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1 Causeries Maritimes 2012-2015 René Moniot Beaumont Littérateur de la mer La Gazette des Pontons

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Causeries

Maritimes 2012-2015

René Moniot Beaumont Littérateur de la mer

La Gazette des Pontons

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La Gazette des Pontons a eu la chance et le bonheur de

recevoir régulièrement, durant 4 ans, les « Courriels-

causeries du marin » de ce spécialiste de la littérature

maritime qu’est René Moniot Beaumont qui se qualifie

lui-même de littérateur de la mer.

Notre journal se targuant de promouvoir une certaine

culture maritime se devait de faire profiter à ses lecteurs

de ses causeries et a choisi de publier dans ses colonnes

quelques-unes de celles-ci.

Et c’est avec l’autorisation de l’auteur que nous avons le

plaisir de publier aujourd’hui ce numéro spécial rassem-

blant 40 causeries qui, sûrement vous régaleront.

Nous laissons la parole à René Moniot Beaumont.

Alain Brient

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1. Le littérateur de la mer. Page 9

2. Un rêve : le cap Horn. Page 13

3. Sensibilité sécurité. Page 15

4. Regards écrits sur la mer, Page 17

5. Les îles au trésor. Page 19

6. Les pirates, je les ai rencontrés en baie de Manille. Page 21

7. L’aventure devient roman au-delà de l’horizon. Page 25

8. Une rentrée littéraire maritime : octobre 2012. Page 27

9. Être marin. Page 29

10. Tempêtes maritimes en littérature. Page 31

11. Naufrages, échouages et naufragés,

qui ont fait et font encore couler beaucoup d’encre. Page 33

12. Noël à bord. Page 35

13. Visions féminines dans la littérature maritime. Page 37

14. L’île où souffle l’esprit de la mer ! Page 39

15. Les meilleures politiques maritimes depuis quelques siècles. Page 41

16. Ces livres qui nous ont fait rêver ! Page 43

17. Petite navigation … littéraire. Page 45

18. Mes goélettes ! Page 49

19. Foi de marins, des chapelles en mer et la mer dans nos chapelles. Page 51

20. Farces maritimes. Page 53

21. Littérature maritime et prix littéraires. Page 57

22. Pour une fois, une causerie en conte de Noël : chiens de bord. Page 59

23. Les femmes et la mer. Page 61

24. Le jubilé du novice pont. Page 63

25. Les chants d’eau salée. Page 65

26. Aujourd’hui on part sans partir. Page 67

27. L’espoir de mer. Page 69

28. Le dernier pilotage. Page 71

29. Le Lac. Page 73

30. Lire Conrad. Page 77

31. Où est passé le ministère de la mer ? Page 79

32. Le louveteau des mers. Page 81

33. La tempête des trois écrivains. Page 85

34. Farces de Marins ! par Pecouilh. Page 89

35. 2025, horizon … personne à bord (nouvelle fantastique) Page 91

36. Des bains de mer à … la littérature maritime. Page 101

37. Le petit vendeur d’art de l’île dYeu. Page 103

38. Le premier radeau de la littérature. Page 105

39. Une rencontre exceptionnelle, cinquante ans après ! Page 107

40. Le père Noël lorrain : Saint-Nicolas, patron des marins ! Page 109

Sommaire Causeries Maritimes - 2012 - 2015

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C es textes ont pour origine ma passion de la

mer, de sa littérature et la création de la Mai-

son des écrivains de la mer de Saint-Gilles-

Croix-de-Vie.

J’ai, comme beaucoup, rêvé à la perspective d’abor-

der le roman, les nouvelles, même la poésie, le journalis-

me, mais aucune ligne n’était sortie de mon sac de marin

pendant ces longues années océanes.

En revanche, j’excellais, au grand dam de mes amis,

dans le bavardage. D’autres que moi auraient écrit

« dans l’art de la conversation ». Comme je n’avais ja-

mais fréquenté les classes de rhétorique de mon lycée

(quitté un peu rapidement pour incompatibilité d’hu-

meur avec l’Instruction Publique – terme que je préfère

à celui de l’Éducation nationale. Devenu père de famille,

je pense que c’est aux parents que revient l’art d’édu-

quer les enfants, vous voyez bien que j’amorce avec

cette dernière phrase un début de conversation. Là est

ma vocation d’écriture.

De plus, j’ai été fort curieux des « Causeries du

Lundi » de Sainte-Beuve. Le Journal des Goncourt m’a

passionné. Puis, j’ai trouvé Les causeries maritimes

d’Alexandre Dumas sans parler d’autres causeries trou-

vées lors des voyages en bouquinerie.

Après avoir rédigé une Histoire de la littérature mari-

time et quelques ouvrages comme L’épopée écrite du

Titanic, j’ai cherché dans quel domaine de l’écriture je

serais le plus à l’aise. Mettre mes pas dans ceux de

Sainte-Beuve relève de la vanité, mais modestement

essayer d’être un petit disciple du grand critique me

semblait possible. C’est devenu mon maître !

Les marins sont des « taiseux », ils voudraient bien

s’exprimer et partager leurs émois avec autrui, mais une

sorte de pudeur les empêche de se livrer. Avez-vous

remarqué le nombre infinitésimal d’écrivains issus du

large ?

Il y a trois ans, j’ai donc décidé d’essayer de vous par-

ler de la mer, de son peuple, des humeurs, des impres-

sions, des souvenirs de navigant et de faire mentir cette

citation fort juste de notre regretté Eric Tabarly :

« La mer, c’est ce qu’ont les Français dans le dos quand

ils sont sur la plage. »

Tout ce qui suit reflète le suivi maritime de mes expé-

riences, lectures, humeurs, souvenirs, et de mes amitiés.

Vous allez embarquez sur ce navire de papier pour un

voyage au long cours où chaque texte vous mènera d’un

point à un autre du monde maritime.

Quelquefois, mes élucubrations vous surprendront,

seront-elles « neutres, impartiales, analytiques » comme

le notait Sainte-Beuve. Ne cherchez pas de chronologie

entre elles, les dates sont celles du mois de rédaction.

J’espère qu’elles seront l’exact ressenti d’une vie liée à

la mer depuis plus de cinquante ans.

Et puis « la vieillesse est conteuse » remarquait

Alexandre Dumas.

René Moniot Beaumont

Avant-propos

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J ’aime la littérature parce qu’elle permet de se

sentir moins seul. Beaucoup de livres m’ont ac-

compagné pendant ma jeunesse et mes longs mois

de navigation. Partir en laissant derrière soi la

famille, les animaux et la bibliothèque, ne permettait pas

de se réjouir, pas facile, chaque voyageur le sait. J’em-

portais une sélection d’ouvrages pour apprendre, réflé-

chir et me distraire. Au début quand on n’a pas «fait» de

belles études, on passe le reste de sa vie à dévorer les

livres pour rattraper son soi-disant retard, puis on prend

l’habitude de ces études solitaires, on devient fort

curieux de tout et on se décide à sauter le pas en se di-

sant : si je noircissais du papier ! Oui, mais quoi ? Les

rêves les plus absurdes vous traversent la tête. Il vous

arrive de vous prendre pour romancier, puis nouvelliste,

conteur, épistolier, historien,

etc. pour vous apercevoir que

vous ne ressemblez à rien du

tout et l’apprentissage de

l’écriture reste un long voya-

ge où vous mesurez votre

inaptitude à aligner une belle

phrase. L’art de tenir la plu-

me s’apprend tous les jours.

Après avoir redécouvert les «

joies » de l’orthographe et de

la grammaire, vous avez l’im-

pression d’être parfait pour

écrire. Que nenni, disait-on

au Moyen Âge, vous n’y êtes

pas du tout. Mais pourquoi se

raconter ? Que raconter ?

Pour quel public ? Comment

produire cette semblance de vie ? « La littérature n’est-

elle pas la vie pour ceux qui la lisent et la mort pour

celui qui l’écrit », j’ai lu ceci, je ne sais où, mais cette

citation m’avait fortement impressionné. Est-ce le bon

cap à suivre ? À force, on pense « qu’il est inutile d’at-

tendre que le bateau soit prêt pour appareiller; c’est le

meilleur moyen pour ne pas partir.» Alors, je suis sorti

des passes sinueuses de l’incertitude pour le grand large

où le sillage se compose à l’encre salée.

J’ai essayé le roman : manque de souffle ! La nouvel-

le : j’ai fréquenté un atelier d’écriture, mais je n’y ai pas

trouvé ma vocation ! Le conte, j’aime le lire, mais l’écri-

re devient autre chose ! «Faire» du journalisme: dans ma

jeunesse je me souviens de mes rêves de marin ou de

journaliste, marin je connais, mais pas journaliste !

Je me suis rappelé qu’un de mes écrivains-professeurs

conseillait : « Vous voulez écrire ! Écrivez ce que vous

aimez lire. » J’aime les textes courts, abordant n’importe

quel sujet. Même aujourd’hui je reste un lecteur des

Causeries du Lundi de Sainte-Beuve, du Journal des

frères Goncourt, sans oublier les causeries diverses et

particulièrement sur le monde maritime. En France on

aime causer comme le signalait Alexandre Dumas : «

Dans tous les pays du monde, on parle, on pérore, on

discute; on ne cause qu’en France.». J’ai essayé et me

voilà causeur avec les courriels-causeries du marin que

vous recevez.

Un jour, on m’a dit : « Vous êtes écrivain ? » Oui et

non ! Je rédige seulement des causeries. Alors vous êtes

causeur ? Je n’avais pas pensé que je devais me placer

dans une catégorie qui me définit dans le grand monde

des lettres. Puisque je rédige des textes dont les sujets

relèvent essentiellement du peuple de la mer et depuis la

création de la Maison des écrivains de la mer, je me

devais de trouver un mot qui me qualifie pour permettre

à autrui de me classer. Souvent on entend nos compa-

triotes demander : - il fait quoi ? En France on aime bien

mettre une étiquette sur chacun.

La réponse se trouvait dans le Littré : littérateur !

Cette définition, était suivie

d’une citation de Voltaire

qui ne me déplaisait nulle-

ment : « C’est esprit philo-

sophique qui semble consti-

tuer le caractère des gens de

lettres; et, quand il se joint

au bon goût, il forme un

littérateur accompli ». Que

cela me contentait, mais ne

jouons pas au Bourgeois

Gentilhomme de notre Mo-

lière, plus modeste j’avan-

cerai vers, je le souhaite, la

recherche de beaux textes à

l’eau salée et des anecdotes

littéraires. Une ombre au

tableau idyllique suit la cita-

tion, cette remarque du savant Claude Bernard au sujet

des scientifiques qui écrivent : « Un littérateur est un

homme qui parle agréablement pour ne rien dire. Un

savant qui écrit bien ne sera jamais un littérateur, parce

qu’il n’écrit pas pour écrire, mais pour dire quelque cho-

se». Faisons fi de la citation du grand scientifique et

assumons le terme de littérateur !

Vous allez me signaler que depuis la création des

courriels-causeries du marin on n’a pas beaucoup lu vos

commentaires au sujet de tel ou tel livre de notre littéra-

ture maritime. Vrai ! Pour me rattraper, j’aimerais com-

mencer par l’Odyssée de notre cher Homère. J’ai relu

ses ouvrages, détestée lors de mes «études» avec beau-

coup de plaisir. Les chants homériques ont traversé

vingt-huit ou vingt-neuf siècles, un chiffre ou l’autre,

aucune importance. Le temps figure aussi dans les attri-

buts d’un chef-d’œuvre. Je laisserai de côté l’Iliade et sa

flotte de cent navires. L’Iliade, représente la guerre, une

des passions des Grecs à la fois le lieu de courage, de

gloire et aussi de l’attrait du butin. L’Odyssée c’est

l’omniprésence de la grande bleue, rare dans le monde

où elle se marie et se mêle ainsi avec la terre. «Elle s’in-

sinue, se creuse des lits en nombre infini, avance des

1 - Une activité pas comme les autres : littérateur de la mer

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bras, découpe des îlots, des îles, des presqu’îles, forme

des isthmes, des caps. Elle va et revient, comme sou-

cieuse d’aménager des refuges, des abris, de sorte que la

ligne des côtes de l’Égée a, en extension, plus de quatre

fois la longueur qu’elle aurait si elle formait une simple

courbe». La confrontation de la mer avec Ulysse présen-

te les aspects d’une lutte grandiose que l’on pourrait lier

aux actes successifs d’une tragédie. Elle devient un être

vivant, dont les accents, les gestes, la furie ne ressem-

blent pas un élément inanimé, mais à une force agissante

et gigantesque que le héros devra combattre :

«Amassant les nuages et saisissant le trident entre les

mains. Poseidon bouleversa l’Océan. Les vents soufflè-

rent déchaînés, des vapeurs enveloppèrent soudain la

terre et les eaux, tandis que, du ciel, les lourdes ténèbres

descendaient.» Et le pauvre et infime navigateur lutte au

milieu de cet infini : «Comme en automne, Borée dis-

perse à travers les plaines les duvets arrachés aux char-

dons, la tourmente poussait Ulysse sur les flots. Tantôt,

c’était le vent du Midi qui le

lançait, tel un jouet, au vent

du Nord, tantôt c’était le

vent de l’Ouest qui le reje-

tait plus loin.» Quel bon-

heur d’avoir conservé ces

vieux livres de littérature

grecque. Une vraie mine à

citations pour un littérateur

de la mer !

Après les assauts de l’onde,

le poète nous décrit le pre-

mier émoi, le premier fris-

son du sentiment dans le

cœur de la vierge : « À l’é-

cart, sur la rive, il était assis,

étincelant de beauté et de

grâce. La jeune fille, qui le

contemplait dit à ses suivan-

tes aux belles chevelures :

«Écoutez-moi, car j’ai des

choses à vous apprendre,

gracieuses servantes. C’est

par la volonté des Olympiens que cet étranger a abordés

chez les divins Phéaciens. Il y a un instant à peine, il me

paraissait laid. Maintenant, je le vois semblable à ceux

qui habitent les vastités célestes. Que les Dieux veuillent

qu’il consente à devenir mon époux et à se fixer parmi

nous !»

Il donne à ses héros une existence patriarcale, toute

bucolique. Pensez, à Ulysse qui prépare lui-même son lit

nuptial en le décorant d’or, d’argent et de pourpre ? Mê-

me Nausicaa, fille d’un roi puissant, lave le linge de la

maison, comme une servante, une vie simple parée d’u-

ne grandeur, d’une beauté qui efface sans cesse les limi-

tes qui séparent la nature humaine et la nature divine.

Les humains et les dieux vivent ensemble.

J’ai lu quelque part qu’Homère se garde bien de faire

exécuter à ses héros des prouesses absurdes que les poè-

tes naïfs des épopées scandinaves (les fameuses sagas)

et Franques attribuent à leurs paladins. Hector ne fait

pas crouler les rochers comme Roland, etc.. La Grèce

constitue bien le berceau de la littérature occidentale.

Tout est dit et écrit dans les poèmes homériques et quel

style !

Mais, Ulysse regagnera-t-il son Ithaque et goûtera-t-il,

auprès de Pénélope, les douceurs du foyer ? Je vous

laisse la relecture de ces deux poèmes pour vous sou-

mettre une question : Homère a-t-il imaginé cette œu-

vre ; a-t-il existé ? J’ai toujours lu et entendu que nul ne

le sait.

Vous savez que je me qualifie de visiteur immodéré des

bouquinistes. Les découvertes nous réjouissent. Un ti-

tre : Homère au féminin, la jeune femme auteur de l’O-

dyssée de Raymond Ruyer - Éditions Copernic Paris

1977 -, attire mon attention. Impossible, d’échapper à

cet élan de curiosité qui se traduit par la fébrilité d’ac-

quérir ce livre. Quelques années plus tard, il me man-

quait «Et si les œuvres changeaient d’auteur ? » de Pier-

re Bayard, le rédacteur du célèbre «Comment parler des

livres que l’on n’a pas lus» aux Éditions de Minuit. En

quelque sorte, le professeur Bayard est un peu mon maî-

tre es-critique littéraire. Je découvre dans le premier

chapitre de « Et si les œuvres...» le titre suivant : L’O-

dyssée, par une écrivaine grecque. Dans cet ouvrage, il

écrit «En modifiant l’auteur en partie ou en totalité, nous

nous mettons dans les

dispositions psychologi-

ques de percevoir l’œu-

vre comme les lecteurs

d’autres temps ou d’un

d’autres pays pourraient

le faire, et l’erreur assu-

mée est ici un autre nom

pour l’ouverture d’es-

prit.»

Dans ses pérégrina-

tions, Ulysse est sauvé,

nourri, recueilli par :

Athéna, Circé, Calypso,

Ino, Nausicaa, Arété,

Pénélope. Comment un

aède, les fameux poètes

grecs qui chantaient leurs

propres poèmes au son de

la lyre, a-t-il pu rédiger

avec autant de féminité ?

Le premier à se poser

cette question s’appelle

Samuel Butler à la fin du 19e siècle dans son ouvrage

l’Auteure de l’Odyssée - édition de 1897. D’après Bu-

tler, l’écrivaine (je n’aime pas bien ce mot qui résonne

mal à mon oreille) était originaire de Sicile et résidait à

Trapani, petite ville italienne qui se situe à l’extrême

ouest de la Sicile. Trapani est-elle Ithaque ? Avant que

cet endroit ne forme une péninsule, il comprenait de

multiples îlots. Je ne peux m’empêcher de penser que

ces îlots ont peut-être eu leur importance dans l’écriture

de notre «aède» féminin; à remarquer les îles de Favi-

gnana, de Levanzo, Maraone, Formica et, de Marettimo

non loin du port de Trapani. Il me plaît d’imaginer cette

demoiselle en train d’écrire les chants «homériques»

face à ce paysage.

Butler suggère que notre jeune sicilienne en avait peut

-être assez d’entendre un vieux barde triste et aveugle

débiter ses récitations de l’Iliade, ou un autre poème du

cycle troyen qui se résume par le guerrier et ses ex-

ploits ! Cette possible servante, toujours traitée comme

proie, jouet, en a-t-elle eu assez et s’est mise à chanter la

condition féminine. Eh bien, cette thèse est plus que

plausible par de très bons arguments.

Vous n’allez pas vous empêcher de remarquer que si

elle avait rédigé cette épopée cela se serait su. Il est vrai

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qu’une «auteure» est possible, mais «une» aède est ini-

maginable pour les Grecs.

Je sens qu’il faut que je vous apporte des indices de

féminité. Je vous en propose une petite synthèse. «Les

indices de féminité», comme l’écrit Raymond Ruyer,

sont nombreux. Si on considère ce récit comme la créa-

tion d’un homme on n’y comprend rien, tout est fémini-

té. Le héros passe, si j’ose dire, des mains protectrices

d’une femme aux mains d’une autre femme. Toutes cel-

les citées dans ce texte, plus les servantes, n’oublions

pas l’importance d’Athéna qui reste son épouse céleste.

Elle n’arrête pas de le manœuvrer et de le protéger. Les

dames ont du savoir-vivre ce qui ne ressemble pas à la

soldatesque de cette époque. Tout le confort, le luxe des

demeures, le souci de propreté, de l’heure des repas,

l’intérêt et l’émotion quand il s’agit de la vie des cou-

ples, sont d’essence féminine, ainsi qu’une sorte de goût

très touchant, presque maternel et amoureux pour les

jeunes gens. La méconnaissance des sciences de la navi-

gation, des sports et des batailles, trahit des écrits fémi-

nins. La beauté, l’amour de la nature travaillée comme

les jardins qui entourent de belles maisons garnit de

meubles de qualité et le port de bijoux somptueux traduit

une existence très civilisée et bien loin des barbares de

l’époque. À noter le goût pour l’emploi des poisons et de

la magie toujours cher aux esprits féminins. On peut

presque découvrir la personnalité de cette poétesse à

l’aide de ses écrits. On aurait presque tendance à faire fi

des lieux innombrables et semblables du pourtour de la

Méditerranée.

Un littérateur accompli se doit de mettre ses pas dans

celui de ses chers écrivains dans les lieux où ils ont vé-

cu, là où l’inspiration leur est venue. Pour ma part, j’ai

déjà suivi de leur lieu de naissance à leur ultime demeu-

re pas mal de personnalités littéraires tels Jacques Lon-

don, Eugène Sue, Édouard Peisson et même le comman-

dant de la Méduse, etc.. Mais revenons-en à notre navi-

gateur méditerranéen. À quelques siècles près, Victor

Bérard, un helléniste illustre est parti retrouver les traces

de notre marin d’Ithaque (pour mes lecteurs lyonnais,

son frère cadet se nommait Léon Bérard, le cancérolo-

gue réputé, d’où l’hôpital du même nom). Il accomplit le

parcours du citoyen d’Ithaque et traduit son voyage par

l’écriture de quatre volumes dont le titre se nomme Les

Navigations d’Ulysse. Un cinquième volume existe

Dans le sillage d’Ulysse qui est exclusivement composé

de photographies de Fred. Boissonnas, complément de

l’œuvre «homérique» de Victor Bérard , cet ouvrage me

permet de penser aux Instructions nautiques, une sorte

de relevés iconographiques pour décrire les côtes et dif-

férents havres abordés par Ulysse et ... Victor Bérard.

Je me demande si un croisiériste n’a pas déjà exploité ce

filon touristique en annonçant : La croisière de l’Odys-

sée ou Quinze jours avec Ulysse.

Ce périple serait-il la somme de contes divers tirés du

folklore de l’époque ? Notre belle, je la crois très belle,

sicilienne n’aurait-elle pas rêvé de devenir très amoureu-

se du beau naufragé, surgi des ondes ? Une croisière

homérique vous tente-t-elle ?

L’auteur fut-il un homme ou une femme, pour votre

grand plaisir relisez les vingt-quatre chants ! Le littéra-

teur n’est-il pas un simple vulgarisateur ?

Octobre 2013

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V oici un mois, j’ai traversé l’Atlantique et le

continent sud-américain pour embarquer à

Valparaiso, sous le prétexte de passer le Cap

Horn, je vais essayer de vous raconter ce

périple commencé il y a un demi-siècle.

Lorsque vous habitez aux confins de la Lorraine, la

mer vous la connaissez dans les livres, vous rêvez d’a-

ventures, vous rêvez au soleil couchant sur le grand lar-

ge, vous appréciez le peuple de la mer traduit par nos

auteurs maritimes, vous vous voyez sur les grands voi-

liers long-courriers ; sur les paquebots et autres cargos.

Dans je ne sais plus quel journal pour adolescent, l’On-

cle Paul de temps en temps nous racontait des histoires

liées à l’océan. Mes différentes lectures me ramenaient

toujours sur les océans pour m’emmener à l’autre bout

du monde.

Un jour pendant les vacances, je vis la mer à Saint-

Gilles-Croix-de-Vie. Si vous aviez vu ce petit garçon qui

courait vers l’aventure et soudain La voici, je la domi-

nais du haut de mes douze ans après être passé par les

quais du port qui sentaient fort le poisson.

Quelques jours après, à La Rochelle, je regardais un

cargo sortir du port de La Pallice, cinq ans plus tard

j’embarquais à Calais sur un navire de la regrettée Com-

pagnie des Bateaux à Vapeur du Nord. Dur de commen-

cer sa navigation comme novice pont et surtout de ne

pas venir de Bretagne comme tout l’équipage. J’en ai

entendu des apostrophes comme « parisien » et surtout

le célèbre leitmotiv : « Dans la marine, il y a ceux qui

naviguent parce qu’il n’y a rien d’autre à faire dans leur

pays et ceux qui naviguent victimes de leur lecture ! »

J’étais de ceux-là. Le temps passa, je fus matelot, je dé-

couvris les peuples de la mer, comme a écrit Marc Elder.

À la suite d’une carrière d’officier pont, je me retrou-

vais, à Paris, à quarante-quatre ans, responsable de l’af-

frètement maritime d’une grande société chimique et

pétrolière.

C’en était fini de la navigation !

Elle avait d’ailleurs bien changé : fini les grandes es-

cales de trois semaines, où l’on commençait à ressem-

bler aux gens du pays ; fini les traversées vers l’incon-

nu ; fini les navires où la porte de la cabine donnait sur

la coursive extérieure, combien de paquets de mer nous

surprenaient dès que l’on sortait sur le pont ; il ne restait

que les quarts qui permettaient de rêver sous la voûte

céleste, même le sextant a été rangé dans les accessoires,

maintenant le G.P.S. l’a remplacé. Une escale à des kilo-

mètres des villes comme Bordeaux ou Rotterdam, quel

intérêt pour le marin. J’ai toujours pensé que les plus

beaux moments de la navigation se passaient lors de

l’appareillage et des atterrissages sur rade qui précède la

sortie ou la rentrée au port sous les regards des curieux.

Cependant, il me manquait une chose à accomplir dans

cette vocation de marin : voir le cap Horn et si possible

le passer.

Quasiment, un demi-siècle après, mon épouse et moi

avons pris la décision d’effectuer une croisière de Val-

paraiso à Buenos Aires en passant par Puerto Montt,

Punta Arenas, Ushuaïa, le Cap Horn, Punta del Este,

Montevideo, sur un paquebot de croisière d’ailleurs

construit à Saint-Nazaire. Évidemment, le passage du

cap à la voile aurait eu une certaine allure, mais l’âge

préfère le confort de ces immeubles flottants, pourtant ce

voyage est l’un des plus maritimes qui existe sur le mar-

ché. « Nous irons tous à Valparaiso » nous dit la chan-

son, ce grand port des trois-mâts barques du XIX et dé-

but XXe siècle, que d’histoires, de romans à ce sujet.

Nous l’avons quitté le 15 janvier en fin d’après-midi,

que d’émotions et de souvenirs sont remontés à la surfa-

ce de mon âme aux premiers tours d’hélice, certains

pourraient dire : « coup de blues », vrai !

Valparaiso disparaissait déjà derrière nous, une escale

à Puerto Montt, la porte de la Patagonie chilienne, une

navigation à travers les fjords chiliens et nous voici à

l’entrée ouest du détroit de Magellan, exactement à quel-

ques milles du phare des Evangélistes, nous avons fait

route sur Punta Arenas. Escale très agréable, il y a envi-

ron cent ans, c’était le port ravitailleur de charbon pour

les bateaux qui transitaient entre les deux océans avant

l’ouverture du canal de Panama. Au centre de la ville,

sur une très belle place, se trouve la statue colossale de

Magellan. La tradition veut que ceux qui traversent pour

2 - Un rêve : le cap Horn !

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la première fois le Détroit embrassent ou touchent le

pied gauche du Patagonien statufié sous celle de Magel-

lan, de cette manière ils reviendront un jour à Punta Are-

nas.

Je ne vous parlerai pas de l’escale d’Ushuaia, un

‘aventurier’, médiatisé par les télévisions françaises,

vous en a déjà entretenu longuement en oubliant l’aspect

maritime de ce lieu.

Cap sur le Horn ! C’était le but ultime du voyage,

ensuite on remontera au nord dans l’Atlantique.

Nous avons appareillé dans la soirée, déposé le pilote à

Puerto Williams, côté Chilien du canal de Beagle.

Au cours de la nuit, j’ai vérifié sur la carte diffusée par

la télévision du bord qu’après Isla Nueva, le navire pre-

nait bien la route du cap Horn. Une diffusion générale

nous avait prévenus, la veille, qu’en cas de mauvais

temps le capitaine pourrait éviter cette ‘escale’. Quelle

déception cela serait ! Ouf ! À deux heures du matin,

nous étions sur la bonne route. Le temps était maussade,

le vent soufflait force 6 à 7 nord-nord ouest.

Le 22 janvier 2012, vers quatre du matin nous avons

doublé la petite île de Barnevelt, pratiquement l’entrée

de l’archipel des îles Hermitte.

Une heure plus tard, un éclat blanc toutes les cinq se-

condes perçait la bruine. Nous approchions de cette fa-

laise qui semblait, dans la grisaille, une sorte de dragon

à moitié immergé prêt à happer le moindre navire pas-

sant au large de son gîte. Dans le jour naissant, nous

commencions à voir la petite tour blanche à bandes rou-

ges située à 127 mètres de hauteur. Le paquebot vira au

sud du cap pour prendre ensuite une position de dérive

sous le vent à l’abri des rochers.

Avant de partir pour cette croisière dont le but ultime

était ce fameux cap des Tempêtes, comme l’appelaient

les marins des trois-mâts barques, familièrement on dit

« le Horn » entre gens de mer. J’avais l’appréhension de

détruire le rêve issu de mes nombreuses lectures mariti-

mes si je m’apercevais que cette falaise qui s’enfonce

progressivement dans les flots n’était en quelque sorte

qu’une réplique de la Pointe du Raz ou autre lieu dange-

reux pour la navigation. Ce dont je ne me rendais pas

compte, c’est la puissance mythique du lieu. Aucun ma-

rin ne peut oublier les navires et les anciens qui ont dis-

paru là. Soixante bâtiments de tous genres se sont abî-

més dans les eaux du Horn, pas étonnant que certains

navigateurs lui donnent aussi le nom de « cap Dur ».

Il se trouvait là ce fameux Cap si craint des marins.

Oh! combien de marins, combien de capitaines…

(Inutile d'aller plus loin, vous connaissez !), sont arrivés

ici et sont restés de nombreuses semaines, « vent

d’bout », sans pouvoir doubler le promontoire et souvent

ont fait demi-tour pour passer au large du cap de Bonne-

Espérance et le sud de la Tasmanie pour rejoindre un

port du Pacifique. Au nord-ouest, à environ 30 milles se

trouve le Faux Cap Horn, aussi dangereux que le vrai. Il

a été souvent confondu par les capitaines venant de

l’ouest.

Un grand moment de ma vie, passé à quelques enca-

blures du cap. Le temps ne m’a pas déçu, le vent souf-

flait, nous sommes entre les cinquantièmes hurlants et

les soixantièmes mugissants, par 56° de latitude Sud,

pendant l’été austral, mais on ne pouvait se tenir debout

sur le pont 4 sans se protéger derrière des apparaux du

bord, la pluie tombait par intermittence. Le paquebot

resta protégé des vents rugissants de nord-nord-ouest

derrière l’île ; la mer n’avait pas le temps de se former.

On trouve sur la crête de la falaise le phare pas très im-

pressionnant, la petite chapelle que j’aurais aimé visi-

ter (vu le temps, il était impossible d’aborder l’île avec

les moyens du bord). À quelques centaines de mètres

plus au nord se trouve le mémorial dédié aux marins qui

sont morts en tentant de passer le Horn. Cette grande

sculpture, parfaitement visible du large, représente la

silhouette d’un albatros. À ses pieds, il existe un monu-

ment, invisible de la mer, érigé par les adhérents de la

célèbre association internationale des anciens capitaines

cap-hornier, mais depuis les derniers marins du cap Re-

douté ont tous rejoint l’éternité du grand large !

En souvenir de ces valeureux marins, ma femme m’a-

vait préparé un bouquet tricolore avec des fleurs en pa-

pier. Je l’ai jeté à la mer au sud du cap. Les albatros, ces

grands oiseaux, symbole des mers du Sud se jouaient

des vagues. Mon bouquet a plongé immédiatement dans

les flots.

Je pensais aux écrivains du Horn : Louis Lacroix, Ar-

mand Hayet, Georges Aubin, Bernard Frank, Francisco

Coloane, Jack London dans son inoubliable roman « Les

Mutinés de l’Elseneur » nomme le Cap Horn : le Bout

du doigt du monde ; sans oublier Vito Dumas, Bernard

Moitessier, les premiers plaisanciers à avoir osé le cap.

Je ne peux pas citer tous ceux qui ont écrit le Horn et en

ont rêvé sans pouvoir y venir, je pense, comme Jules

Verne.

Un pavillon chilien surplombe l’ensemble de cette

colline verdoyante où nul arbre ne pousse, balayée en

été par des coups de vent successifs, c'est-à-dire force 8

sur l’échelle de Beaufort.

Je ne sais pas si les autres passagers ont apprécié le

passage du Horn, mais au pont quatre, le plus pratique

pour observer ce site, nous n’étions pas plus d’une dizai-

ne. Au pont dix, la plage du navire avec ses nombreuses

piscines, il paraît qu’ils étaient plus nombreux à se pro-

téger derrière les vitres du solarium. Là, selon les dires

de quelques passagers, il ne pouvait pas bien distinguer

le cap, la pluie dégoulinant sur les vitres.

Cela a été un des plus grands jours de mon existence.

J’ai passé le Horn. Il existe un proverbe qui dit : ‘Voir

Naples et mourir’, pour moi c’était voir et passer le

Horn… pour le reste je ne suis pas pressé.

À huit heures, il s’estompait dans la bruine à l’arrière

du navire… cap au nord !

Février 2012

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15

C ’est en 1832 qu’Eugène Sue, père du roman

maritime, publie La Salamandre, le lecteur

attentif repère très vite que l’auteur s’est ins-

piré du naufrage de La Méduse (2 juillet

1817) ; environ cent ans plus tard, en 1935, Édouard

Peisson, un romancier de la mer, de surcroît capitaine de

la marine marchande, publie Parti de Liverpool, une

histoire sortie en droite ligne de la catastrophe du Tita-

nic. Le 13 janvier 2012 vers vingt heures, le personnel

Costa Concordia reçoit le signal d’alerte sur leur récep-

teur personnel (TW/Bip) ! Pratiquement cent ans après

la disparition du grand navire insubmersible, un autre

paquebot, mais de croisière, alimente la Une des jour-

naux. À croire que chaque siècle s’inaugure avec un

naufrage.

Le 14 janvier 2012, au matin, mon épouse et moi bou-

clons nos valises, nous partons

en croisière vers le Horn, nous

écoutons la radio, quand sou-

dain tombe l’information du

naufrage d’un bateau de croi-

sière près d’une île méditerra-

néenne . Nos regards se croi-

sent, et là, sans en parler, cha-

cun de nous deux se demande

si nous allons courir un risque

en embarquant à l’autre bout

du monde, déjà prendre l’a-

vion est impressionnant, partir

le jour d’un tel naufrage ne

serait-ce pas une prémonition

à la façon du roman Futility de

Morgan Robertson, écrit qua-

torze ans avant l’appareillage

du Titanic ? La radio n’insiste

pas, on part.

Arrivé à Roissy, avec quel-

ques heures d’avance, on ac-

complit les formalités d’usa-

ges. Les journaux n’ont pas encore relaté la catastrophe

du port de Giglio. En revanche, dans la salle d’embar-

quement, un poste de télévision diffuse des images du

paquebot italien, l’anxiété se lit sur le visage de quel-

ques personnes, je n’ai nul doute sur leur destination.

Voir ce grand bateau immergé par moitié sur bâbord

impressionne. Il repose sur un enrochement, non loin de

la côte. On commence à nous montrer des images du

sauvetage des naufragés. Il paraît que le capitaine a

abandonné son poste, mais comment se tenir dans une

passerelle avec un angle de gîte de plus de quarante-cinq

degrés ? Ces reportages pour un ancien de la marine

marchande mettent mal à l’aise et j’imagine la difficulté

de tous ces malheureux à sortir de ce piège métallique.

Pour l’instant pas de nouvelles d’éventuels disparus. Et

puis, l’avion nous engloutit, les journaux du soir distri-

bués ne donnent que quelques informations de l’île de

Giglio.

Après un voyage d’une quinzaine d’heures, nous nous

sommes retrouvés à bord. Là, commence le parcours

sécurité de l’embarquement : prise du passeport, photo-

graphie de chaque embarquant, remise d’une « pass-

card » avec l’inscription suivante : For your security,

you will be asked to show this card at the gangway,

when re-bording the ship ans when making purchases

througout the ship. Please keep this card with you

througout the cruise. If lost, notify the Guest Relations

Desk immediately. Autrement dit si vous perdez cette

précieuse carte, à vous la « galère ». Rien de plus nor-

mal dans ces temps où l’on peut craindre un attentat ou

une prise en otage du bateau. À signaler une brigade de

sécurité, style police, qui est nettement mieux équipée

que certains commissariats de nos contrées. À chaque

escale la filtration des excursionnistes est sérieusement

assurée.

Nous appareillons vers dix-huit heures. Le lendemain

après-midi, après pratiquement vingt-quatre heures de

mer, les deux mille passa-

gers sont conviés à grands

coups de sirène et de haut-

parleurs à une présentation

scénique de l’art et la ma-

nière de capeler une bras-

sière de sauvetage. Nous

sommes réunis au casino

style Las Vegas, chacun

était très intéressé par les

tables à jeu dans ce décor

néo-égyptien. Au bout

d’une petite heure, c’était

terminé.

À la suite de ce

« show », comme on dit à

bord, je m’attendais à un

exercice d’abandon gran-

deur nature, une bonne

façoprès d’une île méditer-

ranéenne n de repérer son

embarcation de sauvetage

et de se ‘vêtir’ de la fa-

meuse brassière. RIEN ! Bizarre !

Quelques Français, habitués des croisières, l’ont aussi

constaté.

Surprenant, mais au cours du voyage, nous n’avons

jamais rencontré un officier pont ou machine dans les

coursives où autres lieux du bord, sauf au théâtre pour la

présentation de l’état-major par le commandant. Je sais

qu’au temps des grands ‘liners’, certaines compagnies

maritimes interdisaient tous contacts avec les passagers

en revanche d’autres laissaient faire. Est-ce le cas sur

notre Infinity Liberty et sur le Concordia ? Impossible

de répondre à cette question ! Difficile de connaître qui

est qui le long des coursives. Pourtant repérer les autori-

tés semble à mon avis nécessaire. Nous croisons essen-

tiellement les commissaires chargés de gérer cet hôtel

cinq étoiles. À se demander si l’équipage (pont et ma-

chine) vit dans un cocon exclusivement situé entre la

passerelle, les plages de manœuvres, la machine et le

service hôtelier dans son hôtel de grand luxe. Les clients

feraient-ils office de fret pour les armateurs ?

Soixante-trois nationalités se côtoient dans cette Babel

3 - Sensibilité, sécurité…

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flottante, avec l’anglais pour langue commune, c’est

marqué dans le contrat de voyage, tant pis pour ceux qui

ne maîtrisent pas la langue de Shakespeare dans le texte.

Il serait nécessaire d’apprendre un certain langage des

signes comme le signale le commandant Bertrand Ap-

perry dans un récent entretien journalistique.

Revenons à l’exercice d’abandon. Comme vous le

savez, le vocabulaire maritime a envahi le monde de

l’aviation, on parle d’aéroport, d’équipage navigant, de

navigation aérienne, etc. Curieusement, les us et coutu-

mes des avions se retrouvent maintenant dans les mari-

nes marchandes. Les voyageurs ont tellement l’habitude

d’emprunter les transports aériens et d’écouter les infor-

mations de sécurité avec un air de déjà entendu qu’ici ils

font de même. Il n’y a pas de raison pour changer d’atti-

tude… Maintenant, la marine imite l’aviation ! Voyager

en Airbus ne peut pas se comparer avec la découverte

d’un paquebot de 90 000 tonnes. Dans les premiers jours

de croisière, on connaît la difficulté des gens pour se

repérer dans le dédale des coursives. Combien se perdent

et recherchent leur cabine, sans parler de leur mécon-

naissance du vocabulaire maritime ? On entend :

- C’est QUOI le pont 4 tribord (celui de l’embarque-

ment dans les baleinières) ?

- Comment y accéder de ma cabine située à trois ponts

de là ?

- Dois-je prendre les ascenseurs ?

- Comment dois-je m’habiller dans les mers froides ?

- Français, je constate que toutes les indications relè-

vent de l’anglais ?

etc.

La liste de questions devient longue.

Plus tard, début mars 2012, nous avons vu un reporta-

ge télévisé réalisé avec les nombreux films d’amateurs

des victimes du Concordia. Pas un officier pont ou ma-

chine, quelques matelots, mais indétectable pour quel-

qu’un de non averti. Où se trouve l’autorité qui doit gé-

rer le naufrage ? La gestion de l’évacuation est-elle de la

responsabilité des commissaires, mais certainement pas

la mise à la mer des embarcations de sauvetage. Rappe-

lez-vous les rapports et quelques photographies du Tita-

nic, les officiers et marins se tiennent près des chaloupes

et autres radeaux, chacun à son poste, pas de panique,

puis ce grand bateau de fer était réputé insubmersible !

Je comprends qu’il soit difficile de ‘manœuvrer’ près

de trois mille personnes, des passagers affolés, des en-

fants, des handicapés, j’en ai dénombré une bonne dizai-

ne, des personnes âgées, très nombreuses, elle forme la

clientèle principale des organisateurs de croisières, et

l’équipage.

Je ne jugerai pas le commandant du Costa Concordia.

Faute de navigation, certainement !

D’après quelques informations puisées dans la presse

spécialisée, il faut mettre au crédit du capitaine l’échoua-

ge en profitant des deniers effets de sa vitesse, malheu-

reusement il n’a pas réussi à éviter les roches nord du

petit port de Giglio. Ces navires de croisière ont l’habi-

tude de longer les côtes, l'une des attractions du bord est

de regarder le littoral. Quand vous passez dans les fjords

chiliens, par endroits, le chenal se rétrécit, on croise les

doigts pour qu’il n’y ait pas d’avarie de barre. Le risque

zéro demeure impensable et il arrive au capitaine de

raser les cailloux dans les chenaux et à l’entrée des ports,

impossible de faire autrement dans certains lieux.

Vous souvenez-vous du paquebot Antilles de la Com-

pagnie Générale Transatlantique qui le 8 janvier 1971, à

proximité de l’île Moustique s’empale sur un rocher

inconnu des hydrographes ? Dans la vie, malheureuse-

ment une circonstance inconnue, oubliée, difficile, peut

se mettre en travers d’une existence ou d’une route mari-

time comme l’iceberg du Titanic, le rocher de l'Antilles,

celui du Concordia ou face à une tempête force 12, sans

oublier les abordages malencontreux comme celui du

paquebot Andréa Doria le 25 juillet 1956. Évitez de me

dire qu’il battait, lui aussi, pavillon italien !

Je laisse aux commissions d’enquête le soin d’explorer

tous les avatars qui ont mené à ce jour funeste et pour en

tirer des leçons utiles à tous ceux dont la mer est une

nécessité ou une passion.

Je me pose une dernière question qui rejoint notre littéra-

ture : les romanciers pourront-ils attendre une quinzaine

d’années pour s’en inspirer comme pour La Méduse et le

Titanic ? Est-il moral et normal d’attendre l’effet temps

qui calme les douleurs avant de prendre la plume ?

Qu’en pensez ?

Je n’ai rien à dire de la navigation et de la tenue du

matériel de sécurité.

Ce manque d’exercice d’abandon m’a perturbé. Je l’ai

signalé sur la fiche qualité lors de notre débarquement

définitif.

Mars 2012

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N ’avez-vous pas remarqué, cher lecteur, la

baisse de la publication de romans mariti-

mes en l’année 2011 ? Rare les éditeurs cou-

rageux qui abordent ce genre. Où est le

temps où les Conrad, Peisson, Vercel et bien d’autres,

garnissaient les étals des librairies ? Un jour, un histo-

rien de marine me disait : « Pour la diffusion de nos

ouvrages, il devient préférable de ne pas être placé dans

le rayon maritime, quand il existe, des grandes surfaces,

on le découvre souvent au quatrième étage, au fond d’un

couloir, pratiquement caché et inconnu du public ! »

Comment, un grand pays comme la France, avec ses

milliers de kilomètres de côtes, ses onze millions de

kilomètres carrés de surface de haute mer sous sa juri-

diction, ses marines qu’elles soient nationale, marchan-

de, scientifique, pêche, plaisance, génèrent si peu d’é-

crivains et de lecteurs. Dans les salons du livre que l’on

appelle ‘généralistes’, permets de se rendre compte du

peu d’intérêt des visiteurs pour les œuvres littéraires

marquées de l’ancre. Seuls nos pirates sublimés surtout

dans les films et les bandes dessinées, puis nos coureurs

des dernières compéti-

tions transocéaniques

trouvent du succès en

librairie. Inutile d’être le

premier, une péripétie

telle, un naufrage risque

de décupler les ventes.

Mais tout ceci paraît

bien éphémère.

Éric Tabarly a dit :

« La mer pour les Fran-

çais, c’est ce qu’ils ont

dans le dos lorsqu’ils

regardent la plage ». Jugement sévère, mais fort juste, à

mon avis. Les côtes représentent un décor, on profite du

soleil, de la plage, on ignore les marins, en revanche on

se déguise en capitaine et matelot d’opérette.

Je me suis demandé, et certainement bien d’autres

avant moi, pourquoi le maritime se trouvait si éloigné

des préoccupations de nos concitoyens ? Il semble que

ce soit un problème de nourriture, il faut constater que

ramasser des pommes de terre demeure plus facile que

gagner sa croûte au large, comme nos ‘amis’ anglais. Ce

n’est peut-être pas la seule raison, mais celle-là ne sem-

ble pas très loin de la vérité. Notre agriculture et notre

énorme diversité n'obligent pas nos populations à quitter

la terre ferme. Et puis, pourquoi vivre ailleurs ? La

France tient à son rang de premier pays touristique au

monde si apprécié par nos visiteurs étrangers.

Au cours des siècles, le ‘regard’ porté par les hommes

sur l'immensité océane a engendré des écrits qui, à la

longue, se sont érigés en genre littéraire à part entière.

Marguerite Duras avoue son désir de mer avec cette

pensée « La plus belle façon de s’initier à l’océan, c’est

par la littérature. Chaque jour, on regardait ça, la mer

écrite ». En revanche, Pierre Bayard, dans son dernier

livre Comment parler des lieux où l’on n’a pas été ?, se

pose la question : « Doit-on voyager pour ne pas ignorer

les autres ? ». Embarquer coûte fort cher et se retrouver

au large à travers nos livres semble moins onéreux. Ju-

les Michelet l'a écrit : « c’est par la mer qu’il convient

de commencer toute géographie ». Voici une véritable

invitation aux voyages, aux croisières, pour les écrivains

de l’époque romantique ?

Il existe une étude publiée par les Presses de l’univer-

sité de la Sorbonne dont le titre se nomme Le Roman

maritime d’Odile Gannier. Ce travail a fortement inspiré

cette causerie. Attention, rien ne remplace, pour les

amoureux de la littérature à base d'eau salée, la connais-

sance de cet ouvrage. L’auteur souligne : « Les terriens

entretiennent avec la mer des rapports compliqués, d’at-

traction et de crainte en théorie, de rejets et de fascina-

tions en pratique… Ils sentent l’importance de la maîtri-

se de cet élément… Cependant, une fois le Rubicon de

l’embarquement franchi, une fois le baptême reçu (au

meilleur sens, puisque Baptizo en grec signifie ‘tremper

dans l’eau’), et les premiers malaises dissipés, les navi-

gateurs racontent qu'ils sentent une force intérieure, une

sérénité, qu’ils ne peu-

vent dénier en dépit de

toutes les difficultés ».

L’imaginaire du lecteur

‘plongé’ dans la lecture

d’un bon livre le trans-

forme petit à petit en

futur coureur des mers.

Robinson Crusoë et l’île

au Trésor ne sont-ils pas

de véritables ouvrages

initiatiques appréciés

encore par la jeunesse

éprise d’aventures ?

Pourra-t-on réaffirmer avec Melville « Parmi les hom-

mes, les marins figurent les derniers qui tutoient encore

l’aventure ! ».

Depuis le début de l’humanité, comprendre les émo-

tions des hommes vis-à-vis de l’onde saline, montre la

disparité de notre histoire littéraire océane au cours des

âges.

De l’Antiquité au XVIIIe siècle, la navigation hauturière

est abordée avec crainte. Elle devient nécessaire, même

si on la considère comme un « hors lieu » entre deux

escales, il faut bien commercer même si ce moyen de

transport est utilisé à défaut d’autres choses. L'immensi-

té de l'océan inquiète; que trouve-t-on derrière l’hori-

zon ? … le vide ?

On se méfie de ceux qui veulent partir. On imagine

ces gens qui vivent sur des bateaux comme des person-

nes sans foi ni loi, infréquentables autant dans la vie que

dans les livres. On sait que le bonheur n'appartient qu'à

ceux qui vivent sur terre. Et puis la mythologie raconte

que la belle bleue est peuplée de monstres redoutés par

leur taille telles les baleines et ces espèces d’oiseaux à

tête et buste de femmes, les sirènes de l’Odyssée. (À

remarquer qu’elles ne prendront une queue de poisson

qu’au VIe siècle). Les Grecs en feront un lieu d’épreu-

ves, un lieu de justice, le voyage d’Ulysse représente un

4 - Regards écrits sur mer

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exploit de demi-dieu. Les Latins, j’aurais tendance à dire

qu’ils s’en méfient et s’en moquent, elle gêne l’unité de

l’empire. Dans l’Enéide les pires tempêtes terrifient les

équipages et Virgile transforme Neptune, le dieu de

l’eau, en Poséidon le dieu de la Mer. Cette frontière li-

quide, il faut pourtant la franchir pour rapprocher les

peuples de la Méditerranée.

Au temps du Moyen-âge, la Bible sert de référence

pour connaître l'immensité salée, on n’oublie pas le Dé-

luge. Les ménestrels rédigent et chantent des poèmes

comme Marie de France où les nefs font de timides ap-

paritions. Le philosophe Anacharsis classe les gens des

vaisseaux grecs selon trois états de la nature humai-

ne : « les vivants, les morts et les marins ». Les pirates

normands laissent des traces ! Le 'regard' sur la mer se

traduit aussi dans les légendes orientales, celtiques et

scandinaves. En France, il reste peu de manuscrits où la

navigation sert de trame au texte, sauf avec le sire de

Joinville et ses 'reportages' au sujet des traversées de

Saint Louis, cela reste très anecdotique. Au nord de

l’Europe, on compose des sagas.

L’aube des récits de voyage commence à la Renaissan-

ce avec les Grandes Découvertes et ses explorateurs-

chefs d’escadre : Colomb, Magellan, Vasco de Gama,

etc.. Au travers les épopées imprimées de l’époque, on

sent que l’élément liquide est encore pestiféré. Quelques

années après, le trafic d’or entre le nouveau continent et

l’ancien alimente quelques ouvrages de flibustiers et

pirates dont celui d’Alexandre Olivier Oexmelin qui

marque le départ d’un mythe formidable qui dure enco-

re. Tout change à la fin du XVIIIe avec l’exploration des

côtes des différents continents par les Bougainville et

autres Cook.

Les gens deviennent curieux, ils veulent s’instruire et

apprendre leur terre et ses océans.

Au XIXe siècle, commence la période des échanges

commerciaux intercontinentaux avec des navires long-

courriers de plus en plus performants. La science de la

navigation a réalisé d’énormes progrès. Des générations

de marins long-courriers, baleiniers, pêcheurs naissent et

les auteurs s’inspirent de la vie de ces mortels. On s'éloi-

gne de la réflexion de Saint-Evremond en 1685 qui pen-

sait l’horizon plein d’horreur là où « la vue se dissipe et

se perd ». On assiste au développement formidable des

marines, principalement d'Europe et des Amériques,

avec cet esprit de course aux performances : voir le tra-

fic du thé où le premier arrivé vend sa cargaison à un

prix supérieur. À partir de la fin du XIXe, à la voile, au

moteur en passant par la vapeur, les cargos et les paque-

bots se concurrencent, surtout ces derniers pour obtenir

le fameux Ruban Bleu. De multiples romans donnent

accès au large et à son peuple. L’apothéose de la littéra-

ture dite maritime s’étend du XIXe au milieu du XXe

avec Eugène Sue, Édouard Corbière, Stevenson, Ki-

pling, Conrad, Hugo, Loti, impossible de les citer tous

dans ce courriel ! Chacun veut écrire son histoire navale,

même Georges Sand, dont l’art semble plus à l’aise dans

la Mare au diable que sur l’eau pleine de sel, pourtant

elle rédige L’Uscoque, une histoire de corsaire vénitien.

Comme elle l’a précisée : « L’Uscoque est une fantaisie

que j’ai écrite à Nohant dans l’hiver 1837 à 1838. Je

grelottais dans ma chambre, et, en m’endormant, je

voyais des paysages fantastiques, des mers agitées, des

rochers battus par des vents. La bise qui sifflait au-

dehors, et le feu qui pétillait dans ma cheminée, produi-

saient des cris étranges, des frôlements mystérieux, et je

crois que j’étais plus obsédée que charmée par mon su-

jet. » Voilà comment on amorce un livre maritime en

plein Berry. (À signaler que cet ouvrage vient d’être

réédité, je l’ai constaté dernièrement dans la demeure de

la dame de Nohant dans le Cher.) Je me suis demandé si

cette embellie des oeuvres littéraires maritimes ne s’est

pas terminée avec la fin des paquebots de ligne.

Ce moyen de transport transocéanique utilisé depuis

des siècles va subir la concurrence de l’avion et vider les

paquebots qui, maintenant, naviguent pour les touristes

des croisières, un autre univers intéressant où l’imagina-

tion fertile de nos auteurs devrait s’exercer.

L’épopée romanesque maritime change avec ce que

j’appelle la littérature plaisancière. Slocum, Gerbault,

Vito Dumas et Moitessier, et bien d’autres aujourd’hui

remplacent, dans nos livres, nos cap-horniers d’antan.

Depuis une vingtaine d’années, les marines diverses ont

changé de cap, le nombre de navires de guerre, de bâti-

ments de commerce, de bateaux de pêche a fortement

diminué. Voir des hommes à la démarche chaloupée sur

les quais ne se voit pratiquement plus. N’oublions pas

les financiers de nos jours qui ont transformé les flottes

de commerces en éléments de bourse. Le temps n'existe

plus où un armateur lors de la visite d’un de ses navires

s’obligeait à s’adresser à chaque matelot en n’omettant

pas leur nom, même si ça avait l'air un peu artificiel,

l’équipage appréciait.

Voilà cinquante ans que j’entends des ‘prophètes’ an-

noncer le renouveau des marines françaises. « Le vingt

et unième siècle deviendra-t-il maritime ou non » pour

paraphraser la phrase qu’on attribue, par défaut, à Ma-

lraux ? Qu’en pensez-vous ? Pour ma part, je n’en sais

rien. En France, la jeunesse n’a le contact avec l’océan

qu'à travers des exploits sportifs souvent individuels, il

suffit de se rendre compte du succès des surfeurs et des

compétiteurs en « formule ‘1’… à voiles ». Pour les

adultes, posséder un bateau de plaisance a été, un temps,

très à la mode ; malheureusement pour cette pauvre co-

que, elle est souvent laissée à la culture des algues et

l’élevage des petits animaux marins (soixante-quinze

pour cent d’entre eux n’appareillent jamais, d'après les

dires en la matière). Les gens des rivages semblent relé-

gués au magasin des antiquités portuaires, je grossis à

peine le trait.

Pour moi le livre demeure un accès privilégié au mariti-

me et non un écran. Heureusement, aujourd’hui, une

poignée d’éditeurs ont de nouveau frappé leur pavillon

sur cette galère éditoriale. Il m’arrive, aujourd’hui, de

suivre un nouvel auteur en le lisant avec plaisir parce

qu’il me permet de retrouver mon cher peuple des éterni-

tés océanes.

Le nouveau regard maritime des Français se trouve-t-

il en plein bouleversement ? Sera-t-il en adéquation avec

notre époque ? Pourra-t-il générer une littérature où le

peuple de la mer y tiendra toute sa place ? À suivre !

Mai 2012

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J e dois vous parler de mon île, la seule qui a eu

une influence énorme - comme dit Fabrice Luchi-

ni - dans ma vie et puis au fil des temps je me suis

rendu compte qu’elle n’était pas unique. Elle

n’existe pas, elle est née sous la plume d’un des écri-

vains dont le rêve a envahi l’imaginaire des ‘enfants’ de

sept à … ans, je veux parler de R.L. Stevenson. L’hom-

me de l’Écosse termine ses jours de grand malade dans

l’île d’Apia dans les Samoa. Il repose au sommet du

mont Vaea. Gauguin et Brel ont eux aussi choisi leur

dernier repos dans les mers du Sud ! Pietro Citati, écri-

vain italien, en parle comme l’île de nulle part.

Vous ne la trouverez sur aucune carte marine. Sa seule

représentation a été découverte par Jim Hawkins dans

un mystérieux paquet de vieux papiers au fond du coffre

de Billy Bones, loup des mers, pirate, et

hôte de l’auberge L’amiral Benbow. Ce

dessin avait été dessiné avec soin par

Stevenson et colorié avec son beau-fils.

L’îlot au Squelette, la colline de la Lon-

gue-Vue, le Cap Hisse la Bouline, la

Crique du Rhum, le rêve s’installe. On

date ce morceau de mer de 1754.

Curieusement, longitude et latitude ont

disparu ou ont été supprimées par J.

Hawkins. Ce n’est pas l’îlot de Monte-

cristo d’Alexandre Dumas que l’on si-

tue parfaitement en Méditerranée.

Pour vous allécher, je ne peux m’empê-

cher de reproduire ce poème de R.L.S.,

un véritable appel du large :

À l’acheteur hésitant.

Si des histoires de mer sur le mode

marin,

Tempêtes et aventure, et chaleur et froi-

dure,

Si goélettes, îles et abandons,

Et boucaniers et l’Or enfoui,

Et tout le vieux roman, raconté

Exactement à la manière ancienne,

Plaît, comme jadis il me plut,

À la jeunesse plus sage d’aujourd’hui :

- Ainsi soit, et n’hésitez pas ! Sinon,

Si la studieuse jeunesse n’a plus de souci

(ses anciens désirs oubliés)

De Kingston, ou de Ballantyne-le-Brave,

Ou de Cooper, des forêts et des vagues,

Ainsi soit-il encore ! et puisé-je

Avec tous mes pirates partager la tombe

Où gisent ces auteurs et leurs créations

Nous savons que le père de Stevenson trouve le nom

du navire l’Hispaniola du capitaine Flint et réalise l’in-

ventaire minutieux du coffre de Billy Bones où fut récu-

péré ce paquet enveloppé de toile graisseuse où se trou-

vait la carte.

Long John présente à John Hawkins les avantages d’a-

border cette terre isolée : « Ah ! dit-il, c’est un joli coin,

cette île, un joli coin pour un garçon comme toi. Tu vas

te baigner, grimper aux arbres, chasser les chèvres, et tu

feras l’ascension des collines comme une vraie chèvre

toi-même. Ça me rajeunit. J’allais en oublier ma jambe

de bois. C’est bien agréable d’être jeune et d’avoir ses

dix doigts de pieds, tu peux m’en croire. Quand tu vou-

dras faire une petite exploration, dis-le-moi, et je te ferai

un bon casse-croûte. »

Ce morceau de roche, couvert par une jungle inextri-

cable au milieu de l’océan présente deux faces, l’une

réjouit l’amateur de paradis perdu avec sa végétation

enchanteresse, ses perroquets multicolores, ses arbres à

noix, ses odeurs tropicales et l’autre qui montre un lieu

sinistre, couvert de brouillard, à la végétation maréca-

geuse où s’élèvent des odeurs fétides,

l’atmosphère sent le crime. Certains

jours, la mer peinte de bleu semble

inséparable d’un paradis terrestre,

d’autres fois, elle devient menaçante

et ses couleurs sombres appartiennent

à l’enfer.

Elle semble réelle, magique, mythi-

que. Elle naît de l’imagination. On ne

sait même pas combien de temps il

faut de temps pour la rejoindre en

partant de Bristol par bateau. Chez les

écrivains, on constate la tentation

insulaire et son évolution depuis la

parution de l’île au Trésor en 1883 :

A. Kinross publie L’Île redoutable en

1896, elle est peuplée de sorciers ;

L’Île merveilleuse de Z. Gale paraît

en 1906, et raconte l’histoire de ma-

rins descendants de Phéniciens ; une

colonie de naufragés se retrouve dans

La terre des morts-vivants, roman de

N. Fyne édité en 1897 ; et bien d’au-

tres, comme l’île du Capitaine Spar-

row qui commence avec une carte, mais qui vire, ensui-

te, dans le fantastique. Cet ouvrage est publié en 1928.

Ça ne vous dit rien ce nom de Capitaine Sparrow ? Ces

terres insulaires n’ont pas fini d’inspirer les romanciers

et les scénaristes.

Il ne faut pas confondre l'île au Trésor avec une robin-

sonnade, elle initie le jeune Jim aux risques de l’aventu-

re. Il sera l’acteur de son passage de l’adolescence à sa

vie d’homme et plus tard le narrateur de cette incroyable

histoire. Impossible de savoir quand il écrit ce texte, Jim

est devenu écrivain très longtemps après avoir boulever-

sé les désirs de voyous des mers. J’ai toujours été étonné

qu’à trente-quatre ans Stevenson ait imaginé ce roman

avec les yeux de la jeunesse, c’est réussi ! Jim découvre

la carte du butin, puis, dans la cale il surprend la conver-

sation des pirates, rencontre le naufragé Ben Gunn, et

même déplace l’Hispaniola. Comment voulez-vous qu’à

treize ans je ne sois pas devenu Jim Hawkins ? Cette

lecture, c’était le meilleur le moyen de sortir du pension-

nat, de côtoyer le monde, l’aventure, de rendre son exis-

tence intéressante, de sortir du train-train lycéen, en un

5 - Les îles... au trésor

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mot : rêver ! Les études de ces bonnes écoles en ont pâti,

mais quels excellents moments passés au sein des équi-

pages sur mes navires imprimés. Je les dois au roman de

Robert-Louis Stevenson.

À quarante-quatre ans j'avais quitté la navigation de-

puis quelque temps pour travailler à Paris, j’allais pen-

dant environ neuf ans affréter des navires pour le compte

d’une société pétrolière. Un dimanche, avec ma femme,

en promenade dans les allées des puces de Saint-Ouen,

au milieu d’un tas d’objets d’un autre âge, mon regard

fut attiré par un parapluie ouvert qui regorgeait de livres

avec ce titre : La dernière île au trésor de Robert Ver-

gne. Sur la couverture, la carte la situe dans le Pacifique,

entourée une multitude d’îlots et de lieux au nom exoti-

que: pain de sucre; Cascaro; la Meule, la baie de Cha-

tham; le cap Dampier et pour couronner le tout l’empla-

cement probable de trois magots qui, d’après les chroni-

ques dites historiques, approcheraient un total de trois

milliards d’euros. Ce petit archipel s’appelle l’île des

Cocos qui émerge de l’océan par 5° 32’ 8" de latitude

nord et 87° 3’ 8" de longitude ouest. J’étais immobilisé

comme un chien d’arrêt devant cet étal si original. Per-

sonne ne le gardait curieux ! Sir Malcom Campbell a

écrit : « Quel homme bien constitué, avec, de l’argent et

de l’imagination, n’aurait envie de tenter sa chance dans

les mers lointaines, s’il avait en main toutes les coordon-

nées d’un trésor à trouver ? », elle vous attend !

Le principal magot provient de Lima menacé en 1820

par les troupes du général San Martin par terre et par

lord Cochrane par mer. Les notables et le clergé, pani-

qués embarquèrent avec toute leur richesse à prix d’or

sur la Mary Dear, un brick de bonne apparence com-

mandé par le capitaine écossais Thompson. Affolé par

l’incalculable richesse, le capitaine se laissa entraîner

dans le crime, les passagers furent égorgés et jetés par-

dessus bord. Devenu pirate, le navire n’aurait pu s’é-

chapper à l’accusation de piraterie, et fit voile vers cette

nouvelle cache insulaire afin d’enterrer les cassettes.

Pour effacer toutes traces de leur méfait, le capitaine mit

le feu au navire et gagna la côte avec son équipage en

jouant les naufragés volontaires. Malheureusement pour

eux des cadavres furent repêchés et la ruse fit long feu.

Pourtant le capitaine réussit à échapper à la corde certai-

nement avec des bonnes poignées d’or et d’argent. Il

termina ses jours tranquillement au Canada, sur son lit

de mort il révéla l’emplacement des coffres à un ami qui

se nommait Keating. À partir de là, ce dernier se rend

sur le caillou et commence ses recherches : « débarquer,

baie de l’Espérance entre deux îlots, par fond de dix

yards. Marcher le long du ruisseau, 350 pas puis, obli-

quer nord-nord-ouest 850 yards, pic, soleil couchant le

pic dessine une ombre d’aigle, ailes déployées. À la li-

mite ombre et soleil : grotte marquée d’une croix. Là se

trouve le trésor. » Avis aux amateurs ! Qui peut croire

que le marché aux puces de Saint-Ouen deviendrait le

point de départ d'une expédition à la recherche d’or et de

joyaux volés ? Enfin, j’ai rencontré l’auteur de cet ou-

vrage écrit après son long séjour sur l’île des Cocos.

Cap sur l’océan Indien, le pirate La Buse vous y attend,

et aussi des perles, des diamants, or et vaisselle d’argent

estimés à 4,5 milliards d’euros et, bien entendu, un mes-

sage secret connu sous le nom du Cryptogramme du

Forban (Il fut lancé dans la foule par le pirate montant au

supplice), de quoi se creuser la tête, en fait, six îles sont

susceptibles de garder le butin : Maurice, La Réunion,

Frigate, Mahé, Rodrigues et Sainte-Marie. On sait ’il

vivait à Sainte-Marie. Il fut condamné à mort le 7 juillet

1730.

Si vous faites escale à La Réunion, n’oubliez pas d’al-

ler voir la tombe fictive, gardée par un canon, d’Olivier

Vasseur dit La Buse. Pour ma causerie, je suis sorti du

livre pour fréquenter les excellents sites internet à ce

sujet, si vous êtes intéressé allez sur le lien suivant : Sur

les traces du pirate La Buse de Yannick Benaben. L’a-

venture de ce Calaisien vaut bien un roman façon chef-

d’œuvre de Stevenson. Un autre aventurier des mers

dans ces lieux a aussi laissé des traces, il s’agit de Butin

Nagéon de l’Estang, quand même, ce nom prédestine de

Butin… On connaît l’existence des cavernes d’or de

Nagéon de l’Estang grâce à son courrier et son testa-

ment. Il existe une curieuse corrélation entre le trésor de

la Buse et celui de notre hors-la-loi de la mer.

Au début du siècle dernier, lors de l'abatage d'un arbre

dans une propriété des Rosiers sur l’île de France, l’ac-

tuelle île Maurice, on retrouva entre les racines une pla-

que de marbre avec le texte suivant : C’est ici que j’ai

mis ma fortune. Vous avez un arbre. À six pouces à l’in-

térieur au nord-ouest. Vous trouverez un boulet. Du

boulet, marchez droit au nord-ouest. À seize pieds, vous

rencontrerez une petite pierre. Sous cette pierre est l’en-

trée de ma fortune. Marchez à trente pieds au sud-ouest

vous verrez à six pieds de profondeur, une plaque de

cuivre. Celui qui l’aura chantera de longues heures.

Signé Carron de Bragile.

J’ai l’impression de lire l’énoncé d’un problème de géo-

métrie. En fait, l’île de France est truffée de cachettes

pleines d'argent et de bijoux et certaines ont déjà été

retrouvées.

Je sais qu’Henry de Monfreid, l’aventurier des mers du

XXe siècle, a été très intéressé par un certain cimetière

marin dans ces parages, naviguait-il à la recherche de

ces fortunes ?

Je vais vous avouer qu’à mon ‘grand âge’, d'ailleurs pas

si grand que ça, pour retrouver mes émotions de jeunes-

se, il m’arrive de temps en temps de replonger dans ces

histoires, pas très morales il faut le dire, mais chargées

de tant de rêves pittoresques.

Mon trésor, ne serait-il pas ma bibliothèque mariti-

me ?

Juin 2012