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C C magazine N° • AVRIL 2012 , • WWW.CAUSEUR.FR ISSN 1966-6055 Si j’étais président Nicolas Sarkozy Supplément QUI CHOISIR Une parodie signée Jalons Pour réussir votre tri électif

Causeur n° 46

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Causeur n° 46 - avril 2012 - 6,90€http://www.causeur.fr

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Page 1: Causeur n° 46

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N° • AVRIL 2012 , • WWW.CAUSEUR.FR

ISSN 1966-6055

Si j’étais président

Nicolas Sarkozy

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41 • novembre 2011 40 • octobre 2011 39 • septembre 2011 37-38 • juillet-août 2011 36 • juin 2011 35 • mai 2011

34 • avril 2011 33 • mars 2011 32 • février 2011 31 • janvier 2011 30 • décembre 2010 29 • novembre 2010 28 • octobre 2010

27 • septembre 2010 25-26 • juillet-août 2010 24 • juin 2010 23 • mai 2010 22 • avril 2010 21 • mars 2010 20 • février 2010 19 • janvier 2010

42 • décembre 201143 • janvier 201244 • février 2012

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Page 3: Causeur n° 46

éditorial5 Les jeunes préfèrent la blonde,

Élisabeth Lévy7 C’est le chut final ! François Miclo

actualité8 Les bébés-Poutine tuent le père,

Jean-Robert Raviot

12 L’énigme de l’euro fort dans une Europe faible, Jean-Luc Gréau

14 Jean-Claude Juncker, le dernier Carolingien, Luc Rosenzweig

16 On ne change pas une Europe qui perd, Philippe de Saint-Robert

18 Royaume-Uni. La guerre scolaire aura bien lieu, Agnès Catherine Poirier

20 à l’ombre des jeunes filles en jupe, Jérôme Leroy

22 Pendant la minute de silence, la parole se libère, Iannis Roder

23 Pauvres footballeurs ! David Desgouilles

doSSiEr24 Ne tirez pas sur l’abstentionnistes,

Élisabeth Lévy26 Tous candidats du peuple ?

Laurent Bouvet30 Sexe, mensonges et politique,

Cyril Bennasar31 Je suis égoïste, Georges Kaplan33 Pourquoi je vote Sarkozy,

Charles Consigny35 Sarkozy : sans garantie,

Laurent Dandrieu36 Bayrou à Matignon !

Antoine Menusier38 S’ils étaient présidents,

François Miclo40 Mélenchon, l’homme qui venait

du non, Jérôme Leroy41 Jean-Luc au royaume des Cieux,

Théophane Le Méné

humEurS42 « J’aime les différences, je me défie

de l’absolu », Alain de Benoist50 Confessions sans absolutions,

Roland Jaccard52 Sherlock Holmes au mont Sinaï,

Éric Vartzbed54 Entretien avec François Cheng,

Gérard de Cortanze60 Jassy : ville Kaputt,

Annah Assouline62 Trous noirs et drapeaux rouges,

Frédéric Rouvillois63 Nos amis les guérilleros,

Daoud Boughezala64 Mahomet aux affaires,

Daoud Boughezala66 L’Évangile selon saint Philby,

Jérôme Leroy67 Romance sans romantisme,

Arnaud Le Guern68 Entretien avec Patrice Gueniffey,

Isabelle Marchandier

qui choiSir71 Supplément « Qui choisir »,

Basile de Koch et le groupe Jalons

DiRECTEUR DE La PUBLiCaTiON Gil Mihaely

DiRECTiON DE La RÉDaCTiON Élisabeth Lévy, François Miclo, Daoud Boughezala (réd. chef. adj.)

RÉDaCTiON Marc Cohen, Jérôme Leroy (culture), Luc Rosenzweig, Basile de Koch, Muriel Gremillet, Isabelle Marchandier, Bruno Maillé, Paulina Dalmayer

COLLaBORaTEURSFrançois-Xavier Ajavon, Cyril Bennasar, Bruno Chaouat, Odile Cohen, Gérard

Delahaye, David Desgouilles, Sophie Flamand, Timothée Gérardin, Jean-Luc Gréau, Roland Jaccard, Georges Kaplan, Patrick Mandon, Ludovic Maubreuil, Florentin Piffard, Guy Sitbon

MaRKETiNG ET COMMERCiaL Lionel Halfon ([email protected]) 01 53 67 70 82

PUBLiCiTÉ (CULTURE) Rhizomes ([email protected]) 01 40 21 03 01

COMPOSÉ en Le Monde Livre et en Ardoise. Logotype de Jean-François Porchez.

iNFORMaTiONS LÉGaLES Causeur.fr, SAS au capital de 85 000 euros RCS Paris. Siret 504 830 969 000 11 Naf 5814 Z. Dépôt légal à parution. ISSN 1966-6055. Commission paritaire : 0315 I 90295. Enregistrement CNIL 1296122. Imprimé par Chevillon Imprimeur, 89101 Sens.

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CCmagazine

au sommaire • avril 2012

surtout si vous n’êtes pas d’accord

8 Poutine trahi par les siens

20 Sous

les jupes des filles

26 que

demande le peuple ?

42 qui est alain

de Benoist ?

54 la beauté

selon François cheng

Hollande-Sarkozy :

le crash-test p 54

QUICHOISIR Présidentielle 2012

Halte aux publicités

mensongères

expert • indépendant • sans conservateursn° 001 - avril 2012

banC d’eSSaI

Le poids du vote

hétéro p 54

enQUête

et si on délocalisait la présiden-

tielle ? p 54

débat

dernière minute L’incroyable sondage qui pourrait tout changer p 54

p 249

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éditorial • avril 2012

Pour la gauche, le vote des 18/24 ans n’est plus un avantage acquiséliSaBEth lévy

SalaudS de jeunes ! On les flatte, on les plaint, on les caresse dans le sens du poil, on leur promet monts et merveilles, on se désole de leurs jour-nées d’école trop longues, on s’inquiète pour leur retraite, on leur demande pardon de leur laisser un monde aussi horrible. Et tout ça pour quoi ? Pour qu’ils votent le Pen ! Ces ingrats ne respectent rien.

Il faut dire qu’après avoir interrogé tous les can-didats dans toutes les configurations sur tous les sujets, les journalistes commencent à tourner en rond – et les électeurs avec eux. Certes, les prin-cipaux candidats ayant tous adopté la méthode Sarkozy de 2007, leurs équipes fournissent gracieu-sement les vidéos de meeting montrant que les salles sont archicombles et l’ambiance fraternelle. Plus de bisbilles entre ministres, de regards édi-fiants ou de siestes improvisées volées par des camé-ras fureteuses : nos télévisions diffusent (gratuite-ment) des films publicitaires vantant les mérites des marques « Hollande », « Sarkozy », « le Pen » ou autres. Mais même agrémentés de drapeaux tricolores et de Marseillaise s’élevant de milliers de poitrines, ces spectacles calibrés finissent par lasser.

Heureusement, grâce aux sondages, il se passe toujours quelque chose. « Numéro 2 remonte et… eh oui !! Il passe en première position, tandis qu’à quelques encablures derrière lui, 3,4 et 5 se disputent la troisième place, quel suspense !!! » les sondages ne sont pas le reflet de l’événement, ils sont l’événement. ainsi, le croisement des courbes d’intentions de vote respec-tives en faveur de François Hollande et de Nicolas Sarkozy a-t-il été salué par les confrères comme de début d’une nouvelle phase de la campagne. On comprend qu’en plein week-end de Pâques, l’en-quête CSa créditant Marine le Pen de 26 % des voix parmi les 18/24 ans ait suscité une certaine gour-mandise – évidemment teintée de réprobation.

Il est vrai que ce n’est pas tous les jours qu’on peut les engueuler, ces jeunes, depuis qu’il a été décrété qu’ils étaient situés au sommet de la hié-

rarchie des victimes. dans l’imaginaire des élites, il existe deux genres de jeunes : le « racaille » de banlieue, souvent (mais pas toujours) issu de l’im-migration, et l’étudiant Erasmus, généralement de gauche et toujours anti-FN. Quand le premier fait des bêtises, c’est parce qu’il est victime de l’exclu-sion, quand le second paresse en fac, c’est, au choix, parce qu’il a dû prendre un petit boulot pour payer ses études, parce que de toute façon il sera chômeur ou encore parce que le règne de l’argent le dégoûte – sans compter que ses parents refusent de lui acheter le dernier iPhone alors que le sien a déjà six mois. d’accord, j’exagère un chouia : pour les enfants des classes moyennes et populaires, l’entrée dans la vie professionnelle, donc adulte, est un parcours du combattant jalonné de stages non payés et d’emplois précaires. Ils seraient de surcroît en droit de demander des comptes à leurs aînés qui ont renoncé à leur transmettre l’héritage exigeant que constituent la langue et la littérature françaises, échoué à leur prouver que l’effort pouvait être un réconfort, oublié de leur expliquer que l’humain, même jeune, n’était pas seulement un être nanti de « droits acquis » – par d’autres que lui.

En tout cas, ces jeunes lepénistes n’étaient pas prévus au programme. En réalité, cela fait des années que le FN réalise, chez les jeunes comme chez les ouvriers, des scores plus élevés que sa moyenne nationale. Concernant les ouvriers, on pouvait encore s’en sortir en expliquant que ces pauvres ne comprenaient rien aux joies de l’ouver-ture à l’autre – ce n’est pas de leur faute : ils sont pauvres. Mais de la part des jeunes, c’est une trahi-son. dans Le Monde (qui a publié en « une » cette affolante information), la sociologue de service explique pourquoi, en quelques mois, Marine le Pen est passée de 13 à 26 % des intentions de vote tandis que François Hollande chutait de 39 à 13 % : « Au début de sa campagne, M. Hollande a mis, comme jamais aucun candidat à la présidentielle avant lui, la jeunesse au cœur de son projet. Depuis, on l’entend moins sur ce thème, d’où le décrochage. » En somme, ils s’énervent parce qu’on ne parle pas assez d’eux. Voilà qui est rassurant : certes, ils votent mal, mais mettons ce péché sur le compte de leur jeunesse. Quand ils seront grands, ils seront des ayants droit comme les autres. •

L’éditoriaL d’éLisabeth Lévy

Les jeunes préfèrent la blonde

Page 6: Causeur n° 46

6 • avril 2012 • CC causeur 46

Un Bayrou peut en cacher un autrelE PaNSOCIOlOgISME, qu’on appelait déjà du temps de Maurice Halbwachs l’« impérialisme sociologique », est l’un des fléaux les plus redoutables du temps : l’indi-vidu n’est rien, les causes sociales sont tout. Chacun se défausse de sa responsabilité sur une société à laquelle il ne demande plus qu’une chose : aller poliment s’as-seoir au banc des accusés en lieu et place des coupables. Quand elle y rechigne, dans un sursaut d’orgueil, on l’y force. C’est ce qui s’est produit après les événements de Toulouse et de Montauban, quand François Bayrou, emboîtant le pas à François Hollande, se mit à expli-quer que les crimes de Mohamed Merah n’étaient pas sans rapport avec « la violence et l’intolérance qui montent dans toutes les couches de la société ». Pour une couche, le patron du Modem en tenait une bonne. Car, deux jours plus tard, le tribunal de grande ins-tance de Strasbourg condamnait un jeune garçon à de la prison ferme. le délinquant s’appelait « Bayrou ». Enfin, on l’appelait « Bayrou » dans le quartier stras-bourgeois de la Meinau, depuis que le président du Modem lui avait collé, en 2002, une claque qui avait fait l’ouverture des journaux télévisés. le garçon avait, dit-on, essayé de lui faire les poches : ni une, ni deux, notre Béarnais national avait opté pour le châtiment corporel en pleine poire. au procès, la logique de l’avocat du prévenu fut imparable : si « Bayrou » a viré malfaisant, la faute entière en revient à Bayrou qui administra un jour une claque, qui n’est pas sans rapport avec « la vio-lence et l’intolérance qui montent dans toutes les couches de la société ». Par l’auguste geste du baffeur, François Bayrou a condamné à la délinquance à vie un garçon qui aurait pu bien finir. au Modem, par exemple. • FM

avril 2012 • pêle-mêle

Marshall, nous voilà !« Les banlieues n’attendent pas un plan Marshall – d’ailleurs, elles ne savent même pas qui était M. Marshall. »François Hollande Vaux-en-Velin, 6 avril 2012

éloge de la foliela CaMPagNE OFFICIEllE nous offre un plaisir sans égal : Jacques Cheminade a, enfin, voix au chapitre ! l’entendre projeter de coloniser Mars pour sortir de la crise est un ravissement. Et l’on se dit que l’homme a du mérite d’avoir obtenu les 500 signatures qui ont fait défaut à d’anciens ministres. À moins que les maires qui ont apporté leur paraphe à Jacques Cheminade n’aient simplement confondu le formulaire de parrainage à la présidentielle avec le formulaire d’internement d’office. Il faut dire qu’avec toute cette paperasse, errare humanum est. • FM

Qu’est-ce qui guide Michelin ?MICHElIN a annoncé, le 10 avril, un nouvel investissement de 600 millions d’euros. Ces sommes permettront à l’entreprise de construire une nouvelle usine et d’en moderniser une seconde pour la fabrication de gros pneus pour les engins de chantier. « Les deux projets [...] permettront de créer jusqu’à 500 nouveaux emplois », a précisé Michelin qui affirme être à même, désormais, de « renforcer sa place de n° 1 mon-dial du pneu radial Génie civil ». Bref, voilà qui devrait rassurer les salariés de Clermont-Ferrand et des autres implantations auver-gnates de Michelin, où circulaient jusque-là les pires rumeurs sur la pérennité des sites industriels. À ceci près que ces investissements du géant français des pneuma-tiques concernent exclusivement les bourgades de lexington et anderson, toutes deux situées en Caroline du Sud. • marc cohen

22, v’là EvaMêME SI ce n’est pas bien de se moquer des femmes qui tombent, surtout en sortant du cinéma, Eva Joly n’y met tout de même pas trop du sien. une de ses déclarations, parmi tant d’autres, laisse rêveur : « Je sème. On récoltera dans dix ans. Pour moi, c’est ce qui est important. » Bon, on veut bien admettre son léger effort sur la métaphore écolo-agricole mais, naïvement, nous étions persuadés qu’Eva Joly était candidate d’EE-lV pour l’élection présidentielle de 2012. l’air de rien, ça nous amène en 2022, cette histoire : de quoi largement avoir péri dans des accidents nucléaires ou des tsunamis causés par le réchauffement climatique. Et puis, dix ans, elle ne se rend pas compte, Eva. C’est très long. Beaucoup plus qu’une déten-tion préventive, par exemple. • jérôme leroy

Page 7: Causeur n° 46

CC causeur 46 • avril 2012 • 7

« Michel Rocard a quitté Stockholm. » Sans prix Nobel. Quel con !« Il vend un rein pour acheter un iPhone. » C’est plus pratique pour téléphoner.« Françoise Hardy craint une victoire du PS. » C’est plus son amie, la rose ?« Il vole une voiture et se tue avec. » Je serais la famille, je porterais plainte contre le propriétaire de la caisse.« Pour le PCF, Sarkozy “perd les pédales”. » il ne veut pas de mariage gay...« Royal “passe le flambeau” à Hollande. » Ça, c’est réglé. Mais qui a la garde des petites cuillers ?« Découverte d’un mammouth aux poils blonds. » allègre m’a teinter !Rameaux. Eva Joly réclame la fin de l’abattage rituel des branches de buis par les catholiques.« Lundi et mardi, 20 % des vols seront annulés à Orly. » La délinquance recule !« 2 cadavres de nourrissons dans un jardin. » Rappel : pour Pâques, planquez des œufs, pas des bébés.« La Fnac vendra machines à café et aspirateurs. »L’animateur culturel depuis 1954 donne enfin une juste place à la culture féminine.« Gabriel Cohn-Bendit appelle à voter Hollande. » Les frères Cohn-Bendit : l’un frappe, l’autre enterre. Recyclage en famille.« Les poèmes de jeunesse de Juppé. » Juppé a été jeune un jour ?Le plus gros défaut de François Hollande, c’est François Hollande. Montebourg avait raison !« J’aime bien la journée de la flamme. » (Henri Désiré Landru.)Berlin précise : « La bataille de Hollande, c’est nous qu’on la gagne. » « La Justice, seul ministère que je ne pourrai pas refuser (Eva Joly) ». Donc, elle cumulera présidente et ministre ? • FM

Twits très bêtes

C’est le chut final !lOrSQuE Marc Cohen annonça sur causeur.fr que la Ville de Paris lançait, dès le 30 mars, ses « Pierrots de la nuit » à l’assaut des rues de la capitale, je crus au poisson d’avril. l’initiative avait, en effet, tout d’une blague de potache : on dépensait 300 000 euros pour dépêcher 60 artistes et 20 médiateurs sociaux dans les rues les plus animées – faut les trouver – afin de sensibiliser les noctambules à la « problématique du bruit ». En clair, on payait des types pour inviter gentiment le péquin en bordée à nous rejouer The Artist plutôt que La Traversée de Paris. Certes, on peut concevoir qu’entendre chaque soir crier devant chez soi : « Jambier... 45 rue Poliveau ! » n’est pas très propice au sommeil. Il suffit d’investir dans des boules Quiès ou – mesure plus radicale – dans le pot de chambre des familles, celui que nos aïeux se faisaient un devoir – les plus vicieux, un plaisir – de vider sur la tête des brail-lards. Eh bien non, cela ne suffisait pas : il fallait que les pouvoirs publics s’en mêlent, qu’ils interviennent, non plus en envoyant l’agent réprimer le fêtard, mais en dépêchant des artistes dont l’étendue du répertoire ira jusqu’à balbutier de timides « chut ! ». En vérité, c’est la première fois qu’on verra, la nuit, dans les rues de Paris, déambuler des artistes en état avancé de sobriété. un léger effort d’imagination nous transporte à Montparnasse dans les années 1920 : un groupe remonte la rue delambre. Il y a Pincas, Kremegne, gargallo, Pound, Zadkine et bien d’autres dont on a oublié le nom. Ils sont cuits, ivres morts, quand l’un d’entre eux s’avise d’entonner Le Curé de Camaret. Que se passe-t-il ? rien ! Pas de « Pierrots de la Nuit » ni de médiateurs sociaux reçus à coups de bourre-pif. En ce temps-là, Paris avait le doux privilège de ne pas avoir de maire. • françois miclo

pêle-mêle • avril 2012

La Traversée de paris se jouera désormais avec un silencieux.

Page 8: Causeur n° 46

8 • avril 2012 • CC causeur 46

actualité • inTernaTional

les moscobourgeois, membres de la nouvelle élite sociale russe, sont le fer de lance des manifestations contre Poutine, qu’ils considèrent comme le président des ploucs des champs et des beaufs des cités. mais la contestation morale n’est pas une politique.JEan-roBErt raviot

lONgTEMPS, il fut dit et répété que, faute d’une classe moyenne et d’une société civile, la démo-cratie russe était condamnée à demeurer un régime plébiscitaire, un autoritarisme à visage quasi-démocratique. Et voilà que, depuis décembre 2011, la vague de contes-tation des élections dans la rue est dépeinte comme l’hirondelle d’un « printemps russe » annon-çant l’avènement tant espéré de la classe moyenne russe. Ironie de l’Histoire, ceux qui aujourd’hui contestent le pouvoir de Poutine sont aussi ceux auxquels, après les chocs économiques et sociaux des folles années 1990, il a procuré sta-bilité, prospérité et sécurité tout au long de la dernière décennie !

On peut se méfier des sché-mas, des clichés et des raccour-cis et reconnaître qu’ils recèlent presque toujours une part de vérité. Il est évident que la contestation du pouvoir atteint aujourd’hui, à Moscou et dans les grandes métropoles de russie, des sommets inégalés depuis la fin de l’urSS. les photographies et les montages vidéo postés sur

Jean-robert raviot, professeur de civilisation russe à l’université Paris-Ouest Nanterre, est notamment l’auteur de Démocratie à la russe (Ellipses, 2008).

Les bébés-Poutine tuent le père

Internet et les réseaux sociaux témoignent que les formes de cette contestation, ses slogans et ceux qui les scandent sont sédui-sants, et que l’imagination, la distanciation, l’humour y sont souvent à l’honneur. des artistes sympathiques et des intellectuels respectables accompagnent le mouvement. C’est bien là que ça se passe, et non pas dans les meetings d’acclamation néo-sovié-tique du parti russie unie ou dans les couloirs un peu trop mal éclai-rés du Kremlin.

reste à savoir jusqu’à quel point cette effervescence est significative. la classe moyenne montante est-elle enfin en passe de faire accéder la russie à la « vraie démocratie » ? Il est tout

Contre Poutine.La contestation atteint des sommets inégalés.

Page 9: Causeur n° 46

CC causeur 46 • avril 2012 • 9

inTernaTional • actualité

de même permis d’en douter, car le frêle bouleau de la contestation cache assez mal la taïga de l’allé-geance au système. de plus, à y regarder d’un peu plus près, la classe moyenne russe tant accla-mée n’en est pas vraiment une. Quelques explications.

dans la russie de 2012, la déten-tion du capital, de quelque type qu’il soit – financier ou patrimo-nial, social, culturel, scolaire… – est beaucoup plus inégalitaire que dans le reste de l’Europe. les iné-galités sociales se sont d’ailleurs

creusées au cours de la dernière décennie, occultées par l’augmen-tation générale du niveau de vie moyen. la polarisation socio-éco-nomique du territoire prend des proportions inquiétantes, dessi-nant une géographie de plus en plus éclatée de la russie. un seul chiffre, mais il est éloquent : le revenu annuel moyen par tête à Moscou dépassait allègrement, fin 2010, le triple du revenu annuel médian national. au som-met de l’échelle sociale se détache un groupe qui représente grosso

modo le cinquième supérieur de la pyramide des revenus et des capi-taux de toute nature. Ce sont les Moscobourgeois qui, ces temps-ci, donnent dans la rue et dans les médias le spectacle de leur irré-sistible ascension. l’ennui, c’est que ce groupe en formation n’a rien de la classe moyenne émer-gente que l’on se plaît à décrire, et tout d’une élite sociale, pour reprendre le terme employé par le grand sociologue Iouri levada. Si le niveau (et plus encore le mode) de vie de ses membres

Page 10: Causeur n° 46

10 • avril 2012 • CC causeur 46

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les rapproche de plus en plus, et davantage encore quand on des-cend dans la pyramide des âges, des classes moyennes d’Europe occidentale, leur culture politique et leur vision aristocratique du monde diffèrent radicalement des conceptions démocratiques et égalitaires qui prévalent lar-gement chez nous. un des traits dominants de cette élite sociale russe – qu’il ne faut pas confondre avec la petite classe des hyper-riches et autres oligarques flam-beurs qui n’en constituent que la strate supérieure et vit en vase clos – est son extrême concen-tration géographique dans les deux capitales, Moscou et Saint-Pétersbourg. Cependant, cette bourgeoisie gagne du terrain dans les grandes métropoles régionales et, par capillarité, s’étend dans les villes plus petites, en particulier dans les îlots de prospérité enri-chis par les hydrocarbures ou les industries de pointe. Et, grâce à Internet, des centaines de mil-liers de gens, à travers la russie, s’y agrègent culturellement en adhérant à ses valeurs libérales, ses goûts cosmopolites, son style et son langage, et plus récem-ment à son esprit politiquement frondeur. la détention du capi-tal numérique est la clef d’accès à l’univers mental et esthétique séduisant de la moscobourgeoisie en même temps que son principal vecteur de propagation.

Internet, souligne la socio-logue Olga Krychtanovskaïa, c’est la liberté, tandis que la télévision est le véhicule de la propagande, l’instrument de la domination des esprits, qui permet au pou-voir d’entretenir l’allégeance des masses au système qu’il régente. Tout comme les gens des bons milieux qui toisaient autrefois les « enfants des cours » (dvorovye deti) et leurs beaufs (sovki) de parents, les Moscobourgeois d’aujourd’hui regardent avec un mépris à peine masqué les « visages bruts » que l’on voit dans les manifestations en faveur de Poutine et de russie unie. Car Poutine, finalement, c’est un peu un « enfant des cours » de leningrad : issu de la société soviétique des années 1970 – cette « société sans classes » dont on sait aujourd’hui qu’elle était une société de castes –, il incarne la trajectoire inconvenante du parvenu, le héros d’une histoire de revanche sociale d’assez mau-vais goût…

Comme toutes les élites sociales, les Moscobourgeois disposent de signes de reconnaissance et de codes de conduite qui orga-nisent leur distinction du reste de la société. disons pour aller vite qu’ils héritent des normes

de bienséance en cours au sein de l’intelligentsia soviétique des années 1970, largement gagnée au « non-conformisme intégré » et dont la tendance au conformisme non-conformiste et au terrorisme intellectuel a été souvent souli-gnée, notamment par alexandre Soljenitsyne. aujourd’hui encore, c’est l’impératif de la distinction – et non pas les croyances idéolo-giques ou l’engagement civique – qui gouverne la formation des idées et des opinions, ainsi que la gestion des passions politiques. Chez les Moscobourgeois, on exprime son désaccord politique avec le pouvoir pour gagner son brevet de respectabilité dans la société des « gens bien ». Il faut à tout prix se démarquer de la masse du troupeau crédule qui, croit-on, prête allégeance au sys-tème les yeux fermés. Et si un

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membre de la caste considère que la raison impose d’adhérer au système faute d’opposition cré-dible, il risque fort, à l’instar de l’actrice Tchoulpan Khamatova ou du metteur en scène Nikolaï Kolyada, de déclencher les foudres des « rebelles » qui veillent au res-pect des codes !

C’est donc bien un clivage entre l’élite et le peuple que les urnes ont révélé au grand jour le 4 mars. la société russe, dans son ensemble, continue de carbu-rer à l’allégeance au pouvoir. la grande majorité de la population ne dépend-elle pas de revenus directement ou indirectement versés par l’État et par quelques grands groupes industriels et financiers qui lui sont étroite-ment liés ? du coup, la révolte de l’élite sociale, bien que relative, est le seul phénomène intéressant

de ces élections sans surprise. C’est à Moscou et à Saint-Pétersbourg que Vladimir Poutine a réalisé ses plus mauvais résultats et que le milliardaire ultralibéral et très bien élevé (en apparence) Mikhaïl Prokhorov est arrivé deuxième, devançant le leader communiste guennadi Ziouganov, en deu-xième position partout ailleurs en russie. À Moscou, Poutine a recueilli moins du cinquième des voix des inscrits, même s’il reste en tête des suffrages expri-més – en raison d’une forte abs-tention. les bobos urbains qui refusent l’allégeance au parti du pouvoir institutionnalisée par Poutine ne représentent donc qu’une minorité, mais une mino-rité très visible et très active.

Sécession culturelle, mépris du plouc, chic contestataire, tout cela rappelle des phénomènes obser-

vés ailleurs – dans des contextes évidemment très différents. de même, aussi séduisante soit la contestation pour les opinions occidentales, force est de consta-ter qu’en se plaçant sur le terrain de l’éthique, elle rate ses objectifs politiques. dénoncer les fraudes qui entachent les résultats des scrutins, c’est très louable, mais cela ne saurait constituer un pro-gramme susceptible de mobili-ser une véritable opposition. Il est vrai qu’on ne voit pas émer-ger un leader, un anti-Poutine qui ferait l’unanimité et serait suffisamment crédible, profes-sionnellement et politiquement, pour qu’on l’imagine s’installant au Kremlin demain. En atten-dant, à quoi sert-il de répéter que Poutine et sa clique truquent les élections pour garder le pouvoir et sécuriser leurs fortunes quand on sait pertinemment que les irré-gularités et les fraudes, répétées, à chaque élection depuis vingt ans, résultent du zèle des petits chefs qui veulent plaire en haut lieu – alors même qu’en haut lieu, justement, on préférerait être élu avec 55 % des voix à l’issue d’élec-tions transparentes ?

les manifestations, avec leur folklore (arrestations, déten-tions en garde à vue, libérations, rumeurs multiples…), tournent au rituel médiatique. la dénon-ciation inlassable et justifiée d’un pouvoir archaïque et corrompu et d’une oligarchie sclérosée et dépourvue d’idées ne masque pas l’absence criante d’une véri-table alternative, et d’ailleurs de toute critique argumentée de la politique économique et sociale du tandem Medvedev-Poutine. On objectera qu’en proposant à Mikhaïl Prokhorov de rejoindre le gouvernement, Vladimir Poutine a implicitement reconnu l’impor-tance de cette « opposition de tri-bune ». de fait, ce geste politique montre qu’il a entendu le mes-sage des urnes ; accessoirement, il sait que, dans les rangs mos-cobourgeois, se trouvent beau-coup de gens qui comptent. Or, il lui faut les reconquérir s’il veut atteindre son principal objectif : maintenir contre vents et marées l’unité de l’État et du peuple russes, plus que jamais mise à mal par la réalité d’un monde au bord de la crise de nerfs. En attendant, on dirait bien que le « printemps russe » n’est pas pour demain. •

Folkloriques, les manifestations tournent au rituel médiatique.

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quand l’union créait des emplois et générait une croissance forte, la monnaie unique cotait 1,18 dollar. aujourd’hui que le vieux continent est en plein marasme, l’euro vaut 10 % de plus. Bizarre, vous avez dit bizarre…JEan-luc Gréau

POur tenter de comprendre quelque chose à la force de l’euro sur le marché des changes, il nous faut abandonner ce qui nous reste de cartésianisme.

Cette anomalie saute aux yeux quand on rapproche deux chiffres : lors de son lancement, le 1er janvier 1999, la monnaie unique cotait 1,18 dollar dans un contexte économique des plus favorables qui voyait toutes les économies concernées enregis-trer une croissance supérieure à 3 % assortie de la création de plus d’un million et demi d’emplois par an sur l’ensemble de la zone ; aujourd’hui, après deux années de crises violentes des dettes publiques, dans une conjoncture de marasme général qui entraîne une contraction incessante du nombre global des emplois, l’euro continue de caracoler au-dessus de 1,30 dollar.

la comparaison avec la situation britannique fournit une première piste. le royaume-uni, qui reste frappé par la récession (moins 4 % en 2011 par rapport à 2008) et la destruction d’emplois (un gros mil-lion depuis le début de la crise), a vu sa monnaie se déprécier de plus de 20 % vis-à-vis de la moyenne de ses partenaires commerciaux. Tout se passe donc comme si le marché des changes entérinait le déclin anglais par une dépréciation monétaire mais se refusait à sanc-tionner la crise européenne par une dévaluation. Vérité au-delà de la Manche, erreur en deçà ?

L’énigme de l’euro fort dans une Europe faibleautant dire en effet que ce ne

sont pas les perspectives favo-rables, pour les économies de la zone ou les budgets des États membres, qui expliquent la force de l’euro. En ce printemps 2012, nous savons que les trompettes de la reprise ont résonné trop tôt. après le rebond de l’activité de 2009 et 2010, soit les économies ont rechuté, et pas seulement en grèce, mais aussi en Espagne, en Italie, aux Pays-Bas et au Portugal, soit elles connaissent une crois-sance insignifiante, comme en France, ou faible, comme en allemagne – seul pays qui ne détruise pas d’emplois. Et la réduction des déficits publics engagée en conjuguant réduc-tions de dépenses et nouvelles taxations ne laisse pas augurer un retour à l’équilibre. le marasme économique mine les efforts des gouvernements et rend inutiles les sacrifices des populations.

l’énigme s’obscurcit encore quand on projette son regard vers les États-unis. la reprise écono-mique, décevante dans un pre-mier temps, s’y est affirmée au point qu’ils recréent des emplois, environ 200 000 par mois. de surcroît, l’économie américaine jouit d’une confiance, méritée ou non, peu importe, qui confère au Trésor la faculté d’émettre ses emprunts aux taux les plus bas de l’après-guerre, malgré un déficit des comptes publics qui surpasse la moyenne des déficits euro-péens. Pourtant, le crédit accordé à l’emprunteur public américain ne s’accompagne pas, ainsi qu’on pourrait l’imaginer, d’un renfor-cement du dollar sur le marché des changes. les États-unis béné-ficient d’une monnaie relative-ment faible comparativement à celle de trois de leurs partenaires majeurs : le Japon, la zone euro et le Canada.

deux séries d’explications restent à la disposition du mal-heureux qui s’obstinerait à percer l’énigme de l’euro fort dans une Europe faible.

la première réside dans les poli-tiques menées par les gouverne-

ments, autrement dit à la volonté et à l’action forcenées des auto-rités publiques de la zone pour prolonger l’agonie de la monnaie unique. les deux années écoulées depuis le surgissement de la crise grecque ont vu se multiplier, au rythme des sommets européens, les décisions tendant à empê-cher une contagion mortelle de la défiance à partir des pays de la périphérie. Si on cumule les remises de dettes des banques, les prêts et garanties accordés par les autres gouvernements, la Commission européenne, la BCE et le FMI, les sommes dépen-sées pour éviter la faillite de la grèce se montent à 350 milliards d’euros. remarquant « qu’une telle solidarité financière est sans précédent dans l’histoire financière

Grèce. 350 milliards d’euros dépensés pour éviter la faillite.

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L’énigme de l’euro fort dans une Europe faible

mondiale », Jean-Pierre robin, chroniqueur du Figaro, porte un jugement qui laisse perplexe : « Le sauvetage de la Grèce est exorbitant, mais il en va de la survie de l’euro. » raisonnement hautement per-formatif qu’il souligne du propos suivant : « La facture financière des Européens pourrait être aussi lourde que la guerre d’Irak pour les Américains. Le jeu en vaut la chan-delle ». le lecteur appréciera.

À cet effort inouï consenti pour maintenir dans l’euro un pays de 11 millions d’habitants, s’ajoutent deux innovations majeures qui font encore valser les chiffres devant les observateurs médusés.

Premièrement, un mécanisme de solidarité financière doté de quelque 500 milliards d’euros a été mis en place pour parer à

de nouvelles difficultés de finan-cement des États. Ce mécanisme prend en anglais le nom de « firewall » que chacun peut tra-duire. Mais qu’on ne croie pas que ce sont des réserves, par exemple les réserves de changes colossales de l’allemagne, qui ont été décla-rées disponibles pour éteindre les incendies à venir. Il repose sur une capacité d’emprunt pré-sumée. Conception révélatrice de l’option choisie depuis mai 2010 pour traiter la crise des dettes publiques européennes : une fuite en avant ajoutant de la dette à la dette. le dernier plan de sauvetage de la grèce a pour-tant démontré, conformément à tout ce qu’enseigne l’histoire financière, qu’il n’existe pas de remède à une dette excessive sans réduction préalable de la dette.

deuxièmement, la BCE a, en deux adjudications histo-riques, fin décembre 2011 et fin février 2012, injecté plus de 1000 milliards d’euros de liquidités, sur une période de trois ans, au bénéfice de quelque 800 banques de la zone. Qu’il s’agisse des montants prêtés, de la durée de remboursement, du nombre des adjudicataires, ces opérations sont sans précédent. En privé, les des-tinataires de ces fonds en recon-naissent la signification ultime : la BCE et les banquiers se sont rendus complices d’une action de « cavalerie » qui permet de faire apparaître dans les comptes des banques des valeurs artifi-cielles, leur permettant de faire face à leurs échéances des trois prochaines années. le système bancaire de la zone euro a ainsi « acheté du temps ».

le plus grave est que ces actions conjuguées, aussi aven-tureuses soient-elles, empêchent la chute de l’euro sur le marché des changes. Ceci est fort bien illustré par le fait que chaque décision engageant l’Europe sur la voie d’une solidarité finan-cière forcée ou d’une création monétaire nouvelle est immé-diatement suivie d’une hausse de sa monnaie. Mais, et c’est la deu-

xième explication, pour résoudre l’énigme, il faut faire interve-nir un postulat discret qui n’est jamais formulé explicitement. En effet, l’action désespérée des autorités publiques européennes serait largement dénuée d’effet si l’euro ne reposait pas en der-nier ressort sur la capacité éco-nomique de l’Allemagne. grâce au test imposé par la crise, l’indus-trie germanique a montré toute sa force durant ces quatre der-nières années. le gage ultime de la monnaie se dissimule dans les centres de recherche et les usines qui maintiennent l’allemagne à flot pendant que beaucoup de ses voisins s’enfoncent peu à peu.

Il faut encore attendre quelque temps pour connaître le verdict de l’Histoire sur le destin final d’une monnaie qui, après avoir tant promis, a exigé des sacrifices et provoqué le désenchantement afférent. Quand sera-t-il rendu ? Nous l’ignorons bien sûr. Il suffit de garder à l’esprit que deux fac-teurs seront décisifs dans la chute définitive de l’euro ou son impro-bable survie. le premier tient à la récession qui mine les budgets et gonfle les stocks de chômeurs : la récession s’est installée, elle devrait s’accentuer encore, faisant apparaître les gouvernements qui répondent par l’austérité comme les lévriers qui poursuivent sans le rejoindre jamais le lapin méca-nique. le deuxième dépend de la force exportatrice de l’industrie allemande. Se maintiendra-t-elle alors que les pays émergents, après une période historique de croissance, connaissent un ralen-tissement qui pourrait se tra-duire par une réduction de leurs investissements ? Que mes bien-veillants lecteurs m’autorisent un conseil : suivez les chiffres, fastidieux mais significatifs, des déficits et des dettes en Europe, et intéressez-vous aux carnets de commande de l’industrie alle-mande. Si les premiers se main-tiennent ou s’accroissent, d’une part, ou si les seconds baissent, d’autre part, il n’y aura plus d’es-poir pour l’euro. •

Euro. La chute de la monnaie unique est-elle une fatalité ?

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le paladin du fédéralisme est amer : la monnaie unique ne fait plus rêver personne, même les luxembourgeois sont tentés par l’euroscepticisme et les gouvernements reprennent les commandes. luc roSEnzwEiG

JEaN-ClaudE JuNCKEr, pre-mier ministre du luxembourg, est un homme politique à l’ancienne. la preuve ? Quand il reçoit un journaliste (en l’occurrence, votre serviteur1) dans son modeste bureau situé dans la vieille ville de la capitale du grand-duché, il fume à la chaîne des cigarettes tirées d’un étui en argent. Vintage, isn’t ? À 57 ans – l’âge de François Hollande –, Juncker semble cependant plus près de la sortie du groupe de tête des dirigeants des pays de l’uE que de l’aug-mentation de son influence à Bruxelles.

depuis 2005, son expérience, sa double culture, française et ger-manique2, son art de fignoler des compromis en avaient fait l’ina-movible président de l’Ecofin, qui rassemble une fois par mois tous les ministres des Finances de l’uE. Il y siégeait depuis 1989, date à laquelle il devint ministre des Finances du premier ministre Jacques Santer, auquel il succéda en 1995, tout en conservant ses fonctions de grand argentier. On aura une petite idée de son statut dans cette instance (nom-mée Eurogroupe lorsqu’elle ras-semble les seuls pays de la zone

euro) en notant que le siège de la France y a été occupé, durant la même période, par dix-sept ministres différents. Cette lon-gévité, jointe à une longue expé-rience de la machine européenne, confère à Juncker une influence dans cette institution dispropor-tionnée au regard de la taille de son pays, grand comme un département français et peuplé de moins de 500 000 habitants. le luxembourg a beau être en tête du classement mondial du FMI dans la catégorie du PIB par tête d’habitant, il se situe, comme Malte, à mi-chemin entre les micro-États d’opérette, tels Monaco ou andorre, et les « petits » États de l’uE comme la Slovénie ou Chypre.

Comble d’injustice, la crise de l’euro, cette monnaie unique dont il a été l’un des principaux artisans après que Jacques delors, Helmut Kohl et François Mitterrand en eurent lancé l’idée en 1989, a eu pour conséquence la fin de son statut particulier dans le firma-ment bruxellois. En effet, le traité sur la rigueur budgétaire qui doit

être adopté dans les prochains mois transfère les prérogatives de l’Ecofin et de l’Eurogoupe à un « gouvernement économique de l’union européenne » assuré par le Conseil européen qui rassemble les chefs d’État ou de gouverne-ment de l’uE. au mois de juillet prochain, Jean-Claude Juncker ne sera plus que le premier ministre d’un très petit pays, siégeant ès qualités au Conseil européen, un parmi 27, et pas le plus susceptible de renverser la table.

alors, Jean-Claude Juncker est amer. Ce démocrate-chrétien à l’ancienne est le dernier héritier en ligne directe des pères fonda-teurs de l’Europe communau-taire, originaire comme robert Schuman, Konrad adenauer, Helmut Kohl et Paul-Henri Spaak, du triangle d’or carolingien qui va de Bruxelles à Strasbourg en passant par Cologne : il se sent aujourd’hui bien seul. Fédéraliste de cœur et de conviction, il constate avec accablement le déli-tement d’un idéal au nom duquel il est entré en politique, celui d’une Europe supranationale prospère et pacifique. le doute a commencé à le saisir au cours de l’été 2005. alors que la France et les Pays-Bas venaient de repousser, par référendum, le traité constitu-tionnel européen, il maintenait la ratification de ce même traité par le peuple luxembourgeois pré-vue pour le mois de juillet. Cela ne pouvait rien changer, mais le petit luxembourg montrerait à ses partenaires qu’il tenait bien haut l’étendard bleu étoilé. alors que tous les partis politiques de gauche, de droite et du centre représentés au Parlement du grand-duché appelaient à voter « oui », celui-ci ne l’emportait qu’avec 56 % des voix. Juncker en fut profondément blessé : « ses »

Jean-Claude Juncker le dernier Carolingien

en haut : Charlemagne. en bas : la Vieille-Ville de Luxembourg.

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luxembourgeois étaient eux aussi atteints par le virus de l’euroscep-ticisme dans une proportion ini-maginable.

depuis, les choses n’ont cessé, de son point de vue, de se dégra-der. Il observe la renationalisation des discours politiques, l’efface-ment progressif de la « méthode communautaire », qui suppose la délégation de pans de plus en plus importants de souveraineté nationale à la Commission et au Parlement de Strasbourg, au pro-fit de la « méthode intergouver-nementale », qui donne un poids déterminant aux États. À chaque étape de la crise financière mon-diale déclenchée en 2007 par la faillite de la banque américaine lehman Brothers, ceux-ci ont un peu plus repris les commandes. le déclenchement de la spécula-tion financière contre les maillons faibles de la zone euro, grèce, Portugal, Irlande n’a pas provo-qué le choc salutaire espéré par les fédéralistes : les intérêts nationaux prévalaient, dans la tourmente, sur la mise en œuvre d’une soli-darité continentale face aux défis de la finance mondialisée. Juncker

enrage chaque fois qu’il entend angela Merkel ou Nicolas Sarkozy se vanter, devant les journalistes de leur pays, d’avoir « sauvé l’euro » à l’issue d’un Conseil européen dit « de la dernière chance » (jusqu’à la fois d’après). « Parfois, quand je les entends parler, j’ai l’impression de ne pas avoir assisté à la même réu-nion ! », grince-t-il. Il leur reproche également de ne pas reprendre à leur compte un « narratif euro-péen » qui rappellerait aux nou-velles générations que la paix continentale, la prospérité éco-nomique, l’effacement des fron-tières sur notre continent sont des acquis réversibles si on les néglige : « Il faudrait, ne serait-ce que pour des raisons pédagogiques, rétablir pour six mois les frontières d’avant Schengen pour que les gens se rendent compte du parcours accompli… ». Il égrène aussi les calamités qui nous auraient frappés si la monnaie unique n’avait pas été instaurée en 2002 : dévaluations en série dans les pays fragiles, troubles sociaux, concurrence fiscale et sociale exacerbée entre les membres de l’uE… l’ennui, pour lui, c’est que le « passé virtuel » n’est pas une

figure rhétorique opérante dans le discours politique : bien peu nombreux sont ceux qui sont prêts à accepter de se serrer la ceinture en songeant que cela aurait pu être bien pire si…

Pour que l’Europe rêvée par Juncker fonctionne, il faudrait, reconnaît-il, qu’elle fasse en sorte que le « Lapon du nord de la Finlande soit sensible aux traditions du mode de vie méditerranéen… ». Contrairement aux « eurobéats » style Bernard guetta ou dany Cohn-Bendit, qui feignent de croire que tout ce qui ne tue pas l’Europe fédérale la renforce, mais sans renier ses convictions, Jean-Claude Juncker admet désormais que jamais les grecs ne devien-dront des allemands. Et encore moins des luxembourgeois.

1. Cet entretien avec Jean-Claude Juncker paraîtra fin avril dans la livraison du printemps 2012 de la revue trimestrielle Politique internationale.

2. Comme la plupart de ses compatriotes, Jean-Claude Juncker est parfaitement bilingue français-allemand, et pratique dans l’intimité le letzebuergesch, dialecte germanique vernaculaire du grand-duché. Il est diplômé de droit de l’université de Strasbourg.

Pour Juncker. Jamais les Grecs ne deviendront des Allemands.

Jean-claude Juncker, Premier ministre du luxembourg et Européen à toute épreuve.

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la classe politique est prisonnière d’un fédéralisme déjà mort. Jusqu’à quand ?PhiliPPE dE Saint roBErt

la république des partis a reparu. Tous n’ont qu’un slogan à la bouche ou au bout de la plume : rassembler. Mais rassem-bler qui et quoi ? Certainement pas la France, diluée de longue date à leurs yeux dans l’idéolo-gie européenne, mère de tous les

On ne change pas une Europe qui perd

renoncements. Plus ils échouent dans la voie où ils s’embrouillent, plus ils s’en justifient en pré-tendant qu’on n’a pas été assez loin, et le serpent de mer repa-raît : le fédéralisme, qui a échoué partout. Sécularisant une vieille idée chrétienne, ils prêchent que c’est le martyre qui nous sauvera. l’idéologie des changements de structures et d’institutions où s’engouffrent nos dirigeants ne tend qu’à masquer leur impuis-sance : à qui fera-t-on croire qu’en manipulant constitutions et trai-tés, on cessera de se heurter au

réel tel qu’il a été engendré par leurs erreurs passées ? Insulter la grande-Bretagne parce qu’elle tourne le dos à ces palinodies relève de la puérilité.

« Ayez confiance dans la France, nous sermonnait François Hollande dès mai 2005. Notre pays n’est grand que quand il dépasse ses frontières. La France n’est grande que lorsqu’elle est au-dessus de sa nation. » Ce catéchisme est de la bouillie pour les chats. Napoléon pour la France, Victoria pour l’an-gleterre, Hitler pour l’allemagne, Staline pour la russie ont large-

Franz Werner, Carte satirique de l’europe politique, 1848.

Malaise européen. « Comment parler de culture à des classes dirigeantes de plus en plus incultes ? »

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ment dépassé les frontières de leur nation : il n’en reste rien, il a tou-jours fallu rendre leur liberté aux peuples. Évidemment, je résume. Il n’empêche que Hollande aurait été mieux inspiré de dire, comme Malraux : « La France n’a jamais été aussi grande que lorsqu’elle a été la France pour les autres. »

François Hollande s’est trompé une première fois en incitant le Parti socialiste à voter la pseudo-constitution, qui fut rejetée par le peuple français. Quant à la droite, la confusion où elle se trouve vient de ce qu’elle a tourné le dos à la conception gaulliste de l’Eu-rope. Prétendre qu’aujourd’hui le général de gaulle serait « euro-péen », alors que sa conception de l’Europe est précisément celle à laquelle nous n’aurions jamais dû tourner le dos, c’est se moquer du monde.

dans un récent éditorial du Point, Claude Imbert (qu’on ne soupçonnera pas de souverai-nisme pathologique) tente d’ex-pliquer ce qu’il appelle le « tracas-sin de l’Europe » : « Mais pourquoi cet échec d’une gouvernance si néces-saire alors que l’Europe, dans l’ordre économique du moins, avait construit un édifice honorable ? Pourquoi ? Réponse : “C’est la culture, imbé-cile !” Oui, la culture disparate des peuples européens. La culture – cet ensemble de traits spirituels et matériels, intellectuels et affectifs – matrice de nos nations. Elle ne rem-place pas l’économie, mais elle en régente les pratiques, les asservit à son “logiciel”. Sous nos yeux se lève la complainte des cultures. Et la caco-phonie des évidences. »

Comment parler de culture à des classes dirigeantes de plus en plus incultes et désormais privées de « culture générale » par des irresponsables promus aux plus hautes fonctions ? leurs seules réponses sont le mot creux de rassemblement et l’hystérie de la croissance – comme si l’on pou-vait croître indéfiniment, ce que même les arbres ne font pas. Il est absurde de comparer la crois-sance des pays occidentaux avec celle des pays émergents qui se trouvent au stade où nous étions il y a deux siècles.

Il paraît que Jean Monnet regrettait de ne pas avoir com-mencé la construction euro-péenne par la culture. Formule apocryphe, sans doute, tant elle semble peu compatible avec la « méthode » associée à son nom.

du reste, on voit mal ce qu’aurait pu être cette Europe de la culture. Interrogé sur l’utilité de la culture, Confucius eut cette réponse : « La culture tient à la nature, la nature tient à la culture, comme sa bigar-rure tient au tigre. Arrachez ses

poils à la peau d’un tigre ou d’un léopard, et il ne vous reste que la peau d’un chien ou d’un mouton. » Et voilà pourquoi votre Europe est bêlante. C’est une Europe en peau de mouton. •

Cartes de l’Europe :en haut : Homann Heirs, 1743.en bas : Mercator, 1589.

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les enfants des familles les plus riches ont leurs écoles réservées, tout comme ceux des plus pauvres. alors les parents des classes moyennes ont inventé les « Free Schools ».aGnèS cathErinE PoiriEr

– Londres. • l’OdEur de peinture trahit la précipitation des derniers mois. « Le plus difficile a été de trou-ver des locaux », confie Toby Young. En quinze mois, ce quadragénaire jovial, chroniqueur bien connu des anglais, est devenu le visage de la nouvelle croisade de l’éduca-tion, version tories.

une ancienne école pour enfants handicapés désaffectée a fait l’af-faire. les bâtiments principaux en brique marron ont été rebaptisés « alpha » et « Bêta » et les pavillons, « athéniens », « Corinthiens »,

Royaume-Uni. La guerre scolaire aura bien lieu

« Olympiens » et « Spartiates ». À l’heure de la récréation, des élèves de sixième en uniforme noir, cra-vate bleue rayée blanc et écusson en latin (Sapere aude – « Ose le

savoir »), se pressent dans la café-téria pour leur deuxième tasse de thé de la journée. la West London Free School, nichée dans le quar-tier de Hammersmith, est l’œuvre de parents d’élèves énergiques et influents, et la vitrine d’un mouve-ment censé révolutionner l’éduca-tion du pays. Coupes budgétaires obligent, 140 millions d’euros ont été pêchés dans le budget de rénovation des bâtiments d’écoles publiques existantes pour per-mettre aux Free Schools de voir le jour.

le système éducatif anglais, complexe et confus, repose, par surcroît, sur une aberration sémantique : les mots ne disent pas ce qu’ils devraient dire. En angleterre, 93 % des enfants vont à l’École publique tandis que 7 % fréquentent des Public Schools, lesquelles, comme leur nom ne l’indique pas, sont des institu-tions très privées, à l’instar des plus connues, Eton, Westminster

Vu de France, le mode d’ensei-gnement anglais a de quoi rendre perplexe. Tout d’abord, il varie énormément selon les établissements qui peuvent choisir librement cursus, rythme scolaire et même leurs dates de vacances. Ensuite, les matières de base comme l’his-toire et les langues étrangères ne sont plus obligatoires à partir de 14 ans. Tony Blair a rendu optionnel l’apprentissage d’une langue étrangère en 1994. l’enseignement du français en grande-Bretagne a ainsi perdu la moitié de son contingent,

soit 150 000 élèves, en seule-ment sept ans. le latin a tota-lement disparu du curriculum public, et les élèves peuvent se spécialiser dans seulement trois matières dès la troisième.

Toby Young fait partie de ceux qui prônent le retour d’un enseignement plus varié et généraliste, au moins jusqu’à 16 ans. Comme Michael gove, ministre de l’éducation britannique, il est favorable au E-Bac, ou bac à l’anglaise. C’est la raison pour laquelle la West london Free School fait la part belle au

latin, à l’histoire, aux langues étrangères, aux sports de com-pétition, à la musique, aux parties d’échecs et aux joutes verbales au sein d’« associa-tions de débats ».

Il semblerait que la gauche libérale anglaise ne puisse à la fois combattre la privati-sation rampante du secteur public tout en approuvant l’élitisme pour tous. le spectre du retour d’un enseignement généraliste classique, et donc, à ses yeux, la reproduction d’un système de classes, demeure insupportable. •

Éducation libérale contre éducation classique

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inTernaTional • actualité

et Charterhouse. les frais de sco-larité varient de 3 500 à 35 000 euros par an et par enfant. détail important : la plupart des ministres de david Cameron sortent de ces établissements.

Parmi les écoles publiques, 15 % sont confessionnelles et financées par l’État : anglicanes, catholiques, juives, musulmanes, hindoues, sikhs, il y en a pour tous les goûts. « Il y a même des établissements fondés sur les préceptes de la méditation, vous savez, celle qu’aimaient les Beatles », explique Melissa Benn, auteur d’un essai très étayé paru récem-ment : School Wars, The Battle for Britain’s Education. libres de choisir les élèves comme bon leur semble, en fonction de leur niveau et de l’assiduité religieuse de la famille, « ces écoles religieuses financées par le contribuable sont très sélectives et privent ainsi l’enseignement public non-religieux des meilleurs élèves de chaque quartier », ajoute Melissa Benn. Elles contribuent à péren-niser le séparatisme rampant de la société. « Les écoles religieuses vivent en vase clos, remarque-t-elle encore. Mes filles ne rencontrent jamais les élèves de l’école juive d’à côté. Leurs écoles n’ont rien de commun : horaires, cursus, enseignement et activités extra-scolaires diffèrent totalement. »

On imagine qu’au moins, les écoles publiques non-religieuses – qui représentent 85 % du total – constituent un « Service public unifié », comme on dirait outre-Channel. Nenni. Suivez bien car elles se divisent en deux groupes : d’une part, les écoles dépendant des autorités locales ; de l’autre, celles qui sont directement finan-cées par le gouvernement central. Cette différence paraît subtile : elle est cruciale, car elle instaure dans les faits une éducation publique à deux vitesses. Ce sont ces écoles dépendantes des autorités locales,

que l’on appelait Academies sous Tony Blair, que les tories désignent aujourd’hui par l’appellation « Free Schools ». depuis une quin-zaine d’années, sous-financées et négligées par l’administration centrale, elles s’attirent les foudres de la presse Murdoch. après les vingt-quatre qui viennent d’ou-vrir leurs portes, le gouvernement de david Cameron espère que plusieurs centaines de nouvelles Free Schools auront été créées d’ici la fin de son mandat en 2014.

Toby Young, qui nous reçoit dans la cafétéria de la West London Free School, tasse de thé et biscuit à la main, en est presque le porte-parole officiel. Cet ancien jour-naliste de Vanity Fair et du Daily Telegraph a un pedigree idéal : il est le fils de Michael Young, lord travailliste et sociologue à qui on doit le terme « méritocra-tie ». Condisciple de Cameron à Oxford, il a réussi, grâce à un carnet d’adresses bien rempli, à convaincre les conservateurs d’encourager la création, par des parents d’élèves insatisfaits, d’éta-blissements d’excellence. l’idée tombait à pic pour illustrer la « Big Society » chère à Cameron, cette société civile qui prend son destin en main… permettant au gouver-nement d’investir seulement 3,9 % de son PIB dans l’éducation contre 5,9 % en moyenne pour les pays de l’OCdE (et 6,6 % en France).

Pour Toby Young, l’aventure a commencé par un choc : « J’ai quatre enfants âgés de 3 à 8 ans. Ma femme m’a dit un jour : pour inscrire nos enfants dans une bonne école, nous avons trois options : déménager, prendre un crédit et choisir le privé, ou postuler pour une école religieuse en jouant les dévots. J’ai pensé qu’il était temps d’agir. » Profitant de sa noto-riété, il fait campagne. la presse Murdoch applaudit et tous les

parents de la classe moyenne, qui rêvent d’écoles privées sans en avoir les moyens, trouvent en lui leur archange gabriel. rachel, jeune mère travaillant dans la publicité croisée devant l’établissement, est très satisfaite : « Nous habitons le quartier et voulions que notre fils de 11 ans apprenne le chinois et le latin dans une école stricte. Nous avons eu de la chance, l’école a eu 500 demandes pour 120 places. Le proviseur nous a fait une très bonne impression. » le headmaster, Thomas Packer, à la carrure imposante, porte en effet très bien la toge traditionnelle de professeur à la Harry Potter.

les Free Schools s’inspirent d’ini-tiatives introduites en Suède dans les années 1990 et du mouvement américain des Charter Schools. Ce que les tories omettent de dire aux Britanniques, c’est que les Suédois commencent à revenir d’un sys-tème qui a introduit le ver du profit dans l’enseignement public. Quant aux Charter Schools américaines, financées par les contribuables et des philanthropes mais gérées suivant les principes du secteur privé, une étude de l’université de Stanford de 2009 a démontré leur impact néfaste sur la mobilité sociale et leur contribution active à la ségrégation socio-culturelle dans leur quartier. Melissa Benn est convaincue que l’avenir des Free Schools est la privatisation, explicite ou non : « L’objectif non avoué du gouvernement Cameron est clair. À long terme, les Free Schools opéreront dans un but lucratif. Ce sont en fait de fausses écoles privées. Si les conserva-teurs remportent seuls les prochaines élections, sans l’aide des libéraux-démocrates, je ne donne pas cher de leur mission de service public. » •

1. les modèles gallois, écossais et nord-irlandais sont encore différents.

Créée par deux gérants de hedge funds, arpad Busson et Paul Marshall, arK (absolute return for Kids) est l’une de ces chaînes d’écoles que l’angle-terre a vu fleurir ces dernières années. Ces « chaînes carita-tives » récoltent l’argent public et gèrent des établissements scolaires sur la même ligne que les Free Schools. Il s’agit, dit l’arK, d’offrir aux enfants

désavantagés (mais doués) une éducation à la hauteur de leurs aptitudes. Il semblerait cependant que la vision très personnelle de ses fondateurs teinte la nature même de l’entreprise. Paul Marshall a récemment déclaré : « En tant qu’anglican pratiquant, j’estime que nous avons tous été créés à l’image de Dieu et que l’éducation est la clé afin que chacun réalise

son potentiel. J’affirme que l’École publique a failli dans sa mission auprès d’au moins deux généra-tions d’enfants désavantagés. » les gouvernements de Tony Blair, et maintenant de david Cameron, qui ont dépossédé de ses moyens l’École publique au profit des Academies et des Free Schools n’ont-ils pas aussi failli dans leur mission ? •

Des chaînes d’écoles très « corporate »

Les Free schools sont « libres de choisir les élèves comme bon leur semble ».

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quand des collégiennes renvoient la Journée de la femme à ses contradictionsJérômE lEroy

C’EST un peu un conte, un conte libertin, ironique et finalement profondément moral, une his-toire qui aurait pu être racontée par Crébillon fils ou Boyer d’ar-gens. Elle se passe le 8 mars 2012, à Poncin. Poncin est une petite ville de l’ain, assez grande cepen-

À l’ombre des jeunes filles en jupe

dant pour disposer d’un collège. Et à Poncin comme ailleurs, ce 8 mars 2012, ainsi qu’il a été ordonné planétairement par les forces du Bien, il faut célébrer la femme. Non pas parce qu’elle est « l’avenir de l’homme », comme le pensait un poète qui, par ailleurs, préféra les garçons à la fin de son existence, mais parce qu’elle est son égale, ce qui est plus modeste et moins poétique mais incon-testablement plus nécessaire à promouvoir. Il est vrai que quand un homme est mal payé, déloca-lisé, sans domicile fixe, affamé, battu, violé, massacré, c’est sou-

vent pire s’il est une femme. Flora Tristan, qui est au féminisme post-moderne ce que Karl Marx est au programme de François Hollande, un très lointain remords, l’avait déjà dit il y a un siècle et demi : « L’homme le plus opprimé peut opprimer un être, qui est sa femme. Elle est la prolétaire du prolétaire. » reste à savoir ce qu’elle aurait pensé, cependant, de ces vingt-quatre petites heures annuelles qui servent surtout à préserver la bonne conscience généralisée.

Mais revenons à Poncin, dans l’ain, en ce 8 mars 2012, et à son collège qui voit arriver au matin

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sociéTé • actualité

une gracieuse théorie d’adoles-centes âgées de 13 à 15 ans. Elles ont décidé de célébrer à leur manière cette Journée de la femme. Non, elles ne sont pas munies d’affiches, dessins et édi-fiantes brochures destinées à une exposition citoyenne dans le foyer socio-éducatif ou le CdI de l’éta-blissement. Figurez-vous qu’elles sont venues… en jupe ! Eh oui, des jeunes filles en jupe… C’est fou, non ?

la provocation est insoute-nable. la direction réagit vive-ment et leur demande, littéra-lement, d’aller se rhabiller. les jeunes filles répondent vertement et on leur intime alors l’ordre de profiter de la récréation de 10 heures pour retourner chez elles se changer. l’affrontement va durer toute la journée.

les jeunes filles persistent dans leur refus et reçoivent le soutien d’une partie des enseignants. Peut-être certains d’entre eux avaient-ils l’impression de vivre dans « un monde réellement ren-versé », selon la belle formule de guy debord : des jeunes filles s’habillent en jeunes filles lors d’une journée officiellement consacrée à la femme et ce sont elles qui se retrouvent sur le banc des accusées. Peut-être d’autres se sont-ils souvenus du charmant film de diane Kurys, Diabolo Menthe, qui racontait la vie de deux sœurs dans un lycée parisien des années soixante à l’époque où c’était le port du pantalon et en particulier du jean qui était proscrit, ce qui donne à médi-ter sur la rapidité des retourne-ments historiques et fait penser que le puritanisme est toujours le même, seuls ses codes variant avec les saisons. À l’époque de Diabolo Menthe, le pantalon était jugé scandaleusement moulant, dévoilant les courbes pubescentes des jeunes filles en fleurs, qui revendiquaient de surcroît, par le port d’un vêtement initialement masculin, une égalité qui tardait à venir. aujourd’hui, ce sont la jambe dénudée, la récupération assumée de la féminité, le désir de plaire sans passer pour une salope qui affolent le système.

Mais il ne fallait pas, Mesde-moiselles, confondre Journée de la femme et Journée de la jupe. la Journée de la jupe, l’association « Ni putes ni soumises » a décidé que ce serait le 25 novembre. Il ne faut pas mélanger. un mau-

vais esprit pourrait faire remar-quer qu’il est certainement plus agréable de se promener en jupe quand le printemps approche plutôt que dans les premiers fri-mas de l’automne, mais on aura bien compris qu’il s’agit de sym-bole, et qu’il ne faut pas rire avec les symboles. Votre corps n’est pas à vous, ne rêvez pas, jeunes filles : il est un enjeu politique, social, sociétal, religieux. Vous n’êtes plus libres de rien, même pas de pas-ser « vive et preste comme l’oiseau / à la main une fleur qui brille / à la bouche un refrain nouveau » dans une allée du luxembourg.

Pourtant, quelqu’un a dû rire dans cette affaire, ou au moins sourire. Certainement pas Flora Tristan : elle aurait plutôt pleuré de voir ses combats fondateurs oubliés dans un monde tatillon, moralisateur, kafkaïen.

Non, celui qui a dû rire depuis sa tombe, c’est l’écrivain qui a donné son nom au collège de Poncin. Il s’agit de roger Vailland. Il faut croire que ceux qui baptisent les établissements scolaires ne lisent pas, ou peu. roger Vailland, mort en 1965, était un écrivain commu-niste. Son style, qu’il définissait comme un mélange du Cardinal de retz et de la Série Noire, rend sa lecture aussi plaisante que celle de roger Nimier. Vailland est ainsi le seul exemple de hussard rouge. rouge mais aussi libertin. Il a consacré au sujet quelques brillants essais, comme Le Regard

froid ou Éloge du cardinal de Bernis. Quant à ses Écrits Intimes, un gros volume posthume, il n’est pas cer-tain qu’entre les éloges provoca-teurs de Staline et les récits sur la manière dont sa femme lui rabat de jeunes proies, il trouverait aujourd’hui asile sous la couver-ture au liseré rouge de gallimard.

On préfère, pour notre part, qu’un collège s’appelle roger-Vailland plutôt que Michel-Colucci. Mais nous ne sommes pas certains que l’influence méphitique du fantôme de Vailland ne soit pas la principale cause du moment de folie de jeunes filles qui se sont rappelé, un matin de mars, qu’elles étaient des jeunes filles. C’est-à-dire, avant tout, de la poésie en mouvement, selon Vailland lui-même dans La Loi : « Elles portent des robes de linon, citron, émeraude et géranium, chacune gonflée par trois jupons superposés ; quand l’une des jeunes filles trouve un prétexte pour courir quelques pas et se retourner brus-quement, la robe, obéissant aux lois de la gravitation, s’ouvre comme une corolle et laisse entrevoir les den-telles blanches des trois jupons. »

À y réfléchir, dans cette histoire, les filles de Vailland ont donné de la Journée de la femme la seule interprétation politique qui puisse convenir aujourd’hui : la séduc-tion, la couleur, le mouvement, le jeu. •

Journée de la femme : « séduction, couleur, mouvement, jeu ».

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après les tueries de toulouse et de montauban, il faut regarder en face l’antisémitisme viscéral de certains jeunes Français. ianniS rodEr

lE mardi 20 mars 2012, dans des établissements scolaires de banlieue, des élèves ont protesté contre la minute de silence à la mémoire des enfants et du profes-seur juifs assassinés par Mohamed Merah, et parfois même, comme ce fut le cas à Saint-Ouen (93), refusé de l’observer. « On ne fait pas de minute de silence pour les enfants de Palestine ! », a-t-on entendu à Saint-denis comme à Bobigny, ou encore : « Il y a des enfants qui meurent partout dans le monde, comme par hasard, pour ceux-là on fait une minute de silence… », appréciations ponctuées de « Moi, j’aime pas les juifs »… Ces com-mentaires fleurissent aujourd’hui sur Twitter et autres réseaux sociaux. Certains élèves, inca-pables de prendre conscience de la portée de leurs paroles, ont été jusqu’à affirmer : « Ils étaient juifs, mais c’étaient quand même des enfants… », ce qui est assurément moins terrifiant que « On s’en fout, c’étaient des juifs ».

Ce sont des paroles d’adoles-cents de France, face à un drame inédit dont la violence, pensait-on, avait bouleversé tout le pays. Bien sûr, est-il besoin de l’écrire, il n’y a pas un assassin qui som-meille en chacun de ces jeunes : juste un antisémitisme si pré-gnant qu’il aveugle et fait perdre toute capacité d’empathie. Mais pour envisager des réponses cohé-

Pendant la minute de silence, la parole se libère

rentes et coordonnées, il faudrait d’abord accepter de voir cette réa-lité ; or, les optimistes et les naïfs s’y refusent, préférant mettre ces mots terribles sur le compte de provocations sans lendemain ou y entendre l’expression d’un malaise social, quand ils ne décrètent pas que ce sont-là des élucubrations, surinterprétations et autres fantasmes d’idéologues – tant il est vrai que l’idéologue, c’est toujours l’autre.

En avril 2002, il y a dix ans exactement, Le Monde publiait la lettre d’un professeur d’his-toire exerçant en banlieue, titrée « antisémitisme à l’école ». En octobre de la même année, dans Les Territoires perdus de la République, ouvrage dirigé par Emmanuel Brenner, un collec-tif d’enseignants témoignait du développement inquiétant, dans les collèges et lycées de certaines banlieues françaises, de l’antisé-mitisme et, plus largement, d’une vision binaire du monde dans laquelle les harkis sont des traîtres,

les homosexuels une aberration, le sexisme une évidence.

l’accueil du livre fut des plus glacials. Pour nombre de com-mentateurs, d’intellectuels et de journalistes, les situations décrites dans Les Territoires per-dus étaient des cas isolés ou des épiphénomènes, voire le fruit des élucubrations tendancieuses de pessimistes ou de paranoïaques – qu’on ne qualifiait pas encore d’« islamophobes ».

depuis, beaucoup se sont ingéniés à ne rien voir, à ne rien entendre – et, bien entendu, à ne rien dire. En dix ans, les signaux d’alarme n’ont pas manqué, du rapport Obin1 à celui du Haut Conseil à l’intégration sur la laïcité à l’école2, en passant par de multiples témoignages d’en-seignants et l’assassinat d’Ilan Halimi qui paya de sa vie le fait d’être juif.

En mars 2012, des jeunes hommes ont été froidement abat-tus parce qu’ils étaient des soldats français ; des enfants et un jeune professeur de 30 ans ont été tués à bout portant parce qu’ils étaient juifs. Que faut-il de plus à tous ceux qui s’obstinent à ignorer que certains jeunes Français, rejetant la république et ses valeurs, sont animés par un antisémitisme vis-céral ? Combien de morts encore pour éveiller la conscience de ceux qui propagent le même dis-cours lénifiant depuis dix ans ? Il y a dix ans, Mohamed Merah avait 13 ans ; il était élève au collège Ernest-renan. •

1. « les signes et manifestations d’appartenance religieuse dans les établissements scolaires », rapport au ministre de l’Éducation nationale présenté par Jean-Pierre Obin, juin 2004.

2. « les défis de l’intégration à l’école », recommandations du Haut Conseil à l’intégration au Premier ministre relatives à l’expression religieuse dans les espaces publics de la république, 20 mars 2011.

iannis roder est professeur d’histoire-géographie. auteur de Tableau noir, la défaite de l’école (Denoël, 2008), il enseigne en Seine-Saint-Denis depuis quinze ans.

à Saint-Denis :« On ne fait pas de minute de silence pour les enfants de Palestine ! »

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trop payés, trop médiatisés et trop mauvais sur le terrain, les joueurs de ligue 1 ne sont pas à plaindre et ne le seront toujours pas s’ils paient plus d’impôts.david dESGouillES

« NON les footballeurs ne sont pas trop payés » : c’est par cette pro-clamation, publiée dans Le Figaro du 22 mars, que Frédéric Thiriez a réagi à la proposition de François Hollande de créer une tranche d’impôt à 75 % pour les revenus annuels supérieurs à 1 million d’euros ; le président de la ligue professionnelle de football se désolait aussi du fait que Nicolas Sarkozy se désintéressait de la cause des footballeurs, préférant se soucier du sort des entrepreneurs1.Thiriez a pris sa plume de Calimero : c’est trop inzuste de s’en prendre à ses pauvres footballeurs moins bien payés que les golfeurs et basketteurs américains ou que les pilotes automobiles allemands – justifier un culot monstre par un toupet d’acier, la ficelle est un peu grosse. Il rappelle donc que les footballeurs français affrontent en Coupe d’Europe des anglais, Espagnols et allemands encore mieux payés qu’eux . Ce qui est parfaitement exact, mais Thiriez veut-il dire que plus on gagne d’argent mieux on joue ? Cela doit être ce qu’on appelle les « valeurs du sport ». du reste, nos pauvres footballeurs injustement traités d’enfants gâtés jouent aussi contre d’encore plus à plaindre qu’eux. des Chypriotes, par exemple. l’aPOEl Nicosie, qui a éliminé l’Olympique lyonnais de la ligue des champions, est doté d’un budget annuel de 10 millions d’euros, équivalent à celui d’une équipe de ligue 2 française – et somme qui représente à peine le double du revenu annuel du seul Yoann gourcuff, remplaçant à lyon. alors que Thiriez nous par-

Pauvres footballeurs !donne de ne pas sortir les mou-choirs quand, évoquant la « tragi-comédie de Knysna », il brandit le « deux poids-deux mesures ». rappelons que, durant la Coupe du monde de football, des mil-liardaires en short refusèrent de s’entraîner devant les caméras du monde entier. Et pourtant, il ose : « Mais y a-t-il une éthique à géomé-trie variable entre le football, où la moindre faute suscite un tsunami médiatique, et les autres secteurs de la société où l’erreur est tolérée voire masquée ? » d’une part, il nous a échappé que les footballeurs étaient les seules victimes de tsu-namis médiatiques. d’autre part, les protégés de Frédéric Thiriez tirent toute leur légitimité de leur hyper-médiatisation et il ne fau-drait les montrer que quand ils marquent – ce qui a été fort rare en afrique du Sud ?

Pour conclure en beauté, Thiriez traite ses contradicteurs de quasi-racistes. Si on en veut à l’argent des footeux, c’est par jalousie. On ne supporte pas que le sport de haut niveau, dernier refuge de l’ascenseur social, cata-pulte au sommet des jeunes des quartiers, souvent « blacks » et « beurs2 ». les pauvres sont de très bons contribuables ne deman-dant pas le moindre régime dérogatoire – on l’a vu quand le milieu du football s’est bruyam-ment lamenté après l’annonce de la suppression du dIC (droit à l’image collective3) par roselyne Bachelot, conformément aux préconisations de la Cour des comptes qui avait dénoncé l’inef-ficacité de cette coûteuse niche fiscale. Enfin, si on cessait de raconter aux enfants des quartiers populaires que le foot et le basket sont les seules voies de la réussite qui leur sont ouvertes, on ne s’en porterait pas plus mal.

Il y a vingt ans, nos footbal-leurs gagnaient moins et jouaient mieux. l’union européenne n’avait pas encore dérégulé le sport professionnel en interdi-sant toute limitation du nombre de joueurs étrangers par club. la possibilité offerte aux joueurs

d’aller jouer partout sans aucune restriction a généré une concur-rence effrénée qui s’est traduite par l’explosion des salaires et des montants des transferts – mais aussi par les déficits croissants des clubs : 130 millions d’euros de déficit cumulé pour le foot-ball français, beaucoup plus en Espagne et en angleterre où les clubs s’endettent pour verser des sommes pharaoniques à des joueurs. Jean-luc gréau, qui a expliqué dans ces colonnes que les banques et les groupes du BTP espagnols étaient intimement liés aux clubs de foot, annonçait une rapide explosion de la bulle foot-ballistique.

Thiriez croit s’en tirer avec des âneries du genre : « Ce ne sont pas les footballeurs qui ne sont pas assez payés, ce sont les Français qui ne le sont pas assez. » Il ferait mieux d’anticiper la crise qui frappera inéluctablement le football pro-fessionnel à brève échéance. au lieu de flatter l’instinct merce-naire des joueurs, il devrait leur tenir un langage de vérité et les préparer à des temps moins généreux en matière sonnante et trébuchante. Et plutôt qu’en-courager les clubs à s’endetter, il devrait réclamer le retour à la régulation qui prévalait avant les funestes décisions européennes. l’amoureux du foot que je suis retrouvera peut-être des raisons d’admirer les joueurs quand il ne les soupçonnera plus de rêver à un autre club – et à un autre salaire – alors qu’ils viennent tout juste d’intégrer son équipe favo-rite. •

1. le président de la république avait jugé « choquants » les revenus des footballeurs professionnels, en janvier 2010 au cours de l’émission « Paroles de Français ».

2. les guillemets sont de Thiriez et non de votre serviteur.

3. le droit à l’image collective (dIC) permettait aux clubs de reverser à certains joueurs une partie des retombées financières des ventes de maillots, droits télé, sponsoring, dans des conditions fiscales très avantageuses. Ce régime a été supprimé par l’assemblée nationale en 2010.

Thiriezferait mieux d’anticiper la crise qui va frapper le football professionnel.

Frédéric Thiriez, président de la Ligue de football professionnel depuis 2002.

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dossier • si j’étais président

Nicolas SarkozySi j’étais président

ne voter pour personne, c’est la garantie de ne pas être trahi. mais aussi celle de ne pas être représenté. éliSaBEth lévy

JE l’avoue, j’aime être courtisée, même si pour cela, on me raconte quelques bobards. du reste, avez-vous déjà vu un dragueur s’en tenir à la stricte vérité ? Imaginez le succès qu’aurait le goujat qui, à la question fondamentale « J’ai grossi, non ? », répondrait « Oui, il me semble que tu as pris quelques bourrelets, d’ailleurs, ce n’est pas terrible » : il risquerait d’être promptement renvoyé à ses chères études. Comme l’explique drôlement Cyril Bennasar, tout homme qui aime les femmes comprend qu’elles ont beau affi-cher leur exigence de vérité avec une conviction de fer, malheur à l’imprudent qui prendrait ces pro-clamations au pied de la lettre. Il en va ainsi pour les promesses : on sait bien qu’elles n’engagent que celles qui y croient, et pourtant, il suffit qu’un godelureau parle de week-end à Venise, et on se rue dans les magasins pour acquérir la douzaine de robes indispen-sables à la réussite du projet. Si

Ne tirez pas sur l’abstentionnisteon ne voit jamais la couleur des gondoles, au moins on n’aura pas tout perdu.

Encore faut-il ne pas trop en faire : la séduction est un art qui exige nuance et dosage. Même quand on n’y croit pas, la pro-messe doit être vaguement cré-dible. Par exemple, le type qui vous jure qu’il va quitter sa femme l’œil rivé sur sa montre tellement il a peur de se faire pincer s’il est en retard pour le dîner se rapproche plus du licen-ciement à effet immédiat que de la déclaration. le plus impardon-nable, en amour, n’est pas de men-tir, mais de nous prendre pour des imbéciles.

Eh bien, nous dit Bennasar, en politique c’est pareil : le peuple veut bien qu’on l’enfume un peu, pas qu’on le prenne pour un con. Si le prétendant à nos faveurs électorales semble lui-même ne pas croire à son boniment, s’il ne se donne pas un peu de mal pour nous convaincre que cette fois « c’est du sérieux », ça ne prend pas. ainsi, pour laurent dandrieu, Sarkozy, c’est fini : plus question, dit-il, de se laisser avoir par de belles paroles. En revanche, pour Charles Consigny, ça ne fait que commencer. l’amour aveuglerait-il ? Faut-il mettre son enthou-siasme au compte de la jeunesse ? En tout cas, s’il ne reste qu’un sarkozyste, nous l’avons trouvé.

revenons à notre leçon de drague. Ne croyez pas qu’on exige l’amour, ni même des preuves d’amour, juste quelques signes qui permettent à chacun de se racon-ter les histoires qu’il lui plaira, et de caresser le minuscule espoir que oui, cette fois sera la bonne. le candidat, pour être l’élu de mon cœur d’électeur, doit tenter de me persuader qu’il fera ce qu’il dit, ou au minimum qu’il croit qu’il le fera – par exemple en expliquant pourquoi il ne l’a pas fait depuis cinq ans qu’il est à l’Élysée ; ou encore en me démontrant que la création d’emplois subventionnés et l’adoration du « modèle social » français, qui horripile georges Kaplan, sont compatibles avec l’engagement claironné de retour à l’équilibre budgétaire en 2017. au moins Jean-luc Mélenchon joue-t-il cartes sur table. de bons esprits épris de calculettes ayant évalué le coût de son programme à 130 milliards, la nouvelle star, dont Jérôme leroy et Théophane le Méné et andré Sénik analysent la popularité montante et dis-sèquent le discours, ne se démonte pas et précise, ligne par ligne, où il trouvera l’argent : dans les poches des « riches » pardi ! Et en plus, on se dit qu’il le ferait, le bougre ! On peut trouver, disons « excessifs » pour être polie, les moyens qu’il se propose de mettre en œuvre, mais au moins, il en a, et ça, ça fiche

Enfumage.« Le peuple veut bien qu’on l’enfume un peu, pas qu’on le prenne pour un con.»

Pierre-Auguste Renoir, le pêcheur à la ligne, 1874.

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si j’étais président • dossier

peut-être la trouille au bourgeois, mais ça plaît au populo autant qu’aux femmes.

Quoi qu’il en soit, pendant les élections, le peuple est roi. Jamais, peut-être, il ne l’a autant été que pendant cette campagne 2012, comme le montre laurent Bouvet, auteur d’un essai remarqué qui l’inscrit clairement dans la gauche républicaine, Le Sens du peuple (gallimard), et que nous nous réjouissons d’accueillir dans ces colonnes. Encore faut-il savoir de quel peuple on parle, car chacun a le sien, observe Bouvet. Certes, le peuple c’est moi, comme disait l’autre. Mais celui que tout le monde a lorgné avec des yeux de Chimène, c’est cette France invi-sible et inaudible entre les cam-pagnes électorales, cette France des catégories populaires qui vit loin des caméras et des centres-villes – et qui, selon une étude Ipsos, représenterait 48 % de l’électorat. autrefois, c’était elle le peuple de gauche, mais la gauche l’a plaquée, lui préférant la « coalition arc-en-ciel » – jeunes, femmes, immigrés, minorités – qui, selon Terra Nova constitue la France de demain. autant dire qu’à chaque élection,

elle a l’impression de se faire cocu-fier. reine d’un jour, c’est chouette, mais ça ne nourrit pas son homme.

Qu’inventera la France d’hier et d’ailleurs, cette fois-ci, pour se rappeler au bon souvenir de ses élites ? de ce point de vue, le vote le Pen est en partie démonétisé : la rançon de la dédiabolisation voulue par la candidate, c’est qu’on ne vote plus FN simplement pour dire « Merde ! ». reste à savoir comment on dit « Merde ! », en langue électorale. S’il pense que le Pen et Mélenchon sont des candidats « antisystème » insti-tutionnels, l’électeur en révolte n’aura guère d’autre choix que l’abstention – qu’on annonce mas-sive. À moins qu’il décide d’en-voyer Philippe Poutou et Nicolas dupont-aignan au deuxième tour – ce serait farce... C’est que le Français n’est pas une fille facile. Il veut qu’on lui raconte de belles histoires auxquelles il ne croit pas ; il n’aime pas la façon dont il est gouverné, mais redoute que le pays soit ingouvernable ; il pense que râler est un droit de l’homme, tout en détestant ceux qui cèdent aux râleurs. allez vous faire élire avec ça !

En attendant, la France s’ennuie. Sauf que, cette fois, ce qui l’attend n’est pas un joyeux monôme étu-diant, mais une longue période durant laquelle l’unique horizon sera le désendettement de l’État – exaltant, non ? Peut-on en conclure avec antoine Menusier que le pays a envie d’union natio-nale ? Certes, nous adorons que Papa et Maman restent copains après leur divorce – d’où le ravis-sement suscité par l’annonce d’un meeting royal-Hollande. Mais cette union nationale qui acterait le fait qu’une seule politique est possible n’est pas très engageante quand on aime le bruit et la fureur du combat des idées.

le premier parti de France sera-t-il celui des abstentionnistes ? Si tel était le cas, cela signifierait que, pour nombre de Français, le seul moyen de dire ce qu’ils ont à dire est de ne rien dire. Ce serait fâcheux pour le nouveau Président qui ne disposerait que d’une légitimité limitée. Ce serait aussi une très mauvaise nouvelle pour la démocratie. Or, aussi imparfaite et déprimante soit-elle, nous n’avons pas mieux en magasin. •

abstention.« Le premier parti de France sera-t-il celui des abstentionnistes ?»

Le palais de l’Élysée.

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Jamais, pendant une campagne présidentielle, on n’avait tant discouru devant les usines. une fois de plus, pourtant, ouvriers et chômeurs fourniront les gros bataillons des abstentionnistes. quelques semaines de compassion ne font pas le printemps des prolétaires.laurEnt BouvEt

Il fallait s’y attendre, la campagne présidentielle a remis le peuple à l’honneur. Cette année, on n’avait pas le choix, il fallait lui parler, au peuple. À droite, Nicolas Sarkozy a dû souquer ferme pour tenter de séduire une nouvelle fois la « France qui se lève tôt », échau-dée par les promesses non tenues de 2007. À gauche, trois défaites présidentielles consécutives, lar-gement dues au refus massif des catégories populaires de voter pour le candidat-du-camp-du-pro-grès, ont montré que leur recon-quête était indispensable. Quant au Front national, il entend bien, nouvelle candidate au vent, laver l’affront infligé en 2007 par Sarkozy qui avait siphonné une partie du vote populaire frontiste.

Ce « retour au peuple » pro-clamé d’un bout à l’autre de l’échiquier politique suffira-t-il à mobiliser la France invisible et inaudible des grandes périphéries urbaines, dont il a beaucoup été question dans la campagne ? les candidats auront-ils convaincu en enchaînant les figures imposées d’une campagne « populaire » ? Ou l’agitation constante, par l’édi-

Tous candidats du peuple ?

laurent Bouvet est professeur de science politique à l’université de Versailles. il enseigne à Sciences Po Paris. il vient de publier Le Sens du peuple, Gallimard.

tocratie parisienne, du « danger populiste » aura-t-elle eu raison des meilleures volontés – auquel cas c’est l’abstention qui, au bout du compte, mettra tout le monde d’accord par le vide ?

En attendant que les urnes parlent, il n’est pas inutile de recenser les multiples usages du peuple observés durant cette cam-pagne 2012.

Premier constat : à l’exception d’Eva Joly, qu’on n’avait pas dû informer qu’elle était candidate à l’élection présidentielle fran-çaise, pas un candidat ou presque qui ne se soit, à un moment ou à un autre, proclamé « candi-dat du peuple » ! Certains de manière grossière, d’autres plus subtilement, tous ont déclaré leur flamme aux masses, montrant

qu’ils avaient reçu cinq sur cinq le message selon lequel cette élec-tion si particulière est bel et bien, depuis 1965, la rencontre entre un homme (une femme si on y tient) et un peuple, le peuple français.

Toutefois, ce qui est en jeu, ce n’est pas seulement le peuple démocratique, si l’on peut dire. dans cette campagne, chaque can-didat a choisi « son » peuple. Celui de Nicolas Sarkozy est plus eth-nique et moins social qu’en 2007, car pour dissimuler le piètre bilan présidentiel derrière la stratégie dite des « valeurs » forgée par Patrick Buisson, il fallait dépla-cer le combat sur le terrain anti-multiculturaliste de façon à faire tomber la gauche dans tous les pièges et, par la même occasion, récupérer le plus de voix possible côté FN.

le « peuple » de Marine le Pen est lui aussi identitaire, mais avec une forte dimension sociale, l’idée stratégique étant de répondre à toutes les insécurités, écono-miques, sociales et culturelles du « petit Blanc ». Celui de Jean-luc Mélenchon est le « peuple de gauche » dont il essaie de faire revivre les grandes heures dans la ferveur de grands rassemblements en plein air et grâce à une rhéto-rique révolutionnaire ; personne n’est dupe : c’est la puissance encore vivace du moteur communiste et cégétiste qui fournit à chaque fois le gros des troupes. le « peuple » de François Bayrou est plus incertain. On croit voir poindre, au fond de sa rhétorique, le peuple républi-cain classique, celui de la néces-saire union face aux menaces qui s’amoncellent sur le pays. las, rien, ni son programme d’austérité ni son discours moral parfaitement rôdé, ne paraît faire prendre corps sur la scène politique au peuple invoqué par le leader centriste. Peut-être les Français veulent-ils, malgré tout, rêver un peu.

Laurent Bouvet. Photographie : Hannah Assouline.

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si j’étais président • dossier

un usage (très) maîtrisé en 2007, la visite d’usine est devenue un must de toute campagne sensibi-lisée-au-sort-du-monde-ouvrier, c’est-à-dire aux délocalisations, à la désindustrialisation et donc finalement… au peuple : le seul, le vrai, l’unique, le populaire !

Mais là encore, le fond du pro-pos a été noyé par la saturation d’images. Car à force de visiter des usines tous les jours ou presque, comme l’a fait, par exemple, le candidat du PS en janvier, les prétendants ont non seulement épuisé l’effet de surprise, mais cessé d’éveiller le moindre inté-rêt. À l’évidence, ce trop-plein de déjà-vu a rapidement lassé nos concitoyens qui, dans le même temps, comprenaient très bien que le sauvetage industriel, sans même parler de la « réindustriali-sation », était quasiment devenu une mission impossible : il leur suffisait pour s’en convaincre d’entendre les injonctions bruxel-loises à la concurrence, celles de l’OMC à l’ouverture et celles des marchés financiers à la ren-tabilité, abondamment relayées par les journaux télévisés. Si les élites l’ignorent, le « populo », lui, sait bien que la seule ques-tion politique essentielle est de savoir si on ose ou non une profonde rupture avec l’union européenne et la mondialisation telles qu’elles vont. C’est là qu’ont tapé Montebourg, Mélenchon ou le Pen, chacun à sa façon mais tous en prononçant le mot tabou – « protectionnisme ». Parce que c’est là où ça fait mal.

une fois le pic de la crise euro-péenne passé et les visites d’usine terminées (ou déléguées aux lieu-tenants des candidats), l’insécurité économique et sociale générée par la mondialisation a prati-quement disparu des discours de campagne. l’ennui, c’est qu’elle préoccupe au plus haut point les catégories populaires. dans ces conditions, il n’est guère étonnant que la passion politique paraisse avoir cédé le pas à l’ennui. Et il est fort possible que, cette fois, ce soit l’abstention-record qui fasse office d’électrochoc politique.

l’enfer de la France péri-urbaine

Cette France inquiète que Le Monde avait qualifiée d’« invi-sible », Christophe guilluy et Brice Teinturier l’appellent la « France périphérique fragile » et, dans une récente enquête menée pour Ipsos, estiment qu’elle repré-sente 48 % de la population. C’est elle qui s’abstient massivement et semble ne plus rien attendre de la politique. Elle dont on a fini par parler – en l’identifiant au peuple. au moins Nicolas Sarkozy a-t-il reçu le géographe guilluy que Buisson a lu et apprécié1. Encore faudrait-il savoir ce qu’on a à lui proposer, à cette France : l’exten-sion du domaine du référendum, le durcissement du droit de la nationalité, le refus du mariage homosexuel, des mesures spec-taculaires et médiatiques contre les musulmans radicaux ? rien, en tout cas, qui soit à la hauteur de son malaise. Hurler contre

reste le « peuple » de François Hollande, dont il faut bien recon-naître qu’on n’en a pas entendu beaucoup parler. À part au Bourget, fin janvier, Hollande a choisi de faire une campagne de front runner, sans aspérités ni prise de risque, sinon celui d’abandon-ner l’espace situé à sa gauche à Mélenchon, comme s’il lui avait confié par défaut le « peuple de gauche ». Étrangement, Hollande, qui se réclame souvent de François Mitterrand, n’en a pas retenu le principal enseignement : au premier tour, on rassemble son camp, le plus largement possible. On dirait qu’à l’instar de Jospin en 2002, il a choisi de faire dès le début une campagne de second tour, alors qu’il aurait pu et dû aspirer les voix de gauche qui ont finalement trouvé en Mélenchon l’expression de leur inquiétude en même temps que de leur espoir. En réalité, plutôt qu’au peuple, Hollande (comme Eva Joly, d’ail-leurs) s’est adressé à la société, une société composée d’individus, de groupes et de minorités auxquels il faut parler dans leurs langages respectifs de leurs préoccupations respectives – d’où la multiplica-tion des « événements » calibrés et ciblés vers chaque segment du « marché électoral ». le problème, c’est qu’on n’élabore pas un projet politique en partant de la sociolo-gie supposée de son électorat : la politique, au contraire, consiste ou devrait consister à construire un électorat à partir d’un projet. résultat : une campagne atone, quasi inaudible, essentiellement marquée par les innovations techniques et tactiques comme le porte-à-porte, le stand-up, la maî-trise des réseaux sociaux, etc. Mais pour dire quoi ? Pour mobiliser qui ? alors qu’on annonce une forte abstention, en particulier dans les catégories populaires, que vaut une « belle » campagne sur le papier ou sur la Toile ?

la visite d’usine, ç’a eu payé…

dans la série d’images pieuses qu’on collera dans nos albums figureront en bonne place celles des candidats arpentant une usine, coiffés de casques de pro-tection et vêtus de blouses, fei-gnant de s’intéresser, ici à la manière d’emboutir une pièce, là à la façon de coudre en 5 secondes ces deux morceaux de tissu. En effet, depuis que Sarkozy en a fait

L’abstentionfera-t-elle office d’électrochoc politique ?

Meeting de François Hollande.

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dossier • si j’étais président

les corps intermédiaires de l’État et du syndicalisme ne suffit pas, surtout quand on a mené une politique avant tout favorable à son camp politique et à ses « amis » patrons, de Henri Proglio à Martin Bouygues en passant par Vincent Bolloré et arnaud largardère.

la chasse aux musulmans, ver-sion le Pen, n’a pas davantage séduit le chaland cette année. Cette France oubliée ne veut pas voir son mode de vie changer à coups de viande halal, de prières de rue ou de burqas et a été saisie d’effroi par la violence extrême d’un Mohamed Merah. Pourtant, on dirait que la thématique de la peur n’embraye plus. la ferme-ture des frontières et des écou-tilles proposée par le FN apparaît comme une preuve de recul et de faiblesse. Certes, le peuple ne se sent pas en sécurité, mais il n’a pas peur, en tout cas, il n’est pas peu-reux. Et il n’aime pas qu’on l’accuse de l’être. Hollande ou Mélenchon ont-ils mieux à proposer ? Sur la mondialisation et la remise en cause de ses conséquences, l’avantage est à Mélenchon, qui séduit les fonctionnaires, toutes catégories confondues, et tous ceux qui se désolent du recul de l’État et de la mort lente du ser-vice public à la française – en somme, ceux qu’Hollande n’a pas su convaincre. En effet, après avoir fait quelques pas en direc-tion de cette France périphérique, le naturel socialiste des trente der-nières années est revenu au galop et le candidat s’est presque exclu-sivement adressé au « peuple » version Terra Nova – coalition arc-en-ciel composée de jeunes, de préférence issus de la « diversité », de femmes, de diplômés résidents des centres-villes et de représen-tants des minorités en tous genres. les mesures dites « sociétales », censées plaire à cette « France de demain » ont été multipliées, en contradiction flagrante avec le discours républicain et unifica-teur du Bourget : droit de vote des étrangers aux élections locales, ratification de la charte des lan-gues minoritaires et régionales, suppression du mot « race » dans la Constitution, mariage homo-sexuel, etc.

combien de « people » parmi tes « followers » ?

Faute d’avoir gagné la bataille du peuple, les candidats ont

mené, avec constance et détermi-nation, celle des people, comités de soutien et raouts thématiques ayant permis à chacun de brandir ses trophées, avec une préférence marquée pour les artistes et les sportifs, plus bankables que les scientifiques et les intellectuels. Communicants et autres « res-ponsables culture » (sic) partagent la même croyance, étrange et simpliste, selon laquelle s’afficher avec des personnes « vues à la télé » impressionne le populo au point de le décider à voter pour un candidat auréolé par l’admira-tion émue des célébrités.

Chacun a les siennes. Même le Front national a tenté d’attirer quelques noms connus, mais, pour l’instant, son tableau de chasse se résume au célèbre avocat gilbert Collard. du côté de Nicolas Sarkozy, le numéro de clown involontaire de gérard depardieu lors du meeting de Villepinte comme la présence de ses soutiens de 2007 (Christian Clavier ou Enrico Macias) a mon-tré que, si le Président se présente désormais comme un cinéphile averti et un lecteur boulimique, il peine à séduire le monde du cinéma « exigeant » ou du théâtre subventionné.

la gauche a moins de pro-blèmes pour recruter intello-chic. la présence d’un Jean-Michel ribes, d’un denis Podalydès ou d’un Michel Piccoli apporte aux réunions et meetings de François Hollande une touche « qualité service public » du meilleur aloi.

le 18 mars, au Cirque d’Hiver, le candidat montrait à quel point il avait le sens du people à défaut de celui du peuple : entre cette réu-nion branchée et le grand rassem-blement populaire du Front de gauche qui se tenait à quelques centaines de mètres, sur une place de la Bastille saturée de drapeaux rouges, le contraste était éloquent.

Cette année, l’électeur bobo est particulièrement gâté : à ce carrou-sel des célébrités s’ajoute la course aux abonnés et autres followers sur les réseaux sociaux qu’il prise tant. d’importants moyens ont été investis dans cette guerre vir-tuelle qui voit les geeks de chaque camp se répondre à longueur de journée. Mais sous peine d’être tenu pour ringard, vous devez savoir que les blogueurs de 2007, désormais has-been, ont cédé la place aux twittos. Nul n’est capable de dire ce que le débat démocra-tique y a gagné, ni si cela déplace une seule voix ; en revanche, cela a permis à quelques guerriers du Net adeptes, sinon de leur langue maternelle, de l’expression en 140 signes, de se faire un nom, grâce à la presse classique, hypno-tisée par ces nouvelles pratiques qui lui font perdre tant de lec-teurs et d’argent. Quel que soit le résultat de l’élection, les ravis de la crèche numérique en seront indu-bitablement les grands gagnants.

Populiste, va !Cette campagne aura au moins

eu le mérite de démonétiser l’in-

François Hollande« a le sens du people à défaut d’avoir le sens du peuple ».

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si j’étais président • dossier

vective « populiste ! » qui, assénée par d’éminents commentateurs, suffisait autrefois à disqualifier l’adversaire. d’abord, on a enfin compris que le populisme était, plus qu’une doctrine constituée, un style politique que des can-didats pouvaient adopter sans que cela conduise aux heures-les-plus-sombres-de-notre-histoire. Ensuite, Jean-luc Mélenchon, qui était fréquemment affublé de l’épithète infamante, a habile-ment retourné l’insulte, montrant que son usage en disait plus sur les accusateurs que sur les accusés. On s’est rappelé que derrière le populisme, il y avait le populaire, qui demeure malgré tout l’indis-pensable instance de légitimation de tout pouvoir démocratique.

À force de renvoyer dos à dos Mélenchon et le Pen sous l’en-seigne populiste, les élites, en par-ticulier les élites médiatiques, ont pris la porte dans le nez, creusant leur propre impopularité plus que celle de leurs cibles. de fait, si leurs projets diffèrent considéra-blement, les leaders des « Fronts » ont bien quelque chose en com-mun : ni l’un ni l’autre ne font réellement peur, mais ils disent les choses d’une manière souvent brutale, que leurs rivaux, surtout les favoris, ne s’autorisent pas. En sorte qu’ils sont les derniers à incarner une politique vivante qui ne passe pas par l’anesthésie du langage.

En réalité, celui qui aura le plus flatté les bas instincts du peuple tout en montrant qu’il était à mille lieues de lui, c’est le président de la république. Son quinquennat l’aura contraint à un grand écart permanent entre une forme relâchement, voire d’indé-cence ordinaire, dans le compor-tement personnel comme dans la politique menée, et la volonté affichée de « parler au peuple ». grand écart fatal aux adducteurs présidentiels puisque la parole politique, pourtant ciselée au plus près des « préoccupations des Français », se sera dissoute dans des actes largement défavorables aux plus modestes d’entre eux.

un peuple d’abstentionnistes ?

Tous les cinq ans, pendant quelques semaines, le peuple, qui faisait tapisserie loin des pro-jecteurs, devient la reine du bal : le cru 2012 n’aura pas dérogé à la règle. Sauf que cette fois, on

dirait bien qu’aucun prétendant ne lui fait vraiment tourner la tête. Courtisé avec insistance, le peuple pourrait bien bouder et se réfugier massivement dans l’abstention. Non, je ne danse pas. les acteurs du cirque électo-ral – sondeurs, commentateurs et équipes de campagne – n’ont pris conscience du danger que fort tard, dans les derniers jours de mars. On a alors découvert que ce peuple qu’on avait tant câliné pré-parait peut-être un coup fourré d’un nouveau genre : de fait, ce sont les ouvriers, les pauvres et les relégués qui paraissent le plus tentés par la grève électorale. la perspective d’une victoire avec 51 % des suffrages exprimés et 30 % d’abstention devrait pour-tant inquiéter ceux qui briguent la magistrature suprême. Quelle légitimité un pouvoir aussi mal élu pourrait-il revendiquer pour entreprendre des réformes néces-sairement déplaisantes pour cer-taines catégories ?

depuis 2002, la gauche a beau-coup gagné grâce à l’abstention : toutes les élections locales et européennes en fait. la droite, elle, a souvent perdu à cause du FN, dans des triangulaires de second tour. Tant qu’elle était aux affaires au niveau national, elle pouvait s’en accommoder. une victoire de la gauche en mai et juin changerait complètement la donne. Pour la droite, en tout cas pour une partie d’entre elle,

l’alliance avec le FN serait la seule issue. On assisterait alors à une vaste redistribution des cartes et des pouvoirs. après une victoire emportée de justesse et entachée d’une forte abstention en 2012, la gauche pourrait subir une sévère défaite lors des élections locales de 2014, perdant ainsi l’implan-tation locale qui a fait sa force depuis des années. une force en trompe-l’œil, à vrai dire, car elle a beau aligner un nombre impres-sionnant d’élus et de collectivités, elle se révèle incapable de mobi-liser massivement les Français, même contre un Sarkozy au bout du rouleau.

le quinquennat qui s’achève montre qu’on peut être un excellent candidat et un très mau-vais président. Cette année, il est possible qu’un candidat, disons peu convaincant, soit vainqueur. Mais les conditions de l’élection de François Hollande risquent alors de rendre très difficile sa présidence. dans un tel contexte, on se rappellera que l’adhésion du peuple n’est pas seulement un ornement électoral, mais la garan-tie d’une légitimité politique per-mettant d’agir dans la durée. Si cette adhésion lui fait défaut, alors rien ne sera possible, du moins pas grand-chose. Et pas grand-chose à gauche, ce n’est pas assez. •

1. Voir l’article de Michèle Tribalat, « Clichy-Montfermeil, c’est la France », Causeur Magazine n° 45, mars 2012.

★ laurent Bouvet, Le Sens du peuple. La gauche, la démocratie, le populisme, le débat/Gallimard, 2012.

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En amour, comme en politique, il est de tradition masculine de promettre plus qu’on ne peut offrir. chacune sait à quoi s’en tenir. mais gare à celui qui croit qu’on peut indéfiniment raconter n’importe quoi.cyril BEnnaSar

J’aI un truc qui fait enrager les filles. J’ai un cœur, mais il est d’abord politique. les décla-rations d’amour me laissent de marbre, les scènes d’adieux me barbent mais, à la lecture de Churchill, je ne retiens pas mes larmes. Si je suis à peine humain avec les femmes pour faire l’homme, devant un leader charismatique et même empha-tique, je deviens une midinette. Vacciné contre ces mots doux aux pouvoirs magiques qui abolissent chez les dames tout discernement, je ne me lasse pas de ces mots durs qui, clamés par un tribun avec un peu de tonnerre dans la voix, endorment provisoirement mais sûrement, le plus farouche esprit critique.

Toute femme qui tire des leçons de l’expérience finit par connaître la nature des hommes. Elle connaît la valeur des promesses faites, en toute sincérité, par le can-didat au sexe – ou à une relation sentimentalo-sexuelle, pour n’ou-blier personne. Elle sait que les engagements seront impossibles à tenir pour l’heureux, une fois élu. les formules magiques, faites de mots qui figureraient en bonne place dans un dictionnaire des entourloupes, qui marient amour et éternité ou serment et fidélité ne perdent jamais rien de leur pouvoir et j’en connais peu qui préféreraient être sourdes plutôt que de les entendre, mais les filles lucides (on en trouve, même si peu d’hommes en cherchent) ont

Sexe, mensonges et politiquecompris que, dans certaines situa-tions, si la musique est douce, il ne faut pas accorder trop de crédit aux paroles. Même avec des fleurs dans la voix et l’air convaincu de qui convoite le con, quand le gland du soupirant dépasse de son col, il vaut mieux ne pas prendre ses déclarations trop au sérieux. l’avertissement pourrait figurer au fronton des écoles de jeunes filles s’il en existait encore (des écoles) et les pères responsables et inspirés devraient l’enseigner à leur fémi-nine progéniture : on peut croire un homme sur parole mais pas quand il a envie de baiser.

l’homme moyen, avare de ten-dresse parlée quand rien ne l’y oblige, ne sait plus tenir sa langue quand il poursuit un objectif ciblé, ou plutôt sait ne plus tenir sa langue quand il a appris à la tremper dans du miel pour avoir compris qu’on n’attrape pas des mouches avec du vinaigre et des filles avec des vérités trop crues. depuis que nous sommes sor-tis des cavernes et nous sommes affranchis du mariage arrangé, c’est par ce jeu où les promesses n’engagent que celles qui y croient que les hommes peuvent rencontrer les femmes. C’est par un jeu de même nature que se fait la rencontre entre un homme et un peuple et que le politicien espère devenir l’élu du suffrage universel. ainsi, dans le processus démocratique de choix du chef

que nous connaissons, le candi-dat est, le temps de la campagne électorale, le courtisan quand nous sommes les courtisés et, s’il se conduit immanquablement comme un mâle en rut, avec son lot de baratin, c’est, il faut bien le reconnaître, parce que nous sommes souvent de vraies gon-zesses. Même le plus sceptique d’entre nous est sensible au poli-ticien qui lui tend un miroir, le regarde, lui parle et le flatte, rend hommage à ses qualités et dénonce ceux qui le spolient, qu’ils soient patrons du CaC 40 ou immigrés clandestins. Même le citoyen le plus échaudé par les élections-pièges à cons finit par accorder une danse à l’homme providentiel qui promet de lui rendre justice et qui sollicite le poste pour tenir ce bel engage-ment. Nous avons tous appris que tout flatteur vit aux dépens de celui qui l’écoute : c’est pourtant au lauréat du grand concours de flatteries que nous finissons par offrir un quinquennat en palais et en jet.

Mais il y a une limite. Il arrive que la séduction tourne à la drague lourde et que le charme n’opère plus. En politique, je suis dupe au-delà du raisonnable mais pas jusqu’au mensonge éhonté. Quand on me promet la lune à moins de deux heures de trans-ports en commun gratuits, je pré-férerais être sourd. J’aime qu’on

La séduction politiquetourne parfois à la drague lourde. Le charme n’opère plus.

Richard Burton et Elizabeth Taylor, dans le film Cléopâtre de Joseph Mankiewicz, en 1963.

l’exercice de l’etat, film de Pierre Schoeller, 2011. © Diaphana Distribution

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me raconte des histoires et je suis toujours prêt à m’en laisser conter, mais je veux pouvoir espérer une fin, pas forcément heureuse, mais crédible. aujourd’hui, les lapins qui sortent des chapeaux à la dernière minute gâchent mon plaisir. J’ai beau essayer de garder la foi, je ne parviens plus à croire ces propositions, incohérentes et grossières, qui s’ajoutent chaque jour au débat, démontées dans l’heure par tous les spécialistes, censées répondre aux problèmes bien réels que connaît mon pays. Je n’attends pas le messie mais je veux garder l’espérance. Or les ficelles sont devenues trop grosses et, à entendre les préten-dants, tout semble être à portée de la main. Pour une juste répar-tition des richesses et un enri-chissement des pauvres par un appauvrissement des riches, pour retrouver une substantielle souve-raineté nationale en accord avec nos partenaires européens, pour une démocratie directe, cette fois c’est promis, pour l’abolition du racisme, du sexisme (et bientôt de l’homophobie ?) par frappes chirurgicales dans le dictionnaire et pour l’avènement de toutes sortes d’utopies, il me suffirait de bien voter. C’est trop beau pour être vrai et ce qui ne peut deve-nir réalité ne peut faire rêver. Or, comme pour une femme amou-reuse, le rêve est mon minimum indispensable.

les femmes à qui on ne la fait plus finissent par exiger des gages au prétexte qu’il n’y aurait pas d’amour sans preuves d’amour. Je pourrais en arriver là. Finirai-je par croire qu’il n’y a pas de poli-tique, qu’il n’y a que des preuves de politique et par me ranger der-rière un candidat solide, sincère et fiable, au programme réaliste mais aussi alléchant qu’un contrat de mariage ? J’en doute, je me laisserai encore avoir en beauté par des bonimenteurs gonflés car je préfère continuer à vivre dans un monde où on nous raconte des histoires, où on se raconte des histoires. Je veux garder mon cœur de jeune fille mais, pour cela, j’attends des politiciens qu’ils m’emportent en finesse, par des mensonges plausibles. À défaut, je me retirerai peut-être de la vie politique et mettrai tout mon cœur à tenter de convaincre les femmes que je n’ai qu’une parole. Et tout mon cerveau à tenter de rester crédible. •

Je suis égoïstequand la solidarité et la générosité sont obligatoires, elles s’apparentent à un vol légalisé. voilà pourquoi je ne donnerai mon suffrage à personne. GEorGES KaPlan

JE suis égoïste.Ce n’est pas que j’en sois particu-

lièrement fier, mais c’est la vérité – et j’aime la vérité. alors oui, je suis égoïste. Je pense d’abord à mon intérêt propre, à celui de ma femme, de mes enfants, de mes amis avant d’envisager celui qui est supposé être général – quelle que soit la définition que vous en donniez.

Je vis d’abord pour moi-même et pour celles et ceux qui me sont chers. Pour l’essentiel, vos classes sociales, races, religions ou

nations m’indiffèrent et passeront au mieux au second plan de mes préoccupations. le sentiment que, si ma vie a eu un début, elle aura aussi une fin est profondé-ment ancré en moi : dans le laps de temps qui m’est imparti, j’ai bien l’intention d’en profiter.

Je veux vivre. Je veux aimer, créer, faire et réussir. Je veux offrir la meilleure des vies possible aux cinq êtres humains qui com-posent ma famille la plus proche et je veux le faire par mes propres moyens. C’est important : je refuse obstinément, jusqu’à un point qui frise l’obsession, de devoir quoi que ce soit à qui que ce soit : ce que j’ai, je l’ai gagné ; ce que je n’ai pas, je ne l’ai pas mérité. appelez ça de la fierté ou de l’obstination, peu importe.

Je suis égoïste et je n’en ai pas honte, peut-être parce que vous et moi n’avons pas la même définition de ce mot : pour moi, être égoïste ne signifie pas que je me fiche du sort de mes sem-blables1. Pas du tout. Seulement,

Pour soi.« Je vis d’abord pour moi-même et pour celles et ceux qui me sont chers. »

Théodore Géricault, le radeau de la méduse, 1818-1819, musée du Louvre.

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dossier • si j’étais président

ma solidarité et ma générosité ne s’appliquent pas de manière égale à tous. Par exemple, pour mon ami Karim, qui est jordanien et musulman, je crois que je serais prêt à tout. J’aime ce type qui possède ce mélange d’intelligence brillante, de simplicité et d’huma-nité vraie qui fait que certains de mes contemporains valent à mes yeux plus que d’autres. En revanche, être solidaire d’un Jean-luc Mélenchon ou d’une Marine le Pen, pardon, c’est trop me demander. Ces deux-là, de mon point de vue, sont des êtres nui-sibles dont les idées, les motifs et les moyens ne m’inspirent que du dégoût. Je ne dis pas que, s’ils se noyaient, j’appuierais sur leur tête, mais franchement, j’hésite-rais à leur porter secours.

C’est sans doute que je n’ai pas non plus la même définition de la solidarité et de la générosité que vous. Pour moi, l’une et l’autre ne peuvent être que les fruits d’une volonté individuelle qui me conduit à unir mon sort à l’un de mes semblables ou à lui venir en aide lorsque sa situation me touche. dans ma vision des choses, la solidarité résulte d’un pacte noué entre individus libres et consentants qui entendent lier leurs destins et faire cause com-mune face aux aléas de la vie – comme au temps des premières mutuelles ouvrières. dans ma vision des choses, la générosité est une main tendue que saisira un autre homme libre, un don gratuit et unilatéral qui n’attend aucune autre récompense qu’un « merci ».

Mais lorsque la solidarité ou la générosité deviennent des obliga-tions – religieuses, légales ou les deux –, elles ne méritent plus ces noms. lorsque la solidarité et la générosité consistent à me prendre de force le fruit de mon travail pour le verser à des individus qui n’ont absolument rien fait pour mériter que je leur vienne en aide et qui, de surcroît, n’éprouvent pour moi que mépris et ressenti-ment, désolé, je ne suis plus « soli-daire » : je suis égoïste. Ce que vous désignez comme la solidarité, je l’appelle « vol légal ». Oxymore ? Seulement si l’on pense que, par définition, tout ce que fait un gou-vernement est légal. C’est le droit naturel contre le droit positif – vous me pardonnerez de penser que le premier l’emportera tou-jours sur le second.

Oui, je suis égoïste. Je suis égo-ïste parce que j’ai la conviction que ma vie n’appartient qu’à moi, parce que je suis un individu bien avant d’être un rouage dans vos grandes abstractions. Je refuse tout aussi fermement que qui-conque vive à mes dépens et de vivre aux crochets de qui que ce soit, je ne veux pas des protections obligatoires que vous m’imposez, telle l’offre mafieuse qu’on ne peut pas rejeter, je repousse de toutes mes forces votre pseudo-générosité et votre fausse soli-darité. Je n’accepterai jamais la condition avilissante dans laquelle votre « modèle social » prétend m’enfermer, qui me laisse le choix entre être le salaud qu’il faut tondre et l’assisté qui devra mendier sa subsistance dans vos administrations.

J’entends d’ici vos clameurs indignées. d’accord, je suis égo-ïste, mais ne voyez-vous pas que vous l’êtes autant que moi ? Seulement, vous, en prime, vous êtes hypocrites, de surcroît ! Combien, parmi vous, de ver-tueux hauts fonctionnaires qui clament avoir le « service public chevillé au corps » et n’hésitent pas à utiliser leur position pour s’at-tribuer avantages indus et passe-droits ? Combien d’élus supposés défendre l’intérêt général qui fraudent, usent et abusent de leur pouvoir et de leur influence à des fins purement personnelles ? Combien de syndiqués défilant chaque 1er mai pour exiger des « avancées sociales » qui, de toute évidence, n’ont d’autre objet que de faire avancer leur situa-tion individuelle aux dépens des autres ? Combien de « Français de souche » qui, sous couvert d’un patriotisme résistant, lorgnent sur les allocations perçues par ceux de leurs concitoyens qu’ils jugent trop bronzés ? Combien de géné-reux bobos des beaux quartiers qui votent pour plus de redis-tribution tout en excellant dans l’art subtil de l’évasion fiscale ? Combien de dirigeants de nos grandes entreprises qui, au nom l’intérêt supérieur de la France, arrondissent leurs fins d’années en négociant avantages divers et commandes publiques dans l’anti-chambre des ministères ?

l’hypocrisie, c’est de cela que votre système est malade. Il suffit de gratter pour que, sous la mince couche de vernis d’universalisme mielleux des uns, de patriotisme

tapageur des autres et de généro-sité redistributrice de tous, appa-raisse la nature humaine ; et la vôtre n’est certainement pas meil-leure que la mienne. Vous êtes aussi égoïstes que moi, mais vous préférez avancer masqués, cacher vos objectifs personnels sous de grands mots – « justice sociale », « identité nationale », que sais-je. Parlez-moi donc de morale !

d’ailleurs, vos héros politiques – qui sont, bien entendu, si ver-tueux et désintéressés que vous n’hésiteriez pas à leur confier encore plus de pouvoir – l’ont bien compris : à droite comme à gauche, on rivalise de promesses de cadeaux, confiseries et autres caresses pour mieux s’attirer vos faveurs printanières. retraites, salaires, services « gratuits2 », rien n’est trop beau pour le client-élec-teur.

reste à savoir qui va payer : les autres, pardi ! les « riches » (com-prendre les plus riches que vous), les marchés financiers, les entre-prises étrangères, bref toutes les personnes morales ou physiques qui présentent le double avantage d’avoir de l’argent et peu de poids électoral. Vous applaudissez ? le vol légal a toujours du succès auprès de ceux qui pensent être du bon côté du fusil. Je sais bien que vous disposez de tout un arsenal de justifications : les riches sont des exploiteurs capitalistes, les marchés financiers sont respon-sables de la crise, les entreprises étrangères désindustrialisent la France. On a les convictions de ses intérêts. Mais à la fin de l’histoire, vous devrez bien admettre que l’unique moteur de votre action et de vos choix, c’est vous !

Voilà pourquoi moi, l’égoïste qui refuse de cautionner cette société de pillage et de mensonge, je n’irai pas voter – à moins que je vote blanc ou nul, c’est à voir. Ce qui est sûr, c’est que je ne don-nerai mon suffrage à aucun de vos champions : je respecte trop la démocratie pour accepter de me livrer à cette farce sinistre. Je suis mon propre royaume et je réclame le droit de me gouverner moi-même. •

1. Note aux électeurs des Fronts : par « mes semblables », j’entends les homo sapiens – peu importe leur origine, taille, religion, poids, classe, nationalité, appartenance politique et autres groupes dans lesquels vous aimez les classer.

2. allons, combien d’entre vous pensent que la Sécu ou l’Éducation nationale sont des services gratuits ?

Égoïste...« Ne voyez-vous pas que vous l’êtes autant que moi ? »

Caspar David Friedrich, le Voyageur contemplant une mer de nuages, vers 1817, Hambourg, Kunsthalle.

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CC causeur 46 • avril 2012 • 33

si j’étais président • dossier

Pourquoi je vote SarkozyJe préfère avoir raison avec Fabrice luchini que tort avec yannick noah.charlES conSiGny

lES 22 avril et 6 mai prochains, je glisserai dans l’urne un bulletin au nom de Nicolas Sarkozy.

C’est ce que j’aurais fait il y a cinq ans si j’avais eu l’âge requis. Je n’ai jamais eu l’occasion de m’en expliquer ailleurs que dans des débats houleux avec mon entourage bobo, qui a toujours vu là au mieux une provocation, au pire la manifestation d’une sombre profondeur fasciste.

Je vote Sarkozy parce que la république des arts, des lettres et

des médias le déteste, le conspue, l’insulte et, c’est un comble, le méprise. un comble, car il me semble que le chef de l’État tient en général des propos plus intelli-gents, plus construits et plus spor-tifs que la plupart de ces alcoo-liques illettrés qui ne tiendraient pas un quart d’heure face à lui, si l’occasion leur était donnée de débattre (mais ils n’aiment pas tel-lement le débat, parce qu’ils n’en ont pas l’habitude).

Je vote Sarkozy, c’est parce que je n’ai pas envie de voter comme Le Monde, comme les dealers, comme gérard Miller, comme les fonctionnaires territoriaux ; parce que je préfère soutenir le candi-dat de Nadine Morano, qui a au moins un peu de courage, que celui de Yannick Noah.

Je vote Sarkozy parce qu’il a

du punch. Je vote Sarkozy parce qu’il est positif, parce qu’il promet et promeut l’effort, parce qu’il angoisse tout le monde quand il entre dans une salle de réunion, parce qu’il gravit des côtes, parce qu’il sait négocier avec ses homo-logues en préservant l’intérêt de la France.

Tant pis si j’aggrave mon cas, car ce n’est pas tout. Je vote Sarkozy parce que le seul pays européen où le pouvoir d’achat des ménages ait augmenté depuis cinq ans, c’est la France (statistiques de l’Insee, de l’OCdE et du FMI) ; parce que le chômage a explosé au Portugal, en Espagne, en Italie, en grèce, au royaume-uni et aux États-unis dans des proportions sans com-mune mesure avec la hausse fran-çaise ; parce que la « question prio-ritaire de constitutionnalité1 » est

Explication de vote.« Je vote Sarkozy parce qu’il est positif. »

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34 • avril 2012 • CC causeur 46

dossier • si j’étais président

une avancée majeure pour notre droit ; parce que le statut d’auto-entrepreneur est une avancée majeure pour notre économie ; parce que l’autonomie des uni-versités est une avancée majeure pour notre enseignement ; parce que les internats d’excellence sont une avancée majeure pour nos banlieues.

Je vote Sarkozy parce que son premier garde des Sceaux s’appe-lait rachida, et qu’une rachida à la chancellerie, c’était un missile d’espoir pour toutes les rachida de France. Parce que, contrairement à ce que prétendent Joseph Macé-Scaron et tous les autres, le débat sur l’identité nationale n’était nullement indigne et que, sans la mauvaise foi abyssale qu’on lui a opposée, il aurait permis de sou-lever une question fondamentale. Parce que demander à des citoyens de siéger dans les tribunaux correc-tionnels, c’est humaniser la répres-sion, regarder la misère ou l’hor-reur en face, et faire progresser la justice. Parce que défiscaliser les heures supplémentaires, c’est réha-biliter la sueur et tordre le cou à la flemme. Parce que ne pas rempla-cer un fonctionnaire sur deux, c’est avoir le courage de s’ouvrir sur le reste de la planète.

Je vote Sarkozy parce que le pouvoir de l’argent, qui est le pouvoir tout court, passe aux mains du Brésil, de l’Inde et de la Chine, qui n’auront que faire de nos vieilles lunes égalitaristes. Parce qu’il faudra opposer une réponse ferme à l’islamisme qui se répand, corrompant les âmes fragiles. Parce que les classes moyennes ne résisteront pas aux hausses d’impôts des socialistes. Parce que les entreprises, sur-tout les petites, qui n’ont pas de conseillers fiscaux mais créent des emplois, se noient déjà dans les taxes et les règles et que la gauche ne sait inventer que des taxes et des règles. Parce que les banlieues ont trop souffert du discours vic-timaire et que Sarkozy les invite à retrousser leurs manches quand Hollande les écrase de sa sociolo-gie muchiello-wieviorkienne.

Je vote Sarkozy parce qu’il faut arrêter de faire croire aux étu-diants qu’ils trouveront du travail avec un bac + 5 en anthropologie ; aux sexagénaires que l’heure de la retraite a sonné ; à toute la misère du monde que la France l’attend les poches pleines ; aux million-naires qu’ils peuvent s’installer en

Belgique ou en Suisse sans deve-nir apatrides ; aux descendants des peuples colonisés qu’ils sont à jamais esclaves de l’esclavage qui déshumanisa leurs pères ; aux col-lectivités locales qu’elles peuvent recruter autant d’agents que les groupes du CaC 40 ; aux fonction-naires qu’on peut aller au bureau vingt heures par semaine ; aux fumeurs d’herbe qu’ils sont sur la bonne voie ; à audrey Pulvar qu’elle est une résistante ; et aux socialistes qu’ils peuvent échap-per à un travail sur eux-mêmes.

Je vote Sarkozy parce que les Français sont un grand peuple, héritier d’une histoire encore plus grande que lui, et qu’il fau-dra être à la hauteur de cette his-toire ; à la hauteur de nos rois, de nos généraux, de nos empereurs, de nos peintres, de nos musiciens et de nos poètes ; à la hauteur des soldats tombés pour la France, de nos veuves, de nos orphelins, de nos pupilles.

Sarkozy a de la gueule. Il se tient mal, prend des libertés avec la syntaxe (« Si y’en a que ça démange de licencier... »), a épousé Marie-antoinette et nommé Frédéric lefebvre ministre, mais il a de la gueule. de plus, il porte des mocassins à glands, preuve s’il en faut encore une, de son goût pour la transgression.

Je préfère voter comme Fabrice luchini que comme Pascale Clark. Je préfère voter pour un ancien avocat que pour un homme qui n’a jamais mis les pieds dans une Sarl. Je préfère voter pour celui qui cite Péguy que pour celui qui ne cesse d’invoquer cette vieille canaille de Mitterrand, lequel était beaucoup plus à droite que Chirac. Je préfère voter pour celui qui veut moins de pauvres que pour celui qui fera tout pour qu’il y ait moins de riches. Je ne veux pas voir Harlem désir au gouver-nement, ni Olivier Poivre d’arvor rue de Valois2. Je ne veux pas que la dame des 35 heures récidive.

J’aimerais bien qu’on laisse les gens qui ont sué toute leur vie transmettre quelque chose à leurs enfants. J’aimerais bien que les familles de vieille noblesse désargentée conservent leurs anciennes bâtisses, même si c’est pour y avoir froid l’hiver et devoir y passer tous leurs étés. J’aimerais bien qu’on continue à fabriquer des voitures, des avi-ons, des trains et des services en porcelaine. J’aimerais bien qu’on puisse encore rêver de devenir milliardaire, capitaine d’indus-trie, richissime patron de presse ou rock-star défoncée de chagrin. J’aimerais bien qu’on n’oublie pas que la France est la fille aînée de l’Église, qu’elle n’a pas commencé à la révolution et que Versailles est autre chose qu’un musée où on peut impunément accrocher des homards en plastique.

Je vote Sarkozy parce que j’aime la France ; parce que je veux qu’elle garde son âme et reste cette patrie conquérante et fière qui met les pieds dans le plat, la « république une et indivi-sible, notre royaume de France » ; je veux la France forte, je vote Sarkozy et toutes les larmes de tous les inrockuptibles réunis n’y pourront rien changer. •

1. la question prioritaire de constitutionnalité (QPC) est le droit reconnu à toute personne qui est partie à un procès ou une instance de soutenir qu’une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés que la Constitution garantit. Si les conditions de recevabilité de la question sont réunies, il appartient au Conseil constitutionnel, saisi sur renvoi par le Conseil d’État et la Cour de cassation de se prononcer et, le cas échéant, d’abroger la disposition législative. la question prioritaire de constitutionnalité a été instaurée par la réforme constitutionnelle du 23 juillet 2008.

2. Il se dit qu’Olivier Poivre d’arvor, actuel directeur de France Culture, se verrait bien au ministère de la Culture, sis rue de Valois à Paris.

Charles Consigny.

De l’amour !« Je vote Sarkozy parce que j’aime la France. »

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CC causeur 46 • avril 2012 • 35

si j’étais président • dossier

celui qui fut le Président des engagements non tenus est aujourd’hui le candidat des promesses biodégradables.laurEnt dandriEu

ON connaît les produits ména-gers à obsolescence intégrée, déli-bérément conçus pour être dépas-sés au bout de quelques mois, de sorte que le consommateur a fini par intégrer l’idée que l’ordina-teur, l’appareil-photo ou le robot-mixeur multitâches qu’il venait d’acheter devrait être inexorable-ment envoyé à la décharge avant même qu’il ait fini d’en maîtriser toutes les fonctionnalités. Nicolas Sarkozy a inventé la promesse électorale à obsolescence intégrée immédiate, la promesse biodé-gradable avant même d’avoir été utilisée, totalement écologique quoique pas durable du tout et moyennement citoyenne. la promesse qui, dans son énoncé même, vous assure – évidem-ment en petits caractères, indé-chiffrables par l’électeur pressé – qu’elle ne sera pas tenue, parce qu’elle ne peut pas l’être. la pro-messe « deux en un », qui contient l’excuse qui sera avancée pour ne pas la tenir. Ce qui, avouons-le, est plutôt rassurant.

Prenons, par exemple, ce qui fut un temps présenté comme la carte maîtresse de la campagne sarkozyenne, la botte secrète qui allait réduire à néant les cri-tiques sur le thème « Pourquoi ferait-il demain ce qu’il n’a pas fait hier ? » : le recours au référen-dum (je sais, ça paraît loin déjà, mais le problème de la politique sarkozyenne, avec sa manie de dégainer une idée par jour, c’est qu’une botte secrète chasse l’autre avant même que la première ait eu le temps d’imprimer le cortex de l’électeur). le 15 février, lors de sa déclaration de candidature sur TF1, Sarkozy nous annonce donc

Sarkozy : sans garantiequ’il a trouvé le remède-miracle à l’immobilisme et à l’obstruction des élites et des « corps intermé-diaires » qui auraient empêché la rupture annoncée en 2007 de devenir réalité : l’appel au peuple par voie référendaire. le can-didat-président précise qu’on y aura recours « chaque fois qu’il y aura blocage ». Mais dans le même temps, il se vante qu’il n’y ait pas eu un seul blocage durant son quinquennat : « Jamais il n’y a eu de blocage, de violence, de réforme retirée par la rue », se réjouit-il le 6 mars sur le plateau de « des paroles et des actes ».

Et de fait, le gouvernement a-t-il dû reculer face à une opposition monstre, comme en 1995, quand la France fut paralysée durant des semaines par le rejet de la réforme des régimes spéciaux de retraite ? l’université a-t-elle été paralysée, comme elle l’avait été en 1986 par la révolte contre la loi devaquet visant à y introduire la sélec-tion ? Certes non. Mais s’il n’y a pas eu de « réforme retirée par la

rue », n’est-ce pas parce qu’il n’y avait pas de réforme

à retirer – du moins pas de réforme suf-

fisamment ambi-tieuse pour cho-quer, bousculer, secouer, ébranler les « avantages acquis » et autres « conser-vatismes de tout poil ? » Si « jamais il n’y a eu

de blocage », n’est-ce pas parce qu’il

n’y a pas eu de loi que l’opposition aurait

pu combattre en la qualifiant de « scélérate » ? En réalité, les blo-cages n’ont pas manqué, mais en amont : à chaque

fois, ils ont été fomentés par les « élites » de l’Élysée,

qui ont édulcoré et raboté, élimé

et émasculé tous les projets, de manière à n’accoucher que de réformettes indolores et de quarts de rupture peu susceptibles de choquer qui que ce soit…

autre exemple de promesse faite pour ne pas être tenue : à Villepinte, Sarkozy menace de suspendre la participation de la France aux accords de Schengen si, dans les douze mois qui viennent, « aucun progrès sérieux » n’est enregistré dans la gestion des flux migratoires. Étant entendu qu’il sera le seul juge des progrès et de leur sérieux. S’il observe la politique migratoire européenne avec les mêmes lunettes que celle de son propre gouvernement, les accords de Schengen peuvent dor-mir sur leurs deux oreilles…

Il faut aussi évoquer les pro-messes de campagne 2007, ressor-ties telles quelles, mot pour mot, en 2012, sans une parole d’expli-cation sur le fait qu’elles se soient évaporées pendant cinq ans : il en va ainsi de l’interdiction des « parachutes dorés », qui devait être votée « dès l’été 2007 » ; de l’idée de faire travailler davantage les profs en les payant plus ; ou encore de l’instillation d’une dose de proportionnelle dans le mode de scrutin. dans ce dernier cas, sont-ce les élites et les corps inter-médiaires qui s’y sont opposés ? En tout cas, pas la commission Balladur installée par Nicolas Sarkozy pour réfléchir au toilet-tage des institutions : dans son rapport du 29 octobre 2007, elle préconisait justement l’introduc-tion d’une dose de proportion-nelle pour l’élection des députés. Enterrée sur décision personnelle du président Sarkozy, la réforme fait aujourd’hui partie des propo-sitions du candidat Nicolas…

autant dire que, s’ils s’y laissent prendre encore, les votants de 2007 pourront recycler intactes, comme d’autres leurs promesses, leurs jérémiades d’électeurs trompés. On frémit à l’idée de devoir supporter cela pendant cinq ans de plus. de quoi donner des envies d’exil, sinon fiscal, du moins auditif et électoral. •

Réforme.« S’il n’y a pas eu de réforme retirée par la rue, c’est parce qu’il n’y a pas eu de réforme. »

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dossier • si j’étais président

il ferait un excellent premier ministre, pour Sarkozy comme pour hollande.antoinE mEnuSiEr

l’uNION nationale, combien de divisions ? Voilà une question à double sens (cherchez bien) que le camarade Mélenchon pourrait poser à l’abbé Bayrou. Ingrat sacer-doce que celui qui consiste à ras-sembler par-delà les clivages par-tisans. l’union nationale, dans sa traduction gouvernementale, ne fait pas bander le peuple. C’est ce qu’on dit. C’est ce qu’on croit. une idée de droite, qui évoque dange-reusement le cabinet doumergue de 1934, formé au lendemain des émeutes sanglantes du 6 février, dans un climat de crise écono-mique sans précédent, déjà, et de bombes puantes qui ont pour nom les « affaires ». la cause est entendue. Perdue ?

Imaginons-le pourtant, le ras-semblement de contraires – ou de demi-contraires, n’allons pas trop loin – que pourrait être le prochain gouvernement. les der-nières semaines de la campagne présidentielle ont certes été mar-quées par le retour de la sainte bipolarisation marchant vers les urnes au son du canon, soit, à l’oreille, l’exact inverse d’une musique tempérée annonçant des lendemains symphoniques. Tant mieux ! le défi n’en est que plus excitant. Pour la forme, revi-sitons Mai-68 et son slogan Club Med « Sous les pavés, la plage... », et remplaçons-le par cet autre, de pareille béatitude mais moins glandeur : « Dans la cacophonie, l’harmonie ». Car on entend ci et là des notes concordantes.

le 15 décembre – ce n’est pas si loin, décembre –, dans une enquête CSa, 55 % des personnes interrogées se déclaraient « favo-rables à un gouvernement regrou-pant des personnalités de différentes sensibilités politiques ». Souvent peuple varie et, depuis, il préfère peut-être un gouvernement repo-sant sur une bonne majorité de

Bayrou à Matignon !

derrière les fagots républicains à un ensemble hétéroclite. En réa-lité, on n’en sait rien. Qu’importe, fions-nous à notre nez, ou, mieux, au nez gascon de François Bayrou. l’indice nasal du Béarnais s’est beaucoup allongé à une époque avant de se ratatiner.

Qu’est-ce que cela dit – pour parler comme le président du Modem (quel tue-l’amour que ce nom !) ? au mois de décembre – en fait, c’est très loin, décembre –, la cote de popularité du candidat centriste était en nette ascension. Son discours de « vérité » sur la dette publique de la France sem-blait alors bien accueilli. le pay-san-normalien incarnait le bon sens, notion vague mais rassu-rante, la promesse d’union face à la terrible adversité. Il disputait la place de « troisième homme » à Marine le Pen. Il grimpait, il grimperait encore. Patatras ! Chute dans l’escalier sondagier. le voici rétrogradé au cinquième rang, crédité, à la date du 5 avril, de 10 % seulement des intentions de vote, derrière el fenómeno Mélenchon et la frontiste.

Que s’est-il passé ? Tentons une explication. la « lucidité », le truc en plus de François Bayrou, est

devenue un truc en moins. Sa clairvoyance érigée en raison de salut public a ajouté de l’anxiété à l’anxiété, elle a injecté du réel programmé (et pas très affriolant) dans le réel vécu (déjà pas très fun). le peuple a-t-il jamais élu Cassandre ? là-dessus, les tueries de Toulouse et de Montauban n’ont dégrisé personne. Trop d’émotion pousse à boire.

dans ces conditions, la vision d’un gouvernement d’union natio-nale que porte en lui le Béarnais, sinon par conviction, au minimum par nécessité – compte tenu de la faiblesse de ses troupes –, évoque les souffrances présentes et à venir quand c’est du blé plein les champs qu’on demande. Et puis, François Bayrou aime-t-il le peuple autant qu’il s’aime lui-même ?

au final, si l’union nationale voyait le jour, ce serait par défaut, sans véritable adhésion stricte au principe – sous la forme d’une maxi-ouverture. Quel que soit le vainqueur le 6 mai, rien ne prouve qu’il aura une majorité en juin. Coabitazione subito ! diront peut-être les Français, lassés du spec-tacle affligeant d’une assemblée nationale godillotte. On expéri-menterait alors une cohabitation

Lucidité.« Son truc en plus est devenu un truc en moins. »

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CC causeur 46 • avril 2012 • 37

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non pas frontale, comme ce fut le cas à trois reprises, avec plus ou moins de castagne (1986-1988, 1993-1995 et 1997-2002), mais une cohabitation « positive », se reflétant dans la composition du gouvernement, a fortiori si son chef se nommait François Bayrou, qu’un sens du devoir et un goût soudain pour le poste auraient sorti de son orgueilleuse et très peu chrétienne bouderie.

d’accord, sur le papier, on n’en prend pas le chemin, mais qui sait ? Imaginons que, par l’entre-mise de Bernadette, celle de la grotte miraculeuse, le Pyrénéen récolte 15 % des suffrages le 22 avril, et devienne définitive-ment « incontournable », faisant pâlir l’étoile mélenchonienne, laquelle des deux belles François Hollande inviterait-il au bal du pouvoir ? Pour Nicolas Sarkozy, qui en est déjà aux préliminaires avec le candidat du Modem, la question est réglée.

Ce marivaudage ne nous détournera pas de notre convic-tion, peut-être naïve, qui est que la France a besoin d’union natio-nale, l’Élysée gardant ses préroga-tives, Matignon œuvrant de ses petits poings résolus au bien-être de Pierre, Paul et rachid, Silvia et Bérénice. Payer ses dettes, c’est bien ; agir pour que la Maison France, ses écoles, ses banlieues, ses pavillons ne s’écroulent pas, c’est vital. après tant d’épreuves et devant tant d’autres, il tarde au petit village d’armorique d’arri-ver à la page 481, au banquet des amis. Si ça, ça fout pas la gaule... •

1. les lecteurs et anciens lecteurs d’Astérix savent que les aventures du guerrier gaulois ont 48 pages et qu’elles se terminent autour d’une bonne bouffe.

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dossier • si j’étais président

S’ils étaient présidentsle 7 mai 2012. les gueules de bois sont rabotées. ils sont tous élus. l’avenir, comme si vous y étiez.FrançoiS miclo dESSinS dE BaBouSE

Poutou président !PErSONNE ne s’attendait à ça. Prostré, Olivier Besancenot pleurait : « On a choisi le plus improbable... Et le plus improbable est élu. » les camarades se coti-sèrent pour acheter de la vodka au Franprix du coin. Philippe Poutou, lui, se demandait quoi faire prioritairement. Fallait-il nommer un Premier ministre ou appeler Ford pour prévenir que, demain, il n’irait pas à l’atelier ? Poutou se lança et joua l’ouver-ture. Il appela, parce qu’il avait son numéro, alain Krivine, lui proposant Matignon, d’où il pourrait facilement nationali-ser les moyens de production, puis composa le numéro de son contremaître, afin de le prévenir qu’il ne retournerait chez Ford qu’après avoir dissous l’assem-blée nationale. •

Dupont-Aignan !la dÉCISION immédiate du nouveau Président de transférer les cendres d’Yvonne de gaulle au Panthéon ne fut pas appréciée de tous. On se demande bien pourquoi. N’empêche que la cérémonie avait attiré les foules : plus de 150 personnes s’étaient rassemblées tout le long de la rue Soufflot et l’événement rappelait à la face du monde la grandeur de la France et son panache retrouvé. Sollicitée un temps, Marie-France garaud avait refusé tout net de prononcer le discours devant le Panthéon. le président dupont-aignan se tourna alors vers une gaulliste aussi histo-rique que lui, rama Yade, pour dire l’éloge funèbre. C’était beau, sobre, grand. C’était la France, si indépendante et protégée du vaste monde que personne n’en voulut plus. •

Tous hollandais !PaSCalE ClarKE avait failli attendre. Mais, au plus profond d’elle-même, elle le savait : un homme de gauche tient ses promesses. À 21 h 30, le président élu faisait son entrée à la Tour d’argent. ah ! que le temps honni du Fouquet’s était loin ! le peuple de gauche était de retour. le people socialiste était bien là. Yannick Noah et Pierre arditi avaient entonné L’Internationale. Mathieu Pigasse versait une larme toute prolé-taire, songeant à cette France si longtemps malmenée par la banque et la finance. lorsque le serveur apporta le caviar, en solidarité avec les peuples qui souffrent, loin, là-bas, Pierre Bergé leva son verre à la justice sociale, tandis que Jack lang s’enquérait des conditions de tra-vail du loufiat et laurent Fabius du millésime du champagne. •

Cheminade !TOuT commençait. Notamment la conquête de Mars. Comme le nouveau Président n’était pas un imbécile, il décida de transfor-mer l’esplanade bien-nommée du Champ-de-Mars en piste de décollage pour la future flotte de navettes spatiales dont la France n’allait pas tarder à s’enorgueillir. Par une extraordinaire audace, l’esplanade des Invalides se mua en piste d’atterrissage pour les fusées qui ne manqueraient pas de faire la liaison, tant espérée par Cyrano de Bergerac et Hergé, de la Terre à la lune. rien de ce qui, dans les siècles passés, ne

fut connu sous le nom de Paris n’échappa à la prodi-gieuse plani-fication spatiale de Jacques Cheminade. À l’étranger, cette volonté forcenée faisait rire. Mais sur Mars, sur Vénus et Neptune, on ne rigolait pas. On s’inquiétait même de voir débarquer des Français, comme les Espagnols s’in-quiètent de voir arriver, chaque saison, les allemands sur leur Costa del Sol. •

Eva bien !Il était 3 heures du matin. Eva Joly n’avait pas encore fait la moindre déclaration depuis l’annonce, à 20 heures, de son élection. Elle était claquemurée dans son bureau. José Bové montait la garde et ne laissait entrer personne. la porte s’entrouvrit. une nuée de caméras, de flashes, de pro-jecteurs et de micros s’abattit. daniel Cohn-Bendit fut le premier à sortir, suivi d’Eva Joly, ferme-ment maintenue par Cécile duflot. la nouvelle présidente lut un papier : « Mon élection n’étant pas clairement prévue dans l’accord Verts-PS, que nous entendons respecter à la lettre, je démissionne de la présidence de la République française. » •

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Nicolaaaaas !au Bar-PMu Chez Francis, à Montreuil, on voulait fer-mer tôt ce soir-là. Et puis, il y avait cette tonne de clients qui avaient débarqué. Comme on ne rechigne pas devant la tâche, on les avait servis de bon cœur, avec délicatesse et grâce, comme seul le limonadier parigot sait faire : « Et que ce que sera-t-elle

qu’elle prend-elle, la ’tite dame ? » Carla Bruni n’avait pas su répondre à la question. Elle hésitait. « Un

panaché, comme tout le monde. » Elle avait

siroté son verre et trouvé ça « excellent ». Mamour président vaut bien une pression. guéant était déjà ivre mort : deux verres de blanc limé avait eu raison de lui et de la civilisation. après une anisette, Henri guaino récitait des vers. le lendemain, Edwy Plenel s’indignait dans les colonnes de Mediapart : « Plus bling-bling que jamais, le président a arrosé sa vic-toire à coup de bière FRAîCHE ! » Bruno-roger Petit le suivait de près : « C’était pas n’importe quoi qu’ils ont bu : de la 1664 ! Une enquête s’impose ! » C’en était fait du Président ! Heureusement qu’un sarkozyste de longue date, Frédéric Martel, rétablit la vérité : « La 1664, même fraîche reste la bière du peuple. » •

Bayrou coucou !FraNçOIS Bayrou faisait les cent pas. Il venait de prendre une grave décision – la première de son quin-quennat : nommer Marielle de Sarnez au secrétariat général de l’Élysée. Fidèle entre tous, elle le méri-tait. Mais il y avait un léger problème. Comment la nou-velle secrétaire générale pour-rait-elle annoncer elle-même, le lendemain sur le perron de l’Élysée, sa propre nomination à Matignon, à la Justice, à l’Inté-rieur, aux affaires étrangères, à la Culture, à l’Industrie, à la Santé et à l’Économie ? Qui nommer d’autre que Marielle de Sarnez à un poste à responsabilités ? Philippe douste-Blazy : trop jeune, pas assez expérimenté, il n’avait pas les qualités requises pour devenir ministre. alain lambert : n’y pensez pas ! Trop tôt converti au bayrouisme et à ses bienfaits, il n’était pas un homme de confiance. Il fallait donc se résoudre à nommer aussi Marielle de Sarnez à la défense, à l’Éducation nationale, à l’agriculture, aux relations avec le Parlement et aux anciens combattants. Pas plus de vingt ministres ? Il n’y en avait qu’une. Cela faciliterait grandement l’union nationale au sein même du nouveau gouvernement. •

Méluche !la NaTIONalISaTION des biens du clergé fut le premier décret du président Mélenchon. Cela rapporta à l’État la somme faramineuse de 47 519 euros, à laquelle vinrent s’adjoindre les 357 euros de soutanes person-nelles jusqu’alors détenues par le ci-devant Mgr Vingt-Trois. l’extradition des journalistes rapporta, en revanche, beaucoup plus au nouveau régime : les douaniers français parvinrent à obtenir 576 euros de Mlle lévy Élisabeth, ci-devante journa-liste néoréactionnaire, tandis qu’on put vendre à l’encan les six paires de chaussettes – oui, six ! – du citoyen Zemmour Éric, qui fuyait vers le liechtenstein, pour la somme coquette et bourgeoise, de 58 euros. On vous passe les chaussures de luxe de Mme Polony, d’une valeur de 87 euros et la scandaleuse veste en tweed de M. rioufol, dont le prix de 129 euros est si exorbitant qu’il est à peine croyable. le pré-sident Méluche confisqua tout. •

Arthaud, c’est pas FlorencearlETTE laguIllEr tirait la gueule. Pas la gueule qu’elle fait d’habitude quand elle critique le grand capital et l’exploitation de l’homme par l’homme. Mais la gueule des petits jours. Quand plus rien ne va et qu’une pétasse, fraîchement débarquée, une inconnue des urnes, ravit ce qu’elle-même n’avait jamais espéré atteindre. Voir Florence – pardon Nathalie – arthaud élue présidente de la république fut, pour arlette, comme un crève-cœur. Qu’en savait-elle de la finance internationale, Mlle arthaud, qui, bien que disposant d’une agréga-tion d’économie, n’avait jamais été cadre au Crédit lyonnais ? Pour tout dire, la soirée qui vit l’élection de Nathalie arthaud à la tête de la république française fut assez tragique. Et d’une certaine manière très trotskiste. arlette laguiller s’empara d’un pic à glace. Elle commit l’irrépa-rable. On en parle encore dans les chaumières. •

KriegsMarine !la PrEMIèrE décision de Marine le Pen fut de libérer le pays de la menace islamiste. la nouvelle présidente prit ainsi les mesures qui s’imposaient : interdire le terrorisme d’origine islamiste en tout temps et en tous lieux, ne plus tolérer les vel-léités de poseurs de bombes d’ori-gine anti-française ou assimilée, transférer les cendres non halal de Claude guéant au Panthéon et celles de Patrick Buisson aux Invalides, sortir de l’euro. dans le même temps, la présidente nomma Paul-Marie Coûteaux ministre de la guerre. Il fit assié-ger aussitôt le restaurant Chez alfred, 47 rue Montpensier, où l’on déguste la meilleure côte de veau de Paris (sur réservation), pour mettre fin aux agissements d’un certain William abitbol, suspecté d’intelligence avec l’ennemi et – pire encore – avec l’ami. Puis, la nouvelle présidente déclara la guerre à l’allemagne. Qui n’était pas prête à se battre. ça tombait plutôt bien pour nous. •

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le troisième homme ne s’est pas fait en un jour, ni même en trois mois : depuis le référendum de 2005, la gauche de gauche se cherchait ; après mille erreurs, elle a fini par se trouver. JérômE lEroy

J’ENTENdS souvent dire, ces temps-ci, que la percée du Front de gauche s’explique d’abord par la personnalité de Jean-luc Mélenchon, dernier vrai tribun du personnel politique. Il y a sans doute du vrai, tant on sous-estime la frustration de notre vieille nation latine quand l’art oratoire est tué par les talk-shows calibrés. Mélenchon, comme de gaulle, croit à l’aspect performa-tif de la parole. Pour lui, dire, c’est faire : les discours, surtout quand ils sont prononcés devant des mil-liers de gens, sont en eux-mêmes des actes.

reste que, si l’on veut vrai-ment comprendre la chevauchée héroïque qui fera probable-ment de Mélenchon le troisième homme du premier tour, il faut revenir aux idées et à l’historique du Front de gauche. Je me garde-rai ici de faire l’exégèse de son pro-gramme, L’Humain d’abord, qu’on est libre de trouver démagogique ou irréaliste.

remontons, pour commencer, en 2005 et à la victoire du « non » au traité constitutionnel euro-péen (TCE). Pour la gauche non socialiste, ce fut une divine sur-prise. Pour les socialistes, un cau-chemar : leurs cadres, leurs élus avaient voté « oui » quand leur base avait majoritairement choisi le « non ».

Seulement, les hérauts du « non de gauche » n’avaient pas de parti susceptible de porter cette dyna-

Mélenchon, l’homme qui venait du « non »

mique clairement antilibérale : le paysage était éclaté entre le PCF, les trotskistes de ce qui était encore la lCr, les trotskistes de ce qui est toujours lutte ouvrière, les alternatifs, quelques Verts, la gauche du Parti socialiste – à laquelle appartenait encore Jean-luc Mélenchon – et les chevè-nementistes. Il fut donc décidé, un peu partout en France, de se réunir dans des comités antilibé-raux et de définir une plate-forme commune dans la perspective de l’élection présidentielle de 2007.

Pour ceux qui y participèrent, c’est l’un des pires souvenirs de leur vie politique. Ils s’atten-daient à ce que le PS fasse scission et que les comités antilibéraux deviennent une force unie. C’est le contraire qui se passa : rue de Solferino, François Hollande par-vint à faire cohabiter les libéraux comme dSK et les « nonistes » comme Emmanuelli, tandis que les comités antilibéraux s’autodé-truisaient dans des discussions sté-riles et ne cessaient de se déchirer sur la question du leadership. Cela aboutit au cauchemar de 2007, où l’on ne compta pas moins de cinq candidatures se réclamant d’un « non » de gauche : Marie-georges Buffet, Olivier Besancenot, arlette laguiller et, pour faire bonne mesure, José Bové et gérard Schivardi.

l’algèbre électorale n’est pas

arithmétique. alors que ce « non de gauche » représentait près de 20 % du corps électoral, le score cumulé des cinq candidats qui l’incarnaient atteignit à peine 9 % – le seul à tirer son épingle du jeu fut Besancenot avec 4 %. Sa bonne bouille ajoutée à la création du NPa, qui se proclamait ouvert à toutes les luttes, en firent un chouchou médiatique, d’autant plus qu’il manifestait son refus de principe de participer à quelque majorité de gauche que ce fût, ce qui lui conférait, du point de vue du système, une charmante inno-cuité.

Mais Mélenchon, lui, avait compris le double piège tendu aux antilibéraux : soit ils res-taient dans un PS converti à la loi du marché et à l’Europe de Bruxelles, soit ils se retrouvaient avec Besancenot qui avait les mains blanches... mais n’avait pas de mains. C’est sur la base de cette analyse qu’il décida, en 2008, de créer le Parti de gauche.

l’originalité du Parti de gauche est qu’il n’est pas seulement une dissidence du PS. dès le départ, il s’appuie sur les associations d’édu-cation populaire plus ou moins issues d’attac, tout en s’ouvrant à ceux des Verts qui tiennent pour une lubie l’ambition de changer l’environnement et l’écologie sans changer de système économique. Cette ouverture sera incarnée par le ralliement de Martine Billard, députée Verte qui deviendra co-présidente du nouveau parti.

la deuxième intuition de Mélenchon est que, dans cette gauche-là, rien n’est possible sans le PCF. le score national de Marie-georges Buffet en 2007, à peine 2 %, ne reflète nullement, loin s’en faut, l’implantation locale et le réseau militant du Parti. l’idée d’une alliance fait rapidement son chemin et, peu à peu, malgré des différences de culture poli-tique, l’alchimie réussit. le PCF met de l’eau dans le vin de son

Performatif. « Pour Jean-Luc Mélenchon, dire, c’est faire. »

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si j’étais président • dossier

productivisme et commence, par exemple, à comprendre la néces-sité de la planification écologique.

du côté du NPa, on regarde en riant cet attelage un peu baroque. Et puis on rit moins quand des militants, lassés par le sectarisme poupin de Besancenot et par de lourdes erreurs symboliques, comme la présentation d’une candidate voilée aux régionales de 2010, partent par vagues suc-cessives vers ce qui commence à s’appeler le Front de gauche. résultat : lors des élections euro-péennes et régionales, le Front de gauche dépasse le NPa, créant la surprise pour tous ceux qui n’ont pas vu que les lignes bougeaient.

J’ai évoqué le rôle de l’éduca-tion populaire dans la dynamique du Front de gauche. Ce n’est pas anecdotique. Il faut avoir assisté à des réunions tardives dans des locaux mal éclairés où quelques personnes fatiguées mais moti-vées, de plus en plus nombreuses à chaque fois, viennent discuter avec des universitaires de sujets aussi exaltants que la remunicipa-lisation de l’eau ou les effets de la rgPP dans le milieu hospitalier, pour comprendre comment s’est inventée une nouvelle pratique politique, à l’opposé de celle des autres partis où le militant est surtout un fan chargé de faire la claque en attendant un poste de permanent.

Comme la nature, le paysage politique a horreur du vide. depuis un bout de temps, il y avait une place vacante pour une gauche réelle. Quand les militants du Front de gauche refusent l’éti-quette de « gauche de la gauche » ou d’« extrême gauche », il ne s’agit pas seulement d’éléments de langage. Ils sont simplement la gauche, c’est-à-dire qu’ils s’ins-crivent dans une tradition à la fois républicaine et révolutionnaire, tradition profondément française par son articulation entre l’enraci-nement historique et la nécessité de la rupture.

le Front de gauche n’est ni un PCF new-look, ni un rassem-blement de gauchistes sociétaux, mais une force de type nouveau. On peut exhumer ses racines, observer des parentés, il n’en demeure pas moins impossible de comprendre son irruption en se fiant aux grilles de lecture tra-ditionnelles qui sont, comme de bien entendu, celles de ses adver-saires comme des médias. •

quand la droite préfère le marché au sacré et dénonce les pauvres comme des assistés, un croyant peut raisonnablement choisir de voter pour le candidat des déshérités, fût-il férocement anticlérical.théoPhanE lE méné

lONgTEMPS, droite et religion ont chanté à l’unisson, avec les inévitables dissonances de toute chorale. la droite, sous les aus-pices du sacré, déclinait un sol-fège temporel inspiré du spirituel. C’était une époque où la doctrine sociale de l’Église avait un sens, où les enfants de droite connais-saient le Poverello, Saint-Martin, et la légende de Julien l’Hospi-talier. une époque où le pauvre n’était pas un fraudeur aux pres-tations sociales, mais celui qui permettait d’approcher toujours plus le rédempteur. Et puis un jour, cette droite a tout plaqué et, au sacré, elle a préféré le marché. Pendant quelque temps encore, elle a conservé ses fidèles, en jouant sur une vague réserve sur les questions sociétales modernes, réserve logiquement et rapide-ment levée par les forces du grand capital.

difficile, dans le paysage poli-tique, de retrouver l’écho du mes-sage social qu’un grand fou barbu proclamait il y a plus de deux mille ans en mettant à l’honneur les faibles, les malades, les pauvres et les déshérités. Situé à mille lieues du choix traditionnel des croyants, le seul candidat à avoir, dans cette campagne, pris le parti

Jean-Luc au royaume des Cieux

des plus petits est farouchement attaché à la laïcité, voire volon-tiers anticlérical.

regardez Jean-luc Mélenchon fustiger la chasse aux pauvres menée par Sarkozy, promettre la taxation des hauts revenus et l’interdiction des licenciements. Il porterait l’aube et les cothurnes qu’on jurerait qu’il est Celui qui est. Écoutez-le conspuer les puis-sances de l’argent et ses grands patrons, de même que l’Ėvangile célèbre lazare le mendiant et annonce la mort des Pharisiens et des scribes, des Sadducéens et des prêtres en chef.

relisez saint Thomas d’aquin citant saint ambroise et vous entendrez les accents de l’homme du Front de gauche : « Le pain que tu gardes appartient à ceux qui ont faim, les vêtements que tu caches appartiennent à ceux qui sont nus et l’argent que tu enfouis est le rachat et la délivrance des malheureux. »

Pour le docteur angélique, tout ce qui dépasse le nécessaire, on le détient par la violence ; on est moins coupable en enlevant à autrui ce qui lui appartient qu’en refusant à ceux qui sont dans le besoin alors qu’on pouvait leur donner et que l’on est dans l’abon-dance. lorsqu’une personne est en péril, il est licite, si on ne peut la sauver autrement, de s’emparer ouvertement ou secrètement du bien d’autrui pour le faire. Jean-luc Mélenchon se serait-il appro-prié la question 66 de la Somme théologique de saint Thomas d’aquin ?

Il y a quelques mois, le député Étienne Pinte invitait les chré-tiens à choisir l’uMP pour faire barrage au Front national. Il ignorait alors qu’un autre Front pourrait bien attirer ceux qui croient qu’il est plus facile pour un chameau de passer par le chas d’une aiguille que pour un riche d’entrer au royaume des Cieux. •

Mélenchon ?Sancto subito !

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alain de benoisT • humEurS

i. nouvelle droite et musèlement du débat public

La plus grande partie de votre vie s’est confon-due avec ce qu’on a appelé la « Nouvelle Droite ». Je suppose que, là aussi, il y a un bilan à faire. De votre point de vue, la ND a-t-elle été (est-elle) une réussite ou un échec ?

un peu des deux, bien entendu. la Nd a été une grande et belle aventure de l’esprit. Elle n’a pas réussi à infléchir le cours des choses, c’est le moins qu’on puisse dire, mais le corpus idéologique et intellectuel qu’elle a mis en place est considé-rable. des milliers de pages et plus d’une centaine de livres ont été publiés, des centaines de confé-rences et de colloques ont été organisés. la Nd a participé à quantité de débats, elle en a elle-même suscité plusieurs. Qu’il s’agisse des questions reli-gieuses (paganisme et critique du monothéisme), de georges dumézil et des Indo-Européens, de la révolution conservatrice, des traditions populaires, de Julien Freund et Carl Schmitt, de la critique de la Forme-Capital, de l’anti-utilitarisme, de l’écolo-gisme, etc., il est clair que sans elle beaucoup de dis-cussions auxquelles on a assisté n’auraient pas eu le même caractère

[…] Ce qui frappe le plus, c’est à la fois l’origi-nalité des thèses de la Nd – elles ont des antécé-dents, mais pas de prédécesseurs – et sa durée d’existence. Si l’on met de côté l’action française, qui a été un phénomène tout différent, puisqu’il s’agissait aussi d’un mouvement politique, je ne vois en France aucun autre exemple d’une école de pensée ayant fonctionné de façon ininterrompue

pendant près d’un demi-siècle. Nouvelle École a été créée en 1968, Éléments en 1972, Krisis en 1988. Ces trois revues paraissent toujours aujourd’hui, alors que tant d’autres publications n’ont eu qu’une exis-tence éphémère. […] Ce qui est sûr, c’est que la Nd a d’ores et déjà sa place dans l’histoire des idées, mais que cette place demande encore à être exac-tement cernée. Ceux qui s�y emploieront verront que nous avons certes exploré des pistes qui se sont révélées stériles, abandonné certaines idées qui ne menaient pas à grand-chose, mais que dans l’ensemble, lorsqu’il s’est agi d’analyser la société actuelle, nous ne nous sommes guère trompés. Nous avons même souvent été en avance. J’avais personnellement annoncé l’« Europe réunifiée » dès juin 1979. au début des années 1990, au moment où Francis Fukuyama proclamait la « fin de l’Histoire », nous avions organisé un colloque sur le thème du « retour de l’Histoire », ce qui n’était pas si mal vu. J’ai aussi publié en octobre 1998 un article inti-tulé « Vers un krach mondial ? » C’était dix ans tout juste avant la grande crise financière qui s’est déclenchée aux États-unis à l’automne 2008.

En ce début de XXIe siècle, que peut encore apporter la ND ?

Ce qu’elle a toujours cherché à apporter : une conception du monde, une intelligence des choses, des pistes de réflexion. la Nd peut aider à com-prendre l’époque où nous vivons, et plus encore celle qui vient. Elle peut aider à formuler des alter-natives et à éviter les faux pas. Elle peut contribuer à « décoloniser l’imaginaire », comme le dit Serge latouche. Elle peut laisser entrevoir un au-delà de

Alain de Benoist : « J’aime les différences, je me défie de l’absolu »

dans Mémoire vive, alain de Benoist, répondant sans détour à François Bousquet sur ses succès et ses échecs, ses certitudes et ses revirements, dresse le bilan de 40 ans de travail critique et autocritique. nous en publions de larges extraits, consacrés à quatre de ses thématiques récurrentes : la nouvelle droite, l’Europe, l’écologie et les nouveaux clivages.

Nouvelle Droite.« Elle a d’ores et déjà sa place dans l’histoire des idées. »

PhotoGraPhiES : hannah aSSoulinE

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la marchandise. Elle peut donner un fondement à la volonté des peuples et des cultures de maintenir leur identité en se donnant les moyens de la renou-veler. C’est déjà beaucoup. […]

Vous parlez de tout cela avec beaucoup de déta-chement, alors qu’on vous a constamment pré-senté comme le « pape » ou le « gourou » de la ND…

Voilà bien deux termes ridicules. Je ne suis cer-tainement pas Benoi(s)t XVII, et je suis le contraire même d’un gourou. Je n’aime pas plus comman-der qu’être commandé. Et surtout, je n’ai jamais été environné d’une cour d’admirateurs incondition-nels. autour de Maurras il y avait des maurrassiens, autour d’alain de Benoist il n’y a pas de « bénédic-tins ». Ce serait même plutôt le contraire. durant toute ma vie, c’est toujours dans mon proche entou-rage que j’ai rencontré le plus de résistances, et il n’y a sans doute pas un tournant idéologique que j’ai

pris pour lequel je n’ai pas eu d’abord à convaincre ceux qui m’entouraient […] Idéologiquement par-lant, la Nouvelle droite n’a jamais été totalement homogène et je pense que c’est une bonne chose, car cela a permis de nourrir le débat intérieur. Sur le plan religieux, par exemple, à côté d’une majorité de païens, il y a toujours eu chez elle des chrétiens, des athées, des traditionalistes, des spiri-tualistes, des positivistes scientistes. Cette diversité se retrouve dans son public, y compris sur le plan politique. Voici quelques années, une enquête réa-lisée auprès du lectorat d’Éléments avait révélé que 10 % des lecteurs se classaient à l’extrême droite, 12 % à l’extrême gauche, tandis que 78 % se position-naient ailleurs.

Au cours de son histoire, la ND a fait l’objet de bien des commentaires flatteurs, mais aussi d’in-nombrables attaques, parfois même violentes, ou du moins sans aucun rapport avec ce que peuvent être des polémiques intellectuelles. Vous avez vous-même été complètement ostracisé dans cer-tains milieux. Comment l’expliquez-vous ?

la Nd a en fait été traitée d’à peu près tout. On l’a décrite comme giscardienne, gaulliste, favorable au Front national, hostile au Front national, fasciste, nazie, communiste, etc. d’une manière générale, je dirais que, pendant trente ans, la stratégie des adversaires de la Nd a consisté à lui attribuer des idées qu’elle n’avait pas pour éviter d’avoir à discu-ter de celles qu’elle soutenait. […] Mieux encore : je n’ai pratiquement jamais lu un article dirigé contre moi qui argumentait à partir de quelque chose que j’aurais dit ou écrit. J’étais quelqu’un de sulfureux, mais on ne disait jamais pourquoi. […] l’une des raisons en était que les auteurs de ces textes avaient eux-mêmes en général une culture limitée dans les domaines en question, et étaient même très sou-vent pratiquement incultes. […]

Il y a bien sûr d’autres raisons. d’abord, comme

SI l’Europe n’était pas exsangue, alain de Benoist compterait certainement parmi ses intellec-tuels organiques. depuis plus de quatre décennies, le cofonda-teur du grECE (groupement de recherche et d’études pour la civilisation européenne) chemine à travers les ronces du prêt-à-penser sans jamais avoir renoncé à sa passion pour le Vieux Continent. Ses autocri-tiques successives l’ont tour à tour fait récuser le nationalisme de ses jeunes années militantes, le suprématisme ethnique, enfin le libéralisme et l’occiden-talisme. Homme aux « valeurs de droite » et aux « idées de gauche », cet aristocrate qui en appelle au pouvoir du peuple cultive le paradoxe sans jamais céder aux « idéologies à la mode ».

Sans dieu ni maître, l’auteur de Comment peut-on être païen ? a toujours refusé d’apparaître comme le prophète de la « Nouvelle droite ». l’expression l’avait d’ailleurs agacé dès son apparition en 1979, lorsque « l’été de la Nouvelle droite » mit sur le devant de la scène ce trentenaire capable de discuter des théories physiques de Stéphane lupasco, des racines païennes de l’Europe comme de la conception nietzs-chéenne du temps sphérique. dix ans après la création du grECE, ses jeunes animateurs investirent Le Figaro Magazine, sous l’œil admiratif de louis Pauwels, jusqu’à ce que l’antilibéralisme et le tiers-mondisme d’alain de Benoist apparaissent pour ce qu’ils étaient : de vigoureux antidotes aux faux totems de l’époque.

À l’orée des années 1990, son intérêt croissant pour les sciences sociales et la critique du capita-lisme lui firent croiser la route du décroissant Serge latouche, des penseurs communautariens1 nord-américains ou des eurasistes russes, avant que l’affaire des « rouges-bruns » déclenchée contre L’Idiot International musèle le débat public pendant une bonne vingtaine d’années.

« Penser, c’est d’abord pen-ser contre soi » aime rappeler cet érudit – toutes langues confondues, sa légendaire bibliothèque compte plus de 150 000 volumes ! – qui cite volon-tiers Jünger et Montherlant, les socialistes Proudhon et Sorel – auquel il a emprunté le titre de la revue Nouvelle École –, mais aussi Bertrand de Jouvenel, Carl Schmitt et d’innombrables autres

références qui mériteraient d’être lues plutôt que de comparaître devant le tribunal de l’Histoire.

Si nous vous livrons les « bonnes feuilles » de Mémoire vive, ses entretiens avec François Bousquet, c’est pour rendre sa juste place à cet intellectuel de 68 ans encore promis à un long avenir. Ni « sulfureux » ni réprouvé, alain de Benoist appartient à l’engeance rebelle. Lisez plutôt ! •

★ alain de Benoist, Mémoire vive, Entretiens avec François Bousquet, Bernard de Fallois, 2012. En librairie à partir du 2 mai.

1. Contre la séparation libérale entre le juste et le bien, les communautariens estiment que la définition commune de la justice s’appuie sur une certaine conception de la vie bonne.

Un intellectuel aux antipodes par Daoud Boughezala

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Pape ou gourou ?« Je ne suis certainement pas Benoi(s)t XVII. »

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vous le savez, n’est intellectuellement légitime en France que ce qui vient de la gauche. un passé d’extrême droite, fût-il lointain, est une sorte de tunique de Nessus. Quand on dit d’un homme qu’il a appartenu dans sa jeunesse à l’extrême gauche, on décrit un épisode de son parcours ; quand on dit qu’il a appartenu à l’extrême droite, on veut suggérer qu’il y appartient toujours. Ernst Jünger, devenu centenaire, se voyait encore repro-cher certains de ses articles de jeunesse ! Il faut par ailleurs tenir compte de la détérioration du climat intellectuel. À partir de la fin des années 1980, une véritable chape de plomb s’est abattue sur la pensée critique. Tandis que la montée du Front national engendrait un surmoi « antifasciste » relevant tota-lement du simulacre, on a vu à la fois se déchaîner les tenants de ce que leo Strauss appelait la reduc-tio ad hitlerum et s’instaurer un « cercle de raison » dominé par l’idéologie dominante. Cela a abouti à la « pensée unique », pour reprendre une expres-sion que j’ai été le premier à employer. Par cercles concentriques, quantité d’auteurs se sont pro-gressivement vu retirer l’accès aux haut-parleurs. On n’a pas cherché à réfuter leurs thèses, on leur a coupé le micro. l’important était que le grand public n’ait plus accès à leurs œuvres. Prenons mon exemple personnel. Jusque dans les années 1980, je faisais paraître assez régulièrement des tribunes libres dans Le Monde. Mes livres étaient publiés chez robert laffont, albin Michel, Plon, la Table ronde, etc. de surcroît, ce n’est jamais moi qui les proposais à ces éditeurs, mais les éditeurs en ques-tion qui me les demandaient. après 1990, il n’en a plus été question, et j’ai dû me rabattre sur des éditeurs plus marginaux. Comme il est très impro-bable que je me sois mis à écrire soudainement des choses insupportables, il faut bien en conclure que c’est le climat qui avait changé. Peut-être les choses sont-elles aujourd’hui en train de tourner dans le domaine des idées, il me semble que l’on assiste à un léger réchauffement climatique, mais pendant près de trente ans, cela a vraiment été les « années de plomb ». […]

Au fond, c’est le manichéisme qui vous gêne.Je le déteste en effet. Non seulement parce que

j’essaie toujours de viser à l’objectivité, mais aussi parce que j’ai un sens des nuances extrêmement aigu. C’est pour cela que j’aime les différences, et c’est pour cela que je me défie de l’absolu. Il y a des idées que je défends parce que je les crois justes, mais qui ne me plaisent pas du tout. J’aimerais qu’elles soient fausses, mais l’honnêteté m’oblige à les reconnaître pour vraies […] Il y a toujours une part de mauvais dans ce que nous estimons le meilleur, une part de bon dans ce que nous jugeons le pire. C’est une infirmité de ne pas s’en rendre compte. Elle révèle le croyant dogmatique ou l’es-prit partisan dans ce qu’il a de plus pénible. […] Comprendre n’est pourtant pas approuver. Mais on ne s’embarrasse plus de ces nuances. Et le pire est que les adversaires du sectarisme ambiant n’ont bien souvent à lui opposer qu’un contre-sectarisme, c’est-à-dire un sectarisme en sens contraire. Voilà ce qui me désole. […] En février 1992, lors d’un déjeuner auquel Jean daniel m’avait invité dans les locaux du Nouvel Observateur en compagnie d’alain Caillé, Jacques Julliard avait affirmé que « la haine

est plutôt de gauche, tandis que le mépris est plutôt de droite ». J’ai souvent réfléchi à ce propos, qui me paraît contenir une large part de vérité. le mépris s’exerce du haut vers le bas, tandis que la haine exige une perspective plus égalitaire : si tous les hommes se valent, il n’y a que la haine pour justi-fier leur exclusion absolue. On rétorquera que bien des hommes de droite ont eux aussi fait preuve de comportements haineux et aussi de brutalité et de dureté, ce qui n’est certes pas faux. Cependant, il y a aussi à droite un thème que l’on ne trouve que très rarement à gauche : c’est l’estime pour l’adver-saire, non pas bien qu’il soit mon adversaire, mais au contraire parce qu’il est mon adversaire, comme le dit Montherlant, et parce que je l’estime à ma mesure […] la gauche reste de ce point de vue plu-tôt robespierriste : l’ennemi est une figure du Mal, et le Mal est partout (c’est le principe même de la « loi des suspects » qui a inspiré tant de mises en accusation publiques à l’époque de la Terreur) […] Vous remarquerez aussi que lorsqu’un homme de gauche tient des propos « de droite », les gens de droite applaudissent, tandis que lorsqu’un homme de droite tient des propos de « gauche », les gens de gauche jugent aussitôt qu’il n’est « pas net », qu’il cherche à se « démarquer », à « récupérer », etc. Toujours le sectarisme.

ii. Europe/états-unis

Est-ce parce qu’ils incarnent géopolitiquement la puissance maritime que vous avez si constam-ment critiqué les États-Unis ?

Pas seulement. la critique des États-unis a pris son essor, au sein de la Nouvelle droite, après la parution fin 1975 du numéro de Nouvelle École sur l’amérique (dont la matière a été reprise dans un livre publié en langue italienne, puis en allemand et en afrikaans). Elle est une sorte de conséquence logique de la distinction que nous avions faite alors entre l’Europe et l’Occident. Elle est depuis restée plus ou moins constante. On aurait tort cependant de l’interpréter comme relevant d’une quelconque phobie. Je suis allergique à toutes les phobies, à l’américanophobie comme aux autres. l’un des numéros d’Éléments publié voici quelques années avait d’ailleurs pour thème « l’amérique qu’on

Jacques Julliard :« La haine est plutôt de gauche, tandis que le mépris est plutôt de droite. »

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aime » ! Je ne suis pas non plus de ceux qui cri-tiquent l’amérique sans la connaître. J’y suis allé maintes fois, j’y ai séjourné à plusieurs reprises, je l’ai sillonnée en tous sens […] J’ai toujours eu la plus vive admiration pour le grand cinéma amé-ricain quand il ne se ramenait pas encore à une accumulation de niaiseries stéréotypées et d’effets spéciaux et surtout pour la grande littérature américaine : Mark Twain, Herman Melville, Edgar Poe, William Faulkner, John dos Passos, Ernest Hemingway, John Steinbeck, Henry Miller, etc. […] Par la suite, je n�ai jamais dissimulé non plus ce que je dois, non seulement à mes amis de la revue Telos, mais à Christopher lasch et aux communau-tariens américains. Mais bien entendu, j’ai aussi vu les revers de l’« american way of life » : l’obsession de l’intérêt calculable, la société de marché, la culture conçue comme marchandise ou comme « entertain-ment », la conception technomorphe de l’existence, les rapports hypocrites entre les sexes, la civilisa-tion automobile et commerciale (il y a plus de véri-table socialité sur le moindre marché africain que dans n’importe quel supermarché californien !), les enfants obèses élevés par la télévision, l’apologie des « winners » et la fuite en avant dans la consom-mation, l’absence si fréquente de vie intérieure, la

restauration rapide, l’optimisme technicien (il faut être « positif », tout finira par s’arranger, puisqu’il y a une solution « technique » à tout), le mélange d’interdits puritains et de transgressions hysté-riques, d’hypocrisie et de corruption, etc. […] loin de professer la moindre américanophobie, c’est plutôt l’europhobie des américains et, au-delà, leur attitude vis-à-vis du « reste du monde » que je met-trai en cause. les Pères fondateurs, lorsqu’ils sont venus s’installer en amérique, ont d’abord voulu rompre avec une culture politique européenne qui leur était devenue étrangère et insupportable. Empreints de culture biblique tout autant que de philosophie des lumières, souvent marqués par le puritanisme, ils voulurent créer outre-atlantique une nouvelle Terre promise, une « cité sur la col-line » (a city upon a hill), qui se tiendrait à distance de la vieille Europe, mais deviendrait en même temps le modèle d’une civilisation universelle d’un type jamais vu. Toute leur politique étran-gère vient de là. depuis les origines, elle n’a cessé d’osciller entre l’isolationnisme qui permet de se tenir à l’écart d’un monde corrompu et la mise en œuvre sans états d’âme d’une « destinée manifeste » (Manifest Destiny) assignant aux américains la mis-sion d’exporter dans le monde entier leur mode de vie et leurs principes. américaniser le monde, pour beaucoup d’américains, c’est du même coup le rendre compréhensible !

Et l’Europe, la tête de pont de la « puissance continentale » ? Dans quel état se trouve-t-elle aujourd’hui ?

dans le pire état qui soit. au célèbre Congrès de la Haye de 1948, deux conceptions différentes de la construction européenne s’étaient affrontées : celle des fédéralistes comme denis de rougemont, alexandre Marc et robert aron – auxquels on peut ajouter Otto de Habsbourg –, et celle du couple Monnet-Schuman, d’inspiration purement écono-mique. C’est malheureusement la seconde qui l’a emporté. Pour Jean Monnet et ses amis, il s’agis-sait de parvenir à une mutuelle indication des économies nationales d’un niveau tel que l’union politique deviendrait nécessaire, car elle s’avére-rait moins coûteuse que la désunion. l’intégration économique, autrement dit, devait être le levier de l’union politique, ce qui ne s’est évidemment pas produit. la « déconstruction » de l’Europe a com-mencé au début des années 1990, avec les débats autour de la ratification du traité de Maastricht. Elle n’a cessé de s’accélérer depuis. Mais c’est dès le départ que la construction de l’Europe s’est faite en dépit du bon sens. Quatre erreurs principales ont été commises. la première a été de partir de l’économie et du commerce au lieu de partir de la politique et de la culture. loin de préparer l’avè-nement d’une Europe politique, l’hypertrophie de l’économie a rapidement entraîné la dépoli-tisation, la consécration du pouvoir des experts, ainsi que la mise en œuvre de stratégies techno-cratiques obéissant à des impératifs de rationalité fonctionnelle. la seconde erreur est d’avoir voulu créer l’Europe à partir du haut, c’est-à-dire des ins-titutions bruxelloises, au lieu de partir du bas, en allant de la région à la nation, puis de la nation à l’Europe, en appliquant à tous les niveaux un strict principe de subsidiarité. la dénonciation rituelle

américanophobe ?« Je ne suis pas de ceux qui critiquent l’Amérique sans la connaître. »

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par les souverainistes de l’Europe de Bruxelles comme une « Europe fédérale » ne doit donc pas faire illusion : par sa tendance à s’attribuer autori-tairement toutes les compétences, elle se construit au contraire sur un modèle très largement jacobin. loin d’être « fédérale », c’est-à-dire de reposer sur le principe de compétence suffisance, elle est même jacobine à l’extrême, puisqu’elle conjugue autorita-risme punitif, centralisme et opacité. la troisième erreur est d’avoir préféré, après la chute du système soviétique, un élargissement hâtif à des pays mal préparés pour entrer dans l’Europe (et qui ne vou-laient y entrer que pour se placer sous la protec-tion de l’OTaN) à un approfondissement des struc-tures politiques existantes. la quatrième erreur est de n’avoir jamais voulu statuer clairement sur les frontières géographiques de l’Europe – ainsi que l’a montré le débat à propos de la Turquie – ni sur les finalités de la construction européenne. Enfin, l’Europe n’a cessé de se construire en dehors des peuples, et parfois même contre eux. On est même allé jusqu’à formuler un projet de Constitution sans que jamais ne soit posé le problème du pouvoir constituant. Quoi d’étonnant que, lorsqu’on parle aujourd’hui de l’Europe, les termes qui reviennent le plus souvent sont ceux d’impuissance, de para-lysie, de déficit démocratique, d’opacité, d’architec-ture institutionnelle incompréhensible ? Pendant des décennies, la construction européenne avait été présentée comme une solution ; elle est devenue un problème de plus, que personne ne sait plus résoudre.

Pourtant, la construction politique de l’Europe reste à mes yeux une nécessité absolue. […] On ne peut d’abord oublier qu’au-delà de ce qui les distingue, et qui doit évidemment être préservé, tous les peuples européens sont issus d’une même matrice culturelle et historique. Il est évident, d’autre part, à une époque où les logiques stato-nationales deviennent de plus en plus inopérantes, que c’est seulement à l’échelle continentale que l’on peut faire face aux défis qui se posent à nous actuellement. […] À mes yeux, la vocation natu-relle de l’Europe est de constituer un creuset ori-ginal de culture et de civilisation en même temps qu’un pôle indépendant capable de jouer, dans un monde multipolaire, un rôle de régulation vis-à-vis de la globalisation. […] le projet européen mani-feste une incertitude existentielle aussi bien stra-tégique qu’identitaire, que les souverainistes et les eurosceptiques ont beau jeu d’exploiter. Nietzsche disait : « L’Europe ne se fera qu’au bord du tombeau. »

iii. écologie

En 2007, vous avez même publié un livre mar-quant votre ralliement à la théorie de la décrois-sance, ce qui ne vous a pas fait que des amis. Qu’est-ce qui vous a amené à vous engager dans cette direction ?

[…] Sorti de l’emprise positiviste, j’ai cessé de forcer ma nature. l’écologisme m’est alors apparu de plus en plus clairement comme une consé-quence parmi d’autres des idées que je professais dans d’autres domaines. l’écologisme est du côté du Multiple, du côté de la diversité. Il est aussi du côté du localisme et de la démocratie de base. Sur

le plan spirituel, bien qu’il y ait aujourd’hui des écologistes dans tous les milieux religieux, il est certain que les philosophies ou les religions qui donnent à la nature une place centrale dans leurs cosmogonies, leurs représentations ou leurs ensei-gnements étaient plus prédisposées que les autres à dénoncer la destruction moderne des cadres natu-rels de vie. les religions païennes de l’Europe et de l’Extrême-Orient attribuaient à l’« ordre natu-rel » du cosmos une importance fondamentale : les sociétés humaines devaient prendre modèle sur l’ordre cosmique pour en reproduire l’harmonie à leur échelle. le rapport entre l’homme et la nature n’était pas un rapport de pure domination, mais plutôt de co-appartenance. un vieil adage scandi-nave dit que « le divin dort dans la pierre, respire dans la plante, rêve chez l’animal et s’éveille dans l’homme ». dans les religions monothéistes, au contraire, le monde naturel n’est jamais que le décor de nos exis-tences passagères. la nature n’a pas de valeur intrin-sèque. le monde n’a par lui-même rien de sacré, car il n’est qu’un objet dont la cause est un dieu créateur extérieur au monde et ontologiquement

Écologie.« L’écologisme m’est apparu de plus en plus clairement comme une conséquence parmi d’autres des idées que je professais... »

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distinct de lui. dans la Bible, dès la genèse, Yahvé enjoint à l’homme de « dominer » la Terre (gen. 1, 26-28). Ce projet sera systématisé dans la philoso-phie de descartes, qui pose l’homme en sujet sou-verain d’un monde-objet entièrement désacralisé. les productivismes modernes se sont chargés de le réaliser. […]

la théorie de la décroissance, dont le meilleur représentant en France est Serge latouche et le principal précurseur Nicholas georgescu-roegen, représente pour moi une façon de « penser l’écolo-gie jusqu’au bout », et aussi un moyen de lui don-ner une meilleure assise doctrinale. Elle s’appuie sur cette donnée de base qu’il est impossible de réaliser une croissance matérielle infinie dans un monde fini : aucun arbre ne peut pousser jusqu’au ciel ! Elle implique, non seulement une critique du progrès, mais aussi une critique du « développe-ment ». C’est pourquoi elle s’en prend à la théorie dominante du « développement durable », mise au point au Sommet de rio de 1992, qui ne fait dans le meilleur des cas que repousser des échéances rendues inéluctables par l’épuisement des réserves

naturelles, la fonte des banquises et des glaciers, la déforestation de l’amazonie, la pollution de l’at-mosphère, des sols et des aliments, l’augmentation de notre « empreinte écologique » (si tous les habi-tants de la planète Terre consommaient comme les américains, il nous faudrait cinq ou six planètes supplémentaires pour survivre !). Michel Serres a très justement comparé cette théorie à l’attitude d’un capitaine de navire qui, averti que son bateau se dirige tout droit sur un rocher, ordonnerait non pas de changer de cap, mais de réduire la vitesse ! Nous avons en un siècle consommé des réserves que la Terre avait mis des centaines de millions d’années à constituer. aujourd’hui, nous savons que les réserves naturelles ne sont ni inépuisables ni gratuites, alors même que les trois quarts des ressources énergétiques que nous utilisons sont des ressources fossiles. Vouloir défendre les écosys-tèmes et le cadre naturel de vie tout en restant dans une logique de croissance économique revient à rechercher la quadrature du cercle. […]

iv. droite/gauche

À l’origine, c’est quand même à la grande famille de droite que vous avez appartenu, même si par la suite vous ne lui avez pas ménagé vos cri-tiques.

les gens de droite ont toujours eu tendance à penser que les divergences idéologiques comptent pour peu de choses : « Je ne suis pas d’accord avec untel, mais il fait quand même partie de la �famille. » Moi, précisément parce que les idées sont fonda-mentales à mes yeux, je n’ai jamais eu l’« esprit de famille ». J’y ai toujours vu un facteur de confu-sion, un alibi à la paresse intellectuelle.

[…] Si l’on y regarde de près, on s’apercevra d’ail-leurs que pratiquement tous mes livres, même les tout premiers, s’en prenaient à ce qui m’est très tôt apparu comme des défauts ou des tares de la droite. En 1934, drieu la rochelle disait qu’il avait toujours eu « envie de faire une politique de gauche avec des hommes de droite ». lorsque s’est créée la Nd, j’étais un peu dans cet état d’esprit. Je croyais encore possible de réformer la droite, de l’amender en la structurant intellectuellement, de l’amener à adopter d’autres réflexes, ce que je ne crois plus possible aujourd’hui. […] Par la suite, je me suis orienté vers certaines idées de gauche, tout en continuant d’adhérer à des valeurs de droite. la façon dont une grande partie de la droite s’est ali-gnée sur les valeurs de la bourgeoisie libérale, en se ralliant au système de l’argent, a aussi joué un rôle : je ne pouvais plus me reconnaître dans une droite qui ne se définissait plus que comme force de conservation des avantages acquis par les classes dominantes. […] En 2004, le philosophe marxiste italien Costanzo Preve est même allé jusqu’à me présenter comme le « plus doué des penseurs euro-péens de gauche d’aujourd’hui » ! C’était évidemment très exagéré. […]

Vous n’avez toutefois pas réservé vos critiques à la seule droite. Vous avez aussi critiqué la gauche. Sur quels points précisément ?

[…] Ce que je reproche à la gauche, c’est d’abord son universalisme, qu’elle a hérité du monothéisme

Décroissance.« La théorie de la décroissance représente pour moi une façon de penser l’écologie jusqu’au bout. »

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judéo-chrétien. l’universalisme, je l’ai déjà dit, est bien différent du sens de l’universel. Il diffère aussi de l’internationalisme, qui n’implique pas le discré-dit des appartenances particulières. Il repose plutôt sur cette idée que les bonnes solutions politiques sont les mêmes en tous temps et en tous lieux, parce que l’homme est partout fondamentalement le même. dans une telle perspective, tout ce qui distingue les cultures et les peuples est nécessaire-ment gommé, ignoré ou considéré comme inessen-tiel. la gauche ne voit pas que nous n’appartenons à l’humanité que par la médiation d’une culture singulière. C’est pour cela qu’elle attache autant d’importance à la « France des droits de l’homme » […] Comme à l’époque où la gauche prétendait apporter la « civilisation » aux peuples colonisés, il y a là une tendance arrogante à s’instaurer en instituteur du genre humain, à vouloir donner des leçons à la Terre entière, qui ne peut être ressentie que comme une nouvelle forme de colonialisme, susciter en retour des résistances parfois convul-sives, et qui se laisse aisément démasquer comme une forme d’ethnocentrisme masqué, car la théorie des droits est historiquement et géographiquement située : elle apparaît dans un contexte occidental où les structures sociales avaient déjà été largement façonnées par l’individualisme. […]

l’universalisme, en outre, amène à tenir les fron-tières pour inexistantes ou du moins à les considé-rer comme nuisibles, en s’imaginant qu’elles visent d’abord à exclure, alors qu’en réalité elles protègent. les frontières sont des écluses, pas des barrages ; des fenêtres, pas des murs ! Mais les frontières sont aussi des limites. Et la gauche n’aime pas les limites. C’est pourquoi elle s’est si souvent engagée dans le productivisme à outrance, rivalisant en cela avec le capitalisme libéral. la logique du « toujours plus » relève aussi du prométhéisme, qui est l’idéologie de la démesure. […] anthropologiquement par-lant, la gauche a une conception gravement défi-ciente de la nature humaine. Par optimisme, ou par irénisme, elle s’interdit de voir que le mal est en l’homme, tout autant que le bien, ce qui l’empêche d’identifier les racines exactes de ce qu’elle déplore dans la société. C’est l’erreur inverse de celle que commet la droite lorsqu’elle fait appel à l’« ordre naturel » pour donner à ses croyances une appa-rence de naturalité, ou de celle que commettent les libéraux quand ils affirment que les lois du mar-ché s’enracinent objectivement dans la nature des choses. […] Ce que je reproche enfin à la gauche, c’est son adhésion à la théorie du progrès […]

Mais ici, une remarque s’impose. Comme l’ont bien montré Christopher lasch (Le Seul et vrai para-dis) et Jean-Claude Michéa (Le Complexe d’Orphée), le mouvement socialiste et ouvrier n’était nulle-ment « progressiste » à l’origine. Il l’était d’autant moins que l’idéologie du progrès est au cœur de la philosophie des lumières, qui est fondamenta-lement une philosophie libérale. Jusqu’à la fin du XIXe siècle, le mouvement socialiste se pose en force indépendante, tant vis-à-vis de la bourgeoisie conservatrice et des « ultras » que des « républi-cains » et autres forces de « gauche » héritières des lumières déjà si bien critiquées par rousseau. Il voit bien alors que les valeurs de « progrès » exal-tées par la gauche sont aussi celles dont se réclame la bourgeoisie libérale qui exploite les travailleurs.

[…] Cet idéal aboutira en 1906 à l’adoption, au IXe congrès de la CgT, de la célèbre Charte d’amiens, document fondateur de l’histoire du syndicalisme français […] En fait, le mouvement socialiste a bel et bien dégénéré dès l’instant où il est devenu « pro-gressiste » […] la théorie du progrès étant d’origine bourgeoise, la « gauche », en devenant « progres-siste », se condamnait par là à rejoindre un jour ou l’autre le camp libéral. C’est ce qui explique que la droite, déjà libérale en matière économique, le devienne aujourd’hui de plus en plus en matière de mœurs, tandis que la gauche, déjà acquise au libéra-lisme culturel et « sociétal », s’ouvre de plus en plus à la société de marché. […] À la sottise des gens de gauche qui croient possible de combattre le capita-lisme au nom du « progrès », répond ainsi la bêtise des gens de droite qui croient possible de défendre à la fois les « valeurs traditionnelles » et une éco-nomie de marché qui ne cesse de les détruire. le libéralisme forme un tout.

Tout ce que vous venez de dire vous rend plus ou moins inclassable. C’est peut-être au fond ce que vous voulez. Pourtant, si vous aviez à vous définir politiquement, que diriez-vous ?

Mais pourquoi voulez-vous qu’un auteur s’af-fuble d’une étiquette ? Je suis fondamentalement indifférent aux étiquettes. Il y a bien sûr des mots qui ne plaisent plus que d’autres, régionaliste, fédé-raliste ou communautarien par exemple. le mot « communisme » est admirable, puisqu’il renvoie au commun, c’est-à-dire à ce qu’il y a de plus pré-cieux dans la vie sociale, mais il a été trop dévoyé pour qu’on l’utilise. […] Je pourrais vous dire moi aussi combien à des égards, je suis sur les positions du socialisme des origines, que j’en tiens pour une gauche débarrassée de l’idéologie du progrès, cher-chant à instaurer une « société décente » (Orwell) et qui ne confondrait pas la culture populaire avec la culture de masse. Mais je pourrais dire également que j’ai toujours voulu dégager de nouveaux cli-vages, opérer des regroupements transversaux, réconcilier une gauche restée fidèle aux valeurs populaires avec une droite débarrassée de ses propres tares. Tout cela, cependant, serait encore bien insuffisant pour résumer ce que je pense… •

★ alain de Benoist, Mémoire vive, Entretiens avec François Bousquet, Bernard de Fallois, 2012. En librairie à partir du 2 mai.

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le parti pris du parler vrai, de Jean-Jacques rousseau à michel leirisroland Jaccard

1. Jean-Jacques rousseau et le tea Party. Consulter la presse donne un vernis de culture, ce qui est encore préférable à une absence de culture. ainsi, j’apprends ce 12 mars 2012 la naissance d’un de mes compa-triotes : Jean-Jacques rousseau. Trois cents ans déjà qu’il poursuit inlassablement son chemin entre Confessions et Contrat social. le rousseau que je préfère est celui des Rêveries du promeneur solitaire. Il serait très étonné d’apprendre qu’aujourd’hui, aux États-unis, il est beaucoup plus lu et étudié que ne le sont diderot et Voltaire. Et surtout qu’il inspire le Tea Party. Benjamin Barber, spécialiste américain de rousseau, établit un parallèle entre les critiques formulées par les adeptes du Tea Party à l’encontre de Hollywood et de Madison avenue et celles que formulait rousseau dans sa Lettre à d’Alembert à propos du théâtre qui corrompait en son temps la république calviniste. Toujours selon Benjamin Barber, à l’instar du Tea Party qui fus-tige les élites, rousseau dénon-çait la haute culture comme une forme de corruption. « Les partisans du Tea Party, poursuit Benjamin Barber, sont très cri-tiques face à la concentration du pouvoir, ainsi que des grandes agglo-mérations comme New York ou Los Angeles. Ce qu’ils déclarent à ce sujet, c’est ce que disait Rousseau au sujet de Paris ou de Londres. » Quant aux progrès technolo-giques qui permettent de voir des films toute la journée ou de rester branchés sur l’actualité, rousseau rétorquerait qu’il ne voit là qu’une

forme de séduction du diable. Non aux divertissements, oui à la rêverie. À ce propos, vous sou-venez-vous de la première phrase des Rêveries du promeneur soli-taire, et y en a-t-il de plus belles ? « Me voici donc seul sur la Terre, n’ayant plus de frère, de prochain, d’ami, de société que moi-même. » Cette nouvelle jeunesse de rousseau est saluée comme il se doit dans Le Temps, quotidien genevois qui, comme rousseau, pense que la démocratie ne peut fonctionner qu’avec des citoyens éduqués et que c’est sans doute une des raisons pour lesquelles elle connaît de tels ratés en France. 2. de la littérature considérée comme une tauromachie. de rousseau à Michel leiris, il n’y a qu’un pas et nombreux sont ceux qui l’ont franchi en décou-vrant L’Âge d’homme autour de leur vingtième année. Inutile de préciser que ce fut mon cas.

Michel leiris, ethnologue et écri-vain, avait 34 ans lorsqu’il entre-prit de faire le portrait le plus ressemblant du personnage qu’il était alors. Il escomptait que la lucidité exemplaire dont il sau-rait faire preuve compenserait sa médiocrité en tant que modèle. Nous fûmes nombreux à l’imiter : après tout, chacun a besoin d’être absous. Et il n’y a rien de tel que les confessions, surtout si elles res-pectent la règle de dire toute la vérité et rien que la vérité, pour y parvenir. Mieux encore, mainte-nant que la littérature est moins vue sous l’angle de la création que sous celui de l’expression – la seule question qui intéresse encore : quel monstre se cache derrière l’œuvre ? – tout nous incitait à nous lancer dans cette entreprise improbable. Si ce n’est pas pour parler de soi, à quoi bon écrire ? Enfin, comment ne pas éprouver un sentiment de com-plicité avec Michel leiris quand il notait : « Le peu de livres que j’ai publiés ne m’a valu aucune notoriété. Je ne m’en plains pas, non plus que je ne m’en vante, ayant une même horreur du genre écrivain à succès que du genre poète méconnu » ? Ce qui m’avait le plus enchanté dans ma lecture de L’Âge d’homme, c’était, dès les premières pages, d’apprendre le dégoût que porte l’auteur aux femmes enceintes et sa franche répugnance à l’égard des nouveau-nés. Sans doute aurait-il répondu oui à la ques-tion que se posent aujourd’hui les chercheurs en bioéthique : a-t-on le droit de tuer un nouveau-né ? Je signale en passant que la légalisa-tion de l’infanticide existe déjà en Hollande. J’avais comme Michel leiris – et j’ai toujours, même si l’occasion m’en est moins sou-vent donnée – l’impossibilité de faire l’amour si, accomplissant cet acte, je le considérais autrement que comme stérile et sans rien de commun avec la fécondité.À la fin de sa vie, Michel leiris

Confessions sans absolutions

humEurS • le carneT de roland jaccard

Rousseau.« Me voici donc seul sur la Terre, n’ayant plus de frère, de prochain, d’ami, de société que moi-même. »

Maurice Quentin de La Tour, portrait de jean-jacques rousseau, 1753.

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avait poursuivi cet art de la lit-térature considérée comme une tauromachie sous forme d’aphorismes dans un petit livre méconnu : Images de marque (éd. le Temps qu’il fait). Sans la moindre complaisance et avec une ironie impitoyable, il se défi-nissait comme « un enquiquineur qui se prend pour un monstre sacré ». Ou comme un conquérant qui n’a pour territoire que le désert. Il disait volontiers de lui qu’il était un suicidaire que seule sa crainte vertigineuse de la mort incitait et retenait à la fois. un aveu qui me touche d’autant plus que je suis dans le même cas de figure, 3. le corps invincible à l’ère du viagra. autre aveu de Michel leiris, d’autant plus troublant qu’il n’a pas dépassé la quarantaine quand il écrit ceci : « J’ai depuis longtemps tendance à me tenir pour quasi impuissant. Il y a beau temps, en tout cas, que je ne considère plus l’acte amoureux comme une chose simple, mais comme un événement relativement exceptionnel, nécessi-tant certaines dispositions intérieures ou particulièrement tragiques ou particulièrement heureuses, très dif-férentes, dans l’une comme l’autre alternative, de ce que je dois regarder comme mes dispositions moyennes. » Évidemment, à l’ère du Viagra, ce genre de propos sonne étrange-ment : la sexualité, qui impliquait auparavant une part de trouble et d’incertitude, est perçue diffé-remment. Non plus comme une liberté ou comme une agonie, mais comme appartenant à un corps inédit dans l’histoire de l’humanité, un corps qui se vit et se sent invincible. le premier phi-losophe à s’être penché sur cette métamorphose n’est autre que robert redeker dans son étude « le mirage immortaliste du Viagra » parue dans le numéro 2 de l’excellente revue Kitej. À ceux qui, comme moi, l’ignorent, je rap-pelle que Kitej est une ville russe proche de Nijni Novgorod, acces-sible uniquement à celles et à ceux qui sont purs de corps et d’esprit, ce qui m’interdit à tout jamais de découvrir cette atlantide russe. robert redeker observe une étrange similitude entre le corps au temps du Viagra, le cinéma pornographique, la publicité et le sport-spectacle. Il n’est pas loin de penser que la sexualité assistée par le Viagra est le tombeau de l’âme et du moi. « L’utopie adhérente au

Viagra et à la nouvelle cosmétique féminine, écrit-il, est celle d’une immortalité immanente et non pas transcendante, comme l’est la vie éternelle décrite par saint Augustin au dernier livre de la Cité de dieu. C’est une immortalité obtenue par l’industrie, non par l’effort spirituel. » Saint augustin, rousseau, leiris : qu’auraient-ils pensé de cette muta-tion de l’homme en Egobody ? le seul écrivain, à ma connaissance, à avoir vécu et retransmis litté-rairement cette métamorphose n’est autre que mon ami Serge doubrovsky. avec l’Egobody débute l’ère de l’autofiction. Voilà qui laisserait Michel leiris per-plexe et le conforterait dans sa certitude d’être un antédiluvien déboussolé qui ne se berce plus qu’au son des musiques que son passé lui fait entendre. le temps de la rêverie s’achèverait-il ? •

le carneT de roland jaccard • humEurS

Francis Bacon, Portrait de Michel Leiris, 1976.

Sandro Boticelli, Saint Augustin dans son cabinet d’études, 1480. Eglise d’Ognissanti, Florence.

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humEurS • arT

En ramenant aux hébreux les dix commandements, moïse rayonnait-il banalement ou bien arborait-il des cornes ?éric vartzBEd

Par son attention aux petits faits anodins, aux détails inhabituels, aux rebuts, Freud tenait du détec-tive privé. À Jung, son élève suisse, il écrit : « Tel Sherlock Holmes, c’est en prenant en compte les plus petits indices que j’ai finalement réussi à éclaircir la situation. » Quant à nous, tel le dr Watson, nous mar-cherons sur ses traces et considére-

Sherlock Holmes au mont Sinaï

rons un détail de la vie de Moïse dont l’importance a peut-être été sous-estimée (Moïse qui, soit dit en passant, hantait Freud, au point qu’il baptisa ses premiers enfants de prénoms dont les premières lettres, mises en série, constituent le nom du fondateur de la religion juive : MOSE, soit Mathilde, Oliver, Sophie, Ernest).

rappel : un oracle alerta le pha-raon. un enfant juif venait de naître qui, plus tard, l’assassinerait. afin de prévenir cette menace, le pharaon mit à mort tous les nou-veau-nés. Pour protéger son fils, la mère du futur Moïse l’abandonna sur le Nil. le garçon fut recueilli par une illustre baigneuse, la fille du pharaon. Encore enfant, Moïse (qui signifie « sauvé des eaux »)

joua à proximité du pharaon et lui déroba sa couronne. Perçu comme un affront, le comporte-ment de l’enfant fut puni. Moïse subit une mutilation qui le rendra bègue. devenu adulte, il fut sen-sible aux injustices qui frappaient les esclaves juifs. Il assassinera un Égyptien ayant maltraité un esclave, puis s’exilera à Madian. là-bas, dieu lui fit signe, l’appe-lant depuis le « buisson ardent » – qui brûlait sans se consumer. Sa mission consistera à affranchir les juifs. Il retourna alors en Égypte, délivra son peuple, le conduisit au mont Sinaï, au sommet duquel lui-même reçut la loi divine – les dix Commandements. À son retour, il constata que son peuple adorait un veau d’or. À ce stade de

moses und aron, de Schönberg, dans la mise en scène de Willy Decker. Photo : Paul Leclaire/Ruhrtriennale.

Réalisé vers 1513, le moïse de Michel-Ange veille sur le tombeau de Jules II, dans la basilique Saint-Pierre-aux-Liens, à Rome.

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l’histoire, il nous faut relever une bizarrerie de la traduction.

Moïse, rappelons-le, vient d’être en contact avec dieu. lorsqu’un lecteur hébraïsant est plongé dans le texte original de l’Exode, il lit : « Moïse resplendissait, rayon-nait. » dans la vulgate latine, ou une traduction dérivée, le passage devient : « Moïse avait des cornes » !

S’agit-il d’une grossière erreur de saint Jérôme, le traducteur de la Bible en latin ? S’agit-il d’une interprétation tendancieuse, d’un lapsus visant à diaboliser le fon-dateur du judaïsme (les versions grecque et syriaque parlent, elles aussi, du visage « rayonnant » de Moïse) ? En fait, par sa traduction, saint Jérôme a activé une signifi-cation latente moins usitée du verbe hébreu qaran (rayonner) en faisant jouer sa racine qèrèn, qui signifie, en effet, « corne ».

Bref, il ne s’agit pas, semble-t-il, d’un lapsus, ou d’une interprétation tendancieuse, mais d’une potentialité de la langue hébraïque activée par la traduc-tion latine qui complexifie la figure de Moïse, et donnera lieu à toute une tradition artistique (avec, par exemple, la statue de Saint-Pierre-aux-liens, à rome, réalisée par Michel-ange).

les mots, en effet, peuvent abri-ter en contrebande des significa-tions surprenantes, voire incons-cientes. lorsque le héros de Proust, Swann, par exemple, déplore avoir perdu sa vie avec « une femme qui n’était pas son genre », le mot « genre » ne doit-il pas être

entendu au double sens du style et du genre grammatical ? À savoir : il aurait perdu sa vie pour « une femme avec laquelle il n’avait pas d’affinité » et « une femme qui n’était pas un homme » ! Ce qui pose la question de son narcis-sisme, de son homophilie, etc.

Bref, en réveillant une signi-fication latente du mot hébreu qaran, non directement percep-tible en hébreu, la traduction de saint Jérôme produit un effet de surprise et de révélation. Soutenir que Moïse ne se contente pas de rayonner, mais qu’il porte des cornes ouvre un champ miné dont il nous faut dire quelques mots.

dans le texte, en l’absence de Moïse, les juifs idolâtrent un veau d’or, plus précisément, un « petit taureau » d’or, passant outre l’in-terdit de produire une image de dieu. En présentant Moïse affu-blé de cornes, du même attribut que le petit taureau d’or, le texte place Moïse dans une position voisine, audacieuse et transgres-sive, à l’image d’une idole surhu-maine qui appelle la dévotion.

dans la lignée de cette trans-gression, les cornes de Moïse n’ont-elles pas aussi une colora-tion plus trouble, plus maligne ? À l’origine, les cornes, symbole de puissance, étaient déjà asso-ciées à la figure du fils d’Hermès, le dieu Pan, une figure du mal, avant d’apparaître, dans une tradi-tion iconographique plus tardive, comme un attribut diabolique.

Ici, la figure du prophète se com-

plexifie, condense la pulsion et la répulsion, le désir et la loi. un peu à l’image de certains surmoi qui puisent leur force dans des sources agressives retournées sur les sujets eux-mêmes : des sujets devenus enclume et marteau, ange parce que démon. avec une tension indé-passable, source de grandeur et de tourments. « Il en est de l’homme comme de l’arbre, disait Nietzsche. Plus il veut s’élever vers les hauteurs et la clarté, plus profondément aussi ses racines s’enfoncent dans la terre, dans les ténèbres et l’abîme, – dans le mal. » au sujet des sources immorales de la morale, Freud complète : « C’est précisément l’ac-cent mis sur le commandement « Tu ne tueras point « qui nous donne la certitude que nous descendons d’une lignée infiniment longue de meur-triers qui avaient dans le sang le plaisir du meurtre, comme peut-être nous-mêmes encore. »

dans un article de 1914 consa-cré à la statue de Moïse de Michel-ange, en vrai détective, Freud commente la position du bras du prophète, le retournement des Tables de la loi et d’autres indices. Selon lui, l’effet saisissant produit par cette sculpture tient à la fureur domptée de Moïse, à sa passion maîtrisée et à son renoncement à la vengeance. la force de cette statue naîtrait de la tension entre le feu interne du prophète et son calme apparent. Nous voulons donc ajouter ici une nouvelle pièce au dossier, en complétant l’enquête freudienne par un indice décisif : les cornes du prophète. avec ce signe, l’effet de contraste est encore amplifié : dans cette sculpture, un courant souterrain, maléfique, sauvage est coulé dans une forme clas-sique qui le dépasse et l’illumine. Chimère improbable née du mariage de Kant avec Sade, la statue de Michel-ange condense et illustre l’immoralité qui travaille secrètement toute morale. Voilà peut-être l’un des ressorts de sa puissance de fascination. •

Moïse représenté par Gustave Doré, pour la Bible illustrée. Charlton Heston l’incarnant au cinéma dans les dix commandements.

Lawrence Alma-Tadema, moïse sauvé des eaux, 1904.

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Entretien avec François chengProPoS rEcuEilliS Par Gérard dE cortanzE

MEMBrE de l’académie française depuis 2002, François Cheng aime à dire qu’il ne sent aucune contradiction entre sa culture chinoise et la culture française. Prix Femina 1998 pour Le Dit de Tianyi, poète, romancier, essayiste, mais aussi calli-graphe, il est intimement persuadé que la mission de l’homme sur Terre est de donner un sens à la Création et à lui-même. dans son dernier livre, Quand reviennent les âmes errantes, qui vient de paraître aux éditions albin Michel, il signe, dans une forme originale, un chant épique à la gloire de l’âme, lieu privilégié où se croisent inspiration romanesque et souffle poétique. Son sujet ? dans la Chine du IIIe siècle av. J.-C., deux hommes, l’un musicien sublime, l’autre guerrier valeureux, entre-tiennent, par-delà la mort, avec une même femme qu’ils aiment d’un amour égal, un dialogue fait de pureté et de générosité. Car les âmes errantes des morts ne cessent jamais leur dialogue avec les vivants…

Gérard de Cortanze. La mission de l’homme sur la Terre est-elle de donner un sens à la Création et à lui-même ?

François Cheng. Je suis convaincu que l’existence du langage humain dépasse l’idée d’un instrument ou d’un jouet que nous nous serions fabriqué. Nous avons créé le langage pour tenter d’explorer le mystère de l’univers, et en même temps, c’est à travers cette langue que le mystère de l’univers nous est révélé. Voilà pourquoi je pense que la poé-

François Cheng : « Le divin et le temporel se retrouvent dans la beauté »

sie peut atteindre le mystère de notre désir et de notre destin, elle qui a poussé le mystère du lan-gage à son point extrême. En sorte que beaucoup de choses dites par nous de manière consciente, mais aussi beaucoup d’autres, nous sont révélées par le langage, auxquelles nous n’avions pas pensé. grâce à ma réflexion sur le langage et avec l’aide de certains autres philosophes et poètes, je peux toucher du doigt cet aspect mystique du langage. Il y a dans la poésie ce côté elliptique qui permet à l’indicible d’advenir. l’indicible, qui nous est révélé par le langage, advient quand on a essayé de dire jusqu’à un certain degré de tension. Nous sommes des êtres de langage, et grâce à cela nous dialoguons et nous recréons. un scientifique initie au fonction-nement, il observe. À sa mort, il dit : « J’ai compris comment ça fonctionne », mais il n’a pas forcément vécu. Notre propos est de vivre, et de connaître le mystère de ce qu’implique la vie. Voilà pourquoi je place notre destin au sein de la Création qui est mue par une intentionnalité. Je suis convaincu de cela, qu’on croie au Créateur ou non – ça n’a pas d’importance. Ce qui est donné là implique quelque chose de l’irrésistible. une rose qui pousse, vous ne pouvez pas l’en empêcher, elle sait exac-tement où elle va : jusqu’à sa plénitude. C’est ça que j’appelle l’intentionnalité, et qui ne relève pas d’une intention affichée. un arbre ne peut pas ne pas pousser jusqu’à sa plénitude. Il est cette chose posée là depuis le début.

La Chine a-t-elle à apprendre du dualisme ? la Chine doit apprendre du dualisme occidental.

C’est d’ailleurs ce qu’elle fait aujourd’hui en for-mant des scientifiques et des technocrates. Cela ne veut pas dire que la pensée chinoise n’a pas eu l’in-

françois cheng • humEurS

Indicible.« L’indicible, qui nous est révélé par le langage, advient quand on a essayé de dire jusqu’à un certain degré de tension. »

★ François cheng, Quand reviennent les âmes errantes, albin michel, 2012.

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tuition du 2. la Chine a aussi développé une maî-trise technique au cours de son histoire. la pensée chinoise est dominée par deux courants : le taoïsme et le confucianisme. le bouddhisme vient après. En Chine, ces trois courants de pensée coexistent, et sont officiellement reconnus depuis l’époque des Tang, au VIIIe siècle. le taoïsme est une pensée cosmologique qui insère l’homme dans l’univers vivant, et recherche cette communion totale entre l’homme, l’univers vivant et le cosmos. le taoïsme a connu l’idée de la liberté puisqu’il recherche cette communion totale entre l’homme et l’univers vivant, sans contrainte, sans réserve. Mais l’Occi-dent a acquis une liberté effective alors que, dans le taoïsme, elle reste un idéal. le confucianisme est une pensée essentielle éthique, c’est-à-dire de l’homme en société. Voilà une pensée très élevée, qui est née au VIe siècle avant notre ère et qui a fixé l’idéal de l’humain à une exigence extrême de probité, de mansuétude, d’honnêteté et de confiance. À l’époque de Confucius, la société était très hiérarchisée. lorsque celle-ci s’est figée, le sys-tème impérial a utilisé cette pensée éthique, fruit de la réflexion d’un homme libre, pour défendre

un système hiérarchique étouffant. Confucius avait dégagé cinq types de relations : entre parents et enfants, frères et sœurs, souverain et sujet, maître et disciple, et entre amis. Il s’agit d’un bel idéal : celui de la distance juste, équitable, responsable. les enfants doivent obéissance aux parents mais les parents se doivent aux enfants. le souverain est responsable devant les sujets, et ceux-ci ont des devoirs envers lui. des abus sont vite arrivés, parce que le système élaboré par Confucius comporte un défaut : il fait confiance à la nature humaine, affir-mant qu’elle est fondamentalement bonne, donc perfectible. Confucius, qui a le sens du bien et du mal, compte sur la bonté humaine pour que la dis-tinction entre l’un et l’autre soit respectée.

Il ne peut donc dévisager le mal absolu, c’est cela ?

En Occident, dès la tragédie grecque, on a dévi-sagé certains maux qui rongent l’âme humaine. Par la suite, la tradition judéo-chrétienne a, elle aussi, dévisagé le mal, sans parler de la figure du Christ qui a assumé le mal jusqu’à son degré extrême : sur le plan de la conquête de la matière, de l’affirma-tion du sujet, de l’éthique. la société chinoise, qui a récupéré cette pensée, a toujours vécu dans une sorte de compromis. le confucianisme, qui est aussi une pensée ternaire, puisque l’homme y est mis en rapport avec la Terre, et que la qualité de leur dia-logue est garantie par le Ciel, n’a pas pu atteindre la vraie harmonie : dans son système social, le sujet n’est pas protégé. ayant fait confiance à la nature humaine, et comptant sur des souverains éclairés, Confucius rêve de la bonne marche de la société : or il y a très peu de souverains éclairés ; quant à la nature humaine... N’ayant pas développé la notion de droit qui protège le sujet, tout le système poli-tique et social de la Chine est fondé sur des abus de pouvoir, donc des arbitraires, des répressions, des cruautés, des obscurantismes qui se maintiennent d’âge en âge.

Même si le taoïsme n’a pas aidé à régler les problèmes de l’homme en société, son intuition, fondée sur cet idéal de la communion totale, reste une belle intuition ?

Cette part, incarnée en premier lieu par le taoïsme, cette pensée fondée sur l’idée du souffle-esprit, un Chinois ne l’abandonne jamais. Pour la pensée taoïste, l’univers, dès l’origine, est animé par un souffle qui est devenu esprit. À partir de cette idée du souffle-esprit, les penseurs taoïstes ont avancé une conception unitaire et organique de l’univers vivant où tout se relie et se tient. Pourquoi unitaire ? Parce que c’est le souffle qui est à la base de tout ce qui incarne cette unité ori-ginelle. Pourquoi organique ? Parce que ce même souffle continue à animer cet univers, chaque entité vivante de cet univers, en les reliant en un gigan-tesque réseau de vie en marche qu’on appelle le Tao, c’est-à-dire la Voie. dans cette pensée ternaire, ce souffle-esprit anime toutes les entités vivantes sous la forme de trois types de souffle : le yin, le yang, le vide médian, le yang incarnant le principe actif et le yin le principe réceptif. Ces deux aspects sont nécessaires. Toute vie est animée par le prin-cipe actif et en même temps par le principe réceptif qui lui permet justement de recevoir la loi incarnée

humEurS • françois cheng

Confucianisme.« Le confucianisme est une pensée essentielle éthique, c’est-à-dire de l’homme en société. »

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par ce souffle. Entre ces deux souffles, les taoïstes ont compris qu’il fallait introduire un troisième souffle qu’on appelle du « vide médian ». Car s’il n’y a que le yin et le yang, on tombe dans le dua-lisme ; dans ce cas, le yin et le yang sont toujours en opposition et presque figés dans leur quant-à-soi. Tandis qu’avec le vide médian, on entre dans un rapport relationnel, dans une interaction qui peut être conflictuelle mais, dans le meilleur des cas, atteint plutôt l’harmonie et l’entente. C’est, j’y reviens, dans ce sens qu’on parle d’une pensée ter-naire. Et dans cette pensée ternaire qu’on affirme l’importance de chaque entité vivante mais aussi l’importance de ce qui se passe entre les entités vivantes : entre l’arbre et un rocher, entre la mon-tagne et le fleuve.

Quelle est la place de l’homme dans cette cos-

mogonie ?l’homme est une entité vivante qui entretient

un rapport intime avec l’univers vivant. Ce rap-port est non seulement de tension ou d’oppo-sition, comme dans le dualisme, mais aussi de confiance, animé par le même souffle. Il y a donc cette confiance en ce souffle qui m’anime et qui anime en même temps l’univers vivant, même si temporairement, pour la conquête de la matière, nous sommes en opposition. Mais dans le fond, il y a cette reliance fondamentale depuis l’origine. Je crois qu’un Chinois, instinctivement, la garde tou-jours en lui, qu’il reste toujours taoïste, même s’il devient confucianiste, bouddhiste ou chrétien. le Chinois garde toujours au fond de lui cet esprit ternaire. C’est d’ailleurs cet esprit ternaire qui per-met à beaucoup de Chinois d’embrasser le chris-tianisme sans déchirement parce qu’ils accèdent à l’idée de Trinité très facilement. Toutes les pra-tiques vivantes, actuelles – la calligraphie, le tai chi, la médecine chinoise – sont fondées sur l’idée du souffle et sur celle de la reliance. dans la calligra-phie, l’homme, par le truchement de signes, entre en communication avec un univers vivant. le tai chi, c’est par un ensemble de gestes dans lequel l’homme restitue son corps à la grande circulation universelle. la médecine chinoise n’abandonne jamais cette idée de totalité : on guérit localement, mais le corps est dans l’univers. Cette intuition a favorisé, en Chine, ce sens du dialogue. Supposons que la Chine embrasse un jour le système démo-cratique, cela favoriserait davantage le dialogue entre les membres de cette société. En attendant qu’elle y parvienne, il y a quand même en Chine ce respect des anciens, des parents, des frères aînés, des personnes âgées qui reste toujours très vivace. l’amitié est une vertu que les Chinois cultivent par-fois même au-dessus de leurs passions amoureuses, depuis l’antiquité. Sans oublier le dialogue entre l’homme et la nature. Toute la peinture chinoise, toute la poésie chinoise sont fondées là-dessus.

Revenons au dualisme occidental : crée-t-il un homme solitaire ?

Moi, je me sens relié, relié par le souffle – comme tout Chinois. l’homme n’est pas ce corps qui se promène telle une ombre solitaire en attendant le néant. Pas du tout. C’est pourquoi il faut que l’Occi-dent – et maintenant la Chine qui imite l’Occident – sorte de ce jeu morbide. l’affirmation du sujet est

une aventure noble qui a abouti aujourd’hui à une sorte d’individualisme à outrance. Cette affirmation de la matière aboutit à un matérialisme pur et dur où l’homme vit sans horizon, sans ouverture, alors qu’il faudrait replacer notre devenir et le devenir de notre Terre dans le contexte d’une Création perçue dans sa totalité. C’est ce qu’a compris intuitivement la pensée taoïste puisque la Voie, c’est la Création dans sa totalité, à laquelle l’homme est relié. Et c’est ce qu’a compris la démarche judéo-chrétienne. Et c’est dans ce contexte-là qu’on peut concevoir la vie comme un don extraordinaire et non pas comme un dû. Notre individualisme à outrance considère la vie comme un dû. « Tout m’est dû », entend-on ici et là... Il faut absolument sortir de cet engrenage. Il faut retrouver le sens de la Création en sa totalité, y compris dans le domaine de la philosophie : si vous ne pensez qu’en fonction de la conscience, de notre inconscient, sans la dimension spirituelle, c’est sans espoir, et sans issue.

Vous parlez, dans Le livre du Vide médian, des

innombrables « entre qui ont lieu à tout instant sous nos yeux » ? Votre proposition, c’est le « royaume de l’intervalle » cher à Keats ?

Il ne faut pas oublier les « entre », afin de rétablir ce sens de la reliance entre les êtres, et entre nous

françois cheng • humEurS

Individualisme.« Notre individualisme à outrance considère la vie comme un dû... Il faut absolument sortir de cet engrenage. »

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et l’univers vivant. Moi-même, je suis devenu un homme du dialogue. Je connaissais déjà la poésie chinoise et la peinture chinoise qui sont des arts du dialogue : entre l’esprit humain et l’esprit de l’uni-vers vivant. En Occident, j’ai embrassé la langue française, et à travers cette langue une autre culture. C’est désormais mon autre pôle. l’Occident, avec toute sa création artistique qui a exalté la splen-deur de la chair, a exalté mon autre pôle. N’oubliez pas que cette idée de la transcendance existe en Occident. la littérature, la musique, la peinture occidentales constituent une immense aventure de l’homme qui cherche à se transcender par l’esprit et par sa propre création. Il ne faut cependant pas oublier que cette création fait partie de la Création elle-même. Sans cette Création-là nous n’aurions même pas idée de la Création. C’est pourquoi je suis devenu un homme de dialogue. Je garde cette part intuitive de la pensée chinoise. Et en même temps j’ai embrassé la meilleure part de la pen-sée occidentale, allant jusqu’à épouser la grèce et toute la renaissance, et la pensée judéo-chrétienne. Contrairement à ce qu’affirment certains, cela ne me met nullement en contradiction avec ma part chinoise, car la cosmologie chinoise est fondée sur l’idée du souffle. Et pour moi, la figure christique

est une incarnation de cette démarche du souffle-esprit.

Qu’entendez-vous par « dans ma relation avec les

êtres, je me situe toujours le plus bas possible, pour être au plus près de l’humus » ?

Tant qu’on ne touche pas l’humus, on est dans l’avoir. Si je communie avec quelqu’un, par exemple un intellectuel très habité par son pou-voir intellectuel, je suis encore dans l’avoir. Je peux obtenir une certaine satisfaction au niveau intellec-tuel, mais chaque fois que j’approche quelqu’un, j’essaie de capter cet être, non seulement dans ses attributs, mais aussi dans son être profond. Et là, il faut le prendre par la racine. Et la racine, c’est l’humus. Et pour moi, l’humus, c’est le souffle-esprit qui nous anime par la base. C’est à ce niveau-là qu’on peut vraiment communier avec la profon-deur de quelqu’un. l’humilité, pour un Occidental, implique souvent un effort, est presque contraire à sa nature. Pour moi, au contraire, l’humilité – qui veut dire humus – est la position la plus avanta-geuse. d’abord, je ne risque pas de tomber plus bas et, dans le même temps, je capte les êtres et, cette fois-ci, quand je dis les êtres, je ne parle pas seule-ment des êtres humains, mais aussi de l’arbre, de la fleur, etc., que je prends par l’humus. dans une rose ou un arbre, je n’admire pas seulement ce qui est donné comme apparence – une rose dans sa plé-nitude, un arbre dans la forme de ses feuillages. Je les prends par la racine, et je demande : « D’où ça vient ? »

Ne retrouve-t-on pas cet enseignement dans la peinture chinoise ?

En effet. Quand un peintre chinois peint un arbre, il peint toujours de bas en haut. Quand il peint un bambou, il prend par la racine et il pousse section par section jusqu’au sommet, et jamais le contraire. une branche aussi. Je connais des peintres qui peuvent peindre les arbres d’une autre façon, par le haut, mais ils dessinent alors ce qui est déjà donné comme forme. un peintre chinois, lui, capte toujours la chose vivante par la racine, épouse de l’intérieur la croissance. Il ne fera jamais le contraire. Voilà pourquoi la peinture chinoise est si pleine de vivacité : le peintre accomplit quelque chose de vital. Vous connaissez cette expression : « Il faut que le bambou pousse en vous. » On dessine le bambou par la racine, on pousse avec. Mon inter-rogation sur les êtres relève de cette pratique.

Quelle différence établissez-vous entre la pein-ture et la calligraphie chinoises ?

Toute la tradition chinoise est là pour affirmer que la calligraphie est à la base de la peinture. la peinture chinoise est un art du trait. la pein-ture chinoise n’est pas une peinture de lignes ou de contours. Quand le peintre chinois peint une montagne, il ne peint pas les contours de la mon-tagne. la montagne est composée d’un ensemble de rochers ou de plantes, et chaque rocher, chaque plante est dessiné par des traits – c’est-à-dire cette chose douée de pleins et de déliés – qui sont à la fois déjà le rythme, déjà le volume, déjà le mouve-ment. le bambou est fait d’un seul trait : le peintre dessine un trait, puis une section, puis un trait, une section, un trait, etc. Mais cet art du trait vient de la

humEurS • françois cheng

Humilité.« Pour moi, l’humilité – qui veut dire humus – est la position la plus avantageuse. »

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calligraphie, car la calligraphie est le trait, elle n’est pas la ligne. Quand vous commencez à apprendre la calligraphie, l’acquisition de chaque trait vous demande des mois de travail. Il y a le commence-ment, l’attaque, et puis le déroulement, et puis le final. Il faut que ce trait acquière une ossature, de la chair, du sang qui coule. Chaque trait est une unité vivante déjà en soi. d’abord il y a le caractère 1 qui est un trait. C’est pourquoi le caractère 1 a une telle importance. C’est un trait horizontal qui est censé séparer le Ciel et la Terre. On doit prendre sa respi-ration, son souffle. Il y a une gestuelle. une danse. au début, on apprend par la rigueur. Puis, par la suite, quand je trace le trait en cursive, c’est déjà autre chose. Puis, quand il y a deux traits : un hori-zontal, un vertical – commencer, descendre. là, à la fin, il faut terminer par une pointe. le trait hori-zontal est terrestre. le trait vertical, c’est comme quelque chose qui tombe du ciel. En Chine, on dit : le ciel donne, la terre reçoit. Ce que le ciel promet et donne, il ne reprend jamais. C’est une philoso-phie, une pensée.

Pourquoi la calligraphie est-elle si importante ?Tous les lettrés chinois, avant de mourir, laissent

un poème, un quatrain parfois déjà composé. les martyrs, la veille de leur mort, même pendant la révolution culturelle, laissaient un ultime poème écrit avec leur sang. de cette façon, on se sent quitte. On peut mourir presque sans regret. On laisse un poème écrit calligraphié. On jette le texte et on peut mourir. C’est une tradition immense. le poème écrit, on peut mourir, car on a restitué le souffle. En Europe, on dit rendre l’âme. Ici, l’âme rendue, c’est le souffle. N’oubliez pas que le trait vient du souffle. le taoïste a une idée de l’âme, le bouddhiste l’exalte. le taoïste raisonne en terme d’esprit, c’est pourquoi « rendre le souffle », c’est restituer dans le courant du souffle. aucun Chinois n’est prêt à abandonner cette idée, même lorsqu’il devient marxiste, chré-tien ou bouddhiste. le Chinois est relié à l’origine. Celui qui pratique le tai chi, par un ensemble de gestes, réactive en son corps les souffles vitaux qui le restituent, le relient dans le courant du souffle vital qui est en train d’animer l’univers et, comme l’écrit dante, de « mouvoir les astres ».

Le souffle vital, c’est la vie, donc la beauté ?la vie, c’est le commencement de la beauté. la

vie exige que chaque être vivant forme une unité organique qui soit capable de fonctionner et de croître, et même au besoin d’engendrer. ça, c’est la vie. la vraie vie n’est pas cet autre indifférencié, anonyme ; la vie exige qu’il y ait une unité vivante et organique qui soit capable de fonctionner. Toute vie est unique. Il est aisé de constater qu’il n’y pas de grain de sable qui ressemble à un autre grain de sable, une feuille à une autre feuille, pas un arbre, un animal, et à plus forte raison pas un homme qui ressemble à un autre homme. donc, cette unité vivante implique une unicité. C’est à cause de cette unicité que la vie est arrivée à ce stade de maturité qu’est chaque être humain. Il n’est pas juste de dire que l’ordre de la vie, c’est l’ordre de la mort ou de la matière. la vie exige unité et unicité. C’est comme ça que chaque vie devient une présence et, surtout s’agissant de l’être humain, une présence parmi d’autres présences et non pas une figure. C’est là

que commence le langage, qu’on peut dire « je » et « tu », qu’on peut coller un nom à chacun. dès qu’on parle de présence et non plus de figure, que chacun porte un nom et possède un visage, alors on peut parler de beauté. la vie veut que chaque être unique, conscient de sa présence, n’ait de cesse de tendre vers la plénitude de sa présence au monde. Chaque être, en tant qu’unité, devient unicité, uni-cité devient présence, présence devient désir de plé-nitude de la présence au monde : c’est le commen-cement de la beauté. Quand je dis : « la plénitude est une présence au monde », c’est comme une rose qui, du germe à la tige, n’a de cesse d’atteindre cette plé-nitude de sa présence au monde. C’est évident, une intentionnalité originelle est plantée en chacun de nous. Prenez le corps, s’il n’était qu’un instrument de jouissance, sans âme, il ne conduirait qu’à un corps pourri. Or, là où le divin et le temporel se retrouvent, c’est dans la beauté.

... qui est au centre de votre réflexion...Oui. Voilà pourquoi il faut parler des différents

degrés de la beauté. Il y a la beauté de la nature qui se donne là, et puis la beauté du corps. Celle du corps des animaux est extraordinaire. Mais bien sûr, le miracle des miracles, c’est le corps humain : l’homme, la femme. Pourquoi arriver à cette chose-là ? Mais dès qu’on arrive à l’homme, dans sa beauté entre déjà quelque chose d’autre : l’esprit. de la femme de la caverne jusqu’à Mona lisa, il y a une évolution qui n’est pas que physiologique : c’est aussi une conquête de l’esprit parce que l’homme évoluant a pris conscience de la beauté, de cet élan vers la beauté. C’est cette conscience de la beauté qui ajoute à la beauté du corps. C’est la part de l’âme. lorsqu’on parle de Mona lisa, on ne parle pas que d’un ensemble de traits : il y a le regard et le sourire qui sont la part la plus profonde de Mona lisa. ça, c’est déjà la conquête de l’esprit. la vraie beauté est un corps habité par une âme. la beauté cherche à communier avec une autre beauté. C’est l’amour. la beauté appelle la beauté. Mais il y a une autre beauté, proprement humaine, que j’appelle spirituelle. l’homme est un être de souffrance, conscient de cet élan vers la beauté, mais avec une pleine conscience de sa condition tragique de mor-tel et de la confrontation avec le Mal. Par l’éléva-tion spirituelle, certains êtres gardent, au cœur de l’adversité ou de la persécution, noblesse d’âme et dignité. Certains autres, toujours grâce à cette élévation spirituelle, vont encore plus loin, trans-cendent les épreuves d’une souffrance extrême et communient avec toute la souffrance du monde. Ces êtres-là rayonnent d’une lumière étrange, une transfiguration propre à l’humain et qui révèle en même temps sa dimension surnaturelle – comme une lumière jaillie de la nuit, capable d’illuminer toutes les étoiles. Cette lumière proprement spiri-tuelle est faite de compassion et d’une sorte de joie qui vient d’une liberté intérieure conquise. Nous touchons là au degré suprême de la beauté. donc, il y a la beauté du corps, la beauté du corps habité par l’esprit et par l’âme, et, au-delà, la beauté spirituelle. la réflexion, en distinguant l’essence de la beauté et l’usage dévoyé qu’on pourrait en faire, n’est pas simplement un luxe : elle constitue, à mes yeux, un problème essentiel qui justifie tout, et qui est au centre du centre de toute création. •

françois cheng • humEurS

De la beauté.« Il y a la beauté du corps, la beauté du corps habité par l’esprit et par l’âme, et, au-delà, la beauté spirituelle. »

Écrire.« Les martyrs, la veille de leur mort, même pendant la Révolution culturelle, laissaient un ultime poème écrit avec leur sang. De cette façon, on se sent quitte. On peut mourir presque sans regret. »

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humEurS • phoTographie

Jassy : ville Kaputtune plongée dans l’histoire sur les pas de malaparterEPortaGE dE hannah aSSoulinE

BEauCOuP de villes au monde prétendent être établies sur sept collines : l’antique Babylone, rome, Jérusalem, Byzance, Paris – à quoi il faudrait ajouter lisbonne et Yaoundé, mais aussi Nîmes, Tulle et Quimper. au nord de la roumanie, il est une ville, Jassy, qui jouit également de cette particularité au point que certains de ses habitants en tirent, depuis le XVe siècle, un orgueil topographique large-ment mérité. longtemps, Jassy fut la capitale de la Moldavie. Elle vécut la vie que connaissent les peuples de la Mitteleuropa : des voïvodes rivaux se la disputent, les Tatars la pillent, les Cosaques l’incendient (à moins que

cela ne soit l’inverse). Toujours, la ruine et la relève, inlassablement. le 28 juin 1941 débuta à Jassy le plus violent pogrom de l’histoire roumaine. deux jours suffirent pour exter-miner les 13 600 juifs de la ville. Curzio Malaparte était là, témoin impuissant. Il y consacre de longues pages dans Kaputt : « Une étrange angoisse pesait sur la ville. Un énorme, massif et monstrueux désastre huilé, astiqué, mis au point comme une machine d’acier, allait broyer dans ses engrenages les maisons, les arbres, les rues, les habitants de Jassy fara copii. Si j’avais pu faire quelque chose, pour empê-cher le pogrom ! »

Hannah assouline est de retour de Jassy. Elle nous en rapporte des photographies qui nous invitent à relire le roman de Malaparte et à méditer cette histoire dont Mihail Sebastian nous a montré la complexité et la dou-leur. • françois miclo

Boutique de photo.Le cinéma Victoria et son guichet.

La synagogue de Jassy.

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reporTage • humEurS

Le cimetière juif de Jassy, peuplé d’ombres et de chiens errants.

« La matinée était limpide ; l’air, lavé, rafraîchi par l’orage nocturne, bril-lait, sur les objets comme un vernis transparent. Je me mis à la fenêtre, et regardai la rue Laspusneanu. La rue était jonchée de formes humaines dans des attitudes désordonnées. Les trottoirs étaient couverts de morts entassés les uns sur les autres. Quelques centaines de cadavres étaient amoncelés au milieu du cimetière. Des bandes de chiens flairaient les morts, de cet air apeuré, humilié du chien qui cherche son maître. Ils étaient pleins de respect et de pitié, et circulaient entre les pauvres corps avec délicatesse, comme s’ils eussent craint de piétiner ces visages ensanglantés, ces mains crispées. »

★ curzio malaparte,

Kaputt, denoël,

traduction J. Bertrand.

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62 • avril 2012 • CC causeur 46

Pour Simon leys, le totalitarisme est avant tout un lieu de non-mémoire Frédéric rouvilloiS

« L’HISTOIRE entière du Reich millénaire peut-être relue comme une guerre contre la mémoire », affirmait Primo lévi dans Les Naufragés et les rescapés. le der-nier recueil d’essais du sinologue Simon leys, Le Studio de l’inutilité, confirme ce dont on avait l’intui-tion depuis longtemps – et ce que lui-même démontrait déjà dans son célèbre essai, Les Habits neufs du président Mao (1971) : que sur ce plan, le nazisme n’est pas un cas à part, et que l’amnésie obli-gatoire est au fond inhérente au totalitarisme, qu’il soit ancien ou moderne, occidental ou asiatique.

dans chacun de ces systèmes s’installe en effet un mécanisme d’oubli-destruction qui, selon le politiste Johann Michel, vise à « construire une mémoire offi-cielle hégémonique au détriment de mémoires collectives concurrentes qui font l’objet d’une entreprise systématique d’anéantissement (destruction de documents publics, autodafés…). À travers une telle entreprise, c’est bien entendu l’iden-tité collective (sa reproduction phy-sique, sociale et symbolique) que l’on cherche à bafouer, voire à extermi-ner. » Construire en détruisant : on devine cette institution de l’oubli dès la révolution française, convaincue que l’on n’établira pas la république éternelle sans procéder à l’effacement du passé – mais on la retrouve, de façon aussi terrible que spectaculaire, dans les totalitarismes contempo-rains évoqués par Simon leys, en Chine ou au Cambodge.

Notre « grande révolution » prétendait abolir les symboles, les titres, les usages, les dates et les

Trous noirs et drapeaux rouges

noms, ceux des lieux comme ceux des personnes. dès le mois de juin 1790, l’assemblée nationale adoptait ainsi un décret décla-rant qu’« il importe à la gloire de la Nation de ne laisser subsister aucun monument qui rappelle les idées d’es-clavage ». Et ce n’était que le tout début d’une damnatio memoriae institutionnalisée qui devait se poursuivre pendant une dizaine d’années. Celle qui s’est produite en Chine a débuté dans les années 1960, et elle dure encore : « Car jusqu’à présent, observe leys, sa métamorphose, sa transformation en super-puissance s’effectue sans mettre en question l’absolu monopole que le Parti communiste continue à exercer sur le pouvoir politique, et sans toucher à l’image tutélaire du président Mao, symbole et clé de voûte du régime ». Or, « le corollaire de ces deux impératifs est la néces-sité de censurer la vérité historique de la République populaire depuis sa fondation : interdiction absolue de faire l’histoire du maoïsme en action. […] Quarante années de tragédie historique (1949-1989)

ont été englouties dans un trou de mémoire orwellien : les Chinois qui ont 20 ans aujourd’hui ne disposent d’aucun accès à ces informations-là ». Par exemple, « le massacre de Tiananmen a été entièrement effacé de la mémoire de la nouvelle généra-tion », à qui l’on offre en échange des dérivatifs puissants, un « natio-nalisme grossier », un « carnaval érotique » permanent, et surtout, bien entendu, la recherche mono-maniaque du profit matériel. Et c’est ainsi, constate le Prix Nobel de la paix liu Xiaobo, que « la poursuite exclusive de l’intérêt per-sonnel et l’endoctrinement incessant de l’idéologie du Parti communiste ont produit une génération d’indi-vidus dont la mémoire est absolu-ment vide ». Poupées dociles entre les mains du Parti dès lors qu’il leur fournit, sous leurs formes modernes et en quantité suffi-sante, du pain et des jeux.

le cas du Cambodge, s’il a duré moins longtemps, est encore plus significatif. au départ, comme dans n’importe quelle construc-tion totalitaire, il y a un projet

★ Simon leys, Le Studio de l’inutilité, Flammarion, 2012.

humEurS • liVres

Relève de la garde, place Tiananmen, à Pékin.

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CC causeur 46 • avril 2012 • 63

sublime – la construction d’une sorte de paradis sur Terre, le dépassement ultime des inégali-tés, des contraintes et des conflits : « Le monde entier, proclame ainsi la propagande du régime, a les yeux tournés vers le Kampuchéa démocratique, car la révolution khmère est la plus belle et la plus pure. La révolution khmère est sans précédent dans l’histoire universelle. Elle a réglé l’éternelle contradic-tion entre villes et campagnes. Elle dépasse Lénine et va plus loin que Mao Zedong. » Mais pour passer du rêve à la réalité, il n’y a pas d’autre moyen que de la nier, avec une férocité proportionnée à sa résis-tance, et à la grandeur de ce que l’on se propose d’instaurer.

les Khmers rouges contrôlent le Cambodge entre avril 1975, date de la prise de Phnom Penh par Pol Pot, et janvier 1979. Mais « durant cette période relativement courte, remarque leys, le régime réussit à parachever son grandiose projet de destruction totale de la société » – et en particulier, d’éra-dication absolue de la mémoire. Pour ce faire, ils vont privilégier deux voies.

d’une part, une entreprise génocidaire qui, affirme leys, se situe dans « la grande tradition hitléro-lénino-stalino-maoïste » : le moyen le plus achevé d’effacer tout lien avec le passé étant en effet de supprimer les hommes. d’autre part, la mise en avant d’une vérité de substitution, si fantasmatique, si évidemment fausse soit-elle : et c’est ainsi que Pol Pot « célébrait les splendides progrès du pays, de la production industrielle et agricole, de l’écono-mie, de l’éducation et de la culture à un moment où cette partie de la population qui avait temporaire-ment échappé au massacre titubait de famine dans un dénuement pro-prement préhistorique – les écoles n’existaient plus, le commerce avait disparu, la monnaie avait été abolie et, à la campagne, il y avait des bour-reaux qui pratiquaient le canniba-lisme » – le tout, comme naguère dans la Chine de la révolution culturelle, sous le regard émer-veillé ou complaisant de certains observateurs étrangers.

Tel est, en somme, le principal mérite du nouvel essai de Simon leys : rappeler instamment à ses lecteurs que sans mémoire, il n’y a ni raison, ni liberté. Et que tout attentat contre elle entrouvre la porte à la folie, et au despotisme. •

liVres • humEurS

chenu et lastelle entendent réarmer moralement la gauche en partant gaillardement à l’assaut du corpus libéral. ils auraient été encore plus efficaces s’ils avaient moins ménagé leur propre camp.daoud BouGhEzala

« LE jour où les mots n’auront plus de sens, nous aurons gagné. » : c’est par cette citation glaçante de goebbels, ministre de la Propagande d’Hitler, que s’ouvre l’Antimanuel de guérilla politique. Co-auteur du livre avec Jean-laurent lastelle, renaud Chenu batifole dans la rédaction de Causeur. Mais c’est en tant qu’ani-mateur du mouvement gauche avenir, aux côtés de Marie-Noëlle lienemann, Paul Quilès et d’une flopée d’élus chevènementistes, Verts ou mélenchonistes, qu’il fourbit des « idées de gauche » destinées à torpiller les « mots de droite ». le but affiché de nos amis guérilleros est en effet de réarmer intellectuellement une gauche qui peine à trouver une alter-native à la « social-médiocratie », comme l’appelait cruellement le Ceres.

réenchanter le lexique culturel de la gauche pour partir au com-bat idéologique, voilà un noble dessein. Soit. Mais nombre d’anti-libéraux de droite se retrouveront dans leur programme : « Prendre le parti idéologique du peuple contre l’idée simpliste et autoritaire qu’il n’y aurait qu’une voie possible pour l’humanité : la gloutonnerie capita-liste. » On adhérera sans mal au constat de l’impéritie du poli-tique, qui se fait le petit télégra-phiste de la banque et des agences de notation partout en Europe, à tel point que l’élection confine au choix entre deux paquets de lessive : « Qu’ils soient de gauche ou de droite, les impétrants de tous bords partagent une responsabilité

Nos amis les guérilleros

commune dans l’abandon progressif de la capacité des États à engager des politiques publiques qui ne soient pas qu’un simple accompagnement des bourrasques financières, bancaires et autres éclatements de bulles. »

Il est plus difficile, en revanche, d’adhérer au mythe d’un peuple pur, dont les élans émancipateurs seraient bridés par l’action sub-versive de l’oligarchie politico-financière. Comment ignorer que « le malaise est dans l’homme » (Pierre le Vigan), de plus en plus dégradé anthropologiquement par son immersion consentie dans le grand bain de la moder-nité industrielle et progressiste ?

Ces socialistes républicains ont le grand mérite de rétablir des vérités occultées, par exemple sur l’imposture du « modèle exporta-teur allemand », fondé sur la cap-tation des autres marchés euro-péens ou sur l’usage politicien du mot « pragmatisme ». le lecteur en quête d’alternative à la société lyophilisée attend avec impa-tience un second tome qui sera l’occasion de dresser le bilan de la gauche au pouvoir, pour peu que la rose de 1981 refleurisse cette année.

avant que Chenu, lastelle et leur escouade de jeunes intellec-tuels prennent le Palais d’Hiver du faubourg Saint-Honoré, on méditera l’une de leurs sentences les mieux aiguisées : « Qui a renoncé au conflit, au langage dur et aux risques qu’il pointe ne peut que se faire piétiner par les puissants. » Ce n’est pas ici qu’on prétendra le contraire ! •

★ Jean-laurent lastelle et renaud chenu, Antimanuel de guérilla politique. Idées de gauche contre mots de droite. Jean-claude Gawsewitch.

Le Che Guevara.

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64 • avril 2012 • CC causeur 46

humEurS • liVres

du maroc à la turquie, une dizaine de chercheurs analysent les transformations de l’islam politique confronté à l’exercice du pouvoirdaoud BouGhEzala

« ISLAMISTES modérés » : c’est ainsi que les médias qualifient les premiers ministres tunisien (Hamadi Jebali) et marocain (abdelilah Benkirane), sans défi-nir cependant ces deux termes apparemment contradictoires. après la vague verte qui a démo-cratiquement porté au pouvoir des partis religieux aux quatre coins du monde arabo-musulman, l’ouvrage collectif dirigé par Samir amghar, Les Islamistes au défi du pouvoir. Évolutions d’une idéologie (Michalon), vient heureusement combler cette lacune en analysant les mutations des mouvements islamistes à l’épreuve du gouver-nement (Maroc, Tunisie, gaza, Turquie), ou des institutions parle-mentaires (Égypte, liban, Pakistan, Yémen, algérie, Cisjordanie).

les chercheurs ont choisi pour base méthodologique la définition de l’islamisme de Patrick Haenni1 : « Une idéologie portée par un mou-vement social ou un parti politique, fondés sur une référence explicite à l’islam, sur une vision précise du poli-tique, ayant un projet politique pra-tique (et non une utopie messianique), organisés, recourant à des activités et des démarches proprement politiques (participation à des élections, mani-festations, pétitions, etc.), agissant dans un cadre politique réel (l’État) et institutionnalisé, et non violents dans leurs modes d’action. » Exit donc al-Qaïda, les djihadistes et les sala-fistes qui « partagent (néanmoins) un fonds idéologique commun » avec l’islam politique mais refusent de participer aux affaires profanes de la Cité.

Mahomet aux affaires

l’islam politique, comprend-on en lisant cette somme, est une doc-trine malléable qui s’adapte aux contextes politiques, sociaux et culturels locaux. Samir amghane nous prémunit à juste titre contre le risque d’une approche statique « émanant des islamistes eux-mêmes sur le caractère intemporel et uni-versel de leur idéologie ». En réa-lité, au contact du pouvoir, des contraintes institutionnelles, les mouvements islamistes se trans-forment et, avec eux, leur lien avec le peuple. Car en passant du travail social d’islamisation par le bas (charité, éducation, prédica-tion…) au grand jeu électoral, ils deviennent des « professionnels de la politique », suivant l’expression de Max Weber, soucieux d’appli-quer leur programme idéolo-gique, mais également de conser-ver le pouvoir.

l’exemple du Maroc, analysé dans une excellente contribution de Myriam aït-aoudia, constitue une belle leçon de choses. dans une monarchie où le roi conserve l’essentiel des prérogatives poli-

tiques, l’islamisme marocain est scindé en deux branches : le Parti de la justice et du développement d’une part, qui détient la majorité parlementaire et dirige le gouver-nement, et l’association Justice et bienfaisance d’autre part (Adl wa ihsane), fondée par cheikh Yassine. Si le premier est souvent comparé à son homonyme turc, la seconde est décrite comme extrémiste, en ce qu’elle a toujours refusé de reconnaître la légitimité de la monarchie et de participer au jeu électoral. dans ce jeu à trois bandes entre le pouvoir, les isla-mistes « légalistes » du PJd et les opposants de JB, qui faut-il quali-fier de « modéré » ?

dans la continuité des débats sur l’« agenda caché » des islamistes, l’article de Michaël Bechir ayari consacré au « dire » et au « faire » du parti islamiste Ennahda éclaire d’un jour nouveau le contexte idéologique de la révolte tunisienne. avant le départ préci-pité de Ben ali, le leader du parti, rached ghannouchi, affrontait une fronde interne pour avoir

L’islam politique est une doctrine malléable qui s’adapte aux contextes politiques, sociaux et culturels locaux.

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liVres • humEurS

★ Samir amghar (dir.) Les Islamistes au défi du pouvoir. Évolutions d’une idéologie, michalon, 2012.

amorcé des négociations secrètes avec le régime, lequel avait libéré nombre de prisonniers poli-tiques arrêtés pendant la grande vague de répression des années 1990. Il est de notoriété publique qu’avant de rafler plus de 40 % des suffrages lors de la première élec-tion démocratique de la Tunisie indépendante, les islamistes tuni-siens n’ont pas vu venir la révolte de janvier 2011, pas plus qu’ils n’y ont participé, à la différence des Frères musulmans égyptiens qui ont su rattraper le mouvement de la place al-Tahrir pour asséner un coup fatal à Moubarak.

Ce rappel jette une lueur nou-velle sur la politique ennahdiste actuelle. À l’instar des partis populistes européens qui par-ticipent aux gouvernements, le premier ministre Hamadi Jebali et son équipe doivent se battre sur deux fronts : accusés de dérive « centriste » et soumis à la concur-rence de groupes salafistes qui s’en prennent aux maisons closes et aux débits d’alcool, ils tentent, par leurs « dérapages » verbaux, de rassurer une base frustrée. les sorties remarquées du ministre de l’Enseignement supérieur tuni-sien, obsédé par l’idée du complot

mondial anciennement fomenté par le « juif Bourguiba », ne s’ex-pliquent pas autrement.

au fil des pages, le lecteur est invité à (re)vivre les ater-moiements stratégiques du FIS algérien, à explorer les dissensions des Frères musulmans égyptiens et à dresser un bilan de la dernière décennie aKP en Turquie. au final, ce travail collectif ouvre des perspectives inexplorées et apporte des réponses à de nom-breuses questions – y compris à celles qu’on ne se posait pas. •

1. L’Islam de marché, Seuil, 2005.

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choc de titans : l’immense robert littell retrace la jeunesse du plus grand des maîtres-espions.JérômE lEroy

alOrS, Kim Philby : héros, salaud, traître ou idéaliste ? allez savoir. C’était le temps des loyautés plurielles et des fidélités contradictoires, le temps de la guerre froide, qui engendra une nouvelle figure mythologique, celle de l’espion. l’espion est un antihéros, un soldat de l’ombre qui meurt sans gloire dans des combats douteux, abattu dans le dos, torturé dans une cave ou, dans le meilleur des cas, échangé par une nuit pluvieuse à un check-point sinistre des années 1970.

Finalement, il est un homme gris, ordinaire, loin de l’icône james-bondienne de Ian Fleming; parfois même juste un petit fonc-tionnaire surdoué et appliqué, tatillon mais, à l’occasion, tran-quillement héroïque. C’est le cas de Smiley, personnage fétiche de John le Carré, notamment dans La Taupe qui a fait l’objet d’une récente et remarquable adaptation cinématographique de Thomas alfredson avec gary Oldman dans le rôle principal et qui raconte de manière très romancée comment Philby, juste-ment, fut découvert.

John le Carré est un petit bour-geois anglais étriqué, nationaliste, viscéralement anticommuniste mais un formidable écrivain. l’un n’empêche pas l’autre, ça se sau-rait. Pour lui, le cas Philby ne fait aucun doute : c’est l’archétype du traître qui faillit avoir la peau du royaume-uni avant d’être démas-qué et d’être exfiltré de justesse par l’urSS où il termina paisible-ment sa vie en gloire nationale avec des timbres à son effigie, ne tirant sa révérence définitive qu’à 77 ans, à Moscou, en 1988. Ce qui lui épargna, à quelques mois près, d’échapper au spectacle de l’effon-

drement définitif de son rêve. un rêve rouge qui avait guidé toute sa vie, depuis le temps où, étudiant à Cambridge, il distribuait le Daily Worker entre deux compétitions d’aviron, jusqu’à l’époque où il devint l’un des hauts responsables du MI6, ce qui lui permit de four-nir en flux constant des renseigne-ments essentiels au KgB.

robert littell, une autre des très grandes plumes de la littéra-ture d’espionnage, auteur notam-ment d’un monumental roman vrai sur la CIa, La Compagnie1 s’est sans doute rappelé la citation de Woodsworth qui dit que l’enfant est le père de l’homme. Pour com-prendre Philby, il est allé voir du côté de sa jeunesse, en particulier des années 1933-1945 au cours desquelles celui-ci acquit la certi-tude que le communisme n’était pas seulement un idéal généreux mais la seule chance de vaincre le nazisme et le fascisme.

Son titre, Portrait de l’espion en jeune homme, est une référence à Joyce – le mot « espion » rem-plaçant « artiste », ce qui n’est pas innocent. l’espion et l’écrivain pensent pareillement que l’im-portant est de produire une fic-tion crédible et d’être capable de réinventer sans cesse son destin, quitte à ne plus savoir où est la vérité et où est le mensonge. « Je suis un mensonge qui dit toujours la vérité », disait ainsi Cocteau qui, dans son genre, aurait fait un très bon espion.

Portrait de l’espion en jeune homme reste un roman dans la mesure où il propose une inter-prétation, profondément empa-thique au demeurant, de l’itiné-raire de Philby dont il restitue remarquablement l’ambiguïté. le jeune homme n’a pas l’impres-sion de trahir sa patrie, bien au contraire : pour lui, renseigner les communistes, c’est sauver l’angleterre de l’impérialisme hitlérien. Il peut aussi se mentir à lui-même en fermant les yeux sur le stalinisme, dont il devine les crimes quand ses officiers traitants, rappelés à Moscou, ne reviennent jamais, engloutis par les purges.

la technique narrative de littell est fascinante : on n’entend jamais parler Philby lui-même, mais uni-quement ceux qui croisèrent sa route à cette époque. Sa femme, juive, hongroise et communiste, épousée en catastrophe à Vienne avant de fuir en moto alors que la répression de dolfuss s’abat sur le mouvement ouvrier, une actrice convertie au franquisme qu’il croise pendant la guerre d’Espagne alors qu’il est corres-pondant du Times et feint d’être favorable au camp fasciste, un de ses officiers traitants qui n’aura pas le droit à sa dernière cigarette dans le sous-sol de la loubianka ou encore son ami guy Burgess, homosexuel flamboyant, un des « cinq de Cambridge », ainsi que fut désignée cette bande d’étudiants devenus marxistes en découvrant la misère des mineurs à quelques encablures de leur si joli campus et tous recrutés par Moscou à peu près en même temps.

ainsi littell parvient-il à tracer en creux un portrait possible de Harold adrian russel Philby, dit « Kim », bègue et élégant, sensible et amoureux, incapable de tuer mais doté d’un vrai courage phy-sique, fidèle à une Idée comme on l’est à une femme aimée à qui l’on passe tout. •

1. Points Seuil.

L’Évangile selon saint Philby

★ robert littell, Philby, portrait de l’espion en jeune homme, BakerStreet.

Cocteau :« Je suis un mensonge qui dit toujours la vérité. »

Robert Littell.

humEurS • liVres

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CC causeur 46 • avril 2012 • 67

liVres • humEurS

★ François weyergans, Royal Romance, Julliard, 2012.

weyergans revient avec un roman d’amour vachearnaud lE GuErn

QuaNd l’air du temps se fait lourd, lire François Weyergans est une échappée.

Sa réputation n’est plus à faire : paresseux, dilettante, adepte de Jean-luc delarue, toujours en retard. Sept ans après Trois jours chez ma mère, prix goncourt 2005, Royal Romance, une histoire d’amour triste, de flâneries, de spleen et d’humour léger comme un entrechat de ballerine, vient pourtant d’arriver.

Royal Romance devait s’appe-ler Mémoire pleine, clin d’œil aux smartphones qui renfer-ment les messages des amants, les rendez-vous clandestins, les désirs, les peurs. Sur le dernier jeu d’épreuves, Weyergans a fina-lement choisi, comme titre, le nom du coquetèle préféré de son héroïne, Justine : moitié gin, un quart grand-marnier, un quart fruits de la passion, un soupçon de grenadine. Justine, qui n’aime boire que ce délicat breuvage, le fait découvrir à daniel Flamm, double parfait de Weyergans. Justine est une jeune actrice en quête de rôles ; daniel, un écri-vain vagabond et élégant, ama-teur de beaux papiers, obsédé des femmes fugitives. Justine dit : « Tu m’appelleras ta petite garce, ça ira très bien avec ma robe rouge » ; daniel répond à côté : « Parfois, je m’interdis de sortir dans la rue pour m’empêcher de croiser des femmes avec qui je voudrais passer la soi-rée, la nuit, une semaine, ma vie, en ayant la prétention de croire – lais-sez-moi leur parler – qu’elles seraient d’accord. »

Ils se sont rencontrés dans une librairie de Montréal. Ils se retrouvent au reine Élisabeth, un hôtel de luxe. Ils se baladent

au cœur des montagnes dans des voitures de location. Il y a d’autres hommes dans la vie de Justine, d’autres femmes dans celle de daniel, des enfants également. Entre le Québec et la France, Berlin et l’alsace, ils mêlent leurs corps et leurs sentiments, s’en-voient des milliers de SMS et des cassettes enregistrées, font monter l’excitation en regardant des films pornos, jusqu’à la lassitude des années et de la proximité. Tout cela risque de mal finir : l’amour, on le sait, est un chien de l’enfer.

les romans de Weyergans témoignent de son art de la digression. dans Royal Romance, il y a Justine, bien sûr, mais aussi la joie ambiguë de la lecture des journaux, la Neuvième Symphonie

Romance sans romantisme

de Beethoven, des théories sur le sel et les emplois fictifs, Arcane 17 d’andré Breton, des films russes et des fulgurances sculptées avec détachement : « Raconter un drame aide-t-il à vous en libérer ? Bien sûr que non, bien qu’on nous fasse miroi-ter le contraire. On aimerait que ce soit comme ça, on aimerait être déli-vré, mais se souvenir est une horreur. Même quand la mémoire vous rend heureux, elle vous rend triste […] On a beau revenir en arrière, on ne peut plus rien changer. On y voit sans doute un peu plus clair, mais à quoi bon y voir plus clair quand c’est trop tard ? » À l’heure du formatage généralisé des mots, l’un de nos derniers plaisirs est de noter, dans un carnet, chacune des phrases de Weyergans. •

François Weyergans. Photo : Hannah Assouline.

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68 • avril 2012 • CC causeur 46

tout en reconnaissant de vraies qualités cinématographiques au film de Benoît Jacquot, l’historien de la révolution et de l’Empire regrette le parti pris bien-pensant qui a conduit le cinéaste à inventer une marie-antoinette lesbienne en passant à côté de l’amitié amoureuse caractéristique du Xviiie siècle.ProPoS rEcuEilliS Par iSaBEllE marchandiEr

Isabelle Marchandier. Pensez-vous, comme le montre le film, que la Révolution s’est jouée dès le 14 juillet, lors de la prise de la Bastille ?

Patrice Gueniffey. le film véhicule une représen-tation un peu « mélenchoniste » de la révolution en insinuant que c’est le soulèvement du peuple qui a provoqué la chute du régime alors que ce sont toutes les décisions politiques prises entre la réunion des États généraux, le 4 mai, et la forma-tion d’un Comité de constitution, le 8 juillet, qui ont aboli la souveraineté royale.

la véritable rupture révolutionnaire a lieu entre ces deux dates, le 17 juin 1789, lorsque les députés du Tiers décident, selon le mot de Sieyès, de « cou-per le câble » avec les députés de la noblesse et de former à eux seuls une assemblée nationale qui représentera tous les Français. Mais jusqu’au mois de juillet, une sortie de crise est envisagée au som-met par un accord entre le roi et les États généraux.

Patrice Gueniffey :« Les “Adieux à la reine” passent à côté de l’Histoire. »

Faut-il en conclure que nous célébrons un évé-nement dépourvu de toute signification ?

Si la prise de la Bastille reste un événement important, c’est parce qu’elle marque l’entrée du peuple parisien sur la scène politique et déclenche l’éruption d’une violence dont personne n’avait idée. les correspondances de l’époque témoignent de la stupeur devant l’atrocité des scènes de juillet. Babeuf lui-même, issu de la petite bourgeoisie, écrit à sa femme, le soir du 14 juillet : « La monarchie nous a fait des mœurs terribles. »

Reste que Jacquot est complètement à côté de la plaque, alors ?

Non, sa mise en scène est souvent pertinente. Cette temporalité courte rend bien compte d’une période de grande tension historique. la Bastille est prise le 14, mais le roi ne réalise la gravité de la situation que dans la nuit du 14 au 15. Cette construction rappelle étrangement le scénario de La Chute, où tout est aussi vu à travers les yeux de quelqu’un qui ne com-prend pas ce qui se passe, la secrétaire de Hitler. Cela étant dit, il est très difficile de réussir un film histo-rique avec aussi peu de moyens. le décor somptueux de Versailles ne suffit pas à combler les insuffisances, cela saute aux yeux dans la scène ridicule où le roi fait son entrée dans la galerie des glaces. Pour payer moins de figurants, les courtisans ont été placés en travers de la galerie au lieu d’être alignés dans le sens de la longueur afin de former l’allée du roi.

Entre le peuple dans la boue au début du film et le personnage de Gabrielle de Polignac qui incarne l’arrogance des Grands, Jacquot ne reconduit-il pas la représentation binaire du bon peuple contre les mauvais aristocrates ?

humEurS • cinéma

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CC causeur 46 • avril 2012 • 69

Si vous voulez un film contre-révolutionnaire, je ne vois que L’Anglaise et le Duc, d’Éric rohmer, qui met en scène la Terreur et la mort du duc d’Orléans. Il était d’ailleurs assez cocasse, lors de sa sortie, de lire les critiques de Libé et des Cahiers qui, après avoir encensé le cinéaste pendant quarante ans, découvraient qu’il était un réactionnaire dans l’âme. Pourtant, il suffisait de voir Le Genou de Claire pour le comprendre. de toute manière, les films qui pré-tendent raconter les grands moments de l’Histoire lui sont toujours infidèles. au moins Benoît Jacquot nous épargne-t-il les images d’Épinal du genre Édith Piaf réincarnée devant les grilles de Versailles, ainsi que les expressions célèbres et horripilantes comme « Nous sommes ici par la volonté du peuple, nous n’en sortirons que par la force des baïonnettes... » le seul dis-cours politique du film, celui du roi devant les États généraux, se réduit à quelques bouts de phrases, prononcées hors champ, le spectateur ne voyant que le visage de la lectrice de la reine dans l’entrebâille-ment du rideau de la porte d’entrée. Et ce n’est pas plus mal !

En somme, la politique serait passée à la trappe ?d’une certaine façon. On le regrette parfois. Il

était possible, sans se noyer dans les enjeux com-plexes de la révolution et en restant dans le cercle fermé de la Cour, de mettre en lumière les désac-cords qui séparent louis XVI de ses frères. alors que le comte d’artois veut émigrer pour revenir avec l’armée et reconquérir le pouvoir, le comte de Provence, le futur louis XVIII, entretient des rapports avec les révolutionnaires, misant sur la chute de son frère pour arriver au pouvoir. C’est un personnage assez trouble, plutôt progressiste mais aussi machiavélique, donc diablement intéressant

à mettre en scène. Instigateur supposé de la cam-pagne pamphlétaire contre Marie-antoinette, il est aussi celui qui mène une lutte permanente contre le duc d’Orléans, idolâtré à l’époque parce qu’il est considéré comme une alternative aux Bourbons.

Tout de même, il y a cette Marie-Antoinette les-bienne – qui n’apparaît nullement dans le livre de Chantal Thomas. Qu’en pensez-vous ?

C’est une concession à l’esprit de notre temps qui gâche le film avec des scènes absolument grotesques. Sans cette insistance, un peu ridicule et bien conve-nue, sur l’homosexualité supposée de la reine, le ton du film aurait été plus juste et plus subtil. En explorant les relations d’admiration, de dévotion et en même temps de cruauté, de jalousie, de duplicité entre la reine absolument inaccessible et son entou-rage exclusivement féminin, Benoît Jacquot aurait doté ses personnages d’une épaisseur psychologique comparable à celle que l’on voit dans Ridicule. le regard de Patrice leconte, misanthrope plus que hai-neux, dévoilait une peinture plus juste, sur le XVIIIe siècle et sur le monde de la Cour.

Jacquot se condamnait-il à l’anecdote en s’atta-chant aux relations entre Marie-Antoinette et Gabrielle de Polignac ?

absolument pas ! En s’enfermant dans un fan-tasme lesbien, Benoît Jacquot est passé à côté d’un sentiment d’autant plus intéressant qu’il a aujourd’hui disparu : celui de l’amitié amoureuse, qui n’est ni l’amour physique ni la simple amitié, mais une amitié passionnelle. Ce registre senti-mental complexe, issu de la vieille tradition aris-tocratique de l’amour courtois qui anima aussi les Frondeuses, avant de ressusciter, transformée par

cinéma • humEurS

Infidélité.« Les films qui prétendent raconter les grands moments de l’Histoire lui sont toujours infidèles. »

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l’effusion sentimentale du préromantisme de la fin du XVIIIe siècle, nourrie par les best-sellers que sont La Nouvelle Héloïse, le Werther de goethe ou encore Delphine de Madame de Staël. Il révèle des modali-tés des rapports entre les sexes qui ont longtemps caractérisé la société française. Pour le comprendre, il aurait fallu que Jacquot investisse un contexte où la sexualité n’avait pas la même place que mainte-nant. la première règle, c’était de ne pas compro-mettre l’honneur d’une femme, aussi pouvait-on être son chevalier servant sans être son amant. des comportements comme s’embrasser et pleurer ensemble étaient à la mode. C’est ce genre d’amitiés complexes et passionnelles que Marie-antoinette a entretenu avec lamballe, Polignac et puis Fersen. Benoît Jacquot a sous-estimé l’amitié amoureuse

en lui préférant l’amour homosexuel pour nous raconter l’histoire d’une femme égoïste pas très sympathique qui ne peut pas vivre la vie qu’elle voudrait vivre avec celle qu’elle aime.

Quelles sont, au-delà de cette accusation d’ho-mosexualité, les raisons de la haine suscitée par Marie-Antoinette ?

Ce sont d’abord sa nationalité et sa personnalité : trop futile pour l’esprit éclairé de l’époque, trop fri-vole pour une Cour extrêmement étiquetée. Elle a conservé ce côté petite fille capricieuse, si caracté-ristique des filles de la Maison d’autriche, qui avait cette particularité d’être une famille royale vivant selon des mœurs bourgeoises. alors, évidemment, lorsqu’elle arrive en France, elle est complètement perdue et elle ne s’habituera jamais à cette Cour qui ne ressemble en rien à la Cour de Vienne, laquelle est très familière et très simple, un peu dans le style des cours des monarchies nordiques d’aujourd’hui où les rois font du vélo.

Benoît Jacquot fait dire à Marie-antoinette que Versailles est le mausolée de louis XIV dans lequel personne ne peut habiter : c’est tout à fait juste. le couple royal n’est plus royal au sens de louis XIV, il s’est embourgeoisé comme le reste de la société française. Mais ils ne perdent pas pour autant leur distance aristocratique. Ils restent enfermés dans Versailles, loin de Paris, du peuple, de la France. Et lorsque la reine joue à la bergère à Trianon, qu’elle se montre comme une mère aimante et proche de ses enfants, qu’elle cultive des valeurs qui sont communes avec celles des révolutionnaires, sa posi-tion de reine fait que ce comportement est perçu comme une offense. Elle est trop bourgeoise pour son statut royal et trop aristocratique pour ses manières bourgeoises. •

derrière le paravent libertin, un banal réquisitoire robespierristeiSaBEllE marchandiEr

aPrèS la Marie-antoinette rock ‘n’ roll de Sofia Coppola, c’est une Marie-antoinette lesbienne qui débarque sur les écrans. Benoît Jacquot adapte le récit de Chantal Thomas en érotisant la dramaturgie de la débâcle avec l’amour libertaire de la reine pour sa favorite, gabrielle de Polignac. Mais derrière la Sapho Pride, la mise en scène va dans le sens du pamphlétaire en vogue à l’époque révolutionnaire.

le film a séduit beaucoup de monde, y compris Chantal Thomas qui n’a rien trouvé à redire devant cette mani-pulation idéologique de la vérité historique. Curieux, de la part de cette historienne qui a étudié les libelles, caricatures et pamphlets qui ont forgé, dès le milieu des années 1770, l’image por-nographique de la « reine-monstre » emportée par ses « fureurs utérines ».

Certes, Benoît Jacquot ne verse pas dans la violence et la vulgarité pornographiques des pamphlets mais, en donnant chair à l’un des multiples chefs d’accusation brandis contre la reine (en l’occurrence, le lesbia-nisme), il poursuit leur œuvre

calomniatrice en accréditant la légende noire de Marie-antoinette.

Certaines tribunes de presse, érigées en tribunal révolutionnaire, refont inlassablement le procès de la reine. le réalisateur reprend ainsi à son compte l’accusation de vénalité fondée sur l’impuissance du roi. la « reine des salopes », à la séduction perverse et à la frivolité indécente, devient, passée à la moulinette du conformisme, la « mère de toutes les drag-queens ».

Ici, le chef d’inculpation devient une circonstance atténuante. Curieux renver-sement, tout comme celui qui conduit les progressistes

à s’indigner de ce qu’une étrangère ait pu désacraliser la fonction royale et promou-voir la liberté des modernes. Ces révolutionnaires-là semblent bien réactionnaires.

1. Chantal Thomas est l’auteur d’un essai très bien documenté sur la littérature pamphlétaire : La Reine scélérate, Seuil, 1989.

2. « Il me paraît logique et pas du tout invraisemblable que Marie-Antoinette, mariée à un très brave homme s’intéressant plus à la chasse et à la serrurerie qu’à son corps, ait trouvé des satisfactions érotiques avec des princesses dont elle s’entichait » : extrait d’une interview de Benoît Jacquot donnée au Figaro et citée par Têtu.

3. On doit cette formule à gérard lefort, le critique de cinéma de Libé, dont le style ordurier et la radicalité haineuse ne sont pas sans rappeler l’extrémisme hébertiste.

Marie-Antoinette, celle qu’on aimait haïr

humEurS • cinéma

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Hollande-Sarkozy :

le crash-test p 76

QUICHOISIR Présidentielle 2012

Halte aux publicités

mensongères

expert • indépendant • sans conservateursn° 001 - avril 2012

banC d’eSSaI

Le poids du vote

hétéro p 74

enQUête

et si on délocalisait la présiden-

tielle ? p 78

débat

dernière minute L’incroyable sondage qui pourrait tout changer p 77

p 249

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édItORIaL

ne pas se tromper de bulletin !

dans quelques jours, les Français éliront leur prochain président de la République. Un choix d’autant plus important qu’un

chef d’État, tout comme un lave-linge ou une tablette, ne se change pas tous les six mois. L’objectif de ce hors-série quinquennal est d’aider les citoyens consommateurs de politique à faire leur marché électoral en fonction de l’offre du moment. Jamais, depuis l’instauration de l’élection du président de la République au suffrage universel, le choix n’aura été aussi décisif : Nicolas Sarkozy ou François Hollande ? Rigueur de gauche ou austérité de droite ? Face à cet enjeu, chacun trouvera, dans ce numéro spécial de Qui choisir, les éléments nécessaires pour procéder, en connaissance de cause, à son tri électif.

basile de Koch

Vote inutile La fin du monde étant prévue pour le 21 décembre 2012, je trouve absolument ridicule d’élire un président qui ne gouvernera que six mois, d’autant plus que pendant cette période, il n’aura pas le temps d’engager les réformes nécessaires au redressement du pays.

Rascar Capac

nettoyage inefficace Il y a quelques années, le représentant d’une marque de nettoyeurs à haute pression est venu faire une démonstration dans ma cité. Impressionné par son bagout autant que par la facilité d’utilisation de l’engin, j’ai commandé un modèle K2007 avec canon à eau et rotobuse à double gicleur pour 399 euros. Aujourd’hui, je me rends compte que cet appareil est totalement inadapté au nettoyage des halls d’immeuble, vu l’épaisseur de la crasse qui recouvre tout. J’ai écrit au fabricant pour me faire rembourser, en vain : on me propose seulement de l’échanger contre le modèle K2012... Ai-je un recours ?

Raymond bignol, Cité des 15 000 (93)

Chansonniers censurés Depuis que je suis reliée au réseau de télévision de l’ORTF, je ne reçois plus l’excellente émission de chansonniers « La boîte à sel ». Le ministre de l’Information serait-il intervenu ???

Pépita de Culan (Seine-et-Oise)

dites-leCOURRIeR

72 - Qui Choisir 001 - avril 2012

Basile de Koch est rédacteur en chef de Qui choisir.

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et l’humanitaire ? Dans le cadre des révolutions saisonnières des pays du Maghreb et des fêtes de l’Aïd el Kebab, notre Comité avait passé une importante commande de matériel à deux grands magasins parisiens, le BHL et le Printemps arabe. Or, ce matériel dont nous avons impérativement besoin (armes, munitions, pétards, cotillons, urnes, bulletins de vote...) n’est jamais arrivé ! Après d’incessantes réclamations auprès du transporteur NATO Movers, on nous fait savoir que les caisses auraient été livrées en Tchétchénie. Comme dédommagement, on nous propose une visite du Dr Kouchner et un bon de réduction pour 30 avions Rafale. Comment obtenir une indemnisation plus adaptée à la déception de nos populations ?

Caporal-Maréchal ben affleck, armée syrienne de libération

Poubelle la ville Dans votre palmarès des villes de province sinistres, Marseille se trouve reléguée entre Le Havre et Billy-Montigny, c’est à la fois injuste et scandaleux. Il est facile de jeter le discrédit sur une cité emblématique du vivre-ensemble et de l’ouverture à l’altérité en stigmatisant une partie de sa population [...] exemple de mobilisation citoyenne face a la loi du profit qui [...] prise de conscience devant les familles précarisées [...] redonner le goût de la politique de l’engagement [...] vertus du combat collectif [...] dérives autoritaires [...] indignation [...] militant [...] assoc [...] blop...

R. Guédiguian, L’estaque (13)

Pour un candidat d’Union Nationale Devant les dangers qui menacent la France au bord du gouffre et constatant que les programmes des candidats ne divergent que sur des points de détail (budget, énergie, éducation...), je pense qu’il est grand temps d’envisager une candidature d’Union Nationale, comme je le préconisais, dès 1978, dans mon journal Jours de France. Il me semble qu’edgar Faure, de par sa grande expérience du consensus, pourrait être l’homme de la situation. Pour relancer l’économie, on pourrait aussi organiser une exposition universelle à Paris comme celle de 1900 qui, je m’en souviens, avait attiré des millions de visiteurs. J’en ai déjà parlé au ministre de l’Industrie Olivier Guichard, j’espère que cette fois-ci je serai entendu.

Marcel dassault

Les dangers du nucléaire Dans un précédent numéro de votre revue « Les centrales nucléaires au banc d’essai », votre spécialiste H. G. Allègre concluait que toutes les précautions avaient été prises et que les centrales actuelles ne présentaient aucun danger pour la population. Pourtant, lorsque l’on voit les terribles dégradations physiques des anti-nucléaires qui manifestent depuis des années à proximité des centrales, il est permis de se poser des questions!!!??? eva Joly, par exemple, a perdu son titre de Miss Norvège à cause de ça, et Monsieur C. Bendit serait bien incapable de faire face aux CRS aujourd’hui.....

C. Geiger, Le tricastin

Monsieur, il y a visiblement un malentendu. Notre test ne concernait que les risques d’accidents domestiques à l’intérieur des centrales : chutes d’une échelle, noyade dans la piscine de refroidissement, glissades...Pour le reste, reportez-vous à la rubrique FAQ du mode d’emploi fourni par Areva.

tourisme électoral Désireux de visiter Amsterdam, ses canaux, ses moulins à vent et le musée du Gouda, j’ai demandé une documentation à l’Office de tou-risme de la rue de Solférino. Ils m’ont remis une superbe brochure intitulée HOLLANDe 2012. Mais à l’intérieur, quelle déception ! Il n’y a que des photos d’un benêt au milieu de la foule, des chiffres incohérents, des récriminations, des roses à la place des tulipes... Mais de qui se moque-t-on ?

Yves Van Gogue (91)

avril 2012 - Qui Choisir 001 - 73

COURRIeR

Santé

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74 - Qui Choisir 001 - avril 2012

Un homme – «  un vrai  », comme ils disent  – incarnait jusqu’à l’excès les aspirations des hétérosexuels radicaux  : Dominique Strauss-Kahn. Il

était le candidat naturel non seulement des mâles dominants, mais aussi des femmes qui se savent «  chiennes  »  ; et ça fait du monde !

Affaires pendantesSes mésaventures new-yorkaises et lilloises lui valent, aujourd’hui encore, le respect de beaucoup d’hétéros, par-delà le traditionnel clivage droite-gauche : « Il a fait tout haut ce que beaucoup d’hommes pensent tout bas ! »

confie même, sous couvert d’anonymat, un député de la Droite populaire. N’empêche  ! Ces deux affaires pendantes lui ont coupé, au moins provisoirement, la route de l’Élysée. Alors, vers qui les élec-teurs frustrés par son retrait vont-ils se retourner ? A priori, c’est Nicolas Sarkozy qui semble être dans la meilleure posture  : «  L’hétérosexualité, il faut avoir le courage de le dire, est une constante, souvent majori-taire, du genre humain ». Cette petite phrase, prononcée à l’inauguration de l’exposition Jean Gabin, n’est pas innocente à quelques semaines du scrutin. encore à la peine dans les sondages, le pré-

sident – candidat s’est avisé de ce réservoir de voix hétéros qui pourrait faire la diffé-rence. est-il donc prêt, pour l’emporter, à flatter les plus bas instincts ? C’est ce dont l’accuse déjà François Hollande, pour qui son rival reprend là « les clichés machistes les plus éculés sur la relation homme-femme ». Une saillie maladroite, à vrai dire, de la part du candidat socialiste, dont la « normalité » affichée passait déjà, dans l’aile hétéro de son électorat, pour une mollesse ambi-guë. Faute d’un rapide redressement de tir, le divorce entre François Hollande et les orphelins de DSK serait consommé, comme le montrent les derniers sondages de l’insti-tut Onionway.

Le vote hétérosexuel fera-t-il la différence ?

des électeurs très courtisésLa montée en puissance d’un fort sentiment identitaire hétérosexuel, avivé par les sarcasmes de la majorité morale gay et féministe au pouvoir, pourrait être une des clés de l’élection présidentielle. Reste à savoir qui, des deux candidats, saura le mieux séduire les hétéros.

Un électorat orphelin de son candidat naturel

QUICHOISIR

Prolongez le débat dans l’isoloir.

eNQUêTe

dSK incarnait jusqu’à l’excès les aspirations des hétéros. À qui profitera son retrait forcé ?

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avril 2012 - Qui Choisir 001 - 75

On assiste ces derniers mois à une radicalisation des revendications dans les milieux hétéros militants, et, en parallèle, les cri-

tiques contre un certain «  communau-tarisme hétéro  » se multiplient, éma-nant de personnalités aussi différentes que, à gauche, Pierre Bergé ou, à droite, Frédéric Mitterrand. Que répondez-vous à ces accusations ?

Marc Dumayot. Que ce n’est pas à deux vieilles tarlouzes de décider de la façon dont de très nombreux Françaises et Français vivent leur sexualité ! Plus sérieuse-ment, l’identité hétéro s’est radicalisée tout simplement parce qu’elle s’est sentie mena-cée. De l’attitude «  gay friendly  » imposée par le politiquement correct, on est passé progressivement à un climat d’hétéropho-bie rampante qui débouche sur une véri-table ségrégation sociale. De nos jours, un hétéro normal se voit pratiquement inter-dire l’accès à certaines professions comme antiquaire, danseur classique, créateur de mode, maire de capitale… On voudrait nous cantonner à des activités de gardien-nage, ou liées à la ruralité. C’est totalement contraire à l’esprit des droits de l’homme dont on nous rebat les oreilles. Ou alors, de quel genre d’« homme » s’agit-il ?!

Vous semblez suggérer une « domina-tion gay » sur les élites. Mais le problème ne réside-t-il pas surtout dans la concurrence croissante entre l’homme hétérosexuel et une femme «  virilisée  » et ambitieuse – cette executive woman qui prend de plus en plus les places de direction ?L’un n’empêche pas l’autre, malheureuse-ment ! Un demi-siècle de féminisme triom-phant –  souvent d’origine goudoue d’ail-leurs – a fait des ravages. Aujourd’hui, l’«  homo hétéro  », au sens d’homo sapiens bien sûr, est pour ainsi dire pris en sandwich entre les pédés d’une part, et d’autre part ces connasses qui se croient en tout l’égale des hommes. Avec les consé-quences désastreuses, en termes d’efficacité économique et d’équilibre psychologique, qu’on imagine !

Irez-vous jusqu’à donner des consignes de vote ?Nous demandons aux deux candidats des engagements écrits sur trois points  : le vote rapide d’une loi réprimant l’hétérophobie  ; un amendement à la Constitution proclamant solennellement que seule une relation hétérosexuelle est susceptible de donner la vie ; et enfin l’institution d’un PACS spécifiquement hétéro, pour ceux –  et celles  – qui ne veulent ni «  sacraliser  » leur relation par le mariage, ni être assimilés pour autant à des pédés ou à des gouines !

À vous écouter, on a un peu l’impres-sion que l’hétérosexualité est d’abord une affaire d’hommes. Les femmes semblent faire de la figuration…Absolument pas ! Une de mes amies, qui buvait tranquillement son Mojito dans un bar du Marais, s’est fait prendre à partie et traiter de « fendue » par des gays vindica-tifs. À Hétér’Up, nous nous battons aussi pour ces femmes-là – sans qui, il faut bien le dire, notre combat perdrait en crédibi-lité.

Marc dumayot Président de l’association Hétér’Up

« des engagements précis pour la famille

hétéroparentale ! »

Les hétéros, minorité risible ?

Le point de vue de Roland Racol, directeur des enquêtes

à l’institut IPNOS

«Il est difficile d’apprécier aujourd’hui l’importance exacte du “vote hétéro”.

D’abord parce que les statistiques commu-nautaires sont interdites en France. ensuite parce que, pour le moment, la communauté hétérosexuelle n’est pas très structurée : il n’y a pas, chez cette grosse minorité, la culture associative qu’on retrouve chez les gays, les féministes et les minorités religieuses. Pour autant, les candidats auraient tort de négli-ger les revendications d’une association comme Hétér’Up, qui canalise utilement la contestation hétérosexuelle. Sur le plan électoral, si vous additionnez aux hétéros militants les homosexuels contrariés – qui, selon nos projections, votent souvent avec eux - vous obtenez les quelques pour-cent qui pourraient faire la décision le 6 mai. en outre, il serait dangereux pour la démo-cratie de laisser cet électorat sans représen-tation, à l’heure où la radicalisation d’une certaine frange de la communauté est un fait nouveau incontestable. Lors de la dernière Gay Pride, des activistes hétérophiles s’en sont pris sans ménagement au char disco de Bareback FM, brandissant leur drapeau aux trois couleurs primaires et scandant des slogans stigmatisants comme “Les pédés à Pékin !” ou “Un homme, une femme, chabada-bada !” Qui aurait imaginé un tel spectacle il y a encore un an ? Mais d’un autre côté, vous me direz, qui aurait pu penser, du temps du Général, que Paris serait un jour envahi par une manif’ de cent mille pédés ? »

InteRVIew

Marc dumayot : hétéro et fier de l’être !

Roland Racol : « attention à la radicalisation communautaire ! »

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76 - Qui Choisir 001 - avril 2012

CRASH-TeST

Sarkozy - Hollande : L’épreuve de vérité

Le choix d’un président de la République est un moment décisif de la vie citoyenne. Une fois le bulletin de vote glissé dans l’urne, votre décision est irréversible. Pas question d’avoir sept jours pour vous rétracter, comme pour un sèche-pain ou un grille-linge. Il est donc indispensable de connaître à l’avance les capacités de résistance de votre candidat face à des situations extrêmes. nous avons soumis les deux impétrants à une série de crash-tests sélectionnés par l’Union nationale des consommateurs et le Conseil constitutionnel. À méditer avant de signer pour cinq ans.

SaRKOZY HOLLande

effondrement de l’euro Résiliation de tous les traités depuis Utrecht

Rappel de DSK à Bercy

Raz-de-marée sur les côtes bretonnes Fermeture des frontières maritimes « La mer, nouvel atout pour la Corrèze »

explosion nucléaire à Fessenheim Lettre d’excuses à Angela Merkel

envoi de Cécile Duflot et Jean-Vincent Placé en mission d’évaluation

agression de Papy Mougeot, rue du Colonel Moll

Renforcement de la politique sécuritaire, installation d’une caméra sur la sanisette

Soixante mesures contre l’exclusion des seniors

Sécession de la Guadeloupe envoi d’une canonnière et d’un régiment de zouaves

Déblocage d’un fonds de 10 millions de francs CFA pour les sinistrés, rachat des stocks de rhum invendus

essence à 3 euros Soutien militaire aux forces démocra-tiques en Libye

Élargissement de la taxe carbone aux briquets Zippo

Fin du monde le 21/12/12 Lancement d’un grand emprunt de 20 ans Convocation d’un Grenelle de l’Apoca-lypse

Risque de ridicule aux J.O. Mesures fiscales d’incitation à l’exploit Dissolution des Ligues sportives

Grève générale des enseignants Suppression de 60 000 postes Création de 120 000 postes

Virus H3n2 Distribution de bouillon et de couverturesNationalisation des entreprises pharma-ceutiques, grand concert citoyen contre le virus

émeutes dans les banlieues

Déclaration solennelle à la télé, exhibi-tion de Claude Guéant dans les cités, état d’urgence, Articles 16 et 17, appel à l’armée, bouclage du quartier, pont aérien avec Bamako.

Visite à pied de la cité Pol-Pot de La Cour-neuve en compagnie de Mélenchon et du rappeur Boba. Dénonciation des trois grands risques : stigmatisation, amalgame et instrumentalisation. Distribution de sandwichs halal, réparation de l’ascenseur B4, indignation, compassion, repentance et promesse de jours meilleurs.

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avril 2012 - Qui Choisir 001 - 77

Un test indépendant et objectif1- Nous nous sommes procuré de façon indépendante et objective le programme, la carte du parti, le T-shirt de soutien, le bon pour un dîner sous chapiteau et les confidences du chauffeur de chacun des candidats testés.2- À partir de ce matériel objectif, nous avons confectionné en toute indépendance selon la norme ANOFRAI 7001 (modifiée 49-3) un mannequin représentatif du candidat.3- Les deux mannequins, installés dans une salle indépendante éclairée de façon objective, ont été placés dans les conditions de pression, de température et d’hygrométrie caractéristiques de l’exercice du pouvoir.4- Nos ingénieurs, tirés au sort par huissier, ont procédé à plusieurs séries d’essais indépendants en double aveugle dans le noir objectif.5- Les résultats ainsi obtenus ont été classés par notre infographe indépendant et objectif selon le procédé dit « tableau en couleur » établi conformément aux normes ISO Z 9002 ss., sans aucune publicité pour lave-linge entre les colonnes.6- Une fois imprimé et broché, ce test a été publié.

LabORatOIReQUICHOISIR

Le sondage explosif qui va tout changer !

Hollande : 55 %Sarkozy : 54 %

Qui aurait pu penser il y a encore un an que Nicolas Sarkozy, crédité alors de 1,60 m dans les sondages, allait pouvoir combler son handicap et remonter au niveau de François Hollande ? C’est chose faite : les deux candidats sont aujourd’hui au coude-à-coude, et à un étiage particulièrement élevé. Pour commenter ce sondage exclusif Iflot-Qui choisir, nous avons fait appel à Jean-Marc Lèche, politologue assermenté.

Jean-Marc Lèche : « Tout dépendra du vote des abstentionnistes ! »

«dans un précédent sondage effectué par le même institut, les résultats étaient radicalement différents ; il

faut dire aussi que la question portait sur le coût des lunettes. Ici en revanche, rien à dire sur la méthode : l’enquête a été réalisée auprès d’un panel représentatif d’électeurs, d’autant moins influençables qu’ils n’étaient pas au courant de la campagne en cours.Le premier enseignement de ce sondage est le très bon report des voix des abstentionnistes de droite sur le candidat Sarkozy, alors qu’en revanche les indécis du NPA et les déçus des Verts semblent avoir fait défaut à François Hollande, qui ne

retrouve pas son excellent score de la primaire socialiste.Avec un résultat aussi serré, nul doute que les électeurs aient voulu adresser aux deux finalistes un message d’union : après tout, vouloir une France forte, n’est-ce pas aussi réclamer le changement maintenant ?

Des courbes suggestives

Il convient toutefois de prendre ces chiffres avec la plus extrême précaution : dans le détail, l’enquête montre en effet qu’une majorité substantielle de sans-opinion n’envisagent pas de se déplacer vraiment, tandis qu’une grosse minorité d’indécis se disent déterminés à ne pas changer d’avis. Si ces courbes venaient à se croiser, elles convergeraient vers une abstention massive qui ne manquerait pas de faire le jeu du Front national.Heureusement rien n’est joué car, c’est l’ultime leçon de cette enquête, la plupart des électeurs ne se décideront qu’après la publication du dernier sondage, en fonction de l’avant-dernier. »

présidentielle 2012

Jean-Marc Lèche : « Il n’y a que les indécis qui ne changent pas d’avis »

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78 - Qui Choisir 001 - avril 2012

Comment vous est venue cette idée révolu-tionnaire de délocaliser la campagne présiden-tielle en Inde ?Laurence Parigot. J’ai été consternée par le caractère étroitement hexagonal du débat qui caractérise cette campagne présidentielle, alors même que nous sommes cœur d’une crise mon-diale, morale, économique et surtout financière. en lançant cette idée de délocalisation, j’ai voulu secouer le cocotier de nos politiques, qui s’ac-crochent à des branches mortes au risque de se couper du tronc neuf !

Vous préconisez donc de confier à des pro-fessionnels indiens l’intégralité de la campagne présidentielle…Je n’y vois que des avantages  ! Avantage finan-cier d’abord  : le coût du travail étant ce qu’il est en Inde, les contribuables français économise-ront, d’après mes calculs, une somme qu’on peut situer dans une fourchette allant de 655 millions à 65,5 milliards d’euros. Certes, les candidats ont

depuis longtemps escamoté la dette de la France sous le tapis des promesses démagogiques et du « denial » qui nous a fait tant de mal ; mais ne voient-ils pas que ces dépenses électorales somp-tuaires, ce sont nos enfants et nos petits-enfants qui en paieront la facture ? Avantage qualitatif ensuite : en recourant à de pro-fessionnels indiens pour les affiches, les tracts, les spots télé mais aussi pour les meetings, les confé-rences de presse, les déplacements des candidats, on est sûr d’avoir une campagne de haut niveau. Nos amis indiens, qui fournissent déjà nombre de prestations délocalisées, et dans tous les secteurs d’activité, à la France et à l’europe, sont à même de faire tout cela bien mieux que nos communicants, nos politiciens et nos militants à bout de souffle.J’ajouterai que c’est une idée moderne, s’inscri-vant complètement dans le sens de l’Histoire, c’est-à-dire de la mondialisation. Ce serait un signal très fort adressé à tous les prophètes de malheur du nationalisme, du souverainisme, du protectionnisme et du repli sur soi  ! Comme un

et si on délocalisait la campagne présidentielle en Inde ?

DÉBAT

En suggérant une délocalisation de la campagne électorale en Inde, Laurence Parigot peut se vanter d’avoir lancé un sacré buzz dans la mare. Certes, sa proposition iconoclaste arrive un peu tard pour se concrétiser dès cette année. Mais l’idée devrait faire son chemin d’ici aux prochaines échéances électorales, tant les arguments en faveur de cette révolution politique ne manquent pas : coûts divisés par dix, haut niveau de compétence des techniciens locaux, capables d’assurer les mêmes prestations que les intervenants français, sans parler du rayonnement politicien de notre pays. Qu’on y soit favorable ou frileusement hostile, cette novation fait en tout cas débat. Un débat que prolonge Qui Choisir, en donnant donc la parole à Laurence Parigot, avocate fougueuse mais souvent convaincante de cette « délocalisation présidentielle » et, plus largement, d’une mondialisation sans frontières.

Laurence Parigot, présidente du Medet : « Une campagne de plus haut niveau pour moins cher, c’est possible ! »

Laurence Parigot : « Sortir l’électorat hexagonal de son protectionnisme civique d’un autre âge. »

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gigantesque « LOL ! » adressé à tous les ringards d’extrême gauche, d’extrême droite et d’extrême centre !

La gestion de tous les aspects de la cam-pagne présidentielle ne requiert-elle pas un minimum de proximité avec la société et la mentalité françaises ?À l’heure du village global –  même sinistré  – le concept même de «  français  » est, disons, décalé, pour ne pas dire complètement ringard. On dénonce volontiers les « élites mondialisées », mais le Français le plus modeste s’habille chinois, roule coréen, se distrait américain, mange japonais, ita-lien et même grec ! Alors, ce qui est vrai de tous ces aspects de la vie quotidienne de tous les jours serait faux en ce qui concerne la vie politique  ? Allons donc  ! Il faut faire confiance au professionnalisme des Indiens. Leurs étudiants parlent un excellent «  basic french  » et peuvent se former très vite aux données signifiantes de l’Histoire de la vie politique française. et croyez-moi, ils en sauront toujours autant que nos enfants !

Concrètement, comment, par exemple, une candidature de Sarkozy ou de Hollande serait-elle traitée par vos professionnels de Bombay ou New Delhi ?Avec le Net et les multiples interfaces qu’il auto-rise, un ingénieur indien peut vous fabriquer un

avatar de Sarkozy ou de Hollande, au choix, et lui construire un discours à partir d’une cinquan-taine d’éléments de langage s’inscrivant dans le mainstream idéologique raisonnable. On sait que, pour l’essentiel, Sarkozy et Hollande utilisent souvent les mêmes mots et ont les mêmes réfé-rences, sans parler des cravates ou du décor. en ce qui concerne les candidats alternatifs, comme cette année Le Pen, Mélenchon ou Bayrou, il y aura sans doute un peu plus de boulot, mais on peut sûrement arranger quelque chose.

Dans votre esprit, cette délocalisation pour-rait-elle s’étendre à l’organisation même du scrutin ? On peut éventuellement maintenir en France les opérations de vote proprement dites, le temps que l’électorat hexagonal surmonte ses phobies et rejette le protectionnisme civique. Mais naturellement, je pense qu’à terme on ne fera pas l’économie du remplacement du vote de grand-papa par un panel représentatif recruté chez les Indiens, selon bien sûr la méthode des quotas de genre, d’âge, de profession et d’orien-tation politique et sexuelle. Pour les prochaines élections à la présidence du Medet, je suis même prête à montrer l’exemple en me faisant confirmer à mon poste par des jeunes managers de Calcutta !

« Faire confiance au professionnalisme indien »

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Un antécédent prometteur : la délocalisation à Calcutta

d’une épicerie clermontoise.

L’Inde offre de vastes opportunités de délocalisation, ne serait-ce qu’en raison de ses

dimensions.

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fayard

Élisabeth

Lévy« Un essai méticuleusement assassin. » Ivan Rioufol,Le Figaro

« Elle va faire trembler l’aiguille du “braillomètre”, cet appareil imaginaire qui mesure les indignations. »Michel Revol,Le Point

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