Ce qu’écrire veut dire au Moyen Âge…Observations préliminaires à une étude de la scripturalité médiévale - Morsel

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    Ce qucrire veut dire au Moyen geObservations prliminaires une tude de la scripturalit

    mdivale*

    Joseph MORSEL

    Laboratoire de Mdivistique Occidentale de ParisUniversit Panthon-Sorbonne (Paris I)

    Non potest non fuisse quod scriptum est.(Tertulien,De carne Christi, III, 9)

    Les sources sont le pain de lhistorien. Mais il en va de celles-ci comme de celui-l :bonnes ou trafiques, florissantes ou rassises, de taille et de composition diverses,quotidiennes ou de fte, elles se suivent et ne se ressemblent pas. Elles ne sont pas toutle travail de lhistorien, mais elles en sont le tissu. Et sil est vrai que de bonnes sourcesne font pas ncessairement un bon travail, de mauvaises sources rendent celui-cialatoire, capable de gniales intuitions comme des errements les plus fantasques. Dumoins ces derniers pourraient-ils tre limits si lon ne considrait pas les sourcescomme un simple matriau que lhistorien se charge de ragencer, un peu comme si

    lon ne retenait dun tableau que le thme reprsent. Une source nest pas seulementun reflet du pass, elle est aussi le miroir qui produit ce reflet, do une doubledifficult : pour se limiter ici, arbitrairement jen conviens, au document crit1, unesource ne [4] nous dit que ce quelle veut bien dire ce qui ouvre la voie la critiquetextuelle mais aussi que ce quelle peut nous dire ce qui dbouche sur une tude dela place et de la fonction de lcrit dans la socit considre.

    En outre, les sources dont lhistorien dispose aujourdhui ne sont, cest bien srun truisme, que celles qui ont t produites moins celles qui nont pas t conserves2Toutefois, cette non-conservation de lcrit ne peut tre rduite la seule destructiondarchives lors dincendies accidentels ou guerriers bien connus et unanimementdplors3, ni la coupable ngligence de mdivaux incapables de reconnatre la valeur

    *. Ce texte est une version raccourcie et modifie dune confrence prononce lUniversit du Qubec Montral le26 novembre 1999. Je tiens remercier ici Michel Hbert (Montral) et Kouky Fianu (Ottawa), grce qui cetteconfrence a pu avoir lieu, ainsi que les participants la discussion qui a suivi. Ce texte a galement profit de la lectureet des judicieuses observations et critiques dAlain Guerreau (CRH Paris), qui va toute ma gratitude.1. En dpit du privilge quasiment ontologique et sacr dont jouit le document crit auprs de lhistorien (puisquelhistoire est cense commencer avec lapparition de lcriture), on noubliera naturellement pas lexistence de sourcesnon crites, quelles soient iconographiques, monumentales, architecturales ou archologiques, qui posent dailleurs desproblmes du mme ordre.2. Sur lattention porter sur le problme de limpact de la conservation sur la connaissance historique, cf. ArnoldESCH, berlieferungs-Chance und berlieferungs-Zufall als methodisches Problem des Historikers , Historische

    Zeitschrift, 240 (1985), p. 529-570, qui nenvisage cependant pas dautres raisons de la non-conservation que lesdestructions accidentelles, et plus rcemment Patrick J. GEARY, La mmoire et loubli la fin du premier millnaire(1990), trad. fr. Paris, Aubier, 1996, notamment p. 23-25 et 131-169, qui prend en compte, lui, les processusdlimination volontaire.

    3. Une intressante tude de cas est fournie par Catherine GOLDMANN, Papiers et titres de famille dans la guerre :lexemple des Garencires-Le Baveux (XIVe-XVe sicles) ,La guerre, la violence et les gens au Moyen ge. 119e congrs

    Memini.Travaux et documents publis par laSocit des tudes mdivales du Qubec, 4 (2000)

    Texte des pages 3-43

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    30Jun2008

    Manuscrit auteur, publi dans "Memini. Travaux et documents de la Socit des tudes mdivales du Qubec, 4 (2000) 3-43"

    http://hal.archives-ouvertes.fr/http://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00291802/fr/
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    future des choses, ou alors au mpris des choses anciennes (notamment mdivales)par les hommes dpoques modernes. Notre obsession contemporaine de laconservation de tout ne peut a priori tre considre comme la norme absolue, laquelle devrait tre rapporte tout traitement des objets anciens : cette conservationrelve dun rapport au pass historiquement dat et dont la lgitimit doit trequestionne et dj fait lobjet de critiques, y compris de la part de personnes peusouponnables de vouloir brader le pass ni de mconnatre les enjeux de laconservation4.

    [5] La conservation des documents doit tre organise pour tre efficace et constitueainsi lune de ces activits sociales qui reposent sur la mobilisation tant dereprsentations collectives que de moyens matriels, seule susceptible dassurer lapoursuite du travail au-del de la mort de son promoteur. Mais en outre, cetteconservation (mme aujourdhui, en dpit de notre fantasme de la conservationabsolue, cest--dire lidentique) nest en fait jamais autre chose quune procdure deslection entre des objets, slection fonde sur la valeur particulire, ncessairementsociale, que nous accordons chacun deux mais aussi sur leur construction sociale

    en tant quobjets mmes. Indpendamment des pripties de lhistoire et descatastrophes qui ont pu affecter les fonds darchives, il y a donc des choses qui ds ledbut ont t conserves et dautres qui ont t dlibrment sacrifies5. Ceci modifiecertes le volume dinformations dont nous disposons, mais surtout constitue un aspectparticulirement signifiant des reprsentations attaches la production crite.

    Cest donc sous ces deux angles de la production et de la conservation de lcritquil convient daborder les documents crits mdivaux. La transformation desdocuments crits en sources, qui nest en gnral au mieux considre que du point devue de lhistorien (qui trouve les sources adquates son objet), est ainsi avant toutle rsultat dun processus de production sociale mdivale, dont la prise en compte estindispensable pour la comprhension du matriau traiter. La premire question

    poser ne serait-elle pas alors pourquoi ai-je des sources ? au lieu de crditerimplicitement dune normalit lexistence de sources, et donc de rfrer leur absence une forme de sous-dveloppement en matire de production et/ou de conservation desdocuments crits ?

    Le problme du sens du recours lcrit proccupe les mdivistes dj depuis la findes annes 1970 et surtout les annes 1980, quoique de manire fort ingale. Silhistoire de la lecture et du livre fait en France [6] depuis de nombreuses annes lobjet

    des socits historiques et scientifiques (Amiens, 1994), Philippe CONTAMINE, Olivier GUYOTJEANNIN dir., t. 2 (Guerre etgens), Paris, CTHS, 1996, p. 75-87.4. Les exemples de deux anciens lves de lcole Nationale des Chartes suffiront pour souligner le problme : AlainGUERREAU, Ltude de lconomie mdivale. Gense et problmes actuels , Le Moyen ge aujourdhui. Troisregards contemporains sur le Moyen ge : histoire, thologie, cinma. Actes de la rencontre de Cerisy-la-Salle (juillet1991), J. LE GOFF, G. LOBRICHON dir., Paris, Le Lopard dOr, 1997, p. 31-82 (p. 67 : Seule une socit dboussole peutaccepter de reconnatre une valeur un morceau de bois ou un mur informe au seul prtexte quils sont anciens(dpoque). ), et Michel MELOT, Les archives seraient-elles une substance hallucinogne ? , Le Courrier delUNESCO, mars 1990, p. 46-47 ( le recours lhistorien nest quun stratagme pour justifier notre manie de laconservation, on est pass dune pratique utilitaire de la conservation une pratique sacre dite culturelle [quiparat centre sur] une nouvelle forme de relique adapte aux dmocraties marchandes, qui tireraient de cestmoignages symboliques une lgitimation globale ).5. Cf. GEARY, op. cit., p. 131-169. La vie du clbre Gtz von Berlichingen fournit une remarquable illustration de toutceci : en 1512, des marchands de Nuremberg capturs par Gtz et un groupe de nobles ont t rpartis dans diverschteaux, notamment celui de Zeitlofs o rsidait Friedrich von Thngen, que les prisonniers ont identifi grce deslettres adresses lui peu avant et quils ont trouves dissimules dans une fentre (heimlich in einem venster... :StaB, B 67/XVII, Nr. 163; StaN, AStb 147, f 68r). Que faisaient ces lettres dans la fentre (et comment y taient-elles

    concrtement) ? Servaient-elles colmater, ou y taient-elles vraiment dissimules ? En tout cas, cela ne devait pas aider leur conservation Sur le problme de la conservation des lettres, cf. galement infra, n. 42.

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    dimportantes recherches dailleurs surtout chez les modernistes6 , les dbats autourde la place de lcrit dans la socit mdivale y sont presque absents ce que rvlepeut-tre tout simplement labsence dune terminologie scientifique susceptible derendre les termes anglo-saxon literacy et allemand Schriftlichkeit7. Malgr lexistenceen France de rflexions ou dbats autour du sens social du recours lcrit chez desanthropologues, comme Cl. Lvi-Strauss, ou des philosophes comme J. Derrida, malgrmme la rvaluation de loralit comme source historique ds les annes 1970, malgrgalement des travaux sur le thme de l acculturation ds les annes 1960-70,malgr enfin lexistence ou la connaissance de travaux sur lusage de lcriture danslItalie comme dans lAngleterre mdivales8, le thme de ce que jai propos en 1991dappeler scripturalit 9 est largement rest tranger [7] aux proccupations desmdivistes franais (y compris encore aujourdhui) et je ne sache dailleurs pas queles prsentations qui avait t faites de louvrage de M.T. Clanchy en 1981 aient eu uncho significatif10.

    Comme tout le monde le sait, en effet, lintrt des mdivistes pour le problmeest venu du monde anglo-saxon. Les premiers travaux paraissent remonter aux annes

    1930 (V.H. Galbraith, 1935 ; J.W. Thompson, 1939), mais les perspectives ont tfortement inflchies partir des annes 1970 par le recours des travauxdanthropologie culturelle (J. Goody, W. Ong)11. Les rsultats en termes demdivistique en ont t les travaux de M.T. Clanchy, B. Stock, R. McKitterick B.Bedos-Rezak et P.J. Geary12, pour se limiter aux exemples les plus connus. Le poids des

    6. Ce nest certainement pas un hasard si, en France, la seule synthse sur lhistoire sociale de lcriture est due unmoderniste : Henri-Jean MARTIN,Histoire et pouvoirs de l crit, Paris, 1988, dont la partie mdivale est dailleurs tout fait insuffisante. cela sajoutent des travaux de linguistes et dhistoriens de la littrature ou de la philosophie quitraitent du statut de lcriture chez tel auteur (p. ex. Jacqueline CERQUIGLINI, Un engin si soutil . Guillaume de

    Machaut et lcriture au XIVe sicle, Paris, H. Champion, 1985) ou sous tel angle (p. ex. Bernard CERQUIGLINI,loge dela variante. Histoire critique de la philologie, Paris, Seuil, 1989). Ces travaux sont souvent fort intressants et fort utilesmais ne constitue gure quune approche partielle qui rend toute comprhension globale du phnomne dlicate, voire

    impossible. Pour ce qui est du livre mdival, toutefois, on ne peut ngliger les travaux mens par et autour dEzioORNATO (CNRS-LAMOP), dont on consultera notammentLa face cache du livre mdival. Lhistoire du livre mdivalvue pas Ezio Ornato, ses amis et ses collgues, Rome, Viella, 1997.7. Autre signe de la discrtion des chercheurs franais (voire francophones) sur ce terrain : sur 149 contributions aumonumental manuel international Schrift und Schriftlichkeit, Writing and its Use, Hugo STEGER, Herbert Ernst

    WIEGAND dir., Berlin/New York, Walter de Gruyter, 1994, paru dans une collection prvue comme trilingue(allemand/anglais/franais), une seule est due une chercheuse franaise (non historienne).8. Pour lItalie, parmi de nombreux travaux qui ont pu servir de passeurs cf. ceux dArmando PETRUCCI, Potere,spazi urbani, scritture esposte : proposte ed esempi , Culture et idologie dans la gense de ltat moderne, Rome,cole Franaise de Rome, 1985, p. 85-97 ; La Scrittura. Ideologia e rappresentazione, Torino, Einaudi, 1986, trad. fr.

    Jeux de lettres. Formes et usages de linscription en Italie, 11e-20e s., Paris, HSS, 1993 ; Pouvoir de lcriture,pouvoir sur lcriture dans la Renaissance italienne , AESC, 43 (1988), p. 823-847. Pour lAngleterre, cf. toutparticulirement Michael CLANCHY, From Memory to Written Record. England 1066-1307, (London, 1979) 2e d.Oxford, Blackwell, 1993 ; Literacy, Law, and the Power of the State , Culture et idologie (cf. supra), p. 24-35.9. Jai propos la notion de scripturalit lors de la table-ronde sur les cartulaires organis Paris les 5-7 dcembre1991 (cf. J. MORSEL, Le cartulaire de Sigmund I von Thngen (Franconie, 1448/49) ,Les cartulaires. Actes de la tableronde de Paris (dcembre 1991), Olivier GUYOTJEANNIN, Michel PARISSE dir., Paris/Genve, Champion/Droz, 1993, p.411-422). De faon significative, le problme de la scripturalit na alors soulev aucune raction parmi lesparticipants (cf. les discussions rapportes dans le volume cit).10. Cf. notamment les prsentations de Jean Philippe GENET, Une rvolution culturelle au Moyen ge , Le Dbat, 14(1981), p. 158-165, et La naissance de lcrit en Angleterre , Le Moyen ge, 88 (1982), p. 323-328. Toutefois, ilimporte de ne pas msestimer les signes rcents qui tmoignent dun renouvellement progressif de lintrt pour laproduction crite mdivale, comme les actes dune journe dtudes organise en 1996 lcole Nationale des Chartessur lesPratiques de lcrit documentaire au XIe sicle, publis dans laBC, 155 (1997), p. 5-483.11. Jack GOODY, The Consequences of Literacy , Comparative Studies in Society and History 5 (1962/63), p. 304-345 (rd. J. GOODY, Literacy in Traditional Societies, Cambridge, U.P., 1968, p. 27-68) ; The Domestication of the

    Savage Mind, Cambridge, U.P., 1977 (trad. fr. La raison graphique. La domestication de la pense sauvage, Paris,Minuit, 1979) ; The Logic of Writing and the Organization of Society, Cambridge, U.P., 1986 (trad. fr. La logique delcriture. Aux origines des socits humaines, Paris, Colin, 1986). Walter J. ONG, The Presence of the Word. Some

    Prolegomena for Cultural and Religious History, New Heaven, Yale U.P., 1967 ; Orality and Literacy : TheTechnologizing of the Word, London/New York, Methuen 1982.12. CLANCHY, op. cit. Brian STOCK, The Implications of Literacy. Written Language and Models of Interpretation in the

    Eleventh and Twelfth Century, Princeton, U.P., 1982. Rosamond MCKITTERICK, The Carolingians and the Written

    Word, Cambridge, U.P., 1989. Brigitte BEDOS-REZAK, Les juifs et lcrit dans la mentalit eschatologique du Moyenge chrtien occidental (France, 1000-1200),Annales HSS, 49 (1994), p. 1049-1063. GEARY, op. cit.

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    travaux anthropologiques dans les dbats des annes 1970-80 a toutefois orient lesproccupations des mdivistes dans une direction qui domine encore aujourdhuifortement le paysage scientifique : la scripturalit conue essentiellement commeloppos dune oralit principielle, face laquelle elle nest gure quune parvenue .Ltude de la scripturalit a ainsi t pendant longtemps (par rapport sa duredexistence) prisonnire de ce carcan bipolaire, elle na t conue que par rapport loralit et non par rapport lensemble des pratiques et des reprsentations socialesde la socit en question, ni dailleurs des objets produits par elle.

    [8] Plus rcemment, les travaux anglo-saxons se sont largement rorients dans uneautre direction, caractrise comme celle du linguistic turn, qui constitue entre autreschoses une forme de dpassement de lopposition oral/crit laide dune notiongnralise du texte . Cet imprialisme du texte est fond sur la propositioncardinale de J. Derrida selon laquelle il ny a pas de hors-texte , dont on infre quetout ensemble signifiant est traitable comme un texte et donc comme une entit closesur elle-mme, perptuellement rinterprtable et sans rapport avec une ralit qui luiserait extrieure y compris lauteur13.

    Lautre grand lieu de discussion du problme de la scripturalit est dsormaislespace germanique (Allemagne et Suisse almanique), qui parat dailleurs prendre lerelais du monde anglo-saxon aprs en avoir t dans un premier temps simplement unechambre de rsonance. La Schriftlichkeit est ainsi devenue une notion commune outre-Rhin , voire une mode, un jargon que sapproprient mme des mdivistes classiques lesquels se contentent dy rinjecter les mmes contenus que leshistoriens qui travaillaient sur la mise par crit des coutumiers ou la confection dechartes lors de transactions : une pratique juridique destine assurer le souvenir etlintgrit des droits des individus. Au-del de ce dtournement pur et simple, onobserve toutefois de vritables entreprises de rflexion autour du problme de laproduction et de lusage de documents crits. Il nest pas concevable de les dtailler ici,

    mais il suffit de mentionner lexistence en Allemagne de deux programmes derecherche (Sonderforschungsbereiche) et en Suisse dun groupe de recherchespcifiquement consacrs laSchriftlichkeit14.

    Lapproche de la scripturalit outre-Rhin a dabord t trs marque parladoption de la perspective rationaliste de J. Goody (criture comme moyen de non-contradiction), de la bipolarit crit/oral hypostase par W. Ong, et de la trilogiepraxologique de M.T. Clanchy (making, using, keeping). Actuellement, on assisteprincipalement une timide [9] remise en cause du binme scriptural /oral, maisaussi une rflexion originale sur le rapport entreSchriftlichkeitet mmoire, dans uneperspective propre lhistoriographie germanophone15 : non pas la mmoire en tantque souvenir quil importe de prserver de loubli, cest--dire comme substanceprexistante loubli, mais la mmoire en tant que construction sociale collective,

    rsultant dun effort socio-historiquement dtermin de commmoration quiconstruit dans le mme temps loubli en tant que fantasme social. Le recours lcrit(Verschriftlichung), quil prtende ouvertement ou non prserver de loubli individuelet collectif ce quil rapporte16, apparat toujours comme laffirmation dune continuitentre hier et demain et il inscrit donc le contenu du texte dans une tradition. Cette

    13. Pour le Moyen ge, on consultera notamment les cinq contributions parues sous le thme The New Philology, dir.Stephen G. NICHOLS, dans la revueSpeculum, 65 (1990), p. 1-108, ainsi que Gabrielle M. S PIEGEL, The Past as Text. TheTheory and Practice of Medieval Historiography, Baltimore, John Hopkins U.P., 1997.14. En Allemagne : leSFB 231 : Trger, Felder, Formen pragmatischer Schriftlichkeit im Mittelalter de Mnster, etleSFB 321 : bergnge und Spannungsfelder zwischen Mndlichkeit und Schriftlichkeit de Freiburg/Br. En Suisse :leForschungsgruppe de Zurich Geschichte der Schriftlichkeit und der Verschriftlichung .15. GEARY, op. cit., constitue une sorte de relais des recherches (notamment celles menes Mnster) sur la

    memoria, mais il parat bien tre un cas quelque peu exceptionnel dans cette situation.16. Cf. infra, n. 69.

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    Verschriftlichung apparat ainsi comme un processus de Traditionsbildung (R.Sablonier) ou de Traditionalisierung (G. Algazi) de ce que rapportent les textes17. Dansles deux cas, on a affaire des processus d invention (au double sens du terme) dela tradition qui sous-tendent laffirmation de pouvoirs seigneuriaux, face auxconcurrents seigneuriaux (Sablonier) ou face aux dpendants (Algazi).

    Reste toutefois savoir pourquoi cest lcriture qui a t considre comme laplus apte (ou en tout cas comme particulirement apte) cette affirmation de latradition, ce dont on ne parat gure stre proccup. larrire-plan delinstrumentalisation de lcriture, il devait en effet y avoir au moins implicitement unensemble de reprsentations qui la fois rendait concevable le recours lcriture etaffectait ce recours dune efficacit sociale particulire. Car enfin la production dunetradition des fins de domination ou de hirarchisation entre dominants pouvait trscertainement tre obtenue de manire tout aussi efficace autrement que par lcriture(gestes et rituels, codes vestimentaires, peintures corporelles, etc.). Ceci impose parconsquent une rflexion un double niveau, portant la fois sur les reprsentationsmdivales lies lcriture et son usage, et sur les ventuelles spcificits du mdium

    quest lcriture par rapport [10] aux autres formes de communication sociale.Lextrme complexit du problme ne me permettra cependant pas de faire autre choseque des observations et de soulever des questions de mthode. Je me concentreraiprincipalement sur trois problmes qui se posent ds lors que lon envisage le senssocial du recours lcriture : le pouvoir, la magie, le texte.

    Le problme du pouvoir de lcriture

    De nombreux auteurs ont dj attir lattention sur le rapport spcifique quentretientlcriture avec le pouvoir : dune manire gnrale, les rvoltes et rvolutions se

    traduisent souvent par des atteintes portes au systme dcriture ou aux textesantrieurs18, tandis que, de faon moins radicale, pouvoirs et contre-pouvoirssaffrontent dans le champ de lcriture monumentale, des affiches ou graffiti19. En cequi concerne la socit mdivale, les couches domines y sont prcisment les couches muettes pour lhistorien, tandis quinversement, cest justement la coucheabsolument dominante, lglise, qui est la couche crivante ; les pratiquespontificales, impriales ou royales de lcriture sont par ailleurs imites par lespotentats cherchant un surcrot de lgitimit ; les moines assimilent leur armarium livres larmamentarium des chteaux20, etc.

    17. Roger SABLONIER, Schriftlichkeit, Adelsbesitz und adliges Handeln im 13. Jahrhundert , Nobilitas. Funktion undReprsentation des Adels in Alteuropa, Otto Gerhard OEXLE,Werner PARAVICINI dir., Gttingen, Vandenhoeck &Ruprecht, 1997, p. 67-100 ; Gadi ALGAZI, Herrengewalt und Gewalt der Herren im spten Mittelalter. Herrschaft,Gegenseitigkeit und Sprachgebrauch, Frankfurt/New York, Campus, 1996.18. Le cas chinois est cet gard exemplaire : le wenyan, langue graphique cre par les scribes au IIe millnaire avantJ.C. et utilise aux niveaux politico-religieux de la socit, na survcu que peu de temps la mort de lEmpire au dbutdu XXe sicle ; lcriture courante encore en usage aujourdhui (bai hua) est apparue au Xe sicle dans un autre contextesocio-politique : Lon VANDERMEERSCH, criture et langue graphique en Chine ,Le Dbat, 62 (1990), p. 61-73.19. Cf. PETRUCCI,Jeux de lettres, op. cit.20. Selon Geoffroy de SAINTE-BARBE, claustrum sine armario quasi castrum sine armamentario : lettre 18,

    Patrologiae series latina (d. J.P. Migne), t. 205, col. 845A.

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    La chose sobserve galement dun point de vue smantique21. Prs [11] de 9 %des occurrences du terme la fois le plus frquent et le plus englobant, brief, et donc enmoyenne grossire prs de 17 % des documents, corrlent le brief lvocation dupouvoir, travers un groupe dexpressions extrmement rcurrentes22. Les principauxtermes qui expriment alors le pouvoir sont macht (pouvoir/potestas/virtus), gewalt(auctoritas/violence), kraft (force/vigueur/virtus) et herrschaft (seigneurie/dominium).Macht(401 occurrences avec ses formes drives mcht-) est connot pourun tiers de ses occurrences lcrit, dans le groupe dexpressions voquprcdemment et quon pourrait traduire par par le pouvoir de cette lettre , avec lepouvoir de cette lettre ou en vertu de cette lettre 23 (78 occ., dont certainescombines avec kraft). Une lettre qui a cours (56 occ.) est puissante (in sein macht;bei sein macht und kraft) ou a force et pouvoir (kraft und macht haben). Lorsque lalettre est caduque (11 occ.), elle est sans pouvoir (ohne macht; machtlos ; ohnekraft und macht), morte et impuissante (tot und unmchtig), morte, sans force etimpuissante (tot, kraftlos und unmchtig). Par ailleurs, lexamen du reste du champsmantique de machten fait un terme fortement connot de lgitimit, exprimant le

    pouvoir (confr par dieu, les saints, les rois, etc.) dagir sur les choses et les hommes entre autres par lcrit.

    Kraft(556 occ.) est connot 97,66% lcrit : 84,9% des occurrences de kraftapparaissent dans le groupe dexpressions voqu [12] prcdemment et que lonpourrait traduire par par la force de cette lettre , par la vigueur de cette lettre 24,ou en vertu de cette lettre . Une lettre qui a cours (59 occ.) est en vigueur (beikraft; bei seinen krften und mchten ; in sein kraft) ou a force et pouvoir (kraftund macht haben). Cette force et cette vigueur peuvent tre supprimes (24 occ.) : lalettre est alors sans force (kraftlos), morte et sans force (tot und kraftlos), morte, sans force et impuissante (tot, kraftlos und unmchtig). Les autresoccurrences de kraft expriment la notion de pouvoir dlgu, voire la force arme.Ainsi, le document crit serait dot dune force, dune vigueur (la connotation

    physiologique est nette dans lquivalence tot und kraftlos), dune forme de pouvoir(quivalent macht) connotation lgitime puisque dlgu.

    21. Le corpus de base de cette approche est compos du relev des divers termes par lesquels un document crit estdsign ou sauto-dsigne, constitu partir de quelque 2800 documents courants (chartes, lettres, notices, quittances,testaments, actes de procs, rcits, etc.) franconiens des annes 1275-1525, sur lesquels repose mon travailLa noblessecontre le prince. Lespace social des Thngen la fin du Moyen ge (Franconie, ca. 1250-1525) , Stuttgart, Thorbecke,2000. Jai rassembl 7998 occurrences de ces divers termes (18 termes ou combinaisons), polarises essentiellementautour de deux termes : brief (75,7 % des occurrences) et schrift/schreiben (22,5 %), soit 98,2 % de toutes lesoccurrences.Briefdsigne en premier lieu ce que nous appelons la charte, mais galement dautres types de documents,dsigns alternativement, au cours du texte, brief et quittanz/quittung, brief et instrument, brief et testament,exceptionnellement brief et schrift. En revanche, schrift ne dsigne jamais que ce que nous appelons lettre (=correspondance). Le sens possible de cette structure smantique sera voqu plus loin. Il convient toutefois de signalerque ces termes correspondent galement une dimension matrielle du document : il ne sagit que de feuilles

    volantes , tandis que les codex sont dsigns tout fait autrement, en tant que buch ou register.22. in kraft dieses briefes (285 occ.) ; mit kraft dieses briefes (52 occ.) ; in kraft und macht dieses briefes (47 occ.) ; inund mit kraft dieses briefes (27 occ.) ; mit und in kraft dieses briefes (20 occ.) ; mit kraft und macht dieses briefes (16occ.) ; in macht dieses briefes (9 occ.) ; mit macht dieses briefes (8 occ.) ; hiermit und in kraft dieses briefes (8 occ.).Soit 472 occurrences du syntagme (et environ 9% des occurrences de brief). Le lien quon observe entre les termesmachtet kraftest plus large et inclue gewalt: un quart des occurrences de kraftsont composes avec macht(en gnralpar quivalence du style kraft und macht), 15% des occurrences de gewaltsont combines avec macht(du genre gewaltund macht), un quart des occurrences de machtsont combines avec kraftou gewalt, machtapparaissant ainsi commele terme pivot.23. La dimension du pouvoir prsente dans lexpression en vertu de ne doit pas tre attnue, comme on le faitsouvent de nos jours : les glossaires latino-allemands traduisent explicitement virtus par tugend ( vertu au sensmoral ; efficacit physique ; ange et anglisme car les vertus sont des anges qui voisinent avec les puissances et lesdominations au sein du premier chur du second ordre), macht, kraft, hchste kraft(pouvoir, force, force majeure) etdie krftigen engeln (les anges sus-mentionns): cf. Lorenz DIEFENBACH, Glossarium latino-germanicum medi etinfim tatis, (Frankfurt am Main, 1857) rimp. Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1968, s.v. virtus.24. Si lon prend en compte le lien pouvant exister entre texte lgislatif et vigor (cf. le principe du jurisconsulte Ulpien,pass dans leDigeste : Quod principi placuit legis habet vigorem). Il semblerait toutefois quen latin classique, vigor ne

    concerne jamais le champ de lcriture (ou mme lgislatif !) mais dsigne purement la force physique ou morale, ouencore lclat dune pierre. Naurait-on pas ds lors affaire plutt une reprsentation proprement mdivale ?

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    Gewalt nentretient en revanche aucun rapport avec lcrit, pas plus queherrschaft, ce qui reste clarifier (ou confirmer). premire vue, le pointdarticulation parat tre la virtus (dont kraft comme macht sont des quivalents, linverse de gewalt et herrschaft), mais il ne sagit l que dune constatation quinexplique pas grand-chose25. Il existait donc, [13] semble-t-il, un rapport decorrlation entre un certain type de document crit et un certain type de pouvoir, ledocument agissant en vertu de la kraft und macht quil recle, dune force et dunpouvoir doublement connots de lgitimit et de vitalit, de sa virtus. La nature durapport entre criture et pouvoir reste en revanche clarifier.

    Lcriture, instrument du pouvoir politique ?

    Claude Lvi-Strauss a donn la rflexion anthropolinguistique une interprtation durapport entre lcriture et le pouvoir qui na pas fini de susciter les ractions etcommentaires26 : Le seul phnomne qui ait fidlement accompagn [lapparition delcriture] est la formation des cits et des empires, cest--dire lintgration dans un

    systme politique dun nombre considrable dindividus et leur hirarchisation encastes et en classes. Telle est, en tout cas, lvolution typique laquelle on assiste,depuis lgypte jusqu la Chine, au moment o lcriture fait son dbut : elle paratfavoriser lexploitation des hommes avant leur illumination. [...] Si mon hypothse estexacte, il faut admettre que la fonction primaire de la communication crite est defaciliter lasservissement .

    On trouve une vision semblable mais plus nuance chez Claude Hagge27. AndrLeroi-Gourhan28 voit galement lapparition de lcriture [14] lie des processusdintgration socio-politique des hommes, comme Henri-Jean Martin29. MarcelDtienne relie directement ladoption par les Grecs dun alphabet dorigine phnicienne

    25. Afin dviter une atomisation anachronique du sens de cette virtus, il importe de prendre en compte lensemble dessens qui lui sont reconnus par les lexicographes. La virtus du document crit est ainsi selon toute vraisemblanceconnote aux aspects suivants (en suivant Jan F. NIERMEYER, Medi latinitatis lexicon minus, 4e d. Leiden, Brill,1997) : pouvoir de faire des miracles ; prodige ; relique ; glise prive ; force, vigueur ; violence, force ; autorit, pouvoir,puissance ; territoire sous autorit ; comptence, droit, facult ; validit, lgalit, force de loi ; forces armes. Sur leproblme de latomisation lexicographique, cf. Alain GUERREAU, Le Fodalisme. Un horizon thorique, Paris, LeSycomore, 1980, p. 180-184, et Anita GUERREAU-JALABERT, Parole/parabole. La parole dans les langues romanes :analyse dun champ lexical et smantique , La parole du prdicateur (Ve-XVe sicle), Rosa Maria DESS, MichelLAUWERS dir., Nice, Centre dtudes Mdivales, 1997, ici p. 313-320, et Nutritus/oblatus : parent et circulationdenfants au Moyen ge ,Adoption et fosterage, M. CORBIERdir., Paris, De Boccard, 1999, p. 263-290. La virtus/kraftcommune la charte, la relique et la pierre prcieuse est certainement lun des fondements de la prsence des chartesdans les trsors de reliques et de joyaux (cf. BEDOS-REZAK, op. cit., p. 1057, et Franois BOUGARD, La justice dans leroyaume dItalie de la fin du VIIIe sicle au dbut du XIe sicle, Rome, cole Franaise, 1995, p. 26), le cas le plusspectaculaire tant sans doute celui du trsor des chartes install dans la Sainte-Chapelle de Paris (cf. Andr CHASTEL,

    Lart franais, t. 1, Paris, Flammarion, p. 262) encore quon doive certainement tenir compte, dans ce dernier cas, duvecteur particulier que reprsentait la couronne dpine, considre comme un symbole de la royaut du Christ (cf. labulle dInnocent IV de 1243), et peut-tre aussi des rflexions contemporaines sur lanalogie Christ-fisc prsentepar Ernst H. KANTOROWICZ, Christus-Fiscus (1948), rd. E.H. KANTOROWICZ,Mourir pour la patrie et autres textes,Paris, PUF, 1984, 59-73.26. Claude LVI-STRAUSS, Tristes tropiques, Paris, Plon, 1955, p. 339-345. Le matriau est celui de la mystificationdindiens Nambikwara du Brsil par leur chef, au moyen dun papier que celui-ci avait couvert de signes et quil fitsemblant de lire devant ses hommes et devant lanthropologue un moment o son pouvoir, de naturetraditionnellement consensuelle, ntait plus aussi ferme au sein du groupe. Cf. les commentaires et ractions de JacquesDERRIDA,De la grammatologie, Paris, Minuit, 1967, notamment p. 149-202, ou encore de Claude HAGGE,Lhomme de

    paroles. Contribution linguistique aux sciences humaines, Paris, Fayard, 1985, p. 120-121. Cf. aussi infra, n. 36.27. Op. cit., p. 99-100 et 120 : HAGGE reconnat certes (aprs DERRIDA, dailleurs : op. cit., p. 190-191) lcriture comme instrument de pouvoir (permettant de diffuser spatialement un rapport de pouvoir dont la loi serait lexpression),mais pas ncessairement comme instrument doppression ; et si C. Lvi-Strauss tend ne voir dans lcriture gratuite , des fins purement intellectuelles ou esthtiques, quun masque de la fonction premire, HAGGE, op. cit.,p. 113-120, avance que lcriture est demble une esthtique.28. Andr LEROI-GOURHAN,Le geste et la parole, t. 1, Paris, Albin Michel, 1964, p. 222-292 : la naissance de lcriture seproduit au seuil de la sdentarisation, car la constitution de stocks lorigine des socits agricoles, cest--dire lusagediffr de la rcolte (au lieu de sa consommation immdiate) impose den organiser la rserve. Il sagit l de

    lorganisation de rapports de production, cest--dire indissolublement de rapports de domination.29. MARTIN, op. cit., p. 84 et 95.

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    la gense de la polis30, et lon pourrait multiplier les exemples. Tous cependant, ycompris Lvi-Strauss, reconnaissent que lcriture nest pas indispensable une telleintgration socio-politique : en elle ne rsiderait pas lessence du pouvoir, auquelsimplement, dans certaines conditions, elle a pu tre troitement lie.

    Le point commun de ces conceptions est une vision instrumentale, sinonfonctionnaliste, de lcriture, conue comme une technologie qui accrot le rendementpolitique, corrle en rgle gnrale la formation dun groupe de techniciens delcriture plutt jaloux de leur position structurelle : le recours lcrit ne fixerait passeulement la mmoire, il en modifierait le fonctionnement, notamment endessaisissant chacun de sa part de la mmoire collective et en en transfrant laconservation et la gestion une technostructure. Ce patrimoine de lhumanit enracin dans la capacit de tout homme de se souvenir deviendrait alors unpatrimoine construit sur la capacit de certains dcrire et de lire31. Corrlativement,cest en tant quinstrument de domination et de dpossession que le document critaurait fait lobjet de destructions lors de changements politiques.

    Pour ce qui est de la socit mdivale, ces rflexions fondes sur le sens politiquede lintroduction de la scripturalit dans un cadre de pure oralit posent un problmemajeur. Outre lusage inadquat de la notion de politique pour le Moyen ge,lcriture y a en effet toujours t l et lon ne peut, dans le meilleur des cas, queparler de sa diffusion, sinon de banalisation. En outre, au-del de cette prsencematrielle et intellectuelle plus ou moins dense, le caractre central de lcriture metlusage de lcriture au cur de lidentit chrtienne, elle-mme au cur [ 15] desreprsentations sociales mdivales : lcriture ny fonctionnait donc en aucun cascomme une dimension extrieure la socit, sur laquelle elle aurait simplement tplaque pour en amliorer le rendement seigneurial. Ceci ne signifie videmment pasque lcriture et le pouvoir ny entretenaient aucun rapport, mais que la comprhensionde celui-ci ne passe pas par la simple opposition de lcrit loral.

    De faon plus large, en outre, la conception instrumentale du pouvoir de lcritureprivilgie dans celle-ci laspect technique avant son usage social, un peu comme si lonrduisait lintrt que portent les pouvoirs actuels la tlvision sa seule capacittechnique de diffuser leur message au plus grand nombre. Or, on sait bien que lesmdias ne sont pas de simples canaux de distribution dune idologie issue du mode deproduction dominant : lefficacit sociale des mdias procde avant tout, dune part, deleur fonctionnement mme en tant que mdias qui relve dune analyse de lacirculation des messages en tant quchange symbolique32 et dautre part, de leurefficacit performative (le message vhicul est en partie lgitim par le mdia lui-mme33) qui relve dune tude de la rception des messages par les destinataires (les

    30. Marcel DTIENNE, Lalphabet grec et la cit , Le grand atlas des littratures, Paris, Encyclopdia Universalis,1990, p. 142-143.31. HAGGE, op. cit., p. 99-100 ; MARTIN, op. cit., notamment p. 42 et 84. PETRUCCI, Pouvoir , op. cit., p. 823-824,distingue entre pouvoir de lcriture (qui appartient au scribe) et pouvoir sur lcriture (qui appartient lautorit quicontrle le scribe) : il y aurait donc sparation essentielle entre pouvoir politique et criture celle-ci prexistant sonventuelle instrumentalisation. La notion de pouvoir de lcriture distingue cependant Petrucci des auteursprcdemment mentionns mais elle reste construire.32. Cf. Jean BAUDRILLARD, Pour une critique de lconomie politique du signe, Paris, Gallimard, 1972., notamment p.200-228 ; Pierre BOURDIEU, Ce que parler veut dire. Lconomie des changes linguistiques , Paris, Fayard, 1982, p. ex.p. 14 : les rapports de communication par excellence que sont les changes linguistiques sont aussi des rapports depouvoir symbolique [...] . Rappelons que dire de lchange quil est symbolique ne revient pas en minorerlimportance, mais souligner que lorsque des personnes changent des objets, des gestes ou des mots, ils changentgalement une part deux-mmes, cest--dire de leur position sociale (au sens le plus large), change qui, dans certainesconditions (notamment les rituels), peut tre la raison dtre de lchange concret de mots, de gestes ou dobjets.33. Romain GARY, assistant Washington aux meutes qui ont suivi aux tats-Unis lassassinat de Martin Luther Kingen 1968, en rapporte un cas exemplaire dans Chien blanc, Paris, Folio, 1970, p. 83. Plus anecdotique mais non moinssignificatif : le label de garantie que constitue le macaron vu la TV que les fabricants apposent dsormais sur les

    emballages et qui modifie ainsi le rapport entre produit et rclame : la tlvision ne rvle pas la qualit du produit, ellela fait.

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    administrs/domins), et non pas seulement de la perception par les dominants desavantages pratiques lis une technique. Cette tude de la rception concerne tant lesreprsentations et usages lis lcriture elle-mme que les conditions sociales daccsau mdium (= production, conservation et usage), la difficult daccs celui-ci tantgage de sa valeur sociale (ce qui signifie que la valeur sociale de ce qui circule dpenden partie de ce qui ne circule pas ce qui est dailleurs valable au-del du simple cadrede lcrit).

    [16] Cest donc par rapport ce qui ne circule pas et par rapport ce qui nest pasconserv que joue lefficacit performative de lcriture34. On doit ainsi tenir compte dufait que tout document crit ne sert pas communiquer (au sens vulgaire actuel),donc que lon ne peut associer absolument et par principe criture = mdia . Leproblme de la communication crite nest ainsi quun aspect du problme de la valeursociale de lcriture au Moyen ge. Ceci impliquerait en outre, pour une bonneapprciation la fois de la valeur attache lactivit scripturale et du rsultat crit (lesdocuments), de prendre en compte la totalit de la production dun scriptorium oudune chancellerie, puisque ctaient certainement les mmes scribes, copistes, notaires

    ou autres clercs qui crivaient, composaient ou copiaient bibles, cartulaires, chartes,mandements, etc. Dans quelle mesure, en effet, un moine copiste et son commanditairedistinguaient-il absolument les formes de laction scripturale, surtout lorsque tout sefaisait en latin et que linvocation ouvrant diplmes et chartes sonnait comme unepromesse de Salut conscutive la simple lecture de lacte ?

    Lefficacit de lcriture en tant que vecteur dchanges symboliques nest doncpas prise en compte par cette vision globale qui ramne lcriture une techniqueneutre dont le bon usage dpend des intentions de lmetteur ; nest pas davantageprise en compte lefficacit sociale qui relve de son possible fonctionnement en tantque mdia de masse 35. On raisonne ainsi de manire globale sur lcriture, commesi elle pouvait exister hors de sa mise en uvre pratique, la fois sous une forme

    concrte (le document) et dans le cadre dun change , lui-mme fond sur unrapport social, et donc sans en envisager lefficacit [17] diffrentielle par rapport lastructure de communication36. Diaboliser lcriture ne sert rien, ni mme en faireintrinsquement un facteur de domination, mais il reste comprendre commentlcriture peut tre efficace dans les processus de domination non pas en plus dela domination factuelle, mais au sein du processus de domination. Ceci soppose donc une argumentation en termes de favoriser et faciliter , qui postulent uneextriorit et postriorit de lcriture sur lasservissement. Mme si lon admet lusagede lcriture par les dominants, y compris au Moyen ge, cela nexplique en rienlefficacit de lcriture du point de vue des dominants comme par rapport aux domins(que lon ne fait pas obir coup de livres). Les facteurs qui peuvent contribuer donner lcriture une efficacit performative sans commune mesure avec son

    34. En comparant les trois principaux types de documents crits lexicalement construits et mentionns prcdemment,la charte (brief), la lettre (schrift) et le livre (buch), on observe ainsi quils correspondent des combinaisonsparticulires des deux critres de la circulation et de la conservation : conservation circulation = brief; non-conservation circulation = schrift; conservation non-circulation = buch. Ceci nexclut bien sr pas des usagesinverses exceptionnels, ni ne rsout tous les problmes : quoi correspond la combinaison non-conservation non-circulation : la parole orale ? Comment intgrer les inscriptions pigraphiques, les bandeaux peints, etc. ?35. Lcriture au Moyen ge peut, malgr labsence de moyens de reproduction technique rellement efficaces, treconue dans certains cas comme un mdia de masse , comme en tmoignent les formules des protocoles de milliersde chartes : tous ceux qui ces lettres verront, orront ou liront... ; universis et singulis tam presentibus quam futuris

    presentes litteras inspecturis, visuris vel audituris ; allen den, die diesen brief sehen, lesen, oder hren lesen... , etc.Mais, rappelons-le, tous les documents crits ntaient pas destins une telle diffusion.36. Il importe ici de rappeler, dans le cas signal par Lvi-Strauss, que le chef ne sadressait pas lun de ses hommes laide de lcriture, mais quil a fait semblant de lire un texte (une feuille sur laquelle figuraient des signes dessins parlui) lanthropologue en prsence de ses hommes, texte auquel il faisait dire une liste de choses apporter la

    communaut. Cest ainsi dans ce contexte de communication trois (metteur-lecteur, auditeurs/spectateurs-bnficiaires, auditeur-oblig) que le document crit joue un rle.

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    efficacit technique37, bref, qui font que le message sera cru parce que le document seravu, doivent donc tre envisags.

    Deux aspects sont ainsi examiner : lefficacit sociale de lcriture en tant quepossible mdia de masse (au sens prcis plus haut) et lefficacit performative de

    lcriture. Deux aspects qui doivent tre abords tant du point de vue des metteurs demessage que des rcepteurs. Le premier point renvoie au changement profondquintroduit lusage dun mdia large (au lieu dune communication im-mdiate detype oral) dans le processus dchange symbolique que constitue lchange linguistique en tenant compte, encore une fois, du fait que tous les documents crits ne sont pascenss servir communiquer de la mme manire (voire communiquer tout court),cest--dire tre donns de la mme manire. Le second point renvoie la valorisationsociale de [18] lcriture et du document crit, notamment lpoque mdivale.

    Lcriture, facteur de domination symbolique

    Pour ce qui est du premier point, si lon suit J. Baudrillard, la substitution dun mdialarge limmdiatet de lchange oral instaure un rapport de domination symbolique.Mais on na pas ici affaire lopposition problmatique crit/oral, laquelle J.Baudrillard substitue lopposition rponse/non-rponse. Ce rapport de dominationsymbolique repose en effet sur le principe mme du mdia de communication qui viseun public large (excluant donc thoriquement lchange pistolaire ou, aujourdhui,tlphonique et tlmatique) : si la communication orale peut, dans certainesconditions, engendrer des rapports de domination en tablissant un changelinguistique ingal38, la rciprocit de lchange symbolique, par la rponse, est de toutefaon possible cest mme la condition de fonctionnement du systme linguistique ,tandis que la communication par le biais dun mdia de masse brise lchange ensupprimant la possibilit mme de rponse et instaure de ce fait un dsquilibre

    social39

    .Le recours lcriture de masse , cest--dire sans destinataire particulier mais

    tout de mme publique, comme la charte, est donc susceptible dinstaurer entrelmetteur du message (qui nest donc pas ncessairement le scripteur, mais celui aunom de qui le document est tabli et qui dit Je , ou celui qui montre le document,brefcelui qui donne lire) et ses rcepteurs (qui ne sont donc pas ncessairement lesdestinataires de lcrit, mais ceux devant qui le document est susceptible dtre produitpour tre lu et cru sans rponse possible) une relation de domination [19]symbolique40. Ainsi, chaque fois que le document crit est lu, il y a production de

    37. Le problme de lefficacit technique du mdia crit pour la diffusion du message nest pas pertinent comme lemontre lindication dans de nombreux protocoles de chartes (cf. n. 35) des trois formes dapprhension de lcrit (voir,entendre, lire) : la diffusion crite nest pas sparable des autres moyens de communication. De mme, C LANCHY,From

    Memory, op. cit., la suite de Goody, a insist sur le fait que le problme de lanalphabtisme nest pas pertinent pourjuger de lefficacit technique de l criture : limportant est que les gens sachent quoi peut servir lcrit. Lefficacit delcriture ne se rduit donc ni au problme technique de la diffusion, ni au problme technique de la rception. Comme

    je lai signal, il est mme possible quune partie importante du pouvoir social de la charte (brief) soit prcismentconstruit par rapport lcrit qui nest pas cens circuler (le livre, linscription) et par rapport la possibilit de non-conservation (la lettre).38. BOURDIEU, op. cit., p. 111, donne comme condition de validit du discours autoris (donc manant dune forme depouvoir) le fait quil doit tre prononc par la personne lgitime le prononcer [...] ; il doit tre prononc dans unesituation lgitime, cest--dire devant les rcepteurs lgitimes ; il doit enfin tre nonc dans les formes (syntaxiques,phontiques, etc.) lgitimes : les deuxime et troisime critres rendent donc le choix du mdia implicite, lorsque lesrcepteurs lgitimes sont par exemple les citoyens franais.39. BAUDRILLARD, op. cit., p. 208-210, notamment p. 209 : le pouvoir est celui qui peut donner et qui il ne peut pastre rendu. Donner, et faire en sorte quon ne puisse pas vous rendre, cest briser lchange son profit et instituer unmonopole : le procs social est ainsi dsquilibr. Rendre, au contraire, cest briser cette relation de pouvoir et instituer(ou restituer), sur la base dune rciprocit antagoniste, le circuit de lchange symbolique. Il en est de mme dans lasphre des media [de masse] : il y est parl, et fait en sorte quil ny puisse nulle part tre rpondu. .

    40. Roland BARTHES a dailleurs infr du fonctionnement de luvre littraire un mme rapport de dominationsymbolique du lecteur par lauteur : S/Z, Paris, Seuil, 1970, p. 10. Dans ce contexte littraire moderne, il faudrait

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    pouvoir symbolique au profit de celui qui donne lire et au dtriment de celui qui lit oudevant qui le document est lu (ce qui est dailleurs une des conditions de possibilit desreligions du Livre : toute lecture du texte sacr vient renforcer la dominationsymbolique de la divinit et ds lors que le texte sacr nest pas en accs libre, duclerg).

    On comprendrait alors pourquoi les autorits pouvaient avoir intrt seconstituer en metteurs de message par le biais dun mdia prsent comme large etadress une foule anonyme. Ce recours lcriture sans rponse pourrait (ou devrait)tre interprt comme lappropriation dune source de pouvoir symbolique plutt quecomme le simple dtournement dune technique, neutre en soi, au profit dedominants cherchant des moyens de diffuser leurs ordres ce qui ne veut toutefois pasdire que lcriture na jamais t utilise en raison de sa capacit technique demmorisation : simplement, il me semble un peu rapide dinduire une relation de cause effet entre deux phnomnes sous prtexte quils vont de pair .

    Dun ct, lcriture constitue donc un facteur extrmement puissant deconstruction dun change social ingal lorsquelle sert de vecteur des messagesauxquels il ne peut tre rpondu. Lefficacit sociale de lcriture est donc indissociabledes rapports de domination au sein desquels elle est mise en uvre. Inversement,dautre part, cette possibilit de domination symbolique existant dans la socit enquestion, il est vident quelle oriente le fonctionnement des rapports sociaux dans desdirections o le recours lcriture est possible ce qui fait du recours lcriture unenjeu social41. On nest donc pas dans une situation de domination [20] pr-scriptale (traditionnelle/orale) sur laquelle viendrait se greffer, de manire exogne,lusage de lcriture, mais on a affaire un usage spcifique de lcriture au sein derapports de domination configurs galement par rapport elle, par rapport lastructure de domination symbolique quelle est susceptible dinstaurer peut-trenotamment sur le modle des critures.

    Si la conservation des textes fait la part belle aux chartes plutt quauxcorrespondances42, cest peut-tre justement parce que ces deux formes dcrit nont

    dailleurs sans doute ajouter lauteur les autres instances qui donnent lire (critiques, prfaciers, etc.), sans parler desditeurs et imprimeurs (cf. ce sujet Roger CHARTIER, Le monde comme reprsentation ,AESC, 44 (1989), p. 1509 et1512-1513).41. On peut dailleurs transfrer sur lcriture les analyses dEni P UCINELLI ORLANDI, Les formes du silence dans lemouvement du sens, ditions des Cendres, 1996, et considrer que lcriture construit une partie de son sens social parrapport la non-criture : non pas loral (quon pourrait considrer comme un hors-criture ), mais la page blanche(= le silence crit), cest--dire le fait que ce qui est crit aurait pu ne pas ltre ce qui nest pas une vidence, maisincite bien plutt considrer dune part que tout ce qui est crit se prsente comme une rupture du silence et non leremplissage dune forme vide (on ncrit pas parce quil y a du papier ou du parchemin, un calame, un scribe et du tempslibre), dautre part que ce qui est crit ne peut pas plus tre tudi hors de son rapport avec ses marges blanches (quisont des espaces inscriptibles , comme le montre le cas des gloses et notes marginales) quon ne doit le faire pour uneimage par rapport son cadre.42. Le cas mentionn n. 5 est dautant plus significatif que les Thngen manifestent par ailleurs un net souci de leurschartes, dont on conserve une liste partielle (tablie en 1437 loccasion dun envoi Schweinfurt pour les mettre labridune menace de sige) et lenregistrement dans ce qui est lun des plus anciens cartulaires lacs de Franconie (cf.MORSEL, Le cartulaire , op. cit., etLa noblesse, op. cit., p. 27-30). Le rle des cartulaires dans la conservation desdocuments est essentiel (en loccurrence, 59% des textes du cartulaire en question ne sont connus que grce lui), maiscomme leur nom (moderne mais inspir du latin mdival libri kartularum) lindique, on transcrit dans les cartulairesprioritairement des cartul, cest--dire nos briefe, tandis que les lettres ny sont quexceptionnellement recopies. Pource qui est de celles-ci, si lon prend le cas de labondante correspondance envoye par le conseil de Nuremberg, 244lettres concernent les Thngen ou leur ont t envoyes : je nen ai retrouv aucune en original. Mais en outre, plusieursdes lettres de ce conseil mentionnent explicitement des lettres reues des Thngen : une seule est conserve dans lesarchives bien tenues de la ville ! Ces lettres taient donc soient dtruites aprs lecture, soit conserves avec moins desoin que les chartes. Par rapport aux chartes, on peut ainsi considrer que les lettres ont t victimes dune doublelimination : elles nont en effet t ni conserves ni recopies dans des cartulaires ou registres par les destinataires. Lamme chose parat pouvoir tre observe chez les comtes palatins du Rhin par Christoph Frhr. von BRANDENSTEIN,

    Urkundenwesen und Kanzlei, Rat und Regierungssystem des Pflzer Kurfrsten Ludwig III. (1410-1436) , Gttingen,Vandenhoeck & Ruprecht, 1983, p. 21.

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    pas du tout la mme valeur symbolique43. Lindice [21] important nest pas tant quonait conserv les chartes, mais que lon ait dtruit, jet ou nglig les lettres, dont nedcoule aucun dsquilibre de lchange symbolique puisquelles appellent (y comprisexplicitement) une rponse, tandis que les chartes produisent une parole sans rponseadresse, on la vu, des destinataires anonymes (et mis en absence ). En ce sens, lesarchives seraient tablies sur une conomie du pouvoir symbolique de lcriture.

    Le problme de la magie de lcriture

    Mais quest-ce qui, par ailleurs, pouvait faire en sorte que le recours lcriture puisseprovoquer une certaine adhsion du point de vue des destinataires du message ? Quecelui-ci soit cru ontologiquement ? moins de considrer quil ne sagit l que dunrflexe de type pavlovien tel que lnoncera plus tard Pascal44, ceci conduit sinterroger sur la reconnaissance de lefficacit propre prte au mdia crit dans telleou telle socit. Lapprhension de ceci est extrmement difficile prcisment en raisondu mutisme de lessentiel de la population rceptrice . Lune des hypothsesfortes que lon voit le plus frquemment admise sans quelle soit vraiment discuteconsiste attribuer un fort prestige social de lcriture en raison de lanalphabtismedominant, prestige trs souvent corrl une notion plus ou moins passe-partout de magie de lcriture45, dont lemploi sans prcaution ni prcision obscurcit le propos[22] plus quil ne lclaire.

    Une magie immanente de lcriture ?

    Sous son acception restreinte, au sens courant du terme, immanentiste (tendance J.G. Frazer46 ou M. Mauss47), on envisage parfois la force sacre qui pourrait

    43. Le briefest fondamentalement un document tablissant une structure de communication triangulaire (ce qui tait,rappelons-le, la situation dcrite par Lvi-Strauss : cf. n. 36): lmetteur [1] donne voir, lire ou entendre un publicillimit [2] un texte concernant une personne ou un groupe de personnes [3] ; lmetteur [1] scelle et remet le document la personne [3]. Par ailleurs, aucune rponse nest demande, linformation ne circule que dans un seul sens : on nestpas dans une structure dialogique ce quexpriment les personnes du verbe employes : premire personne [1] vs.troisime personne [2] et [3]. Or, la troisime personne est, si lon suit mile B ENVNISTE (Problmes de linguistiquegnrale, Paris, Gallimard, 1966, p. 227-231), le marqueur et linstitution dune absence. On peut ainsi considrer que lebrief met en absence , dans le cadre de la communication, les destinataires tant du document que du message. Maistant donn que le destinataire du message [2] nest pas le destinataire du document [3], on peut galement considrerque cette structure triangulaire met face--face deux donnant--lire (lmetteur, qui donne lire une fois pourtoutes, dfinitivement date (data), et le destinataire du document, susceptible de produire et faire lire la lettre, dans lefutur) au rcepteur du message [2], qui apparat ainsi dans une situation de double infriorit symbolique. Face cela, laschrift tablit une structure bipolaire : le destinataire de la lettre et celui du message sont identiques en face delmetteur ([3 = 2] vs. [1]), les pronoms personnels employs sont galement diffrents : je/nous vs. tu/vous. En outre,la schrift se situe demble dans un change circulaire, une structure dialogique : dans la quasi-totalit des lettresconserves, lmetteur termine en signalant quil attend la rponse, laquelle commence le plus souvent par la formule dugenre Jai/nous avons bien reu ta/votre lettre et rsume la plupart du temps la teneur de la lettre laquelle ellerpond. Pour le dtail de tout ceci, cf. J. M ORSEL, Une socit politique en Franconie la fin du Moyen ge: lesThngen, leurs princes, leurs pairs et leurs hommes (1275-1525), Paris IV, ms. thse nouveau rgime, 1993 (= A.N.R.T.Lille III, microfiche 1342.17368/94), p. 42-48, ainsi que Briefund schrift. berlegungen ber die sozialen Grundlagenschriftlichen Austauschs im Sptmittelalter am Beispiel Frankens , Textus im Mittelalter. Komponenten und

    Situationen des Wortgebrauchs im schriftsemantischen Feld, Ludolf KUCHENBUCH dir., Gttingen, Vandenhoeck &Ruprecht, paratre.44. Les Penses (d. L. Brunschvicg), Paris, Garnier, 1964, p. 155 (n 308) : Pascal traite de la force qui parat sourdrenaturellement de ce que lesprit a pris lhabitude de voir entour de tout un appareil dhommes destins imposerconcrtement la volont de leur matre. La mme chose ne pourrait-elle pas tre dite du document et de ceux qui sontchargs de lappliquer ?45. Un exemple parmi dautres : Martin AURELL, Une famille de la noblesse provenale au Moyen ge : les Porcelet,

    Avignon, Aubanel, 1986, p. 86 : Une mentalit o le magique lemporte sur le juridique . Cf. ce sujet GUERREAU-JALABERT, Parole , op. cit., p. 329.46. James George FRAZER,Le Rameau dOr, (1911-1915) trad. fr. Paris, Laffont, 1981-1984.

    47. Marcel MAUSS et Henri HUBERT, Esquisse dune thorie gnrale de la magie , (1902-1903) rd. Marcel MAUSS,Sociologie et anthropologie, 5e d. Paris, PUF, 1993, p. 1-141.

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    dcouler des origines religieuses, voire mme divines de lcriture48, le texte crit tantcharg dune force proprement magique (positive ou ngative) du fait mme delcriture. On sait aussi que lcriture a pu intervenir en Occident, au Moyen gecomme lpoque moderne, dans des rituels magiques bien vite assimils de lasorcellerie : de mots crits (notamment les hauts noms , cest--dire ceux de ladivinit) tait cense sourdre une force protectrice49. Ceci pourrait tre corrl aveclide, rencontre prcdemment, que le document crit pouvait receler une virtus, toutcomme les reliques. Pour lOccident mdival, le problme est dautant plus importantque lcriture tait thoriquement au centre de tout le systme de croyance etconsidre comme limago de la Parole divine. De ce fait, A. Guerreau-Jalabert rejettecatgoriquement la notion de magie de lcriture , laquelle elle prfre celle de sacralisation de la forme crite de la parole 50. En tout tat de [23] cause, la magie mdivale est un domaine bien trop mal explor et aux concepts bien tropflous pour pouvoir affirmer quoi que ce soit qui ne soit conjectural.

    La notion de magie est par ailleurs utilise de manire analogique et toutaussi approximative. Ainsi, certains historiens font driver la valeur magique de lcrit

    mdival de sa raret : Dans une socit o crire nest pas rpandu, cela peuteffectivement apparatre comme magique 51. H.J. Martin admet quant lui, sans autreforme de procs, qu partir du XIIe sicle les populations, encore de mentalitprimitive [sic !], acceptrent dautant plus facilement le recours cette techniquequelle revtait leurs yeux une puissance comme magique, puisquelle permettait defixer la Parole de Dieu, de garder le souvenir des morts grce aux inscriptionsfunraires, et aussi dinvoquer sur les croix des campagnes, Dieu et les puissancesclestes 52. On notera en premier lieu lethnocentrisme et lusage discutable de lanotion de mentalit primitive , qui permet dviter dexpliquer en quoi fixer,remmorer et invoquer par crit pouvait constituer des processus culturels affectsdune valeur (ici implicitement) positive. Il conviendrait en outre dobserver qu la findu Moyen ge, lacculturation lcrit ayant fait de notables progrs y compris dans les

    48. Wolfgang HARTUNG, Die Magie des Geschriebenen , Schriftlichkeit im frhen Mittelalter, Ursula SCHAEFERdir.,Tbingen, Gunter Narr, 1993, p. 114, rappelle que Yahveh passait pour avoir invent lcriture et noch pour avoirt le premier lecteur, par ailleurs que chez les Germains, ctait Odin qui avait invent lcriture. Ce fait est attest pourlgypte ancienne (MARTIN, op. cit., p. 109-110) et daprs Socrate, cest le dieu gyptien Theuth (= Thot), qui a inventles mathmatiques, lastronomie, les jeux et lcriture : PLATON,Le banquet Phdre (d. . Chambry), Paris, Garnier-Flammarion, 1964, p. 164-165 (= dansPhdre).49. Cf. la section Schriftlichkeit und Magie (concernant le haut Moyen ge) dansSchriftlicheit im frhen Mittelalter(op. cit. note prcdente), la lecture des runes (Klaus DWEL, Runen als magische Zeichen ,Das Buch als magischesund als Reprsentationsobjekt, Peter GANZ dir., Wiesbaden, Harrassowitz, 1989, p. 87-100) et les usages dcrituresplus ou moins fictives comme charmes (CLANCHY,From Memory, op. cit., p. 333-334, ainsi que Robert MUCHEMBLED,

    La sorcire au village (XVe-XVIIIe sicle), Paris, Julliard, 1979, p. 43-44, 50, 78-82, 214). Gilbert Ouy ma par ailleurssignal que Gerson a fulmin contre les pommes crites et les brevets suspendus impliqus dans des pratiquesmagiques.50. Parole , op. cit., p. 329, 338. PETRUCCI, Pouvoir , op. cit., p. 824, voque l activit dcriture officielle etquasi-sacre des scribes du Palais au Haut Moyen ge, du fait que lcriture comme fonction et par consquent laproduction de lcrit fait directement et officiellement lobjet dune dlgation de la part des autorits en place . Endpit de la quasi-similitude des notions des deux auteurs, on tiendra surtout compte de ce qui les spare, cest--dire larfrence au Christ chez la premire et la rfrence un pouvoir apparemment conu comme lac et politique chez lesecond. Cette dernire dmarche relve me semble-t-il dune conception anachronique, moderne, du pouvoir politiqueet dune dramatique sous-valuation de la place du christianisme dans la socit mdivale, dont il informe nonseulement les reprsentations dominantes mais en outre assure la domination sociale de lglise. Pour une bonne remiseen perspective de ces aspects, on lira avec le plus grand profit Alain GUERREAU, Fodalit ,Dictionnaire raisonn delOccident mdival, Jacques LE GOFF, Jean-Claude SCHMITT dir., Paris, Fayard, 1999, p. 387-406.51. Richard KIECKHEFER,Magic in the Middle Ages, Cambridge, U.P., 1990, p. 47.52. Op. cit., p. 137. Wilhelm FRIJHOFF, Communication et vie quotidienne la fin du Moyen ge et lpoquemoderne : rflexions de thorie et de mthode , Kommunikation und Alltag in Sptmittelalter und frher Neuzeit(Internationaler Kongress, Krems/Donau, 9.-12. Okt. 1990), Wien, sterreichische Akademie der Wissenschaften,1992, p. 29, admet (suivant peut-tre en cela H.J. Martin) que le livre imprim a permis denlever lcriture sa charge

    magique, dtablir des textes dfinitifs, toujours identiques eux-mmes et utilisables au-del du lieu prcis de leurproduction . On observera au passage lopposition tablie entre criture (= graphie manuelle) et limprimerie.

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    campagnes53, on devrait sattendre sans doute un [24] rapport plus technique lcriture mais cest au XVIe s. que les mentions dusages sorciers de lcriture sont lesplus nombreux Ajoutons enfin quil faudrait peut-tre rserver un traitementparticulier lcriture dans un livre, qui pourrait avoir combin la charge magique delcriture et lirradiation du livre par le Livre (biblion) principiel, la Bible54. Mais detoute faon, cet usage analogique de la notion de magie ne permet gure daller bienloin, puisquon nexplique pas comme elle est cense fonctionner.

    La magie sociale de lcriture

    Un autre usage de la notion de magie , non appliqu lcriture mais plusscientifique et non immanentiste , renvoie tout phnomne qui cre ex nihilo unediffrence qualitative mais non matrielle des choses auxquelles il sapplique(ventuellement dj distinctes matriellement, mais sans que cette distinctiondbouche sur un classement symbolique) : cette mutation qualitative non constatablematriellement nexiste que dans lesprit de ceux qui croient lefficace du phnomne,

    comme lont montr Pierre Bourdieu et Yvette Delsaut pour le phnomne de la griffe des grands couturiers55. La magie nest plus ici pr-scientifique (hypothse deFrazer) ou religieuse (hypothse de Mauss), mais sociale. Le meilleur exemple de cettemagie sociale rside dans la production (jusque dans les travaux des historiens !) declassements sociaux dont la reconnaissance dcoule de leur forme scripturale, qui lesofficialise et les fait durer.

    Cest par exemple ce qui tait en jeu dans les attaques dont sont victimes tant lesarchives que la pratique de lcrit des Inquisiteurs en [25] France au XIIIe sicle :lenjeu tait la transformation scripturale dinnocents en coupables et rciproquement.James Given a bien montr comment les inquisiteurs ont construit par lcriture uneconomie de la punition et une sorte de casier judiciaire durable qui ont abouti la

    constitution dun groupe social dclass56

    . Ce dernier phnomne ressortit un acte demagie sociale, dont J. Given na pas assez soulign ce quil doit en propre au recours lcrit, et dont on apprhende, travers les ractions ngatives quil suscite, laperception sociale effective. Bref, il semblerait que le recours lcriture correspondebel et bien une mutation qualitative : les tres et les choses affects par la scripturalit par une scripturalit sans destinataire particulier, il faut le souligner57 acquerraientune existence diffrente, dont dcoulent des comportements et traitements concretssusceptibles de raliser les classements scripturaux58.

    53. CLANCHY,From Memory, op. cit., notamment p. 231-240. PETRUCCI, Pouvoir , op. cit., p. 835-836, signale lecas des Masserizia de la deuxime moiti du XVe sicle, petits cultivateurs des campagnes siennoises, analphabtes maisconnaissant la valeur de lcriture, la sret de la mmoire crite, le caractre durable du document et quirecouraient des scripteurs non professionnels quand ils avaient besoin dun document crit. Pour la France, cf. p. ex.Monique BOURIN, Les solidarits villageoises et lcrit : la formalisation des annes 1150-1250. Lexemplelanguedocien , Cofradas, gremios, solidaridades en la Europa Medieval. XIX Semana des Estudios Medievales ,Estella, Gobierno de Navarra, 1992, p. 31-49, et Alain DERVILLE, Lalphabtisation du peuple la fin du Moyen ge ,

    Revue du Nord, 66 (1984), p. 760-775. Pour lAllemagne, les connaissances sont maigres : cf. Studien zum sttischenBildungswesen des spten Mittelalters und der frhen Neuzeit, Bernd MOELLER, Hans PATZE, Karl STRACKMANN dir.,Gttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1983.54. Das Buch, op. cit. (n. 49).55. Pierre BOURDIEU, Yvette DELSAUT, Le couturier et sa griffe : contribution une thorie de la magie ,Actes de la

    Recherche en Sciences Sociales, 1 (1975), p. 7-36, notamment p. 23 : limposition de la griffe reprsente un casexemplaire dalchimie sociale, opration de transsubstantiation qui, sans rien changer de la nature physique du produit,en modifie radicalement la qualit sociale . Cf. galement BOURDIEU, Ce que parler, op. cit., p. 125-126. Jajoute quecette transsubstantiation nest pas un phnomne vraiment rversible, comme le montre lattrait pour les dmarques (il resterait donc quelques parcelles de lancienne qualit).56. James GIVEN, The Inquisitors of Languedoc and the Medieval Technology of Power , TheAmerican Historical

    Review, 94/2 (1989), p. 336-359, notamment p. 348-354.57. Les registres, qui sont les supports essentiels de cette catgorisation, se prsentent en effet comme des formes neutres et non destines tel ou tel individu.

    58. Sur un cas similaire, mais cette fois positif (production magico-sociale dune catgorie valorise parlenregistrement crit), concernant les vassaux de lvque de Wurtzbourg, cf. MORSEL,La noblesse, op. cit., p. 178-179.

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    Cette existence sociale diffrente navait pas besoin dtre impose : exprime entermes de franchises particulires, sa scripturalisation faisait lintrt bien comprisde tout le monde : la dfinition de classements sociaux stables censs protger lesprrogatives de chacun au prix de quelques usages menaants (les registres delInquisition), et surtout au prix dune soumission symbolique au producteur duclassement. On retrouve ici dune certaine manire lhypothse rationalisatrice de J.Goody : lcriture rorganise la perception du rel et le travail de la mmoire et permetainsi de construire durablement des catgories analytiques et dductives qui nerenvoient plus au vcu quotidien. Il importe cependant dobserver combien il sagit lnon pas dun processus neutre, mais dun enjeu de domination sociale dont lglisemdivale a t la matresse incontestable, malgr les efforts dune partie delaristocratie laque pour sapproprier lcrit (notamment en langue vernaculaire)59.

    [26] La notion de magie sociale fait ainsi surgir des hypothses tout faitimportantes concernant les processus sociogntiques (notamment la gense descatgories sociales). Mais lapplication de la dfinition de P. Bourdieu et Y. Delsaut(changement non matriel) lcriture nest pas sans poser un problme, que lon

    peroit bien travers laffirmation dA.-M. Christin, qui rsume bien les tapes de notredmarche et selon laquelle ce nest pas en raison dune idologie quelconque dont elleserait le vhicule naturel que les hommes ont privilgi lcriture au point den faire undes supports majeurs du pouvoir. Cest parce que le mdium crit permet au langagedacqurir une qualit qui lui tait initialement trangre, celle de la prsencematrielle 60. Ce qui pose problme nest bien sr pas la domination symbolique aumoyen dun supplment dtre , mais le fait que le processus de mise par crit( scripturalisation ) soit un processus de matrialisation (a priori incontestable !),thoriquement incompatible avec lhypothse dun changement immatriel.

    La rsolution du dilemme est possible, me semble-t-il, de trois maniresdiffrentes : 1) le problme de la matrialisation du langage par lcriture ne relve

    pas dune approche en termes de magie sociale mais de magie immanentiste avectous les problmes que cela pose. 2) La matrialisation nest que le rsultat delopration magique, et non son oprateur, ce qui revient dire que la mise par crit nemodifie en rien la substance de ce dont on parle, quelle nest quune translittrationdusages oraux une position qui induit son tour plusieurs difficults : il faudraitmontrer que le rapport entre vocable oral et mot crit est un rapport de transparence,que les mots renvoient des substances sociales qui leur prexistent et quils ne fontque dvoiler, enfin en quoi la matrialit est en soi une valeur sociale suffisante pourjustifier linvestissement social considrable que reprsente la scripturalisation. Or, jene vois pas comment, dans lactuel paysage des sciences humaines, profondmentremodel par la sociologie, lanthropologie et la linguistique, une telle dmonstration detout ceci puisse tre concevable. 3) Le problme de la matrialisation na rien voir

    ici, en ce sens que ce nest pas ce que vise spcifiquement la mise par crit : lamatrialisation indissociable du processus de scripturalisation est prsente commesecondaire par rapport son rsultat (lacquisition dune qualit initialementtrangre ), ce qui [27] impose non seulement de montrer quelle est cette qualit,mais aussi comment, dans la socit en question, la matrialit de lcrit a pu tre tenueou construite comme quantit ngligeable ( peine plus importante que, dans notresocit, la couture ou la broderie de la griffe sur le vtement) ce qui pose sous unangle nouveau de problme du rapport crit/oral.

    59. GUERREAU-JALABERT, Parole , op. cit., p. 339, ainsi que ses observations dans Histoire culturelle de la France,

    t. 1 : le Moyen ge, Michel SOT dir., Paris, Seuil, 1997, p. 220.60. Anne-Marie CHRISTIN, Lcriture et les dieux , Le grand atlas des littratures, op. cit., p. 126.

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    La dmatrialisation et spiritualisation du document mdival

    Tous les modles magiciens appliqus lcriture reposent en tout ou partie sur lebinme crit/oral. Or, il nest pas vident que ce binme soit absolument valable, ni demanire gnrale ni en ce qui concerne la socit mdivale en particulier. Pour cette

    dernire, on a affaire une coexistence (qui ne signifie pas juxtaposition) de lcrit et deloral, mme si loral reste la forme la plus courante de communication entre desindividus qui ne dominent majoritairement pas lcriture61. En outre, on ne peut qutrefrapp par le statut officiel ambigu de la parole crite, que tant saint Augustin queThomas dAquin placent en position dinfriorit par rapport la parole orale. Commela fait observer A. Guerreau-Jalabert62, la parole du Christ est pense comme paroleet en mme temps transmise par crit par une glise pourtant trs attache lapratique de lcrit, si bien que toute mise par crit se droule sur larrire-plan ideldune permutation entre oral et crit et donc dune sacralisation de la forme crite de laparole. On a dailleurs affaire galement et de manire plus large une permutationentre oral et matriel, sur le modle de lIncarnation conue comme matrialisation duVerbe divin63.

    [28] Mais inversement, cette forme crite de la parole du Christ est constammentroralise (offices, messe, prdication), et elle nest destine qu cela : il suffit de serappeler le binme lettre/esprit construit par saint Paul (2 Cor. 3, 6), qui rend caduc (etspirituellement mortel) lappropriation du seul texte, do les conflits autour duproblme de la lecture (cest--dire linterprtation publique, par lenseignement ou laprdication) non autorise de la Bible. Pour ce qui est dun pan essentiel de la socitmdivale, on doit donc considrer 1) que lcrit navait de valeur que comme supportde la transmission de la parole du Christ ; 2) que le centrage sur la parole (dontlefficacit se manifeste par la gnralisation du verbe parler et quivalentstymologiques romans la place de tous les mots issus du latin, loqui, etc.) rendaitcaduque toute distinction fondamentale entre lcrit et loral. cela sajoute enfin le fait

    que la lecture mdivale reste largement une lecture haute voix64

    . Tout ceci montreque le rapport entre les deux est plus probablement considrer comme un enjeu socialplutt que comme un tat de fait.

    Un trait essentiel de la culture scripturale mdivale serait donc la ngation ducaractre spcifiquement matriel de la parole crite, et la non-pertinence delopposition crit/oral. Du moins sagit-il de la culture scripturale dominante, danslaquelle devait tre affirme le caractre direct, im-mdiat , du rapport au divin partir de la lecture de lcriture ce qui en fondait le monopole au profit du clerg 65. Il

    61. MCKITTERICK, op. cit., p. 1-2 ; GEARY, op. cit., p. 32-36. Lvocation de lanalphabtisme dominant nest pas unerponse aussi simple quil y parat, car il faudrait en expliquer la cause par rapport la situation romaine tout commepar rapport celle des juifs, donc autrement que par un simple recul d aux invasions barbares.62. Parole , op. cit. Cette contribution est le fondement essentiel de ce qui suit.63. Il existe quelques reprsentations iconographiques de lIncarnation du Verbe sous la forme du souffle de dieu dansune sorte de trompe aboutissant loreille de Marie. La colombe du saint Esprit est exsuffle de cette trompe, surlaquelle glisse un bambin figurant le Christ. Bref, lIncarnation est la matrialisation du souffle divin. Ce motif pneumatique se rencontre au moins ds 1100 en France (Sacramentaire de Saint-tienne de Limoges, BNF, ms. lat.9438, f 87r) et encore v. 1425 au portail nord de la Marienkapelle de Wurtzbourg, en Franconie. De manire analogue,linspiration divine de saint Jrme traduisant la Bible est aussi reprsente par la colombe perche sur son paule et luiparlant loreille. Tout ceci est rigoureusement conforme au sens global dinspiratio. La Bible est ainsi galement unematrialisation visible du souffle divin.64. Sur lvolution de la lecture mdivale, cf. les contributions concernant le Moyen ge dans Histoire de la lecturedans le monde occidental, Guglielmo CAVALLO, Roger CHARTIER dir., trad. fr. Paris, Seuil, 1997. Ce balancement entrecrit et parole (par lcriture et la lecture haute voix) apparat clairement dans le Bestiaire damour de Richard deFournival (premire moiti du XIIIe sicle), qui considre que tout crit est ralis pour signifier la parole de telle sortequon puisse la lire ; et quand on le lit, il retourne sa nature en tant que parole : Li bestiaires damours di maistre

    Richart de Fornival e Li response du Bestiaire (d. C. Segre), Milano/Napoli, R. Ricciardi, 1957, p. 4.65. Dans lislam, la situation se prsente dune manire diffrente, mais significative par contraste : labsence de clerg

    correspond labsence de monopole de la lecture, si bien que cest linverse autour du dogme officiel du caractreincr du Coran quont pu se produire des conflits, au demeurant peu importants Le caractre incr du Coran en

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    faudrait alors vrifier si ceci jouait galement pour les crits pratiques , et nonsacrs, ce qui reste faire. Dune manire gnrale, toutefois, Martin Irvine nhsite pas affirmer quau Moyen ge, un texte devient un texte proprement dit quand il estproduit oralement par un lecteur [], cest toujours un texte--lire, [29] non quelquechose qui prexiste son articulation, sa production vocale 66. Et de fait, les formulesdes protocoles des chartes mettent sur le mme plan lappropriation visuelle et auditivedu document.

    Si la matrialit est idellement nie, et avec elle les oppositions entre oral etcrit, entre oral et matriel (ce qui ne signifie pas ipso facto quelles navaient pas coursau Moyen ge, mais quon pouvait ventuellement faire, dans certaines conditions, comme si elles navaient pas cours), quelle est alors la qualit initialementtrangre qui a t adjointe au message mis par crit ? Tout porte croire quil sagitde celle de la prsence durable, conue comme support de la mmoire. La coupurestricte entre prsence matrielle et prsence durable (entre lespace et le temps ?) nestcertes concevable que de manire abstraite (et trs certainement historiquement date),puisque la prsence durable nest possible quen vertu de la matrialisation (mais aussi

    de la conservation) de lobjet. Mais on a vu comment la matrialit pouvait treidellement nie et lon sait aussi combien le problme de la mmoire et de la luttecontre loubli pouvait revtir une importance cruciale dans les reprsentationsmdivales dominantes67. Par ailleurs, si lon considre les chartes, il est clair quelles seplacent explicitement dans une perspective de dure (cf. le [30] tam presentibus quamfuturis), ce qui en ferait des oprations de magie sociale. Inversement, les lettresapparaissent au mieux comme des moments au sein dun enchanement denvois, derponses et de contre-rponses68, ce que traduisent concrtement les destructions delettres.

    La valorisation sociale ( magique ) de lcriture en vertu de la prsence durablequelle tablit na toutefois de sens que si/lorsque tout le monde est persuad du

    caractre phmre de la mmoire, de ce que les paroles senvolent, les critsrestent . Or cela sest fait, au moyen dnonciations qui tendaient dclasser lammoire sociale orale69. On comprend alors combien la menace de loubli constituait

    rendait la mise par crit secondaire : que le Coran soit la Rcitation montre assez lcart qui existe avec lechristianisme fond sur lcriture ou le Livre .66. Martin IRVINE, The Making of Textual Culture : grammatica and Literary Theory, 350-1100, Cambridge/New York,Cambridge U.P., 1994, p. 44 et 69-70. Sur le lien indissoluble entre crit et vocalisation, cf. aussi Paul Z UMTHOR, La

    Lettre et la Voix. De la littrature mdivale, Paris, Seuil, 1987. Ceci semble correspondre a priori ce qucrit Jeande Salisbury, Metalogicon (d. J.B. Hall, K.S.B. Keats-Rohan), Turnhout, Brepols, 1991, p. 32 : Littere autem, id est

    figure, primo vocum indices sunt ; deinde rerum, quas anime per oculorum fenestras opponunt, et frequenterabsentium dicta sine voce loquuntur ; toutefois, on ne peut rduire cette phrase la seule articulation de lcrit et deloral (comme le fait p. ex. CLANCHY,From Memory, op. cit., p. 253 et 255), car ce qui est en jeu est surtout le problmede la lettre et du sens, de la vision physique (par les yeux de la tte) et de la perception essentielle (par les yeux du cur).Limbrication de lcrit et de loral se manifeste galement dans le cas du rglement des conflits (par des clercs) : cf.CLANCHY, op. cit., p. 272-278 ; Dominique BARTHLEMY,La socit dans le comt de Vendme de lan mil au XIVe sicle,Paris, Fayard, 1993, p. 668 ; Laurent MORELLE, Les chartes dans la gestion des conflits (France du Nord, XIe-dbutXIIe sicle) ,BC, 155 (1997), p. 288-290.67. La place manque ici pour tenter de rappeler la fois les positions mdivales sur le souvenir et la mmoire et lesdbats des historiens ce propos, particulirement intenses en Allemagne. Le rle de saint Augustin a t rappel parGEARY, op. cit., p. 37-41, quoi lon pourrait ajouter son appel (longtemps suivi) la protection des juifs en tant quetmoignages vivants des critures (testimonium scripturarum) et donc moyens dviter loubli du Christ (De civitatedei, XVIII, 46). Une distinction notionnelle sur laquelle il me semble que lon na pas suffisamment rflchi est celle quiest faite entre memoria/rememoratio et recordatio, lune sadressant semble-t-il la tte et lautre au cur (sige delme).68. De ce fait, ce nest sans doute pas un hasard si les rares exceptions au non-enregistrement de lettres mdivales dansles cartulaires concernent en gnral prcisment des changes complets : sept lettres de 1473-1474 entre Lorenz vonHutten et Werner von Thngen, puis de nouveau onze lettres entre les mmes en 1482 (Staatsarchiv Wrzburg, ArchivThngen zu Weienbach, Band 9, p. 111-116 et 118-127)69. Quelques exemples, provenant soit de prambules, soit deschatocoles de chartes ou dinstruments notariaux : desmoines du XIe sicle vendmois estime ut quod pro vite brevitate corporali presentia non possumus eis saltem per

    littera loquamur : Dominique BARTHLEMYLe Vendmois du Xe au XIVe sicle : institutions seigneuriales et socit,Paris IV, ms. thse dtat, 1991, p. 132. En 1176/77, larchevque de Sens met Paris une charte omnibus tam futuris

    halshs

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    30Jun2008

  • 7/30/2019 Ce qucrire veut dire au Moyen geObservations prliminaires une tude de la scripturalit mdivale - Morsel

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    une condition sine qua non de la scripturalisation comme source dun pouvoirsymbolique, fond sur labsence de rponse possible et sur la magie sociale de lammorisation crite : tout se passe comme si ce ntait pas pour pallier le [31] risquedoubli que lon a recouru lcrit, mais pour pouvoir recourir lcrit en tant queforme de domination symbolique que lon a construit loubli en fantasme socialcollectif.

    Tout ceci incite ne pas se polariser par principe sur le problme du rapportentre lcrit et loral (et considrer les cas o les textes le font comme des signes dunenjeu social, puisquils choisissent un champ dinterprtation spcifique), mais surtout,de manire plus gnrale, ne pas adopter nous-mmes la perspective mdivale quiconsiste faire comme si le document ntait quun pur ensemble de signes, rfrencedirecte la ralit transcendante et uniquement destin lentretien de la mmoire. Ence sens, la philologie70 serait tout bonnement reste prisonnire dune notion dudocument crit qui privilgie lesprit sur la matire et le sens sur laspect et lesditeurs de textes naurait gure fait autre chose que prolonger les efforts descompilateurs mdivaux de cartulaires, manifestant par le copiage et le recopiage

    inlassables des mmes documents (dont on pouvait mme ventuellement jeter les originaux ) que la modification du support est cens ne rien changer au sens dutexte sachant que les invitables variations entre les versions paraissent navoirlongtemps pas pos de problme. Est-ce un hasard si les premires ditions de textesconsidres comme scientifiques et auxquelles on fait en gnral remonter les dbutsde lhistoire moderne sont prcisment dues des clercs, les Mauristes ? Ce nestdailleurs sans doute pas non plus un hasard si la notion de texte que nous utilisonsde nos jours est issue de la sphre clricale, o il dsignait initialement la saintecriture. On peut ainsi se demander dans quelle mesure le lingistic turn, bas surlentreprise derridienne de dconstruction de la linguistique occidentale fonde surle christianisme, ne se serait pas content de transformer la transcendence du sens enimmanence et la ncessit de mmoire en esthtique de lintemporalit, tout en restant

    cependant au cur dune conception du texte crit patiemment construite par lechristianisme et scientifiquement hypostase par la philologie et aprs elle, lhistoireEn tout cas, ne pas adopter demble cette conception impose de rintroduire lamatrialit et la visibilit du document crit.

    quam presentibus, in perpetuum. Dignum duximus scripture memorie commendare que nolumus oblivione deperire :Cartulaire gnral de Paris, ou Recueil de documents relatifs l'histoire et la topographie de Paris (d. R. deLasteyrie), t. 1, Paris, 1887, p. 444. En 1417, un notaire wurtembergeois commence son instrument en signalant ut inrebus gestis oblivionis auferatur occasio, expedit acta hominum litterarum judiciis ad posterorum memoriamdeclarare : Weisthmer (d. J. Grimm), t. 1, Leipzig, 1840 (rimp. Gttingen, 1957), p. 372. En 1453, un notairefranconien achve son instrument en indiquant quon lui a demand de raliser un ou plusieurs instruments publics eten allemand de lnumration de ses droits seigneuriaux laquelle il venait dtre procd, tant donn que noussommes tous mortels et afin que cependant ses dites prrogatives ne meurent ni ne soien