Castellan (La connaissance de soi et la personne)

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    La connaissance de soiColloque de lU.P.J.V (Amiens) les 28 et 29 juin 2004

    La connaissance de soi et la personne(Arielle Castellan)

    Introduction :

    Le problme de la connaissance de soi est sans doute lun des problmes qui se propose laconscience comme le plus fondamental, et aussi le plus angoissant. Si les sciences, exactes ouhumaines, nous permettent aujourdhui de mieux comprendre le monde, ou encore lescaractristiques de lhomme, ce que nous sommes, non pas en tant quhomme mais en tant

    quindividu, entit subjective, lui demeure mystrieux. Toutes les affirmations que nous pouvonsporter sur nous-mmes paraissent sujettes caution : si pour tre objective la science se doit deprendre du recul face son objet, que puis-je affirmer de moi qui ne soit pas insuffisant du point devue rationnel ? Et si je men tiens une description purement rationnelle, ne suis-je pas menac detoujours ignorer mon vritable objet, cest--dire ce soi purement subjectif, unique, qui ne prend sonsens que dans sa dimension radicalement particulire ? Il y a l un paradoxe qui rend touteapprhension de la connaissance de soi ncessairement difficile.

    Un des lments qui permet sans doute de mieux clairer cette difficult rside dans la notiondidentit : chaque discours sur soi se veut une affirmation didentit entendue au sens psychologiquedu terme. Ce que je veux, cest noncer quelque chose de vrai propos de moi. Et quelque chose quime soit propre, et non pas commun tous les individus qui sont, eux aussi, des moi , mais pourreprendre la clbre formule de Sartre, des moi qui ne sont pas moi . Il sagit donc de dbusquer cequi fait la spcificit du moi que reprsente chacun de nous pour pouvoir se livrer son tude. A cette

    condition seule une connaissance de soi est possible. Elle ne porterait autrement que sur des caractresgnriques, et non sur la conscience spcifique qui est vise.

    Si donc la condition sine qua non de la connaissance de soi est llucidation de ce quest ce soi sur lequel doit porter notre tude, il nous est ncessaire avant toute interrogation sur lapossibilit mme dune telle connaissance, de concentrer notre attention sur ce soi qui est lobjet denotre recherche. Or l, il pourrait sembler que nous ayons un lment de rponse avec la notion de personne . Lidentit propre de chaque individu est en effet communment entendue comme son identit personnelle , la notion de personne servant dans cette expression mettre laccent sur ladimension subjective et particulire de lidentit en question. La notion de personne permet doncdobjectiver dune certaine manire le soi dont il est question.

    Tout notre problme alors va tre dessayer de dterminer dans quelle mesure une tellesubstitution est effectivement fconde ou au contraire aportique. La personne est-elle le lieu du soi , permet-elle de lapprhender, den noncer les caractristiques, den concevoir une

    connaissance ? Ou bien au contraire, cette substitution nest-elle pas lorigine des difficults quenous rencontrons tenir un discours sur le soi ?

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    I) Le problme de la connaissance de soi et la notion de personne.

    a) Les diffrents modes de connaissance de soi.

    Il convient donc, pour mener bien cette tude des conditions de possibilit de la

    connaissance de soi, de commencer par dfinir clairement les diffrents termes et notions que nousavons voqus. Sil existe diffrentes dfinitions de la connaissance, chacun conviendra quuneconnaissance a pour objet de nous permettre dnoncer, propos dun objet, un discours tenu pourvrai car conforme cet objet. Une telle dfinition, quoique minimaliste, doit nous suffire pour linstantpuisque notre interrogation porte davantage sur lobjet de la connaissance que sur la connaissanceelle-mme. Dans ce contexte prcis, se connatre soi-mme peut donc, semble-t-il, revtir deuxacceptions distinctes :

    - soit nous parlons de ce que je suis - soit nous parlons de qui je suis

    Le problme est donc pour nous de savoir laquelle de ces deux vises est la plus efficace pourcomprendre, apprhender ce quest le soi .

    Lobjection selon laquelle ces deux formules pourraient tre quivalentes ne saurait treretenue puisque nous voyons bien que chacune porte sur le mme objet envisag de faon

    radicalement distincte. Dans le premier cas, nous considrons le soi comme une ralit susceptibledidentification par le biais de critres prcis : je suis un tre humain, par exemple. Dans le second,nous visons plus particulirement ce qui fait lidentit propre du sujet : je suis cet individu particulier.

    Commenons donc par nous interroger sur cette seconde vise. Le soi est-il apprhendpar la question qui suis-je ? . La rponse est ici positive. Il sagit mme de la question qui semble laplus judicieuse pour identifier le soi . Mais cette rponse soulve de nombreux problmes : en effet,qui peut rpondre cette question ? Nous voyons bien que seul le sujet lui-mme peut noncer quoique ce soit propos de son moi, de lintimit de sa pense, de la reprsentation quil se fait de sonidentit. Il sagit donc dune interrogation la premire personne, et qui, comme telle dpend de larponse que le sujet lui apporte. Si telle est donc bien la vise de la connaissance de soi, nous voyonsquil faudra alors apporter un soin tout particulier dfinir quel type de connaissance de ce soi estpossible. Il est en effet prilleux denvisager une connaissance qui serait purement particulire et ce

    titre peut-tre incommunicable. Mais cette rponse soulve aussi un autre problme : celui de lapossibilit dune telle connaissance. En effet, pour quil y ait connaissance, il faut quil y aitpermanence de lobjet connu : si tout ce que jnonce sur moi nest plus valable la minute suivanteparce que je ne suis plus le mme moi , y a-t-il encore un sens parler de connaissance de soi ?

    Ceci nous amne la premire vise que nous avons voque. Il est possible que la questiondu soi en tant que qui suis-je ? ne puisse faire lconomie du soi en tant que que suis-je ? .Cette premire question peut en effet nous permettre dtablir le critre fondamental de lapermanence. Si je suis en mesure de montrer que ce que je suis est un tre permanent, une substancequi dure, je suis alors en mesure de tenir un discours sur moi qui ne soit pas rduit nant par lapossibilit dun changement radical sitt mon discours nonc. Mais cette question, elle, vise moinslindividu quun tat de lindividu, une caractristique par laquelle une premire dfinition estpossible. Elle se prsente donc comme un pralable ncessaire mais probablement insatisfaisant : la

    dfinition dun tat, en effet, sera sans doute davantage gnrique que spcifique. Ainsi par exemple,dire dun animal quil est un chat ne dit rien sur sa spcificit propre. Dire dun je quil est unesubstance qui demeure malgr les accidents qui peuvent survenir ne dira peut-tre rien de lindividuen tant quidentit propre.

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    b) La notion de personne.Or cest bien la croise de ces deux questions que se situe la notion de personne . Quest-

    ce en effet que la personne ? La notion de personne a cette particularit de joindre dans un mmeterme deux ralits diffrentes mais qui toutes les deux semblent rpondre au problme de laconnaissance de soi.

    Dune faon trs gnrale, la personne reprsente lindividu humain dans sa dignit dtre

    humain, cest--dire dindividu conscient et rationnel, capable de finalit et de choix. Il sagit alors lafois dun nonc descriptif et dun nonc normatif : celui qui nest pas une personne nappartientplus cette communaut dtres pensants et ne peut donc prtendre aux mmes droits ni aux mmesdevoirs. Nous rejoignons ici le sens plus juridique et impersonnel du terme. Le droit sattache en effetaux personnes, indpendamment des individus. La personne morale, ainsi, peut juridiquement treune socit distincte de toute personne physique particulire. Ce second sens, que nous ne retiendronspas, a cependant ceci dintressant quil nous avertit dj que la notion de personne ne nous permettrapeut-tre pas de rpondre de manire satisfaisante la question du soi : une personne abstraite nesaurait convenir notre recherche puisque nous recherchons au contraire ce soi spcifique etpropre chaque individu.

    Le premier sens, lui, semble plus prometteur puisque lindividu semble envisag dans sadignit dtre pensant, capable de se poser comme un moi et donc susceptible dune connaissancede soi. Par ailleurs, il rpond partiellement notre question. En effet, la question que suis-je ? ,

    tout individu conscient quil est un je peut rpondre : je suis une personne , cest--dire, pourreprendre la dfinition que donne Kant au livre 1 de lAnthropologie du point de vue pragmatique :

    Que lhomme puisse possder le Je dans sa reprsentation, cela llve infiniment au-dessusde tous les autres tres vivant sur la terre. Cest par l quil est unepersonne, et grce lunitde la conscience travers toutes les transformations qui peuvent lui advenir, il est une seule etmme personne, cest--dire un tre totalement diffrent par le rang et par la dignit de chosescomme les animaux dpourvus de raison, dont nous pouvons disposer selon notre bonplaisir ; [] 1Ce texte extrmement clbre appelle deux remarques au regard de notre sujet :1. La premire est que laffirmation dtre une personne permet lindividu de rpondre la

    question de la connaissance de soi par une ngation : je ne suis pas une chose , et ceciimplique que je suis un individu digne de respect, et que toute personne le sera aussi. Ilsagit donc de la connaissance dun statut plus que de la connaissance de soi en tant que

    soi.2. La seconde est que Kant pose ici clairement lidentit et la permanence de la personne par

    le biais de la conscience. En dautres termes, affirmer que je suis une personne revient affirmer que je suis bien toujours la mme personne. Mme si ce nest pas lintention deKant, il y a ici une affirmation substantialisante : la personne est une substance, cest--dire ce qui reste le mme travers les changements.

    On pourrait bon droit sinterroger sur ce qui autorise assimiler la notion de personne celle dune personne unique et identique elle-mme. Mais pour rpondre cette question, il nousfaut mettre en avant les origines mmes de la notion. Or celles-ci sont doubles : dune part, nousretrouvons Boce qui dans le De duabus naturis et una persona Christi utilise la notion de personne pour traduire celle dhypostase, cest--dire de substance et qui par l semble justifier laffirmationkantienne ; mais dautre part, nous ne pouvons mconnatre la premire origine de la notion qui

    remonte aux stociens.

    1 Page 51, d. G-F, trad. Alain Renaut.

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    II) Les origines et le sens de la notion de personne.

    a) Les origines stociennes de la notion de personne .Pour comprendre les ambiguts de la notion de personne, il nous parat judicieux de

    remonter ses origines par del les altrations que le christianisme a pu lui faire connatre pour des

    raisons thologiques. Or ces origines nous amnent au stocisme qui est la premire colephilosophique a avoir utilis de faon systmatique la notion. Notre problme alors est de discernerquel est son sens originel.

    Une des occurrences les plus clbres de la notion intervient dans le court texte suivant duManuel dEpictte :

    Souviens-toi que tu es un acteur qui joue un rle2 dans une pice qui est telle que la veut lepote dramatique. Un rle bref, sil veut que ton rle soit bref, long, sil veut quil soit long. Silveut que tu joues le rle dun mendiant, veille jouer ce rle avec talent : ou un boiteux, ou unmagistrat, ou un homme ordinaire. Car ce qui tappartient, cest ceci : bien jouer le rle qui tat donn. Mais choisir ce rle appartient un autre. 3

    De mme que le latin persona , le grec prospon renvoie explicitement la notion de thtre. Dureste, le contexte ne laisse aucun doute ce sujet. Le rle de lindividu est ici prsent comme lui tant tranger : il sagit de le jouer avec talent ce qui suggre un effort, un investissement et en mme

    temps, un impratif moral : il faut bien jouer ce rle pour accomplir son devoir. Lindividu sembledonc compris comme une entit duelle : dune part lindividu centr sur lui-mme, en tant que moi , pure intriorit, et dautre part lindividu envisag dans sa dimension sociale en tant quepersonne, pure extriorit, masque lusage des autres. Notre personne ne nous appartient pas enpremier lieu : elle nous est donne par le dieu. Ce qui ne veut pas dire pour autant que les stociensconcevaient la personne comme une mascarade sociale : au contraire, cette notion est le pivot detoute leur morale. Notre rle en effet nous apprend ce que nous devons faire, il ouvre le champ duconvenable. Sont convenables toutes les actions que nous accomplissons conformment notre naturequi elle-mme senracine dans la Nature, dans le Tout. Pour bien nous conduire, nous devons doncrpondre une exigence qui rejoint notre problme : connatre notre nature et agir en conformit avecelle. Avec la notion de personne apparat donc chez les stociens lbauche dune interrogation sur laconnaissance de soi.

    Cette interprtation est confirme, semble-t-il, par lexamen des textes. Tout au long de ses

    Entretiens, Epictte insiste sur la ncessit pour chacun dentre nous de bien jouer son rle. Et cetteide est dj prsente dans le stocisme antique, ainsi que latteste Diogne Larce :

    [] le sage est comme le bon acteur qui joue son rle comme il convient, quil prenne lemasque de Thersite ou celui dAgamemnon. 4

    Mais il pourrait sembler que le rle en lui-mme est purement indiffrent, en dautres termes, quenotre rle est substituable avec un autre sans aucune consquence. Cest dailleurs ce que sembleindiquer la citation que Diogne attribue Antipater. Et cest aussi ce que semble suggrer la notionmme de personne : le masque de thtre, le rle peut tre endoss indiffremment par nimporte quelacteur. Il suffit de voir le masque pour connatre le rle jou, pour savoir tout ce quil y a savoir de lapersonne. La personne nest en effet peut-tre que lexpression sociale dune fonction de lhomme quine permet en aucun cas de le connatre ou dapprhender qui il est.

    Une telle interprtation naurait rien de surprenant dans la mesure o nous savons que leproblme du soi de la conscience de soi ne se posait pas pour les Anciens. Et cet argument,

    pourtant mauvais, a pu tre utilis pour rsoudre le problme : les stociens ne font du rle quunefonction de lhomme extrieure lui justement parce quils ne disposent pas de la notion deconscience de soi pour faire le lien entre les deux et assimiler lindividu et la personne. Toutefois, ilnous semble quune telle interprtation, non seulement ne rend pas justice la complexit de lapense stocienne, mais est en outre fausse. Et nous allons maintenant voir pourquoi.

    2 En grec : savoir le rle de thtre.3 Chap.17, trad. P.Hadot, Livre de Poche.4 Diogne Larce, VII, 160.

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    b) Le rle et son appropriation.Afin de bien cerner le sens et la valeur de la notion de personne dans la pense stocienne,

    il convient en effet den tudier de plus prs les mcanismes. Une tude plus approfondie montre queles stociens ne conoivent aucun moment la personne comme un masque creux et indiffrent. Ilexiste au contraire une corrlation troite entre la personne et lindividu, et cest cette corrlation quisemble tre lorigine de linterprtation contemporaine de la notion. Il faut donc nous y attarder un

    peu.Epictte nous met en garde lui-mme contre une interprtation trop fonctionnelle de la

    notion de personne. En effet : On ne mlange pas ainsi des rles diffrents ; tu ne peux pas jouer la fois celui de Thersiteet celui dAgamemnon. Si tu veux tre Thersite, il te faut tre bossu et chauve ; si cestAgamemnon, tu dois tre grand, beau et aimer ceux qui sont sous tes ordres. 5

    Lallusion lapparence physique est prendre ici dans un sens mtaphorique : nous ne pouvonsmodifier notre apparence. Mais la mtaphore est loquente en ce quelle nous rvle du rapportquentretient lhomme son rle : en plus de leffort ncessaire que nous avons pu constater, celui-cirequiert de la part de lindividu une appropriation pour devenir pleinement son rle. Rester comme lextrieur de notre rle, de notre personne serait donc un contresens : nous devons devenir ce rle,devenir cette personne.

    Pour autant, et cest l que la pense stocienne rvle toute sa complexit, il ne faudrait pas

    croire non plus que notre rle peut et doit nous absorber au point que nous ne soyons plus que cerle, comme un acteur qui se prendrait pour le masque qui symbolise son personnage. En effet, nousdevons nous appliquer jouer notre rle, devenir une personne, mais non pas parce que ce rle aune valeur intrinsque. Si nous devons nous appliquer bien jouer notre rle, cest parce que cela estconforme notre nature dtre raisonnable. Etre une personne na de sens, de valeur, que parce quenous sommes des tres raisonnables qui nont donc pas de fonction instinctive comme laurait unanimal. Ainsi que le rappelle Epictte :

    Tous les autres tres sont bien loin de pouvoir tre conscients du gouvernement de Dieu ;mais lanimal raisonnable possde des moyens de raisonner sur toutes ces questions, de savoirquil est une partie du monde, quelle espce de partie il est, et quil est bien que les partiesobissent lensemble. 6

    Cest cette dignit dtre rationnel, cette conscience que nous avons du monde et de nous-mme quinous imposent de devoir jouer un rle, de constituer notre rle et non de suivre une nature instinctive.

    Lanimal na pas devenir une personne : il est cheval ou taureau. Lhomme au contraire doit jouerson rle dhomme, et pour cela jouer le rle plus particulier, spcifique que le dieu ou le destin lui adonn.

    Il faut comprendre aussi que la nature nous fait jouer deux rles, lun commun tous,puisque nous avons tous part la raison et ce rang suprieur qui nous place au-dessus desbtes ; de lui drivent lhonntet et la convenance ; et daprs lui on recherche une rgle pourdcouvrir les devoirs. Lautre rle est celui que la nature attribue en propre chacun ; comme,en effet, nous sommes extrmement diffrents par nos corps (les uns valent par leur vitesse la course, les autres par leur vigueur dans la lutte ; et dans leur aspect, les uns ont de ladignit, les autres, du charme), il y a une varit plus grande encore dans les mes. 7Nous pouvons apercevoir, travers ces formules, la gense de la notion contemporaine de

    personne et de la dignit morale quelle suggre. Pour les stociens dj, tre une personne ne peuttre que le propre de lhomme car il sagit du propre dun tre conscient et rationnel. Pourtant, nous

    lavons dit, le rle ne doit pas nous absorber : bien jouer notre rle signifie agir en conformit avec luiafin dagir en conformit avec notre nature qui senracine dans la Nature universelle. Mais il restemalgr tout une distance : notre rle na de sens et de valeur que parce quil nous permet dexprimerce que nous sommes, notre nature humaine. Seul, il est vide. Et en aucun cas il ne doit nous amener oublier limportance de la dimension individuelle et du retour sur soi.

    5Entretiens, IV, 2, 10.6Entretiens, IV, 7,7.7 Cicron, Des Devoirs, I, 30, 107.

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    c) La personne et le souci de soi.Nous ne pouvons comprendre la fois limportance et le paradoxe de la notion de personne

    que si nous la replaons dans son contexte propre. Et pour cela, il est ncessaire de revenir surquelques principes fondamentaux du stocisme qui permettent de la fonder.

    La pierre dangle de la doctrine stocienne se trouve dans la notion de conciliatio pourreprendre le terme latin utilis par Cicron qui traduit ainsi l oikeisis ou appropriation que chaque

    tre conduit lgard de lui-mme. Lide des stociens est la suivante : lobservation des tres vivantsmontre que toute perception du monde extrieur saccompagne dune perception de soi-mme. Cetteperception de soi-mme engendre un amour de soi, et le mouvement par lequel ltre se saisit commesoi propre est ce que les stociens appellent loikeisis. Snque le dcrit prcisment dans une de seslettres Lucilius :

    Cest lui-mme que lanimal sintresse dabord : il faut bien quil y ait quelque chose quoi le reste puisse se rapporter. Je cherche le plaisir : pour qui ? Pour moi : cest donc moique je mintresse. [] Si je fais tout dans lintrt de ma personne cest que lintrt que jeporte ma personne prcde tout. Cet instinct existe chez tous les animaux sans exception et ilnest pas greff en eux, mais inn. 8

    Si lhomme manifeste cette appropriation de soi, elle se doit dtre chez lui plus complte que chezlanimal puisquelle va se doubler progressivement de la raison qui permet lindividu de seconnatre lui-mme bien plus que ne saurait le faire lanimal qui ne fait que suivre son instinct.

    Epictte insiste longuement sur ce point : [] il suffit aux btes de manger et de boire, de se reposer, de sunir, daccomplir toutes lesfonctions quon trouve chez les tres sans raison ; mais pour nous, qui a fait donde la facult de la conscience, cela ne suffit pas ; si nous nagissons pas comme il convient,avec ordre, en nous conformant la nature et la constitution de chacun, nous natteindronspas notre fin. 9

    Notre fin, nous lavons vu, est daccomplir notre rle, de devenir une personne et de participer lordre du monde en en devenant des acteurs volontaires. Mais cette vise ne doit pas nous faireoublier sa condition : nous conformer la nature et la constitution de chacun. Cette expression narien danodin : elle traduit bien limportance fondamentale accorde par les stociens au souci desoi pour reprendre la formule de Foucault. Nous ne pouvons, ne devons pas faire lconomie de ceque nous sommes, individuellement, pour pouvoir bien jouer ce rle qui demeure au fond assezimpersonnel. Nul ne choisit dtre esclave ou empereur : cest notre fonction, et nous devons

    laccomplir du mieux possible pour vivre conformment la Nature. Mais cette fonction ne doit enaucun cas nous faire perdre de vue notre constitution propre, notre sphre individuelle. Il ny a quencomprenant cela que nous pourrons agir convenablement. Cicron le rappelle en effet :

    Si la convenance est quelque part, elle est dans lgalit que lon conserve avec soi-mmedans la vie entire et dans chaque action, et lon ne pourrait la conserver si lon imitait lecaractre dautrui en oubliant le sien propre. [] la conduite la plus convenable pour chacun,cest celle qui est la sienne propre. 10

    Notre nature raisonnable implique en effet que nous ayons toujours lesprit le ncessaire souci de soisans lequel nous ne pourrons nous conduire convenablement. Ce qui implique que nous sachionsprendre de la distance vis--vis de notre rle : sil nous est ncessaire de le jouer avec ferveur, cetteferveur ne doit jamais nous amener oublier que ce qui anime ce masque , cest notre soi , notreme laquelle nous devons accorder toute notre attention. Cela passe par des moments consacrsdans la journe un repli sur soi par lequel nous dressons le bilan de ce que nous avons fait. Mais ce

    qui nous intresse ici, ce ne sont pas les moyens par lesquels les stociens prconisent ce retour sur soimais les consquences quune telle distinction entre le soi et le rle peuvent avoir dans notreinterprtation de la notion de personne.

    8Lettres Lucilius, 121, 17, trad. P.Veyne.9Entretiens, I, 6, 14-15.10Des Devoirs, I, 31, 11-114.

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    III) Quelques consquences.a) La distinction stocienne du soi et de la personne.

    Cette distinction stocienne est en effet lourde de consquences si lon sattache lanalyser deplus prs.

    La premire de ces consquences touche lidentit de la personne. Envisage comme une

    fonction, un rle, la notion de personne chez les stociens nimplique pas de permanence lidentique de ce rle. Nous sommes bien toujours une personne, nous avons bien toujours un rle,mais ce rle peut se modifier au fil des vnements de notre destin. Epictte a jou le rle desclaveavant dendosser le rle de professeur stocien. Il sagit bien du mme individu, du mme soi mais ilne sagit pas proprement parler de la mme personne si lon entend par l une identit autre quenumrique. Il y a bien la personne dEpictte, mais cette personne a pu se manifester traversdiffrentes fonctions, qui sont abstraites de son tre mme. Nous rejoignons ici le sens juridique quenous avions pu observer au dbut de notre tude, et il ne sagit pas dun hasard. Les distinctionsstociennes ont en effet aliment le droit romain, dont le ntre est aussi lhritier.

    La seconde consquence se situe dans le prolongement de la premire. Puisque la personnenimplique dautre identit que celle dune fonction, elle ne peut servir de fondement unequelconque permanence substantialisante. En dautre terme, la personne nest pas une hypostase pourreprendre la formule de Boce. Dire que nous sommes une personne ne peut suffire garantir que

    nous soyons la mme personne. Les stociens naffirment rien de plus que le fait dtre une personneest le propre dune conscience rationnelle. Toute conscience rationnelle est bien une personne. OrBoce, reprenant son compte la notion, lui donne un sens bien diffrent qui est venu se substituer ausens stocien. Largumentation de Boce, pour rsumer schmatiquement ce que lon peut lire dans leDe duabus naturis et una persona Christi est la suivante : puisque lon ne peut admettre deux natures divine et humaine en un seul corps, il faut bien trouver une substance qui puisse servir de support ces deux natures diffrentes. Boce estime trouver cette substance dans la personne etaffirme donc :

    En effet, il sagit dune personne (ainsi que nous lavons vu) cest--dire une substanceindividuelle de nature rationnelle : cest ainsi que se fait lunion de lhomme et de dieu. 11

    La notion de personne sest donc trouve ainsi augmente de celle de substance individuelle quidemeure malgr les accidents quelle rencontre. Or une telle affirmation ne peut manquer de susciterune srie de problmes que nous pouvons maintenant aborder.

    Quest-ce qui nous conduit en effet affirmer que la personne est bien une seule et mmepersonne ? Nous pouvons bien affirmer que tout individu est une personne, et ce quels que soient leschangements auxquels il est confront, en tant quil est un individu conscient et rationnel. Maiscomment affirmer quil est bien la mme personne ? Ce que nous rappelle ltude de la pensestocienne, contre la pense de Boce, cest que la notion de personne na aucune porte ontologique :elle a une porte descriptive et normative. Dire que je suis une personne nest pas dfinir mon tre,mais affirmer une caractristique de ma nature. Or cette caractristique a elle-mme deuxparticularits :

    1. Elle ne mest pas propre, mais est commune tous les tres conscients et rationnels,ce que les stociens avaient dj vu, et ce qui explique quils ne fassent pas de lapersonne le lieu du soi

    2. Elle nindique rien sur ce que je suis hors de cette dignit laquelle je peuxprtendre. Elle renseigne bien en partie sur ce que je suis, une personne. Mais cettedfinition ne contient rien dautre quelle-mme et ne peut donc nous permettredaffirmer quoi que ce soit dautre propos du sujet qui met une telle affirmation.Cest laffirmation dun statut bien plus que lexplication dune nature.

    De telles remarques pourraient nous amener penser que tout ce que nous obtenons au termede cette tude nest que ngatif. Nous ne pouvons dduire de ces propos que lide selon laquelle le soi est distinguer de la personne, et que ltude de la connaissance de soi doit se faire sans avoir

    11 Page 402 de ldition numrise par la BNF (Gallica) des uvres thologiques de Boce.

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    recours la notion de personne. Mme si viter de se fourvoyer est en soi apprciable, il nous semblecependant que ce nest pas la seule consquence de cette tude, mais quelle nous offre aussi peut-trela possibilit de reformuler le problme de la connaissance de soi de faon plus claire.

    b) Quelques distinctions construire.Le problme de la connaissance de soi ne peut faire lconomie dune interrogation sur

    lidentit. Nous lavons vu, la recherche du soi suppose que lon sinterroge sur la nature de ce soi,question qui peut se ddoubler en que suis-je ? et qui suis-je ? . Mais si la personne est bien uneaffirmation de ce que je suis, elle ne permet en aucun cas de dire qui je suis, puisque je ne suis pas strictement parler mon rle. Plus encore, la notion de personne ne permet aucun moment daffirmerune identit substantielle de notre moi.

    Or il se peut qu travers la notion de personne, ce soit justement cette identit substantiellequi soit vise. Si nous sommes bien toujours une personne, il est ais daffirmer que nous sommestoujours la mme personne. La transition se fait presque notre insu de lidentit numrique lidentit de nature. Puisque numriquement, la personne dont il est question se rfre bien unindividu unique, on peut bien affirmer quil sagit de la mme personne travers lidentit numriquede lindividu quelle dsigne. Et comme la personne est dpouille de toutes les caractristiquesparticulires de lindividu, mme si ce dernier change, nous affirmons quil demeure la mmepersonne puisquil est toujours une personne qui renvoie un individu. Ainsi nous dirons par

    exemple que le Docteur Jekill et Mister Hyde sont bien la mme personne mme sils sont deuxindividualits bien distinctes. Ce qui ne peut manquer de susciter bien des difficults et desparadoxes.

    La premire de ces difficults est videmment celle du lien entre les deux individus : quellecontinuit existe-t-il entre deux individualits si diffrentes ? Puis, si nous poussons plus loin leparadoxe par le biais du recours une fiction, supposons quun savant russisse ter Mister Hyde et lincarner dans un nouveau corps : sagit-il de la mme personne ? Du mme individu ? On ne peutdire quil sagit dune personne radicalement diffrente si lon a affirm auparavant que le DocteurJekill et Mister Hyde taient bien la mme personne. Et pourtant, ils ont t dissocis.

    Autre difficult : si pour rsoudre le problme, nous affirmons quil sagit toujours du mmeMister Hyde, envisag comme une personne, et du mme docteur Jekill, lui aussi envisag comme unepersonne, comment deux substances peuvent-elles cohabiter dans un mme corps ? Dire en effet quilsagit dune mme personne implique ncessairement une continuit, une permanence de lessence

    par del les changements accidentels.

    Pourtant, y regarder de plus prs, il semble que ces difficults puissent trouver un dbut desolution si nous acceptons de renoncer donner la notion de personne une dimension ontologiquequelle na pas les moyens dendosser. Dire dun individu quil est toujours une personne ne signifiepas quil soit toujours la mme personne, mais quil a, en tant que sujet conscient, cette dignit moraleparticulire qui le distingue des choses non rationnelles. Il convient donc peut-tre de chercher tablir la permanence du soi non pas dans cette extriorit que reprsente la personne mais dans laconscience elle-mme et la reprsentation quelle se forge delle-mme. Reprenons, pour illustrer cepoint, un exemple fictif voqu par Derek Parfit.

    Supposons quun savant gnial me permette de voyager sur une plante lointaine. Commemon corps serait mort avant darriver l-bas, le savant met au point une machine qui copie mon esprit,dsagrge mon corps et reconstitue sur la plante lointaine un corps identique dans lequel soit

    transfr mon esprit. La question telle quelle est classiquement pose est : suis-je la mme personne ?Or notre hypothse est que cette question est mal formule. Je suis bien une personne, sur cetteplante lointaine, puisque je possde toutes les caractristiques de la personne. Il ny a pas ici deproblme. La question est donc plutt la suivante : suis-je la mme identit ? Suis-je le mme moi ?Et cette question permet de mieux apprhender le problme puisque nous voyons alors que la rponse la question se trouve davantage dans la reprsentation que le sujet se fait de lui-mme que dans uneaffirmation ontologique lourde de consquences mtaphysiques et difficile tenir.

  • 7/22/2019 Castellan (La connaissance de soi et la personne)

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    Conclusion :

    En conclusion, il apparat que le dtour par la notion de personne nest pas inutile pour mieuxdlimiter le champ de la connaissance de soi. Ce que nous a montr cet examen, cest en effet le dangerquil y a vouloir substantialiser de faon artificielle le soi en ayant recours la notion de personne. Sila personne nous dit bien quelque chose de lhomme, elle ne nous permet pas de dire qui noussommes, ni mme que nous sommes le mme. Et se rfrer lidentit personnelle pour dfinir le soi

    est donc une entreprise ncessairement aportique.Aussi nous semble-t-il fondamental, pour ne pas sombrer dans des paralogismes sans fins, de

    distinguer soigneusement lidentit personnelle de lidentit subjective. Lidentit personnellereprsente la personne en tant quelle est envisage comme la mme de lextrieur, cest--dire en tantque chacun dentre nous attribue une relation lidentique entre un individu et sa dignit depersonne, sans affirmer didentit ou de permanence substantielle. Lidentit subjective, elle, seconstruit par le biais de cette identit du soi, de cette permanence quil nous reste encore fonder ou laquelle peut-tre il nous faudra renoncer. Quoi quil en soit, cette tude peut nous amener concentrer notre rflexion sur la seule issue possible ces difficults, savoir une tude systmatiquede la reprsentation de soi.