématique que Gödel est, pour sa part, tout à fait prêt àadmettre, mais elle prend, chez lui et chez Carnap, deux significations toutà fait opposées.

1) Selon Gödel, la nécessité mathématique est, si l’on peut dire, une«!super-contingence!»!: les propositions mathématiques, quoiquenécessaires au sens où elles sont réalisées dans toutes les situationsempiriques possibles, sont néanmoins contingentes au sens où ellesdépendent de faits mathématiques qui auraient parfaitement pu, dans leurpropre domaine, ne pas être réalisés. La contingence de la nécessitémathématique s’explique donc par l’existence d’une factualité spécifique,qui est en tout point comparable à la factualité empirique elle-même.Telle est, du reste, la raison essentielle du parallélisme que Gödelpropose constamment entre la physique et les mathématiques, ainsi que deson plaidoyer en faveur de l’introduction en mathématiques de méthodes«!inductives!» (au sens empirique, et non pas de la récurrencearithmétique). Naturellement, les mathématiques, qui sont vides de toutcontenu empirique!19, ne sont pas, dans ces conditions, considérées commeégalement vides de tout contenu!: elles ont un contenu mathématiquespécifique, et c’est là l’une des sources de l’ambiguïté conceptuelle queGödel déplore dans la philosophie contemporaine.

2) Pour Carnap, cette contingence de la nécessité mathématique est de naturetoute différente. Elle traduit simplement le fait que d’autres conventionsauraient été possibles, toutes également légitimes du simple fait que nousles aurions édictées, mais non pas du tout du fait que si les «!faitsmathématiques!» avaient été autres qu’ils ne sont, alors elles auraientété, en quelque sens robuste, correctes et fondées en vertu de leurconformité à ces autres faits. L’édiction d’une convention est une

19. « Il me semble néanmoins qu'un ingrédient de cette théorie erronée de la vérité

mathématique est parfaitement justifié et touche réellement à la nature profondedes mathématiques. A savoir qu'il est correct de dire qu'une propositionmathématique ne dit rien au sujet de la réalité physique ou psychique qui existedans l'espace et le temps, parce qu'elle est déjà vraie en vertu de la significationdes termes qui y figurent, indépendamment du monde des choses réelles. »(Gödel (1951), p. 320).

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opération de nature radicalement différente de la recherche du vrai, il yest question de décider, non de discerner. De la même façon, il y auraitun contresens (certaines pages d’Ayer représentant assurément à cet égardle locus classicus) à considérer les conventions comme des faitscontingents en vertu desquels les propositions mathématiques seraientvraies ou fausses. Sous peine d’absurdité (en l’espèce!: de réduction dela nécessité mathématique à une contingence pure et simple), leconventionnalisme ne prétend nullement avoir indiqué, à côté du royaumedes «!faits de nature!» qui avèrent ou falsifient les propositionsempiriques, un royaume comparable de «!faits de convention!» capablesd’avérer ou de falsifier les propositions mathématiques. Leconventionnalisme, et c’est évidemment l’un des griefs que Gödel nourrit àson encontre, propose en définitive de bannir de la sphère mathématique lanotion de «!vrai en vertu de…!» qui a cours dans les sciences empiriques.Alors que les empiristes traditionnels récusent la nécessité mathématique,parce qu’ils contestent que quoi que ce soit puisse s’ajouter à la véritéempirique, Carnap admet cette nécessité, mais justement parce qu’ilconteste qu’elle enveloppe quoi que ce soit de comparable à la véritéempirique!:

Le terme «!vrai!» me semble très inapproprié!; son usage, en tout cas, ne serait pasconsonnant pas avec l’usage courant. Car d’après cet usage, la phrase «!Vienne a tantd’habitants!» est vraie, alors que la définition que vous proposez ne s’y appliquepas. Il faudrait donc plutôt parler de «!logiquement vrai!», ou de «!tautologique!»,ou d’!«!analytique!»!; parmi ces expressions, c’est la dernière qui me semble le plusappropriée!»20.

Le «!nécessairement vrai!» n’est pas une variété du «!vrai!», et nel’implique pas.

Pour un empiriste, l’équation

NÉCESSITÉ = VÉRITÉ + X

n’a aucune solution. L’empiriste moyen en tire que la nécessité n’existepas. Carnap en tire que cette équation ne définit pas la nécessité.

20. Lettre à Gödel du 25 Septembre 1932, dans Heinzmann & Proust (1988), p. 283.

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Une conséquence de cela est qu’on ne dit rien de déterminé en qualifiantune vérité de «!contingente!», si l’on veut par là signifier qu’elle estprivée de cette propriété particulière qui rend «!nécessaires!» les véritésqui en jouissent. Puisqu’aucun fait n’est nécessaire, il n’y a pas de sens àdire d’un fait qu’il est contingent. Les choix de cadres de description, quisont des faits, ne font pas exception!: les réputer contingents, c’esttomber dans le pléonasme ou dans le non-sens. A cet égard, il est insidieux– même s’il peut être, en première approximation, vaguement instructif - dequalifier la nécessité carnapienne de «!contingence de second ordre!» commeje l’ai fait plus haut. On s’expose au contresens d’Ayer, chaque fois quel’on cherche à caractériser la nécessité carnapienne Nc à l’aide de lanécessité traditionnelle Nt , par quelque affirmation du genre

( )ØN N AtFc

(«!d’aucune proposition, il n’est nécessaire (au sens traditionnel) qu’uncadre donné la contienne ou, autrement dit, qu’elle soit une ‘vérité-de-ce-cadre’!»).

La marque authentique de la nécessité carnapienne n’est pas la «!super-contingence!», mais la localité!:

[ ]ANGFAN cG

cF ??Ø )&(

(«!le contenu d’un cadre n’a aucune incidence sur le contenu des autres!»).

Un énoncé peut donc être nécessaire dans un cadre, tandis que sa négationl’est dans un autre. Cette circonstance rend évidemment les cadres«!concurrents!», mais au simple sens où le sont des candidats à uneélection, et non au sens où le sont les divers membres d’une familled’hypothèses incompatibles qu’il s’agirait de départager au vu des faits. Enconséquence, nous ne devons pas considérer comme co-référentiels les termesdésignatifs de même forme qui figurent dans deux cadres distincts. Lesdivers cadres de description se signalent, par exemple, par des choixincompatibles de la structure métrique de l’espace. Mais les propositionsqui, dans les divers cadres, énoncent les caractéristiques de cettestructure métrique, ne doivent pas être conçues comme des descriptionsrivales qui attribueraient à une réalité bien déterminée, préalablementidentifiable «!hors cadre!» et communément désignée, un certain nombre de

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propriétés incompatibles. En matière de co-référence, la situation desdivers cadres est plutôt celles des diverses géométries (euclidienne,riemanienne, lobatchevskienne), dont la différence ne saurait être expliquéeen disant, par exemple, qu’elles affirment, au sujet des droites, qu’ellespossèdent telle ou telle propriété de parallélisme. Brièvement dit, il n’y ajamais, sinon peut-être par stipulation, de co-référence entre deux cadresdistincts. La convention, et donc la nécessité, ne se fondent pas surl’existence d’objets déterminés à propos desquels, par extravaganteexception, l’arbitraire dans l’attribution de propriétés serait, pour unefois, possible ou légitime, et desquels nous aurions donc le choix de direce qu’il nous serait le plus commode d’en dire. Autrement dit encore, lanécessité carnapienne n’est jamais une nécessité de re, et dans l’énoncésuivant le conséquent est dénué de sens!:

( ) [ ]N x x x x x N xFc

Fc" ? ? " ?f y f y

En bref, aucune nécessité qui ne soit celle, locale à un cadre, de certainespropositions.

Carnap, je l’ai dit, a commencé par utiliser l’idée de convention pourcaractériser ce qui, de toute façon, se donne comme «!déterminé par lechoix!» dans l’application des mathématiques à l’expérience, et il a, pourfinir, transféré cette idée pour en forger une explication de ce qui seprésente au contraire, dans les mathématiques pures, avec l’aspect de lacontrainte la plus impitoyable!: la nécessité même de leurs propositions.

En un sens, ce transfert est un geste naturel qui ne soulève pas plusd’objections que la théorie d’origine. Si l’on décide, par exemple,d’installer les axiomes qui définissent la métrique euclidienne dans le rôled’énoncés que l’expérience ne saurait démentir, on décide bel et bien,quoique indirectement et sans les élire expressément, d’installer égalementdans ce rôle les conséquences les plus lointaines de ces axiomes. Mais en unautre sens, et même en plusieurs, cette extension ne va pas de soi, et lesbénéfices qu’un empiriste peut escompter de la thèse de la conventionnalités’estompent alors, aussi bien que la plausibilité intrinsèque de cettethèse. Les objections qui se présentent alors peuvent en effet être classéesen trois catégories!:

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1°) Les premières récusent que le choix des axiomes, en mathématiques pures,résulte de décisions analogues à celles qui sous-tendent la description del’expérience empirique.

2°) Les secondes contestent que si la nécessité mathématique résultait deconventions à la manière dont Carnap envisage la chose, c’est-à-dire demanière seulement indirecte, alors la question de l’appréhension de lanécessité possèderait une solution acceptable pour un empiriste.

3°)!Les troisièmes soutiennent qu’une conception de la nécessitémathématique comme celle de Carnap rend inintelligible l’’application desmathématiques à l’expérience.

En somme, le conventionnalisme serait une philosophie des mathématiquesgénéralement intenable, et la forme que lui donne Carnap serait, de plus, àla fois insuffisamment radicale pour être conciliable avec une épistémologieempiriste, tout en l’étant suffisamment pour être incompatible avec uneexplication de ce que l’empiriste juge central dans les mathématiques, àsavoir leur applicabilité.

2.2. L’OBJECTION MATHÉMATIQUE

Carnap soutient que la nécessité mathématique est toujours locale,relative aux cadres ou aux «!langages!» choisis, et que les contraintes,s’il en est, qui s’exercent sur le choix de ces cadres ou langages ne sontpas d’ordre théorique, mais d’ordre simplement pragmatique. Il étend donc àl’ensemble des mathématiques une analyse qui peut être défendue avecd’excellents arguments de «!liberté de description!» à propos du choix entreles divers types de géométrie «!concurrentes!». Gödel, qui semble prêt àaccepter cette conception «!incommensurabiliste!» du rapport entregéométries rivales, soutient que son extension à l’ensemble desmathématiques est, en revanche, illégitime21!: les conventions, s’il y en a,

21. Gödel (1951), p. 305.

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qui président à l’application des mathématiques (à ce que Gödel nomme la«!géométrie physique!»22 ne se retrouvent pas dans les mathématiques pures.

L’argument de Gödel est que la bifurcation entre les géométries rivalesfournit un très mauvais modèle du rapport entre les théories«!concurrentes!» auxquelles on peut avoir affaire en mathématiques pures.Laissant de côté le cas des résultats d’«!indépendance formelle!» commecelui relatif à l’hypothèse du continu, dont Gödel propose uneinterprétation «!platonicienne!» qui n’a pas lieu d’être examinée ici,l’inadéquation de la comparaison avec les conventions de la géométrieappliquée ressort d’un simple examen du premier théorème d’incomplétude.Appliqué à une théorie T cohérente et suffisamment forte, ce dernier nouslaisse face à deux extensions cohérentes «!rivales!»!: T’ = T » { GT } etT’’ = T » { ¬ GT } (GT est ici la «!formule de Gödel de T!», indécidable,donc, dans T). Entre T’ et T’’ le choix s’impose pour une raison sansappel!: si GT , qui est une formule purement universelle du type "xfx, où fest décidable, était fausse, il existerait un entier a tel que fa seraitfausse, et donc réfutable dans T. Mais T est, par hypothèse, cohérente. GT ,poursuit l’argument, est donc vraie, et c’est ainsi la première extensionqui doit être choisie. Il n’y a rien ici d’équivalent à la «!liberté dechoix!» qui s’offre à nous, par exemple, dans l’alternative entre géométriehyperbolique et géométrie euclidienne!: la préférence pour l’arithmétique T’n’est pas une affaire de décision, mais de réflexion.

A qui voudrait pourtant maintenir en arithmétique, contre ce genred’objections, la thèse d’une nécessité purement locale, d’une nécessité sansvérité, en un mot d’une nécessité «!conventionnelle!», deux routes peuvents’ouvrir.

2.2.1. LA RÉPONSE CONVENTIONNALISTE GROSSIÈRE ET SES LIMITES

La première route est celle d’un conventionnalisme quelque peu outré, quiveut soutenir, contre vents et marées, qu’il n’y a entre les énoncés de T’et ceux de T’’ aucun rapport de co-référentialité. Voici ce qu’unconventionnaliste de cette veine pourrait répondre à l’objection de Gödel.Il n’y a aucun sens à qualifier GT de vrai ou de faux «!absolument!». Laproposition exprimée par GT diffère en fonction du «!cadre!» auquel GTappartient. GT ne parle pas «!des mêmes choses!» dans T’ et dans T’’, pas

22. Ibid., p. 306, n. 3.

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plus que l’énoncé «!par un point extérieur à une droite passe au plus uneparallèle à cette droite!» n’attribue une propriété aux «!mêmes!» objets engéométrie euclidienne et en géométrie hyperbolique. En géométrieeuclidienne, cet énoncé dit des droites euclidiennes (satisfaisant lesaxiomes usuels de la géométrie, y compris le cinquième postulat) qu’ellesvérifient l’unicité des parallèles. En géométrie hyperbolique, l’énoncé dit«!la même chose!» des droites hyperboliques (celles qui satisfont lesaxiomes usuels, augmentés de la négation du cinquième postulat). De la mêmefaçon, GT dit, lorsqu’on le considère «!dans T’!», que tous les entiersnaturels («!standard!») ont la propriété f, mais il dit, considéré «!dansT’’!», la même chose à propos d’autres objets, qui sont les membres d’unensemble plus vaste, contenant les entiers ordinaires, mais aussi certainsentiers «!non standard!». Le fait que l’unicité des parallèles soit vraie(«!nécessaire!») en géométrie euclidienne ne constitue pas une raison deprivilégier cette géométrie, puisque, symétriquement, cette unicité estfausse («!impossible!») en géométrie hyperbolique. Nous ne choisissons pasle cadre euclidien parce que le cinquième postulat est vrai!: en réalité,nous décidons, à l’inverse, de tenir le cinquième postulat pour vrai parceque c’est notamment cela, choisir le cadre euclidien, mais rien ne nousforce à ce choix. De la même façon, nous ne choisissons pas l’extension T’parce que GT est vrai des entiers!: en réalité, nous décidons de tenir GTpour vrai des entiers parce que nous choisissons la caractérisation standardqu’en donne T’, mais rien ne nous contraint à ce choix, et notamment pas lefait d’avoir précédemment choisi le cadre T. Aucune nécessité, donc, qui neprovienne d’une décision, et aucune décision qui ne soit libre, y comprisdes engagements représentés par des décisions antécédentes. Ainsi va leconventionnaliste opiniâtre, s’efforçant de restaurer point par point lasymétrie mise à mal par Gödel entre le choix d’une géométrie et celui d’unearithmétique!: la qualification de «!standard!» est insidieuse, et devrait,rigoureusement comprise, être conçue comme une simple appellation déictique,qualifiant ce que j’ai choisi, une fois mon choix arrêté.

Les conventionnalistes de cette veine sont légion23, mais ils ont tort eton peut le leur démontrer. Si le chemin qu’ils empruntent ne mène nulle

23. Pour m’en tenir à la littérature récente, un exemple particulièrement

caractéristique de ce conventionnalisme brutal est donné par le livre de JodyAzzouni (1994)) :

« Si l’énoncé gödélien est ajouté à PA, le système obtenu est encore considérécomme se référant (having as its subject matter) au modèle standard. Parcontre, ceci est considéré comme faux si la négation de l’énoncé de Gödel estajoutée au système. » (p. 135.)

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part, c’est qu’il y a des géométries rivales, mais qu’il n’y a, sauf la«!vraie!», que des arithmétiques déviantes24. Cette disparité entregéométrie et arithmétique ressort des deux arguments suivants.

2.2.1.1. L’ARGUMENT DU MODÈLE «!STANDARD!»

Loin d’être «!déictique!», ou relative à nos choix, la qualification de«!standard!» est absolument justifiée par la possibilité de caractérisersans ambiguïté le modèle de la vraie arithmétique en exprimant le principede récurrence sous la forme d’un axiome de second ordre. Dès que nous nousautorisons une telle quantification, l’impression de «!bifurcation!» sedissipe, et un seul modèle subsiste, unique à isomorphisme près!: il n’y alà pas là de choix à effectuer. Rien de tel en géométrie, où le recours auxressources expressives les plus puissantes laisse intacte l’existence deplusieurs modèles essentiellement distincts des axiomes géométriques«!neutres!» (sans le cinquième postulat). L’unicité des parallèles resteindécidée lorsque nous formulons le principe de continuité sous la formed’un axiome de second ordre!: il y a une géométrie dans laquelle lesensembles arbitraires de points (droites et polygones) ont un comportementeuclidien, une autre dans laquelle ils ont un comportement différent, et ilnous incombe de choisir entre les deux.

Naturellement, l’exemple vient de loin, et de haut :« Mais ne pourrait-il y avoir des propositions vraies qui sont écrites dans lesymbolisme, mais qui ne sont pas prouvables dans le système de Russell ? –‘Des propositions vraies’, ce sont donc des propositions qui sont vraies dansun autre système, c’est-à-dire qui peuvent être assertées à bon droit dans unautre jeu. Certainement ; pourquoi n’y aurait-il pas de telles propositions ; ouplutôt : pourquoi ne pourrait-il pas y avoir des propositions – de physique, parexemple – écrites dans le symbolisme de Russell ? La question est tout à faitanalogue [souligné par moi, J.D.] à celle-ci : peut-il y avoir des propositionsvraies dans le langage d’Euclide, qui ne soient pas prouvables dans sonsystème, mais qui soient vraies ? – Mais il y a bien des propositions qui sontprouvables dans le système d’Euclide, mais qui sont fausses dans un autresystème. (…) Une proposition qui ne peut pas être prouvée dans le système deRussell est ‘ vraie’ ou ‘fausse’ en un sens différent d’une proposition desPrincipia Mathematica. » (Wittgenstein (1956), p. 50).

24. Naturellement, je ne me réfère ici qu’au genre d’alternative que suscitent lesindécidables gödeliens, et non au choix entre arithmétiques plus ou moins faibles(par exemple : arithmétique de Robinson versus arithmétique de Peano) ou entrearithmétique intuitionniste et arithmétique classique, que l’on pourrait, du reste,considérer toutes comme des fragments de la « vraie » arithmétique.

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2.2.1.2. L’ARGUMENT DE LA STABILITÉ DES DÉCISIONS.

L’argument précédent oppose au conventionnaliste grossier une différencede type mathématique entre la situation en géométrie et la situation enarithmétique!: le choix entre T’ et T’’ ne peut pas être considéré comme unematière de décision au même titre que le choix entre géométrie euclidienneet géométrie hyperbolique. Toutefois, cet argument mathématique est formuléen des termes («!vraie!arithmétique!») dont on pourrait suspecter qu’ilsprésupposent justement ce dont le conventionnaliste s’efforce de sedéfaire!: l’extension aux mathématiques de l’idée de vérité comme une sortede correspondance à des faits qu’il s’agirait de discerner. Aussi est-ilpréférable de remplacer ici cet argument par un autre, qui ne fait appelqu’à des caractéristiques générales de la notion de décision.

Supposons que nous ayons choisi T pour une raison qui n’a rien à voir avecsa vérité. Nous avons décidé d’adopter ce cadre et pas un autre, tout enestimant que la notion de vérité, appliquée à une théorie mathématique, n’apas de sens, ou qu’elle est en attente d’une «!explication!», ou bienqu’elle a d’ores et déjà un sens pour ces théories mais qu’il n’y a pasl’ombre d’une raison pour considérer que T est vraie, ou bien même qu’elle aun sens mais que T est, justement en ce sens, fausse (on pensera à un avocatqui déciderait, pour des raisons purement pratiques, de décrire les faitsjugés dans le cadre de l’innocence de son client, même s’il le croit, enfait, coupable25). Il n’en demeure pas moins que ce choix nous engage et quenous devons, puisque nous l’avons fait, nous y tenir!: c’est cela, choisir.Le fait qu’une décision ne soit pas (ou ne puisse pas rigoureusement seprésenter comme) une décision de «!tenir pour vrai!», ou qu’elle soit dictéepar des motifs qui n’ont rien à voir avec la vérité, ne rend pas pour autantla décision erratique, et n’exempte nullement le décideur de sesobligations!: il doit assumer ses choix, et leur être fidèle. Si j’accepteT, je dois accepter que je l’accepte26.

Accepter T, c’est accepter chaque théorème de T. Accepter d’accepter T,c’est donc accepter le principe «!si A est un théorème de T, alors A!». Enparticulier, c’est accepter

25. L’exemple est de L. Jonathan Cohen (1992), p. 25.26. On trouvera, dans le fameux article de Bas van Fraassen (1984), p. 235-256, une

analyse détaillée de ce que peut être notre engagement à l’égard d’une théorie,lorsque nous l’acceptons pour autre chose que sa prétention à être vraie.

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(*) si GT est un théorème de T, alors GT!.

Mais GT affirme sa propre improuvabilité dans T. Accepter (*), c’est doncaccepter

(**) si GT est un théorème de T, alors GT n’est pas un théorème de T,

qui équivaut clairement à

(***) GT n’est pas un théorème de T,

c’est-à-dire à GT lui-même.

En somme, nous sommes requis d’accepter GT , et donc de choisir T’ depréférence à T’’, sur la seule base de la stabilité de notre décisiond’accepter T, abstraction faite de toute référence à la «!vérité!» de T’ oude T’’. C’est le point qui échappe au conventionnaliste grossier. Carnap,qui avait admirablement saisi la signification des résultats de Gödel, ne seserait jamais égaré dans une impasse de ce genre.

2.2.2. LA RÉPONSE DE CARNAP!: UN CONVENTIONNALISME «!DÉTERMINÉ!».

Carnap suit une tout autre route que le conventionnaliste ordinaire.Certes, il revendique, comme le conventionnaliste grossier, l’absolueliberté du choix des cadres et le principe de tolérance («!en logique, iln’y a pas de morale!»)!: les conventions doivent être absolument exemptes decontraintes, y compris, donc, de contraintes résultant de choix antécédents.Mais il admet aussi, contre ce type de conventionnalisme, que le choix d’unethéorie mathématique T assez puissante pour que les résultats de Gödel s’yappliquent entraîne avec lui le choix de l’extension T’ obtenue en luiadjoignant l’indécidable correspondant. Il n’existe visiblement qu’une seulemanière de concilier ces deux principes. C’est de considérer que le choix deT’ ne vient pas après celui de T, comme un autre choix que nous pourrions,en principe, ne pas faire, mais auquel, cependant, nous ne saurions nousabstenir de souscrire sans trahir par là quelque instabilité décisionnelle!.

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Le choix de T’ doit au contraire faire partie intégrante du choix de T!. Ceque nous choisissons n’est donc pas une théorie mathématique (un «!systèmeformel!», c’est-à-dire un ensemble récursif d’axiomes, et un ensemble derègles d’inférence récursives), mais quelque chose de beaucoup plus vaste, àsavoir une partition exhaustive de tous les énoncés non empiriques en deuxclasses disjointes!: ceux qui seront tenus pour nécessaires (Carnap dit!:«!analytiques!»), et ceux qui seront tenus pour impossibles(«!contradictoires!»). En bref, la nécessité mathématique est, pour Carnap,totalement déterminée!:

Toutes les connections entre termes logico-mathématiques sont indépendantes desfacteurs extra-linguistiques tels que, par exemple, les observations empiriques, et(…) elles doivent être complètement déterminées par les règles de transformation dulangage et uniquement par elles27.

En conséquence, si nous convenons d’adopter les axiomes et les règles deT, nous devons considérer comme nécessaires non seulement les théorèmes deT, mais encore l’énoncé GT et, de proche en proche, tous les énoncés obtenusen appliquant la construction gödélienne aux théories de plus en plus vastesque nous obtenons de cette façon.

L’empirisme ordinaire soutient qu’il n’y a de connaissance que de ce quel’expérience nous enseigne, et en conclut que la nécessité mathématique estun mythe. Le conventionnalisme se soustrait à cette conclusion, en concevantla nécessité mathématique non comme une propriété qu’il s’agirait dediscerner, mais comme un simple effet de nos décisions. Conventionnalisme etempirisme s’accordent donc pour récuser l’idée selon laquelle nous pourrionsreconnaître, autrement qu’en consultant l’expérience, si un énoncé est vraiou faux!: il n’y a pas de connaissance a priori, si l’on entend par«!connaissance!» la détection d’une valeur de vérité qui ne dépend pas denous. Le conventionnalisme admet que la nécessité des énoncés peut êtreappréhendée a priori, pour autant qu’elle n’enveloppe rien de comparable àla vérité (cette appréhension ne peut être qualifiée de connaissance que parabus de langage). Puisque l’appréhension de la nécessité mathématique dépendcrucialement de la dépendance où elle est à l’égard de nos décisions, il estexclu que subsistent des énoncés mathématiques que les conventionslaisseraient «!ouverts!», c’est-à-dire qui seraient «!objectivement!»nécessaires (vrais ou faux au sens de la conformité à des états de choses

27. Carnap (1934), § 50, p. 177.

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non-empiriques de «!second ordre!», indépendants de nos décisions)!:l’appréhension de cette nécessité-là serait une connaissance a priori en unsens authentique et non dégradé, ce qui ne peut être accepté par unempiriste. En conséquence, l’empirisme peut se satisfaire de l’explicationconventionnaliste de la nécessité mathématique, mais à la condition expresseque la nécessité conventionnelle ne soit nulle part trouée. Rien de ce quine dépend pas de l’expérience ne doit demeurer indéterminé lorsque ladécision a été prise. Le choix d’un cadre doit, ultimement, fixer le statutde tout énoncé dont la valeur de vérité ne saurait être établie par voieobservationnelle, en sorte qu’il ne demeure aucun énoncé contingent(«!synthétique!») que nous ne puissions décider sur la base del’expérience28. La nécessité doit donc être saturée, au sens où tout énoncéA que l’expérience ne décide pas (qui n’est, selon les termes de Carnap, ni«!P-valide!» ni «!P-antivalide!») doit satisfaire

N A N AFc

FcÚ Ø

Un résultat de bi-partition de ce genre est atteint par le théorèmecentral de la Syntaxe logique (Théorème 34e.11, § 34e), qui établit que touténoncé logique est L-déterminé, c’est-à-dire analytique ou contradictoire.

2.3. L’OBJECTION ÉPISTÉMOLOGIQUE.

L’empiriste soutient une thèse ontologique (il n’y a de réalitéqu’empirique) et une thèse épistémologique (toute notre connaissance est aposteriori). Le conventionnalisme prétend qu’il est possible de rendrecompte de la nécessité mathématique tout en respectant ces deux thèses. Lathèse ontologique est sauve, si l’on montre que les seuls énoncés quiportent sur la réalité sont les énoncés empiriques. Pour cela, il fautétablir qu’aucun énoncé logico-mathématique n’est «!synthétique!», et doncque la nécessité provenant des conventions est maximalement déterminée. La

28. « Dans l’interprétation matérielle, un énoncé analytique est absolument vrai quels

que soient les faits empiriques. Donc il ne dit rien sur les faits (…) Un énoncésynthétique est quelquefois vrai – à savoir, quand certains faits existent – etquelquefois faux ; donc il dit quelque chose sur le point de savoir quels faitsexistent. Les énoncés synthétiques sont les énoncés authentiques au sujet de laréalité. » (Carnap (1934), § 14, p. 13.)

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thèse épistémologique, quant à elle, est sauve, si l’on parvient à montrerque la connaissance logico-mathématique possède la nature et l’accessibilitédes simples décisions (et qu’elle n’est donc pas, en ce sens, une«!connaissance!» stricto sensu).

La situation serait à peu près idéale pour accomplir ce programme si lesmathématiques se comportaient tout entières comme une sorte de calcul despropositions un peu plus compliqué!:

(i)!La thèse ontologique demande que les «!règles!de transformation!»(axiomes et règles d’inférence) permettent de répartir exhaustivement endeux classes disjointes les énoncés dans lesquels les symboles descriptifsne font aucune occurrence essentielle (ceux qui, donc, ne «!dépendent pasdu monde!»). Tel est bien le cas en calcul propositionnel, où tous lesénoncés «!logiques!» (si l’on convient d’appeler ainsi ceux dont la valeurn’est affectée par aucune substitution admissible de leurs lettrespropositionnelles) sont démontrables ou réfutables.

(ii)!La thèse épistémologique demande que la nécessité puisse êtreappréhendée sans l’aide d’aucune faculté dépassant exotiquement l’étenduede celles qui sont à l’œuvre lorsque nous consultons l’expérience. Onpeut admettre que l’existence d’un algorithme de décision pour le calculpropositionnel est à même de satisfaire l’empiriste sur ce point. Comptenon tenu de la longueur et de la complexité du processus de décision enquestion, on se trouve en effet ici dans une situation où il suffitd’observer l’énoncé pour en déterminer le statut. La nécessité se lit surl’énoncé comme s’y lirait l’égalité du nombre de parenthèses ouvrantes etfermantes!:

C’est la caractéristique particulière aux propositions logiques que l’on puissereconnaître au symbole seul qu’elles sont vraies, et ce fait renferme toute laphilosophie de la logique. Et ainsi c’est également l’un des faits les plus importantsque la vérité ou la fausseté des propositions non-logiques ne se puisse reconnaître àla seule proposition29.

29. Wittgenstein (1922), 6.113.

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L’exemple du calcul propositionnel suggère donc que la nécessitémathématique pourrait être définie par le choix d’un «!système formel!»(d’un ensemble récursif d’axiomes, et d’un ensemble de règles d’inférenceseffectives) capable d’engendrer, pour tout énoncé logico-mathématiqueénonçable dans son langage, l’énoncé lui-même ou bien sa négation. Car untel système, qui est alors «!syntaxiquement complet!», et donc doté de lacaractéristique requise par la «!thèse ontologique!», possède visiblementaussi la propriété cruciale qui importe sur le plan épistémologique!: ilexiste un algorithme permettant d’y décider si un énoncé donné est ou nonnécessaire.

Mais cette situation, idéale pour l’empiriste, est loin d’être réaliséedans l’ensemble des mathématiques. Pour bénéficier d’une transparence à peuprès comparable à celle que l’on obtiendrait en caractérisant la nécessitémathématique pièce par pièce, chaque énoncé n’étant réputé nécessaire qu’envertu d’une convention expresse, un «!système!» de conventions devraitpermettre de reconnaître la nécessité d’un énoncé à sa seule forme. Or,aucun système de ce genre ne saurait même être envisagé pour caractériser laseule nécessité logique, dès lors que l’on ne se restreint pas à sa partiepurement propositionnelle. La nécessité logique, qui ne peut êtrecaractérisée que par énumération, est donc «!indéfinie!» au sens où Carnapemploie ce terme30!: nous pouvons, au mieux, engendrer l’ensemble desnécessités logiques par un processus dont chaque étape individuelle estcertes «!définie!», mais dont le nombre d’étapes ne saurait être borné.Encore pourrait-on plaider qu’une caractérisation de ce genre, qui reste en-deçà d’une méthode définie permettant dans tous les cas de reconnaître si unénoncé est nécessaire, constitue néanmoins une méthode permettant dereconnaître qu’un énoncé est nécessaire, lorsqu’il l’est, et qu’ellereprésente donc, à ce titre, une manière affaiblie de satisfaire àl’exigence épistémologique de l’empiriste. Répondant sur ce point à Brouweret Wittgenstein, pour lesquels un concept n’a de signification que s’il eststrictement «!défini!» - la signification résidant précisément dans la«!méthode de détermination de son applicabilité ou de sa non-applicabilité!», Carnap écrit par exemple!:

A cela, on peut répliquer!: il est vrai que nous ne connaissons pas de méthode pourchercher la réponse, mais nous connaissons la forme que prendrait la découverte de laréponse – c’est-à-dire que nous savons à quelles conditions nous dirions que la

30. Carnap (1934), § 15.

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réponse a été trouvée. (…) Il existe donc la possibilité de la découverte d’uneréponse, et il apparaît qu’il n’y a pas de raison sérieuse de rejeter la question31.

Or, la situation est plus défavorable encore dans le cas de la nécessitémathématique en général, où, sauf incohérence, aucune énumération effectiven’est sans lacune. Un système de conventions assez puissant pour qualifierchaque énoncé mathématique confère donc à la nécessité mathématique qu’ildétermine un caractère encore plus indéfini que précédemment, puisque les«!réponses!» peuvent avoir ici l’allure de chemins dont certaines étapessont elles-mêmes indéfinies, et qu’il ne saurait donc exister de méthodedéfinie permettant de savoir si une réponse putative de ce genre en est bienune. Les questions possédant régulièrement une réponse définie ne sont pascelles, locales, qui concernent la nécessité (l’«!analyticité!») de tel outel énoncé mathématique singulier dans un cadre donné, mais seulementcelles, globales et «!métasystématiques!», qui concernent l’aptitude d’unsystème de règles donné à déterminer en masse une bipartition des énoncéslogico-mathématiques. D’un système de règles assez puissant pour opérer unpartage exhaustif de ce genre, nous pouvons reconnaître qu’il est tel, maisnon pas transformer ce savoir en une connaissance méthodique du tracé de lafrontière qu’il institue entre l’analytique et le contradictoire. Al’inverse, si nous exigeons que cette frontière soit régulièrementreconnaissable, fût-ce sous la forme très atténuée dans laquelle nousserions simplement capables d’énumérer les seules propositions qui sont ducôté de la nécessité, alors cette frontière laisse forcément subsister un noman’s land de propositions «!synthétiques!». En somme, ou bien la nécessitémathématique n’est pas totalement déterminée, ou bien sa reconnaissanceroutinièrement méthodique est hors d’atteinte, même si l’on renonce tout àfait à l’idée wittgensteinienne selon laquelle que cette reconnaissancedevrait résulter du seul «!examen du symbole!». Tel est le dilemme del’empiriste!: il doit se résigner à abandonner, au choix, ou sa thèseontologique ou sa thèse épistémologique. Cette alternative, qui résultedirectement des résultats d’incomplétude de Gödel, dit assez les limites del’entreprise conventionnaliste!: des conventions qui règleraient toutes lesquestions que l’expérience ne tranche pas sont forcément des conventionsopaques. Carnap, qui était parfaitement conscient de cette difficulté, adélibérément accepté de sacrifier la transparence des conventions, afin depréserver la thèse selon laquelle la nécessité mathématique est maximalementdéterminée.

31. Ibid., § 43, p. 161.

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Que pourrait-on reprocher à Carnap sur ce point!? Probablement, d’abord,d’avoir continué à parler de conventions – encore qu’il soit remarquablementpeu disert sur cette question dans la Syntaxe logique – à propos d’unesituation où les décisions sont aussi peu directes et explicites, comme sil’optionnalité, la transparence et la pénétrabilité immédiate étaient despropriétés facultatives d’une décision. Ce qui découle d’une vérité par unerègle qui préserve le vrai est une vérité, mais ce qui découle d’uneconvention par une règle conventionnelle n’est pas une convention. Là où ilne saurait être question que de discerner les effets d’une causeantécédente, il n’y a pas de décision, même si cette cause est une décision,et même si les mécanismes élémentaires conformément auxquels cette cause sepropage ont été, eux aussi, stipulés par une décision. Il est inapproprié deparler de décision à propos d’un énoncé, lorsque la seule question qui leconcerne est de savoir s’il est ou non, «!objectivement!», et avant même quenous ne prononcions sur lui, une conséquence des conventions initiales. Acet égard, la seule version tout à fait cohérente du conventionnalisme estsans doute celle de Wittgenstein, pour qui les énoncés que nous qualifionsde «!conséquences!» des énoncés initiaux, loin de posséder cette propriétéindépendamment de nous, attendant de toute éternité que nous la détections,ne la possèdent au contraire que parce que et lorsque nous convenonsexpressément de les considérer comme tels. Mais dans la conception, sidifférente, de Carnap, il n’y a place pour aucun choix dans la déterminationdes conséquences des choix initiaux, si bien que que l’usage du mot«!convention!» pour qualifier à la fois le cadre linguistique adopté et lesénoncés dont la nécessité résulte de ce choix confine à l’abus de langage.

Bien entendu, cette critique terminologique enveloppe aussi une objectionde fond. La théorie carnapienne de la nécessité «!conventionnelle!» prive lanotion de convention de l’un de ses «!attributs essentiels!». Mais ellesemble priver aussi l’explication conventionnaliste de la nécessité de lamajeure partie de son attrait épistémologique pour un empiriste. Enadmettant que le problème de reconnaître si un énoncé mathématique estanalytique dans un cadre donné est en général une question hautement«!indéfinie!», Carnap paraît renoncer, d’une certaine manière, à résoudre cequi est pour un empiriste l’énigme majeure, à savoir la question del’appréhension de la nécessité mathématique. L’empiriste traditionnelpourrait lui objecter qu’on n’a guère avancé, à cet égard, lorsque l’onsoutient que les «!vérités mathématiques!», plutôt que de refléter desétats-de-choses spécifiques, découlent de conventions!: il y a là un mode dedépendance à l’égard des arrangements du langage qui ne le cède pasbeaucoup, en complexité à démêler, à la dépendance par rapport à un ordre deréalité présumé opaque. Le conventionnalisme de Carnap est donc sujet à une

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objection épistémologique qui, pour un empiriste strict, est à peu près sansappel.

Cette critique adressée à l’idée de conventions «!indirectes!», nonexplicites et non délibérées, est proche, bien qu’elle ne soit pas identiqueà elles, des objections de circularité que l’on trouve souvent formulées parQuine et Gödel.

(i) Dans la version de Quine, «!la difficulté est que si la logique doitprocéder médiatement à partir des conventions, la logique est requise pourinférer la logique à partir des conventions!»32.

(ii)!Dans la version de Gödel, la difficulté de la théorie selon laquelleles vérités mathématiques, loin d’exprimer des faits mathématiques, sontvraies quels que soient les faits, c’est que «!l’on doit utiliserexactement les mêmes faits (ou d’autres faits mathématiques aussicompliqués) pour montrer que ces faits n’existent pas!»33.

Ces objections impressionnantes paraissent beaucoup plus radicales quel’objection épistémologique elle-même. De structure à peu près identique,elles jettent la suspicion sur l’ensemble du projet de Carnap!: il y a uncercle vicieux à affirmer que les «!vérités!» logico-mathématiques sont desconventions, puisque pour appréhender ces conventions (Quine) ou pourmontrer qu’elles en sont effectivement (Gödel), il est nécessaire de lestraiter autrement que des conventions. De manière encore plus générale, laréfutation se présente comme suit!: on ne saurait affirmer que A est B, si Ane peut avoir une autre propriété jugée souhaitable (être connaissable, ouêtre reconnu pour ce qu’il est) sans avoir la propriété Non-B. La réfutationdépend donc du degré auquel la propriété adjacente est réellement exigible.

S’agissant de l’objection de Gödel, on pourrait représenter que cettepropriété adjacente n’est pas absolument requise, et qu’il n’y a rien decontradictoire dans l’idée que les mathématiques sont conventionnelles sansque nous soyons jamais en position d’établir conclusivement qu’elles lesont!: à moins d’une imputation de la charge de la preuve toujours difficileà décider (après tout, le conventionnalisme n’est pas si manifestementabsurde qu’il soit évident que ce n’est pas, au contraire, à son adversaireà faire la preuve), le conventionnaliste pourrait s’en tenir à affirmer ses

32. Quine (1936), p. 104.33. Gödel (1954), p. 319-320.

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convictions sans revendiquer sa capacité à justifier leur bien-fondé. Aureste, Gödel l’entend bien ainsi, puisqu’il incrimine, pour l’essentiel,l’inaptitude de l’«!interprétation syntaxique!» à fournir la base d’une«!justification rationnelle!»34.

De fait, le propos de Carnap n’est aucunement de fonder les mathématiquessur les conventions. La perspective qui est la sienne ressort, par exemple,d’un passage de la Syntaxe logique (§ 34h) qui semble une excellenteillustration de ce que Gödel a en vue, et où Carnap s’emploie à prouver quele principe d’induction découle des règles du langage-objet, en utilisant,écrit-il lui-même, «!un théorème du langage de syntaxe qui correspond authéorème du langage-objet dont le caractère analytique doit être prouvé!»35.L’objectif d’une preuve de ce genre n’est visiblement pas de «!fonder!» lespropositions mathématiques en établissant que celles d’entre elles qui sontanalytiques dans le langage de syntaxe ont une contrepartie analytique dansle langage-objet. En d’autres termes, et contrairement à ce dont lesoupçonne Gödel, Carnap n’utilise pas des «!faits mathématiques!» considéréscomme tels dans le langage de syntaxe pour montrer qu’ils découlent desconventions dans le langage-objet. A l’inverse de ce qui se produit, parexemple, dans la théorie hilbertienne de la démonstration, qui est finitaireet dont les énoncés bénéficient donc du statut de «!vérités!» proprio sensu,le langage de syntaxe est ici aussi peu constructif que l’on voudra, et lespropositions qui y sont analytiques ne doivent pas être plus tenues pour des«!faits mathématiques!» exempts de conventionnalité que ne le sont lespropositions qui sont analytiques dans le langage-objet lui-même. La méthodede «!transfert!» qui est utilisée dans le § 34h de la Syntaxe logique a poureffet que les preuves d’analyticité pour les énoncés du langage-objetdépendent de la manière particulière dont la notion de conséquence a étéconventionnellement définie dans le langage de syntaxe. L’analyticité desénoncés de ce dernier langage n’est pas elle-même «!absolument!» justifiée!:elle demanderait pour être établie que l’on se place dans un métalangagesupérieur, et dépendrait alors, à nouveau, de la manière dont la notion deconséquence a été définie dans ce métalangage. En d’autres termes,l’objection de Gödel gagnerait à être reformulée en termes de régression àl’infini plutôt que de cercle vicieux. Ainsi exprimée, on comprend qu’ellesoit sans appel à ses yeux!: le conventionnalisme de Carnap n’est pas enmesure de fournir une justification pleinement explicite de la thèse selonlaquelle les mathématiques sont fondées sur des conventions.

34. Ibid., p. 318.35. Carnap (1934), p. 121.

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Pour autant, il serait erroné d’attribuer à Carnap la moindre complaisancepour une perspective «!pyrrhonienne!» dans laquelle l’affirmation ducaractère conventionnel des mathématiques serait elle-même une affirmationconventionnelle, au sens, cette fois, où l’affirmation inverse serait toutaussi, ou tout aussi peu, justifiée. L’existence d’une «!régression àl’infini!», c’est-à-dire d’une justification qui ne saurait prendre d’autreforme que celle d’une hiérarchie infinie, résulte simplement du fait que,dans un «!langage!» non-contradictoire contenant l’arithmétique, les termesdans lesquels peut être effectuée la bi-partition des énoncés ne sont pasdéfinissables dans le langage lui-même. A la différence de l’oppositionentre «!démontrable!» et «!réfutable!», qui est définissable dans le langagemême auquel elle s’applique, mais qui laisse des énoncés irrésolus,l’opposition entre «!analytique!» et «!contradictoire!» est exhaustive, maisne peut être définie dans le langage lui-même!: on obtient unecontradiction, si l’on suppose que «!analytique (en S)!» et «!contradictoireen S!» sont définis dans une syntaxe qui est elle-même formulée dans S36. End’autres termes, l’impossibilité de justifier de manière pleinementexplicite la «!conventionnalité!» des mathématiques est, à nouveau, unesimple conséquence de la thèse selon laquelle le statut de chaque énoncé nonempirique doit être fixé par les règles!: cette thèse – l’absence, donc, detout énoncé «!synthétique a priori!» - implique que la façon dont lesconventions déterminent les énoncés logico-mathématiques ne peut êtredéfinie qu’au sein d’un langage de syntaxe plus puissant que le langageauxquels appartiennent les énoncés considérés. Cette vulnérabilité àl’objection de la régression à l’infini est donc la rançon, particulièrementélevée, de la conception totalement «!déterminée!» de la nécessitémathématique que défend Carnap, et selon laquelle les règles du langagedoivent engendrer une bi-partition exhaustive des énoncés non empiriques.

Quant à l’autre prix à payer pour cette «!bivalence!», à savoir unerelative opacité de la nécessité mathématique (l’impossibilité dereconnaître les «!vérités!» mathématiques à leur seule forme), il n’y a paslieu de croire que Carnap l’ait réellement jugé si considérable. Selon unecertaine manière, devenue habituelle37, de décrire les choses, Carnap auraitaimé suivre Wittgenstein en soutenant à la fois que la valeur despropositions non empiriques était fixée par les règles du langage, etqu’elle était reconnaissable à leur seule forme!; mais, comprenant, au vudes résultats de Gödel, qu’il fallait choisir entre l’une et l’autre thèse,

36. Ibid., théorème 60c.1.37. L’expression la plus caractéristique de cette façon de voir les choses se trouve

dans le livre d’Alberto Coffa (1991), p. 285 sq.

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il se serait plus ou moins résigné à sacrifier la seconde. Or, à le lire deprès, on retire plutôt l’impression opposée, à savoir que les résultats deGödel l’ont convaincu qu’il était possible de soutenir une conception danslaquelle les règles déterminent totalement la valeur des propositionsmathématiques, sans pour autant se trouver contraint le moins du monde àdéfendre une thèse de transparence aussi extrême et aussi contraire à la«!phénoménologie!» de l’expérience mathématique que celle duconventionnalisme strict!: le conventionnalisme «!modéré!» de Carnap est unefaçon d’expliquer que les mathématiques sont dénuées de tout contenuempirique qui n’oblige pas à leur dénier tout contenu cognitif38.

2.4. L’OBJECTION CONCERNANT L’APPLICABILITÉ DES MATHÉMATIQUES.

Carnap et Gödel s’accordent sur au moins deux propriétés de la nécessitémathématique!: son caractère totalement déterminé, et l’absence de procédégénéral et uniforme permettant de la reconnaître. Mais Gödel, contrairementà Carnap, estime que ces deux caractéristiques ne peuvent être expliquéessans recourir à une factualité mathématique spécifique. En recourant à uneforme «!raffinée!» de conventionnalisme, Carnap a, certes, évité l’écueil de

38. Qu’il suffise ici de comparer les deux citations suivantes :

1) « La chose la plus importante que j'ai retirée de son [Wittgenstein] oeuvre,c'est la conception selon laquelle la vérité des énoncés logiques n'est basée quesur la structure logique et sur la signification des termes. Les énoncés logiquessont vrais dans toutes les circonstances concevables. Donc leur vérté estindépendante des faits contingents du monde. D'un autre côté, il suit que cesénoncés ne disent rien sur le monde et n'ont donc pas de contenu factuel. »(Carnap (1963), p. 25.)2) « Lorsque Wittgenstein dit [Tractacus, p. 164.] :“Il est possible … de donner au premier coup d’œil une description de toutesles propositions logiques ‘vraies’. C’est pourquoi il ne peut jamais y avoir desurprises en logique. On peut déterminer si une proposition appartient à lalogique”, il semble laisser échapper le caractère indéfini du terme ‘analytique’- apparemment parce qu’il n’a défini ‘analytique’ (‘tautologie’) que pour ledomaine élémentaire du calcul propositionnel, où ce terme est en fait un termedéfini. (…) Le nœud de l’affaire, c’est qu’il est possible d’être au clair sur lesrègles d’application, sans en même temps être capable d’envisager toutes leursconséquences et leurs connections. Les règles d’application des symboles quiinterviennent dans le théorème de Fermat peuvent facilement être renduesclaires à n’importe quel débutant, qui comprend le théorème en conséquence ;mais néanmoins personne ne sait, à ce jour, s’il est analytique oucontradictoire. » (Carnap (1934), p. 101-2.)

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la version la plus «!simple!» et «!de loin la plus commune!» de la doctrine,qui a pour conséquence un procédé général de décision pour lesmathématiques39. Mais le genre de bi-partition entre «!analytique!» et«!contradictoire!» que Carnap parvient à obtenir ne suffit pas, poursuitGödel, pour expliquer l’applicabilité des mathématiques à l’expérience!:pour qu’une telle application soit possible, il ne suffit pas que lafrontière entre le nécessaire et l’impossible ne laisse subsister aucun noman’s land, encore faut-il qu’elle passe au «!bon!» endroit, ce qui exclutqu’elle résulte d’une libre stipulation.

L’argument de Gödel est le suivant. Carnap veut se dispenser des conceptssémantiques en exigeant simplement de la syntaxe qu’elle satisfassecertaines conditions de maximalité. Compte tenu de l’admission de notions«!indéfinies!» en syntaxe, ce parti pris n’a pas, chez Carnap, lesconséquences absurdes de décidabilité qu’il avait dans l’Ecole de Hilbert40,et, à cet égard, on peut donc à la rigueur y voir une manière saine deréaliser le programme que l’auteur de la Syntaxe logique s’était fixé!:montrer qu’«!en ajoutant les sciences formelles (Formalwissenschaft) auxsciences factuelles (Realwissenschaft), on n'introduit aucun nouveau domained'objets, contrairement à ce que croient certains philosophes qui opposentaux objets ‘réels’ (real) des sciences factuelles les objets ‘formels’,‘intellectuels’ (geistig) ou ‘idéaux’ (ideal) des sciences formelles!», enbref que «!les sciences formelles n’ont pas d’objets du tout!»41. Mais lesconditions de maximalité imposées à la syntaxe ne suffisent pas pourréaliser l’autre objectif de Carnap, qui est de montrer que les énoncésmathématiques ont le statut de simples «!auxiliaires!» (Hilfsätze), et queleur usage ne permet jamais de certifier un énoncé empirique que la seuleobservation serait incapable de valider. Or cette dernière condition – enajoutant les conventions touchant l’usage du langage logico-mathématique, onobtient une extension conservative de l’ensemble des vérités empiriques –implique la cohérence des règles logico-mathématiques. En vertu du secondthéorème d’incomplétude, la preuve de cette conservativité ne saurait doncêtre administrée qu’au sein d’une théorie mathématique plus puissante, dontles théorèmes devraient être considérés comme des «!vérités!» et non commedes conventions. En conséquence, le conventionnalisme n’est pas mêmecompatible avec l’empirisme!: on ne saurait justifier que les règlesmathématiques jouent dans les sciences factuelles un simple rôled’auxiliaire - ce que soutient l’empiriste -, sans attribuer à certaines

39. Gödel (1951), p. 316.40. Cf Robert Blanché et Jacques Dubucs (1996), p. 371 sq.41. Carnap (1935), p. 36.

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parties des mathématiques un authentique «!contenu!» - ce que refuse leconventionnaliste42. A vrai dire, il existe bien une certaine tension entrel’empirisme de Carnap et son principe de tolérance!: les conventionsmathématiques ne peuvent être absolument quelconques, si elles doivent êtreexemptes de conséquences factuelles. Une manière de résoudre cette tensionest d’en supprimer l’un des termes. La solution de Gödel, qui répudie leconventionnalisme, n’est pas la seule. Une solution symétrique est proposéepar Thomas Ricketts43, qui suggère que Carnap aurait dû, ou pu, ou désiré,renoncer partout, y compris dans le domaine empirique, à l’idée même defait!: «!la notion de fait empirique n’impose aucune morale auconventionnaliste!»44, et Carnap était certainement prêt à ne voir «!aucunecontradiction dans une proposition qui ‘asserte un état de choses’ tout enayant sa vérité ou sa fausseté ‘déterminées par les règles du langage’!»45.A l’instar des politiciens qui ont le sentiment que leurs réformesn’échouent jamais que parce qu’elles n’ont pas justement pas eu le champassez libre pour s’appliquer intégralement, Carnap aurait donc finalementincliné, si l’on en croit Ricketts, à répudier toute notion supra-conventionnelle (language-transcendant) de fait empirique.

Bien que ce genre de fuite en avant ultra-conventionnaliste, dans laquelleles faits empiriques eux-mêmes seraient librement stipulés, aitmanifestement joui de quelque faveur chez les éditeurs de Gödel46, unesolution moins extravagante est peut-être à la portée de Carnap. Sans doutela cohérence d’un cadre linguistique, ou sa conservativité vis-à-vis desvérités factuelles qui y sont exprimables, sont-elles du même type logiqueque la notion d’analyticité bivalente!: la satisfaction de ces propriétés nepeut être «!montrée!» que dans un métalangage plus fort, et cette situationse traduit, en effet, par une régression à l’infini, sauf à admettre, commeGödel, l’existence d’un système de «!conventions!» mathématiques auquel le

42. Gödel (1953-9), p. 356-362.43. Thomas Ricketts (1994), p. 176-200.44. Ricketts (1994), p. 181.45. Ibid., p. 192.46. L’argument de Gödel, dit Warren Goldfarb, « présuppose une notion de fait

empirique qui transcende ou traverse différents cadres linguistiques. Néanmoins,ainsi que le principe de tolérance le suggère fortement, un point central de laperspective de la Syntaxe logique est qu’une telle notion supra-conventionnelledoit être rejetée ». (Goldfarb (1995), p. 328.) Que les cadres fixent le langagedans lequel sont formulées les assertions factuelles est une chose, qu’ilsautorisent ad libitum l’assertion de tout énoncé formulé dans ce langage en estune autre, et l’on s’étonne de voir Goldfarb confondre les deux (cf. aussi la note 3ci-dessus).

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prédicat «!vrai!» serait applicable en un sens substantiel. Mais la défenseobstinée du principe carnapien de tolérance n’engage nullement, pour autant,à autoriser des stipulations que l’expérience pourrait démentir, au motifque les verdicts de l’expérience ne seraient pas eux-mêmes exempts deconvention. Contrairement à ce que semblent croire Ricketts et Goldfarb, uncadre linguistique incohérent n’est pas un cadre dans lequel toutes lesdescriptions possibles de l’expérience sont légitimes, mais, au contraire,un cadre qui échoue à décrire quelque cours de l’expérience que ce soit.

La liberté de convenir des règles n’est pas bornée par le caractère têtudes faits, – auxquels, en empiriste fidèle, Carnap a toujours rendu lerespect qui leur était dû – mais par les limites de l’intelligibilité elle-même. S’il y a la moindre arrogance dans le projet de Carnap, elle n’estcertes pas dans le scepticisme à l’égard des faits empiriques, mais dans laconviction, à vrai dire problématique, que nous décidons librement nous-mêmes de toutes les formes dans lesquelles ils nous sont intelligibles.

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