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"Catherine a descendu le vieux"

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Copyright by Éditions Diderot, Paris 1946 Tous droits réservés pour tous pays

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Yves DERMÈZE

"Catherine a descendu le vieux"

Roman policier

ÉDITIONS DIDEROT PARIS

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LE CHAT, L'HORLOGE ET LE VISITEUR...

Malgré moi, je ne voyais que le chat. Il m'appa- raissait par l'étroite lucarne du grenier obscur, silhouette hérissée au sommet de la muraille qui cernait la cour minuscule. Bien que la nuit fût absolue, j'imaginais qu'il devait être noir. Il miaulait sans bouger, indifférent à la pluie fine qui étendait son crachin sur la campagne. Son cri prolongé, plainte d'abord, puis gémissement sauvage éclatant dans les rafales du vent, m'avait attiré vers la mai- sonnette. Par acquit de conscience, j'avais éclairé le numéro grâce à ma torche électrique, avant d'esca- lader la muraille : 152, cela ne m'apprenait rien. Mais je savais déjà : ce chat indiquait la mort..

La pluie fouettait la lucarne au verre brisé, en rafales folles. Mouillé des pieds à la tête, ruisselant, j'avais bien autre chose à faire qu'à me préoccuper de mon pantalon boueux ou de ma veste déformée.

La maisonnette ne comportait pas d'étage, et, sur le plancher poussiéreux du grenier se découpait un cercle de lumière qui projetait un faisceau jau- nâtre jusqu'aux solives. Je m'allongeai, appliquai mon œil. Je vis l'homme. Il était tout jeune, vingt- deux à vingt-cinq ans. Blond, pâle, désemparé, un

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de ces sensitifs que je n'aime guère parce qu'ils ont coutume de se lamenter plutôt que de réagir.

L'abat-jour projetait une clarté brutale sur ses cheveux frisés. Je ne pouvais apercevoir ses yeux , ils ne pouvaient être que bleus. Sa veste trop longue pendait à droite et à gauche de la chaise. Les che- veux rongeaient le cou jusqu'au col du veston sous lequel ils pénétraient. Zazou, va !... Cependant, comme il levait la tête — au frôlement peut-être de mon corps allongé dans la poussière au-dessus de lui — je rectifiai ce jugement prématuré, avec un soupçon de sympathie naissante. Les manches se prolongeaient jusqu'à la naissance des doigts, étaient percées au coude. Les cheveux fous couvraient les oreilles. Ce n'était pas là un de ces fantaisistes auxquels je botterais le derrière avec joie si je ne me caractérisais par un respect absolu de la liberté individuelle, mais le type même du malchanceux courbé devant la mort de ses espoirs comme un parent larmoyant devant une tombe ouverte. J'ai connu ça. La réussite tient souvent à peu de chose : de l'audace, toujours de l'audace... c'est-à-dire la ferme résolution de suivre son chemin quoi que dise ou que fasse la meute des contemporains avides de dictature morale.

Il lisait. Et il lui fallait un courage singulier pour lire en ces circonstances, alors que d'un instant à l'autre une balle pouvait l'abattre. Il le savait. Sa main avait disparu dans sa poche droite. Sans doute avait-il longuement bataillé entre sa faim et sa ter- reur ? La dernière avait été la plus forte : il avait conservé son arme. Il brûlait visiblement du désir de tirer follement sur ce plafond d'épouvante.

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Allongé comme je l'étais, s'il se guidait au bruit il avait neuf chances sur dix de m'atteindre. Une écharde pénétra dans ma main posée à plat sur le parquet et crispée dans la poussière. Je ne pouvais bouger. Le chat miaulait toujours. Je lui aurais tordu le coup avec un plaisir extrême. J'allais jusqu'à penser que c'était Cet animal-là qui, par ses hurle- ments lugubres, maintenait vivace l'attention de mon zazou involontaire.

Il ne tira pas. Sans le piétinement de la pluie sur les tuiles du toit, il eut entendu ma respiration. Il haussa les épaules, baissa les yeux vers son livre. Je vis sa main quitter sa poche, se lever vers la table sur laquelle elle déposa un automatique de fort calibre.

Ce gars-là me plaisait de plus en plus. C'était un fataliste ; je pensais trouver un gamin affolé, j'aper- cevais une silhouette entêtée dans une inébranlable résolution de sang-froid. Il savait que j'étais là. Cette arme près de lui constituait comme une invi- tation à me présenter à lui. J'aimais mieux cela. On allait pouvoir discuter aimablement. Je voyais très bien la scène déjà ; l'un de mes deux brownings sur la table, près du sien, en gentleman. Pas besoin de lui apprendre que j'en possédais un second. N'était-il pas encore armé lui-même ? Certes pas, dans l'état d'extrême dénuement dont témoignaient son costume et la pauvreté de l'unique chambre de la maisonnette, deux revolvers eussent été un luxe inimaginable.

Puisqu'il connaissait ma présence, autant valait négliger certaines précautions. Je me mis à quatre pattes, et j'avançai vers là porte qui s'ouvrait fort

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probablement sur un escalier aux marches bran- lantes. Je devinais sans l'avoir jamais visitée la disposition des pièces de cette minuscule maison- nette , une seule salle au rez-de-chaussée, surmontée d'un grenier plus grand qu'elle, et, tout à l'arrière, un chai-vestibule qui ouvrait sur la cour, et dans lequel aboutissait l'escalier du grenier.

Le chat hurlait de plus belle. Je comprenais mal son obstination à demeurer sous la pluie, alors que la lucarne du grenier était aisément accessible. Ça me rappelait étrangement le début de certain film. Le Mystère de la chambre jaune, avec Rouletabille, roi des reporters — qui m'avait enthousiasmé quand j'étais gosse.

Avant d'avancer comme une araignée maladroite, laissant dans la poussière la trace de mes espadrilles ruisselantes et l'empreinte mystérieuse de mes mains aux doigts allongés, j'avais jeté un dernier regard vers le jeune homme.

Le pauvre diable avait quatre-vingts chances sur cent de mourir cette nuit-là. Et il attendait. Tout son courage consistait à serrer les dents viri- lement, à dompter le frémissement qui, parfois, secouait les avant-bras allongés sur la table. Dans un angle, une haute pendule ancestrale tictaquait stupidement. Comme la table, le buffet, l'armoire et les chaises, elle devait faire partie du mobilier loué. Ce gars-là n'avait pas osé y toucher. Il me semblait le voir l'estomac creux, le visage verdâtre, debout devant l'horloge, en supputant la valeur... Quelque brocanteur en eût donné trois ou quatre cents francs, oui, facilement trois cents. Mais com- ment transporter ce monstre jusqu'à Paris ? Et

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puis... Il devait sentir tous ses boyaux se révolter, mon condamné à mort, lorsqu'il songeait à la réac- tion du propriétaire ! C'était vraiment le type du garçon trop sensible, trop scrupuleux... N'empêche qu'il aurait dû faire disparaître cette horloge, dont le tic-tac m'exaspérait. Il s'ajoutait aux miaulements du chat en folie et au piétinement de la pluie sur le toit. C'étaient les seuls bruits que l'on pouvait entendre. On avait vraiment la sensation de se trou- ver dans quelque cabane mystérieuse, au cœur d'un péril inconnu. Ça me rappelait les romans poli- ciers à quinze sous que j'achetais autrefois aux bibliothèques des gares.

Je marchais en crabe. Je ne voyais plus grand'- chose, sinon le loquet rustique de la porte de l'esca- lier. Il brillait dans l'obscurité. J'eusse préféré une poignée tournante, moins bruyante. Mais dans l'action, Holmès ou Maigret n'ont jamais eu le pou- voir de modifier les choses inertes. Arsène Lupin, lui, parce que les lecteurs n'y regardaient pas de si près...

Le loquet se souleva avec un déclic. Est-ce que le miaulement du chat avait couvert ce claquement ? Il fallait que quelqu'un meure, cette nuit-là. J'ai toujours pensé que j'aurais une sale tête en macchabée. Si le gars, au rez-de-chaussée, braquait son pistolet vers le plafond et tirait, il devait con- naître suffisamment la topographie du grenier pour viser exactement vers la porte. Par prudence, je reculai de deux pas.

Rien ne vint. J'aurais aimé voir encore le condamné à mort aux blonds cheveux frisés. Par la porte entr'ouverte, le tic-tac de l'horloge semblait plus

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proche. Je passai. Je descendis une marche, deux, cinq. L'escalier était séparé du rez-de-chaussée par une cloison de planches. Par les interstices, j'aperçus le gars. Il ne regardait plus son livre. Il prêtait l'oreille. L'escalier tournait à angle droit, et devait s'arrêter sur le sol de terre battue, près de la muraille extérieure. Une porte s'ouvrait-elle entre la salle éclairée et le chai dans lequel j'allais me trouver ? C'était presque évident.

Je descendis encore une marche. Les miaulements étaient maintenant assourdis. La pluie avait, dû redoubler d'intensité. J'aperçus encore entre deux planches mal jointes le cadran de l'horloge : 3 h. 47. Elle devait retarder. Il n'était pas possible que cinq minutes à peine se fussent écoulées depuis que j'avais escaladé le mur qui cernait la cour. Je devais être à mi-hauteur de l'escalier. Quelle tête allait faire le gars, lorsque j'apparaîtrais ?

Je le regardai. Il avait légèrement modifié sa position. Auparavant, il appuyait sur la table ses deux avant-bras parallèles, qui maintenaient le livre ouvert devant lui. L'avant-bras droit venait de glisser et s'écartait lentement de l'ouvrage. Il allait d'un mouvement à peine perceptible vers la droite, avec indifférence, sans intention semblait-il.

J'eus à peine le temps de comprendre et de me laisser glisser à plat ventre dans l'escalier.

Il tira, par deux'fois. Et il visait juste. L'une des balles vint fracasser un barreau de la rampe de l'escalier, vingt centimètres au-dessus de ma tête ! Et il avait encore au moins quatre balles dans son arme !...

Je n'entendais plus ni le chat ni l'horloge. Rien

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que l'écho des deux détonations qui se répercutaient sur la cloison sonore. J'avais déjà le browning au poing. Je ne pouvais pourtant pas me laisser tuer comme un lapin dans cet escalier de ténèbres ! Quand je disais que ce gars-là devait mourir cette nuit.

Il me regardait. Je pensai qu'il était impossible qu'il me vît, alors que j'apercevais fort bien son visage livide d'épouvante. Sa main tremblait. J'hésitai. Je ne comprenais pas comment il avait pu, tremblant ainsi, tirer sur moi avec une telle précision. J'attendais la troisième balle. Elle ne vint pas. Il se laissa tomber tout à coup sur sa chaise. L'arme, qu'il abandonna sur la table près du livre, fit un bruit ridicule de ferraille inutile. Ses bras pendaient près de son corps. Sa bouche était entr'ouverte. Sans le tic nerveux qui agitait son visage, je l'eusse cru mort-tué par l'épouvante. Je songeai à quelque crise cardiaque, et je m'apprêtais à me lever et à abuser de cet avantage inattendu lorsque retentit une voix rauque aux inflexions furieuses :

— « Dommage que le vieux Lavaudun ne puisse plus te donner de leçons de tir... »

J'entendis des pas tout près de moi, tandis qu'une brutale clarté illuminait pendant un court instant l'escalier et le chai absolument vide.

La porte se referma. L'homme était maintenant dans la salle voisine, devant le gars qui avait tiré — qui avait tiré sur lui.

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...UNE PART D'OBSCURITÉ

Je fus d'abord horriblement vexé. J'avais tout à fait l'impression que l'on me considérait comme une quantité négligeable. Il n'en était rien, et l'on m'igno- rait involontairement. Je ne le savais pas : un homme était là, dans

l'ombre du chai, plaqué contre la porte. Depuis longtemps ? Comment le deviner ? Il n'avait pas entendu le frôlement de mes pas dans le grenier, ni le bruit du loquet qui se soulevait, alors que le jeune gars, lui, avait perçu tout cela. Mais je tenais l'explication logique : le gars savait qu'on devait s'introduire chez lui cette nuit. Toute sa défiance était en éveil. L'homme, lui, le surveillait, sans soupçonner aucun piège extérieur. . Il alla vers la table. Il tenait à la main un auto- matique au canon brillant. J'étais dérouté. Je l'avais mis en joue, mais n'osais tirer. La dactylo du patron, la jeune Lulu, eût murmuré qu'il avait une gueule de canaille : visage dur, cheveux trop impec- cablement plaqués, rictus qui découvrait deux dents aurifiées. Manteau de pluie de couleur sombre. Il traînait un peu la jambe gauche en marchant.

— « Petite crapule ! » dit-il doucement.

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Il me plaisait. Sa colère s'était dissipée. Il devait avoir l'habitude des coups durs : ce n'était pas comme cette chiffe aux cheveux frisés qui, dos plaqué au dossier de la chaise, bras ballants, ne tentait même pas le moindre geste de défense.

Un objet dur claqua sur la table. L'homme venait de déposer son arme près de l'autre — très près, à dix centimètres à peine. Il saisit une chaise, la fit virevolter, s'assit avec aisance. Je l'apercevais de profil. Il fallait compter avec celui-là : un objet lourd déformait la poche gauche du veston. Mais j'étais sans crainte : j'avais jugé le nouveau venu. S'il tirait, ce serait de sang-froid, non dans un élan de colère. Et j'étais parfaitement tranquille : lorsqu'il viserait la porte, il n'atteindrait pas un barreau du milieu de l'escalier, au risque d'éborgner les honnêtes gens qui se promènent dans l'ombre.

L'homme souriait maintenant, L'autre pouvait supposer que tout risque s'était évanoui, que toute colère s'était envolée tant ce sourire était calme. Pour moi qui l'apercevais de profil, il y avait en lui autre chose que de la gaîté : une inquiétude qui se traduisait par une légère crispation de la joue gauche et par un étrange pli figé à la commissure des lèvres. Pourtant, ce qu'il redoutait, ce n'était pas un péril extérieur : jamais ses regards ne se tournaient vers les deux portes qui donnaient accès à la salle. Enten- dait-il seulement les miaulements continuels du chat affolé, et le tic-tac de l'horloge obstinée ?

— « Je ne suis pas de la police, » dit-il doucement. L'autre haussa les épaules : — « Bien entendu ! » Il paraissait reconquérir son sang-froid. La vue

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de son arme, sur la table, lui donnait confiance. Comme lui, j'eusse pensé à sa place : « partie égale. J'ai autant de chances que lui de tirer le premier »... J'avais envie de ricaner devant tant de naïveté.

Pourquoi laissaient-ils planer ce silence ? Ça n'en finissait plus. Ils se dévisageaient avec une appli- cation exagérée. L'homme surtout étudiait le visage du jeune, et ces cheveux fous et ces yeux clairs durent éveiller en lui quelque moquerie intérieure car il sourit de plus belle.

— « Francis Lassalle, je suppose ? dit-il... On m'appelle Hubert. Je... ne suis pas... comment dirai-je ?... directement intéressé à l'affaire dont nous allons parler, si vous le voulez bien... »

C'était profondément ridicule. Je pensai qu'il n'avait pas conscience de la stupidité de son atti- tude. Ses façons très vieille France succédant à son injure du début calmaient la terreur du jeune Francis Lassalle qui bandait ses nerfs dans l'attente de la bataille.

- « C'est Catherine qui vous envoie ? » murmura Lassalle.

— « Bien entendu, » répliqua l'autre — sur le ton même où Lassalle avait prononcé cette expression quelques instants plus tôt.

Je compris alors que j'avais affaire à un merveil- leux comédien. Son attitude invraisemblable, jambes croisées, dos largement appuyé à la chaise, visage narquois, répondait à la nécessité dans laquelle il se trouvait de rassurer son interlocuteur. Redoutait-il que la terreur ne rendît muet celui-ci ?

— « Est-ce à vous, ce chat qui hurle ? » L'autre secoua la tête farouchement. Le miau-

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lement l'obsédait depuis des heures. Il aurait chassé la bête, s'il avait osé sortir de la maison. Mais cela lui était interdit — sous peine de mort. Il le savait. Il fallait qu'il supporte cette monotonie de plaintes inhumaines, et ce tic-tac incessant qui grignotait les minutes.

Hubert tourna la tête vers l'horloge, et tiqua, de la paupière gauche. Il était 3 h. 52.

— « Assez de temps perdu dans ces préliminaires, Francis. Permettez que je vous nomme ainsi, avec une familiarité qu'autorise la confiance dont témoigne Catherine à mon égard. Est-ce que vous êtes disposé à traiter ?... »

Il avait tiré de sa poche des gants clairs avec lesquels il jouait. Sa tête s'inclinait vers le jeune homme. On le devinait très attentif. Le gars aux cheveux blonds haussa les épaules :

— « Catherine m'a fait demander cela trois fois ! Comment voulez-vous que je traite ? Je ne puis rien !... »

Comme l'autre plissait les lèvres, il hurla, par deux fois, exaspéré :

— « Je ne puis rien, rien !... Vous êtes fous, tous ! » — « Ne vous exaltez pas, Francis. Catherine vous

aime beaucoup. Le péril ne vient pas d'elle, vous le savez. Il se peut que vous ne puissiez rien, comme vous le dites. Mais vous êtes à même de fournir certaines garanties qui pourraient sans doute... »

Il toussota. Sa voix devenait rauque. Il fouilla la pièce d'un regard, aperçut sur le buffet ce qu'il désirait, se leva après une hésitation visible et demanda poliment :

— « Permettez-vous... »

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Il n'acheva pas sa phrase, n'attendit pas de ré- ponse. Il était déjà près du buffet, saisissait un verre. Il y en avait trois sur le meuble, près d'une cruche ébréchée.

— « J'ai très soif », dit-il. Il se versa une large rasade d'eau — pas très

fraîche sans doute — qu'il but d'un trait. Il apporta la cruche sur la table, ainsi que le verre, puis, se ravisant, alla vers le buffet, saisit un second verre qu'il vint placer devant le jeune homme.

— « Merci », dit celui-ci interdit. Puis, avec un sourire rageur : — « Pas une goutte de vin ici... Vous comprenez,

simplement à me voir, que tout marché noir me soit interdit... »

Hubert hocha la tête, approbateur. Pour saisir la cruche et les verres, il avait mis ses gants clairs. Il les retira lentement.

— « C'est précisément ce que je ne comprends pas. Aussi peu que vous vouliez l'aider, Francis, Catherine est décidée à vous... accorder... un juste dédommagement... »

Ces façons de s'exprimer m'exaspéraient. J'avais la sensation que cet homme-là jouait la comédie, qu'il n'était pas ainsi « au naturel », mais qu'il désirait avant tout ne pas effaroucher son interlocuteur. Tentait-il vraiment de lui soutirer des renseigne- ments « à la chansonnette » ?...

— « Il y va de l'honneur de Catherine, vous le savez. Elle serait heureuse si... »

J'attendais une indication, aussi imprécise qu'elle fût. Mais Hubert se tenait à carreau. L'autre ne répliquait pas, et secouait la tête sans arrêt. Hubert

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aux gants clairs se ganta, se déganta, indécis. Il se versa un second verre d'eau, le but d'un trait.

— « Excusez-moi... Parler beaucoup m'assoiffe. Je n'ai pas l'habitude. »

Francis Lassalle l'avait surveillé avec attention. Il était évident que rien n'avait été glissé dans la cruche à son insu, puisque l'autre venait de boire. On prétend que l'émotion donne soif : le fait est qu'il ne put y tenir, qu'il emplit son verre et but.

— « C'est dommage, bien dommage », reprit l'autre. Sa voix prenait des intonations sinistres. Le chat

miaula plus fort. Hubert regarda la pendule : 3 h. 57. Il se leva, et, mains au dos, se mit à marcher de long en large. Il semblait tout à fait indifférent, mais je le connaissais suffisamment pour deviner qu'il ne perdait pas de vue son adversaire.

— « Je vous affirme que Catherine serait heu- reuse, extrêmement heureuse si vous consentiez à lui fournir quelques garanties. »

Il m'irritait, avec son calme et sa voix lugubre. On eût juré qu'il commençait un service funèbre. Et ce ton même devait dissimuler quelque obscure menace, car le jeune Francis aux cheveux fous pâlit. Il oscillait sur sa chaise, suivant la lente promenade d'Hubert indifférent. Il n'était évidemment pas très rassuré, et attendait quelque mauvais coup. Je ne pouvais moi-même définir les buts d'Hubert. Allait-il se précipiter sur l'autre, le terrasser ?... Allons donc ! Dès le début de leur conversation hachée, j'avais senti qu'il ne s'agissait pas d'une lutte physique, mais de quelque chose de plus subtil.

Il s'immobilisa enfin près de Francis Lassalle,

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lui posa une main sur l'épaule. Lassalle se dressa, inquiet. L'autre sourit, et, posément, se ganta.

— « Inutile que je perde mon temps, n'est-ce pas ? Vous ne voulez rien dire à Catherine ? »

« Je ne sais rien. » Il hésita, puis ajouta dans un'souffle :

« Le vieux Lavaudun, peut-être... » « Le vieux Lavaudun tire trop bien au pistolet

pour que je me hasarde chez lui ! Catherine se con- solerait facilement de ma disparition... Mais tout de même... »

L'autre s'obstina « Lui seul peut vous donner d'utiles garanties !..

Il veut... » « Petite canaille ! » répéta l'autre avec une sin-

cérité qui n'était pas dénuée de sympathie. Je sentais approcher le drame. La pluie ne battait

plus les tuiles du toit. Il me semblait que le chat miaulait moins fort. Peut-être avais-je pris l'habitude d'entendre son cri ? Patrice m'attendait sur la route, au volant de l'auto de l'agence. Il devait se demander si sa faction se prolongerait longtemps encore. Le plus mauvais dans ma situation, c'était que je ne pouvais intervenir tant que j'ignorerais ce que cher- chait Hubert aux gants frais.

« N'en parlons plus... » dit-il. Puis, gentiment :

« J'ai mis du désordre chez vous... » Il saisit la cruche de grès sur la table. Francis

Lassalle, avec défiance, recula d'un pas. L'autre rit sans retenue.

« Je ne veux pas vous fracasser le crâne... Vous êtes trop précieux à Catherine. Saviez-vous

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qu'elle vous avait condamné à mort ?... Vous deviez être assassiné cette nuit, mon cher. Il ne saurait en être question maintenant que vous êtes seul. Il y a dans toute cette affaire une part de.... comment dirais-je... une part de...

Je ne le perdais pas du regard. Je sentais que le gosse aux cheveux fous tendait toute son attention vers les deux revolvers déposés sur la table. Hubert, cruche de grès en main, fit un pas vers le buffet. C'est alors que je surpris son regard rapide, et que je compris.

— Une part de... d'obscurité », dit-il. Sa voix devint railleuse. Au même instant, il

leva d'un geste brutal la main qui tenait la cruche de grès, et fracassa l'ampoule électrique. Ce fut la nuit. Je ne pouvais deviner les réactions des deux hommes. Une chaise bascula. Je demeurai immobile. Je savais que Francis Lassalle sortirait indemne de l'aventure. La porte claqua, près de moi. J'entendis des pas rapides sur le sol de terre battue, puis de nouveau un bruit de porte ouverte. La demi-clarté de la nuit emplit le chai. L'homme courut vers la muraille qu'il escalada.

Déjà, j'étais dans l'unique chambre de la maison- nette. Le faisceau de ma torche électrique balaya la salle. Je redoutais de voir Francis debout au milieu de la pièce, tâtonnant dans l'ombre. Par bonheur, il n'en était rien. Il était adossé à la mu- raille, vers laquelle il avait reculé d'un bond dès que l'obscurité s'était faite. Son visage était aussi blanc que la chaux du mur. Ses mains étaient à demi- ouvertes. Il attendait la mort.

Il n'était pas lâche, pourtant, car il cria avec défi,

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supposant qu'Hubert braquait sur lui son automa- tique en même temps que ce pinceau lumineux qui l'éblouissait : — « Allez-y ! Tirez donc !... »

Je n'avais pas le temps de jouer à la bonne d'enfant, et de le rassurer. Ma torche balaya la pièce. Je ne m'étais pas trompé.

Sur la table, il n'y avait plus qu'un pistolet et qu'un verre. J'avais à la poche une lettre reçue au matin. J'enveloppai l'arme dedans, la glissai dans mon veston. Puis, dans mon mouchoir, j'enroulai le verre.

Je courus vers la porte. Le chat s'était tu. Cela créait un silence invraisemblable. Sur le seuil, je me retournai, éclairai en plein Francis Lassalle. Le pauvre garçon n'avait encore rien compris. Il n'était pas taillé pour cette aventure. Il demeurait adossé à la muraille, mais ses pommettes se coloraient. Le plus clair pour lui, c'était qu'il n'était pas mort encore.

A l'instant où j'allais escalader la muraille, je butai sur un objet mou, qui, dans la clarté de ma torche, se révéla être un cadavre de chat, encore tiède. Pas volé : il m'avait assez exaspéré. Je remercie- rais Hubert aux gants clairs, lorsque je le rencontre- rais de nouveau. Mon coup de pied envoya le corps de l'animal vers les étoiles.

Mon rétablissement sur la muraille fut si rapide que je pris contact avec le sol avant que le cadavre fût retombé.

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17.633. - Imp. de l'Edition et de l'Industrie, Montrouge (Seine). - 1946 C. O. 310.905.

DÉPÔT LÉGAL ÉDITIONS DIDEROT N° 14. — 4 trimestre 1946.

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