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© Annie Cloutier, 2020 Ce qu'on préserve pour que le don soit. Le don chez les couples québécois avec enfants de la classe moyenne Thèse Annie Cloutier Doctorat en sociologie Philosophiæ doctor (Ph. D.) Québec, Canada

Ce qu'on préserve pour que le don soit. Le don chez les

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Page 1: Ce qu'on préserve pour que le don soit. Le don chez les

© Annie Cloutier, 2020

Ce qu'on préserve pour que le don soit. Le don chez les couples québécois avec enfants de la classe moyenne

Thèse

Annie Cloutier

Doctorat en sociologie

Philosophiæ doctor (Ph. D.)

Québec, Canada

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CE QU’ON PRÉSERVE POUR QUE LE DON SOIT. LE DON CHEZ LES COUPLES QUÉBÉCOIS AVEC ENFANTS DE LA CLASSE MOYENNE

Thèse

Annie Cloutier

Sous la direction de :

Dominique Morin, directeur de recherche

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Résumé

Cette thèse questionne certains présupposés communs de la sociologie de la famille occidentale du XXIe siècle afin de proposer une vision compréhensive renouvelée des rapports familiaux. Elle montre que sous la perception d’une tendance actuelle à choisir de former ou de dissoudre des liens familiaux selon des souhaits et des appréciations personnelles de sa situation familiale et conjugale, loin de reposer d’abord sur l’intérêt, la domination ou la satisfaction immédiate des désirs, la vie de couple et de famille s’ancre dans des convictions profondes, qui forment un « métarécit » et qui rendent possible que des rapports de don s’établissent entre les membres des familles et des couples. Dans cette démonstration, la théorie du don joue un rôle important, et ce, de trois façons. Cette théorie s’inscrit d’abord en faux contre une tendance actuelle en sciences humaines, et en sociologie de la famille et du couple en particulier, à interpréter les phénomènes sociaux à l’aune de l’intérêt individuel, de la domination et de la satisfaction des désirs égoïstes, tout en dépassant les concepts de « solidarité » ou de « care », également chéris par la recherche actuelle, mais trop imprécis ou trop imprégnés des notions d’intérêt, de justice ou de domination. Ensuite, cette théorie reprend et subsume les principes organisateurs des familles les plus importants et les plus pertinents dégagés par les théoriciens de la famille et du couple depuis environ cent trente ans, de Durkheim à de Singly en passant par Parsons, Becker, Giddens et Kaufmann notamment. Finalement, nous considérons que c’est l’un de ces représentants les plus importants, Maurice Godelier, qui apporte la clé anthropologique nécessaire à la compréhension de ce que nous observons au sein des couples et des familles. Pour que les rapports aimants et solidaires qu’on y observe existent, il faut, en effet, qu’un métarécit du don soutienne les efforts de chacun dans leur perpétuation. Ainsi que le montre cette thèse, bien des auteurs, au fil des décennies, se sont approchés de cette découverte avant que l’individualisme et la recherche de l’intérêt personnel strictement financier en vienne à occuper une grande partie des préoccupations sociologiques, se sont approchés de cette découverte. Mais c’est grâce à la réponse que donne Godelier à « l’énigme du don » (pourquoi donne-t-on et pourquoi rend-on ?) que le rôle du métarécit et des sentiments forts dans le don conjugal et familial prend tout son sens. Le métarécit permet que des sentiments forts existent entre les membres des familles ; et que ces sentiments forts soient préservés. Cette préservation est cruciale, car pour que le don circule, explique Godelier, il faut qu’il y ait un fondement de non-circulation, de choses qu’on ne donne pas. En exposant et en analysant les témoignages de 20 membres de couples parentaux de la classe moyenne de la région de Québec, cette thèse montre comment la théorie du don, et plus particulièrement celle de Godelier, permet au mieux de comprendre ce qui se passe chez les couples avec enfants des années 2010. L’intérêt, la domination et la satisfaction des désirs occupent ici une place réelle, mais secondaire. Ce sont les sentiments forts, leur préservation, le métarécit qui les soutient et la circulation du don qu’ils permettent qui, au contraire, figurent à l’avant-plan d’une compréhension plus approfondie de leur expérience familiale et conjugale.

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Table des matières Résumé ........................................................................................................................................................ii

Table des matières ....................................................................................................................................... iii

Liste des tableaux ......................................................................................................................................... vi

Remerciements .......................................................................................................................................... viii

Introduction générale, problématique et méthodologie : pourquoi l’intérêt, la domination, le désir égoïste, les solidarités et le « care » ne suffisent pas pour comprendre les couples familiaux contemporains .................... 1

PARTIE 1 THÉORIE SOCIOLOGIQUE DE LA FAMILLE EN OCCIDENT DEPUIS ENVIRON 100 ANS ........ 21

Introduction : les couples et les familles obéissent-ils à des logiques individualiste, patriarcale ou utilitariste? .............................................................................................................................................................. 21

Chapitre 1 Les théoriciens de l’intégration ............................................................................................... 25

1.1 Introduction .................................................................................................................................. 25

1.2 Durkheim : les sentiments forts provoquent la solidarité ................................................................. 27

1.3 Burgess et Locke : les sentiments garantissent la cohésion ........................................................... 32

1.4 Parsons : la socialisation inculque les sentiments forts .................................................................. 38

1.5 Conclusion ................................................................................................................................... 43

Chapitre 2 Les théoriciens de l’aliénation ................................................................................................ 45

2.1 Introduction .................................................................................................................................. 45

2.2 Becker : l’intérêt, non les sentiments forts ...................................................................................... 47

2.3 Illouz : la marchandisation des sentiments ..................................................................................... 52

2.4 Tabet et Delphy : la domination patriarcale, non les sentiments forts .............................................. 57

2.5 Conclusion ................................................................................................................................... 62

Chapitre 3 Les théoriciens de la crise du modèle moderne ...................................................................... 65

3.1 Introduction .................................................................................................................................. 65

3.2 Shorter : origines de la famille moderne et des sentiments forts ..................................................... 66

3.3 Lasch et Dagenais : fin de la famille moderne et des sentiments forts ............................................ 71

3.4 Théry : les sentiments forts en dépit du divorce ............................................................................. 77

3.5 Conclusion ................................................................................................................................... 81

Chapitre 4 Les théoriciens du modèle relationnel ..................................................................................... 85

4.1 Introduction .................................................................................................................................. 85

4.2 De Singly : des relations au service de l’accomplissement du Soi................................................... 87

4.3 Kellerhals : des relations qui varient selon les couples familiaux..................................................... 91

4.4 Kaufmann : des relations qui seraient des liens sans la rationalité capitaliste .................................. 93

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4.5 Bauman, Giddens et Bawin-Legros : la relation pure ...................................................................... 99

4.6 Conclusion ................................................................................................................................. 103

Conclusion de la première partie ........................................................................................................... 107

Partie 2 : Recherche empirique : le don dans les couples familiaux québécois des années 2010 ................ 111

Introduction : Pourquoi et comment la théorie du don est celle qui articule le mieux le rôle des sentiments forts et du don dans les couples familiaux des années 2010 .................................................................. 111

Chapitre 5 Le don, les sentiments forts et le métarécit au fondement des rapports conjugaux et familiaux113

5.1 Introduction ................................................................................................................................ 113

5.2 Le don dont il est question dans cette thèse ................................................................................ 114

5.2.1 Le don en dehors du marché, comme lien primordial et comme tiers paradigme .................... 117

5.3 Godelier : « quelque chose » ...................................................................................................... 119

5.3.1 L’inaliénable, les sentiments forts et le métarécit .................................................................. 122

5.4 Godbout et Charbonneau : la circulation du don dans la parenté .................................................. 125

5.5 Conclusion ................................................................................................................................. 130

Chapitre 6 Le don « à la surface des choses » : le don dans les couples familiaux québécois des années 2010 .................................................................................................................................................... 132

6.1 Introduction ................................................................................................................................ 132

6.1.1 Au sujet des personnes et des couples interrogés ................................................................ 135

6.1.2 Au sujet des témoignages .................................................................................................... 138

6.2 Ce qu’on se donne ..................................................................................................................... 140

6.2.1 Le meilleur de soi ................................................................................................................ 140

6.2.2 Un temps abondant et attentif .............................................................................................. 141

6.2.3 Simplicité volontaire ............................................................................................................. 144

6.2.4 Engagement, décentrement de soi, communication, travail sur soi ........................................ 148

6.2.5 Fidélité sexuelle et affective ................................................................................................. 150

6.3 Ce qu’on se donne moins : les cadeaux ...................................................................................... 151

6.3.1 Ce qu’on donne aux enfants ................................................................................................ 156

6.4 Les conjoints calculent-ils ?......................................................................................................... 158

6.4.1 Le don se vit de manière naturelle et comme une obligation inconditionnelle ......................... 159

6.4.2 Calculer le partage des tâches ménagères ........................................................................... 162

6.4.3 Calculer le partage de l’argent.............................................................................................. 165

6.5 Conclusion ................................................................................................................................. 167

Chapitre 7 : Les sentiments forts qui permettent le don en tant que principe organisateur ....................... 169

7.1 Introduction ................................................................................................................................ 169

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7.2 Envie d’un projet familial commun ............................................................................................... 174

7.3 Amour pour les enfants ............................................................................................................... 176

7.4 Amour pour le conjoint : le couple comme maillon fort .................................................................. 178

7.4.1 Une équipe composée de partenaires de choix .................................................................... 181

7.4.2 Un amour fondé dans la confiance ....................................................................................... 185

7.4.3 Le couple est plus fort que la parenté élargie ........................................................................ 186

7.4.4 Le couple représente la nouvelle garantie de ne pas être seul .............................................. 189

7.4.5 Le couple est plus fort que la dyade parent-enfant ................................................................ 190

7.5 L’organisation familiale tient à l’engagement et aux sentiments forts ............................................ 191

7.6 Conclusion ................................................................................................................................. 193

Chapitre 8 : Les sentiments forts sont ce qu’il faut préserver pour que le don existe ............................... 195

8.1 Introduction ................................................................................................................................ 195

8.2 Les sentiments forts préservés au sein du couple familial ............................................................ 197

8.2.1 Les sentiments forts relèvent d’un métarécit ......................................................................... 199

8.2.2 Les sentiments forts sont en partie refoulés .......................................................................... 203

8.2.3 Ce qui est échangé symbolise les sentiments forts ............................................................... 209

8.2.4 Les sentiments forts affirment l’existence, l’identité et la permanence du couple familial ........ 212

8.2.5 Les sentiments forts permettent le don et le don préserve les sentiments forts ...................... 215

8.3 Les sentiments forts préservés vis-à-vis de l’extérieur .................................................................. 219

8.3.1 Fidélité sexuelle................................................................................................................... 219

8.3.2 Savoirs, rites et valeurs........................................................................................................ 222

8.4 Les sentiments forts préservés vis-à-vis de soi ............................................................................ 224

8.5 Conclusion ................................................................................................................................. 227

Conclusion de la deuxième partie ......................................................................................................... 228

Conclusion ............................................................................................................................................... 231

Bibliographie ............................................................................................................................................ 237

Annexe A Lettre de sollicitation ................................................................................................................. 246

Annexe B Formulaire de consentement ..................................................................................................... 248

Annexe C Schéma d’entretien ................................................................................................................... 252

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Liste des tableaux Tableau 1 : Caractéristiques des participants............................................................................................. 136

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Il ne faut pas souhaiter que le citoyen soit, ni trop bon et trop subjectif, ni trop insensible et trop réaliste. Il faut qu'il ait un sens aigu de lui-même mais aussi des autres, de la réalité sociale (y a-t-il même, en ces choses de morale, une autre réalité ?) Il faut qu'il agisse en tenant compte de lui, des sous-groupes, et de la société. Cette morale est éternelle ; elle est commune aux sociétés les plus évoluées, à celles du proche futur, et aux sociétés les moins élevées que nous puissions imaginer. Nous touchons le roc. Nous ne parlons même plus en termes de droit, nous parlons d'hommes et de groupes d'hommes parce que ce sont eux, c'est la société, ce sont des sentiments d'hommes en esprit, en chair et en os, qui agissent de tout temps et ont agi partout. (MAUSS 1925 : 94)

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Remerciements

Je tiens à exprimer ma plus vive gratitude à l’égard des femmes et des hommes qui ont consenti à témoigner dans le cadre de cette recherche. Leur générosité, leur intelligence et leur dévouement ont accompagné ma réflexion et ma compréhension de ce qui se vit au sein des couples familiaux. J’espère avec eux que leur témoignage contribuera à une réflexion approfondie sur la question. Je remercie la Chaire de recherche du Canada en Statistiques sociales et changement familial, le Fonds de recherche sur la société et la culture (FQRSC), ainsi que le département de sociologie de l’Université Laval pour leur soutien financier. Je remercie particulièrement mon directeur de thèse, Dominique Morin, pour sa contribution, sa grande rigueur intellectuelle et morale, son soutien et son amitié. Ils se sont révélés inestimables, tant sur le plan technique, qu’intellectuel et émotionnel. Un merci particulier à Céline Le Bourdais, professeure à l’Université McGill, ainsi qu’à Gilles Gagné, professeur retraité de l’Université Laval. Je remercie mon père, Jean-Claude Cloutier, et sa femme, Louise Tanguay, pour leur soutien et leur amour indéfectibles. Je remercie mes enfants chéris : Freya pour nos discussions périphériques au sujet du féminisme et de la phénoménologie, ainsi que pour l’exemple qu’elle m’offre par son courage et son intégrité ; Numa pour son amour, sa vivacité d’esprit et ses gin tonic ; et Casimir pour son calme, sa présence attentive et ses câlins consolateurs. Je remercie mes amis précieux, et tout particulièrement, pour leur soutien moral d’une grande loyauté, Lucie, Élisabeth, Maria, Marion, Alexandra, François, Marie-Anne, Bärbel, David, Lyne, Jean, Éric, Catherine, Mélanie, Yvan, Anaïs et Viviane. Sans vous, cette thèse n’existerait pas. Je remercie ma sœur, Suzie Cloutier, et mon frère, Christophe Cloutier-Roy, pour leurs encouragements et pour avoir tenu bon au plus fort de la tempête. Comme toujours et de tout cœur, pour son soutien inébranlable, pour sa foi en moi et pour son amour que je lui rends au centuple, je remercie finalement mon mari et homme de ma vie, Gerrit Dogger.

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Introduction générale, problématique et méthodologie : pourquoi l’intérêt, la domination, le désir égoïste, les solidarités et le « care » ne suffisent pas pour comprendre les couples familiaux contemporains

La grande majorité des études sur la famille nous disent tout, sauf ce qu’on a le plus envie de savoir. (LASCH 2012 [1977] : 49)

Au cours du dernier siècle, en Occident, les rapports marchands en sont venus à exercer une telle hégémonie sur l’organisation de la vie sociale tant matérielle qu’intellectuelle qu’on a pu, à la suite de Polanyi (1983 [1944]), parler d’un « désencastrement » de l’économie. De moyen mis à la disposition de relations sociales harmonieuses et prospères, l’économie marchande, ainsi que l’obligation de production, d’efficacité, de calculs et de profits qu’elle sous-entend, sont devenues la mesure morale par excellence de toute action et de toute réflexion sociales. Au même moment, le domaine de l’aliénable s’est étendu jusqu’à atteindre les confins plus traditionnellement préservés de la vie sociale. La collaboration, l’entraide, l’amitié, l’affection, les soins, les relations amoureuses, sexuelles et même familiales, tout serait désormais commercialisable : « Les mêmes forces [capitalistes] qui ont appauvri le travail et la vie civique envahissent de manière grandissante le domaine privé et son dernier bastion, la famille. » (LASCH 2012 [1977] : 50) Devant ce phénomène, plusieurs auteurs anglosaxons, à la suite des écrits classiques d’Esping-Andersen (1999 [1990]), parlent désormais de « commodification » (« marchandisation ») des relations humaines (TRONTO 1993 ; ZELIZER 2005 ; NUSSBAUM 2010, 2011 ; HOCHSCHILD 2012 ; ILLOUZ 2012 ; FRASER 2014 ; DE SMET 2019). Selon ces auteurs, dans ce contexte, les individus sont appelés à se faire entrepreneurs d’eux-mêmes et gestionnaires de toutes les facettes de leur vie dans un univers dont les règles sont la maximisation de son capital personnel, une conception individualiste de la liberté, la consommation, la concurrence et le profit (LIPOVETSKY 1983 ; EHRENBERG 2013). Pour ces commentateurs, la famille et le couple n’échappent pas à cette tendance. L’hédonisme amoureux consumériste, croient-ils constater, prône une « sexualité récréative » (ILLOUZ 2012) dans un univers affectif « liquide » (BAUMAN 2008) qu’aucun principe stable ne guide, si ce n’est un désir autoréférentiel et changeant (BECK et BECK-GERNSHEIM 1995 ; GIDDENS 2004 [1992]). Les services autrefois prodigués par la famille sont de plus en plus confiés au marché par des contrats de sous-traitance (LASCH 2012 [1977] ; KAUFMANN 1996 ; ZELIZER 2005 ; HOCHSCHILD 2012). Des experts, biens et services en tout genre s’immiscent dans la vie familiale avec la promesse de maximiser la vie amoureuse, sexuelle, parentale et familiale de ses membres (BECK 2001 [1986]) ; GIDDENS 1991 ; BECK et BECK-GERNSHEIM 1995 ; LASCH 2012 [1977] ; THÉRY 1996 ; ILLOUZ 2012). Scrutant la situation par la lorgnette des exigences capitalistes, certains suggèrent que les pressions croissantes liées à l’emploi rémunéré à temps plein des femmes et des hommes dans des conditions toujours plus détériorées contribue à effriter le lien familial et à fragiliser la reproduction et la solidarité sociale (ANDERSON 2000 ; JENSON 2008 ; PRONOVOST 2008 ; MERCURE 2008 ; MERCURE ET VULTUR 2010). Il semble que le havre familial (BURGESS et LOCKE 1945 ; PARSONS 1949 ; LASCH 2012 [1977]) ancré dans la communauté solidaire de jadis n’existe plus : désormais, aucun territoire, pas même le noyau familial, n’échappe à l’emprise du marché.

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Qu’en est-il exactement ? La famille1 et le couple ne sont-ils plus qu’une somme de transactions comptabilisées, de tractations et d’évaluation de coûts de renoncement (« opportunity costs ») (BECKER 1991 [1981]) ? N’y a-t-il plus d’espace en leur sein pour l’intégration, l’entraide, le sentiment et le don ? Qu’est-ce qui motive les individus à former des couples et des familles ? De manière étonnante, pour ce qui est des familles dont les membres habitent sous un même toit, les sciences sociales des dernières années ont porté peu d’attention à cette question. Les solidarités dans les familles élargies constituent certes un terrain de recherche important. Vieillissement de la population, recours aux « aidants naturels » et remise en question de l’État-providence pressant la recherche et offrant des occasions, quantité d’études ont été menées depuis une trentaine d’années au sujet des liens d’entraide et de la solidarité au sein de la parenté québécoise (GAGNON 1968 ; FORTIN 1987 ; DANDURAND et OUELLETTE 1992 ; GODBOUT et CHARBONNEAU 1996a ; DANDURAND 1998 ; CHARBONNEAU 2004 ; OUELLETTE, JOYAL et HURTUBISE 2005 ; GUBERMAN et al. 2006 ; LAVOIE, GUBERMAN et OLAZABAL 2008 ; KEMPENEERS et VAN PEVENAGE 2013 par exemple). Un champ de recherche porte aussi sur les solidarités au sein des couples et des ex-couples (ATTIAS-DONFUT, LAPIERRE et SEGALEN 2002 ; BAWIN-LEGROS 2003 ; KELLERHALS et LANGUIN 2008 ; MASSON 2009 ; OLAZABAL 2009 ; KEMPENEERS 2011). Au Québec, les chercheures Céline Le Bourdais (HAMPLOVA et LE BOURDAIS 2009) et Hélène Belleau (BELLEAU et HENCHOZ 2008 ; BELLEAU

et PROULX 2011 ; BELLEAU et MARTIAL 2011 ; BELLEAU 2012 ; BELLEAU et LOBET 2017) se sont intéressées de près à ces solidarités, et plus particulièrement au rapport des conjoints à l’argent, mais, succombant peut-être à la tendance identifiée par Polanyi à tout mesurer à l’aune de la transaction marchande, elles n’ont pas élargi leur conception de la solidarité conjugale2 au-delà de ce à quoi on peut attribuer une valeur monnayable. Sur le plan conceptuel, « les solidarités » qui font l’objet de ces recherches ne se détachent pas d’une approche transactionnelle et quantifiable des relations au sein des familles. On y mesure, par exemple, ce que représentent les prêts d’argent et les services échangés tels que le gardiennage ou le voiturage en heures ou en perte de revenus. L’objectif plus ou moins central est souvent de déterminer si les interactions sont empreintes de justice ou d’équité au sens quantitatif du terme. Ce qui, de manière plus profonde, porte les gens à s’entraider, à se témoigner de l’affection, à ne pas nécessairement calculer ou justifier ce qui peut paraître inégal au compte, ce qui lie les individus formant couples ou familles et préserve les liens familiaux est plutôt laissé de côté ou condamné comme causes d’un aveuglement. Des recherches et des écrits féministes, par ailleurs, et notamment dans les années 1970 et 1980 (période dite « de la deuxième vague féministe »), ont cherché à montrer la valeur (quantifiable) du travail de reproduction effectué par les femmes au sein des familles (FRIEDAN (1973 [1963]) ; COLLECTIF CLIO 1992 ; DESCARRIES et CORBEIL 2002 ; DUMONT 2008 ; BAILLARGEON 2012). Ces études auraient pu contribuer à montrer, en plus des contraintes patriarcales, les représentations,

1 Tout au long de cette thèse, à moins d’indication contraire et dans le but de simplifier la lecture, le terme « famille » désigne un regroupement d’individus liés par la filiation ou l’alliance, habitant sous un même toit et comptant au moins un enfant d’au moins un parent. Il ne se rapporte pas à la famille élargie, c’est-à-dire aux individus liés par la filiation ou l’alliance, mais n’habitant pas sous un même toit. Il ne se rapporte pas non plus aux autres cas de figure. (Ils sont nombreux, mais exclus du propos de cette thèse.) Le terme « famille "nucléaire" » est parfois utilisé comme synonyme, mais ceux qui sont le plus souvent utilisés, pour désigner la même réalité, sont « couples avec enfants » ou « couples familiaux », termes qui paraissent refléter le mieux l’entité précise qui figure au cœur des préoccupations de cette thèse. Cette thèse ne traite pas de l’expérience des familles monoparentales et l’usage du terme « famille » vise à alléger le texte sans suggérer que les observations rapportées vaudraient pour les familles monoparentales, ni que le terme « famille » doive être réservé davantage à la désignation des couples familiaux qu’à d’autres figures. 2 De la même façon, tout au long de cette thèse, l’adjectif « conjugal » et ses dérivés se rapportent, pour nos observations et réflexions, aux couples qui vivent ensemble en famille avec au moins un enfant commun.

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les valeurs, les normes, l’engagement, le don de soi ou l’amour qui guident possiblement les individus qui acceptent de consacrer une part importante de leur temps et de leur énergie au bien-être familial. Or, ces études inscrites dans le courant du féminisme matérialiste cherchaient plutôt à extraire le travail domestique des femmes de la sphère de la solidarité, perçue comme aliénante et injuste, qu’à considérer cette sphère comme un ancrage de la compréhension et de l’analyse3. « À cette époque, la famille est perçue davantage comme un espace d’aliénation des femmes et de luttes de pouvoir que comme lieu de l’expression de solidarité. » (CHARBONNEAU 2004 : 192) Plusieurs théoriciennes et les commentatrices héritières du féminisme de la deuxième vague continuent, ces années-ci, d’allier théories féministes matérialistes et utilitaristes pour faire des couples, et plus particulièrement du mariage, un lieu où la division sexuelle du travail s’effectue selon des paramètres ne différant qu’en termes de degrés de ceux des milieux de l’esclavage, de l’exploitation patriarcale et capitaliste ou de la prostitution (MATHIEU 1991 ; GUILLAUMIN 1978, 1992 ; WITTIG 1980a, 1980b ; KERGOAT 1982, 2000, 2012 ; TABET 1987, 2004 ; DELPHY 2009a, 2015 ; HAMELIN 2017 ; KORDUCKI

2020). Au Québec, les chercheures héritières de ce courant s’intéressent principalement à la conciliation famille-travail et au partage des tâches, y compris, plus récemment, au partage du « travail émotionnel » et de la « charge mentale », s’efforçant d’en montrer l’injustice afin d’en affranchir les femmes (LE BOURDAIS, HAMEL et BERNARD 1987 ; HAICAULT 2000 ; DES RIVIÈRES-PIGEON, DESCARRIES, GOULET et SÉGUIN 2001 ; DESCARRIES et CORBEIL 2002 ; BARRÈRE-MAURISSON et TREMBLAY 2009 ; TREMBLAY 2004, 2005, 2007, 2012 ; SURPRENANT 2009 ; HARVEY 2018). Des chercheures se sont penchées sur les causes de l’écart entre les aspirations de plusieurs couples à l’égalité (au sens de « pareil », ce qui inclut un temps identique passé par chaque conjoint à la réalisation des tâches ménagères) et une organisation du quotidien « plus équitable qu’égale » (HOCHSCHILD 1989 ; GARON 2013). Leurs analyses tendent à isoler les conceptions différentialistes et « maternalistes » de ce que « cela veut dire d’être une femme », les politiques de conciliation famille-travail défaillantes et la valorisation de l’équité aux dépends de l’égalité comme principales explications. Bref, ces études, souvent ancrées dans des perspectives féministes, utilisent l’égalité (au sens de « pareil ») et l’autonomie comme concepts-clés plutôt que la solidarité. La solidarité y est conceptualisée comme un ensemble de prestations quantifiables qui contribuent souvent à l’injustice vis-à-vis des femmes, qui se montreraient plus solidaires que les hommes, plutôt que comme un lien social qui fait que les individus conçoivent leurs relations familiales dans des rôles déterminés, différenciés et interdépendants. Cette approche différente de la solidarité, de fait, seules la recherche et la théorie du care (GILLIGAN 1982 ; TRONTO 1993 ; BOURGAULT et PERREAULT 2015), qui connaissent un regain de popularité récent, la reprennent et la développent depuis quelque temps. Le care reconnaît que l’entraide et l’octroi de soins sont essentiels aux relations humaines et fait des relations intimes en général, et des familles en particulier, l’un des cadres particuliers de ces relations d’entraide et de soins. Pour la théorie du care, il s’échange, au sein des couples et des familles, des gestes, des paroles, des intentions et

3 L’ouvrage de Louise Vandelac (1985) constitue une exception. Dans Du travail et de l’amour. Les dessous de la production domestique, l’auteure aborde le travail accompli par les femmes au sein des familles comme une question plus large et plus complexe que ce qu’une approche égalitariste ou utilitariste laisse alors deviner. Cette approche n’a toutefois eu que peu de suite. (Néanmoins, voir ROBERT 2017.)

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des pensées de soin que les théories utilitaristes d’une part, et féministes marxistes ou égalitaristes d’autre part, peinent à saisir. Ces gestes, paroles, intentions et pensées sont motivées par une vision du monde, des valeurs, une morale, une culture, une coutume, des représentations sociales, un sens que les acteurs donnent à leurs actions. Le care envisage donc les relations humaines en général, et les soins en particulier, comme des pratiques culturelles par lesquelles des individus dépassent la satisfaction de leurs besoins personnels afin de collaborer avec les autres pour assurer le mieux-être de tous. Entre la sociologie phénoménologique et l’analyse d’un système de relations, le care rejoint une sociologie compréhensive attachée à expliquer les motivations des acteurs (PERREAULT 2015 : 36). Cet accent mis sur les relations conduit les auteurs qui traitent du care à envisager la responsabilité enracinée dans la culture/coutume comme un rouage central des décisions et des interactions, ce qui lui confère une proximité avec des notions classiques en sociologie de la famille, telles que la solidarité conjugale (Durkheim) et la collaboration (Parsons). A

priori, le care est donc une théorie relativement porteuse pour cette thèse parce qu’au contraire des théories économiques et politiques néolibérales d’une part, et des théories féministes marxistes et égalitaristes d’autre part, elle pose le rapport soucieux des autres comme un mode de connaissance, ainsi qu’un mode d’être et d’agir, non seulement valables, mais fondamentaux. Toutefois, c’est son approche critique et politique qui, pour cette thèse, cause problème de manière fondamentale. Car les soins qu’analyse l’approche du care continuent d’être envisagés comme une relation de pouvoir (biopouvoir foucaldien, lutte des classes marxiste, division du travail social, migrations nord-sud, patriarcat naturalisant le care, capabilities/dépendances, à l’avenant) faisant de ceux qui donnent ces soins des perdants : les femmes, dominées, soignent ; les hommes, dominants, reçoivent les soins. La notion de réciprocité, chère à la sociologie du don, se situe dans l’angle mort du care. D’autres disciplines que la sociologie, par ailleurs, se sont intéressées aux échanges et à la solidarité qui se déploie au sein des couples. On ne peut, par exemple, sous-estimer l’influence de l’économie sur la sociologie nord-américaine du couple et de la famille des dernières décennies. Son principal représentant dans l’étude de la famille, le récipiendaire du prix Nobel d’économie Gary S. Becker (1991 [1981]), a grandement contribué à la popularité de l’approche rationnelle du mariage. Les gens, propose-t-il, se choisissent et établissent le fonctionnement de leur union à partir de considérations comptables fondées sur leur intérêt personnel. Cette approche a connu un succès impressionnant tant en économie que dans les autres sciences humaines et sociales, et plus particulièrement dans une certaine sociologie. Or, s’il est absurde de nier l’importance et la pertinence de la dimension de calcul qui contribue à la mise en couple, il va néanmoins de soi que cette approche ne fait pas la part belle à une solidarité familiale souple, subtile, fondée dans les mœurs, les valeurs, les pratiques, les sentiments et les représentations, et plus complexe que les simples additions et soustractions d’une approche exclusivement rationnelle. Parallèlement aux propositions de Becker, certains auteurs de divers horizons ont tenté de théoriser « l’intérêt au mariage » d’une façon qui tienne mieux compte de la complexité des acteurs, de la communauté, de la culture et des liens familiaux (HOCHSHILD 1989 ; NUSSBAUM 1995, 2011 ; SOFER 2003 ; DONNI et PONTHIEUX 2011 ; SEN 2012 ; ILLOUZ 2012). Parmi eux, Bourdieu (1972), de manière notoire, en étudiant les familles kabyles, a remplacé la notion d’intérêt par celle d’habitus, expliquant que les individus agissent certes selon des « stratégies matrimoniales » qui visent des buts pragmatiques

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(reproduction du groupe familial, par exemple), mais que ces stratégies relèvent d’un univers psychosocial complexe que le calcul strict ne parvient pas à expliquer. Bourdieu, néanmoins, persiste à voir, dans les familles comme dans les autres sphères d’action des individus, des lieux où opèrent des stratégies qui visent à maximiser le capital de chacun. À la suite de Kempeneers (2011), pour qui il demeure ardu d’opérationnaliser une notion de la solidarité qui tienne compte de la complexité des échanges au sein des familles élargies, force est donc de constater qu’il en va de même pour le mode de fonctionnement général des familles : des notions nombreuses et complexes y interagissent, qui ne peuvent être réduites à l’intérêt strictement calculateur, et qu’aucune théorie sociologique de la famille ne parvient à véritablement saisir dans leur ensemble. La façon dont ces motivations se fondent dans des élans plus profonds encore que l’intérêt ou la domination et s’incarnent dans des interactions complexes, vivantes et changeantes, demeure mal perçue. De façon générale, on peut affirmer que dans la recherche francophone en sciences sociales, en 2019, les échanges familiaux sont généralement conceptualisés de manière réductrice et assez pauvre, au final, sur le plan heuristique, comme des échanges quantifiables (ou qu’on s’efforce de « rendre quantifiables » en leur attribuant une valeur d’échange et de comparaison quantifiable). Il faut d’ailleurs noter que sauf exception et de façon générale, ce sont ces échanges quantifiables que la littérature désigne par « solidarités ».

* La tendance contemporaine à appréhender la quasi-totalité des phénomènes sociaux par la lorgnette du marché et de l’intérêt individuel à se lier et à collaborer se manifeste également dans la sociologie du couple actuelle, qui appréhende souvent le couple par la lorgnette d’un individualisme et d’une « diversification des formats familiaux », des choix des partenaires, de la durée et des modalités de fonctionnement des familles et des couples, qui seraient particulièrement poussées ces années-ci (TAHON 1995 ; THÉRY 1996 ; SEGALEN 2000 ; KELLERHALS, WIDMER et LEVY 2004 ; DÉCHAUX 2007 ; KAUFMANN 2010a ; DE SINGLY 2010). Informés par la séparation de leurs parents (et, désormais, de leurs grands-parents), les jeunes des années 2010 entretiendraient de la méfiance envers l’engagement et préfèreraient des « relations pures », libérées des normes, c’est-à-dire fondées sur l’ici, le maintenant, l’épanouissement personnel et la rencontre sexuelle, plutôt que sur ce qui a été critiqué comme un enrégimentement (GIDDENS (2004 [1992] ; BAUMAN 2008 ; ILLOUZ 2012 ; ROY

2014 ; IACUB 2016). Le couple, désormais, serait « tant que cela dure » (BAWIN-LEGROS 2003 : 92). Il ne s’agirait plus tant de veiller à la durée de son couple que de décider de la pertinence d’en former un par rapport à l’objectif de préserver une liberté définie comme nécessairement soliptique. L’amour, explique Illouz (2012), s’il continue d’être souvent considéré comme la condition sine qua non du couple, ne se fonde plus sur une rencontre qui permet la reconnaissance de l’autre, de soi et de la possibilité d’un cheminement commun, mais sur la consommation. On peut désormais « acheter l’amour sans être amoureux », d’après un slogan du site de rencontre en ligne Meetic. L’amour serait devenu une expérience. Pour certains jeunes, il est l’opposé du devoir (DORION

2017). L’application Tinder, qui permet la rencontre spontanée d’un partenaire inconnu, mais géographiquement proche et disposé à un contact sexuel, symboliserait cette tendance. Aux États-Unis, par ailleurs, des sites tels que familybydesign.com et modamily.com proposent de trouver un co-parent prêt à partager le projet parental sans s’engager

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dans une relation amoureuse pour autant. Pour plusieurs sociologues, ces phénomènes indiquent soit un délabrement flagrant des familles et des couples, soit une approche fortement individualiste, voire anomique, des liens familiaux. Or, cette thèse porte sur le fait qu’en dépit de l’importance toujours plus grande que prend l’individualisme dans les sociétés occidentales, et malgré la diversification apparente des familles, un principe unificateur et pérenne est à l’œuvre, qui continue de soutenir et d’inspirer les aspirations conjugales et familiales d’une bonne portion de la population québécoise. La majorité des Québécois, en effet, continue de chercher à faire couple, à créer ainsi une instance qui dépasse la somme de ses parties et à inscrire ce couple dans la durée (BELLEAU 2008). S’il était vrai que l’intérêt individualiste domine jusqu’à les définir entièrement les rapports de couple et de famille, on devrait observer un désengagement important, tant dans les aspirations que dans les efforts des individus, vis-à-vis de ces instances. Ce n’est pas le cas. Comment le comprendre? Quelle place les approches sociologiques de la famille et du couple des dernières décennies accordent-elles au sens que donnent les acteurs à leurs pratiques et à leurs représentations ? À ce qui motive les relations humaines, les soins, l’entraide, le sentiment, le lien et la morale ? À la façon dont les liens s’établissent et persistent au sein des couples et des familles? À ce qui nourrit le devoir, l’engagement, la loyauté et la fidélité ? Au bonheur, au malheur, susceptibles d’en résulter ? À une notion intime, complexe et en évolution constante de l’intérêt et de la liberté ? À une conception souple – et non comptable - de la réciprocité ? Ces notions existent-elles (encore) au sein des couples ? Au sein de la sociologie de la famille ? Ont-elles jamais existé ? Si oui, comment et pourquoi ?

OBJECTIFS, HYPOTHÈSES ET MÉTHODE : LE DON, LES SENTIMENTS FORTS4 ET LE MÉTARÉCIT5 AU CŒUR DE LA FAMILLE Cette thèse est le fruit d’un long travail de réflexion. Lorsque j’ai entrepris mon doctorat, en septembre 2012, il y avait à peine trois semaines que mon conjoint et moi nous étions mariés, au terme de 18 ans de vie commune. La cérémonie entremêlait des éléments de tradition (le mariage comme tel) et des façons de faire plutôt neuves et contemporaines (nous marier après la naissance de nos enfants, civilement, et, surtout, au terme d’un long processus de vie commune qui nous rendait particulièrement confiants et engagés). Dans les premiers temps de mon processus de doctorat, j’ai d’abord souhaité me pencher sur des questions qui interpelaient tant mon parcours de vie, que mes valeurs personnelles et mes préoccupations intellectuelles. Il semblait s’agir là d’un bouquet de motivations assez idéal pour plonger dans un parcours de recherche et de réflexion de l’ampleur d’une thèse doctorale. J’avais déjà publié plusieurs textes et ouvrages sur la famille et j’avais donc eu la possibilité d’entrer en discussion avec des gens de tous horizons et de tous parcours. Comme Marcel Mauss au moment où il s’est mis à écrire sur le don (c’est-

4 Dans cette thèse, le terme « sentiments forts » renvoie à un ensemble d’émotions, d’attitudes, d’attentes, de désirs et de volonté, souvent ancrés dans des représentations morales, qui font que l’être entier tend vers l’accomplissement de ce que ces sentiments forts évoquent ou appellent. Il s’agit de sentiments qui concernent l’individu dans sa complexité et son entièreté et non pas de sentiments intenses mais fugaces qui agitent l’individu « en surface », ainsi que le fait un intense désir sexuel momentané, par exemple. 5 Dans son acception sociologique large, le terme « métarécit » est un discours de légitimation des règles du jeu, des normes, des institutions et des hiérarchies qui régissent le social. Dans cette thèse, l’utilisation qui est faite du terme est celle de Godelier (1996), appliquée aux couples familiaux. Pour Godelier, le métarécit est un récit qui suscite l’adhésion, parce qu’en lui s’incarne le rapport des humains à l’origine des choses. Appliqué aux couples familiaux, le métarécit est un récit propre à chaque famille qui concerne les origines et la pérennité du couple familial, qui fonde et nourrit les sentiments forts et partant, les liens familiaux incarnés dans le don.

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à-dire assez tard dans sa vie), plusieurs questions s’étaient accumulées en moi, mais il me semblait qu’elles se résumaient à deux. D’abord : qu’est-ce qui fait qu’en dépit de l’individualisme ambiant, des quêtes féministes d’autonomie, de l’accent mis par notre société sur la poursuite de l’intérêt personnel et de la prolifération des sites de rencontres d’un soir tels que Tinder, une portion importante des gens désirent encore, non seulement faire couple et fonder des familles, mais également y consacrer une part importante de leur énergie et de leurs espoirs afin d’inscrire idéalement ces couples et ces familles dans la durée ? (BELLEAU 2008) Ensuite : qu’est-ce qui fait que plusieurs familles « tiennent » ? Parce qu’après tout, environ la moitié des couples familiaux québécois ne se séparent pas ni ne divorcent. La majorité des couples qui franchissent le cap des 40 ans demeurent stables par la suite. Mais ces constats vont à l’encontre tant des représentations d’une bonne partie de la population que des prémisses de plusieurs études sociologiques actuelles sur la famille et les couples. Au moment d’entreprendre ma thèse, j’étais incapable de me débarrasser de l’impression que ces idées de profit, de ne chercher qu’à satisfaire ses besoins personnels en utilisant l’autre ou de ne pas trop vouloir joindre sa vie à celle de son conjoint ne correspondaient ni à ce que je vivais moi-même, ni à ce que vivaient plusieurs couples autour de moi. Il arrivait certes que les gens autour de moi divorcent, se séparent, songent à l’avantage économique qu’il y a à faire couple, soient infidèles ou aient des problèmes. Mais l’impression qui se dégageait de ces situations était que ces comportements demeuraient « de surface » et qu’il y avait quelque chose de beaucoup plus général et profond qui guidait les idéaux et les aspirations de ces couples. J’avais également l’impression que cette chose profonde avait partie liée avec la solidarité, un idéal familial, l’engagement, la confiance ou le sentiment amoureux. Est-ce que c’était vrai ? Et si oui, est-ce que c’était vrai dans différents milieux ? Dans quelles conditions ? De quelle façon ? Surtout : comment est-ce que je pourrais m’y intéresser sociologiquement ? Ma thèse propose donc une réponse sociologique à un ensemble de questions qui visent à comprendre comment et pourquoi de nombreux couples québécois non seulement fondent des familles qu’ils espèrent « durables », mais également de quelle façon ils s’y prennent, consciemment ou non. Qu’est-ce qui fait que, chez eux, « ça fonctionne », au moins dans une durée qui se mesure en années, voire en décennies? La réponse que propose ma thèse est fondée sur deux enquêtes distinctes qui s’enrichissent et se complètent mutuellement. L’une a été menée dans un corpus théorique, l’autre « sur le terrain » de la vie en couple avec des jeunes enfants au Québec, à l’ère de la conciliation famille-travail des deux parents. Au commencement était donc le questionnement suivant : en dépit des nouvelles négatives au sujet des couples et des familles actuelles (individualisme, divorce, refus de l’engagement, caractère éphémère des unions, etc.), pourquoi plusieurs Québécois d’aujourd’hui cherchent-ils encore à former des couples ? Pourquoi la majorité de celles et ceux qui sont en couple y consacrent-ils une part importante de leur énergie et de leur capacité – du meilleur d’eux-mêmes ? Qu’est-ce qui continue de faire de la famille, non seulement un idéal désirable, mais un projet concret auquel on se consacre avec les meilleures intentions et actions ? Après tout, ainsi que le souligne le grand critique de l’amour moderne qu’est Bruckner, le fait est que « les mariages durent, au moins pour moitié, et les époux restent ensemble, sinon par affection débordante, au moins parce qu’ils y trouvent leur compte » (BRUCKNER 2010 : 106), davantage que dans la rupture, faut-il ajouter avec

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Kaufmann (2010a, 2010b). Le tout est de tenter de comprendre comment et pourquoi. L’intuition qui, dès les tout-débuts, a porté cette thèse était qu’en dépit des transformations aisément observables qu’ont subies les familles au cours des dernières décennies, les changements en faveur de l’individualisme, de l’intérêt personnel, du calcul de l’égalité et de la popularité des relations courtes comportant peu d’engagements relevaient sommes toutes de la surface des choses, alors que la vie des couples avec enfants québécois contemporains relevait au contraire d’un universel ou d’un intemporel, dont le principe ne pouvait avoir échappé aux penseurs les mieux éclairés de l’histoire de la sociologie de la famille. Dès le départ, en effet, cette thèse s’est voulue une réflexion de fond à la fois sur l’évolution de la famille et de la sociologie de la famille d’une part, et sur le fonctionnement concret des couples avec enfants québécois d’aujourd’hui. La première démarche a donc consisté à relire les sociologues de la famille marquants des dernières décennies afin de cerner les principes les plus forts et les plus pertinents de ce qu’ils ont écrit jusqu’à aujourd’hui, dans l’espoir qu’ils apportent sinon une réponse entièrement satisfaisante – c’eût été l’idéal – du moins des éléments d’explication aux questions soulevées ci-haut. Or, si la théorie sociologique de la famille a produit un certain nombre de concepts fort éclairants, elle a aussi généré un foisonnement d’hypothèses éparses, parfois orientées par l’idéologie ou teintées d’émotions et empreintes de valeurs. La nécessité d’une seconde étape, dès lors, est rapidement devenue manifeste : il fallait regrouper et ordonner ces penseurs, afin de cerner les principes les plus porteurs dégagés par la mise en commun et la comparaison de leurs réflexions et de leurs travaux. S’il est devenu plus clair, au terme de cette étape, qu’en dépit du fait que certains principes s’imposaient bel et bien (solidarité, sentiments forts, priorité accordée à la relation conjugale, partage sexué des tâches, centralité de l’enfant, intensité amoureuse et sexuelle, validation personnelle, sécurité et satisfaction dans la relation notamment), ces principes n’en paraissaient pas moins impuissants, même mis en commun, à véritablement expliquer ce qui se passe au sein des couples dans leurs échanges et dans leurs sentiments de solidarité. Chaque groupe d’auteurs paraissait avoir sa vision, pertinente, voire irréfragable, mais incomplète, partiale et parfois biaisée par sa visée politique ou morale. C’est alors que le don, qui apparaissait sporadiquement, ici et là, au fil des lectures, jusqu’à ce moment, s’est imposé comme une affirmation centrale. Ce qui se joue au sein des couples relèverait-il d’une dynamique sociale fondamentale, une dynamique identifiée il y a bientôt 100 ans par Mauss ? Une dynamique qui – bien que ce ne soit pas là sa visée première – explique et regroupe en un seul mécanisme chaque principe identifié par les groupes d’auteurs étudiés jusqu’à ce moment ? Quantité de réponses devenaient envisageables dans la direction de cette intuition que nous avons choisi de prendre, de préférence à celles des autres groupes de penseurs étudiés en première partie de la thèse. Il s’agissait d’une intuition forte, appuyée sur une édification intellectuelle qui l’était tout autant. Il est rapidement apparu, en effet, qu’en dépit du fait qu’elle n’ait jamais joui d’une popularité exacerbée, la théorie du don6 relevait d’une véritable tradition testée, commentée, critiquée et enrichie par des intellectuels et des chercheurs aussi éloquents que nombreux. À

6 Même si plusieurs théoriciens du don évoquent plutôt un « paradigme » du don qu’une théorie, nous préférons le terme de « théorie » parce qu’il cadre mieux avec la démonstration de cette thèse, qui consiste notamment à comparer diverses théories de la famille et parce qu’une analyse du don en tant que paradigme aurait nécessité une démonstration plus complexe et plus large, peu compatible avec ce dont il s’agit ici. Le terme « paradigme » nous paraît néanmoins judicieux, car il évoque nécessairement la « révolution paradigmatique » au sens de Kuhn (2008 [1962]), révolution (ou, du moins, « élargissement ») de paradigme qui paraît judicieuse, c’est du moins la prétention de cette thèse, pour mieux comprendre les familles.

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partir de ce moment, l’objectif de cette thèse a été plus précisément défini : il s’agissait de montrer la pertinence de la théorie du don dans la compréhension de ce qui se passe au sein des couples québécois des années 2010. Or, une enquête d’envergure sur le don dans la parenté québécoise avait déjà été menée par Jacques T. Godbout et Johanne Charbonneau. La lecture de l’ouvrage qu’ils ont fait paraître à partir des résultats de leur recherche, La circulation du don

dans la parenté. Une roue qui tourne (1996a), a été particulièrement encourageante : le don figurait bel et bien au fondement de certains rapports familiaux (ceux de la famille élargie). Mais Godbout et Charbonneau demeuraient convaincus que ce don devait nécessairement « sortir » de la famille nucléaire (c’est-à-dire de la famille dont les membres habitent sous un même toit) pour exister. Cette affirmation paraissait mal fondée. Ne s’agissait-il pas d’une intuition propre à une époque, désormais révolue, où il était encore difficilement envisageable de penser la famille sans immédiatement invoquer la famille élargie, une époque encore empreinte de tradition, en dépit des changements nombreux et importants que la famille subissait alors depuis la Révolution tranquille ? Les chercheurs des années 1990, après tout, avaient grandi dans des familles comptant des parents ou au moins des grands-parents pour qui la famille élargie avait un poids et une importance morale qu’elle n’a peut-être plus autant aujourd’hui. Autre point déconcertant : Godbout et Charbonneau affirmaient que le couple était le maillon faible de ce qu’ils concevaient comme une chaîne de don. Si leur raisonnement paraissait se tenir (c’est le seul lien familial qui repose sur l’alliance plutôt que sur la biologie), il allait à l’encontre du constat de la primauté croissante des couples sur les familles élargies depuis au moins le début du XXe siècle occidental, constat établi par l’ensemble des auteurs dont la pensée inspire cette thèse (DURKHEIM 1888, 1892, 1967 [1893] ; BURGESS et LOCKE 1945 ; PARSONS et BALES 2007 [1956] ; SHORTER 1977 ; DAGENAIS 2000 ; DE SINGLY 2010, notamment). Or, il semblait de plus en plus évident, à ce stade des réflexions, qu’il se jouait, entre les membres des couples, une interaction fondée sur un principe fort, possiblement universel. Si ce principe était le don, alors, dans un esprit de liberté contre les devoirs de la tradition, de l’appartenance, du respect de l’autorité et de la vocation, il devait pouvoir agir de manière particulièrement forte dans les couples conjugaux actuels et Godbout et Charbonneau, en faisant des couples le maillon faible du don, avaient tort en n’y ayant pas été attentifs dans leur enquête. C’est à ce moment que la seconde partie de l’enquête a été initiée et que des participants ont été rencontrés. Pour éviter d’avoir un échantillon trop hétérogène, nous avions décidé de rencontrer des conjoints parents vivant dans une situation modale de notre époque : celle de membres de la classe moyenne vivant sous le même toit, à Québec, depuis plusieurs années et ayant concilié travail et famille avec au moins un jeune enfant. Nous leurs posions des questions sur leur situation, le parcours y ayant mené et le don dans la conciliation travail famille telle qu’ils et elles la vivaient. Les échanges s’écartèrent souvent des questions prévues. Ils parlaient de leur couple, de leur vie de famille, de son organisation, des valeurs, des doutes, des inégalités, des défis, des désillusions, des désirs et des élans qui les guidaient. Rapidement, une évidence s’est imposée : des « sentiments forts », déjà identifiés tant par les théoriciens de l’intégration (le terme de « sentiments collectifs forts » est de Durkheim) que par ceux du don7, étaient en jeu dans les relations des couples interrogés. Qu’étaient ces sentiments ? Étaient-ils exclusivement positifs ? Que mettaient-ils en jeu ? Pourquoi étaient-ils importants ? Comment

7 Les théoriciens de l’aliénation, de la crise et de la relation, qui sont les autres théoriciens regroupés par cette thèse, reconnaissent aussi la centralité des sentiments, souvent forts, dans les couples et les familles, ce qui renforce l’hypothèse selon laquelle ces sentiments sont une force incontournable et constante au fondement des couples et des familles. Toutefois, ainsi que nous le verrons, le type de sentiments forts sur lesquels ces théoriciens mettent l’accent, et les conclusions qu’ils tirent de leur importance, divergent le plus souvent des analyses de cette thèse.

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en problématiser la formation, la perpétuation, le renouvellement et les effets de manière sociologique ? Comment une perspective centrée sur le don était-elle en mesure d’intégrer sociologiquement les sentiments forts dans la réalité de la vie familiale ? En tant que « fait social total » (MAUSS 1925) à la frontière de l’organique et du social, le don intégrait tant le biopsychologique que le social dans toute leur complexité. En tant que « tiers paradigme » (CAILLÉ 2007a), il proposait un équilibre qui paraissait assez juste entre les explications holistes et individualistes d’une part, et entre l’individu purement calculateur et le saint au dévouement altruiste extrême d’autre part, où les sentiments sociaux de l’ordre de l’amour et de l’amitié sont reconnus comme des produits et des ressorts de l’interaction. « [L]e don, écrit Caillé, est par nature ce qui permet de surmonter l’antithèse entre moi et autrui, entre obligation et liberté, entre la part de l’hérité et de l’a(d)venir [...]. [...] [D]ans l’action sociale, certes il entre du calcul et de l’intérêt, matériel ou immatériel, mais [...] il n’y a pas que cela : il y a aussi de l’obligation, de la spontanéité, de l’amitié et de la solidarité, bref du don. » (CAILLÉ 2007a : 12 et 16) Plus étonnant, plus enthousiasmant encore, en proposant d’étudier les relations sociales « depuis leur milieu », dans leur interaction instituante lors de laquelle les préoccupations de deux individus deviennent celles d’une entité nouvelle, c’est-à-dire à équidistance entre les explications macrosociologiques et phénoménologiques, Caillé mettait le doigt sur le malaise éprouvé face aux théories étudiées jusqu’à ce moment en même temps que sur sa résolution :

La totalité sociale, écrit-il, ne préexiste pas plus aux individus que l’inverse, pour la bonne raison que les uns et les autres, comme leur position respective, s’engendrent incessamment par l’ensemble des interrelations et des interdépendances qui les lient. C’est donc la modalité générale de cette liaison et de cette interdépendance qu’il importe avant tout de comprendre. […] Le paradigme du don ne prétend justement analyser l’engendrement du lien social ni par en bas – depuis les individus toujours séparés -, ni par en haut – depuis une totalité sociale en surplomb et toujours déjà là -, mais en quelque sorte depuis son milieu, horizontalement, en fonction de l’ensemble des interrelations qui lient les individus et les transforment en acteurs proprement sociaux. (CAILLÉ 2007a : 18-19. Nous soulignons.)

La théorie du don portait donc son attention sur le moment de l’incarnation, c’est-à-dire sur le moment où l’élan humain s’institue dans une relation sociale. Mauss, dans une perspective quelque peu différente, développée dans l’étude du don agonistique plutôt qu’amical ou amoureux, portait l’attention de la sociologie sur « l'instant fugitif où la société prend, où les hommes prennent conscience sentimentale d'eux-mêmes et de leur situation vis-à-vis d'autrui » (MAUSS 1925: 119). Transposée aux préoccupations de cette thèse, cette formulation permettait de voir l’importance et d’analyser certains moments dont témoignaient les personnes interrogées et qui traduisaient des gestes de dons ancrés dans des sentiments forts. Cette « conscience sentimentale que les individus ont d’eux-mêmes et de leur situation vis-à-vis d’autrui », Mauss en avait aussi parlé comme étant fondée dans le « roc » d’une morale qu’il décrivait comme étant éternelle et qui résidait dans le sens aigu de la triple réalité de soi, des autres et de la collectivité. Cette affirmation validait la prémisse de cette thèse selon laquelle la question n’est pas tant de savoir si la famille subsiste sous telle ou telle forme – questionnement crucial et pessimiste des penseurs de la famille en crise et parfois de ceux de la relation éphémère, ainsi que nous le verrons – mais

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bien de comprendre ce qui en constitue le fondement tenace, fondement qui ne peut, lui, effectivement, que subsister en dessous des variations plus ou moins superficielles qui agitent la famille. Mauss avait parlé de « remettre au creuset » les catégories de pensée qui avaient servi à comprendre le social ; il semblait évident qu’il fallait faire de même avec ce qui avait servi à comprendre la famille. Qu’est-ce qu’institue le couple dans la famille avec enfant(s), que crée-t-il d’inaliénable et qui permet le don ? Plus les couples racontaient, plus il devenait évident que la théorie du don était bel et bien celle qui explique le mieux ce qui se vit « sur le terrain » quotidien de ces familles de Québec. Il semblait, de plus, que ce don ne puisait pas l’essentiel de sa dynamique dans un rapport soutenu avec la famille élargie, mais qu’il semblait se suffire en grande partie à lui-même. Les personnes interrogées, de fait, évoquaient très peu les membres de leur famille élargie, avec qui ils entretenaient des rapports cordiaux, mais relativement distanciés, notamment en raison de l’éloignement géographique. Il paraissait plausible que les hypothèses de Godbout et Charbonneau soient au moins en partie contredites par les résultats que livrerait l’analyse des entrevues : loin d’être le maillon faible de la famille avec enfants, le couple en était peut-être le maillon fort. Le don, en effet, semblait y jouer un rôle d’une intensité particulière. Restait à savoir pourquoi c’était le cas. Comment un don d’une telle force peut-il exister au sein d’un réseau réduit (deux adultes, peu d’enfants) ? La réponse – ou plutôt l’hypothèse, à ce stade - est venue de la lecture de L’énigme du don de Maurice Godelier (1996). Pour Godelier, ce qui rend le don possible, ce n’est pas tant l’existence d’un groupe social extérieur au sien propre avec lequel on échange des dons, ainsi que le suggère la théorie anthropologique traditionnelle fondée sur l’observation de la kula8, du potlatch ou d’un monde circulaire dans lequel les entités telles que les couples avec enfants sont les maillons d’une chaîne de don qui n’a ni commencement ni fin (approche de Godbout et Charbonneau) que le fait qu’il y ait des choses qu’on ne donne pas. Quelle était cette chose chez les couples avec enfants ? Comment s’instituait-elle ? C’est ce qu’il fallait découvrir, en les interrogeant plus avant. Des lecteurs de Godbout et Charbonneau auraient pu concevoir, s’ils s’étaient posé la question en termes godelieriens, que ce qui demeurait inaliénable pour que le don soit était justement l’appartenance à une famille élargie. Cette explication n’était pas satisfaisante. Cette appartenance, en effet, paraissait fragile dans les années 2010, où la famille n’est plus tant traitée comme une réalité naturelle et sacrée perpétuée par ceux qui y naissent que comme un projet et une situation d’adultes qui ont choisi et continuent de vouloir être une famille. Il paraissait avéré et assumé par la sociologie, en effet, que les familles n’existaient plus tant par la transmission intergénérationnelle (et patriarcale ou religieuse) et la reproduction de rôles et de statuts, mais plutôt à travers le souci commun de l’épanouissement personnel des membres de la famille (BURGESS et LOCKE 1945 ; PARSONS et BALES 2007 [1956] ; SHORTER 1977 ; LASCH 2012 [19977] ; DAGENAIS 2000). Qu’est-ce qui, dans ce contexte, pouvait garantir le caractère indéfectible des relations avec la famille élargie ? Il semblait erroné d’attribuer à la famille élargie la « responsabilité » du don au sein des couples familiaux. De fait, dans un contexte où les liens entre les membres des couples subsistaient de plus en plus même au-delà de la séparation (THÉRY 1996), il paraissait

8 Bien que dans l’Essai sur le don Mauss traite du kula, en conformité avec l’usage actuel, cette thèse utilise le féminin pour déterminer grammaticalement le concept.

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plausible que le couple parental soit devenu l’endroit premier du don dans les familles, vécu dans l’enfance dans la relation parent-enfant, puis souhaité, puis accompli, dans la vie de la plupart des adultes. Godelier expliquait que les choses qu’on ne doit pas échanger sont des « choses refoulées qui rendent possible l’existence sociale de l’homme » et qui « affirment en profondeur des identités et leur continuité à travers le temps ». (GODELIER 1996 : 246 et 49. Godelier souligne). Ces choses plutôt immatérielles incluent les savoirs, les rites, la culture, etc. Elles affirment les différences, les hiérarchies, les identités, bref, ce qui structure le groupe et maintient son existence dans le temps. Par exemple, sous les échanges entre citoyens d’une démocratie, il doit y avoir une constitution qui demeure hors des échanges qu’elle rend possible, oriente et qui y trouvent leur signification. Ces choses, dans les couples parentaux, pouvaient-elles résider dans ce qui soutient la perpétuation des sentiments forts, et notamment dans ce que Godelier appelle « métarécit » et qui, transposé aux couples familiaux, prend la forme d’un récit mythique des origines, de la force et du devenir du couple familial, voire dans les sentiments forts eux-mêmes, et dans l’évitement de ce qui inspire le contraire ? Si c’était le cas, alors les sentiments forts jouaient le rôle que jouent l’idéologie ou les croyances religieuses dans d’autres sociétés ou groupements sociaux : ils alimentent la confiance et l’espoir dans le fait que les efforts fournis, le meilleur de soi donné ont un sens qui dépasse les simples fins individuelles. Il fallait espérer que l’analyse des entrevues permette de répondre à ces questions de recherche qui, dès lors se formulaient de la manière suivante : La théorie du don est-elle celle qui explique le mieux les rapports des couples familiaux québécois contemporains, tant

dans la théorie que sur le terrain ? Si oui, la théorie de Godelier (1996) à propos de ce qu’il faut préserver pour que le don

soit explique-t-elle la manière dont les couples instituent des rapports de don entre eux ? Quel rôle les sentiments forts

jouent-ils dans ces rapports et dans la perpétuation du don?

Terrain, population et échantillonnage Cette thèse se fonde sur deux enquêtes distinctes qui s’enrichissent et se complètent mutuellement, l’une menée dans un corpus théorique, l’autre « sur le terrain ». Elle s’efforce de comprendre la façon dont la théorie du don et l’organisation concrète des relations familiales s’informent et se répondent l’une et l’autre, tout en démontrant la pertinence contemporaine de cette théorie et des résultats de la recherche menée sur le terrain, dans une démarche itérative où la pratique avalise ce qu’affirme la théorie, et vice versa. La conduite des entrevues a donc été influencée par la théorie, aussi bien que les éléments de théorie retenus ont été suggérés par ce que révélaient les entrevues. Première partie : corpus théorique

L’analyse du corpus a consisté en une revue critique de théories de la famille, sociologiques pour la plupart, dont les plus anciennes ont été proposées il y a un peu plus d’un siècle. Aucune règle n’a d’abord présidé à l’élaboration du programme de lecture, si ce n’est la volonté de se familiariser avec le plus grand nombre de perspectives possible, tant à travers les décennies que dans des contextes nationaux et culturels différents (bien que tous occidentaux). En plus de sociologues, des romanciers, des historiens et des philosophes ont été consultés, si bien que le corpus initial englobait un éventail

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d’ouvrages, pour la plupart classiques, dont les auteurs s’étalaient d’Adam Smith, Honoré de Balzac, John Stuart Mill, Max Weber, Friedrich Engels, Georg Simmel, Léon Blum et Karl Polanyi à Norbert Elias, Jacques Derrida, André Gorz, Amartya Sen, Pierre Bourdieu, Luc Boltanski et Paul Ricoeur en passant par Philippe Ariès, Jean Baechler, Edgar Morin, Jean-Louis Flandrin, Erich Fromm, Jack Goody et David Le Breton, pour ne citer que quelques-uns de ceux dont la lecture n’a laissé que peu ou pas de traces tangibles dans cette thèse, bien qu’elles aient eu un effet non-négligeable sur les réflexions qui ont permis sa rédaction. Plusieurs auteurs qui n’ont pas été retenus pour en discuter les perspectives sont néanmoins cités à divers moments. Après une première ronde de lectures, une sélection des auteurs jugés les plus riches et les plus originaux parmi les plus pertinents s’est imposée afin de situer la perspective de cette thèse : Émile Durkheim, Ernest W. Burgess et Harvey J. Locke, Talcott Parsons9, Gary S. Becker, Eva Illouz, Paola Tabet, Christine Delphy, Edward Shorter, Christopher Lasch, Daniel Dagenais, Irène Théry, François de Singly, Jean Kellerhals, Jean-Claude Kaufmann et Anthony Giddens ont été retenus. Ce processus de sélection a été suivi d’une mise en ordre thématique par regroupement d’auteurs dont les perspectives sur la famille et le couple apparaissaient se rapprocher, relativement à d’autres ensembles. Le premier groupe d’auteurs, celui des théoriciens de l’intégration, inclut Émile Durkheim, Ernest W. Burgess et Harvey J. Locke, ainsi que Talcott Parsons. Pour ces auteurs, la famille est investie du rôle fondamental de la double intégration de ses membres dans la famille et dans la société. Dans l’optique de ces théoriciens, les individus s’inscrivent dans des structures familiales qui leur préexistent et qui leur survivent. Ces structures contribuent à assurer le bien-être et la perpétuation fonctionnelle des familles. Les sentiments, souvent forts, y jouent un rôle crucial. Le second groupe d’auteurs, celui des théoriciens de l’aliénation, inclut Gary S. Becker, Eva Illouz, Paola Tabet et Christine Delphy. Ces auteurs critiquent l’idée que les comportements suivent et doivent suivre un modèle familial qu’ils perçoivent comme servant d’abord et avant tout une idéologie libérale des « bonnes mœurs » et du patriarcat. Ils et elles perçoivent les membres des couples et les familles comme étant aliénées par rapport à ce qui guide véritablement leurs choix amoureux et familiaux. Pour Becker et Illouz, ces motifs véritables sont économiques et rationnels et font peu de place au souci du bien-être des autres membres ou de l’ensemble familial. Pour Tabet et Delphy, qui sont des théoriciennes féministes matérialistes, l’aliénation qui résulte des rapports sociaux strictement intéressés et marchandisables propres à la famille et au couple s’abat plus particulièrement sur les femmes. Pour ces théoriciennes, la famille est l’institution d’exploitation des femmes par excellence. Le troisième groupe d’auteurs, celui des théoriciens de la crise, inclut Edward Shorter, Christopher Lasch, Daniel Dagenais et Irène Théry. Ces auteurs perçoivent une crise, voire la fin imminente de la famille. Pour ces auteurs du dernier quart du XXe siècle, l’amour, l’affection, la solidarité, la fonction de socialisation et la division genrée du travail – c’est-à-dire ce qui

9 En dépit du fait que l’ouvrage majeur de Parsons qui porte sur la famille (Family Socialization and Interaction Process, 2007 [1956]) a été écrit en collaboration avec Robert Freed Bales, cette thèse, sauf lorsqu’il s’agit de citer la référence bibliographique exacte de l’ouvrage, n’évoque que Parsons en tant que penseur de l’intégration familiale parce que cette pensée s’inscrit dans l’œuvre entière de Parsons, à laquelle Bales ne peut prétendre avoir contribué de manière significative. Il en va autrement de la coécriture de Burgess et Locke, dont les idées sont indissociables. Dans le cas de Godbout et Charbonneau, leur ouvrage commun est de loin le plus important pour cette thèse, bien que certains écrits de Godbout seul soient cités ici et là.

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autrefois intégrait les familles – sont en train de périr sous les assauts d’un consumérisme et de revendications féministes effrénés. Individualisme, cynisme vis-à-vis de l’amour, caractère éphémère des unions, recherche d’une satisfaction d’abord personnelle dans l’union et la parentalité : pour ces auteurs, sans cadre institué contraignant, la famille fondée sur l’intégration et l’amour n’est plus. Le quatrième groupe d’auteurs, celui des théoriciens de la relation, inclut François de Singly, Jean Kellerhals, Jean-Claude Kaufmann et Anthony Giddens. Pour ces auteurs contemporains, les familles et les couples continuent d’exister et de bien se porter. C’est leur fonction qui a changé. Alors que les individus se mettaient jadis au service du groupe familial ou amoureux, c’est désormais le groupe familial ou amoureux qui est au service de l’accomplissement de l’individu. Ces théoriciens remettent l’amour à l’honneur, mais ce sentiment sert d’abord et avant tout la validation du Soi.

La démarche de réflexion, d’identification, de comparaison et de classification qui a abouti à ce regroupement a servi à mettre des piliers de la compréhension sociologique des familles en évidence, piliers qui devaient servir à trois choses :

• proposer une vision schématique des principes les plus porteurs qu’a dégagés la recherche sociologique sur la famille et le couple du dernier siècle ;

• examiner si et comment la théorie du don reprend et dépasse ces principes ;

• analyser, dans la seconde partie de cette thèse, à quel point et en quoi ces principes s’observent dans les témoignages des membres de couples interrogés.

Cette approche se voulait similaire à celle de Parsons dans The structure of social action, qui déclarait privilégier la méthode empirique qui consiste à parcourir la pensée de plusieurs auteurs afin d’en dégager les principaux thèmes communs :

Adoptant des auteurs dont les œuvres avaient été presque complètement autonomes les unes des autres, Parsons voulait ainsi montrer, avec encore plus de force, la convergence qu'il avait cru déceler dans leur analyse des fondements de la société, des rapports entre la personne et la société et dans leur définition du lien social. Les écrits de Durkheim, Weber, Pareto et Marshall étaient donc pour lui des « faits » qu'il cherchait à rapporter de la manière la plus vraie possible, c'est-à-dire sans fausser la pensée des auteurs, et qu'il voulait ensuite interpréter ou ré-interpréter dans un nouveau cadre de pensée, la théorie générale de l'action qui, à ses yeux, correspondait à l'intention profonde de ces auteurs. (ROCHER 1988 : 28)

Or, même si le cadre nouveau de compréhension et d’analyse des couples et des familles que cherche à élaborer cette thèse est évidemment moins ambitieux que celui d’une théorie générale de l’action (et qu’il repose sur une théorie qui existe déjà, de fait), il n’en représente pas moins une manière différente d’approcher le fonctionnement des familles et des couples contemporains, une manière qui se fonde, tout en s’efforçant de la dépasser en la subsumant sous un angle inédit, sur la pensée des auteurs nommés ci-haut. Deuxième partie : enquête empirique

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La deuxième partie de la recherche s’inspire de l’enquête menée par Godbout et Charbonneau (1996a) auprès des familles élargies québécoises. Elle vérifie si les principes les plus importants mis au jour par ces chercheurs s’appliquent aux couples familiaux d’aujourd’hui. Elle consiste en une enquête empirique auprès de membres de couples avec enfants de la classe moyenne scolarisée. Dans sa première partie, cette thèse explique longuement, en effet, que les couples avec enfants représentent sous plusieurs aspects, dans le Québec de 2019, le résultat de l’évolution de la famille conjugale telle que la conçoit Durkheim. Pour Burgess et Locke, peu importe le nom qu’on leur donne et l’aspect qu’elles prennent, les familles (non élargies) comportent quatre caractéristiques essentielles : elles se composent de personnes unies par le mariage, le sang ou l’adoption ; elles comportent des membres qui vivent sous un même toit ; ses membres y jouent des rôles (mère, père, sœur, frère, etc.) ; et elles entretiennent une culture commune (BURGESS et LOCKE 1945 : 7-8). C’est notamment parce que les couples familiaux présentent ces caractéristiques, ce qui n’est pas le cas des autres types de famille, qu’ils ont été choisis comme objet de cette recherche. Centrale pour les premiers sociologues de la famille, cette forme (c’est-à-dire les variations autour de la cohabitation de parents et d’enfants mineurs) le demeure dans l’imaginaire autant que dans la distribution démographique des familles contemporaines. Le choix d’enquêter au sujet des couples familiaux de la classe moyenne repose sur l’hypothèse que ces couples relativement favorisés sont les plus susceptibles de ressentir et de bénéficier réellement d’un certain degré de liberté économique et sociale quant à l’avenir de leur appartenance à leur couple familial. Le choix d’enquêter sur des couples avec enfants repose sur la supposition que la double relation conjugale/parentale permet une analyse particulière de ce qui motive profondément les femmes et les hommes qui composent ces couples. Afin de parvenir à une certaine saturation des données, et ce, dans le cadre d’une recherche non-financée au-delà d’une bourse et disposant d’un horizon temporel limité, certains critères d’homogénéité ont été déterminés. Les couples retenus, par exemple :

• comportent deux membres âgés entre 25 et 45 ans ;

• font vie commune depuis au moins 3 ans ;

• détiennent ou sont en voie d’obtenir un diplôme collégial professionnel ou universitaire10 ;

• disposent d’un revenu familial les situant au-dessus du seuil de pauvreté tel que déterminé par Statistiques Canada 11;

• habitent en milieu urbain (villes de Québec, Lévis, Ancienne-Lorette et Saint-Augustin-de-Desmaures)12 ;

• ne comportent pas plus d’un conjoint qui ne soit pas né au Québec13.

En tout, 20 membres de couples de la région de Québec ont été interrogés. Dans la plupart des cas, un membre du couple a été interrogé. Dans certains cas, les deux ont été interrogés ensemble ou séparément.

10 Ce critère vise à établir un échantillon au sein de la classe moyenne. 11 Ce critère vise à établir un échantillon au sein de la classe moyenne. 12 Ce critère vise à éviter d’élargir inconsidérément les paramètres de l’analyse, notamment en ce qui a trait aux différences liées à la géographie et à l’urbanisme. 13 Ce critère vise à éviter d’élargir inconsidérément les paramètres de l’analyse, notamment en ce qui a trait à des différences culturelles nombreuses et complexes.

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Les résultats de l’enquête empirique sont détaillés dans la deuxième partie de la thèse (chapitres 5 à 8). L’analyse s’appuie sur les propos des participants, sur les principes retenus de la première partie et surtout, évidemment, sur la théorie du don. La démonstration visant à répondre aux questions de recherche demande en effet de construire la thèse de la façon suivante : la première partie explore les apports des théoriciens retenus afin d’en conserver les principes les plus importants, mais aussi d’en montrer les limites heuristiques. Le chapitre 5, au début de la seconde partie, montre que la théorie du don, et plus particulièrement celle de Maurice Godelier (1996), dépasse les théories de la première partie lorsqu’il s’agit d’expliquer ce qui organise les couples familiaux d’aujourd’hui et qu’il faut donc la privilégier dans l’analyse des propos recueillis auprès des membres des couples interrogés. Les chapitres 6 à 8 procèdent à l’analyse de ces propos et à la démonstration que le don est le principe organisateur des couples familiaux interrogés. Le chapitre 6 familiarise le lecteur avec le terrain d’enquête en offrant une présentation des membres de couples familiaux interrogés et de leur propos. Ces propos établissent clairement que les participants donnent constamment à et reçoivent tout aussi régulièrement de leur conjoint et de leurs enfants, ce qui valide le constat de la recherche menée par Godbout et Charbonneau, pour qui la famille est le lieu par excellence du don. D’autres constats sont toutefois infirmés. Une fois posé que le don est le principe organisateur des couples familiaux, les chapitres 7 et 8 expliquent la façon dont « ça fonctionne ». Le chapitre 7 analyse les sentiments forts tels qu’ils se vivent chez les conjoints interrogés et explicite le rôle qu’ils jouent dans la perpétuation du don. Le chapitre 8, finalement, décortique la théorie de Godelier afin de montrer finement la façon dont les couples familiaux se structurent dans le don. Il montre que ces couples se construisent à partir du fait que le don nécessite un fond de non-don et que ce non-don réside dans les sentiments forts, soutenus notamment par un « métarécit » auquel adhèrent tous les membres des couples familiaux. Ce double fondement du don constitue notre explication de la façon dont fonctionnent les couples familiaux d’aujourd’hui et de ce qui sous-tend ce fonctionnement. C’est toute la deuxième partie de cette thèse et, finalement, toute cette thèse, qui montre donc que ce sont les sentiments forts qu’éprouvent les conjoints l’un pour l’autre, pour leur projet familial et pour leurs enfants qui sont, en regard des témoignages des participants à notre enquête, ce qu’il faut préserver pour que le don soit. Précisions conceptuelles

Tout au long de cette thèse, il est question de « principe organisateur », de « principe organisateur sous-terrain ou sous-jacent », de « don comme principe organisateur », de « don à la surface des choses », de « sentiments », de « sentiments forts » et de « métarécit ». Par « principe organisateur », nous entendons tout mécanisme agissant dans les familles et assurant son fonctionnement et son maintien. Tous les auteurs étudiés dans cette thèse identifient des principes organisateurs des familles. Pour les théoriciens de l’intégration, par exemple, ce principe organisateur est la solidarité, l’interaction affective, ou la socialisation. Pour les théoriciens de l’aliénation, il s’agit de l’intérêt ; pour les théoriciennes féministes marxistes, de la domination patriarcale, et ainsi de suite. Aucun d’entre eux, toutefois, n’évoque un principe organisateur au sens de Godelier, c’est à dire un principe organisateur sous-terrain, sous-jacent, non perceptible à première vue, « à la surface des choses », mais bel et bien présent et agissant, qui rend possible que la famille soit, prospère et se perpétue. Cette façon de distinguer deux états intrinsèques au don est caractéristique de plusieurs théoriciens du M.A.U.S.S., qui voient le don comme un « instant » où l’individu passe du biologique au social, où la société « prend »,

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dans un monde où le don, par ailleurs, est toujours agissant. Dans cette thèse, et plus particulièrement dans les analyses de la deuxième partie, le principe organisateur (tant sous-jacent qu’à la surface des choses) des familles est le don. Or, le don n’est pas que principe organisateur sous-jacent, invisible mais agissant. Il est aussi visible, voire évident, « à la surface des choses », et incarné dans des offrandes, des gestes ou des attitudes identifiables, répétés ou non. Les membres des couples interrogés se donnent constamment des choses tangibles et intangibles, du plus petit cadeau, de la plus minuscule attention, à la fidélité affective et sexuelle, en passant par un ensemble d’attitudes et d’efforts qu’on peut désigner par « meilleur de soi ». Ce faisant, ils donnent à la surface des choses. Cette thèse utilise donc trois acceptions du don : le don comme principe organisateur et le don à la surface des choses sont essentiels et interagissent pour qu’un troisième don, le « don général », le don dont il est question quand cette thèse utilise l’expression « théorie du don », soit. Pour ce qui est des sentiments et des sentiments forts, rappelons que le terme « sentiments forts » renvoie à un ensemble d’émotions, d’attitudes, d’attentes, de désirs et de volonté, souvent ancrés dans des représentations morales, qui font que l’être entier tend vers l’accomplissement de ce que ce sentiment fort évoque ou appelle. Il s’agit de sentiments qui concernent l’individu dans sa complexité et son entièreté et qui résident souvent (pas toujours) au fond des choses et non à leur surface. Au contraire, le terme « sentiment » est utilisé lorsque les attitudes et les émotions évoquées n’ont pas cette profondeur, cet ancrage dans la moralité, l’engagement ou le métarécit, et qu’ils demeurent à la surface des choses. Il est important de souligner que l’évocation des sentiments forts, si elle ne renvoie pas directement à un principe organisateur sous-jacent, permet néanmoins, à l’instar du don « à la surface des choses », de s’en approcher. Ce n’est pas nécessairement le cas de tous les sentiments. Rappelons finalement que dans cette thèse, l’utilisation qui est faite du terme « métarécit » est celle de Godelier (1996), appliquée aux couples familiaux. Pour Godelier, le métarécit est un récit qui suscite l’adhésion, parce qu’en lui s’incarne le rapport des humains à l’origine des choses. Appliqué aux couples familiaux, le métarécit est donc un récit propre à chaque famille qui concerne les origines et la pérennité du couple familial, qui fonde et nourrit les sentiments forts et partant, les liens familiaux incarnés dans le don. Par souci de concision, pour tous ces concepts, la distinction n’est pas toujours répétée. Cueillette de données La cueillette des données s’est effectuée au cours de l’hiver 2016 (janvier à avril). Les couples ont été recrutés par le biais d’annonces dans certains réseaux sociaux axés sur la famille, chez des employeurs, dans des CPE, au cégep, à l’université, dans des services et des activités qui s’adressent aux parents, ainsi que par le bouche à oreille. Les entretiens étaient de type semi-dirigé. L’enregistrement de chacune des entrevues a été transcrit sous forme de verbatim. Aucun logiciel n’a été utilisé pour la transcription ou l’analyse. Schéma d’entretien

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Chaque conjoint a été interrogé au sujet de sa situation familiale actuelle, de son parcours de vie conjugale antérieur et avec son conjoint actuel (rencontre, fréquentation, mise en ménage, mariage, grossesse, naissance, etc.), de la vie quotidienne (travail rémunéré, soins et relation aux enfants, tâches ménagères, loisirs, habitudes de couple, etc.) et de sa représentation et de son expérience de la vie conjugale et familiale, de ses apports, de ses exigences, de la répartition des temps individuels et familiaux, de la division des tâches, des soins, des cadeaux, des services, de la parenté et de la relation avec le conjoint. Le schéma d’entretien était employé comme une feuille de route et n’était pas strictement suivi. Il était construit de façon à faire ressortir l’information relative aux pratiques et aux représentations des participants en lien avec la vie de couple en général, et plus précisément avec la façon dont se vit la dynamique familiale et conjugale quotidienne, et non de façon à recueillir leur opinion sur ces questions. Ce n’est que dans la dernière partie de l’entretien que les participants répondaient à des questions qui traitent directement du don. Le schéma d’entretien, en effet, ne visait pas à demander aux répondants s’ils considèrent que leurs actions et leurs motivations relèvent du don, mais bien à analyser leur témoignage à l’aide de la théorie du don, selon le sens qu’ils donnent à leurs actions14. Portée et limites de la recherche Cette recherche doit mener à une meilleure compréhension de l’organisation familiale et de ce qui se transige au sein des couples québécois avec enfants, du sens que ces couples donnent à leur union, de leur conception et de leur mise en œuvre du don et de ce que cela signifie de faire couple dans le Québec des années 2010. La démarche qui sous-tend ces objectifs fait appel à une approche qualitative. Ainsi que le pensaient Burgess et Locke, « [l]ife histories and other human

documents reveal the attitudes, desires, and values of family members that are difficult to perceive in the external behavior

of the family or from reports of outsiders. » (BURGESS et LOCKE 1945 : vii). Pour Mauss, l’expérimentation mêle le sujet et l’objet. Si, dès lors, on étudie le don (le sujet), le don se trouve forcément dans la famille (l’objet) (DUMONT 1983 : 212). Selon Dumont, Mauss pensait qu’ « une philologie rigoureuse, une sociologie scrupuleuse comprennent, elles n’interprètent pas », et que « l’explication sociologique est terminée quand on a vu qu’est-ce que les gens croient et pensent, et qui sont les gens qui croient et pensent cela » (DUMONT 1983 : 204. Dumont souligne.). Par ailleurs,

[l]’approche qualitative a pour objectif de démontrer et de documenter l’existence de profils, de manières de penser au sein d’une population donnée. Elle ne vise pas à rendre compte de résultats généralisables à d’autres ensembles ni à déterminer des tendances. Elle ne vise pas non plus la représentativité statistique, mais plutôt une représentativité sur le plan sociologique qui s’appuie notamment sur le principe de saturation des données. La saturation est atteinte lorsque les catégories conceptuelles (leurs propriétés et leurs relations) rendent compte de l’ensemble des données empiriques et qu’aucune donnée nouvelle ne vient les contredire. (BELLEAU 2012 : 139)

14 Le document « Schéma d’entretien » est présenté à l’annexe C. La lettre de sollicitation et le formulaire de consentement sont présentés aux annexes A et B, respectivement.

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La démarche de notre thèse souscrit aux principes du « questionnement analytique », tels qu’identifiés par Paillé et Mucchielli (2016). Selon ces auteurs, cette démarche consiste en trois étapes principales : la formulation de questions qui traduisent au mieux les objectifs de la recherche ; le passage au crible du corpus dans le but de susciter des questions plus précises et de constituer un « canevas investigatif » ; et la formulation de réponses sous la forme « d’énoncés, de constats, de remarques, de propositions, de textes synthétiques, et de nouvelles questions le cas échéant » (PAILLÉ et MUCCHIELLI 2016 : 214). Paillé et Mucchielli expliquent qu’on peut analyser des données qualitatives en utilisant des catégories conceptualisantes. « Or, écrivent-ils, le fait de poser et de répondre à des questions, sans plus, constitue en soi une stratégie d’analyse qualitative […]. […] Paradoxalement, il est possible qu’il s’agisse de la stratégie la plus versatile de toutes, celle à laquelle pourraient recourir un grand nombre de chercheurs qui, pour l’instant, se rabattent sur des approches peu adaptées à leur projet, ou encore s’adonnent à un bricolage [de catégories conceptualisants supposées les distancier de leur objet] plus ou moins inspiré. » (211)

Je peux certes opter pour une approche où je vais classer et étiqueter le matériel en termes de grandes rubriques et de thèmes précis. Or, ce n’est peut-être pas l’approche la plus efficace. Il est probablement préférable que je couche sur papier l’ensemble des questions auxquelles je veux répondre […], pour ensuite consigner, peu à peu, les éléments de réponse à chacune de ces questions en lien avec l’examen de chacun des [contenus recueillis], tout en précisant en chemin le questionnement. La démarche sera donc tout autant rigoureuse, car l’étude du matériau, progressive et sensible, va se faire à l’aide de questions ciblées qui vont se multiplier à mesure de l’analyse, en prise ferme avec les données empiriques, ce qui va impliquer l’examen du corpus à plusieurs reprises. (PAILLÉ et MUCCHIELLI 2016 : 213) Autrement dit, pourquoi mettre en place tout un dispositif analytique passant par des détours telle la construction d’une grille thématique ou la décomposition propositionnelle si, au fond, et de façon économique, nous cherchons un certain nombre de réponses à un certain nombre de questions à l’intérieur d’un axe de questionnement ? Pourquoi intercaler des opérations soi-disant de « mise à distance » dans les cas où un dialogue intime et fécond suffit à accéder directement au savoir recherché ? Pourquoi une enquête ne pourrait-elle pas consister simplement à enquêter, c’est-à-dire, selon l’étymologie, à « demander » (inquester) ? Pourquoi ne pas prolonger le dialogue avec les acteurs dans un dialogue avec les données ? D’une certaine manière, on pourrait dire que ce qui caractérise et autorise au minimum les sciences humaines et sociales, c’est-à-dire ce qui justifie qu’on les appelle « sciences », c’est qu’elles incarnent une rigueur du questionner, une rigueur herméneutique qui se conjugue au « présent vivant du dialogue, dont la réalisation originelle est, depuis toujours, question et réponse » (Gadamer, 1996, p. 392). (PAILLÉ et MUCCHIELLI 2016 : 214)

Il convient également de rappeler que la présente recherche a été menée dans le cadre d’un projet de doctorat et qu’elle a donc composé avec d’importantes contraintes de temps et de ressources. Cela fait en sorte que l’échantillon (20 cas) sur lequel se base l’analyse du discours des couples est forcément restreint. De plus, en raison des mêmes limitations, il n’a pas été possible d’interroger les deux membres de tous les couples. Cette recherche, surtout, a été menée auprès de couples qui ne vivent pas de problèmes relationnels majeurs et qui semblaient heureux et satisfaits de leur vie conjugale et familiale au moment des entretiens. Au départ, ce biais d’échantillonnage n’était pas prévu et nous n’avons pas cherché à recruter activement des membres de familles dans une mauvaise passe. Les documents de recrutement n’évoquaient pas de critère de participation de ce type. Or, il semble que

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les personnes les plus susceptibles de participer à une recherche sur la vie familiale et conjugale appartiennent à des couples familiaux qui vont bien, ou plutôt bien. C’est à tout le moins le cas de l’ensemble des personnes interrogées. « Certes, soulignent Kellerhals et ses collaborateurs, il n’est guère aisé de savoir comment mesurer le succès d’un ménage. Par sa stabilité ? Par son ambiance plus ou moins joyeuse ou complice ? Par la santé des enfants ? » (KELLERHALS, WIDMER

et LEVY 2004 : 12) La constatation du bien-être général des couples interrogés repose ici sur la perception de la chercheure, ainsi que sur le degré de satisfaction exprimé ou décelable dans les propos recueillis. Même s’il n’était pas planifié, le fait de n’avoir rencontré que des couples chez qui les choses se passaient plutôt bien comporte au final un avantage important : il resserre le terrain de l’étude et permet une analyse encore plus fine du mécanisme du don dans un contexte précis. Il n’en demeure pas moins que le don est un phénomène complexe qui comporte des aspects tant négatifs que positifs qui incluent le sacrifice, le pouvoir, l’obligation, l’intérêt, le gaspillage, la destruction et la dette. De nombreux théoriciens du don ont insisté sur sa « face sombre » ou sur les « débordements agonistiques » qui lui sont souvent (certains pensent : « toujours ») attachés. Les aspects négatifs du don, toutefois, n’ont pas fait l’objet des principaux développements théoriques de cette thèse. Il semblait peu judicieux de le faire, étant donné le peu de résultats qu’il a été possible de recueillir auprès des répondants à ce sujet. Cette recherche, qui présente donc uniquement le don dans les couples québécois contemporains qui fonctionnent bien, ne peut prétendre à une représentativité plus large. Il est évident qu’une recherche du même type auprès de couples qui vivent des difficultés ou d’ex-couples est nécessaire, afin de soutenir la prétention de cette thèse à l’effet que la théorie du don explique au mieux les couples familiaux québécois. Si c’est bien le cas, le don explique autant les couples qui vont bien que ceux qui vivent des difficultés, jusque dans la rupture, et ceux qui se trouvent dans des situations familiales qui s’écartent fortement de ce qu’ils souhaitent ou souhaitaient au départ. Cette première recherche constitue un jalon et un point de référence pour la recherche en ce sens. Rappelons finalement que selon son biographe, Mauss lui-même présentait ses travaux comme des essais car il était conscient de ne savoir que peu (FOURNIER 1994 : 469). Il va de soi que cette humilité convient aux analyses et aux réflexions que propose cette thèse.

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PARTIE 1 THÉORIE SOCIOLOGIQUE DE LA FAMILLE EN OCCIDENT DEPUIS ENVIRON 100 ANS Introduction : les couples et les familles obéissent-ils à des logiques individualiste, patriarcale ou utilitariste? La première partie de cette thèse se penche sur les principales manières dont la sociologie occidentale, au cours du XXe siècle et du début du XXIe, a pensé les rapports conjugaux et familiaux. Elle propose un exposé comparatif des quatre principales façons dont la sociologie de la famille a proposé de comprendre ce qui anime les familles, et ce, dans cinq buts principaux : d’abord, porter à l’attention et comprendre des manières de penser qui ont marqué les représentations et les pratiques tant sociologiques que familiales ; comprendre comment ces visions se succèdent ou coexistent, s’articulent et s’entre-influencent ; comparer la façon dont elles expliquent que les familles existent encore (ou, au contraire, comment elles entrevoient leur fin), c’est-à-dire, en vertu de quel principe organisateur ; explorer comment elles enrichissent la compréhension du don dans les familles en 2019, près d’un siècle après l’Essai sur le don ; et, surtout, montrer en quoi leur vision de ce qu’est la famille s’approche souvent du don sans jamais tout à fait en percevoir le caractère fondamental. En quoi, donc, ces visions demeurent insuffisantes pour représenter ce que nous avons constaté dans les entretiens analysés en deuxième partie de cette thèse. Une première section se penche sur les principaux théoriciens de l’intégration (Durkheim, Burgess et Locke, ainsi que Parsons). Une seconde, sur les théoriciens de l’aliénation les plus marquants, qui incluent deux sous-catégories : ceux qui envisagent la famille comme une institution d’abord fondée sur l’intérêt (Becker, Illouz) et celles qui conçoivent la famille comme un lieu d’exploitation des femmes par les hommes, exploitation légitimée par des représentations qui l’autorisent et la voilent (Tabet, Delphy). Une troisième section s’intéresse à ceux qui conçoivent la famille comme étant en crise, voire en voie de disparition (Shorter, Lasch, Dagenais et Théry notamment). Une dernière section, finalement, s’intéresse aux sociologues du modèle relationnel (de Singly, Kaufmann et Giddens principalement), pour qui les couples actuels cherchent à vivre une expérience intense, fût-elle brève, plutôt qu’un engagement durable, et qui mettent cette expérience au service de leur bien-être et de leur réalisation personnels plutôt que de se dédier à quelque chose de plus grand. Les notions d’ « engagement » et d’ « engagement durable » sont proches des sentiments forts et du métarécit. Ce que les théoriciens consultés en disent est donc d’intérêt particulier pour cette thèse15. Durkheim (1888, 1892) envisageait déjà les familles comme le lieu d’une solidarité à la frontière du public et du privé, solidarité qui s’incarnait et se pérennisait d’abord dans le droit. À l’époque où il écrivait, ce qu’avec Parsons on désignera plus tard sous le nom de « famille nucléaire » (Durkheim l’appelait « famille conjugale » ; Burgess et Locke, « famille-

15 Pour Durkheim (1967 [1893]), pour que les sentiments collectifs demeurent vifs, qu’ils se restaurent lorsqu’ils sont éprouvés et qu’ils se renouvellent, ils doivent s’attacher à une matérialité (mots, actes, biens, lieux, etc.) en rapport avec laquelle on se représente la présence de ce qui est sacré. Il en va de même, ainsi que nous le verrons, pour les conjoints interrogés : ils ressentent des sentiments forts en la présence de leurs enfants, de leur conjoint, de leur domicile, des meubles et des photographies qui s’y trouvent, etc. C’est parce que leurs sentiments forts sont ancrés dans une matérialité qu’ils peuvent s’engager envers leur famille, de sorte que le don circule et persiste.

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compagnonnage ») n’avait pas fini de se détacher clairement de la famille élargie et d’émerger conceptuellement16 en tant que manière nouvelle de pratiquer des échanges particuliers entre individus liés par l’alliance et la filiation. À la suite de Durkheim, et à mesure que se concrétisait la prépondérance de ce modèle nouveau d’une famille centrée sur le couple (hétérosexuel marié) et ses enfants légitimes, quantité de sociologues du XXe siècle ont développé une vision de la famille moderne centrée sur l’affection et l’amour. Ces affects, à leurs yeux, permettaient qu’en dépit des changements importants qui la secouaient, la famille « tenait ». Dans le premier chapitre de cette partie, ces sociologues sont appelés « théoriciens de l’intégration », parce qu’à leurs yeux, la famille est investie du rôle fondamental de la double intégration de ses membres dans la famille et dans la société. Cette sociologie répond à l’individualisme utilitaire qui commence alors à s’imposer dans les sciences sociales et qui ne voit plus que du désir libéré, du droit et du contrat entre les individus là où le contrôle social traditionnel de la communauté s’est relâché sur des individus désormais plus mobiles et libres géographiquement et socialement. Or, pour les théoriciens de l’intégration, les sentiments de solidarité et d’amour sont reconnus comme liant crucial quand la contrainte extérieure n’explique plus que peu l’intégration. Ces sociologues, de plus, pensent que les individus s’inscrivent dans des structures familiales qui leur préexistent et qui leur survivent. Ces structures contribuent à assurer le bien-être et la perpétuation fonctionnelle des familles. Les sentiments forts y jouent un rôle crucial.

Cette vision en est venue à être critiquée pour ce qui a été perçu comme son romantisme et son manque de pragmatisme. Les gens s’illusionnent au sujet de ce qui les pousse à fonder des familles, pensent certains auteurs, notamment féministes matérialistes, qui développent l’idée que les sentiments forts sont des constructions sociales encouragées, voire imposées, par la société patriarcale. Au moment où le divorce se répand de plus et en plus et qu’on réalise que certains couples tiennent et d’autres non, alors que tous, au départ, paraissaient justifiés par les sentiments, on cherche une explication (et, du coup, pour certains auteurs, une solution) à la mise en couple qui résiste aux fluctuations des « passions ». L’intérêt devient alors le principe organisateur le plus utilisé pour expliquer ce qui sous-tend les familles, et ce, sous la forme d’une acceptation conjointe de « l’intérêt bien compris » de chacun des participants à demeurer en couple, plutôt qu’à se tourner vers une autre option. C’est ainsi que dans les années 1970, l’économiste Gary S. Becker (1991 [1981]) propose son analyse d’une famille motivée par des choix individuels économiques et rationnels plutôt que par le souci du bien-être des autres membres ou de l’ensemble familial. Cette vision sera reprise et inscrite dans une vision « néo-polanyienne » d’une marchandisation toujours plus poussée des rapports amoureux par Eva Illouz (2012), qui conçoit les relations amoureuses contemporaines comme des marchandises qui se transigent dans un marché où prévalent les lois de l’intérêt, de la rentabilité et du plus fort17. L’un (Becker) s’en félicite, l’autre (Illouz) s’en désole, mais une conception commune unit ces théoriciens : la famille, le couple et les rapports amoureux n’existent à peu près que par leur rentabilité. S’ils n’étaient pas rentables, ils s’effondreraient, et les individus chercheraient ailleurs sur le marché des lieux où retirer davantage des investissements de temps, d’énergie et d’argent qu’ils consentent aux relations interpersonnelles.

16 Les pratiques fondatrices de la « famille moderne », c’est-à-dire d’une famille centrée sur le couple avec enfants dataient déjà, tout de même, de quelques décennies, voire de quelques siècles. Le moment et les causes de l’essor de cette famille moderne sont encore débattues par les historiens et les sociologues aujourd’hui. Voir notamment ARIÈS 1973 (1960) ; FLANDRIN 1995 (1976) ; SHORTER 1977 ; LUHMANN 1990 (1982) ; GOODY 2012 (1983) ; ARIÈS et DUBY 1985 ; THÉRY 1996 ; DAGENAIS 2000 ; ELIAS 2002 (1973), 2004 (1991) ; GODELIER 2004 ; LASCH 2012 (1995) ; ABBOTT 2010 et IACUB 2016. 17 Voir aussi SANDEL (2014) et DE SMET (2019).

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La famille est-elle d’abord le fait d’un pur intérêt égoïste ? Et même : n’est-elle au fond que le lieu d’un échange économico-sexuel et donc d’une prostitution socialement acceptée au service du groupe social dominant que sont les hommes (FRIEDAN 1973 [1963] ; DELPHY 2009a, 200b, 2015 ; TABET 2004 ; ZELIZER 2005 ; BELLEAU 2008 ; IACUB 201618) ? Pour les théoriciennes féministes, l’aliénation qui résulte des rapports sociaux strictement intéressés et marchandisables propres à la famille et au couple s’abat plus particulièrement sur les femmes. Pour ces théoriciennes, en effet, la famille, le couple et la maternité ne peuvent être les lieux de liens d’entraide et de solidarité librement consentis parce qu’ils sont d’abord et avant tout une manifestation particulièrement contraignante de la société patriarcale, qui diminue l’importance des femmes, les rend dépendantes des hommes et oblitère leurs capacités de décision. Pour ces théoriciennes, la famille, d’abord et avant tout, est l’institution d’exploitation par excellence. La vision proposée par les théoriciens de l’intérêt rationnel et du féminisme matérialiste, celle d’une famille aliénante et intéressée, a contribué à pousser d’autres observateurs à conclure à une crise, voire à une fin imminente de la famille (SHORTER 1977 ; LASH (2012 [1995]) ; DAGENAIS 2000). Pour ces auteurs du dernier quart du XXe siècle, l’amour, l’affection, la solidarité, la fonction de socialisation et la division genrée du travail – c’est-à-dire ce qui autrefois intégrait les familles et qui avait été décrit par Durkheim, Burgess, Locke et Parsons - était en train de périr sous les assauts d’un consumérisme et de revendications féministes effrénés. Individualisme, cynisme vis-à-vis de l’amour, caractère éphémère des unions, recherche d’une satisfaction d’abord personnelle dans l’union et la parentalité (SHORTER 1977 ; BECK et BECK-GERNSHEIM

1995 ; LASH (2012 [1995]) ; DAGENAIS 2000 ; BECK-GERNSHEIM 2002 ; BAWIN-LEGROS 2003, 2006 ; ILLOUZ 2012) : pour ces auteurs, sans cadre institué contraignant, la famille fondée sur l’intégration et l’amour n’est plus. Théry (1996), pour sa part, mettra l’accent sur la mort plus ciblée du couple conjugal. La famille, dans la perspective de cette auteure, est toutefois sauvée in extremis par le lien indéfectible entre parents et enfants, soutenu par la morale et le droit, qui subsiste au-delà de la séparation ou du divorce. Devant ces conceptions plutôt négatives, les théoriciens du modèle relationnel (GIDDENS 2004 [1992] ; KAUFMANN 1992, 2002, 2010a, 2010b, 2010c ; DE SINGLY 1996, 2000, 2007, 2010 ; BAWIN-LEGROS 2003 ; KELLERHALS, WIDMER et LEVY 2004; BAUMAN 2008) proposent une vision différente : les familles et les couples continuent d’exister et de bien se porter. C’est leur fonction qui a changé. Pour ces théoriciens, alors que les individus se mettaient jadis au service du groupe familial ou amoureux, c’est désormais le groupe familial ou amoureux qui est au service de l’accomplissement de l’individu. Ces théoriciens remettent l’amour à l’honneur, montrant qu’il fait autant que jamais l’objet d’une quête importante, mais ils opèrent une ressaisie analytique du concept : cet amour n’a plus partie liée avec la solidarité et l’intégration dans une communauté qu’il s’agit de perpétuer ; au contraire, il est désormais profondément soliptique et motivé par des désirs personnels. Ce que le conjoint ressent pour l’autre peut certes être fort, voire violent (Beck, Beck-Gernsheim et Dagenais parleront de « pathos amoureux »), mais ce sentiment sert d’abord et avant tout la validation du Soi.

18 Iacub (2016) évoque plus précisément un échange « économico-maternel ».

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Cette première partie montre que, Becker mis à part, chaque groupe de théoriciens reconnaît le caractère central des sentiments dans le fonctionnement des familles19, quitte à faire de ces sentiments des illusions qui voilent ce qui « se passe véritablement », ainsi que le proposent les théoriciens de l’aliénation, ou des désirs égocentriques, ainsi que le proposent les théoriciens du modèle relationnel. Parce que cette thèse soutient que les sentiments forts résident au fondement du don dans les familles, la démonstration de l’importance des sentiments pour tous les groupes de penseurs est cruciale, et ce, même si les sentiments dont il est question pour chaque groupe ne sont pas nécessairement les sentiments forts tels que les définit cette thèse. C’est pourquoi les sentiments (parfois « forts » au sens de cette thèse, parfois pas), dont la démonstration de l’importance culmine dans la seconde partie de cette thèse, sert déjà de fil conducteur à cette première partie. Nous y mettons d’abord en évidence comment la solidarité, thème central des théoriciens de l’intégration, et les sentiments forts sont liés dans la psychologie collective, les institutions et les interactions qui stabilisent les personnalités dans des liens satisfaisants et réconfortants ; nous expliquons ensuite ce qui se passe lorsque les théories de l’aliénation « oublient » les sentiments forts au profit de l’intérêt, de la marchandisation, de la domination et de l’illusion : ce qui tient les familles devient incompréhensible dans la théorie, et délétère dans la pratique. En troisième lieu, nous montrons qu’en établissant précisément ce constat, les sociologues de la crise insistent de nouveau sur l’importance des sentiments forts, en établissant leur centralité, leur adaptation et leur persistance historique, mais en négligeant toutefois de voir que ces sentiments forts s’incarnent dans des relations de réciprocité profondes, dont le sentiment amoureux ou sexuel (c’est-à-dire la part marchandisable la plus spectaculaire) n’est que la manifestation de surface, plus ou moins nécessaire. Nous expliquons finalement que la solution apportée par les théoriciens du modèle relationnel, qui font des sentiments puissants la condition nécessaire, mais momentanée et autoréférentielle, des relations amoureuses, n’est pas, elle non plus, en mesure d’apporter une explication satisfaisante à l’organisation des couples familiaux contemporains. Cette première partie montre également qu’une conception de la solidarité qui dépasse le pur échange marchand a longtemps constitué un concept-clé de la sociologie de la famille, jusqu’à déchoir vers les années 1970. Elle explique les circonstances de cette perte d’importance et la façon dont les familles et les couples ont été le plus souvent compris depuis lors. Elle remet cette solidarité à l’honneur. Elle se conclut par un exposé des avantages comparatifs d’une part, des avantages communs d’autre part, mais surtout des limites de ces principales approches. Ces constats sont repris dans la deuxième partie de la thèse, où ils jouent un rôle important dans l’analyse de ce qui agit dans les couples familiaux interrogés, bien que ce rôle n’égale pas celui du don.

19 Illouz affirme ainsi que « les sentiments sont aussi importants que l’individualisme et le capitalisme pour comprendre la modernité » (ILLOUZ 2006 : 11).

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Chapitre 1 Les théoriciens de l’intégration

1.1 Introduction

Pour les théoriciens de l’intégration, les humains sont des êtres sociaux membres de groupes – famille et autres - qui les dépassent. Écrivant entre la fin du XIXe siècle et le milieu du XXe siècle, ces théoriciens s’attachent à montrer qu’en dépit des bouleversements sociaux, économiques, juridiques, politiques, technologiques et culturels (urbanisation, industrialisation, perte de vitesse de la religion, baisse du mariage et montée de l’individualisme, notamment), l’intégration et la solidarité continuent – de fait : ne peuvent que continuer – à perpétuer la famille en tant qu’institution. Des fonctions familiales secondaires peuvent certes changer, se modifier, évoluer. Par exemple, les individus qui composent les familles s’efforcent d’atteindre des buts de plus en plus personnels. Mais, pour les penseurs de l’intégration, ces visées personnelles ne modifient pas la toile de fond familiale, dont les fonctions primordiales et immuables (les « principes organisateurs ») ne peuvent être que la solidarité et la double intégration de ses membres : intégration au sein d’un milieu restreint à la solidarité forte, c’est-à-dire la famille ; et intégration, via la socialisation, au sein de l’ensemble plus vaste aux liens plus relâchés qu’est la société. Pour ces auteurs, de fait, cette double intégration offerte par la famille est la condition même de l’individualisme qui se propage et s’affirme dans l’ensemble de la société et qui est décrié et craint par d’autres auteurs comme une menace grave à la survie de la famille. Or, famille et société évoluent de pair, pensent les théoriciens de l’intégration, l’une assurant l’évolution et l’adaptation de l’autre et réciproquement. Dès lors, sans une famille qui intègre ses membres en leur offrant un sentiment d’appartenance, de l’affection, de la chaleur, de la sécurité et l’apprentissage des codes et des normes sociales, les individus ne survivent pas longtemps dans une société où un individualisme apparenté à la loi du plus fort, le capitalisme, la compétition et la lutte prévalent. Pour ces penseurs, la famille est donc la condition nécessaire de l’évolution de la société. En contrepartie, la société est également la condition de l’évolution de la famille en ce qu’elle occasionne, inspire et autorise (cesse de contrôler) des pratiques parentales, amoureuses et familiales qui forcent sa transformation et empêchent sa stagnation ou sa sclérose. Pour les théoriciens de l’intégration, de fait, la famille est à ce point nécessaire à la reproduction sociale qu’elle ne peut se désintégrer sans entraîner la fin de toute société. C’est pourquoi, a contrario, et en dépit des transformations, des disfonctionnements, des pathologies et des difficultés qu’ils observent, ces sociologues sont optimistes : la famille persiste, fait preuve de résilience, s’adapte au changement social et continue, à travers les époques et les cultures, d’intégrer ses membres. Contrairement aux sociologues de la crise du modèle moderne, qui écriront plus tard, aucun d’entre eux n’envisage la réduction de l’institution familiale à un pur contrat individualiste dépouillé de toute solidarité comme un développement possible. De plus, à la différence des penseurs de l’intérêt, de l’individualisme, du choix rationnel et de la relation pure, chez qui les humains sont d’abord considérés comme des acteurs sociaux au sens le plus existentialiste du terme, c’est-à-dire comme des adultes « spontanés », toujours-déjà adultes, majeurs, rationnels, éclairés, consentants et, surtout, non-déterminés a

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priori, les théoriciens de l’intégration accordent une importance cruciale au fait que les individus ne sont pas parachutés dans le social autour de leur majorité, mais naissent et grandissent au sein d’un groupe familial particulier (biologique ou non), qui leur prodigue des soins, leur fait vivre des expériences d’entraide, de collaboration, de protection, de socialisation et leur inculque des pratiques, des représentations et des sentiments, parfois forts, qu’ils s’efforceront de transmettre et de perpétuer à leur tour (selon, certes, des degrés d’engagement et des modalités variables) tout au long de leur vie, notamment dans la fondation, à l’âge adulte, d’un nouveau foyer familial. Qu’ils aiment ou non leur famille, pensent ces théoriciens, les individus naissent en son sein, portent son nom, s’y inscrivent dans une généalogie, en reçoivent les soins et l’éducation les plus fondamentaux, s’identifient à elle et lui sont identifiés par la société. L’individu est marqué par sa famille d’origine dans ses manières d’être dans le monde, de penser, de sentir et d’agir. Pour les auteurs de l’intégration, des sentiments, et parfois des sentiments forts, se développent donc nécessairement du fait de naître et d’être socialisé au sein de familles. Ces sentiments sont ce qui, concrètement, fonde la solidarité qui leur est inhérente. Nous verrons que les couples interrogés ressentent eux aussi ces sentiments, avec une force qui n’a pas diminué. Les quatre penseurs de l’intégration dont la pensée est résumée dans cette section sont tous durkheimiens (ils incluent d’ailleurs Durkheim lui-même), c’est-à-dire qu’ils accordent tous une grande importance à la solidarité en tant que mécanisme de cohésion sociale et qu’ils considèrent tous la famille comme le lieu premier de cette solidarité pour l’individu. Leur adhésion commune à cette double prémisse leur confère une grande unité de réflexion et les mène au plus proche du don (sans toutefois y accéder tout à fait). Tous réfléchissent à la famille dans un contexte social bouleversé par la transition des sociétés occidentales vers une existence plus urbaine, plus individualiste, plus scolarisée et plus moderne, chaque auteur critiquant et enrichissant la pensée du précédent à mesure que les décennies apportent des éclairages nouveaux sur les pratiques sociales en pleine réinvention et que la sociologie de la famille se développe. Chacun des auteurs s’intéresse certes à des cas de transformation différents (du clan à la famille romaine au code napoléon pour Durkheim ; de la famille traditionnelle européenne paysanne à la famille mobile urbaine américaine chez Burgess et Locke; de la famille paysanne américaine à la famille urbaine moderne chez Parsons), mais ils ont tous en commun de proposer une vision intégrative d’une famille qui, secouée, mais également influencée, par des changements sociaux profonds, parvient à préserver ses fonctions sentimentale, intégrative et solidaire fondamentales en leur forgeant des formes nouvelles. Cette foi en un principe organisateur des familles leur confère une parenté indéniable avec les théoriciens du don. Nous verrons toutefois que ce principe demeure le plus souvent « à la surface des choses ». Notons finalement que pour chacun de ces penseurs, c’est le sentiment qui, à travers ces changements, confère ultimement à la famille sa résilience et sa pérennité (via la solidarité et l’intégration qu’il suscite nécessairement). La perte de popularité du mariage, qui inquiète beaucoup les contemporains de ces penseurs, n’a pour eux au fond que peu à voir avec la persistance beaucoup plus profonde de sentiments qui se qualifient comme « forts » au sens de cette thèse. Qu’on persiste à pratiquer le mariage sous sa forme conventionnelle ou non, les familles continuent à pratiquer l’intégration de leurs membres. Pour tous les auteurs de cette section, la famille s’adapte parce que son principe premier est un sentiment fort, une vie morale, une solidarité que les changements sociaux, fussent-ils relativement intenses, ne peuvent pas affecter.

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1.2 Durkheim : les sentiments forts provoquent la solidarité Ce qui est important, ce n’est pas l’efficacité de la division du travail, mais la solidarité qu’elle provoque. (DURKHEIM1967 [1893] : 62-65)

On ne peut entreprendre une revue des écrits modernes sur la famille occidentale sans examiner d’abord la pensée d’Émile Durkheim, « père de la sociologie française » et grand penseur de la sociologie de la famille de son époque. On ne peut, qui plus est, avancer que la théorie du don propose une explication plus convaincante encore que la solidarité et l’intégration, fleurons de la pensée durkheimienne, sans examiner de près ces explications. On ne peut, finalement, établir le caractère crucial des « sentiments forts » qu’éprouvent les membres des couples contemporains sans établir leur filiation avec le concept de « sentiments forts » développé par Durkheim (sous différents vocables, « sentiments », « sentiments moraux », « sentiments collectifs », etc.). Le rapport de parenté qui liait Durkheim et Mauss est bien connu, et il semble que le rapport entre l’intégration/solidarité et le don soit semblable : un rapport entre notions proches, dont l’une, venant après l’autre, l’affine, l’enrichit et, finalement, s’en détache, portée par son pouvoir explicatif mieux fondé. Cela étant, deux choses demeurent indéniables : la première est que l’intégration et la solidarité sont des concepts qui continuent de s’appliquer à la famille contemporaine et à la théorie du don avec beaucoup de pertinence. La seconde est que sans ce premier apport de l’oncle, la théorie du neveu n’aurait peut-être pas pu exister, et encore moins s’en détacher. Au regard fortement teinté d’individualisme et d’a-moralité des sciences sociales d’aujourd’hui, il peut sembler étonnant que des penseurs classiques accordent une importance cruciale à ce qu’à la suite d’Adam Smith, ils nomment parfois « sentiments moraux ». Pour Durkheim, pourtant, ce sont bel et bien les sentiments qui, dès le début de l’humanité, provoquent et constituent l’ « effervescence » qui fonde la vie sociale et la conscience collective et qui, les extirpant de l’état animal, les « spiritualise ». Les individus formant famille s’inscrivent dans ce bouillonnement de sentiments et, leur donnant une forme concrète et toujours plus moralement codifiée, les perpétuent. En simplifiant, on peut dire que, pour Durkheim, c’est la naissance de l’institution familiale. Cette institution évolue certes à travers les transformations du droit, mais les sentiments, ainsi que les principes coutumiers et moraux qui y sont étroitement liés, demeurent centraux. Aux yeux de Durkheim, il n’est pas jusqu’à la division du travail au sein des couples et des familles qui ne serve ultimement à consolider les sentiments forts et donc, partant, la solidarité et l’intégration. Dans Le suicide, Durkheim (2013 [1897]) explique en effet sa conception particulière de l’intégration, qui tient selon lui dans le fait de maintenir les individus à l’écart de l’égoïsme pur en les situant dans des liens socialement codifiés et sentimentalement fondés qui les conduisent à sortir d’eux-mêmes, qui régulent leurs pratiques de solidarité et leurs représentations morales et qui les inscrivent dans un contexte plus large, plus exaltant. Pour Durkheim, l’intégration sociale consiste donc à se sentir associé à autrui d’une manière à la fois sentimentale et morale dans une coopération vitale. Cette conception qui fait des sentiments forts la condition de l’extirpation du biologique pour former société sera reprise et améliorée par Mauss et d’autres théoriciens du don.

À cette intégration sociale, par ailleurs, correspond une intégration familiale et conjugale qui, elle aussi, existe d’abord dans un lien de conscience sentimentale et morale. Durkheim insiste d’ailleurs sur le fait que famille et vie sociale ne peuvent

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exister l’une sans l’autre : sans la socialisation dans les familles, les individus ne peuvent pas apprendre à vivre en société. Mais sans la société, les familles ne disposent pas des outils nécessaires pour exister. Car ce qui donne forme à la vie familiale est d’abord l’expérience en société de sentiments forts qui provoquent l’intégration et la solidarité. Cette expérience, les familles ne peuvent la produire et la reproduire qu’en la recevant de la société. Voyons comment. Écrivant à la fin du XIXe siècle, Durkheim théorise la famille comme une institution se situant à l’intersection d’un mouvement d’individualisation et d’une plus grande intervention de l’État au sein des familles. La famille, écrit-il, est historiquement soumise à un mouvement de contraction dans un milieu social en expansion. Plus le milieu social s’étend et se complexifie, plus la famille se contracte pour maintenir son intégration. C’est la « loi de contraction familiale », concept porteur qui sera repris et enrichi par de nombreux sociologues de la famille au cours du XXe siècle, notamment lorsqu’il s’agira d’expliquer la perte d’importance de la famille nucléaire au profit du couple amoureux ou du lien parent-enfant qui caractérisent les couples familiaux d’aujourd’hui (DURKHEIM 1892 : 4-7, ainsi que SHORTER 1977 ; THÉRY 1996 et DE SINGLY 2010, notamment). Pour Durkheim, les familles humaines ont d’abord été des clans au sein de vastes tribus. Ces clans ne liaient les individus entre eux de façon particulière que dans la mesure où ils partageaient un nom et un ancêtre mythique commun. C’était ici le « clan du lièvre » ; là, le « clan du baobab ». L’appartenance au clan, surtout symbolique, comportait peu de règles. Des rituels régulaient l’adoption des transfuges et des exilés, mais étant donné l’ampleur géographique et symbolique du clan, dispersé sur un territoire dont on peinait à se figurer les limites et où l’on ne connaissait pas tous les membres, le procédé, dans l’ensemble, n’était que peu contrôlé. Pour Durkheim, le clan était une entité d’abord métaphorique dont les paramètres concrets étaient vastes et fort peu définis. Or, explique-t-il, la mise en pratique de l’idée de clan a amené une transformation progressive du symbolique, qui s’est de plus en plus incarnée dans des règles communes plus ou moins sacrées. Durkheim parle de « spiritualisation de la vie sociale ». Des tabous sont apparus. Durkheim avance l’hypothèse que la crainte du sang totémique, associée à la crainte du sang menstruel, ait incité les membres du clan à chercher leurs partenaires sexuelles dans un autre clan, ce qui aurait été le premier fondement de la prohibition de l’inceste. Quoiqu’il en soit, ces associations d’idées symboliques débouchent sur un traitement différencié des femmes et des hommes, puis sur une structuration symbolique tout aussi différenciée de la signification spirituelle de la vie de couple et de la famille. La famille, d’une part, est marquée d’une obligation d’amour filial et quasi-religieux envers les apparentés ; alors que le couple, électif, d’autre part, est marqué d’une obligation d’amour sentimental envers les non-apparentés qui se joignent à la famille par l’alliance. Pour que le couple fondé sur cet amour non-obligatoire existe, il faut que l’amour lié à la parenté, socialement régulé, lui serve de toile de fond. Cette différenciation du sentiment s’accompagne éventuellement d’une différenciation de la solidarité. Pour Durkheim, en effet, il existe deux formes de solidarité. La première, la solidarité mécanique, se fonde sur des sentiments collectifs forts dans des sociétés à l’organisation familiale clanique où « tout le monde se ressemble » en raison des normes encadrantes. La solidarité organique, au contraire, est celle des États modernes de plus en plus différenciés et individualistes où une division poussée du travail social s’accompagne d’un développement de la liberté individuelle et des personnalités qui force la collaboration parce que chacun se spécialise dans une tâche que les autres deviennent incapables d’accomplir. La

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solidarité mécanique est le plus archaïque des deux types de solidarité et réside toujours aux fondements d’une solidarité plus récente, la solidarité organique, qui s’y greffe parfois jusqu’à quasiment faire oublier la première (DURKHEIM 1967 [1893]). Transposée à la famille et au couple, cette évolution de la solidarité fait passer des clans, où les individus sont liés par une croyance en une origine similaire, à la conjugalité, qui oblige à conclure des alliances avec de nouveaux apparentés, et du coup, à établir une solidarité ancrée dans la nécessité de collaborer entre individus d’origines différentes. Cette solidarité entre individus différenciés repose nécessairement sur l’entretien des sentiments forts. En étudiant le don dans la parenté, Godbout et Charbonneau (1996a) reprendront l’idée que l’amour pour la parenté est obligatoire alors que celui pour le conjoint est électif et en déduiront que le don dans la parenté, dès lors, est plus solide que celui qui circule dans le couple, ce qui paraît problématique d’un point de vue durkheimien, étant donné que Durkheim attache plus de prix à la solidarité organique, fondée dans des efforts acceptés par chacun et soutenue par des sentiments forts partagés, qu’à la solidarité mécanique, à laquelle on obéit par automatisme ou par conformisme, par « communisme familial »20. Les conjoints rencontrés dans le cadre de cette thèse, au contraire de ceux rencontrés par Godbout et Charbonneau, attachent plus d’importance à la solidarité organique entre personnes qui se sont choisies qu’envers les membres de leur famille élargie, ce qui correspond mieux à la vision de Durkheim. Ce qu’il importe de retenir pour l’instant, c’est que pour Durkheim, sous des pratiques sociales de plus en plus codées et ritualisées, ce qui subsiste, ce sont les sentiments forts (même socialement « encouragés »), qui provoquent l’intégration et la solidarité. Cette idée fondamentale, que ce qui subsiste est ce qui lie les acteurs à leur groupe social, et que ce quelque chose qui subsiste réside dans des sentiments forts (ou des croyances) collectifs, c’est Godelier (1996) qui la renouvellera avec le plus de succès pour les fins de cette thèse dans une théorie qui situe les sentiments forts dans les choses qu’on préserve, toile de fond nécessaire au don. Mais poursuivons. Les clans se resserrent donc, explique Durkheim, pour former des lignées. Ce sont les commencements de la famille agnatique, c’est-à-dire de la filiation masculine. L’ancêtre commun, de symbolique, se fait chaire : il existe ou a existé. Les membres d’une famille sont ceux qui partagent un nom et un ancêtre réels communs. La famille patriarcale romaine contribue de façon importante à implanter et à consolider ce trait de la famille agnatique en instituant juridiquement le pouvoir paternel (DURKHEIM 1967[1893], 1969 [1896-1897] ; DE SINGLY 2010). Cette codification du droit de la famille stabilise le sentiment du lien avec le groupe, condition favorable à la solidarité et l’intégration. Le droit, explique en effet Durkheim, est ce qui autorise certaines pratiques et définit leur intégration. Les sentiments forts qui aboutissent à et qui maintiennent des unions entre femmes et hommes ne sont reconnus comme valides et moraux par la société que s’ils obéissent à certaines normes sanctionnées par le droit. Le sentiment seul ne légitime pas les autres types d’unions. Chez Durkheim, le couple est d’abord (mais pas uniquement, ainsi que nous le verrons plus bas) une institution générée par la société, qui forme, sanctionne, contrôle et soutient ses membres dans l’adhésion à un système de manières d’être et d’agir

20 Pour Durkheim, le « communisme familial » est le mode de fonctionnement de la famille traditionnelle dont les traits principaux sont les suivants : une organisation familiale vouée au maintien et à l’expansion du patrimoine ; des intérêts personnels considérés comme secondaires par rapport aux intérêts communs ; le patriarcat ; une absence de séparation entre l'espace public et l'espace privé ; ainsi qu’un contrôle social important exercé par la communauté et la famille élargie.

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en couple. Nous verrons que cette vision « par le haut » (CAILLÉ 2007a) de ce qui institue les familles est remise en question par les théoriciens du don, qui situent plutôt le moment où la famille « prend » dans l’établissement et les actes de la relation (de don) entre les membres des familles. La famille patriarcale, par ailleurs, fait du père un émissaire vis-à-vis de l’extérieur. En lui est représentée la famille devant la justice et dans les affaires. En tant que propriétaire du domaine familial – une propriété qu’il extirpe de la lignée pour se l’approprier – lui seul possède l’autorité nécessaire pour transiger avec le dehors. L’autorité paternelle relève donc de l’ordre public, ce qui fait que la famille est le lieu de convergence du « public » et du « privé ». C’est ainsi que la double intégration que permet la famille pivote autour de la figure paternelle. Or, au même moment, cette figure porte, en germe, l’accentuation du processus d’individualisation de la famille, qui se détache toujours plus du grand tout effervescent originel pour former une entité réduite qu’on en viendra à appeler « nucléaire ». La société, au fil des siècles, continue donc de se complexifier, et la famille, par la loi de la contraction incarnée dans la figure paternelle, de s’individualiser. Peu à peu, explique Durkheim, les individus acquièrent le droit de disposer de leur capacité de décision. Ils se mettent à former des unions conjugales électives. La famille, désormais, prend naissance avec la formation du couple, ce qui la détache de la famille patriarcale. Le père ne représente plus la figure unificatrice : ce sont les individus, dorénavant, qui composent la famille. Ce processus aboutit, aux yeux de Durkheim, à la « famille conjugale » qui lui est contemporaine. En famille conjugale, les enfants sont voués à quitter la famille à leur majorité. En même temps que le communisme familial s’affaiblit, les aspirations personnelles sont de plus en plus valorisées, et les divergences entre les membres de la famille, qui sont aussi intégrés à des groupes différents hors de celle-ci, de plus en plus marquées. Les parents insistent auprès de leurs enfants sur l’importance de l’éducation et de l’obtention de diplômes, dont la transmission devient plus importante que la transmission des choses matérielles qui constituent le patrimoine familial. Les éléments centraux de la famille sont de plus en plus restreints (père, mère et leurs enfants mineurs) par rapport à la parenté d’auparavant. Ce resserrement va de pair avec une réduction marquée de la taille des familles, une baisse de la nuptialité et une montée des naissances hors mariage. Or, pour Durkheim, c’est clair : ces transformations affectent l’institution du mariage et constituent des moments d’inflexion des pratiques sociales lors desquels la solidarité et les sentiments forts se transforment… mais ne disparaissent pas. Que l’État impose des normes et des devoirs aux parents, par exemple, ne change pas le fait que les parents s’occupent de leurs enfants d’abord et avant tout parce qu’ils sont mus par des sentiments particuliers à leur égard. C’est que même si le droit constitue une composante importante de l’organisation sociale et que le Code napoléon a joué un rôle prépondérant dans l’institution de la famille moderne, ce qui importe surtout, pour Durkheim, c’est de cerner les sentiments forts qui fondent ce droit. Les sentiments forts, explique-t-il, sont la moelle de l’organisation sociale. Pas de sentiments forts, pas de structure sociale, ni même d’institution, notamment conjugale ou familiale, parce que seuls les sentiments forts peuvent faire en sorte que les gens s’attachent à ce qu’ils font, qu’ils y accordent du sens, acceptent certaines règles et contraintes dans le but de favoriser un plus grand bien collectif et qu’ils reconduisent l’application de

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ces règles, et ce, notamment en fondant des couples et des familles. En ce sens, au départ, les sentiments collectifs forts façonnent nécessairement la trame de ce qu’est la vie de couple et de famille. C’est ainsi que dans La prohibition de l’inceste et ses origines, Durkheim (1969 [1896-1897]) pose l’origine de l’union élective des couples (distincte de l’amour obligatoire entre apparentés) et du mariage par consentement mutuel sur le fond des rapports de parenté qui remontent aux sociétés de clans. Dans cette perspective, des sentiments collectifs forts préexistent aux institutions du mariage et de la famille, qui s’efforcent d’en réguler les pratiques en les motivant sur le plan moral par la sanction des autorités ou des groupes d’appartenance. Mais, remarque Durkheim, tout en s’inscrivant dans une lignée de sentiments forts encouragés ou autorisés, les individus qui s’unissent dans les mariages et les familles participent à la transformation de ces sentiments par leur pratique vécue : ce qui se passe dans l’union et dans la famille, en effet, change leur pratique et leur signification, les détachant non seulement, petit à petit, de leur signification initiale, mais transformant également ce sens et ces sentiments collectifs initiaux. C’est ainsi que l’ « institution générée par la société » qu’est la famille pour Durkheim génère la société à son tour. Cet accent mis sur le fait que les sentiments forts qui sont vécus au sein des couples et des familles sont à ce point puissants qu’ils transforment les sentiments collectivement favorisés au départ est souvent négligé par les théoriciens de l’aliénation et de la crise, qui tendent à percevoir surtout, des institutions conjugales et familiales, la part calculée, égoïste et imposée, et à ne faire que peu de cas des processus de transformation et de la part vécue de ce que sont les couples et les familles. Or, l’idée durkheimienne d’un mariage qui opère une séparation entre l’amour familial obligatoire des origines claniques et l’amour conjugal électif libre de s’élaborer dans le romantisme ou dans d’autres formes d’expression de la vie de couple au fil des siècles peut servir de modèle pour réfléchir à la manière dont les vies de familles ne sont pas que l’application de règles ou de principes. Plus précisément : le droit ne peut pas tenir à l’encontre de l’évolution de la psychologie collective et des faits moraux qui s’imposent aux consciences. Lorsqu’ils proposent de situer le « moment où la famille prend » dans les gestes de don, les théoriciens du don tiennent mieux compte de – et, sur le plan heuristique, dépassent – ces principes durkheimiens. L’idée d’une influence réciproque entre les sentiments collectifs forts et les sentiments forts propres aux couples et aux familles permet également de voir que les sentiments conjugaux et familiaux relèvent à la fois de l’imposé et de l’électif – mais de l’électif surtout. Car les pratiques des couples, électives et évolutives, relèvent d’une plus grande profondeur de sentiment que ce qui est uniquement imposé par la loi, constituant par le fait même un moteur d’action puissant. Elles ont à voir avec ce « quelque chose » de stable, de pérenne et d’inaliénable qui intriguera Godelier un siècle plus tard et qui permet le don. En plus de s’intéresser à l’évolution des règles juridiques, Durkheim s’efforce donc surtout de penser les sentiments collectifs qui fondent l’institution familiale tant juridiquement que socialement. Ce qui fait que les familles s’organisent tel qu’elles le font, conclut-il, relève des nécessités collectives (ou perçues comme telles par la collectivité) et s’impose par les manières d’être et de faire, qui, elles, s’adaptent à l’évolution de la société (et réciproquement) (DURKHEIM 1888 : 11-12 ; 1969 [1896-1897]). Tant les nécessités collectives que les manières d’être et de faire sont suscitées et maintenues par l’adhésion partagée à des sentiments forts qui sont encouragés par la socialisation et le droit, mais aussi, et d’abord,

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transformés par les pratiques des familles et des couples. Pour Durkheim, c’est clair : les individus ont été liés par les sentiments forts avant d’être liés dans les règles et continuent de l’être. Plus la division sexuelle du travail se complexifie historiquement, par ailleurs, et plus la vie sociale se spiritualise et élabore de ces manières d’être et de faire qui dépendent de moins en moins de l’hérédité et qui sont de plus en plus fondées dans l’éducation, la socialisation et les règles (notamment celles du droit). Les sentiments forts entre époux, parents et enfants font partie de ces façons d’être et de faire encouragées par la société et jugées nécessaires à la vie familiale et sociale. C’est pourquoi Durkheim n’envisage la famille conjugale saine que marquée du sceau de l’amour entre les époux. Cet amour, juge-t-il, repose sur des manières d’être et de faire qui incluent la confiance réciproque et qui rendent possible le déploiement d’une solidarité conjugale qui précède le droit et lui permet de « prendre », déployant de facto la division sexuée du travail familial, dans un contexte marqué par une division toujours plus prononcée du travail social. « Ce qui est important, note-t-il d’ailleurs, ce n’est pas l’efficacité de la division du travail, mais la solidarité qu’elle provoque. » (DURKHEIM 1967 [1893] : 62-65). La division du travail entre les époux sert ultimement à consolider le sentiment et donc la solidarité et l’intégration. Dans son explication de ce qui organise les familles, Durkheim accorde donc la préséance aux sentiments forts, tant collectifs que familiaux, et notamment à l’amour, à la confiance et à la solidarité, aux dépends de ce sur quoi portera l’intérêt des sociologues de l’aliénation : l’intérêt de chaque individu ou l’efficacité ou l’équité de la répartition des tâches, notamment. Cette vision contraste aussi avec celle de plusieurs autres sociologues qui se pencheront sur les fondements de la famille moderne au cours du XXe siècle. Mais elle coïncide avec plusieurs principes centraux de la théorie du don. La théorisation que fait Durkheim de la famille comme intersection d’un mouvement d’individualisation/contraction et d’une plus grande intervention de l’État au sein des familles est doublement intéressante et sera reprise par de nombreux sociologues des décennies suivantes. Durkheim réfléchit à la famille à un moment où elle fait preuve d’une résistance remarquable dans un contexte social marqué par des changements nombreux et importants. En montrant que la « société conjugale » a d’abord été fondée dans le symbolique (et donc dans le sens et le sentiment), il permet de comprendre que les changements sociaux, quelque impressionnants qu’ils soient, n’empêchent pas les institutions conjugale et familiale de persister. Contrairement aux sociologues de la crise ou à ceux qui ne voient plus, dans les unions contemporaines, que des « relations pures », Durkheim voit bien que les couples et les familles reposent sur quelque chose de plus profond que le goût du jour, les modes, la sexualité, le calcul et les envies soliptiques. De plus, sa théorie de la contraction familiale permet une compréhension de l’évolution des formes d’une solidarité (concept qui annonce le don maussien) qui ne faiblit jamais et de la division du travail conjugal et familial garante de la persistance des sentiments forts en ne perdant jamais de vue qu’un mécanisme souterrain permet l’adaptation de l’institution familiale au plus fort des transformations : la solidarité ancrée dans les sentiments forts.

1.3 Burgess et Locke : les sentiments garantissent la cohésion

When an equilibrium is re-established a new pattern of family life will emerge, better adapted to the new [social] situation, but only a different

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variety of the old similar pattern of personal relationships in the family. (BURGESS 1926 : 6)

Une cinquantaine d’année après Durkheim, à Chicago, Burgess et Locke situent le même phénomène d’individualisation familiale menant à la création d’une famille de plus en plus détachée de la famille élargie dans une perspective de mobilité accrue des individus, entraînant une manière nouvelle de faire famille hors des normes qui prévalaient jusqu’alors. Pour Burgess et Locke, de la « famille institution », on passe alors à la « famille compagnonnage ». Burgess et Locke sont des lecteurs de Durkheim, dont ils enrichissent la théorie au sujet de la solidarité et de l’intégration21 en s’intéressant à ce qu’il advient de ces principes en contexte de mobilité généralisée. Les cas qu’ils étudient sont ceux de migrants de provenances diverses et qu’on peut regrouper en deux catégories : les immigrants qui passent de l’ « Ancien monde » (l’Europe) au « Nouveau monde » (les États-Unis) ; et les migrants qui passent de la campagne à la ville à l’intérieur même des États-Unis. Burgess et Locke sont fascinés de constater qu’en dépit des bouleversements importants que causent la migration dans leur vie, ces migrants préservent des liens familiaux (dont certains usages sont certes modifiés), fondent des familles au lieu de profiter de ce qu’ils pourraient concevoir comme une liberté chèrement acquise vis-à-vis de l’institution familiale en général et de leur famille d’origine en particulier, continuent de se marier et créent des liens de solidarité dans des institutions familiales qui diffèrent de celles dans lesquelles ils ont été socialisés, mais qui « tiennent ». Ils s’efforcent particulièrement de comprendre comment et pourquoi la famille, qui peut sembler un espace d’aliénation et de frustration voué à disparaître, devient plutôt un espace de régulation de la stabilité affective et d’intégration dans une société urbaine de plus en plus individualiste et garante des libertés personnelles. Burgess et Locke s’intéressent ainsi non seulement aux parcours de vie « à hauteur d’humain », c’est-à-dire aux valeurs, aux buts et aux préoccupations qui guident les migrants, mais également aux transformations macrosociales que la mobilité généralisée entraîne aux États-Unis et qui contribuent à créer un nouvel idéaltype familial. Cet idéaltype, il importe de le préciser, est un amalgame d’arrangements conjugaux et familiaux divers. C’est que, pour Burgess et Locke, d’imposées par l’obligation, la pression sociale, la conformité à l’institution et la répression des déviances, l’intégration, la cohésion et la solidarité familiales relèvent désormais davantage des sentiments et de la volonté des individus qui restent en famille ensemble. Ces motivations nouvelles agissent sur la diversité tout aussi inédite des modèles familiaux. La famille institution, en effet, ne permettait que peu la remise en question du modèle ou l’ « adaptation personnalisée » de ses principes. La famille compagnonnage qui est en train d’émerger au moment où ils écrivent, au contraire, commence à institutionnaliser la personnalisation des façons de collaborer et d’intégrer22.

21 « Family relations have always involved an intimate interplay between the familial and the wider social life », écrivent-ils par exemple, propos éminemment durkehimiens. (BURGESS et LOCKE 1945 : 30) 22 Près d’un siècle plus tard, ce principe atteint peut-être son apogée. C’est du moins ce que prétendent certains théoriciens du modèle relationnel (KELLERHALS, WIDMER et LEVY 2004, notamment). Dagenais (2000) pense pour sa part que la diversification toujours plus poussée des types familiaux montre qu’aucun principe organisateur commun n’explique le fonctionnement des familles contemporaines. On peut toutefois se demander si cette diversification des fonctionnements familiaux concerne la surface ou la profondeur des choses et dans quelle mesure elle affecte la famille compagnonnage, devenue, dans cette thèse, le couple familial. Burgess et Locke auraient certainement misé sur une diversification de surface et sur le maintien de la famille compagnonnage/couple familial.

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[I]n spite of the undoubtedly great differences between individual families or between family life in various cultural groups, there [is] a family type in general. In the last analysis, the essential characteristics of the family [are] found to be everywhere the same. And what are these characteristics ? The whole body of familial sentiments which naturally and inevitably grow and maintain the relationships of husband and wife and parents and children. (BURGESS 1926 : 3. Nous soulignons.)

Nous verrons que la théorie du don permet de leur donner raison (mais à la surface des choses seulement). Avec la mobilité, Burgess et Locke mettent le doigt sur une notion importante : les membres des familles élargies habitent désormais loin les uns des autres, ce qui les pousse à fonder des familles compagnonnages autonomes où les normes, les valeurs et les principes de socialisation paraissent en partie échafaudés ex nihilo – bien que la socialisation primaire et un foisonnement d’influences nouvelles, évidemment, continuent d’imprégner ce que sont les époux qui créent la nouvelle entité familiale. Mais ce qui, au fond, préoccupe Burgess et Locke au premier chef, c’est l’impact à plus long terme de l’urbanisation et de l’industrialisation – via la mobilité qu’elles exigent - sur l’intégration familiale. Le premier effet de la mobilité généralisée, en effet, est la montée de la liberté individuelle, ce qui, a priori, leur paraît susceptible de menacer la cohésion familiale. Des milliers de jeunes quittent leur famille rurale pour chercher de l’emploi en ville, affaiblissant l’autorité parentale et réduisant grandement le temps partagé en famille. S’agit-il là d’une bonne ou d’une mauvaise chose ? À première vue, le constat, qu’ils lient aux constatations de Durkheim à propos du suicide anomique, semble plutôt préoccupant : « Many individuals uprooted from their earlier intimate attachments in the family never succeed in establishing

new and satisfying intimate relationships. They become restless persons and « lost souls ». Failing to find response,

security, and status in the primary group associations, they aimlessly seek stimulation offered by the night life of bright-light

centers of the city. » (BURGESS et LOCKE 1945 : 544) Les individus libérés de l’emprise familiale et livrés aux forces de la mobilité et de l’individualisme courent le risque de se retrouver seuls et désemparés et de laisser derrière eux une famille démembrée, incapable de recréer de l’unité : c’est le spectre de la désorganisation familiale qui effraiera tant les théoriciens de la crise du modèle moderne. Comme plusieurs de leurs contemporains, Burgess et Locke notent de plus que le bonheur personnel, la liberté individuelle maximale, le choix du conjoint fondé sur la romance, le compagnonnage et les intérêts communs, l’émancipation vis-à-vis des parents, la diminution du contrôle de la communauté et le « désir d’innovation » dans la fondation et le maintien d’un couple et d’une famille revêtent une importance de plus en plus centrale : « [Il s’agit d’un] mariage librement consenti entre égaux. Avec la famille compagnonnage, le principe de stabilité du familialisme traditionnel laisse la place au principe de liberté. Alors que les principes de stabilité et d’engagement durable constituaient le fondement de la famille institution, ce sont ceux de consensus et de liberté individuelle qui sont à la base de la famille compagnonnage. » (JOLY 2012 : 59) Les constats de Burgess et Locke mettent donc en évidence la liberté dont jouissent désormais les couples qui fondent des cellules familiales et par le fait même leur prise de distance vis-à-vis de leur famille élargie. Dans la famille compagnonnage, en effet, tout concourt à la recherche d’une liberté maximale pour chacun des membres de la famille, liberté qu’on tente de concilier avec les objectifs familiaux (BURGESS et LOCKE 1945 : 21, 22, 28 et 486)23. Nous verrons toutefois que chez les couples familiaux interrogés, l’engagement demeure important, voir central.

23 Ces constats seront repris à notre époque par de Singly (1996, 2000, 2010) et Kaufmann (2010a, 2010b, 2010c), notamment.

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Autre fait déconcertant car inédit, fonder une famille, constatent Burgess et Locke, fait désormais concurrence à d’autres buts et à d’autres objectifs possibles au cours de l’existence24. C’est aussi de la famille compagnonnage telle que définie par Burgess et Locke que le titre de l’ouvrage important de Christopher Lasch en sociologie de la famille s’inspirera un demi-siècle plus tard : Un refuge dans ce monde impitoyable. Burgess et Locke conçoivent en effet la famille compagnonnage comme un cocon dans un monde traversé par des changements brutaux. Mais le phénomène crucial demeure le fait que les principes de stabilité, de conformité et de durabilité cèdent la place au choix individuel et à l’émulation de la personnalité idiosyncratique. Ce que le cocon protège n’est plus tant la stabilité que la possibilité d’être soi, en cohésion avec les autres Sois familiaux, une idée qui, elle aussi, fera florès chez les théoriciens de la relation. Dans un article publié en 1926, d’ailleurs, Burgess théorisait déjà la famille en train de se distancier de la famille institution comme une « unité de personnalités en interaction ». « […] [T]he trend is

away from regarding the family as an end in itself and toward evaluating it in terms of the happiness and the welfare of its

members. » (BURGESS et LOCKE 1945 : 527) Parsons parlera d’ « institutionalized individualism ». Lasch expliquera que pour Burgess et Locke, la « famille, en tant que réalité, existe dans l’interaction de ses membres, et non dans les formalités légales et leurs obligations de droits et devoirs ». (LASCH 2012 [1977] : 100)25 Burgess et Locke abonderaient ainsi dans le sens de Durkheim, pour qui le droit évolue en fonction des mœurs et des sentiments familiaux, et non l’inverse, si ce n’est qu’à leurs yeux, le droit n’a cédé le pouvoir aux sentiments familiaux que récemment, alors que pour Durkheim, les sentiments forts ont toujours prévalu. Or, tous ces changements ne portent pas autant à conséquence qu’on pourrait le croire. Pour Burgess et Locke, en effet, la famille existe et persiste dans l’interaction de ses membres et non dans le maintien d’une structure précise, comme le pensait Le Play26 par exemple. La stabilité se trouve tout aussi bien dans la fonctionnalité et le dynamisme que dans un conservatisme à tous crins, plaident-ils (BURGESS et LOCKE 1945 : 26). Parce qu’elle force chaque famille à envisager une nouvelle manière de préserver son intégrité qui tienne compte des aspirations individuelles de ses membres, la mobilité organise au moins autant la famille (selon des principes nouveaux) qu’elle la désorganise. Cette idée que la famille existe et persiste au plus fort des changements sociaux se trouve d’ailleurs au cœur de leur démarche, qui consiste à évaluer

24 Plus d’un demi-siècle plus tard, Kaufmann (2010a) établira le même constat, et fera de la « solution » une « règle d’or » : il importe que le couple occupe la première place dans les préoccupations de ses membres. Il en va de même, ainsi que nous le verrons en détails au chapitre 7, si on appréhende les choses par la lorgnette du don : pour que le don soit, les sentiments forts qui le sous-tendent doivent être entretenus par des soins constants des membres l’un pour l’autre, au détriment des relations et des occupations autres. Burgess et Locke eux-mêmes constatent que les couples familiaux adoptent des stratégies, notamment communicationnelles, qui leur permettent de réserver une place particulière à leurs relations conjugales et familiales, tout en permettant à chaque membre de jouir d’occupations autres, mais de moindre importance. 25 Il ajoute : « Sur le long terme, l’affaiblissement des formalités légales – l’évolution de « la famille institution » à « la famille compagnonnage », pour citer l’expression plus tard popularisée par Burgess et Harvey Locke – ne pouvait que renforcer la famille en offrant une plus grande place à l’interaction personnelle qui constituait la base de la vie familiale depuis l’origine. » (LASCH 2012 [1995] : 100) 26 Frédéric Le Play, sociologue français de la fin du XIXe siècle, a joué un rôle de pionnier important dans la catégorisation des modèles familiaux. La typologie qu’il proposait comportait trois types fondamentaux de famille : la famille communautaire (correspondant plus ou moins à la famille patriarcale), la famille souche (correspondant plus ou moins à une famille patriarcale ne comportant qu’un seul héritier) et la famille nucléaire (centrée sur le couple conjugal). Le Play voyait la famille nucléaire (correspondant plus ou moins à la famille compagnonnage) comme un modèle récent et dégradé, susceptible de détruire la famille en raison, notamment, de son instabilité néfaste pour les membres « les moins éminents » qui se retrouvent sans foyer en cas de problème.

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l’évolution historique des formes familiales afin de mieux comprendre et situer les transformations de la famille américaine qui leur est contemporaine. Cette évolution, expliquent-ils, peut être envisagée selon plusieurs axes :

• celui de la taille du groupement familial impliqué : au fil des siècles, on est ainsi passé du clan à la famille élargie, à la famille nucléaire, aux individus ;

• celui de l’organisation des liens affectifs et sexuels centraux : on est ainsi progressivement passé de la promiscuité27 à la monogamie ;

• celui de la transmission de principes immuables : on est ainsi passés de la stabilité à l’instabilité, s’il faut en croire Le Play ;

• celui de l’autorité d’un chef de famille : on est ainsi passé du despotisme patriarcal à la démocratie fondée sur la liberté individuelle des membres de la famille ;

• celui de l’intégration familiale : on est ainsi passé de la famille-institution à la famille-compagnonnage (BURGESS et LOCKE 1945 : 25-26).

Pour Burgess et Locke, l’axe d’analyse à privilégier est celui de l’intégration familiale. Pour eux, l’idéaltype d’une famille compagnonnage fondée sur l’amour et l’individualisation des membres de la famille, bien que conceptuellement opposé à la famille institution qui a prévalu en Occident jusqu’alors, se situe sur un continuum institution/individualité (BURGESS et LOCKE 1945 : viii). Pour Burgess et Locke, ce continuum réfère à un processus de transition qui chapeaute les autres continuums (c’est-à-dire les autres axes favorisés par les sociologues précédents) et les dépasse sur le plan heuristique. Car la famille compagnonnage, croient-ils, est appelée à détrôner la famille institution dont le modèle a dominé jusqu’alors. De ce point de vue fondé sur des concepts tels que les « axes », les « évolutions » et les « continuums », la famille ne peut périr. Burgess et Locke constatent certes que la famille change de forme, voire de buts et de fonctions28. Il est néanmoins faux, écrivent-ils, d’évoquer sa perte d’importance ou son effondrement en tant qu’institution. La réalité, écrivent-ils, est moins dramatique : bien que la famille soit en train de perdre les caractéristiques de la famille institution, elle ne se désinstitutionnalise pas, au sens plus généralement sociologique du terme. On assiste tout simplement à la désinstitutionnalisation de la famille institution et à sa réinstitutionnalisation concomitante en famille compagnonnage. Il est loin d’être certain qu’on y perde au change. Burgess et Locke affirment à plusieurs reprises que ce n’est pas parce que les anciennes valeurs ont faibli et que l’individualisme et la liberté personnelle triomphent que les familles compagnonnage sont désarticulées pour autant ou que leurs membres ne communiquent plus et ne ressentent plus rien les uns pour les autres. Au contraire, écrivent-ils : bien que leurs membres se côtoient moins au quotidien qu’auparavant, les familles demeurent unies (BURGESS et LOCKE 1945 : 137). C’est qu’un principe fondamental fait que la famille tient et se maintient à travers les changements. Ce principe réside dans l’interaction affective de ses membres, c’est-à-dire

27 Les auteurs s’autorisent ici de la pensée de Spencer. 28 « Historically the family has discharged several characteristic functions which have been of service to its members and to the community. These include the bearing and rearing of children, the giving and receiving of affection, and economic, protective, recreational, educational, and religious activities », écrivent-ils par exemple, notant que ces fonctions tendent à être désormais transférées au marché et à l’État (BURGESS et LOCKE 1945 : 501). « The adoption of the program of social security, notent-ils ainsi, is a revolutionary change, whose full significance for the family has not been realized or adequately considered. In the past the family recognized provision for its members as a sacred obligation. The enthusiasm and unanimity with which the policy of social security was enacted registers a profound change in public attitude. » (BURGESS et LOCKE 1945 : 507) Lasch déplore cet état de fait.

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dans une stratégie communicationnelle fondée dans le sentiment qui motive l’affection partagée, l’interdépendance affective, la satisfaction réciproque des besoins personnels, la valorisation mutuelle, les encouragements, la compréhension sympathique, les démonstrations d’affection nombreuses et fréquentes, le partage d’expériences et les confidences mutuelles (BURGESS et LOCKE 1945 : 335-337). Et ainsi, pour les auteurs, si la famille compagnonnage ne comporte quasiment aucun des éléments qui conféraient sa puissance intégrative à la famille institution, elle n’en atteint pas moins un degré au moins égal, sinon supérieur, de cohésion et d’intégration. (BURGESS et LOCKE 1945 : 333)

A high degree of family integration may be achieved by community pressure, elaborate rituals, rigorous discipline, subordination of other members to the head, and co-operative economic activities as in the patriarchal family. Or it may be obtained by mutual affection, sympathetic understanding, common interests, democratic relationships between husband and wife and parents and children as in the companionship family. (BURGESS et LOCKE 1945 : 333)

Ce que Burgess et Locke affirment, au fond, c’est que c’est désormais la communication affective dans les interactions personnelles des membres de la famille qui assure l’intégration et la solidarité familiale. Les mœurs, chez ces auteurs, peuvent bel et bien changer : la sexualité devient plus permissive, la famille prend ses distances de la parenté, les électroménagers font que les ménagères ne consacrent plus la part congrue de leur énergie et de leur temps à une activité qui cimente le quotidien du cocon familial, les enfants exercent des droits démocratiques, etc. Les principes créateurs de cohésion eux-mêmes changent, passant de rapports codés et superficiels soutenus par la pression d’un contrôle communautaire à la cohésion soutenue par l’affection. Mais l’intégration demeure la même : c’est pourquoi la famille continue de répondre aux aspirations de la majorité. Ainsi donc, en dépit du changement et de la perte de certaines fonctions économiques, protectrices et religieuses, la famille compagnonnage continue, selon Burgess et Locke, d’assurer des fonctions qui prennent de plus en plus d’importance (les fonctions affective et « imaginative », c’est-à-dire de socialisation primaire et de cohésion familiale) et de définir certains rôles (mère, père, enfants et adolescents, notamment). Elle fonde son unité sur des démonstrations d’affection et sur un univers mental et affectif commun. Comme chez Durkheim, l’amour et les rôles sociaux de chaque membre assurent la répartition du travail familial acceptée de bon cœur, la solidarité conjugale, ainsi que les fonctions sociales de la famille. Il faut cependant souligner que cet univers commun demeure « à la surface des choses ». Si Burgess et Locke montrent de manière convaincante que la famille ne périt pas mais se transforme, et qu’elle conserve son pouvoir d’intégration à travers les changements sociaux, ils n’offrent pas de principe organisateur aussi concluant. L’interaction affective qui garantit la cohésion et l’intégration des familles compagnonnage selon eux paraît provenir plutôt de l’ « air du temps » et des grandes tendances extérieures que d’un principe universel et intemporel qui organiseraient les familles de l’intérieur. Il se dégage parfois de leurs propos une impression de simplisme dans les explications causales, due aux faits que ces explications se cantonnent à la surface des choses. C’est ce qui fait que s’ils accordent une grande importance aux sentiments, Burgess et Locke ne s’intéressent pas pour autant aux sentiments forts. Répondant à une préoccupation centrale de leur époque, par exemple, ils proposent l’affection, les relations sexuelles et la collaboration conjugale comme clés de la diminution des divorces. « Romantic love is in and of itself a unifying factor. It creates problems for young people

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in marriage only because it often leads them to ignore the other factors upon which unity is based, such as the absence of

disruptive elements like temperamental incompatibility and marked divergences in interests and ideals. » (BURGESS et LOCKE 1945 : 337-338) Cette « divergence marquée d’intérêt et d’idéaux » trahirait-elle l’absence d’un métarécit susceptible de préserver l’engagement conjugal et familial lorsque les choses se font plus ardues ? En dépit de la grande valeur heuristique de leur étude marquante, Burgess et Locke n’atteignent pas le niveau de compréhension de l’organisation familiale que permet la théorie du don.

1.4 Parsons : la socialisation inculque les sentiments forts

L’idée qu’une famille fondée sur l’affection et des représentations communes dont les fonctions sont clairement définies est garante d’harmonie domestique et sociale est également celle de Parsons, qui, conscient de l’instabilité de l’ordre social qui a entraîné l’Occident dans la Seconde Guerre mondiale, s’interroge au sujet de ce qui contribue à maintenir l’intégration de la société. Pour lui, tant que la famille pourvoit aux besoins émotionnels de ses membres et, surtout, à leur socialisation primaire, elle remplit des fonctions sociales de solidarité et d’intégration adaptées au contexte contemporain et demeure intacte au plus fort de l’industrialisation et de l’urbanisation. On a d’ailleurs parfois parlé, à propos de la foi parsonienne en des structures sociales immuables et de l’accent mis sur le fonctionnement, la stabilité et l’adaptation, d’un « sentiment de sécurité fonctionnaliste » : les crises se suivent et se succèdent, mais elles passent, préservant l’essentiel, précédant l’avènement du mieux (STREECK 2014 : 8). Cette issue réjouissante, pourtant, n’est pas évidente au départ – même pour Parsons. Dans « The Social Structure of the

Family » (1949), il explique que la famille américaine qui lui est contemporaine est une exception dans le grand tableau des structures familiales humaines. Cette famille est un système ouvert (le choix du partenaire n’est pas limité à une certaine catégorie de personnes), à lignées multiples (conséquence de la première caractéristique), et conjugal, en ce qu’il repose sur l’union de deux personnes dont les familles sont étrangères l’une à l’autre. Parsons nomme ce système « famille nucléaire » (PARSONS 1949 : 242-243). Sa sociologie de la famille s’efforce d’expliquer comment et pourquoi cette famille, en dépit de ces caractéristiques à première vue instables, s’impose dans la société occidentale de l’après-guerre. Il montre que les deux fonctions fondamentales des familles à ses yeux, l’intégration et la solidarité, continuent d’être prises en charge par la famille, via la socialisation et la différenciation des rôles de chaque membre29. Célèbre pour la centralité qu’elle accorde à l’action et à l’ordre social et pour son fonctionnalisme, la théorie parsonienne conçoit la société comme un système constitué de sous-systèmes spécialisés et interdépendants. Ces systèmes et sous-systèmes constituent des idéaux-types analytiques qui visent à distinguer des fonctions et des motivations diverses dans la totalité complexe de l’action. Le premier système, celui sur lequel s’appuient tous les autres, est le système de l’action. Pour Parsons, en effet, c’est d’abord l’action porteuse de sens qui intègre, incite à la solidarité et fait que les systèmes se maintiennent : « L'action sociale [parsonienne] […], c'est toute conduite humaine qui est motivée et guidée par les

29 Rappelons que pour Burgess et Locke, qui utilisent déjà, à l’occasion, un langage fonctionnaliste, les fonctions primordiales de la famille compagnonnage sont les fonctions affective et imaginative, c’est-à-dire les fonctions de socialisation primaire et de cohésion familiale, et que ces fonctions font de la famille un espace de régulation de la stabilité affective et d’intégration, ce qui leur confère une parenté certaines avec Parsons. Burgess et Locke, toutefois, développent beaucoup moins l’aspect fonctionnel des familles que Parsons, généralement reconnu comme le fondateur du fonctionnalisme et dont la théorie générale de l’action entière est centrée sur les fonctions.

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significations que l'acteur découvre dans le monde extérieur, significations dont il tient compte et auxquelles il répond. » (ROCHER 1988 : 37) Pour Parsons, c’est le système de l’action qui fait que la société tient. On peut le résumer ainsi : pour Parsons, les actions tant rationnelles qu’irrationnelles forment un système qui tient compte des buts que l’acteur s’assigne, de ses motifs, de ses valeurs, de sa subjectivité, de son volontarisme, de la possibilité pour lui d’effectuer des choix et de réagir d’une manière ad hoc aux situations variées qui se présentent à lui. Cette centralité accordée à l’action permet à Parsons de mettre en garde contre la tentation de tout imputer à l’intérêt personnel. Contrairement à ce qu’en ont pensé Locke, Rousseau, Hobbes et Smith30, affirme-t-il en effet, l’ordre social n’est pas le produit d’intérêts convergents de la part des individus, mais bien du sens conjugué et commun que les gens donnent à leurs actions. Ce sens naît d’un échange d’informations constant au sujet des attentes réciproques entre la conscience de l’acteur et la société. Il répond à des règles, des normes et des modèles qui le structurent et lui assurent une cohérence (ROCHER 1988 : 43). Cette idée n’est pas neuve : nous en avons vu une première version chez Durkheim, pour qui les normes intégrées par les individus et les familles découlent des représentations collectives et poussent non pas à une recherche de la convergence d’intérêts égoïstes, mais à une solidarité et à une collaboration qui permettent à la société d’éviter l’anomie. Les théoriciens du don en général, et Godelier en particulier, développent abondamment, sans toutefois le nommer « sens », le fait que « quelque chose » pousse à l’interaction, qui n’est pas fondé dans l’intérêt égoïste, mais bien dans la conviction d’un lien profond entre les individus, et qui assure que la société « prenne ». Plutôt que de parler d’ « échanges d’informations entre acteurs sociaux », ils évoquent les obligations d’allers et retours subtils que le don instaure dans la conscience de ceux qu’il lie. La famille est l’un des sous-systèmes parsoniens. Parsons considère la famille nucléaire comme en parfaite adéquation avec la société capitaliste, individualiste et industrielle de son époque et tout à fait apte à assurer sa propre reproduction. Elle produit des membres adaptés à ce que demande la société, s’éloignant notamment de la parenté, réduisant le groupe domestique à un ménage conjugal et abaissant le nombre d’enfants afin de former des individus mieux préparés aux exigences économiques. En se spécialisant dans la fonction affective et la socialisation, elle assure l’intégration, la solidarité et l’inconditionnalité des liens entre ses membres. Comme la famille conjugale de Durkheim et la famille compagnonnage de Burgess et Locke, la famille nucléaire parsonienne résulte d’un processus de différenciation (ROCHER 1988 : 148 ; PARSONS et BALES 2007 [1956] : 9 ; LASCH 2012 [1977] : 253) qu’accélèrent la mobilité et la grande transformation polanyienne, c’est-à-dire l’accélération des mécanismes capitalistes, qui réduisent l’importance de la parenté et qui accentuent la puissance du noyau familial parents-enfants :

La thèse que développe Parsons, c'est que la famille étendue, composée de plusieurs unités familiales et caractéristique des sociétés archaïques et traditionnelles, a dû se transformer profondément pour s'adapter aux exigences nouvelles du procès d'industrialisation. La mobilité géographique, professionnelle et sociale requise de la main-d'œuvre contrecarrait le type de famille où les frères ou les sœurs et leurs enfants cohabitent avec les parents, les grands-parents, les oncles, tantes et cousins. La

30 Pour Parsons, toutes ces interprétations ont un vice fondamental : elles sont fondées sur le postulat que l'action de l'humain est motivée par l'intérêt poursuivi d'une manière individualiste et qu'il faut expliquer l'existence de l'ordre en dépit des intérêts et de l'individualisme de l'humain. (ROCHER 1988 : 42-43)

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main-d'œuvre a besoin d'assez d'indépendance pour changer d'emploi, suivre l'implantation des entreprises industrielles, se déplacer à l'intérieur des grandes organisations bureaucratiques. (ROCHER 1988 : 150. Voir aussi SEGALEN 2000 : 90.)

Pour Parsons comme pour Durkheim, Burgess et Locke, ce processus de différentiation relègue plusieurs fonctions traditionnelles de la famille, dont celles de protection, de production et d’éducation, à des instances externes, notamment gouvernementales. Une telle spécialisation des fonctions en augmente l’efficacité : « [Aux yeux de Parsons, l]e « transfert des fonctions » ou, pour recourir à la terminologie parsonienne, le processus de différenciation structurelle et fonctionnelle soulage la famille de ses fonctions éducative, économique et protectrice pour lui permettre de se consacrer exclusivement à l’éducation de l’enfant et à son réconfort. » (LASCH 2012 [1977] : 239) En contrepartie de la prise en charge par l’État de l’éducation, des soins et de la protection, la famille nucléaire se spécialise plus que jamais dans les fonctions affectives. À l’instar de la famille compagnonnage, elle devient un refuge qui protège et qui rassure ses membres vis-à-vis d’un monde extérieur compétitif et parfois violent (LASCH 2012 [1977] : 239) et qui inculque à ses membres le sens nécessaire tant à l’action qu’à la reproduction de la famille et de la société. Étant donnée la prémisse – que la famille se charge de produire les individus nécessaires à son propre maintien, à sa propre perpétuation et à sa propre intégration, ainsi qu’à ceux de la société – il n’est donc guère étonnant que parmi les fonctions nombreuses dévolues à la famille, en plus de celle de l’affection, Parsons attache une attention particulière à celle de socialisation : « [T]he basic and irreducible functions of the

family are two : first, the primary socialization of children so that they can truly become members of the society into which

they have been born ; second, the stabilization of the adult personalities of the population of the society. » (PARSONS et BALES 2007 [1956] : 16-17)

Pour Parsons, la socialisation constitue donc une fonction cruciale qui, en raison de sa capacité à s’adapter à la fois aux idiosyncrasies de ses membres et au contexte culturel changeant, est prise en charge par la famille d’abord et avant tout. Pour Parsons, la famille nucléaire est au moins aussi efficace et nécessaire que la famille traditionnelle : dans un contexte individualiste, capitaliste et industriel, ses fonctions de socialisation primaire et de stabilisation de la personnalité adulte sont plus cruciales que jamais pour l’intégration sociale des individus. En dépit de la segmentation, de l’isolement par rapport au social et de la spécialisation poussée que le processus de différenciation fait subir aux familles, Parsons estime en effet que la famille nucléaire, malgré son caractère historiquement improbable et quasiment révolutionnaire, est le produit sain d’une société en profonde mutation. C’est le fait même qu’elle ait su s’affranchir des anciennes contraintes, concevoir une nouvelle pluralité de rôles complémentaires et coordonnés pour ses membres et, bref, s’adapter à la nouvelle réalité sociale afin de continuer à favoriser l’intégration satisfaisante et la solidarité de ses membres qui maintient la famille nucléaire au rang d’institution hautement fonctionnelle. Un autre aspect de la socialisation opérée par les familles nucléaires concerne l’attribution d’un rôle défini à chacun de ses membres. Au processus de différenciation des familles, en effet, correspond un processus de différenciation des tâches dévolues à chacun de ses membres. Ce processus est ce qui assure la solidarité au sein des familles. Car pour Parsons, l’action sociale dépend à la fois des buts que se fixe l’acteur, de l’attente de l’autre vis-à-vis de cette action et de l’attente que se fait l’acteur de l’attente de l’autre (parce qu’il a été socialisé pour comprendre et répondre à cette attente, il agit notamment dans ce but). Pour que ces interactions fondées sur les « attentes d’attentes » fonctionnent, il faut que chaque

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acteur se conforme à un rôle. En famille nucléaire, ces rôles sont typés et relativement figés, ce qui est d’ailleurs considéré par Parsons comme un avantage : chaque membre de la famille a une bonne idée de ce à quoi il peut s’attendre de la part d’une mère, d’un père, d’un frère, d’une sœur et de la façon dont il doit lui-même agir pour répondre aux attentes qu’ils ont à son endroit. Pour Parsons, la famille est indispensable à la « création » d’enfants adaptés à leur société. En plus de préparer les membres de la famille aux interactions dans la société, la spécialisation des rôles contribue grandement à cimenter les liens familiaux. Contrairement à Burgess et Locke, qui se félicitent de ce que l’amour soit désormais au fondement du choix amoureux, du mariage et de la fondation des familles, Parsons, en effet, estime que l’union de deux personnes étrangères l’une à l’autre comme clé de voûte de la structure familiale peut se révéler une assise précaire. Les sentiments changent, les choses évoluent, la société se modifie à un rythme soutenu. La famille nucléaire contemporaine, ballottée par la mobilité géographique et sociale, ne peut pas compter sur un contrôle serré de la parenté pour garantir sa stabilité. C’est pourquoi, pense-t-il, l’obligation d’éprouver un sentiment affectif fort pour l’autre membre du couple remplit ce rôle de contrôle. La société s’attend à ce qu’on aime son partenaire et, par extension, ses enfants : « [T]he

mutual affection of [the family] members in our society [is] being held to be the most important basis of their solidarity and

loyalty. » (PARSONS 1949 : 262) Parsons montre que cet amour n’agit pourtant pas par magie. Un mécanisme tangible complète le sentiment (ou plutôt - ce n’est pas anodin : l’impératif social du sentiment) pour en garantir l’efficacité : c’est la division sexuée du travail transmise et imposée par la socialisation. Cette division, fondée sur la considération que chaque époux entretient/doit entretenir pour l’autre, sert à préserver le couple d’une compétition malsaine : chacun accepte volontiers de se spécialiser dans les tâches qui lui sont dévolues par la spécialisation des rôles. Aux yeux de Parsons, cette assignation s’effectue d’autant plus plaisamment que chaque sexe éprouve des « affinités naturelles », au sens freudien du terme, pour les tâches attribuées à son sexe. Quoiqu’il en soit de cette perspective qui semble aujourd’hui dépassée, on peut accorder à Parsons que c’est surtout grâce à la socialisation, qui lui attribue un sens, que les enfants, en famille nucléaire parsonienne, sont préparés tôt à cette ségrégation des tâches. Les garçons apprennent à s’émanciper de la famille de leur enfance afin de se préparer à leur rôle « instrumental » : représenter la famille dans la société et pourvoir aux besoins matériels. Les filles, destinées à un rôle « expressif », c’est-à-dire affectif, apprennent à reprendre sans le questionner le rôle domestique dont dépend, selon Parsons, la cohésion de la société (PARSONS 1949 ; PARSONS et BALES 2007 [1956] ; SEGALEN 2000). La division sexuée du travail constitue donc un mécanisme crucial en ce qu’elle apprend à chacun à aimer l’autre parce qu’il dépend de lui et le complète. Cet amour est encouragé par la socialisation. Comme l’écrira Dagenais plus tard : « Ce qu’il y a de spécifique et de nouveau dans la relation conjugale [moderne], c’est l’acceptation d’exercer subjectivement son genre pour l’autre. Dans le cadre d’une telle médiation intersubjective des rapports entre époux, les tâches de femme au foyer comme les tâches de l’homme au travail […] sont entièrement assumées et exercées depuis le rapport amoureux où elles prennent leur sens véritable. » (DAGENAIS 2000 : 26-27)

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Parsons, par ailleurs, est convaincu de la stabilité du partage sexué des tâches et ne s’attend pas à de grands bouleversements sur ce front au cours des décennies à venir31. Les faits que l’acceptation de son rôle par chacun des membres soit facilitée par des dispositions sexuées qu’il estime naturelles et que la société s’attende à la fois à ce que les personnes acceptent les rôles sexués et aiment leur partenaire « […] seems to be true in spite of strong forces operating

in the opposite direction and connected with tendencies toward an identical treatment of the sexes, particularly in education

and in the sphere of personal freedoms » (PARSONS et BALES 2007 [1956]) : 264). Pour Parsons, il faudrait un substitut à ses fonctions spécifiques pour que l’intégration sociale puisse se passer de la famille et pour que la division sexuée des tâches cesse de fonctionner. Il estime que ce substitut n’existe pas. Il conclut que tant que la famille assure ses fonctions primordiales de refuge affectif et de socialisation, l’évolution sociale ne la menace pas. Divorce, baisse de la natalité, transfert des fonctions traditionnellement familiales vers l’extérieur : « This represents a

decline of certain features which traditionally have been associated with families ; but whether it represents a « decline of

the family » in a more general sense is another matter ; we think not. » (PARSONS et BALES 2007 [1956] : 9. Les auteurs soulignent.) C’est là la position de tous les sociologues de l’intégration. Or, si l’avenir a donné raison à Parsons au sujet de la persistance de la famille (nucléaire, devenue couple familial dans le Québec de 2019), ce fut moins vrai en ce qui concerne ce que plusieurs commentateurs et critiques ont perçu comme la place prépondérante qu’accorde Parsons à la division sexuelle du travail et à l’intégration sociale dans le fonctionnement de la famille. L’évolution sociale des dernières décennies, le féminisme, l’individualisme toujours plus poussé et le néolibéralisme ont bel et bien affecté la forme et certaines fonctions des familles, forme et fonctions qu’on peut certes qualifier de superficielles par rapport à une persistance du fait familial. Mais ce que cherche à montrer cette thèse, c’est que ce ne sont pas ses fonctions qui ont permis à la famille de s’adapter : c’est ce qui réside au fondement de l’action et qui relève, selon nous, d’une prémisse différente de celle de Parsons : le don. Précisons toutefois que le don ne démolit pas la théorie parsonienne. S’il avait à la commenter aujourd’hui, Parsons dirait peut-être que les échanges de dons au sein des couples familiaux d’aujourd’hui sont motivés par des besoins de réconforts et de stabilité de la personnalité adulte du conjoint parent ; qu’ils sont conditionnés et contraints par la participation aux autres systèmes de socialisation et d’interaction ; et qu’ils sont orientés selon des modèles, des idéologies et des valeurs qui s’entre-influencent sans effacer les conditions qu’imposent les différents systèmes.

Très proche de Burgess et Locke par l’analyse qu’il propose des conséquences de la mobilité géographique et sociale sans précédent à laquelle la famille américaine est soumise, par la vision fonctionnelle qu’il se fait de l’intégration et de la solidarité et par sa démonstration de la nécessité préservée de la famille dans un contexte social changeant, Parsons s’inscrit, de manière plus fondamentale encore, dans la lignée de Durkheim. Sa vision d’une famille nucléaire qui soit le produit d’une évolution/contraction, d’une solidarité fondée sur la ségrégation des tâches, ainsi que celle d’une action individuelle comme produit nécessaire d’une socialisation en phase avec la transformation de la société, s’inspirent

31 Même si cela peut paraître étonnant aujourd’hui, il n’est pas le seul à le penser. L’historien Edward Shorter, notamment, est d’accord : « Certes, ces rôles [sexués] ne sont jamais complètement détruits. Notre dressage au sein d’un système dans lequel la répartition des rôles selon le sexe est garante de stabilité est trop complet pour cela. » (SHORTER 1977 : 338)

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clairement des idées du sociologue français. Pour Parsons comme pour Durkheim, la réponse à la fragilisation de la famille est une division des rôles sexués acceptée de bonne grâce et fondée sur l’affection et le respect des personnalités réconfortées. Par l’importance qu’il accorde à l’efficacité de la répartition des tâches, il s’éloigne toutefois de Durkheim, pour qui l’essentiel est que la division du travail crée de la solidarité, non l’efficacité de cette division. Afin de préserver l’intégration, Parsons insiste particulièrement sur la fonction de socialisation qu’assume la famille pour ses membres actifs dans un monde extérieur qui attend d’eux des performances dans des rapports impersonnels et instables de coopération, de compétition et de concurrence. À l’instar de tous les auteurs retenus dans cette thèse, Parsons, finalement, s’intéresse au sentiment. La société, écrit-il, s’attend à ce que les membres des familles éprouvent une affection soutenue les uns envers les autres. C’est la division des tâches au sein des familles d’une part, et la socialisation de l’autre, qui soutiennent l’amour familial. La séparation du travail, en effet, incite à éprouver de l’empathie envers les autres membres de la famille, dont on dépend pour s’épanouir ; et la socialisation reconduit les attentes d’amour entre les membres des familles en inculquant aux enfants qu’il faut aimer « les siens ». Or, les sentiments parsoniens, à l’instar de ceux qu’évoquent Burgess et Locke, demeurent à la surface des choses. Parsons, en effet, conçoit l’affection familiale d’abord et avant tout comme une chose qu’on reçoit parce qu’on y est contraint ou encouragé. Les enfants reçoivent de l’amour et d’autres sentiments positifs de la part de leurs parents parce que – et uniquement parce que – il sont leurs enfants. Ici encore, les sentiments forts susceptibles de sous-tendre l’organisation familiale sont absents. Si métarécit il y a, il est éminemment fonctionnel et réside dans la socialisation primaire, qui enseigne ce qu’on doit dire, penser et faire. De fait, pour Parsons, les familles existent et se maintiennent parce qu’elles sont fonctionnelles, ce qui est juste et puissant sur le plan heuristique, mais assez tautologique. On ne trouve pas, chez Parsons, de principe organisateur au fondement des familles.

1.5 Conclusion

Pour les sociologues de l’intégration, la famille est le lieu par excellence de l’intégration et de la solidarité. Ces deux fonctions fondamentales remplies par les familles évoluent avec la société au fil d’un long processus de différenciation, l’une rendant le maintien de l’autre possible et réciproquement. Si les transformations sociales affectent la forme institutionnelle traditionnelle de la famille, ainsi que les pratiques d’intégration et de solidarité, celle-ci ne disparait pas pour autant. La famille, par exemple, et ainsi que le fait valoir Parsons, est l’institution qui a rendu possible que les femmes en arrivent à revendiquer des droits individuels et qu’elles se libèrent de leur assignation aux tâches ménagères, parce que la famille, via la socialisation, évolue nécessairement au diapason de la société, et vice versa. Pour les théoriciens de l’intégration, le mouvement de libération des femmes ne peut donc se comprendre qu’en relation avec l’évolution de la famille. Les sociologues de l’intégration attirent tous l’attention sur les sentiments qui fondent l’intégration et la solidarité et, partant, les familles. Ces sentiments répondent aux attentes sociales et sont transmis par la famille grâce à la division sexuée du travail et à la socialisation, notamment. Pour Durkheim et Parsons plus particulièrement, l’amour conjugal est ce qui permet une division du travail qui favorise/impose cette intégration et cette solidarité. En retour, la division du travail entre les époux

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sert à consolider le sentiment, la solidarité et l’intégration. Se distinguant de Durkheim, Parsons insiste toutefois sur le fait que ce sentiment répond à un impératif social : on doit aimer son conjoint et ses enfants. La division du travail sert à fonder et à entretenir ce sentiment. Parsons, par ailleurs, précise que la stabilité sociale ou familiale ne repose pas sur l’intérêt ou l’utilitarisme, mais bien sur le sens que les gens donnent à leurs actions. Ce sens est lui aussi inculqué par la socialisation, la division du travail et les sentiments, notamment. Burgess et Locke sont d’accord : alors qu’elles étaient auparavant imposées socialement, l’intégration et la solidarité relèvent désormais d’un sentiment qu’on désire mettre en pratique (et qu’on cultive activement). Burgess et Locke, comme Durkheim, accordent de l’importance à la « mobilité idéationnelle » (que Durkheim appelle « évolution des représentations collectives »), c’est-à-dire à la mesure dans laquelle les individus ou les familles, d’une part, vivent des réflexions nouvelles et l’évolution de leurs valeurs et, d’autre part, dans laquelle ils peuvent plus facilement choisir d’échapper au contrôle familial ou patriarcal. Burgess et Locke sont fascinés par la diversification des façons de former famille : alors qu’elle devrait miner l’institution familiale, la désagréger en un amoncellement d’unités sans cohésion interne ou externe, c’est le contraire qui se produit. La diversification devient un principe organisateur de la nouvelle institution. Mais ce qui les intrigue surtout, c’est l’impact de la mobilité et de la liberté qu’elle provoque sur les fonctions d’intégration et de solidarité des familles : le spectre de la désorganisation familiale rôde. Or, constatent-ils, la famille change, mais demeure une institution, désormais fondée sur l’affection, le partage d’expériences et de confidences et les intérêts communs. La famille compagnonnage, concluent les auteurs, ne comporte quasiment aucun des éléments qui conféraient sa puissance intégrative à la famille institution. Elle n’en atteint pas moins un degré au moins égal, sinon supérieur, d’intégration (BURGESS et LOCKE 1945 : 333). Pour Parsons, finalement, tant que la famille pourvoit aux besoins émotionnels de ses membres et à leur socialisation primaire, elle remplit des fonctions sociales de solidarité et d’intégration adaptées au contexte qui lui est contemporain et demeure intacte au plus fort de l’industrialisation et de l’urbanisation. C’est parce que la famille est le lieu de l’intégration et de la solidarité que des principes autres – compétition, individualisme – peuvent se déployer à l’extérieur du milieu familial. Les sociologues de l’intégration apportent des fondements riches à la compréhension des familles québécoises d’aujourd’hui. La solidarité, l’interaction affective, la socialisation primaire et l’intégration, sur lesquelles ils fondent leur foi en la pérennité de la famille conjugale/compagnonnage/nucléaire, ne suffisent pas, néanmoins, à expliquer pourquoi elle a effectivement subsisté jusqu’à présent. C’est bien sûr de la solidarité, que les conjoints interrogés manifestent l’un envers l’autre, une solidarité ancrée dans des sentiments, souvent forts, qui créent de la cohésion sociale (ou familiale), ainsi que l’avaient bien vu Durkheim, Burgess, Locke et Parsons. Mais ces sentiments – à plus forte raison lorsqu’ils sont forts - ne surgissent pas du simple fait d’appartenir à un groupe et d’apprendre à en partager les caractéristiques (langue, valeurs religions, par exemple) par la socialisation ou par l’intégration. Au contraire, ils créent et sont créés par un lien puissant de réciprocité, condition du don, fondement inaliénable du fait social total qui permet le fonctionnement des couples familiaux. La cohésion sociale, expliquait Mauss, ne repose pas seulement sur une communauté (de langue, de valeurs, de traditions) : elle exige aussi la réciprocité et des liens. Ces liens, complète Godelier, se fondent sur « quelque chose » de profond. Cette chose demande la construction d’un métarécit qui fait défaut aux théories de l’intégration.

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Chapitre 2 Les théoriciens de l’aliénation

2.1 Introduction

À partir des années 1960, on assiste à un retour32 des théories de l’intérêt égocentrique, du choix rationnel, des rapports de domination et des illusions sentimentales dans les couples et les familles, dont les racines remontent au XVIIIe siècle de Locke, Rousseau, Hobbes, Smith, de Gouges et Wollstonecraft et qui, selon certains penseurs, sont ce qui réside « réellement » au fondement des familles. Ces théories connaissent une popularité nouvelle dans des sociétés occidentales de consommation de masse (RIESMAN 1964 [1950]), BAUDRILLARD 1996 [1970])33 où elles avalisent parfois la promotion conservatrice et religieuse du modèle de la famille nucléaire fondée sur la solidarité dans le mariage et le dévouement à un bonheur familial impliquant la réussite économique et sociale du mari et des enfants (DE SINGLY 2010) ; et où elles s’y opposent parfois avec virulence. Alors que les théoriciens de l’intégration mettaient surtout l’accent sur l’inscription des existences humaines et de l’institution familiale dans un ensemble social plus vaste et structurant, ensemble que la famille influence et qui l’influence en retour, les théoriciens de l’aliénation envisagent plutôt les liens familiaux en termes de rapports sociaux rationnels et intéressés, mais voilés par des idéologies qui camouflent ce qui s’y joue réellement. Ce que les gens désirent d’abord et avant tout, pensent ces auteurs, c’est consommer et tirer le meilleur parti de leurs atouts (« assets » ou, selon le terme de Becker, « capital humain »). S’ils fondent un couple et une famille, c’est dans le but planifié de satisfaire des besoins d’abord et avant tout égoïstes. La fondation d’une famille n’est plus toujours le but prioritaire. Burgess et Locke, dès les années 1940, avaient d’ailleurs noté la tendance :

The standard of living, especially in the city, becomes one that is planned, and a baby is « budgeted » much the same as an electric refrigerator, a radio, and an automobile. Significantly, within the modern couple each of these commodities generally has priority over a baby. Delay in arranging for the first baby is in fact stimulated by the provision in hospital insurance plans requiring a stipulated waiting period before confinement care will be given an expectant mother. (BURGESS et LOCKE : 494)

Chez les théoriciennes féministes, dont la pensée commence à s’imposer tant dans les sciences sociales que dans l’ensemble de la société (DE BEAUVOIR (1949), FRIEDAN 1973 [1963]), l’intérêt au mariage et à la famille est d’abord celui des hommes. Les femmes adhèrent au projet parce qu’elles ne comprennent pas ce qu’il signifie réellement. Ces auteures pavent la voie aux féministes matérialistes dont la perspective s’impose à partir de la fin des années 1960 et continue d’influencer la théorie féministe aujourd’hui. La pensée de certaines de ces auteures est examinée de plus près dans ce chapitre (TABET 1987, 2004 ; DELPHY 2009a, 2009b, 2015).

32 Les sociologues de l’intégration, en effet, mettent de côté la notion classique d’intérêt personnel pour se concentrer sur les fonctions affectives des familles. On a vu que Parsons critique cette notion parce qu’il la croit fondée sur le postulat que l'action humaine est motivée par l'intérêt poursuivi d'une manière individualiste et qu'il faut expliquer l'existence de l'ordre en dépit des intérêts et de l'individualisme de l'humain. Cette idée, estime Parsons, fait l’impasse sur le sens commun que donnent les individus formant société à leurs actions, sens qui est régulé par des normes, des modèles et la socialisation, notamment. 33 Selon la définition qu’en donne Jean Baudrillard dans La société de consommation (1996 [1970]), la consommation de masse est le phénomène qui fonde désormais les relations sociales, amoureuse et familiales dans la convoitise et le souci (illusoire) de se différencier. La consommation supplante la morale (dans une opposition reprise par la théorie du don) ; et le désir vain d’être et de paraître unique, l’unicité réelle des individus. Le corps et l’amour se font objets à mettre en marché, idée qui sera reprise par Illouz (2012).

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Les théoriciens de l’aliénation sont présentés en deux groupes. Les premiers sont les théoriciens de l’intérêt rationnel, dont la figure de proue est Gary S. Becker. Selon cet économiste dont la pensée a influencé une partie de la sociologie de la famille de la seconde moitié du XXe siècle, la solidarité fondée sur l’affection ne peut pas exister. La vision utilitariste qu’il propose des rapports familiaux résonne avec les conceptions de son époque marquée par le triomphe capitaliste et individualiste de l’après-guerre, qui culminent avec les propos célèbres de Margaret Thatcher, pour qui « il n’y a pas de société ; il n’y a que des individus ». Dans cette perspective, les humains seraient d’abord et avant tout – voire uniquement - des homines œconomici, c’est-à-dire des êtres calculateurs qui, en toute interaction, recherchent d’abord leur profit économique personnel. Pour Becker, sous les bons sentiments et les belles intentions dont les théoriciens de l’intégration créditent la famille se camoufle un seul principe réellement agissant : l’intérêt économique égocentrique. Quelques décennies plus tard, au tournant des années 2000, la sociologue israélienne Eva Illouz, tout en se désolant de ce qu’elle considère comme leur justesse, reconduit et adapte les constats de Becker à la réalité des rapports amoureux du début du XXIe siècle. Pour Illouz, qui s’inspire non seulement de Becker, mais également de Tönnies, de Polanyi, de Baudrillard et de Bourdieu, la solidarité et l’intégration propres à la communauté existent et subsistent bel et bien, mais menacent de disparaître sous la poussée (le « désencastrement », écrit Illouz, qui reprend le concept polanyien pour l’appliquer aux rapports amoureux) des rapports marchands qui envahissent les sphères amoureuse et familiale, jadis intégrées à la communauté, désormais abandonnées aux forces capitalistes de la société. Or, constate Illouz, inscrire les rapports amoureux dans la logique individualiste du marché conduit à une aliénation marquée par la perte de sens et de l’affection. Comme Tönnies (2010 [1887]), Illouz considère en effet qu’une société au sein de laquelle les rapports sociaux sont réduits à la négociation, aux échanges marchands, à l’évaluation, à l’équivalence et aux ententes juridiques ne peut que briser à la fois la communauté et l’intégration des individus en son sein. Alors que Becker se félicite de ce que l’intérêt économique personnel soit désormais largement compris et utilisé comme principe régulateur des relations familiales, Illouz concède cet état de fait, mais le déplore. Dans un deuxième temps, ce chapitre s’intéresse aux théoriciennes d’un autre type d’aliénation : l’ « exploitation patriarcale ». Pour ces penseures qui s’inscrivent dans le courant féministe matérialiste des décennies 1960-1990 (la sociologue française Christine Delphy et l’anthropologue italienne Paola Tabet), l’idée chère aux théoriciens de l’intégration d’une famille fonctionnelle fondée dans l’affection est une fiction qui camoufle des rapports de domination et d’exploitation des femmes (et des enfants) qui profitent aux hommes. Ces féministes, dans une démarche opposée à celle des théoriciens de l’intégration, mais aussi à celle de Becker et d’Illouz, poursuivent des objectifs politiques qui visent à soustraire les individus des liens familiaux réputés les aliéner, afin qu’ils établissent entre eux des rapports plus distants, plus égalitaires et libérés des contraintes conjugales et familiales. Tant Illouz que Tabet et Delphy s’efforcent de dépeindre l’envers d’une réalité qu’elles estiment trop souvent camouflée par un discours marchand ou patriarcal. Toutes espèrent que le fait de montrer les structures qui sous-tendent les rapports amoureux et familiaux « telles qu’elles sont » amènent à la prise de conscience, voire à la militance et à la création de principes familiaux nouveaux. Par contre, si Becker considère lui aussi qu’un voile empêche les gens de bien comprendre

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ce qu’ils font lorsqu’ils se marient et ont des enfants, pour sa part, il n’espère qu’une tombée des masques, non la révolution. Si la famille « tient », c’est, selon lui, justement en raison de l’intérêt. Tous ces auteurs ont en commun de viser à révéler les « véritables » structures de la famille. Ils partagent également une vision intéressée des rapports familiaux : dans le meilleur des cas, cet intérêt peut être réciproque. C’est le cas chez Becker et Illouz. Chez les féministes matérialistes, il s’exerce toutefois en faveur d’un dominant (homme) aux dépends de dominés (femmes et enfants).

2.2 Becker : l’intérêt, non les sentiments forts

The gain from marriage […] depends on traits, such as beauty, intelligence, and education, that affect nonmarket productivity as well, perhaps, as market opportunities. (BECKER 1973 : 822)

À partir des années 1960, l’économiste Gary S. Becker s’intéresse à ce qu’il nomme le « capital humain »34, le « choix rationnel » et les « préférences » dans toutes leurs dimensions et leurs applications. Celles-ci incluent ce qui relève des relations affectives et familiales et qui n’est pas comptabilisé traditionnellement dans les calculs économiques : le mariage, le divorce, les naissances, le prestige conjugal et familial, la fertilité, etc. Becker étudie le terrain particulier que constitue la famille dans l’accumulation de ce capital35, dans la formation de ces choix et dans l’influence qu’ont ces préférences sur les décisions familiales (BECKER 1991 [1981]) : ix). Pour Becker (1973 : 816), la famille nucléaire parsonienne, cas-type sur lequel il base la part congrue de ses observations, forme une cellule économique utilitaire, c’est-à-dire une « unité de production domestique » qui fonctionne grâce au temps et à l’énergie qu’y consacre chaque membre, d’abord et avant tout. Cette famille comme « unité de production domestique » est fondée sur une coopération qui bénéficie à chacun de ses membres parce que chaque partenaire se spécialise, idéalement jusqu’à l’expertise, dans la tâche qui lui est impartie, lui consacrant la plus grande partie de son temps. À l’instar de Parsons, pour qui la famille la plus fonctionnelle est celle qui coopère au mieux, mais dans la perspective de l’intérêt rationnel individuel plutôt que dans celle de la solidarité fondée dans l’affection, Becker pense en effet que la cellule familiale qui génère le maximum de bénéfices est celle au sein de laquelle un seul partenaire (généralement l’homme) travaille à l’extérieur du foyer et gagne un revenu. Comme chez Parsons, les ressources, ainsi que les bénéfices du travail productif et reproductif, sont mis en commun. Chaque partenaire produit un apport unique : de l’argent et de la sécurité financière pour l’homme ; du réconfort, des soins, de l’éducation et de la sécurité affective pour la femme. Cette spécialisation produit une dépendance mutuelle des deux conjoints : l’un ne peut fonctionner sans l’autre. Il s’agit là d’un fait crucial : pour Becker, c’est grâce à cette division genrée du travail que la famille atteint un haut degré de rentabilité, de stabilité, de paix et qu’elle évite les conflits dus aux luttes de pouvoir. Plus important encore aux yeux de Becker : c’est grâce à cette division que

34 Le capital humain tel que le définit Becker est l’ensemble des habiletés et des qualités qui rendent les individus productifs et marchandisables. 35 Il s’agit ici du capital « général », par opposition au capital « particulier ». Le capital général, pour le dire simplement, peut être assimilé à la formation générale que procure notamment la socialisation primaire au sein des familles. Le capital particulier est celui qui découle de connaissances et d’habiletés nécessaires à un emploi spécifique, par exemple. Pour Becker, il est crucial de comprendre que le capital général acquis notamment au sein des familles relève d’investissements personnels – non de l’entreprise ou de la société.

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l’ « unité de production domestique » forme une union qui dépasse la somme de ses parties, qu’elle réalise un gain sur l’investissement en temps de chaque membre et qu’elle élabore un partenariat efficace dans la production d’enfants :

[E]ven if a husband and wife are intrinsically identical, they gain from a division of labor between market and household activities, with one of them specializing more in market activities and the other specializing more in household activities. The gain comes from increasing returns to investments in sector-specific human capital that raise productivity mainly in either the market or the nonmarket sectors. […] The gain is shown to be related to the "compatibility" or "complementarity" of their time, goods, and other inputs used in household production. (BECKER 1991 [1981] : 3 et BECKER 1973 : 815)

Pour Becker, il n’est pas jusqu’aux choix personnels tels que l’élection d’un partenaire, la décision du mariage, la détermination du nombre d’enfants et l’attention portée à leur éducation qui ne peuvent être analysés selon un modèle économique qui tienne compte de l’intérêt, des coûts et des bénéfices. À propos du projet conjugal, par exemple, il écrit : « The gain from marriage has to be balanced against the costs, including legal fees and the cost of searching for a mate,

to determine whether marriage is worthwhile. » (BECKER 1973: 820) Les calculs au sujet du projet conjugal incluent également l’évaluation du moment le plus profitable à la mise en couple et à la venue des enfants, ainsi que du caractère opportun d’un divorce36 : « Hence, persons desiring relatively few or "low-quality" children either marry later, end their

marriages earlier, or do both »37. (BECKER 1973 : 820)

Pour Becker, la recherche d’un partenaire au mariage peut être considérée comme se déroulant dans une arène compétitive dans laquelle chacun tente de décrocher le meilleur époux potentiel en valorisant ses attributs : c’est le « marché du mariage » fondé sur l’ « assortive mating » (BECKER 1973 : 825-836), c’est-à-dire sur la recherche d’un conjoint au moins aussi doté en capital économique/social/scolaire/physique que soi, mais de manière différente. Les membres des couples, raisonne en effet Becker, ont intérêt à posséder des capitaux sociaux de niveaux semblables, susceptibles de productivités sociales de niveaux tout aussi similaires, mais de natures complémentaires. C’est que Becker réfléchit de la façon suivante : tous les individus bénéficiant d’une dotation économique de base, c’est-à-dire d’un réservoir de temps et d’énergie disponible (Becker s’intéresse principalement au temps), leur intérêt principal est de transformer ce capital en quantité d’utilité, de jouissance, de pouvoir et de succès. L’efficacité de la conversion, en plus du capital économique/social/scolaire/physique, dépend de l’élection d’un partenaire bien assorti (d’où l’importance de capitaux d’égal niveaux, mais complémentaires). Les couples ainsi rationnellement formés de la manière la plus efficace calculent l’usage que chacun fait du temps qu’ils mettent en commun et s’efforcent d’atteindre une productivité combinée optimale afin de doter leurs enfants au mieux. Pour Becker, en effet, avoir ses « propres » enfants (« own children ») est le but premier du mariage, avant même les « économies d’échelle » réalisées du fait même de vivre en couple :

36 Pour Becker, toutefois, aucun doute : la monogamie hétérosexuelle pérenne demeure le choix économique optimal dans la grande majorité des cas. 37 Notons que Becker lui-même – lorsque poussé à le faire par les médias, par exemple, mais non dans ses articles et ses écrits théoriques – reconnaît que le choix n’est jamais authentiquement rationnel : « He knew that reality was far messier, with decisions plagued by uncertainty and complicated motivations, but he described his model as an “economic way of looking at life”. » (THE ECONOMIST 2017) À propos de la complexité (psychologique, plutôt que sociologique) du choix, qui selon les auteurs, n’est qu’en partie raisonnable, voir KAHNEMAN 2011 ; THALER 2015. Notons finalement que la fiction de l’action purement rationnelle était déjà critiquée par Durkheim. Parsons, pour sa part, consacre une partie importante de ses écrits à inscrire cette action dans un cadre social dont il décortique la complexité.

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The obvious explanation for marriages between men and women lies in the desire to raise own children and the physical and emotional attraction between sexes. Nothing distinguishes married households more from singles households or from those with several members of the same sex than the presence, even indirectly, of children. Sexual gratification, cleaning, feeding, and other services can be purchased, but not own children […]. […] Economies of scale may be secured by joining households, but two or more males or females could equally well take advantage of these economies and do so when they share an apartment and cooking. (BECKER 1973 : 818-819)

Un moment crucial pour les couples qui choisissent, agissent et investissent de manière rationnelle afin de produire les enfants « de la meilleure qualité » est celui de l’éducation supérieure des enfants. Pour Becker, si les parents y investissent désormais des sommes importantes, ce n’est pas tant en raison d’une évolution des mentalités – bien qu’elle y ait contribué - mais parce que l’intervention de l’État en éducation en a rendu les coûts d’investissement plus bas, ce qui augmente la probabilité d’un bon retour sur l’investissement des parents. Depuis la crise économique de 1929, en effet, la plupart des États occidentaux se sont mis à intervenir dans la protection des personnes les plus démunies, y compris au sein des familles. Alors qu’à l’origine, cette protection visait surtout les mères et les enfants « fragiles », elles ont inclus de plus en plus de personnes vivant des situations diverses, jusqu’à prendre les formes qu’on connaît de nos jours : les politiques familiales, désormais, s’appliquent au moins autant aux familles solides que défavorisées sur le plan économique (GAUTHIER 1996). L’État est ainsi vu comme un intrant dans l’équation coûts-bénéfices au sujet de l’éducation des enfants: « [F]amilies are much less closely knit and perform far fewer functions in the twentieth century than in earlier centuries

primarily because market and government mechanisms have evolved to train and educate young people, and to protect

against the hazards of old age, illness, premature death, prolonged unemployment, and other economic disasters. These

new institutions have reduced the value of relying on families for these purposes. » (BECKER 1991 [1981] :15) Dans cette perspective, l’altruisme même est un intrant dans la machine à calculer familiale. Les parents pourvoient au bien-être de leurs enfants, même ingrats, en vue de maximiser les bénéfices de leurs interactions et de s’assurer leur assistance lors de leurs vieux jours. Selon le théorème de l’enfant gâté (« rotten kid theorem »), en effet, même les membres de la famille les plus centrés sur leur intérêt au départ adoptent des comportements altruistes lorsqu’ils sont exposés à des incitatifs financiers appropriés : « Altruism also affects incentives and strategy. One important example is the Rotten Kid

Theorem, which shows that if several conditions are met, altruistic parents and their children maximize the same utility

function, even if children are selfish. » (BECKER 1991 [1981] : 9) Becker considère en effet que l’investissement dans les enfants est plus rentable ou sécuritaire qu’un investissement dans un plan de retraite, puisque, au contraire des institutions financières, les enfants peuvent être manipulés émotivement, voire contraints à prendre soin de leurs parents (et à partager leurs avoirs avec leurs sœurs et frères). L’incertitude de l’investisseur est donc mieux contrôlée lorsqu’on investit dans ses propres enfants38. À l’inverse, Becker perçoit l’intervention étatique dans le domaine des soins comme une menace à la cohésion familiale garantie par l’intérêt des parents à agir de manière altruiste vis-à-vis de leurs enfants et de leur conjoint. En cela, il rejoint la pensée de Lasch (2012 [1977]).

38 Selon Becker, il en va d’ailleurs de même en ce qui concerne l’investissement des membres du couple l’un vis-à-vis de l’autre : la manipulation émotive pallie en partie l’incertitude qui préside au choix amoureux.

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Dans cette perspective, la solidarité conjugale telle que l’envisage Durkheim n’existe pas. Pour Becker, il s’agit plutôt d’une mise en commun intéressée qui découle d’une préférence pour le bien-être de l’autre fondée sur l’intérêt à ce que le conjoint (ou les enfants, ou les enfants entre eux), satisfait, ne cherche pas à maximiser ses gains au détriment de l’autre. Il en résulte que pour Becker, la coopération familiale, plutôt que par l’altruisme, est construite par l’intérêt à favoriser le groupe familial afin d’être favorisé soi-même en vue de l’atteinte d’un optimum de Pareto39. Dans un autre ordre d’idées, mais selon la même application de la logique coût-bénéfice à l’étude des familles, Becker tient pour acquis que les femmes prennent des décisions de carrière en fonction de calculs rationnels - les « coûts de renoncement » (« opportunity costs ») - qui se modifient en même temps que le contexte économique et social évolue. Ainsi, il devient de plus en plus « coûteux » pour les femmes d’être à la maison auprès de leurs enfants parce que leur niveau d’éducation s’est élevé (c’est-à-dire que leur « capital humain » a augmenté). Ne pas travailler contre rémunération, dans ce contexte, c’est renoncer à plus de bénéfices matériels qu’auparavant. Il en va de même pour les « coûts de divorce » : ils sont plus élevés chez les couples financièrement à l’aise, ce qui, selon Becker (1973), explique leur taux relativement faible de divorce. Ici encore, il n’est pas question de sens, de sentiments ou de récit expliquant le fonctionnement des familles ou les comportements de leurs membres. De façon plus générale, Becker accorde une grande importance aux décisions de consommation. La famille en tant qu’unité de production représente également une unité décisionnelle unique fonctionnant à la manière d’une entreprise capitaliste qui se fie d’abord et avant tout sur l’utilité et le profit potentiels pour effectuer des choix. Ce faisant, la demande d’une consommation efficace et satisfaisante basée sur les préférences de chacun des membres est prise en considération. Le concept de préférence est central chez Becker et s’applique particulièrement aux familles, lieu d’alliances volontaires. Cette prise en considération des préférences de chacun, plutôt que de valoriser les desseins personnels, et notamment ceux des femmes et plus particulièrement des mères, sert d’abord à consolider l’unité familiale et à la faire fructifier au maximum. Ainsi, bien qu’il tienne compte de l’individualité des membres, Becker appelle le mécanisme décisionnel auquel ils participent « household decision making » :

Becker’s path-breaking Treatise on the Family was the first to insist on the need for an economic model of how people with differing preferences living in multiperson households make decisions, a process misleadingly called household decision making. Until then, the outcomes of such collective decisions had been modeled using the tools of rational choice theory that had been developed for the analysis of individual decision making. Indeed, this practice of modeling the outcomes of household decisions as if they were made by individuals remains normal practice to this day in most theoretical and applied economic reasoning that is not directly concerned with understanding what goes on within households. (HIMMELWEIT et al. 2013 : 625-626)

Or, si le terme « household decision making » porte à confusion, c’est parce qu’on comprend bien, aujourd’hui, que les décisions familiales ne résultent justement pas d’une « unité familiale » dont les membres agissent et pensent avec une efficacité et une cohérence rationnelles optimales. Les modèles économiques qui suivront celui de Becker s’efforceront de

39 L’optimum de Pareto est atteint lorsque l’allocation des ressources disponibles atteint un équilibre parfait qu’il est impossible de modifier sans défavoriser un bénéficiaire des ressources au profit d’un autre.

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mieux tenir compte de l’agentivité de chaque membre de la famille40. Rappelons que Bourdieu (1972), par exemple, a remplacé la notion d’intérêt par celle d’habitus, afin de rendre compte du fait que les individus agissent certes selon des « stratégies matrimoniales » qui visent des buts pragmatiques, mais que ces stratégies relèvent d’un univers psychosocial complexe que le calcul strict ne parvient pas à expliquer. En dépit de ses lacunes, la théorie de Becker servira de socle à partir duquel l’économie commencera à mieux percevoir, au cours des décennies suivantes, les enjeux liés à la domination, à la démocratie et à l’égalité de genre au sein des familles41. Quoiqu’il en soit, plusieurs commentateurs – plutôt chez les sociologues que chez les économistes d’ailleurs - ont vu chez Becker un réductionnisme outrancier qui tend à remplacer la vie entière par des équations et qui fait des membres des couples des manipulateurs avides qui ne songent qu’à maximiser le profit que l’un peut tirer de l’autre. Ces critiques reconnaissent souvent que Becker a apporté une perspective économique nécessaire à la sociologie de la famille, mais estiment que la vision globale de Becker, purement marchande, n’est pas valide42. Même enrichie, au fil des années, afin d’inclure certaines variables et réalités sociologiques que Becker avait ignorées au départ, sa théorie, demeure essentiellement économétrique. Le simple ajout de variables dans des modèles cherchant à quantifier ce qui se passe au sein des familles ne semble aboutir qu’à une compréhension partielle et partiale du principe central, du « quelque chose » qui cimente l’institution familiale de manière cruciale. Avec Becker, en effet, on s’éloigne d’un « noyau dur » émotif fondé sur l’affection ou la solidarité, d’un principe symboliquement logé au « cœur » de la famille et qui fait qu’elle dure. Plutôt qu’en son affect, Becker trouve cette solidité dans la « tête » de la famille, c’est-à-dire dans le « bon sens » d’un calcul investissement/bénéfice43. L’approche de Becker ne laisse place à aucun doute : dans cette vision, les individus sont capables de renoncer à leurs valeurs ou à leurs éventuels élans de solidarité s’ils estiment de manière rationnelle que leur implication auprès de leurs proches ne leur rapporte pas assez par rapport à l’énergie investie.

40 C’est le cas de Sofer et Rizavi (2009 : 7), par exemple, qui montrent qu’à rebours de la théorie de Becker, pour qui les tâches ne sont réparties qu’en fonction d’un maximum d’utilité, le transfert des tâches d’un époux à l’autre a un effet sur l’équilibre du ménage. Illouz, dont les travaux portent notamment sur la marchandisation de l’amour dans un contexte de désencastrement de l’économie, porte un regard particulièrement éclairant sur la critique qu’on peut faire des notions de préférence et de choix telles qu’elles sont proposées par Becker et plus largement, par les économistes de la famille qui l’ont suivi : « Si Becker a bien perçu cette vision communément partagée selon laquelle le mariage est le résultat d’un libre choix aux critères variés, il commet néanmoins quelques erreurs importantes : il envisage les décisions comme étant le résultat de préférences et ne fait pas de distinction entre les agents et les modalités du choix d’un conjoint […]. […] Becker ne voit pas non plus que le marché du mariage et les conditions présidant à la recherche et au choix d’un partenaire sont fonction du degré de régulation du mariage, c’est-à-dire de […] « l’écologie du choix ». Les économistes supposent que la préférence induit le choix et ne s’interrogent pas sur les conditions de formation de la préférence. Enfin, et peut-être de façon plus cruciale, les économistes négligent le fait que les marchés du mariage ne sont pas naturels ou universels, mais qu’ils sont le résultat d’un processus historique de dérégulation des rencontres amoureuses, en l’occurrence d’un processus de « désencastrement » de la rencontre amoureuse des cadres moraux traditionnels qui régulaient le processus du choix. » (ILLOUZ 2012 : 89-90) 41 Parmi les auteurs les plus célèbres à ce sujet, Sen (2012) forgera le terme de « conflit coopératif », selon lequel le bien-être des individus dépend de celui de la famille, famille au sein de laquelle subsistent des inégalités importantes. Commentant Sen, DONNI et PONTHIEUX (2011 : 67) soutiennent à ce sujet qu’on ne peut « postuler une répartition harmonieuse du bien-être parmi les membres d’une même famille ». Notons par ailleurs que de manière générale, de nos jours, en Occident, tant la sociologie de la famille que les individus accordent beaucoup plus d’importance à la négociation entre égaux au sein des familles qu’à l’époque où écrit Becker, que cette négociation entre égaux soit acquise ou rêvée (SENAC-SLAWINSKI 2007 ; SURPRENANT 2009). 42 Pour Kaufmann (2010b : 183-184), pour ne citer que lui parmi quantité d’autres commentateurs, le désir d’enfant, contrairement à ce qu’en dit Becker, « n’est pas une idée froide ou un projet sec, mais bien un désir, qui, comme tous les désirs, provoque aussitôt d’intenses vibrations » et suite auquel les nouveaux parents « se découvrent radicalement autres ». 43 Himmelweit et al. (2013: 628-629) utilisent également la métaphore de la tête au sujet de la famille beckérienne, mais chez elles, la tête réfère à une autorité pensante et décidante qui dirige le ménage : le père. Bien que celui-ci se perçoive lui-même comme « altruiste » et voué avant tout au bien-être de la famille entière, la métaphore utilisée par ces auteures laisse bien percevoir le caractère fortement patriarcal de la famille utilitariste telle que théorisée par Becker.

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2.3 Illouz : la marchandisation des sentiments

Un apport inscrit dans la lignée de Becker, mais moins centré sur l’argent, et plus ouvert à la complexité relationnelle, émotionnelle, amoureuse et familiale, est celui d’Eva Illouz. S’il paraît pertinent de s’attarder à cette auteure, c’est qu’elle transpose en grande partie le cadre d’analyse de Becker aux années 2000 et aux relations amoureuses (plutôt que familiales) et qu’elle se désole de l’emprise de la marchandisation et de l’économie du choix (réputé « rationnel » à tort, selon Illouz) sur les relations humaines, plutôt que de l’appeler de ses vœux, ainsi que le fait Becker. Dans Les sentiments du capitalisme (2006) et dans Pourquoi l’amour fait mal. L’expérience amoureuse dans la modernité

(2012), Illouz explore la nature sociologique des relations intimes, sexuelles et sentimentales dans l’Occident des années 2000-2010 et de la souffrance qu’elles occasionnent. Premier constat : ces relations ont elles aussi, depuis le XIXe siècle, subi leur « grande transformation » polanyienne. Si elles se sont affranchies de certaines contraintes sociales (religieuses, de classe, d’hétéronormativité, d’âge, etc.), elles se sont, en contrepartie, marchandisées. Comparant les usages amoureux de l’Occident contemporain à ceux qui avaient cours dans l’Europe victorienne, Illouz constate que le mariage « de raison » supervisé par les proches a progressivement perdu de son ascendant sur les individus au profit du mariage « d’amour »

individualiste, une transformation qui s’est effectuée au détriment des liens communautaires chers à Tönnies (2010 [1887]) à Durkheim (2013 [1897]) et à Polanyi (1983 [1944]), notamment, et en faveur de l’intrusion des rapports marchands dans les choix amoureux : « Ce que nous appelons le « triomphe » de l’amour romantique consista d’abord et avant tout à désencastrer les choix amoureux individuels du tissu moral et social du groupe, et à faire émerger un marché des rencontres autorégulé. Les critères modernes permettant d’évaluer un objet d’amour ont été extraits des cadres moraux publiquement partagés. » (ILLOUZ 2012 : 14) Il va de soi que, pour peu qu’elle ait bel et bien eu lieu, cette extraction des liens communautaires et des cadres moraux ne va pas dans le sens de liens sociaux, amoureux et familiaux établis dans le don. Pour Illouz, en effet, la montée de l’individualisme, la psychologisation des sentiments, les luttes féministes et la libération sexuelle qui ont culminé dans les décennies 1960-1990 se sont accompagnées d’une intense récupération des liens intimes, amoureux et sexuels de la part d’un « marché de l’amour » désormais illimité au sein duquel tout le monde est en compétition contre tout le monde dans la chasse à l’amour, au couple et à la sexualité. Nous verrons que cette vision est importante et qu’elle se fonde sur des phénomènes sociaux réels. Nous verrons aussi qu’il est possible que ce contre quoi s’élève Illouz ne soit pas aussi répandu qu’elle le croit. De fait, parce qu’Illouz s’intéresse surtout aux fréquentations amoureuses avant la mise en couple stable, elle sert de contrepoint à cette thèse jusqu’à un certain point. Le développement qui suit, en effet, permet d’émettre une hypothèse : les couples conjugaux interrogés, plus ou moins consciemment, « sortent »-ils du marché à partir du moment où ils s’engagent dans une relation stable fondée dans les sentiments forts et le don ? Voyons cela de plus près. Illouz explique qu’une « culture de l’affectivité » s’est développée au cours des 100 dernières années (peu ou prou), qui, en poussant l’individu à une réalisation du Soi fondée d’abord sur l’intime, en complexifiant son expérience émotionnelle et

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relationnelle et en le considérant désormais comme capable de démêler seul44 les intrications psychologiques et les conséquences matérielles (ascension et descente sociale par exemple) de ses choix sentimentaux, conjugaux et sexuels, le « capitalisme émotionnel » s’est approprié les affects « au point de transformer les émotions en marchandises » et de faire des émotions le facteur-clé de choix réputés raisonnables, alors que, manipulées par le marché, elles le sont moins que jamais : « Le capitalisme émotionnel est une culture dans laquelle les pratiques et les discours émotionnels et économiques s’influencent mutuellement, aboutissant ainsi à un vaste mouvement dans lequel les affects deviennent une composante essentielle du comportement économique et dans lequel la vie émotionnelle – en particulier celles des membres des classes moyennes – obéit à la logique des relations et des échanges économiques. » (ILLOUZ 2006 : 18) Il ne s’agit plus, aujourd’hui, en matière amoureuse, d’obéir aux normes sociales strictes d’engagement et de coopération qui consolidaient jadis la communauté, explique Illouz, mais bien à son cœur, à ses désirs, à ses besoins subits, ainsi qu’à ses envies fluctuantes de consommation. Or, ce cœur a des raisons complexes que même la plus vigilante introspection réflexive – une obligation de la modernité avancée (BECK et BECK-GERNSHEIM 1995 ; GIDDENS (2004 [1992]) - peine à élucider, et ce, encore plus dans une société capitaliste que caractérise la surabondance de l’offre et du choix. Pour Illouz, il n’est pas étonnant que dans pareil contexte, les individus s’égarent et deviennent aliénés vis-à-vis d’eux-mêmes et des relations qu’ils s’épuisent à construire sur la base d’une consommation émotionnelle qui n’a que peu de permanence et de solidité à offrir45. Illouz pose ici un constat similaire à celui de de Bauman (2008), pour qui les liens de l’amour sont devenus « liquides », impermanents, impossibles et impalpables. Pour Bauman comme pour Illouz, c’est la société de consommation qui est en grande partie responsable de la situation. Pour Illouz, trois facteurs précis ont permis la « grande transformation » capitaliste de l’amour, amenant le marché à occuper un rôle central dans la formation des couples contemporains :

• la dérégulation sociale du mode d’évaluation du partenaire au prix d’une « dérégulation du marché matrimonial », les choix et les transactions n’étant plus contrôlée par la communauté ;

• la tendance à envisager le partenaire en des termes psychologiques et sexuels ;

• et l’apparition d’un champs sexuel au sens bourdieusien : la quête amoureuse s’effectue désormais dans une arène où règnent la compétition sexuelle, la marchandisation du désir et la consommation des relations affectives. Ces années-ci, cette arène se donne à voir sous sa forme la plus aboutie dans les sites de rencontre en ligne (ILLOUZ 2006 ; 2012 : 74).

L’une des conséquences importantes de cette transformation des relations affectives est que la sexualité est devenue une « métaphore généralisée du désir » et la beauté, une « caractéristique diffuse [mais cruciale] du statut » (ILLOUZ 2012 : 74-

44 Par opposition à l’individu jadis entouré d’une famille élargie et d’une communauté qui encadraient, guidaient, soutenaient et limitaient ses choix amoureux et son engagement familial, non par rapport au marché, évidemment, qui produit quantité d’ « experts » voués à remplacer, justement, cette communauté qui n’est plus concernée par les choix amoureux et familiaux comme elle l’était jadis. 45 À propos de la perte de sens liée à la libéralisation des rapports amoureux, et plus précisément sexuels, dans un article publié en 1978, en plein révolution sexuelle, Lasch écrit : « La liberté sexuelle sous le capitalisme ne conduit pas à l’autonomie personnelle, mais à l’obligation universelle de jouir et d’être objet de jouissance. » (cité par JOLY 2012 : 10)

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76 et 85. Voir aussi BAUDRILLARD (1996 [1970]). Ce statut n’est plus assigné à la naissance par une position dans une structure sociale et familiale. Tout le monde lutte pour l’acquérir dans un marché sexuel généralisé :

En devenant plus subjectif, le choix d’un partenaire place les individus dans une situation de compétition ouverte avec les autres. La rencontre avec des partenaires potentiels est donc structurée dans et par un marché ouvert au sein duquel les gens se rencontrent et s’unissent en fonction de leur « goût », et rivalisent les uns avec les autres pour accéder aux partenaires les plus désirables. Cela a pour effet de transformer les termes de l’échange entre hommes et femmes. (ILLOUZ 2012 : 91)

Ces deux composantes du Soi individuel que sont la beauté et la sexualité se doivent désormais de répondre à des critères élevés qui ne peuvent être atteints qu’à l’aide d’une panoplie de produits commerciaux. Beauté et sexualité sont devenues des valeurs en soi – au sens de prix, de quantité échangeable, non d’aspiration morale - des atouts suprêmes, incontournables, au perfectionnement desquels chacun doit consacrer une part importante de son énergie afin de les échanger au plus haut prix sur le marché de l’intimité et de l’affectivité. La sexualité, notamment, a pris une importance démesurée, qu’elle n’avait pas auparavant. « La société de consommation a sans aucun doute, avec les revendications féministes46 et « bohèmes » en faveur de la liberté sexuelle, contribué de manière significative à la sexualisation des femmes puis des hommes. » (ILLOUZ 2012 : 76) Cette sexualité s’est « sérialisée » et détachée de l’amour et de l’engagement pour devenir une mesure du succès et de l’identité. Pour Illouz la mise en couple s’est donc affranchie des règles morales et de l’endogamie de classe, ce qui a abouti à un marché désencastré de l’amour, du mariage et de la sexualité dont les caractéristiques sont les suivantes :

• d’horizontale (c’est-à-dire d’endogame), la recherche de partenaire devient à la fois horizontale et verticale, en principe sans limites de classe ou d’attentes sociales ;

• les critères de sélection sont désormais fondés sur le goût personnel (néanmoins socialisé, évidemment, dans un cadre normatif) plutôt que sur des normes sociales ;

• le choix est à la fois émotif et économique – et, dès lors, d’une grande complexité - mais toujours individuel puisque la société n’aide plus à unir l’affectif et l’intérêt dans un choix approuvé ;

• l’attrait physique et psychologique sont des signes de la valeur du partenaire (ILLOUZ 2012 : 96). Pour Illouz, il n’est pas étonnant que pareil empiètement du marché sur les relations amoureuses ait formé des individus qui s’y comportent comme des « capitalistes sexuels » visant le meilleur rendement sur leur choix, l’abondance et la variété. Ce capital érotique, par ailleurs, peut être réinvesti dans d’autres champs, favorisant toujours plus les mieux pourvus au départ (ILLOUZ 2012 : 98). Comme dans tous les secteurs qui ont subi les assauts du capitalisme mondialisé, la libéralisation

46 Illouz critique le féminisme de la deuxième vague, celui des années 1960-1990, qu’on peut, en simplifiant, apparenter au féminisme matérialiste dont il est question dans cette thèse, parce qu’en insistant pour que les femmes s’adonnent librement à des pratiques sexuelles semblables à celles des hommes au moment même où des forces marchandes les soumettaient toujours plus à un idéal romantique de l’amour unique, magique et transcendant (ILLOUZ 2014), il a, selon elle, livré les femmes aux lois impitoyables du marché, qui a récupéré l’idéal féministe. Pour Illouz, le féminisme porte donc sa part de responsabilité dans le fait que notre façon sociale de vivre l’amour conforte la domination masculine. Attention toutefois : Illouz établit une différence entre patriarcat et domination. Avant, explique-t-elle, le patriarcat était beaucoup plus prégnant et pourtant, l’amour et la sexualité était moins déterminantes dans l’identité des femmes et des hommes : « Plus que cela : la prédominance culturelle de l’amour semble avoir été associée à un déclin – et non un renforcement – du pouvoir des hommes dans la famille et à l’émergence de rapports de genre plus égalitaires et symétriques. » Donc, le patriarcat n’avait pas besoin de l’amour pour subsister, mais la domination masculine, si.

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de la sexualité sous l’égide du marché désencastré a ainsi contribué, constate Illouz, à la création d’inégalités abyssales et à l’avènement de ce que certains conçoivent comme une grande misère émotionnelle pour la vaste majorité des

humains47 : « [D]éfendre la modernité doit se faire sans illusion et sans enthousiasme, car cette forme culturelle occidentale de modernité a provoqué des formes de misère affective, de destruction sans précédents des univers de vie traditionnels ; elle a fait de l’insécurité ontologique un trait chronique des vies modernes, et n’a cessé d’empiéter sur l’organisation de

l’identité et du désir. » (ILLOUZ 2012 : 28. Illouz souligne.)

Un phénomène de paupérisation analogue, par ailleurs, s’est produit dans ce qu’Illouz, s’inspirant de Bourdieu, appelle le développement de « champs émotionnels ». Ces champs se sont créés sous l’emprise toujours plus grande de la psychologie et du marché sur la vie privée et affective des individus au cours du XXe siècle48. Les gens y cultivent des attitudes et des capacités affectives – des « compétences émotionnelles »49 - qu’ils peuvent ensuite traduire en avantage, c’est-à-dire en capital amoureux. « Comme la compétence culturelle, la compétence émotionnelle peut se traduire en avantage social, sous forme de promotion professionnelle ou de capital social. » (ILLOUZ 2006 : 119) Les relations intimes, familiales et conjugales deviennent ainsi une « ressource culturelle et sociale pouvant aider les gens à atteindre un certain bien-être » (ILLOUZ 2006 : 126). Ce « capital émotionnel » s’emmêle aux atouts économiques pour forger les aspirations sociales des individus qui souhaitent trouver un partenaire égal en compétences émotionnelles et en potentiel économique. Or, tous les individus ne sont pas également pourvus de compétences émotionnelles au départ. Les compétences émotionnelles, constate Illouz, sont plus développées et mieux maîtrisées dans les classes scolarisées ou aisées. C’est en effet le propre du marché de créer des gagnants et des perdants. Pour chaque personne en mesure d’échanger de grandes quantités d’expériences sexuelles mirobolantes ou une maîtrise sophistiquée de la grammaire émotionnelle contemporaine sur le marché, dix, voire cent autres, s’étiolent dans l’absence ou la quasi-absence de lien sexuel ou affectif de qualité, conséquence directe et répandue de la marchandisation des liens intimes, amoureux et sexuels.

*

Ainsi, Illouz se désole-t-elle de la marchandisation des rapports amoureux et de l’aliénation qui, selon elle, en résulte. Or, en dépit de sa critique de cet état de fait d’une part, et de son affection pour Tönnies et Polanyi d’autre part, Illouz utilise

47 Cette misère émotionnelle est mise en littérature de façon convaincante, voire choquante, par le romancier français Michel Houellebecq (1998, 2001, 2005, 2019). 48 Tant dans Les sentiments du capitalisme (2006) que dans Pourquoi l’amour fait mal (2012), Illouz critique le rôle accru des experts appelés à résoudre par le marché des « problèmes » d’ordre émotif, sentimental, sexuel, relationnel ou d’apparence physique créé par ce même marché. Elle questionne plus particulièrement l’extension du domaine d’intervention des psychologues : « La culture de la consommation parvint à se débarrasser des normes sexuelles traditionnelles, des interdictions frappant la sexualisation des corps et des relations, en s’appuyant sur l’autorité d’experts issus des rangs de la psychanalyse et de la psychologie.[…] Des psychologues et autres conseillers, représentant désormais un secteur économique considérable, se mirent à affirmer haut et fort qu’une vie sexuelle épanouie était essentielle au bien-être », écrit-elle par exemple. (ILLOUZ 2012 : 80-81).

49 « [Les compétences émotionnelles consistent] à s’engager dans des exercices d’introspection, à attribuer des noms à ses propres sentiments, à reconnaître ceux des autres, à pouvoir en parler, à manifester de l’empathie pour trouver des solutions à un problème d’ordre émotionnel. Le langage thérapeutique et l’intelligence émotionnelle […] sont des ressources culturelles « réelles », non parce que [les individus] comprennent la nature « réelle » de leurs problèmes affectifs, mais parce qu’ils sont capables d’utiliser une même structure culturelle pour donner du sens à leurs émotions négatives et pour les faire « travailler » en suscitant un récit de souffrance et de self-help, qu’ils peuvent ensuite partager et dont ils peuvent se servir pour approfondir leur intimité. » (ILLOUZ 2006 : 128)

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surtout des outils beckériens50 afin de comprendre et d’analyser les rapports amoureux. Tout se passe en effet comme si elle adhérait à regret au constat de Becker, pour qui ces rapports s’établissent dans un marché où œuvrent des individus égoïstes et calculateurs qui n’obéissent qu’à la théorie du choix rationnel, à l’offre et à la demande. Par exemple, cherchant à résoudre une énigme que la thèse de Becker ne parvient pas à résoudre - pourquoi les hommes sont-ils, de nos jours, si peu enclins à se marier, alors que le mariage leur est favorable ?51 – Illouz utilise des concepts beckériens, parlant notamment de l’engagement comme d’ « une réponse à une structure d’opportunités » (ILLOUZ 2012 : 124), ce qui pose problème du point de vue du don. Pour Illouz, le marché sexuel du mariage est favorable à la variété d’opportunités offertes aux hommes, qui ont donc intérêt à y « flâner » longtemps avant de se fixer, parce qu’il valorise l’expression de leur sexualité et leur permet l’accès à un plus grand nombre de femmes qu’auparavant (ILLOUZ 2012 : 135-136). En dépit de la critique qu’elle adresse à Becker, voilà une question et une réponse typiquement beckériennes. Pour Illouz, Becker avait donc – hélas! – en grande partie raison : nos relations amoureuses sont le reflet du monde capitaliste dans lequel nous évoluons. Ce monde repose sur des principes de marchandisation des individus et de leurs rapports amoureux, de compétition, d’investissement rationnel, de profit, d’atteinte de buts économiques précis et d’optimisation du choix qui aliènent les individus et les insécurisent. Dans cette vision, il n’est que peu question de solidarité et de don, si ce n’est en référence à une époque révolue, dont Tönnies déplorait déjà la disparition. Alors que Becker semble « rationaliser », c’est-à-dire quantifier des pratiques qui n’ont peut-être pas à l’être et dont la raison d’être se situe hors du champ de l’économie, on peut se demander, pour ce qui est des propos d’Illouz, si ses constats ne s’appliquent pas surtout à des personnes qui s’engagent intensément dans des activités de rencontres sexuelles et amoureuses à un moment circonscrit de leur trajectoire de vie, rencontres qui n’ont pas nécessairement d’impact durable sur le jour où ces personnes changent plus ou moins « subitement » de registre – de paradigme ? – pour s’engager dans des relations fondées dans des sentiments forts qui incluent un projet conjugal ou familial52. Si les couples interrogés dans le cadre de cette thèse ont vécu une période de ce type, elle appartient désormais au passé – quoiqu’ils puissent éventuellement s’y engager de nouveau, à la suite d’une rupture, notamment. Ce que ces couples laissent voir de leur couple familial n’a que peu à voir avec le capitalisme de l’amour que décrit Illouz et relève plutôt du don. Or, qui, de ces participants ou des consommateurs d’Illouz, reflète le mieux ce que sont les relations de couple et de famille d’aujourd’hui ? Des deux modes d’être et d’agir, des deux types de pratique, laquelle s’approche plutôt de la norme et laquelle est plutôt déviante ? Se peut-il qu’à l’instar de la « relation pure » de Giddens, le capitalisme amoureux d’Illouz soit un concept qui cherche à normaliser ce qui demeure une pratique marginale par rapport à une organisation familiale ancrée dans la collaboration, les sentiments

forts et le don ?

50 Ainsi que ceux de Bourdieu qui sont les plus proches de la pensée de l’intérêt : « capital », « champs », etc. 51 Les hommes mariés sont plus riches et en meilleure santé que les célibataires. 52 Lash remarque ainsi que le « dating », phénomène adolescent dont la nouveauté frappe les imaginations à l’époque où il écrit, est un mécanisme de divertissement, non de préparation à la vie adulte ou de prélude à la demande en mariage. Ce dating adolescent est basé sur des motivations liées au prestige (« rating ») (LASCH 2012 [1977] : 141 et 143).

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2.4 Tabet et Delphy : la domination patriarcale, non les sentiments forts

Chez les féministes matérialistes (GUILLAUMIN 1978 ; WITTIG 1980a, 1980b ; KERGOAT 1982 ; TABET 1987 ; DELPHY 2009a, 2009b)53, dont les thèses commencent à gagner en importance dans les années 1970 et dont l’influence persiste jusqu’à nos jours, la solidarité et le don ne constituent pas des objets d’analyse positifs dans l’étude des familles. Elles y voient plutôt, d’abord et avant tout, le lieu par excellence de la domination patriarcale. Utilisant la notion de « rapports sociaux de sexe » (MATHIEU 1971, 1991), elles déboulonnent l’idée selon laquelle les femmes sont plus disposées que les hommes à materner. Les rapports sociaux de sexe mettent en évidence les enjeux de pouvoir qui fondent la catégorisation sociale des sexes et qui ont des répercussions sur la division familiale du travail, notamment (BIDET-MORDREL 2010). Pour ces féministes, la division du travail familial n’a que peu à voir avec la création de solidarité, de sentiments affectueux ou d’intégration familiale : cette division est l’incarnation par excellence de la domination patriarcale et les femmes la subissent plus que librement elles ne l’embrassent. Certaines théoriciennes poussent la réflexion à ses limites dans leur opposition au modèle familialiste du bonheur en couple avec des enfants. Pour Guillaumin, par exemple, le mariage est la clé d’un système d’exploitation des femmes par les hommes qu’elle nomme « sexage ». Lorsque, renonçant à leur liberté, les femmes se marient, « ce qui est cédé n’est pas la force de travail, mais bien l’unité matérielle que forme l’individu lui-même » (GUILLAUMIN 1978 : 10-18). Les femmes comme biens sont produites par le mariage. Le sexage est une forme économique qui détermine les genres, les rend nécessaires. Tabet (1987), elle, évoque un « échange économico-sexuel » qui est la condition du pouvoir masculin et qui est fondé sur l’appropriation initiale, par les hommes, des outils les plus performants et les plus sophistiqués – les outils du pouvoir - ce qui leur permet de s’approprier la force, voire la violence, ainsi que la meilleure nourriture (protéines), qu’ils peuvent éventuellement échanger contre des faveurs sexuelles. L’échange économico-sexuel théorisé par Tabet situe les rapports entre les femmes et les hommes sur un continuum mariage/prostitution. Le patriarcat, toutefois, dispose de moyens puissants (socialisation, consommation, publicité, mythes culturels et médiatiques) pour voiler la réalité. À ses yeux, cela est particulièrement flagrant en Occident. Au Niger, illustre-t-elle, l’intérêt au mariage est beaucoup plus pragmatique : on ne « fait pas semblant » de se marier par amour. Ce à quoi Tabet fait ici allusion, ce sont trois idées parentes importantes au sujet des relations familiales et de couple : l’idée qu’un voile camoufle ce qu’est réellement la relation conjugale ; l’idée que la socialisation genrée garantit le consentement des femmes à se comporter selon l’idée sociale de ce que c’est qu’être femme (idée de Parsons) ; et l’idée que ce que cette relation est véritablement, c’est un calcul intéressé d’abord et avant tout (idée de Becker). Et ainsi, selon Tabet, les femmes donnent-elles des services alors que les hommes fournissent une compensation. Le choix des termes n’est pas anodin : les femmes « donnent », les hommes

53 Les féministes matérialistes s’arc-boutent sur la théorie marxiste, qu’elles critiquent et enrichissent en affirmant que l’exploitation ne résulte pas seulement des rapports d’exploitation capitalistes, mais également du patriarcat. Pour les féministes matérialistes, les rapports de production (propriété, travail, conditions matérielles) forment la base de la société, sur laquelle se déposent, s’y arrimant, les autres éléments sociaux. Les femmes sont théorisées comme une classe constituée par les conditions matérielles. Wittig (1980a : 80), par exemple, parle de la « classe femme » comme du « résultat d’une relation d’exploitation ». Le féminisme matérialiste s’intéresse particulièrement à « l’économie du sexe », aux institutions qui définissent la propriété des humains selon leur sexe et à la division sexuée du travail. Il appelle de ses vœux une société qui, brisant l’illusion d’une « égalité dans la différence » entre les femmes et les hommes, fait apparaître les conditions matérielles qui sont à l’origine de l’oppression et permet ainsi l’accession à une égalité véritable : il faut « que notre classe entière reprenne la propriété de soi-même, socialement, matériellement », écrit Guillaumin (1978 : 15).

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« fournissent » et Tabet évite de parle en termes de « mutualité » de « partage » ou de « retour ». La notion d’échange est toutefois centrale : un échange quantifiable, fondé sur une définition particulière de l’injustice (les femmes donnent, les hommes fournissent) et sur la détermination de Tabet à dévoiler que la sexualité n’est pas fondée sur l’amour, mais bien sur la transaction54.

* C’est peut-être la sociologue française Christine Delphy qui pousse la réflexion matérialiste le plus loin. À ses yeux, loin de générer de la solidarité et des sentiments forts positifs, le mariage n’est rien de moins qu’une forme socialement admise de la mise en esclavage d’une classe – les femmes – par une autre – les hommes. Dès l’un de ses premiers articles, publié en 1970, Delphy voit dans le patriarcat un système qui constitue l’ « ennemi principal » responsable de l’exploitation des femmes dans la société en général, et au sein des familles en particulier. Pour Delphy, en effet, le travail familial est le mécanisme fondamental de l’exploitation patriarcale. Il s’organise en un « mode de production domestique » qui est distinct du mode de production capitaliste et qui se fonde sur la division genrée du travail familial : « Parmi les facteurs expliquant la persistance de l’appropriation du travail des femmes […] il faut citer d’abord… le système de division sexuelle du travail lui-même ! Ce système est mal nommé, car il n’implique pas seulement une division technique des tâches, mais une hiérarchie : c’est avant tout un système d’exploitation. » (DELPHY 2015 : 36) Delphy résume sa pensée ainsi : « 1) le patriarcat est le système de subordination des femmes aux hommes dans les sociétés industrielles contemporaines ; 2) ce système a une base économique ; 3) cette base est le mode de production domestique55. » (DELPHY 2009a : 9) Pour Delphy, il est crucial de distinguer le mode de production domestique nécessaire au patriarcat de l’économie de marché nécessaire au capitalisme : « J’ai identifié, dans la famille, une fonction de type économique : la production de biens et services ; et une exploitation de type également économique : l’extorsion du travail non payé des femmes – et parfois des enfants et des collatéraux […]. Mais j’ai montré aussi que cette exploitation ne repose pas sur un mécanisme économique au sens classique, c’est-à-dire extérieur au social, mais sur un statut, celui de dépendants du chef de famille. » (DELPHY 2009b : 22) Pour Delphy, en effet, une erreur fondamentale hante le marxisme : contrairement à l’exploitation des travailleurs prolétaires, l’exploitation des femmes n’est pas le fait du capitalisme, sensé expliquer tout type d’oppression, mais bien du patriarcat. « À la théorie du « profit pour le capitalisme », j’oppose depuis longtemps celle du « profit pour la classe des hommes ». Ou, en d’autres termes, le travail ménager n’est pas une somme disparate de relations individuelles, mais l’effet d’un mode de production, le mode de production patriarcal ou domestique. » (DELPHY 2015 : 29)

54 Notons au passage que cette idée d’injustice inhérente à l’échange constitue l’une des apories incontournables du féminisme matérialiste, qui réfute toute prétention biologique, psychologique ou sociale à établir une différence fondamentale entre les femmes et les hommes. Pour Tabet, l’idée d’une sexualité différente chez les femmes et les hommes ne sert qu’à justifier la domination : prétendre que les hommes ont besoin de plus de relations sexuelles ne sert qu’à amener les femmes à les leur donner. Or, Tabet semble utiliser consciemment la notion de don lorsqu’il est le fait des femmes, mais non lorsqu’il est question de la participation des hommes à la relation sexuelle. Les hommes « prennent », semble-t-on comprendre, ce qui laisse songeur quant à la négation par Tabet d’une sexualité différente de la part des femmes et des hommes. 55 Le mode de production domestique patriarcal est « l’extorsion, par le chef de famille, du travail gratuit des membres de sa famille » dans le cadre social de sa maison. Il inclut non seulement les tâches ménagères, mais également « n’importe quel travail et n’importe quelle production effectués gratuitement, quand ils pourraient être rémunérés ailleurs » (DELPHY 2015 : 29 et 30). On constate que Delphy se situe à l’opposé du don (et des sociologues de la crise, ainsi que nous le verrons) en appelant de ses vœux la marchandisation des tâches traditionnellement effectuées au sein des familles. Le « travail » (ou les dons) que font les hommes dans les familles ne sont pas examinés.

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Afin de percevoir la façon dont le patriarcat s’approprie le travail des femmes, explique Delphy, il faut s’intéresser aux formes de création de valeur autres que la plus-value. Il faut également lever le « voile de touchante sentimentalité » (Marx, cité par Delphy) qui camoufle les relations d’intérêt qui agissent au sein des familles (DELPHY 2009a : 10). « Comme tout mode de production, le mode de production domestique est aussi un mode de circulation et de consommation de biens. » (DELPHY 2009a : 13) Ces principes, jumelés à celui selon lequel quantité de biens ne circulent pas via le marché, mais via la famille, amènent Delphy à établir des prémisses semblables à celles de Becker et de Tabet. À ses yeux, la famille est le lieu important de gestes qui se qualifient comme travail et dont la valeur est quantifiable : « […] [L]a perception ordinaire conçoit l’économie et la famille comme appartenant à et même constituant deux sphères de la « réalité » aussi étrangères que possibles l’une à l’autre, alors que si on se réfère à l’origine du mot, « économie domestique » est une redondance, une tautologie. Pourtant parler d’économie et de famille dans la même phrase est incongru et presque obscène. » (DELPHY

2009a : 10-11) De ces propositions, elle tire toutefois des analyses et des conclusions très différentes de celles de Becker. Contrairement à Becker, par exemple, mais dans la lignée de Tabet, Delphy établit que les règles de la circulation familiale des biens se caractérisent non par l’échange, mais par… le don – celui que font les femmes aux hommes, s’entend. Cela lui permet de se débarrasser « de la croyance qu’économie et marché, économie et échange, sont synonymes et même consubstantiels », écrit-elle (DELPHY 2009a : 11-12). Delphy, en effet, cherche à établir que ce qui n’a pas nécessairement de prix au sein des familles, c’est-à-dire le travail effectué gratuitement par les femmes, n’est pas sans valeur et ne doit pas être considéré comme extérieur aux échanges, même si contrairement aux exploités du marché capitaliste, les exploitées de la sphère domestique ne sont pas rémunérées, mais « entretenues ». Il s’agit de reconnaître cette valeur et de la rendre quantifiable. Après tout, les mêmes tâches effectuées dans le marché ont bel et bien un prix. Ici aussi, d’un présupposé théorique (la famille est le lieu du don), elle tire des conclusions fort éloignées de celles des autres auteurs (GODBOUT 1992, 2007, GODELIER 1996, CAILLÉ 2007a notamment) qui en établissent de très semblables, mais qui ne qualifieraient certainement pas la famille de « lieu privilégié de l’extorsion ». Pour Delphy, « don » est synonyme d’ « exploitation ». En amont même du don, Delphy base sa compréhension des échanges et des transferts au sein des familles sur la notion de patrimoine : « Le mode de circulation des biens qu’on appelle « patrimoine » est opposé point pour point au mode qu’on appelle « marché » : 1) il n’est pas caractérisé par l’échange, mais par le don ; 2) les acteurs ne sont pas interchangeables mais définis très étroitement par les règles de la parenté ; 3) enfin cette circulation ne dépend pas du bon vouloir des acteurs : ni des donateurs, ni des bénéficiaires. » (DELPHY 2009a : 10-11) Cette circulation, en effet, dépend des règles du patriarcat, qui défavorise les héritières au profit des héritiers. Les économistes, explique Delphy, prétendent que tous les héritiers sont égaux, mais c’est faux : « La sociologie traditionnelle [de Boudon et de Bourdieu, notamment] met uniquement l’accent sur l’hérédité des positions sociales ; je mets au contraire l’accent sur la non-hérédité de ces positions, sur l’inégalité entre les enfants, qu’il s’agisse d’héritage ou de succession au métier. » (DELPHY 2009a : 15)

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Delphy prend également soin de distinguer « travail domestique » et « tâches ménagères ». Les secondes sont une modalité du premier. Delphy explique qu’une tâche ménagère n’est pas nécessairement du travail domestique. L’homme qui se rase, par exemple, accomplit une tâche, mais non du travail domestique parce qu’il retire une gratification immédiate du fait d’être fraîchement rasé. Le geste accompli ne concerne que lui. Ce raisonnement amène Delphy à combattre la stratégie féministe répandue qui consiste à revendiquer un partage plus équitable des tâches ménagères : « […] [S]eul le travail gratuit, c’est-à-dire le travail fait gratuitement pour quelqu’un d’autre, est à proprement parler du travail domestique. Le travail gratuit est l’exploitation économique la plus radicale. On ne peut souhaiter répartir équitablement une exploitation. La seule chose que l’on puisse souhaiter, c’est faire en sorte que personne ne travaille gratuitement pour quelqu’un d’autre. » (DELPHY 2015 : 31-32) On comprend que dans un tel cadre analytique, il y a peu de place pour la collaboration, l’entraide et la gratuité, et encore moins pour la valorisation des sentiments forts et du don. Comme Becker, Delphy réfléchit à l’attrait du marché du travail rémunéré pour les femmes exploitées par le patriarcat familial. Toutefois, contrairement à Becker qui affirme que les « coûts d’opportunité » jouent en faveur du travail rémunéré des femmes, pour Delphy, les système capitalistes et patriarcaux, de connivence (l’un en amont de l’autre), font en sorte que les conditions structurelles du travail des femmes demeurent peu attrayantes :

La situation des femmes sur le marché du travail est bien étudiée par la sociologie. Ici, dans un domaine très documenté et discuté, celui des rapports entre travail salarié et « obligations familiales » des femmes, ma démarche a consisté à inverser la direction du lien habituellement établi. On voit d’ordinaire la « situation familiale » comme un donné, une contrainte qui s’exerce sur les femmes et les handicape sur le marché du travail. Ce n’est pas faux si l’on se place au moment de l’entrée des femmes sur le marché du travail et que l’on refuse de s’interroger sur cette contrainte familiale : qu’on l’extériorise et qu’on la naturalise. Si au contraire on la traite comme quelque chose à expliquer, on peut faire l’hypothèse que pour encourager les femmes à supporter des situations matrimoniales exploitatives, l’amour ne suffit pas. Leurs chances objectives sur le marché du travail, c’est-à-dire leur relégation au bas de l’échelle des postes et des rémunérations, ont un rôle à jouer. Elles constituent une incitation objective au mariage. Ici, c’est le mode de production capitaliste, ou tout au moins le marché du travail, qui est la variable en amont et la condition structurelle sur fond de laquelle peut se réaliser l’exploitation du travail domestique dans la famille. (DELPHY 2009a : 15-16)

Delphy, finalement, nie que les femmes puissent tirer parti de l’arrangement conjugal/familial, cher aux sociologues de l’intégration, fondé sur la différenciation des rôles sexués. Certes, écrit-elle, reprenant le thème de la chape voilant les consciences, les femmes ne perçoivent pas nécessairement leur situation en termes d’exploitation. Mais la plupart d’entre elles sentent bien que leurs conditions de vie se fondent sur une injustice fondamentale. Ce qui les empêche de faire reconnaître leur droit à mieux, c’est notamment le désavantage financier – et, dès lors, le déficit de pouvoir – dans lequel elles se trouvent :

Certes, les femmes ne se mettent pas en couple pour vivre avec des gens qui gagnent plus qu’elles et profiter de leur niveau de vie, ou pas seulement pour cette raison. Toutefois, les hommes apportent dans leur couple leur avantage sur le marché du travail ; inversement, les femmes apportent dans le couple leur désavantage : un moindre revenu, une moindre contribution financière aux ressources du ménage. Ces facteurs objectifs et structurels sont le cadre des négociations individuelles qui ont lieu à l’intérieur du couple quant à ce qu’on appelle le « partage des tâches ». En fait, ces négociations

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portent sur la quantité de travail pour eux-mêmes dont les hommes peuvent se décharger sur les femmes : sur la quantité de travail de leur femme qu’ils peuvent s’approprier. (DELPHY 2015 : 36)

C’est clair, conclut Delphy, la négociation, dont on vante partout les mérites, ne fonctionne pas. S’exprimant en termes de dette, elle conclut : « Les femmes cohabitantes ne vivent pas en général leur situation en termes d’exploitation – en termes de système -, mais elles voient que les hommes leurs doivent du temps et de l’argent ; elles voudraient récupérer cette dette. On a vu qu’elles ne parviennent pas à le faire individuellement, dans le cadre des « négociations de couple » tant vantées par certain-es auteur-es. Réclamer sa dette n’est pas possible dans le cadre du couple. » (DELPHY 2015 : 54) Les couples delphysiens fonctionnent donc selon le don, mais un don forcément négatif, exploitatif, qui extorque, diminue l’autre et le maintient en état de créancier ignoré.

* Bien que souvent qualifiée de « radicale », en combattant la prétention fonctionnaliste selon laquelle un partage des rôles gracieusement accepté par chacun est ce qui fonde les familles, la conception féministe matérialiste des relations conjugales et de la famille a joué un rôle capital dans l’évolution de la représentation que se fait la société de l’institution familiale en générale, et du partage des tâches selon le genre en particulier. Elle a certainement permis que les pratiques évoluent. Néanmoins, dans un premier temps, elle a abouti à un important contrecoup (« backlash » [FALUDI 1991]) qui a mobilisé la droite occidentale (y compris les « femmes de droite » [DWORKIN 2012 (1983)]) attachée aux valeurs traditionnelles au premier chef, mais également certains penseurs non officiellement alignés. Aussi tard qu’en 1995, par exemple, Lasch craint l’avènement d’une « société sans père », c’est-à-dire sans patriarcat, ou plus précisément sans autorité. De façon plus générale, plusieurs commentateurs, dont Lasch, s’inquiètent des changements rapides qui secouent l’institution familiale : « Les féministes condamnaient la vie au foyer plus profondément que jamais, s’appuyant sur les écrits de […] théoriciens de la détestation de la vie de famille pour étayer une mise en accusation de plus en plus globale. » (LASCH 2012 [1977] : 268-269) Shorter (1977 : 326) évoquera la « destruction systématique, par la libération des femmes, du concept de « nid » autour duquel s’était bâtie la vie de la famille nucléaire ». Pour Lasch, ce n’est pas la demande d’égalité – légitime, selon lui – des femmes qui cause problème, mais bien le rejet intégral, au nom de cette demande, de l’ensemble de l’institution familiale, ainsi que le transfert de la soumission des femmes envers les hommes vers une soumission envers la publicité, l’individualisme et la consommation capitalistes. La domination se contente de changer de source et la famille perd tout au change :

Le problème du programme féministe n’est pas tant sa défense de l’indépendance économique des femmes – tout sauf un objectif indigne en soi – que la réalisation de cet objectif dans les conditions économiques existantes, qui saperait des valeurs toute aussi importantes associées à la famille. S’il revient aux défenseurs de la famille de reconnaître la légitimité des principales exigences féministes, les féministes doivent, quant à elles, admettre que la détérioration des soins prodigués aux enfants est réelle et qu’il est légitime d’agir pour enrayer cette évolution. (LASCH 2012 [1977] : 39-40)

Cette admission, la militante féministe américaine « en chef », Betty Friedan elle-même, sent le besoin de la considérer. En 1981, elle publie The Second Stage, dans lequel elle fait le point sur l’évolution du mouvement féministe et revient sur

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certains errements qui ont découlé, selon elle, de la prise de conscience qu’elle a contribué à initier par la publication de son ouvrage célèbre et immensément populaire, The Feminine Mystique, en 1963. Elle y reconnaît que le travail rémunéré à temps plein n’est pas une panacée aux problèmes d’inégalité que vivent les femmes, que la double tâche épuise les femmes au moins autant qu’elle les libère et que l’idéologie féministe poussée au bout de sa logique crée autant de problèmes qu’elle en résout. Elle met l’accent sur la nécessité de l’intervention de l’État dans l’implantation de garderies et de mesure de conciliation famille-travail, mais également sur la nécessité que chaque femme trouve et suive sa propre voix, quitte à faire des choix, à remettre certaines expériences à plus tard et, si nécessaire, à renoncer à tout concilier. Elle va jusqu’à écrire qu’une certaine vision de ce qu’est la « libération des femmes » crée des problèmes nouveaux qui commencent à affecter les femmes qui font leur possible pour organiser leur vie selon les principes de l’idéologie féministe. Il s’agissait, dans La femme mystifiée, de plaider pour que les femmes soient en mesure de choisir une occupation qui leur permette de s’accomplir personnellement. Or, affirme-t-elle dans Le second souffle, « le féminisme »56 a transformé cette idée en obsession : les femmes doivent gagner de l’argent. Toutes les femmes, de toutes les classes sociales et de toutes les réalités familiales. Et elles doivent en gagner autant que les hommes. Autrement dit, ce n’est plus le patriarcat, mais le féminisme lui-même qui devient source impalpable d’oppression pour les femmes. Le problème n’est plus celui de ménagères scolarisées qui ne comprennent pas comment elles se sont retrouvées dans des pavillons de banlieue sans aspérités et aseptisés. Il est celui de femmes qui ne comprennent pas comment elles se sont retrouvées dans un tourbillon frénétique d’agitation, de fatigue et d’angoisse. Ces femmes ressentent un manque de sens et de cohésion flagrant, pense-t-elle. Plusieurs commentatrices féministes reprocheront à Friedan ces questionnements. D’autres commentateurs iront toutefois dans son sens. Illouz, commentant les théories bourdieusiennes, a ce mot qui va dans le sens de la Friedan de 1981 :

Les relations intimes, familiales, conjugales sont une « sphère d’action et de signification à part entière », une « ressource culturelle et sociale pouvant aider les gens à atteindre un certain bien-être. Une telle proposition est contraire au paradigme conventionnel de la sociologie de la domination, qui s’intéresse en général à diverses formes de capital symbolique dans le contexte d’arènes concurrentielles et est moins à l’aise lorsqu’il s’agit de parler du bien-être ou de la famille comme de biens à part entière. » (ILLOUZ 2006 : 126)

« Assimiler la mise au monde d’enfants à un travail productif, conclut Dagenais, tenter de fonder l’amour sur l’intérêt ou analyser la famille en termes de lutte de classes, c’est toujours ôter à une réalité humaine son sens propre en prétendant la ramener à un fondement qui aurait toujours échappé explicitement aux sujets. » (DAGENAIS 2000 : 31-32)

2.5 Conclusion

C’est à partir des idées des théoriciens de l’intégration du début du XXe siècle sur la famille qu’on a commencé à percevoir les membres des familles comme poursuivant des buts personnels. Toutefois, si pour Durkheim, Burgess, Locke et Parsons la poursuite de l’intérêt personnel était contrebalancée par les fonctions affectives des familles, pour les penseurs de l’aliénation (sauf Becker), la famille est le lieu d’une exploitation qui ne rallie les individus qu’en raison de l’aliénation que leur fait subir le marché, le patriarcat ou le discours ambiant au sujet de l’amour.

56 Friedan ne distingue pas divers courants féministes.

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Pour les penseurs de l’aliénation, leur « intérêt bien compris » ne s’impose pas spontanément à la conscience de la plupart des individus. Pour Becker, par exemple, ce qui motive les gens à former des familles et à s’occuper de leurs enfants est l’intérêt financier, même si cet aspect des choses est rarement suffisamment discuté par les protagonistes eux-mêmes. Parmi les penseurs de l’aliénation, Becker, loin de fustiger l’aspect intéressé des relations de couple et familiales, a l’originalité de s’en féliciter : l’intérêt, pour lui, est ce qui fait que la famille tient. Becker, dès lors, s’efforce de faire comprendre aux individus qui désirent se marier ou avoir des enfants qu’il s’agit là de décisions qui doivent être fondées d’abord sur le calcul et non sur le sentiment, car elles ont un impact crucial sur leur santé financière. Étant donné qu’à ses yeux, l’intérêt des membres des couples est réciproque, et donc a priori équilibré, il ne voit pas de raison de faire évoluer la situation et n’appelle aucune libération de ses vœux. La famille beckérienne tient parce qu’elle est fonctionnelle. Illouz est d’accord avec lui sur le fait que l’amour, le couple et la famille, de nos jours, se fonderaient en grande partie sur un intérêt économique individualiste encouragé par le capitalisme. Contrairement à Becker, toutefois, Illouz déplore ce fait. Pour elle, l’amour, les couples et la famille sont désormais des marchandises que les individus acquièrent en se basant sur des décisions de consommation face auxquelles, libérés/dépouillés du soutien de leur famille élargie ou de leur communauté face aux choix amoureux, ils se trouvent désespérément seuls, livrés aux forces froides d’un marché où règne la lutte, la victoire du plus fort et la capitalisation maximale d’atouts physiques et émotionnels qu’il faut s’efforcer de faire fructifier. Pour les féministes matérialistes, l’ « ennemi principal » (DELPHY 2009a, 2009b) n’est pas tant le marché capitaliste que le patriarcat. La théorie féministe matérialiste se développe autour de concepts tels que les rapports sociaux de sexe, qui dévoilent à leur tour un autre pan de l’ « illusion sociale ». Pour le féminisme matérialiste, la division du travail familial n’a que peu à voir avec la création de solidarité, de sentiments affectueux ou d’intégration familiale, attitudes qui continuent d’être célébrées tant par les sociologues de l’intégration que par la société et posées comme intrinsèques aux couples et aux familles. Or, pour les féministes matérialistes, ces attitudes sont plutôt l’incarnation par excellence de la domination patriarcale et les femmes la subissent plus qu’elles ne la choisissent. Les féministes combattent la prétention des sociologues de l’intégration, pour qui c’est le fait que les membres des familles acceptent de bon cœur une division sexuée des tâches qui favorisent la solidarité qui réside au fondement des familles. Certaines théoriciennes s’avancent loin dans la description des unions affectives et des familles comme lieux de domination et d’extorsion. Pour Guillaumin, par exemple, le mariage est la clé d’un système d’exploitation des femmes par les hommes qu’on peut appeler « sexage ». Tabet évoque un « échange économico-sexuel » qui est la condition du pouvoir masculin. Pour Delphy, finalement, le mariage n’est rien de moins qu’une forme socialement acceptée d’esclavage à partir du travail familial. Chez Delphy comme chez Becker, sous un « voile de touchante sentimentalité », la famille est le lieu des intérêts. Pour Delphy, en effet, le travail gratuit effectué au sein des familles ne peut relever que de l’exploitation. Cette vision ne laisse que peu de place à la collaboration, à l’entraide ou à la valorisation du don. Tant Illouz que Tabet et Delphy s’efforcent de dépeindre l’envers d’une réalité qu’elles estiment trop souvent camouflée par un discours marchand, patriarcal ou romantique. Toutes espèrent que le fait de montrer les structures qui sous-tendent les rapports amoureux et familiaux « telles qu’elles sont » amènent à la prise de conscience, voire à la militance ou à des décisions politiques, juridiques et personnelles éclairées, ainsi qu’à la création de

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principes familiaux nouveaux. Par contre, si Becker considère lui aussi qu’un voile empêche les gens de bien comprendre ce qu’ils font lorsqu’ils se marient et ont des enfants, il n’espère qu’une tombée des masques, non la révolution. Si la famille « tient », c’est selon lui justement en raison de l’intérêt. Parce que ces auteurs sont ceux qui, parmi les théoriciens étudiés, présentent les visions les plus partielles et partiales de ce qui est en jeu au sein des familles, parce qu’ils réduisent les rapports familiaux à ceux de leurs aspects qui sont les plus égocentriques, intéressés, despotiques et aliénés, et parce qu’ils refusent en grande partie la possibilité de l’altruisme, de la coopération, de la générosité et de l’amour au sein des couples et des familles, ils sont ceux qui sont le plus antinomiques par rapport à la théorie du don. Il n’en demeure pas moins que ces perspectives en grande partie critiques et militantes font partie, sans les dominer, des représentations des individus interrogés dans cette thèse et qu’elles peuvent teinter ce qu’ils rapportent quant aux inégalités, à l’exploitation et à la domination potentielles entre les membres des couples et à leur souci éventuel d’éviter de les reproduire dans leur vie familiale. Il n’est pas impossible non plus que la marchandisation, omniprésente dans notre société, teinte jusqu’à un certain point la représentation que se font les personnes interrogées de leurs façons d’être, d’agir et de choisir en couple et en famille.

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Chapitre 3 Les théoriciens de la crise du modèle moderne

3.1 Introduction

Même s’ils évoquaient déjà le « spectre de la désorganisation familiale », Burgess et Locke, comme Durkheim et Parsons, affichaient un optimisme sociologique voulant que la famille se transforme et ne périsse pas. Or, à partir des années 1960, les sociologues et les historiens de la famille, éberlués, voire effrayés, par les changements accélérés qu’ils voient s’accomplir sous leurs yeux et qui semblent impulsés par des phénomènes irréversibles (marchandisation, rapport différent à l’amour, individualisme, [r]évolutions féministes, etc.), éprouvent le besoin de revenir sur les origines de la famille moderne :

Les modifications actuelles de la famille rendent impérieux ce réalisme ontologique. Pour bien juger la portée de ses transformations contemporaines, il faut coller au plus près de ce qui a constitué son type qui aura eu un efficace historique d’au moins cinq siècles. Redéfinir la famille à partir de ce qui en reste en croyant saisir par là ce qu’elle serait vraiment (une unité de consommation, un couple, une relation monoparentale à des enfants, etc.) risque de rendre insaisissable la portée desdits changements. C’est pourquoi [l’ouvrage de Dagenais, La fin de la famille moderne] s’attarde d’abord, et longuement, à la construction serrée du concept de famille à travers sa propre genèse historique à l’aune duquel, seulement, les changements actuels peuvent être décrits et compris. (DAGENAIS 2000 : 32)

Autour de ces sociologues et de ces historiens, tout, de la famille, paraît se déglinguer. Les pères perdent leur autorité, les gens divorcent, les mères travaillent contre rémunération plutôt que de s’occuper en priorité de leur mari et de leurs enfants, les membres de la famille consomment de manière individuelle, les adolescents n’obéissent plus à leurs parents, leur préférant la socialisation par le groupe des pairs, les époux divorcent pour des broutilles. Pour la sociologue française Irène Théry, ces constats s’inscrivent dans une critique générale (et sommaire ?) de la part de la droite conservatrice : si tout, désormais – si un rien - est en mesure de détruire le mariage, alors le mariage « n’est plus que » le strict équivalent de l’union libre. Pour ces critiques, c’est donc la fin de l’institution (THÉRY 1996 : 86). Les critiques de la droite portent aussi sur un individualisme, supposément exacerbé et centré sur le plaisir personnel, qui présiderait à la décision de divorcer. « Divorcé de la fondation d’une famille, le mariage vise avant tout la construction de soi. » (DAGENAIS 2000, 2004) Or, Théry n’est pas d’accord : « On sait désormais […] que la séparation coup de tête, facile et banale, n’a jamais existé que dans la tête des nostalgiques du mariage indissoluble. » (THÉRY 1996 : 406-407) Quoiqu’il en soit, aucun des principes familiaux supposés transcendants et éternels ne paraît tenir. Que subsistera-t-il de l’organisation familiale que tout un chacun, ses parents et ses grands-parents ont connu ? Est-on en train d’assister à sa fin ? Et si c’est le cas, la fin de cette organisation signifie-t-elle nécessairement la fin de la famille en tant qu’institution ? Aldous Huxley (2014 [1932]) avait-il raison ? L’État doit-il prendre en charge la reproduction et la socialisation ?57 Qu’est la famille telle qu’on la connaît et depuis quand existe-t-elle sous cette forme ? Parmi ses fondements, lesquels sont appelés à s’adapter au contexte changeant et à survivre ? Quels nouveaux principes supplanteront les fondements qui ne survivront pas ? Les principes persistants constituent-ils l’essence incorruptible de la famille ? Ce « quelque chose » qui fait qu’à

57 Cette idée a aussi été examinée de manière sérieuse par Engels (1954 [1884]) et Stuart Mill (1992 [1869]) qui y voyaient tous deux une possibilité d’affranchir les femmes de leur exploitation, qu’ils estimaient liée au foyer. Chez Lasch (1997, 2012 [1995)], par contre, cet envahissement utopique et ce contrôle croissant, par l’État libéral, des sphères sociales les plus intimes, sont perçus comme plausibles, voire déjà en cours, et critiqués vertement. Voir aussi IACUB (2016).

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travers les changements, la famille tient ? Assiste-t-on à une continuité tangible au-delà d’une rupture formelle ? Après tout, le pessimiste en chef, Lasch lui-même (2012 [1977] : 54), n’écrit-il pas : « De toutes les institutions, la famille est la plus résistante au changement » ? La démarche des sociologues et des historiens de la crise constitue une rupture avec les théories des sociologues de l’intégration qui, on l’a vu, établissent leur analyse de la famille sur une présomption de haut degré de fonctionnalité, de stabilité et de pérennité et qui n’envisagent pas la possibilité de sa fin. Leurs recherches visent à identifier les principes fondateurs (ils accordent une très grande importance aux sentiments, souvent forts ; le sens ou ce qui s’approche d’un métarécit étant toutefois largement laissé de côté) et les éléments contextuels qui ont rendu la famille moderne possible. Elles s’interrogent sur sa résilience, ainsi que sur ses chances d’adaptation et de persistance. Elles cherchent à comprendre pourquoi, après des débuts prometteurs, dans sa forme initiale, elle n’a pas fait long feu (selon eux). Ces historiens et sociologues pensent que l’analyse d’une structure qu’ils estiment moribonde est nécessaire à la compréhension de ce qu’ils estiment être sa fin. Parce que l’avenir, pour l’instant, et dans une bonne mesure, leur a donné tort, et que la famille et les couples persistent tant en idéaux qu’en pratiques en 2020, ces auteurs, à l’instar des théoriciens de l’aliénation, servent de repoussoirs à cette thèse. Leurs prétentions n’en soutiendront pas moins la démonstration, dans la deuxième partie de cette thèse (a contrario, certes), de l’attachement persistant des répondants au couple, à la famille et au mariage en dépit du bouleversement de la forme et des fonctions familiales, ainsi que de la nécessité de mettre le doigt sur un principe organisateur pérenne qui, en dépit des inquiétudes de ces théoriciens, a soutenu les couples familiaux dans cette persistance.

3.2 Shorter : origines de la famille moderne et des sentiments forts

Parmi les théoriciens de la fin de la famille moderne, l’historien Edward Shorter s’appuie notamment sur la sociologie de la famille de Durkheim et, on peut le penser, sur Communauté et société de Tönnies (2010 [1887]), pour décrire la Naissance

de la famille moderne (1977) comme reposant, à partir du XVIe siècle, sur une importance croissante accordée au « sentiment ». C’est la montée du « sentiment » et le capitalisme, analyse en effet Shorter, qui ont été le moteur d’un processus d’individualisation qui a progressivement métamorphosé la famille traditionnelle en famille moderne58. Pour Shorter (1977 : 311) comme pour Illouz, « le capitalisme de marché fut probablement à la racine de [cette] révolution sentimentale ». Le remplacement, vers cette époque, d’une « économie traditionnelle morale » par une économie moderne de marché a en effet, selon lui, amené un bouleversement des comportements et des valeurs : les gens se sont retrouvés en compétition entre eux pour l’obtention d’un salaire, au moment même où le capitalisme a élevé les niveaux de vie. S’inspirant aussi de Riesman (1964 [1950]), Shorter affirme que le capitalisme a ainsi transformé non seulement les mœurs

58 L’importance du sentiment dans la naissance de la famille moderne fait consensus, bien que tous les auteurs n’y voient pas nécessairement le principe principal. Chaque auteur reconnaît certes que ce qui s’est passé entre la fin du Moyen-Âge et le XIXe siècle (on ne s’entend pas non plus sur le moment exact) a constitué une transformation en profondeur des mœurs occidentales qui a entraîné une modification durable de tous les pans de la société, économie, science, mœurs, religion, famille. C’est la préséance qu’accordent ces auteurs à un élément ou l’autre de ces changements qui varie. Pour Luhmann (1990 [1982]), par exemple, c’est le « glissement d’une attitude pratique à une attitude sentimentale » en matière de mariage, qui s’est d’abord produit dans les classes supérieures désœuvrées de la société pour ensuite se répandre dans la population par effet d’imitation, qui a créé un cadre social favorable à l’expression sentimentale. Dans cette perspective, la Révolution française joue un rôle crucial : il est désormais possible d’adopter les manières de faire des puissants. De Singly réfute : « Contrairement à ce que pensait Frédéric Le Play (et Balzac), ce n’est pas la Révolution française qui a tué le père, c’est la révolution industrielle, la montée du salariat et le changement du mode de production. » (DE SINGLY 1996 : 162) Les querelles sont nombreuses. Nous en résumons très brièvement quelques-unes dans les prochaines notes.

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et les mentalités, mais jusqu’aux personnalités, exigeant d’elles l’esprit d’entreprise, le goût du risque, le détachement envers la famille élargie, incluant les parents, et l’individualisme. Pour Shorter, c’est donc l’égoïsme capitaliste qui a favorisé l’essor du libre-choix vis-à-vis du mariage et de l’amour : « Je dis donc que, chez les jeunes Européens de la fin du XVIIIe siècle, le désir d’être sexuellement et affectivement libres venait du marché capitaliste. » (SHORTER 1977 : 316)59 Il se demande maintenant quel est le moteur du passage de la famille moderne à un type de famille nouveau, qu’on ne sait pas encore définir ni nommer. S’inspirant de la loi de la contraction familiale identifiée par Durkheim et reprise par les autres théoriciens de l’intégration, il pose la question suivante : si la famille traditionnelle s’ancrait dans la communauté, et que la famille moderne s’articulait autour des sentiments conjugaux et parents-enfants, le pivot de la famille à venir sera-t-il le couple… « à la dérive » ? (SHORTER 1977 : 339)

La double question du moment et des causes de la réduction de la taille du groupe familial domestique et d’un mariage désormais fondé sur le sentiment et centré sur la famille nucléaire a donc fait couler beaucoup d’encre. On a vu que pour Durkheim, ainsi que pour Burgess, Locke et Parsons, ces transformations découlent d’un double processus de contraction des familles qui affecte l’évolution de la division du travail, la mobilité et l’individualisation (affranchissement des familles nucléaires par rapport à la lignée et perte du rôle de figure unificatrice pour le père) d’une part, et d’intervention de l’État (rendue possible grâce la déchéance paternelle, notamment) d’autre part. Parce qu’il situe l’origine de ces transformations aux alentours de la fin de l’Ancien régime, Durkheim semble penser que les bouleversements juridiques et sociaux liés à la Révolution française et aux décennies de soubresauts politiques qui l’ont suivie ont eu un effet important sur la définition d’un nouveau type de famille (DURKHEIM 1888, 1892, (1967 [1893]) ; DE SINGLY 2010). Quoiqu’il en soit, il semble avéré qu’à la fin du Moyen Âge (entre le XVe et le XVIIIe siècle), un ensemble complexe de phénomènes sociaux agissent en s’entremêlant pour créer les conditions propices à la création d’une famille extraite de la lignée traditionnelle et dont l’un des fondements les plus importants, tant entre les époux qu’envers les enfants, est le « sentiment »60. Dès lors, quelle que soit leur forme, depuis environ 500 ans et jusqu’à récemment, toutes les familles occidentales seraient modernes parce qu’elles reposeraient sur des éléments constitutifs communs :

59 Cherchant à montrer que la réduction de la taille du groupe domestique n’est pas liée à l’essor du capitalisme et qu’elle n’est pas propre à l’Occident, Goody, (2012 [1983]), pour sa part, propose une explication concurrente à celle de Shorter : c’est d’abord l’Église, selon lui, et non l’industrialisation capitaliste, qui a imposé le consentement (éventuellement fondé sur l’inclination affective) des parties au mariage, pratique centrale d’un mariage désormais obligatoire, monogamique et indissoluble, dans une stratégie de « captation des héritages ». Une autre vision concurrente à celle de Shorter mérite plus particulièrement d’être soulignée : pour Bruckner, ce sont les penseurs des Lumières, et non le capitalisme, qui ont joué un rôle important dans l’avènement de la centralité des sentiments dans les unions. Ces penseurs désiraient réformer le mariage en s’attaquant à trois points principaux : privilégier les sentiments et non plus l’obligation lors du consentement à l’union ; démolir le tabou de la virginité (on pensait alors qu’en permettant aux jeunes filles de « batifoler » avant le mariage, on vaincrait la prostitution et l’infidélité) ; et permettre la séparation pour incompatibilité, voire sans faute (Bruckner 2010 : 29). Pour ces penseurs, « il y avait […] une vision lyrique du sentiment, lequel devait réconcilier l’intérêt, la vertu et le bonheur, emmener les peuples vers un avenir radieux. » (BRUCKNER 2010 : 41) Des variations (critiques) tardives de ces visions incluent celles de Léon Blum (1990 [1907]) et de Bernard Shaw (1987 [1913]), pour qui le mariage fondé sur le sentiment, quoique représentant une amélioration par rapport au mariage imposé, comporte également des désavantages importants, notamment pour les femmes. Tant Blum que Shaw accordent une grande importance aux sentiments, mais doutent que ceux-ci – ou en tout cas les plus vigoureux parmi ceux-ci – s’expriment au mieux au sein du mariage. Alors que Blum demande que les femmes soient mieux éduquées avant leur mariage à bien établir la différence entre la passion amoureuse et sexuelle et le calme paisible que demande le mariage afin de ne pas commettre l’erreur de s’engager pour la vie dans une union commandée par un sentiment qui n’aura fait qu’un temps, Shaw appelle à ne pas se marier du tout, afin que les sentiments puissent vivre librement. Notons que pour d’autres auteurs encore, ces auteurs ont tout faux, et que le sentiment dans l’amour conjugal, notamment dans les milieux populaires, n’émerge qu’au XXe siècle (DANDURAND 2001). Assimilant amour, sentiment et sexualité affranchie des normes, Bruckner (2009 : 32), pour sa part, fait de 1967 le grand tournant en matière de relations amoureuses : « Pour la première fois la masse a droit aux nobles passions jusque-là réservées aux princes et poètes. » 60 Ces phénomènes sociaux incluent également l’urbanisation et les nouvelles possibilités d’anonymat qui y sont liées (BURGESS et LOCKE 1945 ; SHORTER 1977) ; l’invention de la vie privée (ELIAS 2002 [1973], ARIÈS et DUBY 1985, 1999 ; THÉRY 1996 ; DAGENAIS 2000 ; DELPHY 2009b ; ABBOTT 2010 ; BOURGAULT ET PERREAULT 2015) ; le libre consentement contractuel prôné par les Lumières (DURKHEIM 1888, 1892 ; THÉRY 1996 : 38-39 ; GODELIER 2004;

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Il est clair que des comportements familiaux traditionnels ont persisté largement jusqu’à la fin du XIXe siècle, voire jusqu’au XXe siècle. Il est tout aussi clair, cependant, que chacun des traits structurels de la famille moderne s’affirme dès le début de l’époque moderne. Cette famille était tantôt conjugale, tantôt centrée sur les enfants, tantôt nucléaire, pour correspondre à une société définie comme individualiste, salariale ou étatique, l’une et l’autre étant toujours modernes. (DAGENAIS 2000 : 20)

Ces éléments constitutifs, impulsés par la montée du sentiment, concernent trois domaines importants :

• l’attention accrue au bien-être des enfants et à la relation mère-enfant (BURGESS et LOCKE 1945 ; ARIÈS 1973

[1960] ; SHORTER 1977 ; BADINTER 1980 ; THÉRY 1996 ; DE SINGLY 1996, 2010 ; DAGENAIS 2000 ; ABBOTT 2010) ;

• le caractère central du foyer et de la maisonnée (SHORTER 1977; LASCH 2012 [1977]61), en même temps qu’une intrusion croissante de l’État au sein des familles (DURKHEIM 1888, 1892 ; DE SINGLY 1996, 2010 ; LASCH 2012 [1977]) ;

• et la valorisation de l’amour, des relations intrafamiliales, de l’affectif et de la sexualité (SHORTER 1977 ; BRUCKNER et FINKIELKRAUT 1977 ; LUHMANN 1990 [1982] ; DE SINGLY 1996, 2010 ; BRUCKNER 2009, 2010 ; ILLOUZ 2012).

Les autres éléments constitutifs de la famille moderne incluent la diminution assez rapide du nombre d’enfants, la scolarisation des enfants (ARIÈS 1973 [1960] ; LASCH 2012 [1977]) ; l’enfance prolongée et l’invention de l’adolescence (SHORTER 1973) ; l’indépendance vis-à-vis de la famille élargie : l’ « affaiblissement du communisme familial » (DURKHEIM

1888, 1892) et la réalisation individuelle de soi (ELIAS (2002 [1973]) ; SHORTER 1977 ; DE SINGLY 2010). Si l’égalité juridique et statutaire des conjoints est inconnue jusque tard dans le XXe siècle de la plupart des sociétés occidentales, l’interdépendance, la solidarité et la pérennité des liens conjugaux sont tenues pour acquises. Autre phénomène important, finalement, le fait que les couples s’éloignent de la famille élargie pour fonder une famille nouvelle ne manque pas de frapper particulièrement les imaginations et de transformer profondément les attentes et les pratiques jusqu’à aujourd’hui. Fonder une famille avec un conjoint, désormais, ne signifie plus prendre sa place dans un processus de transmission, mais repartir à zéro jusqu’à un certain point :

À la logique du lignage qui prédominait dans la société aristocratique sous l’Ancien régime avant la Révolution française s’est substituée l’idée d’une société qui a mis la « valeur individu » au-dessus de toutes les autres, au sens de l’individu des droits de l’Homme, individu qui contient toute l’humanité en lui-même. Dans cette perspective, la famille conjugale n’est plus une des formes que prend le lignage à un moment donné, elle en devient l’origine toujours recommencée. (Théry en entrevue avec AITKEN 2004)

BRUCKNER 2010, IACUB 2016) ; l’éthique protestante et l’esprit du capitalisme (LASCH 2012 ([1995] : 54-55) ; le libéralisme économique (ILLOUZ 2012) ; l’individualisme (BURGESS et LOCKE 1945 ; SHORTER 1977 ; DAGENAIS 2000 ; GODELIER 2004) ; le travail des femmes dans les industries au début du XXe siècle ; l’autorité « sapée » du père (LASCH 2012 [1995] : 95) ; la valorisation de l’enfant (SHORTER 1977; ARIÈS et DUBY 1985, 1999 ; THÉRY 1996, GODELIER 2004), le rationalisme et la laïcisation. 61 Pour Lasch, en famille moderne, le foyer prend valeur de havre consolateur, et la mère, d’ « ange consolateur » dans un monde en profonde transformation technologique, et hypercompétitif (LASCH (2012 [1995] : 56-57). Pour Burgess et Locke, la mère fait figure centrale de cohésion dans un contexte social et familial potentiellement menacé par la mobilité en rassemblant les membres de la famille autour d’elle malgré l’individualisme (BURGESS et LOCKE 1945 : 524). La famille anglaise victorienne et la famille nucléaire parsonienne ont porté cet idéal à son apogée.

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La famille moderne, là réside donc l’envers de la médaille, périt à chaque génération. Avec l’industrialisation, l’urbanisation, la sécularisation et l’avènement de tous ces autres phénomènes propres à la modernité, les enfants élevés au sein de ces cellules de plus en plus particularisées que sont désormais les familles reçoivent une éducation qui, de manière plus ou moins paradoxale, les prépare désormais à en être éjectés. À l’orée de l’âge adulte, élevés avec attention, scolarisés, ils sont envoyés vers un monde extérieur incertain qu’ils doivent coloniser à leur tour, en y fondant leur propre cellule familiale distincte de celle au sein de laquelle ils ont grandi. Ce sempiternel recommencement constitue-t-il une faille intrinsèque ? Une chose est sûre, sitôt établie, la famille nucléaire subit les premières secousses de son démantèlement. À l’époque de Durkheim, déjà, les soucis qu’on se fait à son égard sont divers et nombreux : le divorce y figure en bonne place. Dans la mesure où on théorise alors la famille comme le noyau de la société (en plus d’un havre contre ses débordements) et le mariage comme un ordonnateur de la sexualité et, partant, de l’ordre social, on prête au divorce un pouvoir d’anomie, et ce, même si, parmi d’autres commentateurs, les éternels optimistes que sont Burgess et Locke font remarquer que la participation religieuse a certes diminué et que le divorce augmente, ce qui suggère une certaine dislocation des liens sociaux, mais que le mariage continue d’être perçu comme un acte solennel, voire sacré (BURGESS et LOCKE 1945 : 526), conception qui a fait son chemin jusqu’à la conscience des couples conjugaux interrogés, qui remplacent le mariage, peu populaire au Québec ces années-ci, par la notion d’engagement. Quoiqu’il en soit, à partir du premier quart du XXe siècle environ, un soupçon, peu à peu, se fait jour : le sentiment est-il bien le garant de la pérennité du couple ? Selon Théry, les débats juridiques et parlementaires au sujet de la place – à officialiser ou non – de l’amour au sein du mariage datent au moins du tournant du XXe siècle, et probablement de la Révolution française. Il a été question, vers 1904, d’inclure l’obligation d’amour entre les époux dans la loi. Or, si obligation il a été question d’imposer, c’est certainement parce que le sentiment, finalement, n’allait pas de soi. Burgess et Locke (1945 : 356) eux-mêmes identifient notamment la baisse des rapports sexuels des couples mariés au fil du temps comme une cause importante de divorce. Qu’arrive-t-il lorsque l’attirance sexuelle des premiers temps s’étiole ? La sociologie de la famille mettra plusieurs décennies à délaisser la morale et un certain conservatisme au profit des faits afin de remettre en cause l’idée selon laquelle la satisfaction amoureuse et sexuelle des deux conjoints est garantie par l’union conjugale moderne. Devant la menace perçue de sa désintégration, un peu partout en Occident (mais dans une moindre mesure aux États-Unis, selon Burgess et Locke, Lasch et Kaufmann 2010b62), des freins à une modernisation trop poussée de la famille sont alors exercés (FOUCAULT 1976 ; DONZELOT 2005 [1977]) ; DE SINGLY 2010 ; KAUFMANN 2010b : 120 ; LASCH 2012 [1977]) : valorisation du mariage comme institution et d’une forte sexualisation des tâches par le biais de la propagande étatique, valorisation de la maternité comme principal destin des femmes, critique de l’autonomie féminine, visées natalistes, criminalisation de la contraception, valorisation de l’autorité et de l’obéissance, politiques sociales fondées sur le modèle ménagère/pourvoyeur. Alors que certaines de ces mesures étatiques visent le retour à un modèle patriarcal (et parfois, incidemment, l’avènement d’un État totalitaire), la plupart d’entre elles s’efforcent plutôt de baliser le modèle nucléaire,

62 « Pendant ce temps aux États-Unis, écrit en effet Kaufmann (2010b : 121), les conseillers conjugaux prônaient au contraire la diminution du nombre d’enfants, pour donner plus de temps à l’épanouissement personnel dans la vie conjugale. »

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apprécié pour son adéquation aux valeurs de l’époque, mais dont on craint le pouvoir émancipatoire : le pouvoir de l’individualisation (ELIAS 2004 [1991]). La Seconde Guerre mondiale oppose une fin abrupte à ces velléités étatiques. Les hommes sont au front, les femmes les remplacent à l’usine et à la fin des hostilités, malgré les efforts renouvelés de l’État pour imposer la vision idyllique d’une famille stable et fortement sexuée, les choses évoluent rapidement et les innovations technoscientifiques se multiplient, transformant notamment le droit, les styles de vie, le rapport entre les genres et les représentations. Ainsi que le note Friedan (1973 [1963]), deux décennies à peine suffisent à plusieurs femmes (et, éventuellement, à plusieurs hommes et aux enfants) pour comprendre que le rôle qui leur est imparti ne leur convient plus. Si bien qu’en 1977, Shorter aboutit à la conclusion suivante : voici venue la fin de la famille moderne. En effet, croit-il, ce qu’il considère comme les trois piliers de la famille moderne - l’amour entre les conjoints, l’attention portée à la socialisation et à l’éducation des enfants et l’idée d’une figure féminine comme gardienne du foyer - sont maintenant dépassés. Les couples se font et se défont au gré des envies et ne produisent des enfants que si bon leur semble. Les femmes délaissent massivement le foyer pour investir le marché du travail et, de plus en plus, exigent des hommes qu’ils consacrent une part importante de leur temps, de leur attention et de leur énergie aux enfants et à l’entretien du foyer. Quant à la socialisation et à l’éducation des enfants, fonctions cruciales de la famille moderne, elles paraissent victimes de la détermination qu’y a consacrée la famille moderne. Pour Shorter, en effet, la caractéristique fondamentale de la famille moderne était de préparer les enfants à partir dans le monde, une tâche qu’elle avait usurpée à la lignée et à la communauté traditionnelles qui, elles, préparaient les enfants à se conformer et à perpétuer leur rôle immuable. Pour Dagenais (2000 : 23), en famille moderne, « les parents font tout pour que leurs enfants se détachent d’eux et voguent de leurs propres voiles ». Or, pour les penseurs de la crise, c’est bien ce qui semble en train de se produire : les enfants élevés selon des principes avancés d’intérêt individuel partent à la conquête du monde sans se soucier des liens familiaux une fois parvenus à l’âge adulte. Le phénomène émergent de l’adolescence, porté par la génération des baby boomers et que Shorter théorise comme une socialisation par les pairs, semble également confirmer cette thèse : « [L]es adolescents se réfugient de plus en plus dans une sous-culture qui n’est pas tant en opposition avec la culture dominante qu’indépendante d’elle. » (SHORTER 1977 : 328) Les valeurs des adolescents, fait remarquer Shorter, ont beaucoup évolué depuis 100 ans. La piété, l’amour filial et l’esprit d’entreprise que voulait promouvoir la famille nucléaire ont perdu de leur importance. Tout ne se déglingue pas pour autant, estime toutefois Shorter. Si certains jeunes adultes préfèrent désormais vivre seuls plutôt que chez leurs parents, où ils se sentent surveillés et contrôlés, la plupart des adolescents affectionnent le milieu d’où ils viennent et tiennent pour acquis que le modèle familial au sein duquel ils ont grandi est bien le meilleur. S’ils s’efforcent de s’en distancier afin de s’individualiser, plusieurs parmi eux ne consacreront pas moins d’efforts à le reproduire en grande partie lorsqu’ils se mettront en ménage à leur tour. Ce constat est important. Nous verrons que c’est également le cas des conjoints interrogés.

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3.3 Lasch et Dagenais : fin de la famille moderne et des sentiments forts

Le sociologue américain Christopher Lasch figure parmi les critiques les plus féroces de la famille qui lui est contemporaine. Son ouvrage portant sur la sociologie de la famille et la famille, Un refuge dans ce monde impitoyable. La famille assiégée, s’ouvre sur les lignes suivantes : « Alors que le monde des affaires, la politique, et les relations internationales gagnent toujours plus en sauvagerie et en violence, les hommes cherchent un refuge dans la vie privée, dans les relations personnelles et, par-dessus tout, dans la famille, dernier havre où l’amour et la décence trouvent encore une place. La vie familiale, cependant, semble chaque jour un peu moins capable d’offrir de telle consolations. » (LASCH 2012 [1977] : 43)63 Selon son préfacier, Frédéric Joly, Lasch s’y attaque à l’ « idéologie thérapeutique et aux experts familiaux « autoproclamés » (les « éducateurs ») de son époque, ainsi qu’à la sociologie « jovialiste » américaine, c’est-à-dire à la sociologie dite de l’ « ingénierie sociale », qui cherche à intervenir dans le social, et plus particulièrement dans la famille, afin de résoudre les problèmes qu’elle croit y constater. Selon Joly, Lasch pense que « ces trois instances remplacent la morale du bien et du mal par la morale des « relations humaines » » (JOLY 2012 : 19-20). On se doute, dès lors, de ce que Lasch penserait des penseurs de la relation, et plus particulièrement de la « relation pure » d’aujourd’hui. Pour Lasch, en effet, la morale et le souci des autres qui doit, selon lui, sous-tendre toute relation sociale, est importante, mais en déclin. Cela n’est pas étonnant, selon lui, puisque cette morale doit être transmise par des institutions aujourd’hui en déclin : la famille et, plus particulièrement, la socialisation au sein des familles. Résultat : les individus sont devenus « narcissiques », incapables de réprimer leurs pulsions au profit du bien commun familial. Fidèle à l’importance accordée à la socialisation primaire par Durkheim, Burgess, Locke, Parsons et Shorter, Lasch voit en effet dans la famille moderne, hélas en déchéance, « le seul lieu à même de préserver les vertus de loyauté et de dévouement » et de jouer un rôle de médiation entre les individus et la société (JOLY 2012 : 8 et 23). Or, étant donné que l’autorité parentale, et plus particulièrement paternelle, est en train de perdre sa force et son sens, les enfants se tournent vers l’extérieur de la famille pour y trouver des modèles et c’est la socialisation primaire elle-même qui est en déroute :

Dans la famille comme partout ailleurs, la tendance à l’évitement du conflit fait que ce qui reste d’autorité [paternelle/parentale] en arrive à se présenter comme tutelle amicale, bienveillante, à laquelle s’opposer n’aurait aucun sens. Il ne s’agit donc plus de se confronter à l’autorité, mais à la réalité – c’est-à-dire à la nécessité de [se] voir appliquer la loi, et de [se] la voir appliquée directement, puisqu’il n’est plus question que la famille joue désormais un quelconque rôle de médiation entre l’individu et la société. (JOLY 2012 : 23)

Bien qu’il soit d’accord pour faire de la socialisation primaire la fonction primordiale de la famille moderne, Lasch critique toutefois la vision optimiste de Parsons :

Il est erroné de parler d’une variété de fonctions, parmi lesquelles certaines pourraient décliner quand les autres prendraient, en retour, plus d’importance. La seule qui importe est sa fonction de socialisation ; et lorsque la protection, le travail et l’enseignement d’un métier sont retirés au foyer, l’enfant ne s’identifie plus à ses parents, ou n’intériorise plus, pour peu bien sûr qu’il le fasse encore, leur autorité de la même façon qu’auparavant. (LASCH 2012 [1977] : 262)

63 Les thèmes abordés dans Un refuge dans ce monde impitoyable qui sont traités dans cette section ont été repris par Lasch dans son ouvrage le plus célèbre, La culture du narcissisme : la vie américaine à un âge de déclin des espérances (2018 [1979]). Nous n’avons pas estimé nécessaire de doubler les références.

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Cette idée d’une fonction de socialisation « retirée du foyer » en raison de l’irruption de l’État, via la scolarisation et la formation d’une « armée » d’experts figure au cœur des inquiétudes de Lasch au sujet de la famille moderne car cette intervention de l’État, estime-t-il, s’accroît constamment, dépouillant les parents de leurs prérogatives fondamentales64. De Singly (2010) écrira plus tard, s’inspirant de Durkheim, que la famille moderne a été et continue d’être soumise à un double mouvement paradoxal : toujours plus privée et toujours plus publique, soumise à une surveillance que l’État justifie par l’intérêt de l’enfant. De fait, écrit de Singly, la privatisation de la famille, c’est-à-dire sa capacité à s’éloigner de la famille élargie, ne peut s’effectuer que dans un cadre contrôlé par l’État. Cela n’a rien d’étonnant, car aux yeux de Lasch, dès ses balbutiements, l’action de l’État dans les familles via les éducateurs, les professeurs et les experts familiaux, plutôt que sur les velléités de soutien et de renfort dont il se targue, a reposé sur un manque de reconnaissance des compétences familiales et parentales : « D’après [le raisonnement des réformateurs de l’État], la famille produisait des inadaptés, des handicapés émotionnels, des délinquants juvéniles et des criminels potentiels. […] Le développement de l’école et des services sociaux trouvait une justification, écrit-il, dans l’idée que la famille n’était plus à la hauteur de sa mission. » Une idée fausse, selon Lasch, qui poursuit :

Par le biais des associations d’aide à l’enfance, des juridictions pour mineurs et des visites auprès des familles, [les éducateurs] entendaient contrebalancer le « manque généralisé de sagesse et de sagacité dont faisaient preuve les parents, les enseignants, et les autres » dans toute la société, tout en rassurant dans le même temps la mère qui, à juste raison, craignait de voir le travailleur social prendre sa place à la maison. La diffusion de la nouvelle idéologie de l’État providence eut l’effet d’une prophétie autoréalisatrice. En parvenant à convaincre la femme au foyer, et finalement tout autant son mari, de s’appuyer sur une technologie et le conseil d’experts extérieurs, l’appareil de scolarisation de masse – qui occupait la place dévolue à l’Église dans une société sécularisée – sapa la capacité de la famille à subvenir à ses propres besoins, et justifia de ce fait l’expansion continue des services de santé, d’éducation et d’assistanat social. (LASCH 2012 [1977] : 72 et 78)

Référant lui aussi à Riesman (1964 [1950]), qui s’oppose à Parsons à propos de la capacité de la famille nucléaire à stimuler les bonnes attitudes et les traits de personnalité propices au bon fonctionnement social chez les enfants, Lasch écrit : « L’importance du rôle de la famille dans la socialisation décline ; l’enfant « extrodéterminé », qui doit apprendre à un âge précoce comment s’entendre avec le groupe, grandit sous l’influence des médias, de l’école et de ses pairs. La famille ne constitue plus une entité soudée à laquelle il appartient ; elle n’est plus qu’une partie d’un milieu social plus vaste dont il est conscient dès son plus jeune âge. » (LASCH 2012 [1977] : 254-255) À la suite de Burgess, Locke, Parsons et Shorter, Lasch considère que les enfants, désormais, apprennent par l’intermédiaire de la radio, des bandes dessinées et des films la façon dont les parents « à la page » sont supposés se comporter, imposant cet idéal à leurs parents. Ils développent une maîtrise précoce du monde extérieur – démontrant parfois une adaptation plus juste et plus rapide que leurs parents au changement social – et font preuve d’une certaine suffisance lorsque la conduite de leurs parents ne satisfait pas leurs idéaux. Auparavant, c’était les parents qui imposaient leurs façons d’être à leurs enfants. Mais ces parents sont désormais mal assurés et ne sont plus convaincus de l’opportunité d’imposer leurs vues à leurs enfants. Dagenais écrira : « […] [L]a

64 Pour Lasch, la socialisation primaire est profondément hiérarchique : elle s’effectue, sinon du père vers la mère, au moins des parents vers les enfants, et plus précisément via l’autorité paternelle. L’idée que chaque membre de la famille puisse contribuer à la socialisation (éventuellement secondaire) des autres membres ne paraît pas l’effleurer. Burgess et Locke, au contraire, font des membres des familles des agents égaux de socialisation à une culture familiale qui leur est unique, ce qui, on le verra un peu plus loin, pose également problème pour Lasch, mais est plus en accord avec ce que disent vivre les conjoints interrogés.

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crise de la famille signifie que nous ne croyons plus vraiment en ce monde qui est le nôtre et que nous vacillons sur une des dispositions humaines les plus fondamentales : la transmission du monde. » (DAGENAIS 2000 : 14) Dépouillés de leur fonction et de leurs compétences, les parents ne sont plus jugés adéquats et méritants qu’à condition qu’ils fournissent certains biens de consommation à leurs enfants et qu’ils se montrent capables de s’adapter aux enseignements des experts, en accompagnant leurs enfants de façon jugée judicieuse, selon Lasch. Or :

Si la famille moderne est fondée sur les « services » que rendent les parents à leurs enfants, elle repose alors sur des piliers chancelants, car la capacité des premiers à fournir ces services s’est sévèrement restreinte depuis lors. Sauf à être exceptionnellement riches, les parents ne peuvent même plus leur fournir les biens et services de première nécessité sans l’aide de l’État. La famille ne protège plus l’enfant, elle ne le défend plus contre les intrusions du monde extérieur. (LASCH 2012 [1977] : 263)

Il n’est pas étonnant, conclut Lasch, qu’on assiste à « l’érosion de la vie familiale dans la société contemporaine » (LASCH 2012 [1977] : 19-20 et 33). Néanmoins, en dépit de la critique qu’il en fait, Lasch estime que la famille demeure la seule institution capable d’arrimer vies publique et privée, pulsions individuelles et bien commun. Pour ce faire, des parents confiants en leur compétence et en des valeurs largement partagées par l’ensemble de la société doivent préserver leur capacité à imposer des limites aux désirs des enfants. « L’union de l’amour et de la discipline chez les mêmes personnes, la mère et le père, crée un environnement affectif d’une densité particulière, au sein duquel l’enfant assimile des leçons qui ne le quitteront plus – et pas nécessairement les leçons explicites que ses parents souhaitent le voir maîtriser. » (LASCH

2012 [1977] : 53-54) Au fond, les doléances de Lasch sont centrées sur « l’enfant », qu’au contraire de Théry (1996), il voudrait rapatrier sous le chapeau de l’autorité parentale. Du point de vue du don, ce principe organisateur garant du maintien des familles – celui de parents autoritaires qui combattent les influences extérieures afin de transmettre fidèlement les éléments de socialisation qu’ils ont reçus de leurs propres parents - est problématique pour trois raisons : d’abord parce qu’une fois de plus, il s’agit d’un principe à la surface des choses et non sous-jacent ; ensuite parce qu’il ne paraît pas convenir aux exigences de la société et des familles contemporaines, notamment en raison de ses fondements hiérarchiques et autoritaires difficilement conciliables avec les valeurs de valorisation des individualités et d’égalité propres aux familles d’aujourd’hui ; finalement, et surtout, parce que ce principe n’accorde pas suffisamment d’importance aux sentiments (encore moins aux sentiments forts) et au métarécit commun que les membres des familles doivent partager et entretenir pour que la famille soit. En affirmant que la seule fonction des familles qui importe est celle de la socialisation (hiérarchique), Lasch fait l’impasse sur les fonctions affectives célébrées par Burgess, Locke et Parsons. Or, même si ces fonctions demeurent à la surface des choses, elles n’en forment pas moins, ainsi que nous l’avons vu, un indice important de ce qui agit véritablement dans les familles. Lasch est loin de voir les choses de la même façon65.

*

65 Seuls les sentiments maternels traditionnels l’intéressent véritablement. Nous avons vu qu’il perçoit les mères, en famille moderne, comme des « anges consolateurs ». Il est en désaccord avec des vues fréquentes à son époque, selon lesquelles les mères des familles modernes ont jusqu’alors trop protégé leurs enfants, dans un surplus de possessivité parentale, ce qui, selon ces vues, freine le développement des enfants, les empêchant de vivre des problèmes auxquels ils doivent eux-mêmes trouver des solutions et de nouer des amitiés hors foyer. (LASCH 2012 [1977] : 227) Un commentaire de la part de Lasch au sujet des mères est particulièrement intéressant : « Auparavant, la famille transmettait les valeurs dominantes, mais offrait inévitablement à l’enfant l’aperçu d’un monde qui transcendait ces mêmes valeurs, cristallisé dans la riche imagerie de l’amour maternel. » (LASCH 2012 [1977] : 51). Cette « riche imagerie maternelle » est ce qui s’approche le plus, chez Lasch, d’un métarécit commun. Cela demeure peu.

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Le sociologue québécois Daniel Dagenais n’est pas en reste : pour lui, comme pour Shorter et Lasch, la famille moderne n’est plus. Emportée par un individualisme qu’on ne parvient plus à dompter, elle a perdu son sens, son projet, sa raison d’être. Elle éclate en une multitude de modèles. Il n’hésite pas à en parler en termes de « crise institutionnelle » : « Cette évocation du déboulonnage de la famille […] vise d’abord à rappeler à la conscience contemporaine, toute concentrée à comprendre ce qui s’est passé, que l’affaire a commencé par une attaque en règle très intentionnelle, et sans doute bien intentionnée, contre « l’institution de base de la société ». » (DAGENAIS 2000 : 13) Cette attaque en règle est le fait de forces conjointes ou entremêlées qui incluent les analyses féministes, marxistes et utilitaristes de la famille.

Pour Dagenais, l’individualisme, à l’origine de la modernité, était porteur d’un affranchissement libérateur en rupture avec la tradition et le principe organisateur sain de la famille moderne. Le problème est que cet individualisme, au fil des décennies, en est venu à dépasser son mandat initial, qu’il s’est désencastré lui aussi, sortant de la boîte à outils de la modernité pour en devenir le credo suprême, détruisant tout sur son passage, relations interpersonnelles et institutions, s’attaquant à la structure même de la famille moderne, érigeant le « narcissisme » (un terme éminemment laschien) en principe absolu, « en opposition à l’individualisme proprement moderne qui a engendré la famille qui se défait sous nos yeux » (DAGENAIS 2002-2003). Cet individualisme devenu narcissisme a permis quatre évolutions principales, qui président à ce que Dagenais nomme « la fin de la famille moderne ». Première évolution : l’éclatement des familles en une diversité de modèles. En famille moderne, en effet, selon Dagenais, il n’y avait pas de types culturels de familles (allemand, slave, etc.). Toutes les familles étaient modernes. Arrachées à leur environnement culturel traditionnel, elles acceptaient de se placer sous le parapluie des valeurs familiales modernes (importance du sentiment, individualisme, fondation d’une famille nouvelle à chaque génération, centralité de l’éducation de l’enfant, performance du genre incarnée dans des rôles différenciés, etc.) afin de répondre à l’appel d’un projet occidental commun. Or, constate Dagenais (2000 : 20), l’individualisme effréné qui se déploie désormais en Occident fait éclater le consensus : les familles désirent désormais retrouver leur identité propre. Le pendant de l’uniformisation moderne des familles est son éclatement actuel en une multitude de modèles66.

Deuxième évolution : le refus des individus de « soumettre [leur] genre à un accord intersubjectif et de le réaliser à travers lui » (2000 : 26-27), autrement dit, le refus, par les individus formant couple, de la collaboration dans la division sexuée du travail familial telle qu’imposée par un modèle à la Parsons ou à la Lasch assignant des rôles propres aux hommes et aux

femmes. La modernité, en effet, avait « inauguré la réalisation subjective [du genre] (être un homme pour une femme, et

vice versa), comme elle en [avait] polarisé la différenciation autour des rôles parentaux »67 (DAGENAIS 2002-2003. Dagenais

souligne.). Or, les femmes ne veulent plus désormais être traitées comme les gardiennes du foyer, figures-clés unificatrices

66 Fait intéressant, Lasch, au contraire de Dagenais (mais en accord, pour une fois, avec les penseurs de la relation), est plutôt en faveur de la diversité familiale, qu’il voit comme une résistance à l’intrusion des éducateurs dans les familles, qui imposent des modèles normatifs uniformes. Il s’agit là, pour lui, ni plus ni moins qu’une condition de la démocratie. (LASCH 2012 [1977] : 35) 67 L’attachement de Dagenais au fait que les gens « acceptaient » naguère – encore faut-il s’interroger sur le type d’acceptation dont il s’agissait - d’exercer leur genre subjectif pour l’autre pose problème. Selon Kaufmann (2010b : 159), ainsi que nous le verrons plus loin, il est préférable de forger des rôles fondés sur les aspirations des deux partenaires et… sur le don qui découle de l’amour.

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de la famille moderne sans lesquelles, selon Dagenais, les individus partent à la dérive et poursuivent des visées purement personnelles. De plus, les luttes pour la reconnaissance des diversités sexuées/sexuelles, ainsi que celles d’un certain féminisme, qui, toujours selon Dagenais, annoncent la déconstruction des catégories « féminin » et « masculin »68, mineraient elles aussi ce pilier de la famille moderne qu’était l’alliance entre une femme qui accepte de personnifier « la femme » et un homme qui accepte de personnifier « l’homme ». Pour Dagenais, la reconnaissance de droits tous azimuts, et notamment de droits parentaux aux couples homosexuels, fragilise l’institution parentale, qui repose à ses yeux sur la complémentarité femme-homme et sur l’abnégation nécessaire à l’intégration sociale de la famille moderne, et non sur le principe en voie de reconnaissance juridique qu’est le « désir d’enfant » d’un individu plutôt que d’un couple :

Nous n’avons eu nul besoin de la reconnaissance de droits parentaux aux couples homosexuels pour plonger la famille dans une crise profonde. En les leur octroyant, cependant, nous accroissons les problèmes engendrés par l’aporie individualiste. La parentalité homosexuelle n’est rien d’autre que la reconnaissance d’une parentalité « séparée », accordée à l’individu comme un droit. Le siège de la capacité parentale devient le moi. On a beau être « parent » du même enfant, on l’est séparément. Cet octroi de « droits » parentaux aux couples homosexuels correspond à l’individualisation du rapport à l’enfant, individualisation dont nous sommes parfaitement en mesure, aujourd’hui, de constater les limites Depuis la nuit des temps, être parent a toujours été le contraire d’un droit personnel, cela a impliqué d’une manière ou d’une autre un renoncement (à la liberté de faire comme on veut) et cela constitue la forme renouvelée d’une acceptation ou d’une assomption de sa condition. (DAGENAIS 2002-2003. Nous soulignons.)

Troisième évolution : la baisse de la fécondité. Même si la fécondité a baissé de façon drastique en régime moderne, c’est au tournant des années 2000, selon Dagenais, qu’elle atteint un point de non-retour quant à ses implications sociales et démographiques, mais surtout axiologiques et éthiques. L’enfant qui figurait au centre du projet de mise en commun et de renoncement individuel de la famille moderne est devenu la réalisation d’un désir soliptique, un bien de consommation dont l’existence dépend exclusivement de l’envie des conjoints « d’en avoir un » ou pas.

Finalement, quatrième transformation, le sentiment qui était le moteur de la famille moderne s’est transformé en « pathos » amoureux passionnel, dont la nature éphémère et changeante ne peut, à terme, que détruire ce qu’il s’était efforcé de fonder. Les sentiments de Durkheim et des Victoriens étaient ceux qui faisaient de la famille un havre qui protégeait de la modernité qui faisait rage à l’extérieur et qui permettait un partage harmonieux du travail et des tâches. Or, à mesure que le XXe siècle a avancé, l’amour a déplacé son emphase : il a tout misé sur le couple amoureux. Le couple, en effet, s’est vu de plus en plus investi de la mission d’être heureux afin de soutenir une famille nucléaire qui le soit tout autant. Cette exaltation du couple amoureux s’est accompagnée de la valorisation nouvelle d’une intimité qui n’a plus été celle de la famille-refuge victorienne, mais, ainsi que l’expliquait Simmel dès le début du XXe siècle, celle d’amants ou d’époux qui se

68 Dagenais vise ici les théories féministes poststructuralistes dont la représentante la plus éminente est Judith Butler (1990). Au moment où il écrit, le concept de déconstruction du genre peut paraître encore sans grande importance ; or, il en a gagné beaucoup depuis, à un point tel qu’il fait désormais partie des représentations sociales d’une grande partie de la population Occidentale, et certainement de celles de la classe moyenne scolarisée québécoise, à laquelle appartiennent les conjoints interrogés. C’est pourquoi le fait que Dagenais balaie du revers de la main des prétentions à l’égalité qui s’incarnent notamment dans ce genre de théorie pose problème pour comprendre ce qui se passe dans les couples que forment les conjoints interrogés. S’ils sont tous en couple hétérosexuel, leurs représentations n’en sont pas moins teintées de ce genre de conceptions (fussent-elles vulgarisées). Ils sont tous conscients du fait que le genre est une chose qu’on exerce (et non entièrement un fait de nature) et de la possibilité, voire de la nécessité, d’exercer un genre différent de celui que concevaient leurs parents. Un don fondé dans l’ « acceptation » d’exercer un « genre subjectif » leur paraîtrait certainement aberrant ; et ils décèleraient probablement (à tort ou à raison), sous ce terme d’ « acceptation », une imposition patriarcale.

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livrent l’un à l’autre les secrets de leur âme dans une relation qui, en cherchant la fusion, provoquerait aussi la solitude et l’échec : « C’est justement d’être à deux qu’on est seul car on est l’autre et quand on est fondu dans l’intimité, on se trouve seul car il n’y a plus rien qui puisse abolir la solitude. Dans cette mesure l’amour relève du tragique à l’état pur : il s’enflamme seulement au contact de l’individualité et il se brise sur l’impossibilité de le surmonter. » (SIMMEL 1988 :165) Or, du point de vue de Dagenais, l’amour entre partenaires ne coule pas de source, ne règle pas tout et surtout, trop souvent, ne dure pas. « Ulrich Beck et Elisabeth Beck-Gernsheim ont bien montré l’instabilité profonde de la relation conjugale contemporaine, son caractère chaotique et donc sa radicale nouveauté », écrit Dagenais (2000 : 236). Tant Dagenais que Beck et Beck-Gernsheim (1995) estiment que le pathos des comportements amoureux contemporains cause problème. Car ce pathos est insatiable, sans limite ; l’amour passionnel importe plus que tout et peut tout détruire. Aucune instance, aucune institution ne seraient en mesure de freiner la volonté des individus de mener des existences intenses, exaltées, dont l’amour passionnel et la sexualité sont les pivots. C’est pourquoi la majorité des auteurs qui, au tournant du XXIe siècle, notent la prédilection de leurs contemporains pour l’amour passionné69 s’inquiètent également de ses conséquences pour les institutions conjugale et familiale d’une part, ainsi que pour le bien-être individuel d’autre part. Dagenais, pour sa part, s’inscrit en faux contre une famille fondée sur l’envie du moment, sur une « philosophie de l’existence » :

On peut considérer que l’essentiel c’est la passion, la vive passion, et la jouissance de la vie à son zénith. Alors quand la passion n’y sera plus, plus d’union. On peut au contraire considérer que la vie est une construction continue et n’a de sens qu’à tenir à ce que l’on a construit, alors cela donne la famille-histoire dont parle Roussel. Comme on peut favoriser le modèle moderne typique par conservatisme. Comme on peut favoriser le modèle du désengagement subjectif décrit plus haut, par désenchantement ou individualisme. De toutes les manières, la relation conjugale est vécue depuis une philosophie de l’existence. D’ailleurs, tous ces modèles peuvent être expérimentés au cours d’une seule et même vie ! (DAGENAIS 2000 : 235. Dagenais souligne.)

Dagenais fait donc le constat d’une représentation individualiste à outrance de la famille, et d’idéaux tout aussi individualistes, désormais, des femmes et des hommes qui constituent les familles, et qui réduisent la famille à la « cellule familiale » à laquelle on adhère quand bon nous semble, sans obligation aucune :

Nous ne faisons pas des enfants avec une femme, conclut-il, parce que nous l’aimons. Nous faisons des enfants avec une femme que nous aimons parce que nous y voyons la meilleure façon d’assumer un rôle conjoint de parent. C’est l’acceptation du genre qui pousse à la fondation d’une famille et l’acceptation du genre est une admission que notre humanité n’est pas portée par notre seule individualité. Accepter d’être un homme, accepter d’être une femme, c’est accepter d’exister d’une manière qui immédiatement appelle l’Autre. » (DAGENAIS 2002-2003. Dagenais souligne.)

69 Un fait dont semble se réjouir ALBERONI (1992 [1981]), qui, pour sa part, voit dans la passion amoureuse et sexuelle une « révolution à deux ». Pour Alberoni, l’’amour naissant (c’est-à-dire la passion amoureuse et sexuelle des premiers temps, c’est-à-dire ce que Dagenais, Beck et Beck-Gernsheim nomment « pathos ») est un phénomène sociologique, un mouvement social, une révolution. Il est révolte contre les institutions, contre les conventions, contre ce qui éloigne de soi. « Il n’existe pas de mouvement collectif qui ne parte d’une différence, il n’existe pas de passion amoureuse sans la transgression d’un interdit. » (ALBERONI (1992 [1981]) : 25) Pour Alberoni, de fait, l’amour naissant est un cas particulier de la naissance des mouvements sociaux. « Qu’est-ce que tomber amoureux ? écrit-il. C’est l’état naissant d’un mouvement collectif à deux. » (ALBERONI (1992 [1981]) : 9. Alberoni souligne.) Une vision typique des penseurs de la relation (voir notamment DORION 2017) qui entre en conflit frontal avec celle des penseurs de la crise.

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On voit donc que pour Dagenais, les sentiments ont de l’importance, ainsi qu’il l’exprime dans ce qu’il décrit comme la « quatrième transformation » subie par la famille moderne. Les sentiments de la famille moderne étaient profonds et durables, explique-t-il, parce qu’ils étaient soutenus par des conventions et des traditions sociales stables. Les gens croyaient en la nécessité d’être une femme pour un homme, un homme pour une femme, et d’élever des enfants dans les principes de la modernité. Sa conception de ce qu’étaient les sentiments dans la famille moderne d’avant les années 1960 (peu ou prou) en font des sentiments forts qui organisaient les familles. Les croyances des gens en des rôles familiaux et sexués peuvent être vus comme des métarécits qui fondaient le don. Ces sentiments, ce principe organisateur et ce métarécit se sont toutefois effondrés, pense-t-il. La critique que fait Dagenais de l’individualisme, par ailleurs va dans le sens des relations fondées dans le don. Lorsqu’il écrit qu’être parent n’est pas un droit individuel, mais que cela implique une acceptation et des renoncements, il touche à quelque chose d’important, que les participants, ainsi que nous le verrons, appellent « donner le meilleur de soi ». Son attachement aux rôles sexués et à la figure maternelle comme gardienne du foyer est cependant problématique dans le contexte actuel, qui accorde une importance grandissante à l’égalité et à la diversité des façons d’être une femme, un homme ou un genre autre. De plus, et plus ennuyeux encore, Dagenais oppose ici ce qui n’a pas à l’être. Ce n’est pas, en effet, parce que le désir d’enfant est devenu un projet soliptique que ce projet n’engage pas les mères et les pères dans des relations fondées dans l’altruisme. Les conjoints interrogés, de fait, font bel et bien du choix d’avoir des enfants un projet individuel qui ne s’ancre dans des obligations transmises socialement que jusqu’à un certain point. Mais ce choix vient avec des renoncements importants dont ils sont conscients, qu’ils acceptent et qui, de fait, s’inscrivent dans des relations de don. Finalement, du point de vue du don, on ne peut que donner raison à Dagenais lorsqu’il s’insurge contre la tendance des théoriciens de l’aliénation à assimiler les familles à des choix transactionnels fondés sur l’intérêt ou à des lieux d’exploitation dont les membres n’ont pas conscience. Godbout et Charbonneau (1996a) pensent que la famille, au contraire, est le lieu du don. Appréhender les familles par le don, c’est penser comme eux que la réalité familiale se tisse de significations et de sentiments qui ne peuvent être réduits aux principes du marché, au travail productif, à l’exploitation patriarcale ou à la lutte des classes.

3.4 Théry : les sentiments forts en dépit du divorce

Le couple conjugal meurt, mais la famille ne se rend pas. (THÉRY 1996 : 356)

Les préoccupations de Dagenais au sujet de la famille moderne, bien que stimulées par l’intensité inédite de certains changements sociaux, s’inscrivent dans une tradition établie. Dès les années 1920, en effet, la montée du divorce avait préoccupé les sociologues : la famille devenait « incertaine » (ROUSSEL 1989). Vers 1970, il devient à ce point répandu et répond à une telle demande que la plupart des juridictions occidentales amendent leurs lois afin de le faciliter (ROUSSEL

1989 ; THÉRY 1996 ; ROY 2011 ; IACUB 2016). La rupture éventuelle du couple conjugal, dès lors, est non seulement cautionnée par les mentalités, mais présente à l’esprit des individus dès les premiers instants de la rencontre fondatrice du

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couple. La famille moderne – qui semble désormais se caractériser par son caractère éphémère – est-elle toujours la famille moderne ? Une chose semble sûre : on assiste, au cours de la seconde moitié du XXe siècle, à une certaine désinstitutionnalisation de la vie familiale. À partir des années 1980, plusieurs sociologues se penchent sur « la fin du mariage » (BATTAGLIOLA

1988 ; ROUSSEL 1989 ; BERNIER 1996 ; THÉRY 1996). Alors que la libéralisation du divorce, à cette époque, est d’abord perçue comme une manière de renforcer l’idéal du mariage70, il devient évident que cette libéralisation n’était que le symptôme d’un rejet plus profond et plus vaste de l’institution : dans les décennies 1970-1990, le « temps du mariage » s’achève avec la légalisation du divorce sans faute. Pour Théry (1996), ce qu’elle appelle le « temps du démariage », à partir des années 1970 ou 1980 (selon le territoire législatif), inaugure une manière nouvelle de concevoir les liens familiaux avant, pendant et après l’union. Partout en Occident, et particulièrement au Québec, en plus du divorce, l’union de fait connaît depuis lors une popularité sans précédent. Au début des années 2000, après avoir d’abord constaté le « chaos amoureux » dans The Normal Chaos of Love (1995), publié avec son mari Ulrich Beck, la sociologue allemande Elisabeth Beck-Gernsheim explore, dans Reinventing the Family.

In Search of New Lifestyles (2002), les raisons de l’instabilité contemporaine du mariage et des couples. D’abord, écrit-elle, si le divorce n’est tout de même pas devenu un but en soi, sa possibilité est là, très réelle, à portée de la main si besoin est. Elle fait ainsi écho à Shorter : « Les gens en sont venus à trouver normal de n’être pas assurés de passer la totalité de leur vie ensemble. » (SHORTER 1977 : 337) Pour Burgess et Locke (1945 : 514), la montée du divorce ne montre pas qu’il y a plus de conflits qu’auparavant au sein des couples, mais bien que le divorce est devenu une façon acceptée de régler ces conflits. Pour plusieurs auteurs, ce n’est pas tant le fait de vivre des problèmes nombreux ou terribles qui augmentent les chances de rupture, mais les valeurs et les aspirations divergentes des conjoints (DE SINGLY 2010 : 70). Dès lors, quand les choses tournent mal, on ne divorce plus pour faute par rapport à des attentes sociales éprouvées, mais pour « mauvais choix » (DÉCHAUX 2007 : 28). Théry, pour sa part, conçoit la situation ainsi :

L’éventualité de la séparation est désormais inscrite au cœur de chaque union, comme l’effet même de l’investissement affectif qui l’a fondée, de la valorisation de l’épanouissement individuel, et aussi du moindre poids des contraintes objectives à demeurer ensemble quoi qu’il arrive. Cette normalité statistique s’accompagne d’une dédramatisation sociale relative, et la condamnation morale dont étaient victimes les divorcés s’atténue fortement, quitte à prendre des formes plus subtiles. (THÉRY 1996 : 119-120)

Pour Beck-Gernsheim, c’est l’installation à demeure dans un couple stable et sans histoire qu’il faut parfois, désormais, justifier. Dans un univers où chacun doit manifester son autonomie d’esprit, son endurance et sa capacité à « sortir de sa zone de confort » en prenant les décisions qui lui sont personnellement les plus favorables, il arrive que le statu quo

70 Parce que le taux de nuptialité demeurait haut, que le divorce semblait avoir le remariage pour but principal et parce qu’on se mariait plus jeune qu’auparavant, on pensait que la légalisation du divorce permettrait au mariage de renforcer ses principes, incluant ceux qui y adhéraient et excluant les autres. On ne prévoyait pas, alors, la personnalisation de la vie privée « fondée sur l’idée que, puisque la vie affective et sexuelle relève exclusivement de l’individu, la société n’aurait juridiction ni pour la juger ni, a fortiori, la sanctionner ». C’est pourquoi, selon Théry, la libéralisation du divorce s’inscrivait dans un « temps du mariage » qui visait à renforcer le mariage en reconnaissant ce qu’il était tout en préservant sa fonction institutionnelle sociale. On ne s’attendait pas à ce que les mesures nouvelles liées au divorce mènent au « temps du démariage » (THÉRY 1996 : 113 et 115).

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représenté par les unions stables soit l’objet de questionnements serrés, voire d’hostilité : « Anyone today who keeps up a

marriage does so in the knowledge that there are ways out of it, that there are other ways of acting. Thus, since the

continuation of a marriage expresses a conscious choice, it too comes under pressure to justify itself. » (BECK-GERNSHEIM 2002 : 24)71 Pour Beck-Gernsheim, deux faits sociaux importants exercent leur influence sur la façon dont les individus prennent les décisions liées à leur vie conjugale : la perte d’influence des religions d’une part ; et le fait, d’autre part, que plus le divorce se répand, plus les chances de trouver un nouveau partenaire après la rupture augmentent, ce qui atténue peut-être l’anxiété liée au fait de « franchir le pas », de quitter le domicile familial et de se retrouver seul. Les autres causes possibles du divorce qui ont intéressé la sociologie jusque dans les années 1990-2000 incluent :

• une trop forte hétérogamie initiale, rendue possible par l’instauration d’un « libre marché de l’amour » dont le désir et la consommation de la romance sont les principes moteurs (ILLOUZ 2012) ;

• la routine, le désenchantement qui succède à des attentes élevées quant à l’amour (BURGESS et LOCKE 1945) ;

• un faible attachement à la durée conjugale (KELLERHALS, WIDMER et LEVY 2004) ;

• l’émancipation des femmes (SHORTER 1977 : 337-338 ; DE SINGLY 1996; AITKEN 200472) et le refus d’incarner des rôles sexués (DAGENAIS 2000) ;

• et l’État-providence, qui rend la séparation plus accessible sur le plan financier. Pour de Singly, ces explications sont toutes valables et complémentaires, mais elles négligent la psychologie essentielle à la formation du lien conjugal contemporain73 : les couples se séparent parce que l’autre refuse de/cesse de jouer son rôle de soutien affectif et identitaire (DE SINGLY 1996 : 52). Les couples vivent une tension entre leur aspiration à l’ancrage et le désir de légèreté, expliquent, par ailleurs de Singly et Théry : « La famille contemporaine veut passionnément unir la double référence, le port et les voiles, l’inconditionnel et la séduction, l’immuable et le conquis, comme deux façons aussi nécessaires l’une que l’autre de traverser le temps. C’est parce qu’il met en cause ce rêve d’unité des contraires que le divorce demeure, encore et toujours, un événement si difficile à vivre. » (THÉRY 1996 : 224)74 Or, la montée du divorce ne signifie pas nécessairement la fin de l’institution du mariage. Pour plusieurs sociologues, de fait, secoué de toutes parts, soumis à toutes les épreuves, le mariage est une institution d’une remarquable résilience. Pour

71 Lasch précise par ailleurs que le soupçon des progressistes vis-à-vis des couples stables ne date pas d’hier : il y a déjà plusieurs décennies, écrit-il, que « ne pas divorcer [est perçu par certains comme] un anachronisme à part entière, une forme de « retard culturel » qui se [constate] principalement dans les secteurs arriérés et provinciaux de la société » (LASCH 2012 [1995](1995) : 177). 72 Interrogée par Aitken (2004), Théry explique : « Qu’est-ce qui a changé ? Plus la femme est devenue un individu à part entière, plus elle est devenue une égale et une interlocutrice de l’homme dans la société en général et dans la vie privée. Le mariage a pris une dimension fondamentalement contractuelle. Le contrat n’est plus seulement la condition du mariage, mais l’essence même du mariage et de la nature institutionnelle du mariage. La façon dont nous concevons un couple aujourd’hui n’est plus « ce qui avec deux ne fait qu’un », mais « ce qui avec un et un fait deux ». C’est donc l’image du duo qui a traduit sur le plan institutionnel la valeur d’égalité des sexes : suppression de la puissance maritale, autorité parentale exercée en commun (il y a bien deux chefs de famille), possibilité de rompre l’engagement. D’un point de vue social, il y un rapport étroit entre le caractère fondamentalement dissoluble de l’union et sa dimension égalitaire. » 73 Bien sûr, elles négligent également les dimensions liées au manque éventuel de don, de métarécit et de sentiments forts.

74 Pour une démonstration magistrale de cette tension dans la littérature, voir Kundera 1984.

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ces commentateurs, depuis ses tout-débuts, le mariage n’a jamais cessé d’évoluer au diapason de la société. Qu’il relève désormais de la conscience et des désirs individuels plutôt que d’une obligation sociale qui se déclare morale ne change que peu à l’affaire : les gens persistent à désirer s’unir et ils le font. Pour ces auteurs, c’est la forme et la durée de l’union – non son principe - qui se sont profondément modifiés. Or, en plus de sa forme et de sa durée, c’est aussi la fonction de l’union qui a évolué. Entretenir une vie affective, amoureuse ou sexuelle est désormais possible en dehors du mariage ; celui-ci ne sert donc plus à légitimer ces relations, pas plus qu’il ne constitue le cadre unique de la procréation. « Nous ne sommes pas confrontés à une défaite du mariage, explique Théry, mais à un changement du rôle social de l’institution du mariage. » (AITKEN 2004) Mais Théry va plus loin : dans nos sociétés qui valorisent désormais plus que tout le modèle de la médiation post-divorce, de la séparation sereine, du respect de chacun des individus divorcés et de la priorisation du bien-être des enfants, et qui engagent des ressources politiques, sociales et juridiques colossales pour y parvenir, le divorce est désormais l’un des mécanismes les plus efficaces du maintien de la famille75. Pour Théry, de fait, la façon dont nous divorçons en dit long sur notre représentation de la famille et sur la haute estime dans laquelle nous la tenons. Cette représentation comprend des éléments qui sont désormais familiers : la famille est le lieu d’un épanouissement mutuel ; l’exigence du bonheur est inhérente au mariage ou, plus largement, à la mise en couple et à la formation familiale ; la sphère privée est valorisée et pensée comme hors de la portée du politique, du social et du droit, ce qui inclut le divorce, perçu comme ne concernant que ceux qui le vivent ; l’intérêt des enfants est désormais primordial et donne lieu, lors du divorce, à une « rhétorique de la responsabilité » envers eux ; et de la même façon que nous concevons une pluralité de familles et une pluralité de mariages, il y a une pluralité de divorces, tous uniques, tous particuliers (THÉRY 1996 : 81-84 et 161). À ces éléments s’ajoute une correspondance entre la représentation du démantèlement de l’union et la représentation de sa construction : « Le démariage, alors, veut défaire aussi précautionneusement que possible les liens tissés de la trame conjugale. Il oppose à la brutalité vulgaire du divorce la douceur d’un désinvestissement responsable, assumé avec la volonté de rester maître de ses réactions passionnelles pour préserver une certaine idée de ce que fut le passé. » (THÉRY 1996 : 185)76 Ce désir de préservation de certains éléments (peut-être idéalisés) du passé fonde l’idéal du divorce à l’amiable, un divorce qui rallie les parties dans un objectif commun qui consiste à ne surtout pas démanteler la famille – car un divorce réussi est un divorce dont l’objectif commun est le maintien de la famille et une séparation sans rupture : « Cette famille maintenue est, finalement, aussi de l’intérêt des parents, qui peuvent trouver une issue à leurs dilemmes de conscience en comprenant que le divorce ne concerne qu’un tout petit segment de l’entité familiale, celui qui les liait affectivement et sexuellement. […] Si la disparition de ce segment ne touche rien au reste, l’essentiel des problèmes est réglé. » (THÉRY 1996 : 354)

75 Attention ! Prévient toutefois Théry. Cette vision idéale du divorce est celle des nantis ; trop souvent, le divorce réel laisse sur le carreau les faibles, les solitaires, ainsi que les femmes mal protégées par le droit (THÉRY 1996 : 9 et 121). Même chose pour les effets sur les enfants : « Dans certaines classes des centres urbains, les enfants de parents non divorcés se comptent sur les doigts d’une main, les autres, affublés d’une éternelle valise, passant du père à la mère et inversement suivant les accords conclus. On peut y voir, selon l’humeur, un paysage de ruines ou le témoignage d’un grand raffinement. » (BRUCKNER 2010 : 81) 76 Théry évoque ici l’importance que revêt le métarécit dans les familles, y compris au-delà du divorce. Elle est l’une des rares à le faire.

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Pour Théry, la popularité du recours à la médiation ne tient pas tant à son efficacité juridique qu’au fait qu’elle donne un sens à l’événement de la séparation : ce sens réside dans le maintien de la famille, dans la continuité du récit, dans l’intérêt affiché de l’enfant, « dernière sacralité » selon Bruckner (2009 : 155). Ce qui importe avant tout, c’est que l’existence de l’enfant ne connaisse pas de césure. C’est ainsi que le lien parent-enfant devient insécable et central. Le lien inconditionnel, dès lors, n’est plus celui qui existe entre les époux, mais celui qui lie parents et enfants : « On achève ici […] un mouvement très puissant de ce demi-siècle, celui qui identifie la famille à partir de l’enfant, et non plus à partir du couple. » (THÉRY

1996 : 357). L’idéal de la médiation sereine est donc celui d’un divorce qui met fin au couple, mais non à la famille, un divorce qui consiste en une réorganisation familiale, non en sa destruction. On en arrive, écrit Théry, à la « famille indissoluble ». Pour Théry, au final, il n’y a pas plus familialiste que cette vision du divorce : « Le divorce devient l’apothéose paradoxale de la famille, puisqu’elle résiste à tout, même à la séparation, même à la décohabitation. » (THÉRY 1996 : 356) Plusieurs sociologues avaient déjà affirmé que le divorce devient le principe organisateur du couple. Théry en fait l’axe central de la famille, en plus de celui du couple. Attention, toutefois, à ce revirement opéré par Théry : on pourrait croire qu’elle se félicite du maintien de l’institution du mariage, de son renforcement, même, par la popularité du divorce. Or, Théry continue de croire en la fin de la famille moderne : l’idéal d’un couple parental indissoluble procède du même fantasme que celui de marier tout le monde, conclut-elle. Au final, ce sont le sens et la fonction qui se dissolvent.

3.5 Conclusion

Pour résumer, je dirais, contrairement à la thèse célèbre d’Ulrich et Elisabeth Beck, que le chaos n’est que superficiellement un principe organisateur de la vie intime. (ILLOUZ : 2006 : 71) To refuse to recognize that the family must change in a changing social order is stupid ; to oppose its change is futile. (BURGESS et LOCKE 1945 : 485, citant Reuter et Runner 1931)

Comme chez les théoriciens de l’intégration, les sentiments jouent un rôle crucial chez les théoriciens de la crise du modèle moderne. Pour ces penseurs, en effet, la famille moderne est née de l’importance croissante accordée au sentiment, conséquence de l’idéal individualiste glorifié par les Lumières. Cette famille comporte des caractéristiques précises, pour la plupart liées aux sentiments, qui en ont fait un phare de l’émancipation individualiste en Occident et dont les plus pertinents pour cette thèse sont l’importance des émotions et de l’amour dans la sphère conjugale, l’attention accrue portée au bien-être des enfants, le caractère central du foyer et de la maisonnée, la valorisation de l’amour, des relations intrafamiliales, de l’affectif et de la sexualité, la réalisation individuelle du soi, le détachement de la famille élargie et la division sexuée des tâches familiales. On verra dans la deuxième partie de cette thèse que ces sentiments sont encore très souvent présents chez les couples interrogés. Plus encore que les théoriciens de l’intégration, qui insistent certes sur les sentiments, mais aussi beaucoup sur la solidarité et l’intégration, les théoriciens de la crise perçoivent l’amour des époux et envers les enfants comme la caractéristique centrale de la famille fonctionnelle à partir de la révolution industrielle et ce qui en permet la stabilité jusqu’à la moitié du

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XXe siècle. Ces sentiments s’expriment de plusieurs façons, mais pour les conjoints, ils consistent fondamentalement à se voir comme porteurs du projet de la responsabilité familiale à long terme. Ils sont fondés dans une acceptation de leur rôle (genré) et de leurs fonctions (affectives et socialisantes, principalement), ainsi que dans l’amour qu’ils éprouvent l’un envers l’autre et envers leurs enfants. Cet amour, prétendent les sociologues de la crise, fonde sa force dans un engagement que le pathos amoureux, qu’ils voient prendre de l’importance autour d’eux et qui leur paraît la manifestation exacerbée d’un désir purement égocentrique, rejette. (Le don leur donne raison pour ce qui est d’un engagement fondé dans les sentiments forts.) Tout ne se déglingue pas pour autant, estime toutefois Shorter. Si certains jeunes adultes préfèrent désormais vivre seuls plutôt que chez leurs parents, où ils se sentent surveillés et contrôlés, la plupart des adolescents affectionnent le milieu d’où ils viennent et tiennent pour acquis que le modèle familial au sein duquel ils ont grandi est bien le meilleur. S’ils s’efforcent de s’en distancier afin de s’individualiser, plusieurs parmi eux ne consacreront pas moins d’efforts à le reproduire en grande partie lorsqu’ils se mettront en ménage à leur tour. Il n’en demeure pas moins qu’au lieu de continuer de considérer cet amour et cet engagement comme les piliers stables des familles, les théoriciens de la crise croient en constater la perte au profit des désirs égocentriques, de la quête du bonheur spontané et de l’exaltation de l’individualité. Étant donné que c’est la fonction de socialisation et la division genrée du travail qu’ils élèvent plutôt en caractéristique sine

qua non de la famille moderne, il n’est pas étonnant, que les sociologues de la crise s’inquiètent de ce qu’ils interprètent comme l’affaiblissement du communisme familial au profit de buts individuels que la famille doit encourager (la famille est au services de ses membres, ce ne sont plus ses membres qui sont au service de la famille) ; de la diversification des modèles familiaux, fondée sur des revendications d’identité et d’unicité au détriment d’une appartenance commune plus large; de la rareté des valeurs partagées ; de la perte de la fonction de socialisation des parents auprès des enfants et des adolescents ; du refus croissant des femmes d’adopter le modèle féminin propre à la famille moderne ; et de l’avènement du pathos amoureux, qui transforme le sentiment célébré par la famille moderne comme assise de la durabilité conjugale et familiale en exaltation du désir éphémère et immédiat. Embrassant une approche que Burgess et Locke (1945 : 26) critiquaient déjà, ils évaluent la stabilité des familles à l’aune du maintien de sa structure et non de sa stabilité dans ses aspects fonctionnels et dynamiques. Délaissant peut-être la proie pour l’ombre, ils accordent une importance démesurée à des tendances qui n’ont pas encore prouvé leur persistance, leur centralité, et surtout, leur capacité à démolir les familles, et qui vont de la rébellion adolescente aux rencontres en ligne en passant par la quête d’égalité dans le partage des tâches domestiques, la légalisation du mariage homosexuel et la conception in vitro. La deuxième partie de cette thèse montre que loin d’abandonner les sentiments qui fondent la vie commune de ses membres, les membres des familles interrogés adaptent le fonctionnement de leurs sentiments au contexte et aux exigences de notre époque. Les sociologues de la crise étudient le divorce en tant que marqueur patent, selon eux, de la crise du modèle moderne. Avec l’acceptation personnelle et sociale du divorce, le prolongement de la vie et le détachement des aspirations individuelles par rapport aux nécessités familiales, la famille devient une phase transitionnelle de la vie, dans une existence vécue comme un récit qui comprend plusieurs « phases » et autant de représentations du soi. « It will tie many people not

for their whole lives but only during certain periods and phases. » (BECK-GERNSHEIM 2002 : 40) Le divorce annonce-t-il, de fait, la fin de l’institution familiale moderne ? Pire : la fin de la famille tout court ? Les plus pessimistes sont assez convaincus de l’une ou l’autre issue. La famille, pensent-ils, bientôt, n’existera plus. Or, ces changements, bien qu’avérés, ne

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provoquent pas l’effondrement de la famille, ce qui laisse supposer que la fonction de socialisation et la division genrée du travail ne jouent pas le rôle fondamental que lui imputent tant les théoriciens de la crise du modèle moderne que les théoriciens de l’intégration. Pour Kellerhals, Widmer et Levy (2004 : 22), le divorce amène « davantage à une redéfinition des premiers âges de la vie adulte qu’à une remise en cause durable du couple monogame, fidèle et fécond. » À lui seul, ce constat appelle des explications de fond que les théories vues jusqu’à présent ne peuvent pas fournir. Les plus optimistes parmi les théoriciens de la crise, par ailleurs, croyant constater la fin de la famille moderne, mais non celle de la famille, se demandent ce qui va la remplacer. Théry apporte une réponse : le modèle, désormais, est celui de la « famille indissoluble », qui maintient la famille parent/enfants mineurs au-delà de la séparation ou du divorce. Le divorce, issue toujours-déjà au cœur de l’union, est désormais ce qui tient les familles. Or, estime-t-elle toutefois, faire durer la famille au-delà de sa scission, c’est forcément enlever de la force et de la pertinence au modèle indestructible d’antan. Ici encore, faire de la dissolution du projet familial initial le principe organisateur des familles suppose une vision partielle et partiale, qui focalise son attention sur un événement certes important, mais pour le moins incertain, et qui n’explique pas l’ensemble de la réalité familiale telle qu’elle se vit chaque jour dans l’établissement de liens concrets. S’il est vrai que le divorce est devenu un horizon plausible et acceptable, peut-on pour autant en faire le principe organisateur des familles ? Les membres des familles actuelles ne croient-ils pas plutôt en la durée de leur union familiale qu’en sa fin probable, voire certaine ? Un autre problème avec la théorie de Théry est la préséance qu’elle accorde au « maillon » parent-enfant. S’il est clair que les enfants ont acquis une importance qu’ils n’avaient pas auparavant, il est moins évident de faire du lien qu’ils entretiennent avec chacun de leurs parents la pierre angulaire de ce qui circule au sein des familles. Car ce lien si important pour Théry se vit lui aussi quotidiennement. Il découle de liens principaux et en met éventuellement d’autres en branle. Si on envisage les choses du point de vue du don, nous verrons qu’il est plus juste de faire du couple parental, malgré son caractère a priori moins pérenne que le lien parent-enfant, le lien stable des familles. Tout comme les théoriciens de l’aliénation, les sociologues de la crise servent donc eux aussi de repoussoir à cette thèse. Contrairement à leurs prétentions, la socialisation hiérarchique et la division genrée du travail ne sont pas les conditions premières du maintien de l’institution familiale et la diminution de leur importance, voire leur disparition, n’entraîne pas la fin de l’institution familiale. Non seulement la famille survit-elle, mais ses principes fondamentaux également. Le problème est qu’il manque, aux sociologues de la crise, la théorie qui permet de les déceler. Car s’il est une chose que le regard pessimiste des théoriciens de la crise permet de saisir, c’est que les membres des couples et des familles interrogés ont dépassé ce moment où l’anomie paraissait plausible. De fait, ils sont les enfants de ces parents divorcés ou monoparentaux qui ont vécu la nécessité de forger un sens nouveau à la pratique familiale, un sens qui tienne compte des bouleversements sociaux et de la signification et de l’importance individuelles qu’ils désiraient lui donner. En ce sens, le moment de la crise, en tant que première expérience de la possibilité de la séparation et du divorce, de la remise en question du modèle moderne et de la possibilité d’une vie de famille soustraite aux engagements fermes du mariage traditionnel a engendré une génération de nouveaux adultes qui forment des couples et ont des enfants par choix.

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La vie de famille de ces adultes, informée par les tâtonnements de leurs parents, repose sur une réflexion quant aux conditions nécessaires pour que leur famille tienne, dans un univers social où cela n’est plus une obligation. Ils élaborent des significations nouvelles à propos d’une vie conjugale désormais largement hors mariage qui rejette la séparation sexuée des rôles familiaux, à propos de la signification que prend l’engagement dans un contexte égalitaire et individualiste et à propos de la nécessité de « faire des efforts » pour demeurer ensemble lorsque les choses sont difficiles et que la séparation pourrait être une solution commode. Ces adultes qui choisissent de construire un couple et une famille qu’ils considèrent comme leur création, et non comme la reproduction d’un modèle séculaire inchangeable et imposé, et qui sont attachés au succès de cette entreprise, reconnaissent que leurs liens conjugaux et familiaux tiennent d’abord par la création et la reconnaissance d’un récit, de pratiques et de sentiments communs qui permettent le don. Ils sont les participants dont cette thèse rapporte les témoignages dans la deuxième partie.

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Chapitre 4 Les théoriciens du modèle relationnel

4.1 Introduction

Ainsi que nous venons de le voir avec Théry, dont le verdict à ce sujet est mitigé, tous les commentateurs de la famille et du couple depuis les années 1970 ne sont pas nécessairement pessimistes quant à l’avenir de la famille. Pour certains d’entre eux, notamment à partir des années 1990, l’individualisme décrié par Lasch et Dagenais se donne à voir de manière plutôt positive dans le fait que la capacité des familles à exalter le potentiel d’accomplissement de leurs membres tout en construisant une œuvre commune deviendrait le critère de fonctionnement des familles et des couples contemporains (GIDDENS 1991, 2004 [1992] ; BECK et BECK-GERNSHEIM 1995 ; DE SINGLY 1996, 2000, 2007, 2010 ; BAWIN-LEGROS 2003 ; BAWIN et DANDURAND 2003 ; KELLERHALS, WIDMER et LEVY 2004 ; WIDMER, KELLERHALS et LEVY 2006 ; KAUFMANN 2010a, 2010b). De Singly va jusqu’à écrire que la famille actuelle constitue un approfondissement, non un anéantissement, de la famille moderne. Si la famille et le couple demeurent populaires en dépit des taux élevés de divorce, estiment ces auteurs, c’est dans la mesure où, malgré les nombreux échecs, plus que jamais, ces manières de vivre ensemble concilient les forces divergentes que sont l’individualisme et la solidarité en mettant le confort et la sécurité qu’elles apportent au service de l’épanouissement personnel des conjoints, des parents et des enfants. Certes, estiment ces auteurs, « le couple a cessé d’être régi par un ordre institué, fondé sur la reproduction biologique et sociale, et […] s’est mis à vivre uniquement pour lui-même et pour l’intimité qu’il se construit » (BAWIN-LEGROS 2003 : 98). D’institution largement économique soutenue par l’affection et la solidarité, le couple devient un espace de réalisation de soi. Mais aux yeux de ces commentateurs il s’agit là, tant pour le couple que pour la famille, d’une évolution positive. Les auteurs discutés dans cette section peuvent être divisés en deux ensembles : ceux qui envisagent le couple comme l’assise la plus solide des familles contemporaines en raison de cette capacité à rassurer et à émuler le Soi de chaque membre ; et ceux qui, au contraire, ne voient plus dans le couple qu’une relation amoureuse temporaire, fondée sur des impulsions subites et égocentriques. Parmi les auteurs du premier ensemble, de Singly et Kaufmann occupent une place particulière : leur vision du couple est confiante, et ils accordent une place importante aux sentiments et à la solidarité (particulièrement Kaufmann), de sorte qu’a priori, il aurait été possible de les classer parmi les sociologues de l’intégration. S’il en a été décidé autrement, c’est notamment en raison de la chronologie, mais également parce que si ces auteurs insistent sur la capacité d’adaptation des couples familiaux, ils accordent également une importance plus centrale à l’individualisme et à la liberté que les sociologues de l’intégration, chez qui les familles sont représentées comme étant toujours très ancrées dans des ensembles sociaux structurants. Durkheim, Burgess, Locke et Parsons, en effet, reconnaissent évidemment l’importance croissante de l’individualisme dans leur société, mais ce qu’ils cherchent à faire, c’est à ancrer cet individualisme dans l’évolution et la continuité macrosociales. Ils ne se contentent pas de constater que leurs contemporains sont plus libres et individualistes qu’auparavant, mais rompent avec ces affirmations de sens commun en se demandant comment ces contemporains en arrivent à former des couples et des familles en dépit, ou au-delà, ou en-deçà de cet individualisme. Lorsqu’ils interrogent les membres des couples et des familles, qui pensent et sentent les

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choses dans des catégories individualistes nouvelles, contrairement aux sociologues de la relation dont il est question dans ce chapitre (sauf Kaufmann, jusqu’à un certain point), les sociologues de l’intégration analysent leurs expressions d’un vécu que ces conjoints conçoivent eux-mêmes comme individualiste comme la pointe d’un iceberg qui cache des réalités profondes : la solidarité et les sentiments, souvent forts. Ce n’est pas le cas des sociologues de la relation, tant ceux du premier que du deuxième groupe, qui voient certes les sentiments, mais tendent à les cantonner à la surface des choses. Tous les sociologues, philosophes et autres commentateurs de la famille et du couple de cette section, par ailleurs, effectuent une ressaisie analytique du concept d’amour au profit du couple momentané et non plus du couple stable dans lequel s’ancre une famille immuable (ce qui implique un désenchantement quant à la capacité de l’amour à fonder un couple ou une famille pérenne). Alors qu’en famille conjugale fonctionnaliste, l’amour entre les époux était une chose cruciale, mais somme toute balisée, voire imposée socialement, et mise au service d’une institution familiale prééminente et durable, voilà qu’il s’élève au rang de bien ultime, d’objectif et de finalité immédiate et de tous les instants. La famille doit céder la priorité au couple fortement amoureux, électrisé par le désir et la passion, élevé au rang de souverain (LUHMANN 1990 [1982] ; BECK et BECK-GERNSHEIM 1995 ; DAGENAIS 2000 ; KAUFMANN 2010a), quitte à ce que ce couple change, se sépare, voire se reforme ailleurs avec un autre partenaire, régulièrement. « Jadis stigmatisée comme maladie mortelle, la passion est désormais requise pour fonder une union solide. » (BRUCKNER 2009 : 105) Mais l’union solide, ici, celle qui vaut la peine d’être envisagée, mise à l’essai, vécue, peut se révéler éphémère. Elle pourrait à tout moment se dissoudre lorsqu’elle cesse de satisfaire. C’est pourquoi les théoriciens de cette section parlent des couples comme étant en relation, non en lien, ce qui constitue une différence majeure par rapport à ce que perçoit le don de ces mêmes couples. Cette distinction est importante et sert d’assise à la prétention de cette thèse : les théories de la famille ne s’intéressent que peu ou pas à ce qui organise les familles, à un principe sous-jacent qui fait qu’elles tiennent. Les théoriciens voient évidemment que les membres des familles entretiennent des relations les uns avec les autres, mais ne voient que rarement que sous ces relations, des liens existent, qui sont rendus possibles par un mécanisme plus profond. Parler en termes de relations, c’est donc faire l’impasse sur deux choses : d’abord sur le « quelque chose » de Godelier, sur le principe organisateur des familles. Mais aussi sur ce qui lie les membres des familles en surface, et qui est déjà plus qu’une simple relation. Les théoriciens du don, en effet, envisagent les rapports créés entre les gens qui partagent des sentiments forts comme des liens sociaux solides et stables, alors que les théoriciens de la relation voient plutôt dans ces rapports une appréciation réciproque ad hoc, résultat d’une convergence des besoins et des désirs du moment. Il y a donc lieu d’établir une différence claire entre lien et relation : alors que le lien, ancré dans le don, se nourrit de et produit de la solidarité, de l’engagement et des sentiments forts, la relation satisfait des besoins individuels éphémères, sans garantie de solidité ou de durée. Ainsi, si Kaufmann, dans ce chapitre, s’intéresse de près à ce qui fait que la moitié des couples, peu ou prou, « fonctionnent » et s’il s’approche – sans jamais y recourir vraiment - du don en examinant la façon dont ils utilisent l’affection, la reconnaissance réciproque et la sécurité affective pour créer quelque chose de commun, les couples giddensiens, en tant qu’idéal-types les plus purs du modèle de la relation, négocient, composent, concèdent une place à leur couple dans leur horaire ou dans leur plan de vie, casent, discutent, évaluent sans cesse ce qu’ils perçoivent comme un instrument au service de leur bien-être et de leur accomplissement. On les voit peu offrir le meilleur d’eux-mêmes pour que le lien, de

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manière durable, se déploie. De manière générale, ce qui fonde les couples et les familles, pour les théoriciens de la relation, n’a que peu à voir avec les sentiments forts (sauf, peut-être, vis-à-vis de soi-même) : c’est le bien-être et l’accomplissement du Soi. Leurs conceptions expriment une représentation des sentiments conjugaux et familiaux comme étant devenus conditionnels au maintien de sentiments des conjoints relatifs à leur personne. Fondée sur le consentement tacite à ce qu’elle dure, la relation évoluerait toujours à la merci des sentiments et des jugements sur l’intérêt des personnes impliquées, sur leur aliénation ou leur épanouissement, et serait vulnérable aux critiques et aux crises existentielles sur lesquels les auteurs du chapitre précédent ont mis l’emphase.

4.2 De Singly : des relations au service de l’accomplissement du Soi

Ce qui change […] c’est le fait que les relations soient valorisées moins pour elles-mêmes que pour les satisfactions qu’elles procurent, ou doivent procurer à chacun des membres de la famille. Aujourd’hui, la « famille heureuse » n’est plus l’objectif prioritaire, ce qui importe c’est que l’individu soit heureux au sein de sa vie privée. (DE SINGLY 2010 : 21)

Aux yeux du sociologue français François de Singly (1996, 2007, 2010), dont la pensée fonctionnaliste s’inscrit dans la lignée durkeimienne/parsonienne, la fonction première de la famille demeure la reproduction biologique et sociale, et ce, même si la famille a perdu sa capacité à légitimer les unions et la procréation. Si cette reproduction se fonde de moins en moins sur la transmission de manières familiales de faire et de concevoir l’existence et de plus en plus sur la création d’un contexte chaleureux, compréhensif et soutenant qui permet la construction de l’identité de chacun des membres, la fonction de socialisation de la famille n’en est pas moins centrale : la mise en couple et la fondation d’une famille constituent des événements de resocialisation parmi les plus importants de l’existence, estime-t-il. C’est pourquoi, selon lui, la sociologie de la famille ne doit pas tant s’intéresser à l’origine sociale des individus qui entrent en union, mais plutôt au mécanisme puissant de socialisation qui opère au sein de cette union et qui a des effets à la fois sur chacun de ses individus et sur le couple (DE SINGLY 1996 : 63-64. Voir aussi KAUFMANN 2010a : 26-27.)77. La famille, dès lors, n’est pas morte – loin s’en faut, écrit de Singly. Ses fonctions de sollicitude, de soins et de soutien au développement de la personnalité s’ajoutent à celle de reproduction de la classe sociale pour la rendre aussi efficace et respectée que jamais. Pour de Singly, ce à quoi on assiste consiste en un approfondissement des principes de la famille moderne (l’affection entre les membres de la famille et la centralité accordée à l’enfant notamment), plutôt qu’à son anéantissement. Cet approfondissement témoigne de la grande capacité d’adaptation de la famille, qui intègre des demandes toujours plus poussées d’individualisation, demandes intrinsèques d’une part, notamment de la part des femmes, qui veulent être elles-mêmes et non plus simplement un rôle (d’épouse ou de mère), et extrinsèques d’autre part, de la part du milieu de travail, par exemple, qui exige des travailleurs hautement qualifiés qui ont grandi dans des familles qui ont su stimuler leur personnalité et leurs capacités.

77 La socialisation à la de Singly perd cependant le fort caractère hiérarchique estimé lui être indispensable par Parsons et Lasch. Il s’agit d’une socialisation inscrite dans la continuité des observations de Burgess et Locke, qui fait des membres des familles les agents égaux en influence de la création et de la transmission d’une culture qui leur est unique (et non conforme en tous points aux attentes sociales). Alors que chez Parsons et Lasch, c’est la socialisation primaire qui est cruciale, la distinction entre socialisation primaire et secondaire perd de son importance chez de Singly, puisque les enfants et les parents sont en quelque sorte socialisés au même moment.

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La famille bonne, désormais, est donc celle qui permet l’épanouissement de chacun de ses membres. Cet idéal se donne à voir dans l’éducation personnalisée des enfants, considérée comme le rôle et la responsabilité primordiaux des parents: « Le père et la mère ont un objectif assigné : aider leur enfant à développer ce qu’il a en lui, et non pas ajouter un vernis éducatif. » (DE SINGLY 1996 : 107) Contrairement à l’enfant qui naissait jadis dans un rôle social qu’on s’efforçait de lui inculquer tout au long de son enfance et même au-delà, l’enfant est désormais reconnu comme un être personnel dès sa naissance78. Le rôle principal des parents consiste à favoriser la révélation du Soi de cet enfant et l’épanouissement de sa personnalité, ainsi qu’à lui offrir une éducation qui lui permette de développer son individualité. Or, ce rôle se révèle source d’anxiété à cause de son ambivalence. Les parents émulateurs du Soi de leur enfant se heurtent en effet à un écueil social : l’accent mis sur la réussite scolaire dans la perpétuation de la classe sociale. Déterminés autant que jamais à consolider cette place sociale qui est la leur et celle de leur progéniture, les parents investissent des efforts importants dans le suivi attentif du cheminement scolaire et dans la détection rapide du moindre « problème » concernant leur enfant. Au gré des transformations individualistes de la famille des dernières décennies, les parents, en effet, continuent de vouloir doter leurs enfants au mieux. Cette dotation concerne plutôt l’héritage scolaire (fréquentation des bonnes écoles, conditions de vie les meilleures possible afin de favoriser l’obtention des meilleurs diplômes, maintien et consolidation du capital scolaire des parents [BOURDIEU et PASSERON 2012]) que les biens matériels. Pour de Singly, ces efforts consacrés au succès scolaire servent d’abord et avant tout à la reproduction du statut familial et ne relèvent pas de la collaboration ou de l’entraide, encore moins du don et du contre-don. Dans cette logique, les enfants, en retour, doivent se montrer transparents vis-à-vis de leurs parents, autoriser leur entrée dans leurs affects, leurs élans, leurs émotions. Pour de Singly, un symbole fort de cette attention réside dans la question quotidienne rituelle : « Comment ça s’est passé aujourd’hui ? » « L’enfant doit dire les choses importantes de sa vie. La logique de la révélation demande aux parents d’être informés des sentiments de l’enfant autant que de ses comportements. » (DE SINGLY 1996 : 116) Ces efforts et cette attention, fait-il par ailleurs remarquer, demeurent accomplis principalement par les mères. Il faut donc encourager l’idiosyncrasie de son enfant dans toute sa complexité en même temps qu’il faut exiger de lui de la discipline, de l’obéissance et de la conformité dans ses études, car le succès des enfants flatte le narcissisme des parents. Dans ce contexte contradictoire, les parents redoutent plus que tout que leurs enfants « ne consentent pas » aux projets qu’ils élaborent pour eux. Car l’enfant lui-même est tiraillé entre son envie/besoin d’appartenance et son envie/besoin d’individualité. Il refusera de lire ce que lui conseillent ses parents, par exemple - tout en accordant tout de même de l’importance à la lecture, tel qu’on le lui apprend.

78 Kellerhals, Widmer et Levy (2004 : 30-31), qui vont dans le sens de de Singly, évoquent trois modes (successifs historiquement) de transmission culturelle dans la famille : le style « foi », qui réfère à une vérité suprême (religion, patriarcat, État, etc.) ; le style « discipline », qui vise d’abord et avant tout à intégrer les enfants au milieu social en leur inculquant la conformité aux exigences ; et le style « maïeutique », qui cherche à aider l’enfant à devenir lui-même.

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Or, l’imposition du succès scolaire, perçue comme absolument nécessaire, répugne aux parents. Un sondage de 1995, rapporte de Singly (1996 : 127), montre que les deux tiers des parents privilégient que leur enfant soit bien dans sa peau, alors qu’un tiers seulement privilégie qu’il réussisse à l’école. La famille agit ici comme un refuge permettant d’échapper aux exigences sociales. S’ils ont à choisir entre l’imposition de visées éducatives et la reconnaissance de l’ « authenticité de leurs enfants », le choix est assez vite fait : les parents souhaitent avant tout « être bien » avec leurs enfants. Il est assez peu question, dès lors, d’exercer de l’autorité pour imposer un choix : « Dans la famille contemporaine, la notion de respect n’a pas disparu, elle a changé de sens. Elle marque désormais la reconnaissance, non plus d’une autorité supérieure, mais du droit de tout individu, petit ou grand, d’être considéré comme une personne. » (DE SINGLY 1996 : 113) Même s’il ne doute pas de la capacité de la famille contemporaine à intégrer les transformations sociales et les demandes d’individualisation de ses membres, de Singly reconnaît qu’elle fait face à des enjeux importants. Il identifie cinq tensions nodales qui résident en son principe même et qu’elle doit s’efforcer d’apaiser. Ces tensions ont toutes partie liée avec l’individualisme poussé qui fait de chaque membre des familles des individus à la recherche de bien-être personnel et de réalisation de soi :

• tension entre personnalisation et socialisation ;

• tension entre privatisation et normalisation ;

• tension entre fragilité et ancrage ;

• tension entre identité sociale et construction de l’identité personnelle ;

• tension entre la construction d’un monde commun et l’individualisation (DE SINGLY 2010).

La tension entre la personnalisation et la socialisation est celle qui résulte en une socialisation qui est le produit des interactions entre des membres des familles dont on reconnaît l’individualité. Elle concerne également les familles en tant qu’entité : pour de Singly, les familles actuelles ne se sentent que peu d’obligation de conformité à des normes et à des valeurs traditionnelles. Les familles veulent être ce qu’elles sont sans obéir à des préceptes qu’elles n’ont pas choisis. De Singly le constate plutôt qu’il ne s’en offusque, contrairement à Lasch et Dagenais. La tension entre la privatisation et la normalisation agit un peu à l’inverse de la précédente. Alors que la première s’efforce de créer des espaces de liberté individuelle dans le social, la seconde tente de rendre social ce qui est désormais privé. Car l’amour, qui, à l’origine, était une affaire strictement privée et, parce qu’il n’était pas impérativement lié au mariage, opérait en dehors des institutions, demande désormais à être reconnu. C’est le cas, notamment, du mariage entre personnes de même sexe, fait valoir de Singly. La tension entre la fragilité et l’ancrage concerne particulièrement la pérennité décroissante des unions au moment même où les impératifs sociaux individualistes et compétitifs amènent les individus à rechercher confort, solidité et affection sécurisée dans leur vie privée. Kellerhals, Widmer et Levy (2004 : 15-16), à ce sujet, évoquent « une sorte de bonheur inquiet, partagé entre certitude présente et incertitude future », l’installation à demeure dans une « provisoire éternité ».

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La tension entre la reproduction sociale et la construction de l’identité personnelle concerne la contradiction qui existe entre le désir des membres des couples d’être reconnus pour ce qu’ils sont, et non simplement pour leur fonction de « conjointe/conjoint d’unetelle/d’untel », tout en acceptant bel et bien – de Singly contredit ici en partie Dagenais - d’occuper cette fonction. Ici encore, cette tension s’applique également à la famille comme entité : la famille, en effet, désire être reconnue pour ce qu’elle est, dans sa particularité, en même temps qu’elle cherche à voir reconnues sa forme et sa façon d’être particulières comme appartenant bel et bien à la catégorie « famille », ainsi que son appartenance à une classe sociale précise. Cette dynamique la porte à reproduire et à maintenir ses privilèges acquis, à l’aide d’une socialisation axée sur une consommation très liée au statut social (KELLERHALS et MONTANDON 1991). La tension entre la construction d’un monde commun et l’individualisation, finalement, est celle qui concerne la possibilité de créer des liens familiaux solides dans un contexte où l’individualisme prime. La solidarité et l’amour conjugaux ou familiaux sont-ils possibles entre des individus indépendants et autonomes ? de Singly le pense. Un individu, écrit-il, n’existe qu’en relation avec les autres : « La question devient : avec quel « nous » le « je » contemporain peut-il exister? » (DE SINGLY 2010 : 102) Cette question représente bien la façon dont les théoriciens de la relation cadrent les vies des couples et des familles : les individus priment, les relations qu’ils nouent ne subsistent qu’en fonction de leurs désirs et décisions. Et quand l’union ne parvient plus à combler ces désirs plus ou moins compatibles de manière satisfaisante, il est acceptable, voir valorisé et même exigé, de la quitter pour tenter de trouver, ailleurs, une réponse mieux assortie aux demandes précises, mais contradictoires, des individus. De Singly s’attache donc à montrer que la famille ne meurt pas, démonstration certes nécessaire après le passage des théoriciens de la crise. Ce faisant, toutefois, il accorde peu d’attention aux questions qui pourraient sous-tendre cette démonstration : pourquoi et comment survit-elle ? Qu’est-ce qui fait qu’elle tient ? De Singly répond d’une manière fonctionnaliste, en soulignant les fonctions persistantes ou nouvelles des familles contemporaines. En insistant sur la socialisation mutuelle entre les membres de la famille, il s’approche d’un principe organisateur sous-jacent qui pourrait sous-tendre les relations de surface et qui favorise la cohésion familiale. Mais de Singly ne s’attarde pas à cet aspect des choses. De cette socialisation mutuelle, il retient surtout sa capacité à entre-socialiser les membres des familles aux besoins et aux personnalités individuelles des autres membres, non la possibilité que cette socialisation mutuelle construise une conception commune de ce qu’est chaque famille qui puisse devenir un métarécit sous-tendant le don. Pour de Singly, par ailleurs, le rôle principal des parents consiste à favoriser la révélation du Soi de leur enfant et l’épanouissement de sa personnalité, en même temps que son maintien dans leur statut social. Ces objectifs et ces fonctions sont individualistes et intéressées. De fait, les besoins, désirs et projets individualistes des membres des familles occupent une place à ce point importante chez de Singly qu’on peut dire qu’il en fait un principe organisateur. Cela ne l’effraie pas. En fait, l’individualisme pourrait bien être, selon de Singly, ce qui permet que la famille continue de s’épanouir, alors qu’elle est traversée de tensions. (À moins que ce ne soient les tensions elles-mêmes qui soient son principe organisateur.)

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Autre problème : de Singly pense que le bonheur familial importe moins, de nos jours, que celui des individus qui composent les familles. Si de Singly voit bien que la fonction de sécurité et de chaleur affective demeure importante, il pense que c’est parce qu’elle permet la construction de l’identité de chacun des membres. Ici encore, il s’agit d’une fausse opposition. Les conjoints interrogés expliquent bien qu’ils consacrent le meilleur d’eux-mêmes à ce que tant l’ensemble familial que chacun de ses membres soit heureux79. Pour de Singly, finalement, les sentiments, en conformité avec les vues des théoriciens de la crise, sont perçus comme fugaces et sujets à des variations subites et imprévisibles, ce qui les éloigne des sentiments dont il est question dans le don. En prônant la socialisation et le respect mutuels, et non hiérarchiques, il s’éloigne toutefois de la vision autoritaire de Lasch et se situe plus près du don.

4.3 Kellerhals : des relations qui varient selon les couples familiaux

Prenant acte de constats qui remontent, on l’a vu, à Burgess et Locke, et qui ne se sont pas démentis depuis, plusieurs chercheurs ont tenté d’établir des « typologies conjugales » sur les prémisses selon lesquelles les couples d’aujourd’hui forment des « systèmes d’interaction » d’une part, et qu’ils explorent une variété de « styles » d’autre part. L’une des plus connues est peut-être celle des sociologues suisses Kellerhals, Widmer et Levy (2004 ; WIDMER, KELLERHALS et LEVY 2006), qui, dans le but d’étudier le conflit et la satisfaction conjugale, proposent cinq couples idéal-typiques :

• le couple bastion (c’est-à-dire le couple nucléaire parsonien traditionnel) ;

• le couple associatif (c’est-à-dire le couple giddensien dans sa forme « pure ») ; et entre ces deux pôles :

• le couple compagnon (« bastion ouvert ») ;

• le couple cocon (deux individus poursuivant des buts personnels dans leur vie publique, mais fusionnant dans leur vie privée) ;

• et le couple parallèle (c’est-à-dire les couples « non classables », comportant des traits divers et parfois contradictoires)80.

Afin d’établir leur classification, les auteurs évaluent des dimensions telles que la mise en commun des revenus et des ressources, l’ouverture sur l’environnement extérieur, la nature des priorités individuelles et communes, le degré de sexualisation des rôles, le pouvoir, l’autorité, ainsi que la régularité du quotidien familial. Les principales conclusions des auteurs sont à l’effet que les couples compagnons vivent moins de conflits conjugaux que les autres couples ; qu’à l’inverse les couples associatifs et parallèles sont ceux qui vivent le plus de conflits conjugaux ; et que les couples bastion et les

79 Cet accent mis sur le bonheur, en soi, fait l’objet de nombreuses critiques depuis quelques années. Illouz y voit, une fois de plus, une soumission des individus au marché capitaliste qui tente par tous les moyens de leur vendre l’idée que seul un état permanent de bonheur est normal, et qu’il faut se soigner lorsqu’on n’atteint pas cet état. (ILLOUZ et CABANAS 2018) 80 Au Québec, depuis quelques années, plusieurs enquêtes portent également sur les « styles conjugaux » mais elles tendent plutôt à établir des catégories selon des variables se rapportant au partage des tâches ménagères ou de l’argent (RAPOPORT et LE BOURDAIS 2006 ; BELLEAU et HENCHOZ 2008 ; SURPRENANT 2009 ; BELLEAU et MARTIAL 2011 ; BOULET et LE BOURDAIS 2017). Ces enquêtes cherchent à établir le taux de satisfaction des partenaires selon le style de partage des tâches auxquels ils adhèrent.

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couples cocon vivent relativement peu de conflits conjugaux. Ces résultats tendent à aller dans le sens des principaux constats de cette thèse. Toutefois, la conclusion la plus générale à laquelle arrivent les chercheurs est que l’emphase mise sur l’autonomie et la participation sociale des deux conjoints hors de la famille est associée à une augmentation des problèmes conjugaux (WIDMER, KELLERHALS et LEVY 2006 : 84) :

Pouvoir social, intégration culturelle et projet conjugal se répondent : chaque personne – avec ses atouts culturels, économiques et sociaux – cherche à construire son identité personnelle par le biais de ce projet conjugal. L’accent mis sur l’autonomie individuelle dans le couple, par exemple, ou sur le degré d’ouverture du ménage sur l’extérieur, est corrélé aux chances de chacun d’acquérir pouvoir, reconnaissance et satisfaction en dehors du champ familial. (KELLERHALS, WIDMER et LEVY 2004 : 9-10)

Or, outre les enjeux d’émancipation féministes auxquels il renvoie immédiatement, le concept d’autonomie est étroitement lié à l’individualisation des membres des couples contemporains, qui, selon les auteurs, accordent désormais la priorité à l’accomplissement de soi, à l’égalité, au refus de l’autorité et qui relèguent les interactions intimes, les soins, le maintien des structures et la solidarité à l’arrière-plan. Les couples autonomes, selon les auteurs, tendent vers la « relation pure » (GIDDENS 2004 [1992]) : la mise en commun et les obligations envers l’autre ne les intéressent que peu. Pour eux, l’essence du couple se réduit à la communication franche. Les auteurs se demandent toutefois si cette communication, si ouverte et honnête soit-elle, est en mesure de contrer les effets de l’individualisme sur les couples. C’est que les couples, quel que soit leur type, ont du pain sur la planche. Pour Kellerhals, Widmer et Levy, dans le monde individualiste qui est désormais le leur, les couples, de fait, font nécessairement face à trois tâches incontournables :

• définir leur territoire et marquer leurs frontières avec l’extérieur ;

• se construire un mythe et des rites81 ;

• définir et agencer les rôles et les pouvoirs de chacun (KELLERHALS, WIDMER et LEVY 2004 : 7). Pour Kellerhals et ses collaborateurs, les couples se trouvent donc dans l’obligation de s’adonner à un bricolage conjugal qui répond à un « devoir d’originalité » et qui les amène à créer un « couple sur mesure » jamais achevé, en devenir incessant, qu’ils comparent à ce qu’ils perçoivent des autres couples, qu’ils cherchent à présenter comme « réussi », qu’ils voient critiqué par leurs proches et dont ils réévaluent sans cesse la fonction et la pertinence. Dans cette construction d’un style conjugal approprié et dans l’atteinte de la satisfaction des deux conjoints, les auteurs font finalement remarquer que l’enjeu de la « bonne distance » émotionnelle entre les partenaires est considéré comme fondamental par les chercheurs (KELLERHALS, WIDMER et LEVY 2004 : 9). Cette construction s’effectue toutefois dans un contexte social parfois antagoniste, qui inclut :

81 Ce point est crucial, si on envisage les choses du point de vue de Godelier, le récit familial – le métarécit - étant ce qui ancre les sentiments forts. Le premier point, en outre, a aussi son importance : pour préserver le don, les couples familiaux doivent effectivement « protéger leurs frontières », ainsi que nous le verrons au chapitre 8.

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• l’avènement de trajectoires de vie désormais individualisées, marquées par des inversions, des retours en arrière, des transitions diverses et non balisées qui font que les parcours des membres du couples « entrent en collision » au lieu de suivre un trajet socialement établi et prévisible ;

• des changements nombreux et rapides dans la façon dont les couples vivent leur vie commune, ce qui rompt la transmission traditionnelle lors de laquelle les aînés conseillaient les plus jeunes ; les aînés connaissant mal le nouveau contexte, ont de la difficulté à conseiller et à aider ;

• la télévision qui contrôle les représentations que se font les membres des couples de ce que doit être leur ménage (KELLERHALS, WIDMER et LEVY 2004 : 19-21)82.

Bien que certaines des préoccupations de Kellerhals et de ses collaborateurs ne figurent pas au centre de cette thèse (les trajectoires de vie et l’évolution des rapports avec la parenté, par exemple), elles sont néanmoins importantes car elles parlent du contexte social contemporain, dans lequel évoluent les participants et dont ils tiennent compte dans l’établissement de relations de don. Ce qu’il importe surtout de retenir, c’est que les familles diversifiées qu’étudient Kellerhals et ses collaborateurs leur paraissent avoir certains points communs. Ces points sont-ils assez forts pour tenir lieu de principes organisateurs ? Cela n’est pas sûr, à moins, bien entendu, d’affirmer, à l’instar de Burgess et Locke, que la diversification est un principe organisateur en soi. Mais des constats importants se dégagent : pour être bien, les couples et les familles doivent contrer l’individualisme ambiant dans une certaine mesure, c’est-à-dire qu’ils ne doivent pas laisser les buts extérieurs à la famille prendre le pas sur la famille. Ils doivent aussi marquer les frontières de leur couple ou de leur famille et se construire un récit « mythique ». Notons finalement que pour Kellerhals et al., une saine communication est certes nécessaire, mais ne suffit pas, à elle seule, à contrer les charges individualistes du monde social extérieur.

4.4 Kaufmann : des relations qui seraient des liens sans la rationalité capitaliste

Dans plusieurs résultats de recherche et ouvrages dont la publication s’étale sur plus de trois décennies, le sociologue français Jean-Claude Kaufmann propose un portrait et une analyse de ce que sont les couples contemporains, leurs mécanismes institutionnels, leurs habitudes, leurs rôles, leurs attentes, leurs défis, leurs réussites et leurs difficultés. Il est impossible, en raison du territoire immense qu’ils couvrent – du premier matin du couple au rôle symbolique que joue la préparation des repas en passant par les querelles, les irritants, l’analyse du « linge » conjugal, le recours aux relations sexuelles en ligne et le processus qui, de la passion initiale, mène à l’amour confortable et tendre – de détailler ici chacune de ces analyses et de ces résultats d’étude, d’autant plus que ni les parcours de vie ni les menus détails conflictuels ou décisionnels de la vie conjugale et familiale ne se situent au cœur de nos investigations. Or, les analyses plus générales que propose Kaufmann concernent en partie les mécanismes précis qui instaurent la solidarité et alimentent les sentiments forts au sein des couples, mécanismes qui, eux, revêtent au contraire une grande importance à nos yeux. Même s’il n'utilise pas la théorie du don, Kaufmann pose des questions et leur apporte des éléments de réponse qui en font l’un des sociologues étudiés qui s’approchent le plus de la compréhension de la vie des couples familiaux par le don. Parce qu’il le fait, de plus, en étudiant des couples occidentaux (français) contemporains et en creusant sous la surface de l’égocentrisme

82 À l’influence de la télévision s’ajoute désormais, bien entendu, celle des réseaux sociaux, autrement plus envahissante et potentiellement déstabilisante.

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apparent qui dominerait désormais les relations de couples, plusieurs éléments qu’il met au jour sont particulièrement intéressants pour cette thèse. Pour Kaufmann, d’abord, étant donné la « froideur » du monde néolibéral et de l’individu égoïste, compétitif, calculateur et consommateur de relations qu’il met en scène d’une part, et l’effondrement des certitudes holistes et des institutions traditionnelles telles que la famille nucléaire pérenne d’autre part, le couple est l’institution la plus à même, désormais, de garantir le bien-être de chacun de ses membres. Ce couple est basé sur l’affection – que Kaufmann ne se gêne pas pour appeler « amour » :

Ce monde si dur de la concurrence et du calcul génère un immense besoin d’amour. Jamais sans doute, dans aucune société, le désir de consolation caressante n’a été aussi fort. […] Du côté de la sphère publique, règne l’individu rationnel ; hélas, souvent réduit au triste égoïsme calculateur. Rationalité incontournable cependant, car ce modèle de l’individu fonde aussi la citoyenneté démocratique. Le problème est qu’il soit vide de sentiment alors que la vie est faite de sentiments. D’où la nécessité d’un autre côté de l’existence, la sphère privée réconfortante et consolatrice, où règne un individu construit d’une toute autre manière. (KAUFMANN 2010b : 143 et 150)

On voit que pour Kaufmann, le mécanisme qui génère et maintient les sentiments et, dès lors, les liens familiaux, n’est pas intrinsèque, mais extrinsèque. L’extérieur agit comme un repoussoir, une menace qui incite au réconfort et à la consolation. Ce moteur suffit-il ? Comment le couple construit-il un tel havre sentimental ? Pour Kaufmann, dès la mise en couple – dès le premier matin, de fait (KAUFMANN 2002) – les membres des couples mettent en branle un processus d’ouverture à l’autre qui implique une « mise en mouvement de soi » : « Il ne peut y avoir engagement sans mise en mouvement de soi, sans changement profond, non seulement des habitudes de vie, mais de qui l’on est au plus profond de soi. […] La rencontre amoureuse précipite la métamorphose des deux identités ; c’est ce qui irrésistiblement attire et fait peur à la fois. » (KAUFMANN 2010b : 67) Cette vision de l’engagement s’apparente à celle du don. La mise en couple initie une histoire, une croissance à deux qui n’est possible qu’à condition que chacun des deux membres accepte d’abandonner ce qu’il était auparavant afin d’embrasser la possibilité de devenir autre par la mise en couple. « S’engager dans le couple, écrit Kaufmann, revient à s’appuyer sur cette idée de la relation entraînant vers quelque chose qui nous dépasse. » (CHAREST et KAUFMANN 2012 : 43)83 Cette « chose qui dépasse » la somme de ses parties est un troisième territoire, une « création commune ». En plus de celle du théoricien du don André Caillé84, Kaufmann reconduit ici la vision fondatrice de Berger et Luckmann, et plus précisément celle de Berger et Kellner (2012 [1966]), pour qui le mariage est une « construction de la réalité » et rejoint celle de de Singly (1996 : 63-64), pour qui la socialisation dans le couple (plutôt la famille/le couple avec enfant chez de Singly) est plus importante que la socialisation qui s’est effectuée avant. Surtout, elle évoque la mythification nécessaire, c’est-à-dire la mise en récit du couple et de la famille, qu’évoquent Kellerhals et ses collaborateurs et qui figure de manière centrale dans l’approche godeliérienne du don. En évoquant

83 Accepter de devenir autre pour l’autre est ici proche du « meilleur de soi » et du « travail sur soi » (qui sont des attitudes privilégiées par les couples interrogés) nécessaires au don. Le principe rappelle celui que préconise Dagenais (accepter d’exercer son genre subjectif pour l’autre), sans son caractère genré et imposé. 84 Le concept de « troisième territoire » entre en résonnance avec celui de « tiers paradigme » qu’utilise Caillé (2007a) pour définir tant la théorie du don que son terrain d’application. Kaufmann, de fait, identifie correctement la « création commune » d’un territoire propre au couple comme un mécanisme important de stimulation des sentiments forts qui est entretenu par des échanges concrets, ce qui l’approche de la théorie du don.

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l’abandon et l’offrande du meilleur de soi nécessaires au couple, Kaufmann effleure donc le don, mais n’y entre pas, notamment en raison de la grande importance qu’il accorde lui aussi à l’individualisme contemporain. Kaufmann, en effet, constate une « grande avidité de liberté » chez les jeunes membres de couples : même s’ils se mettent nécessairement en mouvement pour aller à la rencontre de l’autre (principe proche du don), ils ne veulent pas avoir l’impression d’être contraints par l’autre et veulent préserver leur liberté de quitter la relation à tout moment (principe qui éloigne du don). Heureusement, pense Kaufmann, les mécanismes de fusion qui s’établissent dès les tout débuts passent souvent inaperçus. Selon Kaufmann, les membres du couple en devenir ne se rendent pas compte qu’ils sont en train de vivre de profondes transformations, subtiles au quotidien, mais dont l’impact est grand, qui les poussent à se redéfinir afin de former une union avec l’autre :

Une vision trop précise de ce mécanisme supprimerait la marge d’action qui permet l’expérimentation conjugale des débuts. C’est parce qu’ils n’ont pas conscience d’occuper déjà des positions et de se situer dans un processus évolutif, parce qu’ils ont l’impression de vivre avec liberté et légèreté leurs rapports de personne à personne, d’être inventifs en tous domaines, que les jeunes partenaires parviennent à repousser les engagements. (KAUFMANN 2010a : 52-54)

Cette « légèreté conjugale » des débuts permet l’expérimentation, la préservation d’une liberté de choix même après les premiers pas et la possibilité de se retirer sans désobéir au jeu social : « […] [I]l faut que chacun puisse en cas de besoin se retirer du jeu dans des formes socialement reconnues » (KAUFMANN 2010a : 56). Ces possibilités sont renforcées par ce que Kaufmann nomme « l’arasement des seuils », c’est-à-dire la difficulté sociale contemporaine à établir le moment précis du commencement ou de la fin d’une étape de la vie telle que la mise en couple. Or, « [l]’incertitude sur le degré de réalité de l’union estompe encore davantage les seuils. Car les étapes, non seulement ne sont plus concentrées en un unique temps fort, sont moins marquées et moins visibles, mais de plus sont susceptibles de retour en arrière. Alors que l’intégration ménagère est un processus cumulatif et progressif, l’attachement sentimental entre les deux partenaires est au contraire fluctuant. » (KAUFMANN 2010a : 59-60) On se doute que cet attachement se fait plus stable à mesure que les mécanismes de don, mis en branle dès les premiers jours, vont s’affirmant ; et qu’à l’inverse, le don se renforce à mesure que les sentiments se font plus stables. Nous reviendrons sur cette idée au chapitre 7. Les jeunes chérissent donc leur liberté individuelle et repoussent l’engagement de leur mieux… mais s’engagent néanmoins à leur insu - quoique dans un processus d’avancées et de reculs. Plusieurs couples ne survivent pas à ce processus sentimental. Par contre, ceux qui le traversent avec succès atteignent de leur plein gré et, dans leur perception, de leur propre évolution affective, un stade « de confort » qui était autrefois donné d’avance. Chacun joue un rôle précis défini par un cadre de pratiques domestiques qu’ils ont eux-mêmes mis en place plus ou moins consciemment : « Le temps du confort ressemble à la structure conjugale traditionnelle, avec cependant deux différences. Primo : des négociations ponctuelles continuent à redéfinir les règles d’interaction, les rôles ne sont pas aussi rigides qu’autrefois. Secundo : la réification peut produire de l’insatisfaction et déboucher sur la rupture du couple. » (KAUFMANN 2010a : 70) Or, certains couples « heureux » arrivent à éviter l’insatisfaction chronique et la rupture. Comment s’y prennent-ils ? D’abord, constate Kaufmann – qui s’approche encore une fois du don – les échanges jouent un rôle primordial :

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Passées les émotions et les surprises de la rencontre, un petit monde étrange se constitue, rien qu’à soi (à deux), un petit monde de valeurs partagées séparé du vaste monde. Un petit monde à l’intérieur duquel chacun des deux reste cependant dans son propre monde, échangeant mille choses très différentes avec son partenaire : de l’argent, du travail, des paroles, des affects, des gestes doux et des gestes moins doux, etc. Le principe de ces échanges complexes est de devoir s’équilibrer de manière à ce que chacun ait globalement un sentiment de satisfaction plutôt que le contraire. (KAUFMANN 2010b : 149)

Afin d’atteindre cet équilibre de la satisfaction dans les échanges, Kaufmann décèle deux règles d’or. La première est celle d’une confiance mutuelle, d’une admiration, d’un soutien inconditionnel et d’une reconnaissance réciproque entre les conjoints. Dans ce monde égoïste, compétitif et consommateur qui est le nôtre, l’individu, en effet, est constamment attaqué. Une immense demande de reconnaissance émerge donc des conditions même de la vie sociale « de l’extérieur » : « Il y a tant d’atteintes à la personne que le conjoint doit être notre premier supporter, notre fan inconditionnel, qui répare l’estime de soi. » (CHAREST et KAUFMANN 2012 : 81) Chez plusieurs couples heureux, chacun joue donc le rôle de supporter de l’autre et s’attend à ce que l’autre en fasse autant : « On espère que le partenaire, comme on le fait soi-même, va se laisser emporter par ce mouvement [de bienveillance envers l’autre]. » (KAUFMANN 2010b : 129) Le couple fonctionnel est celui qui parvient à maintenir un « pacte de reconnaissance privilégiée » (KAUFMANN 2010b : 144). Notons immédiatement que cette règle s’apparente au premier des trois sentiments forts qu’évoquent les participants de cette thèse et qui seront expliqués au chapitre 7 : l’amour pour le conjoint. Il faut toutefois préciser que dans l’approche kaufmannienne, l’amour pour le conjoint s’ancre dans le sentiment individuel, puis la réciprocité du sentiment de l’autre, tout aussi individuel, alors que dans le don, et ainsi que l’expriment les membres des couples de cette thèse, l’amour fonde et résulte de la volonté de former un couple qui soit le lieu primordial de l’entièreté de chacun des conjoints. Les sentiments, dans la relation, sont donc plutôt individuels ; alors que dans le don, ils sont plutôt collectifs. La seconde règle d’or est celle qui érige le couple au rang de lieu primordial. Les individus, désormais, appartiennent en effet à divers cercles de sociabilité auxquels leur couple n’est pas nécessairement convié. Ces divers cercles permettent de maintenir une identité autonome chère aux membres du couple, mais ils font aussi en sorte que ces mêmes individus ne se sentent jamais reconnus pour l’entièreté de ce qu’ils sont dans aucun de ces cercles, qui constituent autant d’aspects compartimentés de leur vie et de leur personnalité. Le couple seul, grâce à cette seconde règle d’or, est capable de reconstituer l’individu dans son entièreté :

Nous sommes […] condamnés à hiérarchiser, à privilégier certains cercles par rapport à d’autres quand ils viennent à se croiser. Et c’est là que le couple intervient de façon spécifique. Car, quelles que soient les configurations sociales dans lesquelles nous nous inscrivons, dès que nous vivons en couple celui-ci doit inéluctablement devenir prioritaire ; il n’existe aucune échappatoire à cette règle d’or. C’est d’ailleurs ce qui explique que l’engagement soit devenu si difficile et puisse même revêtir une certaine violence identitaire. (KAUFMANN 2010b : 146. Nous soulignons.)

Notons que cette seconde règle d’or veut que le couple prime même (d’abord et avant tout ?) sur la famille d’origine, la famille élargie. Or, sa mise en application dans ce contexte peut relever d’une dynamique délicate et générer des conflits : « Hélas, en présence des membres de la famille [élargie], la délicate alchimie conjugale s’effrite. » (KAUFMANN 2010b : 147) La famille élargie, en effet, ramène le membre du couple à son identité pré-couple.

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Cette seconde règle d’or, finalement, impose de limiter le domaine des passions, des intérêts personnels et des hobbys, autant les siens propres que ceux du conjoint. Car leur expansion trop prononcée menace la préséance du couple. Or, l’organisation contemporaine des existences et des foyers constitue une menace constante à la cohésion conjugale. Le fait que chacun s’adonne à ses activités personnelles sur son propre écran d’ordinateur, de tablette ou de téléphone met la solidarité intime des couples au défi. Sur des forums de discussion, par exemple, on en vient rapidement à partager des trucs, des sentiments et des expériences qu’on ne partage pas avec son conjoint (KAUFMANN 2010b : 111). Or, en société individualiste accordant un prix élevé à la liberté personnelle, comment interdire à l’autre de consacrer du temps à ses intérêts personnels ? « [L]es conjoints ne peuvent s’interdire mutuellement des passions personnelles, le besoin en ce domaine étant immense, de plus en plus immense. Ils doivent se contenter d’en limiter les excès – ou d’exiger des compensations conjugales quand des excès sont commis - de combattre leur caractère trop secret, de fixer des règles du jeu, de tendre des passerelles avec la maison des petits bonheurs. » (KAUFMANN 2010b : 179) Ces règles d’or étant posées, Kaufmann étudie de plus près la manière très fine (et presque toujours inconsciente, selon lui) dont les membres des couples poursuivent la construction d’habitudes et de rôles au sein du couple. Ces habitudes et ces rôles participent de l’évolution de l’identité de chacun des membres autant que de celle du « troisième territoire » qu’est le couple. Référant à la division du travail notée par tous les sociologues de la famille depuis plus de 100 ans, Kaufmann explique que le « couple est une vraie machine à produire des rôles complémentaires car la complémentarité rend la vie plus facile (CHAREST ET KAUFMANN 2012 : 31). » Kaufmann traduit toutefois des préoccupations féministes lorsqu’au contraire de Lasch et Dagenais, il appelle à lutter contre cette tendance induite par des siècles de pratique. Il vaut mieux, plaide-t-il, utilisant carrément le don, cette fois, instaurer des rôles véritablement fondés sur les aspirations des deux partenaires et le don fondé dans l’amour, ce qui n’est pas forcément le cas lorsque la seule complémentarité préside à la distribution des rôles. Car le partage des rôles bon repose sur une « épaisseur amoureuse » qui se construit dans le don :

Le don de soi généreux […] n’est pas fait pour éprouver du plaisir. Il est un don d’amour justement parce qu’il est effectué malgré tout, même quand l’action est pénible. Les activités ménagères sont très symboliques de cet amour discret qui enrichit silencieusement l’agapè dans l’épaisseur de la matière. Pourtant, au-delà de la fatigue, voire de la douleur, une infinité de sensations agréables sont subtilement générées, ne serait-ce que dans la satisfaction du devoir accompli. L’amour est au cœur de ce qu’il y a de plus agréable dans ces sensations discrètes. Le kilo de haricots verts est long à équeuter mais la famille sera bien nourrie et éprouvera peut-être même du plaisir à table ; les petits vêtements sont interminables à repasser mais, sous la paume, la caresse du linge tiède et lisse évoque d’autres caresses. (KAUFMANN 2010b : 159)

Pour Kaufmann, la cuisine, la lessive familiale – et bien d’autres gestes posés sans calcul immédiat encore - sont toujours un don de soi amoureux (KAUFMANN 1992, 2006). Car l’amour qui fonde le couple et grandit avec lui n’est ni éthéré ni flou ni abstrait : il prend corps dans le quotidien, les petits gestes, etc. « Une famille, un couple, ça se construit avec les mains. » (KAUFMANN 2010b : 156) Cette vision concorde avec celle des participants de cette thèse, les « petits gestes quotidiens » se faisant « petits dons » qui font plaisir et qui tissent la trame du métarécit.

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J’aurais pu parler des plaisirs personnels éprouvés en regardant un film à la télé ou en grignotant un carré de chocolat en cachette. Des fleurs coupées au jardin pour réaliser un bouquet. De la musique au salon, qui enveloppe avec rythme ou douceur. Du trait d’humour qui égaye soudain l’atmosphère. De l’abnégation silencieuse de celui (ou plus souvent celle) qui passe le balai ou fait la vaisselle, etc. La liste serait interminable. J’en retiendrai juste quelques conclusions. Bien que certains de ces exemples renvoient à des plaisirs personnels et d’autres à des dons de soi généreux, la frontière n’est pas étanche entre ces deux catégories apparemment opposées. Certes, les plaisirs personnels peuvent être de véritables déclarations de guerre au couple. Mais quand les plaisirs trouvent une place légitime dans l’harmonie d’ensemble, ils sont au contraire ce que nous recherchons tous : que le groupe permette à chacun de se sentir bien et d’éprouver des sensations agréables. Les sensations sont plus franches et pleines quand elles reposent sur ce soutien. Par ailleurs, beaucoup de plaisirs personnels rejaillissent en fait sur le couple et la famille en forgeant des liens plus forts. (KAUFMANN 2010b : 157-158)

Bref, pour Kaufmann, ce que le couple heureux parvient à établir et à préserver est une véritable « stratégie des petits bonheurs ». Cette stratégie consiste à accorder l’essentiel de son attention aux moments heureux, cohérents, qui alimentent l’évidence et le plaisir qu’il y a à faire couple et à créer ensemble un monde commun. Car la quête de bien-être individuel, souligne-t-il, délaissant le don pour revenir à la relation, est désormais la finalité ultime du couple. Ce bien-être dépasse le « vulgaire confort des années passées, étroitement physique, objectivement mesurable. Le bien-être est une recherche sans fin, profondément existentielle comme le dit son nom quand on sait l’entendre. » (KAUFMANN 2010b : 154) Il ajoute : « C’est le nouveau grand critère : la vie de couple réussie est celle où l’on se sent bien. » (KAUFMANN 2010b : 194) Pour ce faire, les couples mettent en place une « écologie de la douceur » réciproque, s’efforçant d’instaurer la tendresse en système (KAUFMANN 2010b : 159). Citant Bourdieu (1998 : 117), Kaufmann parle d’ailleurs du « bonheur de donner du bonheur » et précise que l’attente de la durée du couple a été remplacée par celle de sa qualité. L’échafaudage de la « maison des petits bonheurs » ne s’accomplit pas sans mal pour autant. C’est que l’aspiration au bien-être/bien être ensemble cohabite avec une envie profonde de liberté individuelle fondée sur l’évaluation rationnelle continuelle de son propre bonheur, explique Kaufmann, qui évoque ainsi le couple de la relation pure : « D’un côté l’amour, l’engagement, le don altruiste ; de l’autre le regard froid sur les faits, la soif de respiration personnelle. » (KAUFMANN 2010b : 144) C’est pourquoi, explique Kaufmann, les membres des couples utilisent les moindres scènes de leur vie commune pour évaluer leur bien-être personnel. Pour Kaufmann, cette tendance – cette tentation fréquente – d’évaluer son partenaire et de calculer la somme des avantages et des inconvénients qu’il y a à faire vie commune avec lui s’inscrit dans un contexte social qui valorise la rationalité au plus haut point et constitue le plus grand danger qui menace l’amour qui fonde le couple :

L’emprise grandissante de la rationalité critique dans la vie privée s’inscrit dans un mouvement plus large, qui nous pousse à nous informer et à nous questionner sur tout, à gérer notre vie personnelle, comme des scientifiques dans leur laboratoire, en disséquant le pour et le contre dans tous les domaines. […] Sauf que l’amour ne fonctionne pas ainsi et ne pourra jamais fonctionner ainsi ; sauf que le couple ne peut s’établir autrement que sur l’amour. (KAUFMANN 2010b : 183. Nous soulignons.)

Pour Kaufmann, c’est dans la recherche de et dans la rencontre amoureuse que l’individu calculateur opère le plus de ravage à l’encontre de son propre bonheur. Dans le couple installé, heureusement, le calcul est tempéré par la règle d’or de la reconnaissance et de la confiance réciproques, ainsi que par l’épaisseur conjugale créée par le don de soi amoureux : « Qu’importe la énième vaisselle faite en solitaire pendant que l’autre regarde la télé si un instant plus tard trois mots

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tendres suffisent pour faire oublier ce désagrément passager. La comptabilité secrète des bons et des mauvais points n’est pas continuelle, bien que fréquente. Grâce à la règle d’or, qui lie les deux conjoints au-delà des vicissitudes du quotidien. » (KAUFMANN 2010b :149)85 Et lorsque l’évaluation et le calcul, prenant malgré tout le dessus, mènent à l’affrontement ou à la menace de séparation, ce sont les mêmes règles d’or et la même épaisseur amoureuse qui permettent (souvent, pas toujours), la sortie de crise. C’est que les membres des couples consacrent une énergie et une attention considérables à maintenir leur « troisième territoire », à atténuer les agacements et à faire en sorte que leur union perdure, « grâce notamment au désir généralisé de douceur » (KAUFMANN 2010b : 160 ; 2010c). Kaufmann met le doigt sur plusieurs principes importants de la théorie du don. D’abord, il insiste sur les gestes de tendresse, d’affection, d’encouragement et de solidarité qui cimentent les couples. Les conjoints, insiste-t-il, doivent investir du temps et de l’énergie dans leur couple pour qu’il se déploie et rende ses membres heureux, ce sur quoi insistent les couples interrogés dans le cadre de cette thèse également. Il explique que ce ciment prend dans l’affection mutuelle, qu’il n’hésite pas à appeler « amour », certainement un sentiment fort chez Kaufmann. L’entraide doit se fonder dans une « épaisseur amoureuse » proche des sentiments forts propres au don. Par contre, ces sentiments sont plutôt produits en réaction à un extérieur social dur, froid et calculateur, que par le recours commun à un récit familial qui génère et fortifie des sentiments forts toujours/délà là, qui est le propre de la vision godeliérienne appliquée à la famille. Autre élément important chez Kaufmann, la construction du couple dans la durée fait qu’on a toujours plus confiance en l’autre et, partant, dans le don. (La confiance est absolument nécessaire au don, ainsi que nous allons le voir.) En opposition aux sociologues de la relation « du deuxième groupe », c’est-à-dire, pour faire simple, en opposition aux sociologues de la relation pure, dont nous traitons ci-après, Kaufmann insiste sur l’idée d’ouverture des membres des couples l’un à l’autre, ce qui lui permet de présenter ces membres non pas simplement comme deux individus qui décident d’échanger certaines choses avec l’autre quand bon leur semble, mais bien comme des personnes de plus en plus engagées l’une envers l’autre qui désirent créer un « troisième territoire ». Kaufmann présente ainsi des couples qui pratiquent le don, un terme qu’il utilise parfois, mais il ne va pas jusqu’à faire du don le principe organisateur des couples familiaux. La « stratégie des petits bonheurs », par exemple est moins profonde que le don godeliérien. La vie conjugale et familiale réussie repose encore en grande partie sur la satisfaction des petits plaisirs personnels et la préservation de la liberté individuelle, ainsi que le montre la citation qui ouvre la prochaine section. Ajoutons finalement que chez Kaufmann, le couple, c’est la deuxième règle d’or, prime sur la famille élargie, ce qui avalise notre thèse à l’effet que le couple est le maillon fort de la famille contemporaine, une thèse qui sera examinée de plus près au chapitre 7.

4.5 Bauman, Giddens et Bawin-Legros : la relation pure

Je ne voudrais toutefois pas trop idéaliser le modèle de l’individu amoureux. En reliant en effet, il peut restreindre les marges de liberté individuelle. « Le moi aimant se développe en s’abandonnant à l’objet aimé », alors que l’ « homme sans liens » de la société liquide réalise une autonomie plus radicale. (KAUFMANN 2010b : 62).

85 Alberoni écrit le contraire exact de Kaufmann à ce sujet. Chez lui, en effet, c’est l’ « amour naissant » qui ne calcule pas, alors que l’amour quotidien, lui, calcule bel et bien : « Lorsque chacun exige la comptabilité du crédit et du débit, l’amour [naissant] est alors complètement fini. » (ALBERONI 1994 [1981] : 65).

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À partir des années 1990, le sociologue anglopolonais Zygmunt Bauman (2000) propose le concept de « société liquide » afin de rendre compte du fait que les sociétés occidentales actuelles atteignent un tel degré de désinstitutionnalisation, d’individualisme et d’éphémérité que les actions et la pensée des individus ne parviennent plus à se consolider en une pratique collective consensuelle : tout se fragmente, se modifie et se dilue trop rapidement. Pour Bauman, la fluidité est apparue avec l’avènement d’une société axée sur la consommation plutôt que sur la production et s’est accentuée avec la frénésie et la précarité liées à l’organisation capitaliste du travail et de la société. Soumis à des pressions incessantes, le travailleur-consommateur ne dispose d’aucun moment d’assimilation, de réflexion ou d’adhésion par rapport à son environnement social, dont le cadre et les conditions se modifient sans cesse. Plus encore que le travailleur, le consommateur est la figure-type de cette société : tant son statut que son identité ou sa réussite sont définis par cette consommation dont on tient pour acquis qu’elle se fonde sur un choix individuel libre et éclairé. Or, dans cet univers d’apparence et d’éphémérité, il suffit d’une erreur de jugement pour subir le rejet. Ce qui complique les choses, c’est que pour Bauman, nous désirons la fluidité parce qu’elle est notre mode d’opération le plus spontané. C’est dans le domaine des relations amoureuses, ajoute-t-il, que la « liquidité » se donne à voir dans son expression la plus évidente :

Les relations amoureuses sont […] un domaine de l’expérience humaine où la « liquidité » de la vie s’exprime dans toute sa gravité et est vécue de la manière la plus poignante, voire la plus douloureuse. C’est le lieu où les ambivalences les plus obstinées, porteuses des plus grands enjeux de la vie contemporaine, peuvent être observées de près. D’un côté, dans un monde instable plein de surprises désagréables, chacun a plus que jamais besoin d’un partenaire loyal et dévoué. D’un autre côté, cependant, chacun est effrayé à l’idée de s’engager (sans parler de s’engager de manière inconditionnelle) à une loyauté et à une dévotion de ce type. Et si à la lumière de nouvelles opportunités, le partenaire actuel cessait d’être un actif, pour devenir un passif ? Et si le partenaire était le(la) premier(ère) à décider qu’il ou elle en a assez, de sorte que ma dévotion finisse à la poubelle? Tout cela nous conduit à tenter d’accomplir l’impossible : avoir une relation sûre tout en demeurant libre de la briser à tout instant… Mieux encore : vivre un amour vrai, profond, durable ? mais révocable à la demande… (extrait d’une conférence donnée par Bauman à la FACULTÉ DES SCIENCES SOCIALES DE L’UNIVERSITÉ DE STRASBOURG)

Dans la société liquide, le caractère désormais éphémère du couple, la marchandisation et la consommation font que même en couple, établis ou mariés, les individus doivent persévérer dans une actualisation perpétuelle de soi afin de demeurer performants et compétitifs sur le marché de l’amour et de la sexualité. Les couples se formant ou se disloquant selon la logique de la satisfaction, la pérennité n’est plus assurée (BECK-GERNSHEIM 2002 ; BAUMAN 2008 ; ILLOUZ 2012). Qu’ils mènent à la formation d’une famille avec ou sans enfants, à des engagements durables, ou non, les couples ont ainsi évolué vers des « couples relationnels » (GIDDENS 1991, 2004 [1992] ; DE SINGLY 1996 ; BAWIN-LEGROS 2003), c’est-à-dire des couples dont la durée dépend de la capacité de la relation à « apporter » quelque chose à chacun de ses membres. Cette transformation de la forme et de la durée des couples s’accompagne d’une transformation des valeurs et du sens que donnent les membres du couple à leur relation (VOLÉRY 2011 : 204). Ces valeurs et ce sens incluent l’importance accrue accordée au sentiment amoureux passionné, une redéfinition des rôles parentaux, l’égalité économique, ainsi que l’idéal de la réalisation de soi individualiste.

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Selon Anthony Giddens, sociologue anglais dont l’ouvrage La transformation de l’intimité : sexualité, amour et érotisme

dans les sociétés modernes (2004 [1992]) a exercé une influence importante sur la façon dont la sociologie conçoit les rapports amoureux des années 2000 en Occident, les couples d’aujourd’hui établissent désormais des « relations pures », c’est-à-dire égalitaires, communicationnelles, libres, éphémères et autoréférentielles. Amoureuses, certes, mais hors fusion et sans perte de soi. « Cette relation ne se poursuit que si les bilans régulièrement établis par les partenaires sont positifs. » (DE SINGLY 2010 : 107) Kaufmann (2010b) parle de la « logique d’évaluation » continuelle qui préside au fonctionnement des couples contemporains. La sexualité occupe une place centrale au sein de ces relations. Elle doit être au moins satisfaisante ; idéalement exaltante. L’infidélité est acceptée, à condition qu’elle fasse consensus entre les conjoints. Pour Giddens comme pour la sociologue française Bernadette Bawin-Legros (ou Bawin, selon la publication) qui mène des recherches sur les familles fondées sur les travaux de Giddens, les couples qui s’efforcent de mettre une relation pure en place cherchent avant tout à résoudre la tension amour-durée identifiée notamment par de Singly, Kellerhals et Kaufmann. L’amour, constatent-ils, s’accommode mal de la routine et des transformations de chacun dans le temps. La précarité du sentiment amoureux renforce l’individualisme en instaurant une boucle individualisme/amour/précarité/individualisme. Dans Le nouvel ordre sentimental. À quoi sert la famille aujourd’hui (2003), Bawin-Legros insiste elle aussi sur le fait que les couples des années 2000, selon elle, s’efforcent de résoudre la tension amour/durée en rejetant les définitions institutionnelles et traditionnelles du mariage et du couple. Les conjoints qu’interroge Bawin-Legros choisissent eux-mêmes, au cas par cas, les paramètres qu’ils estiment pertinents afin de définir leur union ou ceux auxquels ils aspirent : « Un couple, explique une personne interrogée, c’est l’union de deux personnes qui partagent des principes, des valeurs. En fait, c’est une question difficile. Avant, j’avais un point de vue idéaliste ; maintenant, je me dis : c’est tant que cela dure. » (BAWIN-LEGROS 2003 : 92) Ces paramètres, par ailleurs, doivent être les plus flexibles possible, ce qui alimente la tension, déjà identifiée par de Singly, entre le besoin de souplesse et l’envie de reconnaissance normative. À la lumière des entretiens qu’elle mène, Bawin-Legros constate que l’intimité seule semble demeurer une dimension nécessaire : « Le couple, affirme les couples qu’elle interroge, c’est le temps qu’on passe ensemble »86. Pour Giddens, c’est la communication qui doit subsister, à défaut de quoi on ne peut plus parler de couple87. En gros, les recherches de Bawin-Legros vont dans le sens de celles de Giddens: la relation amoureuse contemporaine n’existe plus que pour elle-même et non plus au service d’une institution conjugale qui la dépasse. Il s’agit d’une relation autoréférentielle, souligne Giddens, qui en établit les principaux éléments constitutifs :

• elle pousse désormais la liberté à sa limite en se renégociant sans cesse et en accordant un prix immense à la confiance en l’autre ;

• elle est axée sur la communication, la réciprocité et l’indépendance des conjoints ;

• elle ne dépend plus des contraintes économiques ou sociales, un trait que souligne Illouz (2012) à grands traits;

86 Il s’agit d’un des rares points communs entre le modèle de la relation pure et celui de la relation établie dans et par le don. 87 On a vu que Kellerhals et ses collaborateurs doutent de la capacité de la seule communication à soutenir les couples. La communication, dans les couples de la relation pure, est bel et bien présente, et peut même être présentée comme le trait principal de ce type de relation, mais elle ne garantit pas la durée de cette relation, qui n’est pas, a priori, dans bien des cas, conçue pour durer de toute façon. La communication, par ailleurs, est un autre point commun entre la relation pure et le don.

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• la sexualité y occupe une place centrale ;

• elle est idéal-typique, c’est-à-dire qu’elle demeure un idéal recherché par les couples qui perfectionnent leurs règles de fonctionnement « à mesure que l’expérience s’accumule » (KAUFMANN 2010 : 68), mais qu’elle n’existe pas sous sa forme… pure.

L’originalité de Giddens est qu’à une époque où les sociologues s’émeuvent du haut taux de rupture des unions, il voit dans les relations amoureuses momentanées un sain élan de liberté, un « microcosme de la grande démocratie : invention de soi, respect d’autrui, autonomie, ces vertus rejaillissent sur la sphère publique et témoignent d’un dynamisme nouveau. Immense et passionnant défi : les périls de la liberté valent mieux que les réconforts de la contrainte. » (BRUCKNER

2009 : 168-169)88 Bawin et Dandurand, elles aussi, sont enthousiastes vis-à-vis de ce qu’elles perçoivent comme un nouveau mode d’être des couples. À leurs yeux, les travaux de Giddens sur la relation pure et sur l’intimité mettent le respect et l’égalité entre les conjoints en lumière autant qu’en valeur. Car liberté et égalité stricte, ici, sont les seuls contraires de la soumission et de la domination :

Le sexe comme intimité de soi, mis en valeur par l’intimité des corps au sein d’une relation amoureuse légitime, devient donc naturel, voire un signe de bonne santé. À la suite de cette évolution, nous sommes aujourd’hui, dans les sociétés occidentales, dans des États laïcs et libéraux qui sont forcément flexibles dans l’interprétation des dogmes et des préceptes. Pour toutes ces raisons, la véritable intimité, comme l’écrit Anthony Giddens, vient d’une transaction des liens personnels entre des individus égaux et libres et n’implique ni soumission ni domination. (BAWIN et DANDURAND 2003 : 5-6)

Pour Bawin et Dandurand comme pour Giddens, la relation pure n’est jamais qu’une étape de plus dans la conquête d’un individualisme toujours plus poussé qui résulte notamment du processus de contraction des familles. Le triomphe individuel est posé comme un affranchissement nécessaire vis-à-vis des contraintes et de la loi : « Dans une relation pure, l’intimité personnelle fondée sur son soi intime est dominante, dans une relation à double respect, c’est le « libres ensemble » qui l’emporte tandis que dans l’intimité conjugale, c’est le couple qui fera la loi. » (BAWIN et DANDURAND 2003 : 5-6) Le concept de relation pure est puissant sur le plan heuristique. Aussi n’a-t-il pas manqué de frapper les imaginations… et d’attirer les critiques. Comment, par exemple, faire couple si rien ne nous lie ? se demande notamment de Singly (2010), pour qui, on l’a vu, les individus n’existent qu’en relation avec les autres. Qu’est-ce qui s’échange dans un couple formé de deux individus qui ne prennent que des décisions autoréférentielles ? Comment cette autoréférence appliquée au couple est-elle en mesure de l’intégrer dans un cadre social plus large ? Qu’est-ce qui doit absolument s’échanger pour qu’on puisse parler de couple ? Qu’est-ce qui lie les membres du couple ? Au nom de quoi peut-on les désigner comme formant un couple ? La relation pure telle que la définit Giddens met en scène des individus narcissiques qui n’écoutent que leur bon vouloir afin de créer un type de relation sur lequel ils s’appuient ensuite afin de la définir et d’en éclaircir le sens. Il s’agit d’une vision hautement phénoménologique, qui laisse peu de place à l’intégration dans un cadre social plus vaste.

88 Étant donné l’importance qu’accorde Giddens au concept de « société réflexive », dans laquelle des bilans et des actualisations constantes sont le produit d’un rapport réflexif continuel entre les individus et la société, l’emploi, par Bruckner, du terme « rejaillissent » relève peut-être d’une interprétation légèrement erronée de la pensée de Giddens. « Interagissent » serait peut-être mieux approprié. Voir, par ailleurs, DORION 2017, pour une apologie québécoise de la relation pure et de ses vertus libertaires.

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Dans un autre ordre d’idée, de Singly doute que la confiance (c’est-à-dire, a contrario, l’interdiction du contrôle des agissements et des allées et venues tant virtuelles que réelles du partenaire), cruciale dans la relation pure, puisse s’établir au sein de relations dont la possibilité de rupture est inscrite dans la nature même. Autrement dit : la confiance est nécessaire, mais dans la relation pure, elle ne dispose d’aucun terrain où s’épanouir étant donné que dès les premiers instants, la liberté de chacun – liberté entendue comme contraire au processus de mise en commun - est posée comme un droit absolu. Normalement, souligne de Singly, le butinage sexuel est compensé par une réassurance permanente vis-à-vis du conjoint. Or, les deux termes centraux de la relation pure, autoréférence et confiance, sont mutuellement exclusifs et ne répondent pas à la demande cruciale de sécurité émotionnelle propre aux couples contemporains, soutient de Singly, qui reprend tout de même plusieurs éléments conceptuels propres à Giddens dans ses propres écrits. Pour plusieurs couples, souligne-t-il (2010), ainsi que le révèlent des enquêtes, autonomie et fusion sont compatibles. La critique de Dagenais (2000) est toute autre. Pour lui, la relation pure existe, mais elle est profondément narcissique, c’est-à-dire malsaine, ce qui ne correspond pas à la vision de Giddens. Dagenais souligne également le caractère instrumental de ce type de relation, qui consiste selon lui à « utiliser l’autre […] jusqu’à ce que ça ne fasse plus l’affaire d’ego » (DAGENAIS 2000 : 236). Pour Bruckner, même désolation devant l’existence de ce type de relation, mais pour des effets autres : « l’affirmation qu’on n’a besoin de personne va de pair avec le constat désolé que personne n’a besoin de nous, l’orgueil de l’autosuffisance avec l’angoisse d’être seul » (BRUCKNER 2009 : 35). Mais la désolation est peut-être tout simplement réaliste : « On parle trop de l’amour tel qu’il devrait être et pas assez tel qu’il est. » (BRUCKNER 2009 : 42) En ce sens, chez Giddens comme chez les théoriciens de l’aliénation, l’état des relations affectives contemporaines est présenté comme un dévoilement : cela n’est peut-être pas plaisant, mais c’est ce que les relations amoureuses sont réellement. Finalement, on peut se demander si, comme les couples marchandisables d’Illouz, les couples de la relation pure ne sont pas particulièrement nombreux dans une certaine phase de la vie et s’ils ne tendent pas à disparaître à mesure que, comme l’explique Kaufmann, les sentiments et le don s’installent et que les unions se font plus pérennes, notamment à l’occasion d’un projet d’enfant. La notion d’engagement, chère aux couples interrogés, paraît ici susceptible de départager les couples de la relation pure de ceux du don, à la condition de garder à l’esprit que le don comme principe est toujours agissant, dans tous les types de couples, fût-ce dans des mesures variables. Ce sont certaines de ses dimensions, ainsi que la nature de ce qui se qualifie comme don, alors, qui peuvent être plus mises à profit que d’autres, selon le type de relation. Le don négatif, bien sûr, peut également surgir, voire dominer, dans des types de relations autres que celles dont il est question chez les conjoints interrogés.

4.6 Conclusion

Pour les théoriciens du modèle relationnel, l’individualisme contemporain est perçu d’abord et avant tout comme un affranchissement pour les familles et les couples. La famille n’est plus une institution qui génère droits et devoirs et qui avalise l’autorité du père ou, plus tard, de l’État. Héritiers des conceptions psychologisantes qui ont gagné en force de conviction au cours du XXe siècle, ces sociologues n’hésitent pas à faire du Soi l’assise des couples fonctionnels d’aujourd’hui. Il faut que l’individu se sente heureux, protégé, encouragé et aimé au sein de son couple pour que ce couple

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fonctionne. À ces injonctions fondées dans la psychologie, de Singly ajoute une perspective fonctionnaliste : pour lui, les fonctions familiales de sollicitude, de soins et de soutien au développement de la personnalité, complètent celle de reproduction de la classe sociale pour rendre la famille aussi efficace, intégrée et respectée que jamais. Pour Kellerhals, Widmer et Levy, dans le monde individualiste qui est désormais le leur, les couples font face à trois tâches : définir leur territoire et marquer leurs frontières avec l’extérieur ; se construire un mythe et des rites ; et définir et agencer les rôles et les pouvoirs de chacun (KELLERHALS, WIDMER et LEVY 2004 : 7). Ce faisant, les couples se trouvent dans l’obligation de s’adonner à un bricolage conjugal qui répond à un « devoir d’originalité » et qui les amène à créer un « couple sur mesure » jamais achevé qu’ils comparent à ce qu’ils perçoivent des autres couples, qu’ils cherchent à présenter comme « réussi », qu’ils voient critiqué par leurs proches et dont ils réévaluent sans cesse la fonction et la pertinence. Afin de résoudre ces tensions, la « bonne distance » émotionnelle entre les partenaires est considérée comme fondamentale par les chercheurs (KELLERHALS, WIDMER et LEVY 2004 : 9). Or, cette bonne distance ne peut que nécessiter de demeurer sur son quant-à-soi jusqu’à un certain point vis-à-vis de la relation. Difficile, dans cette vision, d’évoquer le don, qui demande d’en être à part entière – ou pas, et ce, même si la cocréation d’un « couple sur mesure » s’approche du métarécit propre au don. Kaufmann met le doigt sur cette difficulté qui consiste à demeurer prudent, calculateur, gardien de son intérêt et qui s’oppose pour lui à ce que demande le couple : baisser ses gardes, accepter la transformation et la mise en commun inhérentes à la relation. C’est que le couple contemporain, explique Kaufmann, qui fait ici bande à part par rapport aux autres théoriciens de la relation, sous ses dehors égocentriques, est plus que la somme de ses parties. Il est une « création commune » au sein de laquelle les échanges jouent un rôle primordial, mais insuffisant à expliquer la relation. Pour que ce couple dure, il doit appliquer certaines règles d’or : confiance mutuelle, admiration, soutien inconditionnel, reconnaissance réciproque, ainsi que l’octroi d’un statut privilégié au couple, qui doit être le lieu primordial de la sociabilité de chacun de ses membres. Un partage des tâches fondé dans l’amour contribue par ailleurs à la mise en place et au succès d’une « stratégie des petits bonheurs » qui donne au couple une « épaisseur amoureuse » nécessaire lorsque les vents contraires se font forts. Dans cette thèse, hormis les théoriciens du don, Kaufmann est celui qui, avec Durkheim, s’efforce le plus de comprendre le principe organisateur sous-jacent des familles. Il est aussi celui qui se tient au plus près du don, utilisant le terme à plusieurs reprises, sans référer à la théorie (sauf rares exceptions disparates) toutefois. Pour Kellerhals, Widmer et Levy, l’autonomie exigée des membres des couples contemporains est étroitement liée à leur individualisation. Or, les couples autonomes, selon les auteurs, tendent vers la « relation pure » (GIDDENS 2004 [1992]) : la mise en commun et les obligations envers l’autre n’intéressent que peu les membres de ces couples. Pour eux, l’essence du couple se réduit à la communication franche. Kellerhals et al. se demandent toutefois si cette communication, si ouverte et honnête soit-elle, est en mesure de contrer les effets de l’individualisme sur les couples. Or, pour Giddens ainsi que pour plusieurs autres chercheurs conquis par le concept de « relation pure », cela ne fait pas de doute : en se faisant autoréférentielle, en n’existant plus que pour elle-même et en refusant d’obéir à des normes contraignantes qui n’ont rien à voir avec le bien-être immédiat de ses membres, la relation amoureuse contemporaine repose sur la force de la liberté et de la capacité de choix de chacun.

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La perte de règles sociales partagées, au final, ne gêne que peu les théoriciens du modèle relationnel, si ce n’est qu’elle souligne la tension qui lie cette absence à une certaine demande persistante de reconnaissance sociale. Pour Kaufmann, toutefois, des règles sociales régissent encore bel et bien les couples : ce sont les règles de la rationalisation capitaliste, règles qui nuisent aux couples. Ces théoriciens font assez peu de cas, dans l’ensemble, de l’intégration chère à Durkheim, Burgess, Locke, Parsons, Lasch et Dagenais. Ils ont plutôt tendance à examiner les parcours de vie, les schèmes relationnels et les choix des protagonistes des couples que l’inscription de ces choix et de ces parcours dans un cadre socioculturel plus large ou leur motivation profonde. La transmission de valeurs et de manières de faire intergénérationnelles perd aussi de son importance (sauf chez Kellerhals et al.). La socialisation, explique de Singly, est désormais le produit des interactions entre les membres des familles, non d’un contenu prédéterminé par le social. Les familles ne se sentent que peu d’obligation de conformité à des normes et à des valeurs traditionnelles. Les familles veulent être ce qu’elles sont sans obéir à des préceptes qu’elles n’ont pas choisis. Dans cette perspective, la diversification des familles ne pose pas non plus de problème particulier. Au contraire, estiment ces sociologues, elle permet que les idiosyncrasies s’expriment de la façon la plus appropriée à chaque famille, dans une démarche de valorisation et de validation que se procurent les membres des familles et des couples les uns aux autres. Il n’est pas impossible que dans ce contexte précis, la diversification et l’individualisme familial servent le don en créant les conditions nécessaires au métarécit. Dans le modèle relationnel, les individus sont donc surtout pensés comme des êtres en recherche de sécurité émotionnelle et de réalisation de soi qui s’efforcent de concilier des aspirations individuelles et de résoudre des tensions entre leur désir et leur besoin d’appartenance. Leurs choix et leurs décisions sont surtout fonctions de contingences et d’envies plus ou moins spontanées et égocentriques, non du bien de la famille et encore moins d’un cadre social contraignant. C’est pourquoi, contrairement à la solidarité chère aux théoriciens de l’intégration, le modèle proposé par les théoriciens du modèle relationnel peut être considéré comme limité. Les individus qu’ils analysent sont certes capables d’amour et d’entraide, mais non de ce dépassement de soi cher à Durkheim et aux théoriciens du don qui fait que les gens s’élèvent au-delà de leur égoïsme pour s’inscrire dans la société. Ce qu’on peut se demander, dès lors, c’est comment l’assemblage de ces deux égoïsmes peut produire un couple qui tient. De Singly cerne bien le problème lorsqu’il remarque que la relation pure ne peut pas tenir dans la réalité, mais ce qu’il propose comme ciment conjugofamilial demeure profondément centré sur l’individu – sur ego, de fait (DE SINGLY 1996) – qui tisse des relations avec les autres membres de la famille dans le but d’assurer une fonctionnalité familiale qui doit surtout garantir son propre confort. Parce qu’ils rejettent l’intégration comme principe organisateur et qu’ils ne proposent pas de principe suppléant convaincant, les théoriciens du modèle relationnel n’apportent pas de réponse réellement satisfaisante à cette interrogation. Ce qui fonde les couples et les familles, pour les théoriciens de la relation, n’a que peu à voir avec les sentiments forts : c’est le bien-être et l’accomplissement du Soi. Ceux-ci ont certes besoin de la solidarité, mais cette solidarité est mise au service de buts personnels. Or, parmi ces penseurs, Kaufmann se détache du lot : il n’hésite pas à parler d’ « amour », d’engagement, de dépassement de soi, de création commune, de troisième territoire, d’ouverture à l’autre et même de don pour évoquer ce qui lie les couples en dépit de leur tendance à trop évaluer et à trop calculer, s’approchant d’une compréhension fine de ce qui se

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joue au sein des couples, au moment où « ils prennent ». Or, si la sociologie kaufmannienne est moins disparate qu’il peut y paraître à première vue et qu’elle repose bel et bien sur une réflexion de fond qui situe les difficultés vécues par les couples dans le contexte plus large de ce qu’il perçoit comme le triomphe de la rationalité intéressée propre au néolibéralisme, ces explications demeurent elles aussi partielles et partiales, sans rien qui les lie véritablement. La rationalité et le néolibéralisme font office de repoussoirs, mais non de principes organisateurs. Même chose pour le don : il triomphe parfois, voire souvent, du regard calculateur et intéressé, mais ce faisant, il n’existe qu’en opposition avec ce qu’il combat. Cette manière de concevoir la réalité conjugale s’oppose à celle des théoriciens de l’intégration, pour qui amour et raison s’unissent dans la solidarité. De même, le don intègre les oppositions, sentiments forts et calcul par exemple. Or, si Kaufmann évoque parfois les théories de l’intégration, parfois celles de l’aliénation, parfois encore le don, il ne propose aucune théorie générale dans laquelle inscrire ses observations. Il manque de plus, chez Kaufmann, la dimension de la morale, qui, bien qu’évoquée dans les attitudes que développent les membres des couples l’un envers l’autre, n’a rien de l’existentialisme propre au don maussien dans lequel les individus prennent conscience de leur double appartenance à eux-mêmes et aux autres et incarnent cette conscience dans des liens de don. La « stratégie des petits bonheurs » de Kaufmann décrit peut-être ce qui s’observe à la surface des relations que créent les membres des couples français contemporains, mais elle n’a rien du roc qui fonde ces rapports chez Mauss et les autres théoriciens du don. Le don, de fait, chez Kaufmann, n’est pas un roc, la chose godeliérienne qui réside aux fondements du couple, permettant qu’il soit, mais décrit comme un mécanisme. Quand la stratégie des petits bonheurs permet que les membres des couples éprouvent des plaisirs nombreux et fréquents, cela conforte certes le groupe dans sa fonction : permettre « à chacun de se sentir bien et d’éprouver des sensations agréables. […] Par ailleurs, beaucoup de plaisirs personnels rejaillissent en fait sur le couple et la famille en forgeant des liens plus forts. » (KAUFMANN 2010a : 157-158) Mais le bénéfice, ici comme chez tous les théoriciens de la relation est surtout personnel. La stratégie des petits bonheurs (ou encore « l’écologie de la douceur »), instaurent certes la tendresse en système, mais Kaufmann ne s’intéresse au final que trop peu (même s’il le fait déjà plus que la plupart des autres auteurs) à ce qui alimente ce système et assure sa pérennité. Kaufmann écrit que les petits bonheurs, en s’accumulant, créent une « épaisseur amoureuse », mais cette épaisseur, en réalité, demeure bien mince à l’aune du don maussien. Notons finalement que Kaufmann ne s’intéresse que très rarement aux relations des couples avec leurs enfants, ce qui l’empêche peut-être de bien cerner le moteur des relations amoureuses familiales. On comprend encore très mal, conclut Kaufmann lui-même (CHAREST et KAUFMANN 2012 : 126), pourquoi certains couples parviennent à se construire une culture familiale solide, à s’instaurer en refuges envers un monde plutôt hostile et pourquoi ils vont bien. C’est là l’un des manquements les plus flagrants des théories de la relation.

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Conclusion de la première partie La société, ma chère, a voulu être féconde. En substituant des sentiments durables à la fugitive folie de la nature, elle a créé la plus grande chose humaine : la Famille, éternelle base des Sociétés. (DE BALZAC 1981 : 277)

La première partie de cette thèse s’est penchée sur les principales manières dont la sociologie occidentale de la fin du XIXe siècle, du XXe siècle et du début du XXIe, s’est figuré les rapports conjugaux et familiaux. Elle a regroupé la pensée des auteurs jugés les plus pertinents en quatre groupes fondés sur des approches distinctes et a proposé un exposé comparatif de ces quatre principales façons dont la sociologie de la famille a tenté de comprendre ce qui anime les familles depuis 100 ans. Ce faisant, elle s’est efforcée de dégager un fil conducteur, un principe immuable, ce « quelque chose » qui intrigue Godelier, qui n’aurait jamais cessé de fonder les aspirations sociales à former couple et famille et qui fait qu’en dépit des secousses qu’elle subit, la famille, dans les années 2010, continue d’exister, « tient ». En effet, nous pensons que de la France durkheimienne s’efforçant, à la fin du XIXe siècle, d’atteindre un équilibre entre liberté individuelle et durée familiale au speed dating des années 2010 ; des États-Unis peuplés de nouveaux arrivants des années 1920 à la « relation pure », éphémère et soliptique décrite par Giddens ; de l’obligation sociale faite aux femmes de se consacrer exclusivement à leur famille à la prise en compte de leur intérêt et de leur volonté personnelle, l’histoire contemporaine de la famille et du couple est une recherche inlassable de la façon la plus judicieuse de concilier attentes sociales et aspirations individuelles dans une institution pérenne, mais malléable, à même de répondre aux attentes changeantes à la fois des individus et de la société. On comprend, en effet, à travers les perspectives divergentes, mais complémentaires, de l’intégration, de l’aliénation, de la crise et de la relation, que cette adaptation repose notamment sur une capacité des couples et des familles à faire évoluer leurs fonctions, ainsi que sur des principes de solidarité, de partage sexué des tâches, de socialisation, d’intérêt, de coopération rationnelle, de rentabilité, d’égoïsme, de consommation, de domination, d’exploitation, d’amour, de liberté individuelle, d’autonomie, de centralité de l’enfant, d’intensité amoureuse et sexuelle, de validation personnelle dans la relation, de sécurité et de satisfaction. Ces principes ont tous, au fil des décennies, pris une importance variable, mais complémentaire et persistante, tant dans l’adaptation des familles aux changements sociaux que dans la vision qu’ont proposée les sociologues de ce que les familles « sont réellement ». Que ces principes aient résisté aux bouleversements de la révolution industrielle, de l’urbanisation, de la mobilité accentuée, de la création de l’État-providence, du détachement progressif du couple vis-à-vis de la famille nucléaire, de la sécularisation, du féminisme, de l’idéalisation de l’amour passionné et de l’individualisation confirme leur solidité au cœur des familles. Leur énumération servira, dans la seconde partie de cette thèse, à éclairer et à enrichir certains éléments de la théorie du don dans le but de comprendre le rôle qu’ils continuent de jouer, avec des influences variables, dans la représentation et les actions des couples interrogés. Pour porteurs qu’ils soient, néanmoins, ces principes demeurent une énumération que les penseurs examinés ne rassemblent pas sous le parapluie d’une théorie englobante et qui ne suffisent pas à saisir la famille dans sa complexité. Plusieurs penseurs, de plus, accordent une importance partielle et partiale démesurée aux notions d’intérêt, d’exploitation, de transformation des fonctions, de perte d’intérêt commun, de marchandisation, d’individualisme et de recherche effrénée

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de plaisir, fût-ce pour se désoler du rôle que ces principes jouent dans l’organisation des couples et des familles. Or, cette importance les conduit à minimiser, voire à ignorer, tout un pan des échanges familiaux qui se fonde sur l’entraide et la solidarité. Plus grave encore, ces préoccupations les éloignent de la recherche d’un principe sous-jacent, unificateur, qui serait à l’œuvre depuis toujours et partout au sein des unions et des relations filiales. Alors que Durkheim est celui qui s’est le plus approché et préoccupé de la découverte d’un tel principe – inspirant, de fait, Mauss, qui établira les fondements de la théorie du don sur la conceptualisation d’un « fait social total » et qui évoquera un « roc de la morale humaine » – les sociologues qui ont suivi n’ont pas pris le relais de la recherche d’un tel principe, s’intéressant plutôt, de manière toujours plus étroite, à l’apparence des relations, voire à ses aspects les plus spectaculaires et surprenants. Il n’en demeure pas moins que chez tous les penseurs étudiés, parmi les principes disparates relevés, les sentiments s’imposent bel et bien comme un fil conducteur majeur : pour la quasi-totalité des sociologues étudiés, la famille est centrée en bonne partie sur l’affection et l’amour. Ces affects, à leurs yeux, permettent qu’en dépit des changements importants qui la secouent, la famille « tient ». Durkheim (1887, 1892) envisageait déjà les familles comme le lieu premier de la solidarité. Pour les théoriciens de l’intégration qui le suivent, la famille est investie du rôle fondamental de la double intégration de ses membres dans la famille et dans la société. Dans cette optique, les individus s’inscrivent dans des structures familiales qui leur préexistent et qui leur survivent. Les sentiments forts y jouent un rôle crucial. Ils permettent une solidarité fondée sur des rôles sexués acceptés de bon cœur. Cependant, même si les théoriciens de l’intégration voient dans le trio affection/solidarité/rôles sexués une explication de fond quant à ce qui anime les familles, cette explication se limite en réalité à l’observation de manières de faire concrètes, à la surface des choses, et ne peut pas être considérée comme un mécanisme sous-jacent qui impulse les dynamiques familiales. Pour les théoriciens de l’aliénation, les sentiments forts sont des voiles qui camouflent ce qui se passe réellement au sein des familles et qui relève de l’intérêt ou de la domination. Les membres des familles, selon ces auteurs, agissent sans la conscience des calculs et des rapports de domination. Ces penseurs attribuent eux aussi un rôle important aux sentiments forts, mais ce rôle est négatif, et loin de se situer dans les fondements de l’organisation familiale, il agit en surface comme une chape déposée sur la conscience. Il est intéressant, par ailleurs, de constater que ce groupe de penseurs est peut-être le seul qui détermine clairement des principes organisateurs assez englobants des familles (l’intérêt pour Becker et Illouz, l’exploitation pour les théoriciennes féministes). Becker (1991 [1981]), en effet, évoque une famille motivée par des choix individuels économiques et rationnels plutôt que par le souci du bien-être des autres membres ou de l’ensemble familial. Cette vision est reprise par Illouz (2012), qui conçoit les relations amoureuses et familiales contemporaines comme des marchandises qui se transigent dans un marché où prévalent les lois de l’intérêt, de la rentabilité et du plus fort. Pour ces théoriciens de l’intérêt, la famille et le couple n’existent que par leur rentabilité. S’ils n’étaient pas rentables, ils s’effondreraient, et les individus chercheraient ailleurs sur le marché des lieux où retirer le maximum des investissements de temps, d’énergie et d’argent qu’ils consentent aux relations interpersonnelles. Même chose, peu ou prou, par ailleurs, chez les théoriciennes féministes : la famille est le lieu d’un échange économico-sexuel qui ne fonctionne que par le pouvoir patriarcal et l’exploitation (FRIEDAN 1973 [1963] ; DELPHY 2009a, 200b, 2015; TABET 2004 ; ZELIZER 2005 ; BELLEAU 2008 ; IACUB 2016). Principe organisateur, fondement, moteur, « quelque chose », il y a donc. Le problème est que ce fondement

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– l’intérêt ou l’exploitation - est partiel et partial et qu’il n’explique pas quantité de phénomènes et d’actions propres aux couples et aux familles qui ne peuvent pas leur être attribués. Impressionnés, peut-être, par la vision des théoriciens de l’aliénation et par les changements sociaux qu’ils voient se produire autour d’eux, les penseurs de la crise pensent que les sentiments forts sont cruciaux, mais qu’ils sont en train de se dissiper au profit de l’intérêt personnel, de l’individualisme, de la perte de solidarité, du cynisme vis-à-vis de l’amour et de la recherche effrénée du plaisir et de la satisfaction des désirs (SHORTER 1977 ; BECK et BECK-GERNSHEIM 1995 ; LASH

(2012 [1995]) ; DAGENAIS 2000 ; BECK-GERNSHEIM 2002 ; BAWIN-LEGROS 2003, 2006). Pour ces auteurs, la famille est bel et bien fondée sur l’amour et l’intégration, mais comme les sentiments forts, autant affectifs que collectifs ont disparu, la famille n’est plus. Or, les participants aux entretiens analysés dans cette thèse, ainsi que nous le verrons dans sa seconde partie, sont les enfants, devenus adultes et formant désormais couples et familles, des familles identifiées comme étant en crise par ces penseurs. Leur existence même, mais surtout leur discours et leur organisation familiale, montrent que loin de dépérir, ils s’efforcent de se redéfinir sur de nouvelles bases, plus libres, plus égalitaires, plus choisies et surtout, mieux ancrées dans une compréhension nouvelle de ce qui assure la pérennité des couples et des familles et que ces participants eux-mêmes identifient parfois comme le don. Les théoriciens de la relation, finalement, remettent l’amour à l’honneur, montrant qu’il fait autant que jamais l’objet d’une quête importante, mais ils opèrent une ressaisie analytique du concept : cet amour n’a plus partie liée avec la solidarité et l’intégration dans une communauté qu’il s’agit de perpétuer ; au contraire, il est désormais profondément soliptique et motivé par des désirs personnels. Ce que le conjoint ressent pour l’autre peut certes être intense ou soutenu, mais ce sentiment sert d’abord et avant tout la validation du Soi. Ces théoriciens parlent en termes de relation, non en termes de lien, faillant à donner une dimension temporelle, construite et fondée sur une histoire de vie, à ce qui se passe entre les conjoints (Kaufmann fait ici exception). Il se peut que leurs analyses s’appliquent mieux à un nouvel âge de la vie qui paraît se dessiner dans les sociétés occidentales, celui de la vingtaine non-engagée dans le couple stable et la famille, qu’au couple et à la famille, justement. Une chose est sûre : les couples interrogés dans cette thèse paraissent éloignés de la conception des théoriciens de la relation, exception faite, peut-être, de l’importance qu’ils accordent à la liberté, à l’égalité et au choix. Mais comme ils s’efforcent de vivre ces valeurs dans l’engagement et le don, elles prennent un sens et s’appuient sur des fondements autres que ceux que dépeignent les théoriciens de la relation.

Les sentiments forts, donc. Chaque groupe de théoriciens en reconnaît le caractère central, quitte à faire de ces sentiments des désirs égocentriques ou des illusions. Il est donc possible de faire des sentiments forts le fil conducteur de la sociologie de la famille depuis plus d’un siècle maintenant. Parce que cette thèse soutient que les sentiments forts résident au fondement du don dans les familles, cette démonstration est cruciale. Par contre, fil conducteur n’est pas théorie. Les sentiments forts identifiés par les théoriciens étudiés (sauf les théoriciens de l’intégration) demeurent des affects qui agissent à la surface des choses. C’est que le couple et la famille, bien sûr, sont des objets étudiés à travers des paradigmes qui ont chacun leur programme de problèmes à résoudre, leurs principes de construction de la réalité, leurs exemples favoris pour illustrer ce qu’ils estiment important. Dans cette perspective relativiste, les observations des paradigmes sont évidemment incommensurables, puisqu’ils répondent à des visées de connaissance différentes. C’est justement pourquoi

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cette thèse s’efforce de « creuser » sous cette incommensurabilité, dans le but de débusquer un principe commun à toutes ces théories. Ce principe est le don. Les sentiments forts y jouent un rôle crucial, ainsi que ne peuvent manquer de le voir tous les théoriciens de la famille étudiés, et ainsi que le montrent tant les témoignages rapportés dans la seconde partie que la théorie, et plus particulièrement celle de Godelier.

Notons finalement que cette première partie montre qu’une conception de la solidarité qui dépasse le pur échange marchand a longtemps constitué un concept-clé de la sociologie de la famille. Ce concept crucial a perdu de son importance sous l’influence des théoriciens de l’aliénation et de la relation et doit être réhabilité. Or, même au sommet de son importance, la compréhension du principe qui la sous-tend lui faisait défaut. La seconde partie de cette thèse montre que ce principe, là encore, réside dans la réciprocité propre au don.

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Partie 2 : Recherche empirique : le don dans les couples familiaux québécois des années 2010 Introduction : Pourquoi et comment la théorie du don est celle qui articule le mieux le rôle des sentiments forts et du don dans les couples familiaux des années 2010

Nous avons vu ce que signifie ici « savoir » [i.e., prendre connaissance des recherches et des théories existantes], mais que signifie « comprendre »? Est-ce seulement voir les interactions ou, mieux, reconstruire le fait réel, le fait « total » qui a été nécessairement, mais plus ou moins arbitrairement brisé en éléments par l’analyse ? Il y a probablement dans « comprendre » quelque chose de plus, quelque chose que nous avons déjà rencontré et qui est toujours implicite chez Mauss, la compréhension de l’intérieur, cette faculté remarquable qui sourd de l’unité de l’humanité et par laquelle nous pouvons nous identifier dans certaines conditions avec des gens […]. (DUMONT 1983 : 211)

Cette thèse en est une au sens premier du terme : une proposition, une exploration d’une manière nouvelle d’appréhender une réalité familiale disséquée, analysée et commentée depuis longtemps. Elle invite, plus précisément, à « remettre au creuset », comme l’écrivait Mauss, les catégories que nous utilisons depuis plus de cent ans pour penser ce qui se joue au sein des familles, et plus particulièrement au sein des familles québécoises de la classe moyenne formées de couples avec enfants, afin de cerner un principe organisateur qui fait qu’en dépit des changements, la famille « tient ». Si la première partie de cette thèse s’est penchée sur la possibilité de voir émerger ce principe de la théorie et des idées des sociologues de la famille les plus importants du dernier siècle, cette deuxième partie se consacre à une étude empirique des faits en analysant les résultats d’une recherche menée auprès de 20 Québécois et Québécoises, membres de couples avec enfants de la classe moyenne dans les années 2010. Pourquoi ces gens ont-ils choisi de former un couple ? Quel sens donnent-ils à leur union ? Comment leur couple fonctionne-t-il ? Quelles valeurs, quelles normes, quelles mœurs, quelle transmission – quels sentiment forts - fondent leurs pratiques et leurs représentations ? Jusqu’où ont-ils subi la grande transformation polanyienne pour ne plus constituer qu’un ensemble « sec » d’individus qui ne seraient plus liés que par le calcul, l’indépendance financière, l’autonomie, l’individualisme, le contrat et les droits ? Comment et pourquoi perpétuent-ils leur couple? Le don peut-il fournir une partie de l’explication? Si oui, quel rôle les sentiments forts, dont l’importance s’impose en conclusion de la première partie de cette thèse, jouent-ils dans des interactions conjugales et familiales appréhendées par le don ? Qu’est-ce que leur couple institue, qui est inaliénable, qui a partie liée avec les sentiments forts et qui permet le don ? Et sur quoi ce don repose-t-il ? Qu’est-ce qui en permet le fonctionnement et la mise en application dans la mise en œuvre de liens de façon quotidienne ? L’intuition qui guide cette thèse depuis ses débuts, et que la première partie avalise jusqu’à un certain point, est que le don doit être envisagé comme la théorie la plus appropriée afin de comprendre l’organisation des familles. Cette deuxième partie complète cette démonstration. Elle s’ouvre sur un chapitre consacré à la présentation des principaux éléments de la théorie du don qui ont mené à notre compréhension du principe organisateur des familles et du rôle que jouent les

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sentiments forts. Ces éléments incluent la compréhension du don comme un phénomène social total, ainsi que comme un roc de la morale humaine qui se situe à la frontière entre le biologique et le social, entre l’individu et la société, et qui s’incarne dans une relation de réciprocité. S’y ajoute l’idée que quelque chose réside au fondement du don, qui ne peut être aliéné pour que le don soit. Cette idée cruciale est celle de Godelier et s’est imposée comme le véritable fil conducteur de cette thèse : car cette chose, ce sont les sentiments forts. L’ensemble inclut finalement l’idée que la théorie du don s’applique à la famille. De fait, que la famille est le lieu par excellence du don. Cette idée est celle de Godbout et de Charbonneau, qui l’ont testée en 1996 au sein des familles élargies. Les chapitres qui suivent montrent comment la théorie s’applique également aux couples familiaux québécois des années 2010. Le chapitre 6 examine donc si les principaux éléments théoriques relevés par Godbout et Charbonneau au terme de leur enquête s’appliquent aux couples interrogés dans cette thèse. Ce chapitre, de plus, propose un résumé des témoignages des personnes interrogées. Cette mise en évidence des principales idées évoquées par les répondants permet de situer dans son contexte et d’ancrer l’analyse que proposent les chapitres suivants. Sans examiner encore leur principe organisateur, il montre que les couples familiaux se structurent dans le don. Le chapitre 7 reprend les éléments les plus pertinents dégagés par les théoriciens examinés dans la première partie pour montrer que des sentiments forts fondent les relations des couples interrogés. Ces sentiments forts sont de trois types : l’amour pour le conjoint, l’envie d’un projet familial commun et l’amour pour les enfants. Ensemble, ils soutiennent l’engagement et le métarécit qui font du couple familial une totalité engagée toute entière dans le bien-être de ses membres et le maintien de ce qu’elle est. Ce chapitre bat également en brèche une prétention importante de Godbout et Charbonneau à l’effet que le couple, par son caractère électif et non biologique, est le maillon faible du don. Il s’appuie sur les témoignages des participants pour montrer qu’au contraire, les couples sont ce qui permet le don dans la famille élargie, non l’inverse, et qu’en contexte abouti de contraction familiale, le couple, parce qu’il constitue une garantie importante, dans le contexte actuel, de ne pas se retrouver seul, est le lieu d’une solidarité importante. Ce chapitre, par ailleurs, examine aussi l’hypothèse de Théry, pour qui le lien parent-enfant est plus important que le lien entre les parents et en montrent le caractère incomplet. Le chapitre 8, finalement, explique que ces sentiments forts sont non seulement ce qui inspire l’engagement et le métarécit, mais qu’ils sont ce qu’il faut préserver pour que le don existe. S’appuyant sur la théorie de Godelier, il montre que les sentiments forts satisfont aux caractéristiques que doivent posséder les objets qu’on ne donne pas pour que leur préservation active et maintienne le don. Ces caractéristiques incluent les faits que les sentiments forts relèvent d’un métarécit, qu’ils sont en partie refoulés, qu’ils sont symbolisés dans ce qui est échangé, qu’ils affirment l’existence, la permanence et l’identité du couple, qu’ils permettent autant le don qu’ils sont préservés par lui et qu’ils doivent être préservés vis-à-vis de l’extérieur et vis-à-vis de soi.

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Chapitre 5 Le don, les sentiments forts et le métarécit au fondement des rapports conjugaux et familiaux

Les dieux ont caché ce qui fait vivre les humains. -Hésiode

5.1 Introduction Nous avons vu que pour la plupart des sociologues de la famille du dernier siècle, les sentiments forts et la solidarité s’allient pour assurer l’intégration des familles et leur fonctionnement. Nous avons vu également que pour les sociologues de l’aliénation, l’échange est nécessairement porteur d’intérêt, de principes marchands ou de domination. Pour les sociologues féministes de la première partie, les femmes donnent des services alors que les hommes fournissent une compensation. Pour ces penseures, le don est nécessairement fondé dans l’extorsion, non dans la réciprocité. La notion d’échange est toutefois centrale : un échange quantifiable, fondé sur une définition particulière de l’injustice (les femmes donnent, les hommes fournissent) et sur la détermination de Tabet et Delphy à dévoiler que la sexualité n’est pas fondée sur l’amour, mais bien sur la transaction. Dans cette perspective, les sentiments forts ne fondent pas une solidarité réciproque, mais servent plutôt à voiler la domination. De nombreuses recherches récentes, par contre, ont mis en évidence le rôle que jouent le partage, l’entraide et la solidarité dans les familles élargies, souvent entre ceux qu’on nomme « aidants naturels » et leurs proches, mais ces études se sont peu intéressées au rôle que jouent ces mêmes principes dans les familles « nucléaires » (GAGNON 1968 ; FORTIN 1987 ; DANDURAND et OUELLETTE 1992 ; GODBOUT et CHARBONNEAU 1996a ; DANDURAND 1998 ; CHARBONNEAU 2004 ; OUELLETTE, JOYAL et HURTUBISE 2005 ; GUBERMAN et al. 2006 ; LAVOIE, GUBERMAN et OLAZABAL 2008 ; KEMPENEERS et VAN PEVENAGE 2013). De plus, en se limitant à l’étude des « solidarités », un concept qui doit être quantifiable et juste au sens d’ « égal », et, donc, en ignorant ce qui fonde ces solidarités, ce type de recherche peine à voir tout un pan de l’écologie familiale qui fonctionne et qui perdure à travers le changement social et qui échappe, ainsi qu’on l’a vu, à la théorie économique, à l’intérêt, au calcul, à la domination, à l’échange, à la dette et à l’égalité stricts. C’est pourquoi plusieurs sociologues, et notamment les sociologues anti-utilitaristes (ainsi que se désignent eux-mêmes plusieurs théoriciens du don), font valoir qu’en dépit de leur valeur certaine, les approches de l’intégration, de l’aliénation, de la crise et de la relation sont incomplètes et/ou qu’elles reposent sur des prémisses moins pertinentes ou englobantes qu’on a pu le croire (GODBOUT 1992 ; PETITAT 1995 ; GODELIER 1996 ; CAILLÉ 2007a). Ces sociologues pensent que plutôt que la solidarité, l’intérêt, le patriarcat, la crise ou la relation, c’est le don qui explique le mieux l’ensemble de l’organisation familiale, notamment parce qu’il permet d’englober tous ces principes et de les dépasser. « L’individu de la théorie économique », écrit par exemple Caillé (2007a : 178) n’est qu’un cas parmi « toute une série d’autres figures possibles », figures qui, juxtaposées, composent et définissent les humains et leurs échanges dans toute leur richesse et leur complexité. C’est cette richesse et cette complexité que s’efforcent de saisir les théoriciens du don. Pour Caillé, il ne fait aucun doute que le don constitue l’assise la plus générale et la plus porteuse de la compréhension du social : « La pensée archaïque parvenait à saisir cette complexité du don (devoir, spontanéité, intérêt, générosité, dépense, amour, violence, poison, cadeau, crainte, pitié, domination, paix, guerre, vie, mort) et ce que Mauss a voulu reprendre avec le « fait social total ». » (CAILLÉ 2007b : 12)

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Ce chapitre montre donc que la théorie du don inclut les principes les plus importants des théories précédentes (sentiments forts, solidarité et intégration principalement, mais aussi engagement, confiance, communication et métarécit). Il explique également que la théorie du don en soi est d’une richesse complexe qu’il convient de ramener à ceux de ses principes qui sont les plus pertinents pour comprendre le fonctionnement des familles. Ces principes sont ceux du don comme phénomène social total résidant au fondement des rapports sociaux, du don comme antithèse de l’utilitarisme, des sentiments forts et du métarécit nécessaires au don, ainsi que du couple comme maillon faible/fort du don au sein des familles élargies. Ce chapitre montre également que le modèle utilitariste est celui qui échoue de la manière la plus flagrante à expliquer ce qui se joue au sein des familles, mais que les modèles de l’intégration, du patriarcat et de la relation faillissent aussi à en donner des explications complètes. Il explique comment et pourquoi la théorie du don proposée par Mauss, puis enrichie et modernisée par les théoriciens du M.A.U.S.S.89, est la plus à même d’expliquer la richesse et la complexité de ce qui se construit, s’ajuste, se donne, se reçoit et se rend constamment au sein des couples. Il propos de plus une première exploration, et c’est là, peut-être, l’assise la plus nécessaire à cette thèse, de la réponse que donne Godelier à la question de ce qui sous-tend les liens sociaux et familiaux, en plus d’évaluer la mesure dans laquelle cette réponse est porteuse pour l’analyse des témoignages recueillis dans le cadre de cette thèse. (La théorie de Godelier sera utilisée de façon plus serrée encore au chapitre 8.) Il passe finalement en revue la démarche de Godbout et Charbonneau, qui ont étudié le don au sein de la famille élargie québécoise, offrant un premier questionnement quant à leur prétention selon laquelle le couple est le maillon faible du don, questionnement qui sera repris au chapitre 7. Il rappelle que Godbout et Charbonneau ont montré que la théorie du don s’applique de manière particulièrement pertinente à la famille. Dans l’ensemble, il propose donc une assise théorique solide sur la base de laquelle tester l’affirmation de Godbout et Charbonneau selon laquelle la famille est don, ou, pour la reformuler dans les termes de cette thèse, que le principe organisateur des couples familiaux québécois contemporains réside dans le don et que les sentiments forts fondés dans un métarécit, qu’on ne donne pas, sont ce qui rendent possible la circulation du don.

5.2 Le don dont il est question dans cette thèse Alain Caillé, membre fondateur du M.A.U.S.S. et peut-être son contributeur90 le plus actif au fil des années jusqu’à ce jour, propose une typologie de quatre approches possibles du don :

89 Le M.A.U.S.S. (« Mouvement anti-utilitariste en sciences sociales ») est un groupe de réflexion fondé en 1981 qui « critique l'économisme dans les sciences sociales et le rationalisme instrumental en philosophie morale et politique. Rendant hommage par son nom à Marcel Mauss, « [il] incite à penser le lien social sous l'angle des dons (agonistiques) qui unissent les sujets humains ». (http://www.revuedumauss.com.fr/) De plus, au fil des années : « dépassant la posture purement critique qui était la sienne au départ, [il] a contribué au développement de tout un ensemble de théories et d’approches originales — dont le plus petit commun dénominateur est probablement ce qu’[il] appelle le paradigme du don —, qui [le] font maintenant apparaître comme l’organe d’un courant de pensée original dans le champ des sciences sociales et de la philosophie politique ». (http://www.revuedumauss.com.fr/Pages/APROP.html)) Le M.A.U.S.S., de plus, s’efforce de sortir le don des sociétés archaïques pour l’appliquer à différentes sphères des sociétés contemporaines (PETITAT 1995 : 21). 90 Les termes « théoricien », « contributeur » ou « penseur » du M.A.U.S.S. ou du don désignent toute personne ayant contribué à la revue du M.A.U.S.S. depuis sa création en 1981, y compris lorsque sont évoqués ceux de leurs ouvrages qu’ils ont publiés à titre personnel et non dans la revue ou en tant que membres du M.A.U.S.S.

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• l’approche économiciste, pour laquelle le don, comme tous les échanges, relève toujours et uniquement d’un intérêt calculé, de la convention sociale, d’un plaisir égoïste encore plus condamnable, peut-être, que l’échange marchand néolibéral, qui a au moins le mérite de dire son nom91 ;

• l’approche inexistentialiste, celle de Derrida (1991) par exemple, pour qui le don n’existe pas ;

• l’approche de l’incomplétude du don, qui reconnaît l’importance du don, mais le considère comme insatisfaisant en tant qu’explication générale du social ; pour ces théories, il y a plus important, le sacrifice chez Girard (1972), par exemple, ou alors les structures fondamentales de l’échange chez Lévi-Strauss (1968) ;

• et l’approche du M.A.U.S.S., pour laquelle le don est le fait social total le plus à même d’expliquer l’ensemble de l’organisation sociale et des échanges sociaux (CAILLÉ 1997 ; DZIMIRA 2006). Pour cette approche, le don n’est ni noir ni blanc : son intérêt heuristique réside dans sa complexité. Surtout, le don gratuit n’existe effectivement pas, « ou alors de manière asymptotique à l’asocialité », mais là n’est pas la question : « le don sert avant tout à nouer des relations » (GODBOUT 1992 : 14)92.

Cette dernière approche est celle sur laquelle repose tant ce chapitre que l’ensemble de cette thèse et celle à laquelle il est fait référence dans l’expression « théorie du don » dans cette thèse. Cette thèse, à la suite de Mauss, adhère en effet à l’hypothèse d’un être humain profondément social et profondément moral, et donc forcément enclin au partage, ou, du moins, à la réciprocité dans le partage, à l’entraide, à la collaboration, à l’empathie, au souci de l’autre, bref, au lien. Bien qu’elle ait historiquement été soutenue par des penseurs célèbres, et notamment par Platon, Machiavel, Mandeville, Smith93, Hobbes, Bentham, Nietzsche et Schopenhauer, l’hypothèse utilitariste selon laquelle on donne par intérêt égotiste ou, de manière plus subtile, par « intérêt à paraître désintéressé » est donc écartée d’office. L’intérêt, en effet, et ainsi qu’on l’a vu, se situe à la surface des choses, en ce qui concerne les couples familiaux, et ne peux donc être envisagé comme principe organisateur du don. Le don, de fait, peut-être perçu comme neutre, ou encore comme possédant deux faces, l’une positive, l’autre négative, ce qui lui permet d’englober la totalité des comportements, des pensées, des représentations et des réalités sociales, y compris, la solidarité, l’intérêt, le patriarcat, la crise et la relation dans les couples et les familles. Selon Mauss, [l’]échange-

91 Godbout (1992) inclut dans cette catégorie les gens pour qui « le don existe encore trop », c’est-à-dire ceux qui craignent que le don (le bénévolat, par exemple) remplace le travail rémunéré ou qu’il camoufle de l’exploitation, ainsi que le pensent les théoriciennes féministes matérialistes, par exemple. 92 Il est aussi possible de faire du don « exemplaire », c’est-à-dire du don pur, unilatéral, qui n’attend absolument aucun retour, une catégorie de don. « Comment imaginer le don unilatéral répété ? Le don unilatéral serait-il condamné à l’instant, à l’exceptionnel ? Le domaine de la réitération régulière serait-il fatalement happé par le cercle de l’échange, que ce soit sous forme de reconnaissance, de dépendance, d’amitié, d’amour-passion, etc. ? Le christianisme a tenté une réponse, en envisageant un type d’amour basé sur la non-équivalence radicale. Cet amour fonde, par exemple, le pardon, registre disjoint de la justice, avec laquelle il coexiste. » (PETITAT 1995 : 29) Comme ce don existe en dehors du lien social, il n’est pas celui qui figure dans cette thèse. Notons, de plus, qu’existant seulement dans l’instant, ce type de don à la surface des choses ne repose pas sur une contrepartie sous-terraine, qu’on ne donne pas. 93 Il s’agit du Smith de La richesse des nations (2006 [1776]). La pensée de l’autre Smith, celui de son ouvrage antérieur, La théorie des sentiments moraux (2014 [1759]), est plus proche de celle des théoriciens du don : « Aussi égoïste que l’on puisse supposer l’homme, y écrit-il par exemple, sa nature comporte apparemment des principes qui font qu’il s’intéresse à la fortune des autres, et qui lui rendent leur bonheur nécessaire bien que n’en dérive rien d’autre que le plaisir de le voir. » Le sentiment fort, chez Smith, est la sympathie.

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don est à la fois libre et obligatoire, gratuit et intéressé, source de paix et de guerre ; il se présente comme une intégration des dimensions symboliques et pratiques en un « phénomène social total ». À mi-chemin entre ciel et terre, le don maussien est une sorte de configuration intermédiaire entre l’échange intéressé, obligatoire, froid et individuel et l’échange-don libre, gratuit, chaleureux et collectif. » (PETITAT 1995 : 20) « On peut dire, renchérit Louis Dumont, que Mauss vint aussi près que possible de la définition d’un « tout » comme une structure, c’est-à-dire, à mon sens, une combinaison de « participations » autour d’une ou plusieurs oppositions […]. » (DUMONT 1983 : 206-207. Dumont souligne.) En plus des auteures féministes matérialistes déjà citées, plusieurs auteurs s’attardent aux dimensions négatives du don. « Bataille d’une part, Claude Lefort de l’autre, écrit par exemple Florence Weber, n’ont retenu de l’Essai sur le don que le potlatch. Ils ont vu en lui l’essence du don, de l’échange, voire de la consommation moderne. Leur lecture est pessimiste : tout échange est lutte, toute lutte de générosité est lutte pour le pouvoir, et le don n’est qu’un processus de destruction qui ne connaît pas de limites. » (WEBER 2012 : 14) Les dimensions négatives du don, de fait, incluent le renversement et le gaspillage agonistiques, la lutte, la domination, la hiérarchie, le pouvoir, l’autorité, la soumission, l’influence, la manipulation, le harcèlement, l’hypocrisie, le simulacre, la tromperie, la trahison, le mensonge, la haine, l’exploitation, la contrainte, le patronage, le clientélisme, l’ « achat » de faveurs, la réprobation, l’exclusion et même, éventuellement, l’organisation d’une société totalitaire. Bref, la liste est longue et semble inclure la totalité des comportements humains et sociaux potentiels, ce qui va dans le sens du don comme phénomène social total. Ajoutons, pour compléter ce panorama, que Girard (1972) fait du bouc émissaire une figure du don et que Clastres (2005 [1977]) fait du renversement du don, c’est-à-dire du don violent, un principe organisateur négatif des sociétés. Le don consiste donc en un mélange complexe d’intérêt et de désintérêt, de sympathie et d’enfermement dans l’amour de soi-même (CHANIAL et CAILLÉ 2008 : 12). Loin de la nier, il faut reconnaître cette dualité plutôt que de la réduire au seul intérêt. Rappelons néanmoins que ces dimensions négatives du don ne sont pas abordées ou détaillées dans cette thèse, non pas parce qu’ils ne font pas partie intégrante de la théorie du don utilisée, mais parce que ces aspects n’ont pas pu être étudiés de manière satisfaisante, peu de données ayant pu être recueillies à leur sujet. Les personnes ayant répondu à l’enquête, en effet, appartiennent à des couples qui vont bien et au sein desquels le don est vécu plutôt positivement, voire de manière exclusivement positive. Par contre, il y a fort à parier que les principes négatifs du don offriraient une assise heuristique fertile à des recherches sur le don dans les couples familiaux en contexte difficile, houleux ou négatif (violence conjugale, infidélité sexuelle ou affective non consensuelle, divorce haineux, etc.). Ce type de recherche permettrait de savoir si don serein et don agonistique coexistent au sein des mêmes rapports familiaux, ou si l’un succède à l’autre et qu’un renversement s’opère lors d’épisodes plus difficiles. Il permettrait de voir si le renversement de logique donne lieu à des échanges calculateurs et intéressés, bref, au marché, en lieu et place du don, et s’il opère un « changement de régime d’action » (BOLTANSKI (2011 [1990]). La théorie du don demeurerait la plus susceptible de comprendre la situation. Car le don n’est pas lié qu’à certains aspects précis de la société. Au contraire, en tant que fait social total, il est principe premier, présent partout. Il est le « roc humain sur lequel est bâtie la société », écrit Mauss. Il permet de considérer le « tout ensemble » social, d’en « percevoir l’essentiel, le mouvement du tout, l’aspect vivant ».

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5.2.1 Le don en dehors du marché, comme lien primordial et comme tiers paradigme

Si c’est notamment en réaction aux thèses notoirement partisanes du laissez-faire d’économistes tels que Friedrich Hayek qu’écrivait Mauss dans les premières décennies du XXe siècle, c’est en réaction aux visions « économicistes » (POLANYI

2007), individualistes, utilitaristes, fonctionnalistes, structuralistes, holistes et postmodernistes qu’écrivent d’abord les contributeurs du M.A.U.S.S. d’aujourd’hui. Tout n’est pas qu’intérêt, tout n’est pas que fonction et tout n’est pas que sainte générosité, écrivent-ils. Pour le M.A.U.S.S., ce qui distingue le plus souvent le don du marché, c’est d’abord le souci de

l’autre, et ce, même si l’intérêt personnel a aussi sa place dans la théorie M.A.U.S.Sienne de l’action posée. « La quasi-certitude est désormais […] installée un peu partout – dans le discours politique, économique, historique, sociologique, dans le sens commun dominant – que le sujet humain serait naturellement et de tout temps un homme économique, i.e. un

individu calculateur ne songeant qu’à maximiser sa propre utilité. » (CAILLÉ et LAVILLE 2007. Les auteurs soulignent.) Faux, soulignent les auteurs du M.A.U.S.S. L’être humain n’est pas un homo œconomicus qui ne songe qu’à tirer le maximum de son « capital ». « La relation sociale ne [se] coule pas dans le moule du marché ou du contrat. Elle ne s’inscrit pas dans une logique du donnant-donnant qui postule que tout ce qui peut exister en société résulte d’une production effectuée en vue de satisfaire une utilité. » (CAILLÉ 2007a : 9) Il entre certes une part de calcul dans tout. Mais il n’y entre pas que ça :

« [D]ans l’action sociale, certes il entre du calcul et de l’intérêt, matériel ou immatériel, mais […] il n’y a pas que cela : il y a aussi de l’obligation, de la spontanéité, de l’amitié et de la solidarité, bref du don. » (CAILLÉ 2007a : 16)94 Parce qu’il consiste donc en une antinomie qui se dépasse elle-même, le don est un équilibre, voire l’équilibre. Il est ce qui transforme l’autre en allié :

Le pari sur lequel repose le paradigme du don est que le don constitue le moteur et le performateur par excellence des alliances. Ce qui les scelle, les symbolise, les garantit et les rend vivantes. […] Qu’il s’agisse d’un don initial ou d’un don refait tellement de fois qu’il n’apparaît même plus comme tel95, c’est en donnant qu’on se déclare concrètement prêt à jouer le jeune de l’association et de l’alliance et qu’on sollicite la participation des autres à ce même jeu. (CAILLÉ 2009a : 19)

Ceci est important : le don, d’abord et avant tout, est un lien social. Reprenant pour l’adapter le concept durkheimien d’effervescence initiale, Mauss parle du don comme de « l'instant fugitif où la société prend, où les hommes prennent conscience sentimentale d'eux-mêmes et de leur situation vis-à-vis d'autrui » (MAUSS 1923-1924 : 102-103. Nous soulignons.). Cet instant fugitif s’actualise constamment, car il n’est pas question pour Mauss d’étudier un moment premier qui initie le don pour toujours au sein de sociétés ou de groupes sociaux statiques, mais bien d’observer « des sociétés à l’état dynamique » où le don se vit à chaque instant comme un élan qui permet la cohésion, l’engagement, la confiance, la solidarité et l’intégration. Plus important encore, chaque fois que « la relation prend », un lien profond chargé de signification

94 Si le don se situe en dehors du marché pour la plupart des théoriciens du M.A.U.S.S., pour certains d’entre eux, il réside également en dehors de la justice. « Nombres d’auteurs (dont Boltanski 1990) situent également le pardon dans une sphère extérieure à la justice, hors du symbole de la balance, c’est-à-dire de l’équivalence. « Don gracieux de l’offensé à l’offenseur », le pardon pourrait affronter l’impardonnable, maintenir et restaurer la paix communautaire. L’axe normatif qui est ici privilégié est celui de l’amour par opposition à la guerre, à la haine, à la rancune. » (PETITAT 1995 : 20) L’idée que le don se situe en dehors de la justice aide à comprendre que la recherche de justice ou d’égalité des théoriciennes féministes matérialistes peut parfois devenir le contraire du don. Notons par ailleurs la précision de Petitat : « L’échange marchand est souvent présenté comme le contraire du don, mais il ne nie ce dernier que sur les axes gratuité/intérêt et amour/haine (indifférence) ; sur les axes liberté/contrainte et vérité/mensonge, le don et l’échange marchand occupent à peu près les mêmes positions. » (PETITAT 1995 : 33) 95 Caillé, à sa façon, utilise ici la même distinction que cette thèse entre un don comme principe organisateur sous-jacent et un don à la surface des choses.

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et de sentiments forts se développe, qui nourrit le don et est nourri par lui. Alors, toutefois, que Durkheim explique le ciment social par la solidarité, Mauss complexifie l’affaire. La réciprocité, plus que la solidarité, est ce qui produit le social : « Assurément, on l’a rappelé, dans le don il entre de l’obligation. Mais le coup de génie de Mauss est d’avoir réintroduit au

sein de l’holisme de son oncle – qui caractérisait, on le sait, le fait social par l’obligation [de solidarité] -, cette part de liberté et d’individualisme à laquelle ce dernier aspirait d’ailleurs lui aussi sans parvenir à la penser de manière satisfaisante. » (CAILLÉ 2007a : 19-20. Voir aussi Lévi-Strauss [1968], pour qui les liens de réciprocité précèdent les autres liens, même solidaires, même guerriers.) Pour Mauss, cette part de liberté et d’individualisme réside dans la réciprocité. Contrairement à la solidarité, toutefois, la réciprocité, pour se déployer, nécessite deux choses : d’abord l’engagement des acteurs les uns envers les autres, mais également du temps. Car le don qu’on rend immédiatement n’est pas un don : il s’agit de troc ou d’échange commercial. En cela, le temps nécessaire à la mise en œuvre du don est particulièrement éclairant par rapport à la théorie féministe, qui considère elle aussi la famille comme le lieu « privilégié » du don, mais qui tend à interpréter les événements que vivent (ou, sous leur plume, subissent) les femmes comme relevant de l’exploitation. En négligeant d’examiner la réciprocité déployée dans un temps plus long des gestes posés dans les relations familiales, ces théoriciennes concluent en effet que le travail domestique relève de l’exploitation la plus radicale. Les gestes posés, extraits de leur contexte temporel, paraissent relever de l’extorsion. La théorie du « care », plus proche du don, tient mieux compte de cette dimension (BOURGAULT et PERREAULT 2015). Revenons sur la notion de « roc ». Pour Mauss, le don est le « roc humain sur lequel est bâtie la société ». Ce roc est moral. Il y a chez l’humain, écrit Mauss, un moment fugace où l’individu, prenant conscience à la fois de lui-même et des autres, devient social. Ce moment est celui où intervient le don. Quelque chose, écrit Godelier, pousse à donner. Ce quelque chose a partie liée avec une morale humaine universelle, une morale portée par des « sentiments d’homme en esprit, en chair et en os ». Ces sentiments qui résident au plus profond d’eux-mêmes engagent les individus à donner. On en sent l’omniprésence non seulement chez Mauss, mais chez tous les penseurs du MA.U.S.S., pour qui le don camoufle quelque chose de plus important. Notons aussi que pour les théoriciens du don, entre individualisme et holisme, ni intérêt pur ni égoïsme replié sur lui-même,

le don est l’ « archétype de l’action » : « […] [L]a pensée maussienne/M.A.U.S.Sienne est une pensée de la « voie du milieu », en ce qu’elle parvient à unir les contradictions du don, notamment parce qu’elle n’exclut pas la morale96. Caillé le

dit de plusieurs façons, notamment celle-ci : « [… ] le don est par nature ce qui permet de surmonter l’antithèse entre moi

et autrui, entre obligation et liberté, entre la part de l’hérité et de l’a(d)venir […]. » (CAILLÉ 2007b : 12) Notons finalement que pour Caillé, le don est un « tiers paradigme »97. Il naît de la compréhension de ce que ce ne sont ni les individus, ni les totalités qui fondent le social, mais bien les relations. Il s’en explique longuement :

96 Non seulement ne l’exclut-elle pas, mais elle en fait un élément important du don, qui, pour les théoriciens du don, et à la suite de Mauss, est le « socle d’une morale éternelle », à mi-chemin entre le religieux et le marché. De fait, la dimension morale des pensées, des actions et des buts des participants est cruciale. Elle est nécessaire au métarécit et présente (symbolisée) dans les sentiments forts, c’est-à-dire dans les choses qu’on ne donne pas. 97 Pour Heinich (2016), parce qu’il établit qu’« au commencement était la relation » (et non l’objet), le don en tant que tiers paradigme est une révolution paradigmatique au sens de Thomas S. Kuhn (2008 [1962]). Par ailleurs, il faut ici noter que les théoriciens du M.A.U.S.S. ne font pas nécessairement de distinction entre « relation » et « lien », ou que lorsqu’’ils en font une, elle peut être différente de celle qu’utilise cette thèse.

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La totalité sociale ne préexiste pas plus aux individus que l’inverse, pour la bonne raison que les uns et les autres, comme leur position respective, s’engendrent incessamment par l’ensemble des interrelations et des interdépendances qui les lient. C’est donc la modalité générale de cette liaison et de cette interdépendance qu’il importe avant tout de comprendre. […] Le tiers paradigme dont nous avons besoin pour dépasser les points de vue également bornés de l’individualisme et de l’holisme est donc un paradigme du don. […] Le paradigme du don ne prétend justement analyser l’engendrement du lien social ni par en bas – depuis les individus toujours séparés -, ni par en haut – depuis une totalité sociale en surplomb et toujours déjà là -, mais en quelque sorte depuis son milieu, horizontalement, en fonction de l’ensemble des interrelations qui lient les individus et les transforment en acteurs proprement sociaux. (CAILLÉ 2007a : 18-19)

5.3 Godelier : « quelque chose » Depuis le début de cette thèse, l’interrogation de Godelier a constitué un fil conducteur : « Que ce soit dans la parenté, dans le politique, il y a toujours dans toutes les activités humaines, pour qu’elles se constituent, quelque chose qui précède l’échange et où l’échange vient s’enraciner, quelque chose que l’échange altère et conserve à la fois, prolonge et renouvelle en même temps. » (GODELIER 1996 : 53) Nous avons vu que le don est ce qui fonde les rapports sociaux. Mais qu’est-ce qui pousse à donner ? Surtout : qu’est-ce qui pousse à rendre ? Sans contre-don, le don n’institue pas de relation. Cette question intriguait Mauss lui-même et demeure, à ce jour, une « énigme » cruciale pour quiconque s’intéresse au don. Pour Godelier, la triple obligation donner/recevoir/rendre est la force centrale de la thèse de Mauss car elle ouvre une possibilité de réponse à la question « pourquoi rend-on ? » Il faut toutefois dépasser l’exploration que Mauss a fait de cette possibilité pour parvenir à une explication véritablement satisfaisante, explique Godelier. Pour Mauss, rappelle-t-il, « ce qui oblige à donner est précisément que donner oblige » (GODELIER 1996 : 20). Cette explication circulaire ne satisfait Mauss lui-même que partiellement. Pourquoi donner oblige-t-il ? En vertu de quel principe ? Si Mauss saisit bien qu’une « force s’incarnant dans trois obligations » agit dans le don, il ne résout pas les autres questions auxquelles renvoie cette constatation : de quelle nature est cette force ? Comment agit-elle ? Plus précisément : comment oblige-t-elle, non seulement à donner, mais à rendre?

Il restait donc une énigme dans le don ou, du moins, le don restait tout entier une énigme. C’est alors [que Mauss] s’est mis à la recherche d’une condition supplémentaire, nécessaire même si elle n’était pas suffisante. Cette condition, il a cru la trouver dans la croyance que les choses données ont une âme qui les pousse à revenir vers la personne qui les a d’abord possédées et données. (GODELIER 1996 : 24-25. L’auteur souligne.)

Mauss, en effet, explique le retour de l’objet vers le donateur original d’abord et avant tout par le fait que la chose donnée possède une présence spirituelle, une âme : « Cherchant à trouver une explication, Mauss se réfère à la notion de hau, de l'esprit de la chose. II a aussi utilisé dans ses travaux sur la magie une autre notion indigène, celle de mana. II y aurait une force des choses qui oblige à rendre les cadeaux, car « présenter quelque chose à quelqu'un c'est présenter quelque chose de soi ». » (FOURNIER 1993 : 333) Cette solution maussienne a souvent été interprétée – et critiquée comme telle – comme relevant du « magique ». Or, pour Godelier, c’est mal interpréter Mauss, dont le propos n’est pas uniquement de morceler

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le don en trois « opérations discrètes », mais bien également de le comprendre comme un fait social total qui sous-tend l’ensemble du social. Mauss ne cherchait probablement pas non plus à accorder foi aux propos des indigènes, mais bien à souligner que les groupes qui accomplissent les gestes du don se sentent investis de quelque chose de plus grand qu’eux. « Les forces religieuses ne sont et ne peuvent être que des forces collectives », écrivait-il avec Durkheim dans un article datant de 1903 (DURKHEIM et MAUSS 1903). Pour Mauss, de fait, la sociologie s’attache notamment à « déterminer la part du social dans la pensée » (FOURNIER 1994 : 468). Les personnes interrogées par Godbout et Charbonneau, d’ailleurs, évoquent elles aussi le don comme un phénomène qui relève du magique :

Les propos des interviewés sont constellés de réflexions qui renvoient à une vision du monde «enchantée», un peu magique, préwébérienne. Leur perception de la circulation du don puise sa cohérence dans cette vision. C'est grâce à elle qu'on peut éviter de faire des comptes et que les contradictions entre les normes (entre l'égalité et les besoins notamment) trouvent leur solution : le don ne s'épuise pas dans l'échange immédiat. Il relève d'un métaniveau où les contradictions se résolvent d'elles-mêmes. (GODBOUT et CHARBONNEAU 1996b : 21)98

Pour Mauss, explique Godelier, si cette croyance des personnes qui pratiquent le don en un « métaniveau », en un pouvoir transcendant, est importante, c’est parce qu’elle attire l’attention sur le fait que quelque chose constitue la toile de fond du don. Pour Lévi-Strauss (1968 : 40), par exemple, ce quelque chose, c’est la structure de l’inconscient humain universel, qui symbolise tout. Pour d’autres, pour plusieurs théologiens chrétiens notamment, mais aussi pour plusieurs autres sociologues du don, ce qui pousse l’humain à donner, c’est le fait d’avoir reçu initialement, qui entraîne un commandement (divin, patriarcal, ancestral ou autre) d’entraide :

Toute personne humaine se découvre être donnée à elle-même, créée, même si elle ignore l’identité du donateur ou du créateur. […][Cette] logique du don provoque l’homme à répondre, et le comportement éthique est fondamentalement un comportement responsif qui est enraciné dans l’esprit du don et animé par le même esprit. L’éthique responsive est l’expression d’un don qui donne sens à l’existence humaine. (GNADA 2013 : 107)99

Afin de rompre avec la charité et de prôner une intervention étatique plus poussée, Mauss lui-même a mis l’accent sur un « premier don », le don général de la vie ou celui, plus concret, que font les travailleurs de leur vie, auxquels répond une politique sociale pensée comme contrepartie (BRIAN et WEBER 2014). Notons toutefois que pour Godbout (2007 ; GODBOUT et CHARBONNEAU 1996a), au contraire, il n’y a pas de moment initial au don. C’est un cycle dans lequel « on embarque » à un moment donné. Appliqué à la parenté, ce cycle devient le « cycle de vie » dans lequel s’insère le couple. La vision de Godelier tient compte d’une perspective qui va plus dans le sens de celle de Godbout, c’est-à-dire dans le sens d’un caractère circulaire du don, et s’efforce d’unir cette perspective à l’idée d’un moment fondateur du don : pour Godelier, le don est un cycle, certes, une façon toujours-déjà agissante de faire société, mais il est également un moment dans le cycle. Cette façon de voir est caractéristique de plusieurs théoriciens du M.A.U.S.S., qui voient le don comme un « instant » où

98 Pour les personnes interrogées par Godbout et Charbonneau, le caractère spirituel/magique du don semble lié à l’ « esprit » nécessaire au don : « La vie est abondante, explique l’une d’elle, puis c'est pas parce que tu donnes que tu reçois. C’est parce que, quand tu donnes, tu as une attitude face à la vie et elle va te répondre. Quand tu as une attitude de don, tu vas recevoir, oui, mais c'est pas les autres. C’est pas ta relation aux autres, le fait que tu donnes aux autres : c'est ton attitude face à la vie. » (GODBOUT et CHARBONNEAU 1996b : 21) Certains répondants envisagent également les choses de cette façon. 99 Voir Petitat (1995) pour une revue brève, mais efficace, de ces auteurs.

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l’individu passe du biologique au social, où la société « prend », dans un monde où le don, par ailleurs, est toujours agissant100. L’approche godelierienne a ceci d’intéressant que, contrairement à une conception exclusivement circulaire du don, elle permet de concevoir que quelque chose précède le don. Rappelons la première partie de l’affirmation centrale de Godelier (elle est cette fois suivie d’une explication) :

Que ce soit dans la parenté, dans le politique, il y a toujours dans toutes les activités humaines, pour qu’elles se constituent, quelque chose qui précède l’échange et où l’échange vient s’enraciner […]. (GODELIER 1996 : 53. Nous soulignons.)

Cette prédécession chronologique et cette priorité logique n’existent que comme moments d’un mouvement perpétuel qui a sa source dans le mode d’existence original de l’homme comme être qui non seulement vit en société […], mais produit de la société pour vivre. (GODELIER 1996 : 53. Godelier souligne.)

Il faut bien comprendre ce que Godelier entend par « quelque chose qui précède l’échange ». L’idée d’une antécédence chronologique et logique inspire Godelier, mais il ne s’y cantonne pas. À ses yeux, ce qui précède l’échange ne consiste ni en l’événement primordial mis de l’avant par les explications théologiques par exemple, et qui peut ne se produire qu’une fois pour être agissant pendant des générations, voire pour l’éternité ; ni en un cercle de vie toujours-déjà en marche dans lequel l’individu s’inscrit du fait même de son existence. Non. La chose qui précède l’échange consiste en une condition, en une toile de fond nécessaire au don. Pour que le don soit, énonce Godelier, il faut d’abord que certaines conditions soient remplies. Ces conditions, à la suite d’une relecture attentive de l’Essai sur le don et d’un examen minutieux des idées d’autres théoriciens du don et de nombreux résultats de recherches anthropologiques, Godelier finit par les résumer à une seule : pour qu’on puisse donner, il faut qu’il y ait quelque chose qu’on ne donne pas. Ce point est crucial et sert de pierre d’assise à la compréhension de la façon dont le don fonctionne au sein des couples et des familles interrogés. Quelque chose, un principe organisateur, réside au fondement des échanges conjugaux et familiaux. Cette chose, ce sont les sentiments forts. On a vu que Mauss explique le retour de l’objet vers le donateur original d’abord et avant tout par le fait que la chose donnée possède une présence spirituelle. Or, fait remarquer Godelier, Mauss propose aussi une autre explication, que ni lui ni ses successeurs n’ont beaucoup commentée : lorsqu’on donne, la chose qu’on a donnée n’est pas aliénée, puisqu’on n’en donne que l’usage et non la propriété :

Mauss met l’accent surtout sur [la] présence spirituelle et non sur le fait que le donateur originaire continue à exercer en permanence des droits sur la chose qu’il a donnée. Mauss laisse ainsi à l’arrière-plan une autre réalité, sociale cette fois, le fait que dans les sociétés les donateurs continuent à être les propriétaires de ce qu’ils donnent. Or, cette réalité sociale est une force présente dans l’objet, elle en contrôle et en définit d’avance les usages et les mouvements […]. » (GODELIER 1996 : 77)

100 Ceci revêt une grande importance pour cette thèse, qui opère aussi une distinction entre le don comme principe organisateur sous-jacent et le don comme instant à la surface des choses, deux états intrinsèques au don.

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Godelier trouve ainsi chez Mauss lui-même le principe qui lui est cher : pour se déployer, le don nécessite une toile de fond de « non-don »101. Pour qu’on puisse donner l’usage d’une chose, il faut qu’on en conserve la propriété. Le langage utilisé est juridique, mais Godelier s’empresse de le traduire vers la sociologie : la conservation de la propriété est une « réalité sociale » qui permet la création de liens sociaux. Fort de cette représentation, Godelier s’intéresse aux thèses de Marilyn Strathern (The Gender of the Gift, 1988) et d’Annette Weiner (« La richesse inaliénable », 1988 [1985]). Pour ces anthropologues, ce n’est pas dans un don premier divin, mais dans des choses immuables, inaliénables, que se situe la possibilité et la permanence du don. Poussant plus loin l’intuition de Mauss, ces auteures scrutent le don dans des sociétés archaïques contemporaines. Elles constatent que dans ces sociétés, une quatrième obligation s’ajoute à la triple obligation maussienne (donner/recevoir/rendre), celle de donner aux dieux, qui extirpe le don du social. Car tout, dans ces sociétés, s’échange-t-il ? Non, expliquent-elles. Dans ces sociétés, le don n’est possible que parce que certains objets sont frappés d’un tabou absolu et ne peuvent jamais être échangés, vendus ou donnés. Chez Strathern et Weiner, ces objets sont matériels et le tabou dont ils sont frappés est d’origine divine, mais ici encore, Godelier traduit cette réalité en en élargissant la conceptualisation et l’application : dans toutes les sociétés, affirme-t-il, il faut que des éléments du social demeurent stables, ne circulent pas, ne soient pas

échangés, pour que le don circule : « [P]our qu'il y ait mouvement, échanges, il faut qu'il existe des choses soustraites à

l'échange, des points fixes à partir desquels le reste, les hommes, les biens, les services, puisse tourner, circuler. » (GODELIER 1996 : 232) Godelier, par ailleurs, distingue deux types d’inaliénabilité : l’inaliénabilité partiellement constitutive de toute chose, telle qu’entrevue par Mauss, qui fait que lorsqu’on donne une chose profane, on en conserve quand même la propriété, qui elle, est inaliénable. Et l’inaliénabilité des choses sacrées, qui sont taboues dans leur entièreté et ne peuvent faire l’objet d’un don, d’une vente ou d’un échange.

5.3.1 L’inaliénable, les sentiments forts et le métarécit Que sont ces choses inaliénables? Il s’agit de « choses refoulées qui rendent possible l’existence sociale de l’homme » et qui « affirment en profondeur des identités et leur continuité à travers le temps ». « Plus encore, elles affirment l’existence des différences d’identité entre les individus, entre les groupes qui composent une société ou qui veulent se situer les uns par rapport aux autres au sein d’un ensemble de sociétés voisine connectées entre elles par divers types d’échanges. » (GODELIER 1996 : 246 et 49. Godelier souligne.) On voit poindre ici certains éléments importants du métarécit. Ces choses, par ailleurs, peuvent être des symboles tangibles et palpables, mais elles peuvent également consister en des réalités immatérielles telles que les savoirs, les rites, les idées, les convictions, les croyances, etc. Qu’elles soient d’un type ou de l’autre, elles affirment les différences, les hiérarchies, les identités, bref, ce qui structure le groupe et maintient son existence

101 Notons que pour Godelier, dès lors, le don ne peut pas être tout à fait un fait social total : « les échanges quels qu’ils soient n’épuisent pas le fonctionnement d’une société, ne suffisent pas à expliquer la totalité du social » (GODELIER 1996 : 96), parce qu’il y a toujours, dans toute société, des choses qu’on ne donne pas pour que le don soit. Or, si on définit le don comme un système incluant ce qui ne doit pas être échangé, la contradiction est aisément résolue. Quoiqu’il en soit, on peut se mettre d’accord avec Godelier pour affirmer le « caractère double du don », qui contient à la fois les faits de circuler et de rester.

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dans le temps en l’amarrant au passé : « Ce que l’on garde constitue toujours des « réalités » qui ramènent les individus et les groupes vers un autre temps, qui les remettent face à leurs origines, à l’origine. C’est à partir de ces points d’ancrage, de ces réalités « fixées dans la nature des choses », que se construisent, se déploient les identités, individuelles et collectives. Ce sont eux qui font qu’il y a de la durée dans le temps. » (GODELIER 1996 : 281)

Les choses inaliénables peuvent donc être immatérielles, insiste Godelier. De fait, elles le sont le plus souvent et relèvent fréquemment du religieux, du spirituel ou de l’idéologique. Pour que les sociétés fonctionnent, en effet, il faut que des liens sociaux s’y tissent. Et pour que ces liens se tissent, il faut que les individus partagent des croyances – un métarécit - à leur sujet : « Des rapports sociaux, pour être reproduits par tous, doivent apparaître, sinon à tous, du moins au plus grand nombre, comme légitimes, comme les seuls possibles, et cette évidence ne s’impose pleinement que si ces rapports semblent avoir leurs origines au-delà du monde humain, dans un ordre immuable et sacré, immuable parce que sacré. » (GODELIER 1996 : 171-172)

Pour Godelier comme pour Strathern et Weiner, les choses inaliénables sont donc « sacrées ». Godelier prend toutefois soin d’expliciter ce qu’il entend par « sacré » : il s’agit de réalités immuables qui symbolisent le rapport des humains à l’origine des choses (GODELIER 1996 : 238). On ne doit ni les vendre ni les donner. Que ces choses relèvent le plus souvent des croyances ou des idéologies ne gêne pas Godelier. Au contraire, il insiste sur l’importance à accorder aux idées de transcendance : « Nous savons que les croyances religieuses non seulement font partie du monde, mais font en partie ce monde. » (GODELIER 1996 : 86) Il reprend ainsi une idée de Mauss et Fauconnet, qui la reprennent de Durkheim, pour qui : « Le fond intime de la vie sociale est un ensemble de représentations. » (MAUSS et FAUCONNET 1901 : 16) Pour comprendre la société, il faut donc donner « leur place et leur sens » aux croyances et aux idéologies. Faut-il pour autant épouser sans plus l’interprétation que se font les acteurs du social ? Bien sûr que non. Pour Godelier, la voie du milieu est la plus heuristique : « [Des analyses telles que la mienne] rendent aux sciences sociales leur fonction critique des croyances spontanées et des illusions que les sociétés et les individus se font sur eux-mêmes, critique aussi des théories savantes qui ne prennent pas au sérieux ces croyances ou n’en rendent pas compte. »102 (GODELIER 1996 : 152) Notons que pour Godelier, c’est non seulement les croyances et les idéologies qu’il faut examiner pour parvenir à une vision d’ensemble de ce qui se joue dans le social, mais également « les émotions et les sentiments » (GODELIER 1996 : 187). Cette précision, comme tout ce qui relève de l’inaliénable et qui est relevé ci-haut et plus bas, est nécessaire à la compréhension du don dans les couples familiaux. Pour Godelier, le don n’est possible que parce que certaines idées, croyances, émotions ou sentiments, souvent forts, convainquent les individus de la nécessité de donner afin de tisser des liens sociaux, de renouveler leur identité sociale et de perpétuer le sens qu’ils donnent aux rapports sociaux : « Les choses ne se déplacent pas par elles-mêmes. Ce qui les met en mouvement et les fait circuler dans un sens puis dans un autre et

102 Il est possible d’appliquer cette critique aux théoriciens de l’aliénation, tant ceux de l’intérêt que de l’exploitation patriarcale qui, plutôt que donner aux témoignages des gens la place qui leurs revient dans l’analyse de leur réalité, sont convaincus qu’un voile les empêche de comprendre ce vécu et discrédite ce qu’ils peuvent en dire. Pour Alberoni, qui, à sa façon, soutient la nécessité de tenir compte de ce que ressentent les individus dans l’analyse du social, « [u]ne bonne partie de la sociologie et de la psychologie sont d’origine utilitariste. En tant que telles, elles n’ont aucun moyen pour maîtriser [des phénomènes qui relèvent en bonne partie de l’ordre du ressenti tel que l’amour], et, par conséquent, elles finissent par en nier la spécificité, la spontanéité ou même l’existence. (ALBERONI 1992 [1981] : 161)

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dans un autre encore, etc., c’est chaque fois la volonté des individus et des groupes d’établir entre eux des liens personnels de solidarité et/ou de dépendance. » (GODELIER 1996 : 142)103 Autrement dit, une forme ou l’autre d’engagement. Car cette volonté des individus ne se développe pas et n’est pas mise en jeu dans la poursuite de buts uniquement personnels :

On peut être certain que tout n’est pas jeu dans ce jeu [c’est-à-dire dans la circulation du don], et que derrière le jeu il y a beaucoup de nécessités enracinées dans le social, de nécessités sociales. Mais il y a plus dans l’être social de l’homme que l’addition de ses besoins ou de telle et telle nécessités sociales. Ceci tout simplement parce que les hommes ne se contentent pas de vivre en société et de la reproduire comme les autres animaux sociaux, mais doivent produire de la société pour vivre. (GODELIER 1996 : 141)

L’individu qui « fait bouger les choses » par le don est donc mû par une nécessité au moins autant collective que personnelle. Cette nécessité agit en permanence sur les individus, qui n’en ont pas nécessairement conscience :

Les choses ne se déplacent donc pas par elles-mêmes, elles sont toujours mises en mouvement par la volonté des hommes, mais cette volonté est elle-même animée par des forces sous-jacentes, des nécessités involontaires, impersonnelles, qui agissent en permanence sur les individus, sur ceux qui prennent des décisions comme sur ceux qui les subissent, parce que à travers les actions des individus et des groupes ce sont des rapports sociaux qui se reproduisent et se réenchaînent, c’est la société tout entière qui se re-crée et elle le fait quels que soient la forme et le degré de conscience que les acteurs ont, individuellement et/ou collectivement, de ces nécessités. (GODELIER 1996 : 142. Godelier souligne.)

Le don, pour Godelier, possède donc un caractère double : il circule et reste à la fois. Afin d’illustrer ce caractère double du don (circuler/rester), Godelier propose un rapprochement avec la pensée de Marx au sujet de l’or : il est représenté par la monnaie dans l’esprit des gens, mais il ne peut pas circuler lui-même. L’or thésaurisé illustre qu’il faut garder pour pouvoir donner. Et qu’il faut donner pour pouvoir garder. L’analogie permet également de saisir que ce qui ne circule pas est ce qui est symbolisé dans ce qui circule. Dans les sociétés où le don domine, fait finalement remarquer Godelier, les rapports sociaux dominent aussi, l’un renforçant l’autre : « Le don et le contre-don du même objet constituent la façon la plus simple, la plus directe de produire de la dépendance et de la solidarité tout en préservant le statut des personnes, dans un monde où la plupart des rapports sociaux sont produits et reproduits par l’institution de liens de personne à personne. » (GODELIER 1996 : 140) Or, conclut Godelier, nos sociétés individualistes oublient qu’il faut conserver des choses inaliénables et sacrées communes afin de tisser des liens sociaux et d’échanger : « Notre société ne vit et ne prospère qu’au prix d’un déficit permanent de solidarité. Et elle n’imagine de nouvelles solidarités que négociées sous forme de contrats. Mais tout n’est pas négociable de ce qui fait lien

103 Illouz précise ce qui lie cette volonté au sentiment : « Le sentiment n’est pas l’action en elle-même, mais l’énergie intérieure qui nous pousse à agir et qui donne à nos actes leur « tonalité » et leur « couleur » particulières. Le sentiment peut donc être défini comme le pôle énergétique de l’action, si l’on considère que cette énergie relève simultanément de la cognition, des affects, du jugement, de la motivation et du corps. Loin d’être des réalités présociales ou préculturelles, les sentiments ont des dimensions culturelles et sociales et c’est ce mélange qui leur confère une capacité à fournir l’énergie nécessaire à l’action. Ce qui rend le sentiment porteur d’énergie, c’est le fait qu’il concerne toujours le moi et ses relations avec d’autres qui sont culturellement situés. » (ILLOUZ 2006 : 14-15) « L’obligation que nous fait le don, explique finalement Caillé (2009a : 20) est en fait une sorte d’exhortation, serait-on tenté de dire, une exhortation à l’action, au sens qu’Hannah Arendt donnait à ce terme [c’est-à-dire une action qui permet la création d’un monde commun]. »

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entre les individus, de ce qui compose leurs rapports, publics et privés, sociaux et intimes, de ce qui fait qu’ils vivent en société mais qu’ils doivent aussi produire de la société pour vivre. » (GODELIER 1996 : 294) Si on peut se désoler avec Godelier de ce que le don semble perdre de son sens dans l’ensemble d’une société mue, en surface du moins, par des rapports marchands impersonnels, il n’en demeure pas moins intéressant de noter que pour Godelier, la famille demeure le lieu de liens personnels éminemment propices au don :

Le don est devenu objectivement une affaire avant tout subjective, personnelle, individuelle. Il est l’expression et l’instrument de rapports personnels situés au-delà du marché et de l’État. […] [Le don] témoigne de cette proximité par l’absence de calcul, le refus de traiter ses proches comme des moyens au service de ses propres fins. Ainsi dans notre culture le don continue à relever d’une éthique et d’une logique qui ne sont pas celles du marché et du profit, et qui même s’y opposent, leur résistent. (GODELIER 1996 : 291)

5.4 Godbout et Charbonneau : la circulation du don dans la parenté Peut-il y avoir du don en famille ? Mais a-t-on jamais pensé le don sans famille ? (DERRIDA 1991 : 31. Derrida souligne.)

Le Québécois Jacques T. Godbout est sans doute le sociologue dont les travaux récents au sujet du don au sein des familles sont les plus réputés. Son programme de recherche s’inscrit dans la perspective du M.A.U.S.S. et vise à « éclairer et comprendre le fonctionnement du don dans la société moderne » (GODBOUT et CHARBONNEAU 1996a). Dans La circulation

du don dans la parenté. Une roue qui tourne (1996a), écrit en collaboration avec Johanne Charbonneau, Godbout désire montrer l’ « étrange modernité de la famille québécoise » (GODBOUT et CHARBONNEAU 1996b). Ils y contrastent une famille québécoise qui, ayant subi la grande désorganisation déplorée par les théoriciens de la crise du modèle moderne, ne serait plus fondée que sur l’individualisme et la consommation, avec les pratiques de liens concrètes de cette même famille, qui demeurent en grande partie fondées dans le don. Ils y établissent que ce qui s’échange au sein des familles ne relève pas du marché libre moderne fondé sur l’intérêt et contractualisé, mais bien de ce que les individus vivent comme une « obligation » d’entraide, de solidarité et de don, obligation qu’ils estiment nécessaire, bonne et juste, morale, jusqu’à un certain point. Contrairement aux études économiques utilitaristes, aux théories du choix qui poussent le principe de l’individualisme égocentrique à sa limite logique et aux écrits féministes marxistes qui considèrent la famille d’abord et avant tout comme un lieu de production, Godbout et Charbonneau l’envisagent comme un lieu de liens. Ces liens, affirment-ils, importent plus aux membres des familles que la valeur marchande de ce qu’ils produisent ou acquièrent (1996a : 2). Ils s’intéressent à de nombreux aspects du don et apportent un foisonnement de connaissances au sujet de ce qui se donne dans la parenté québécoise des années 1990. Nous nous limitons ici à en rapporter les apports les plus pertinents pour cette thèse.

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Pour Godbout (1992), la famille est le lieu par excellence du don. Plus encore : elle est don, c’est-à-dire que le don est son principe organisateur104 :

[T]out porte à croire, quoi qu’en disent les sociologies de l’intérêt et du pouvoir, que les familles se dissoudraient instantanément si, répudiant les exigences du don et du contre-don, elles en venaient à ne plus ressembler qu’à une entreprise ou à un champ de bataille. (GODBOUT 1992 : 21)

[L]es plus grands défenseurs de l’utilitarisme et de l’individualisme, tels Becker et Hayek, maintiennent la « nécessité d’un lieu fondateur du lien social sous peine de désintégration complète de la société sous prétexte du faux individualisme ». C’est pourquoi, sans doute, « l’individualisme s’arrête aux portes de la famille105. » (GODBOUT et CHARBONNEAU 1996b : 8)

Pour Godbout (1992), dans le contexte de la famille, le don se donne à voir à plusieurs niveaux : à la base, dans la formation du couple parental (« la transmutation d’un étranger en familier est le phénomène de base du don ») (46) ; dans la procréation, « don de vie » (59-61) ; dans le don de soi parental, et plus particulièrement maternel (54-59) ; dans les

échanges affectifs (c’est « le fondement qui tient le reste de l’édifice » familial) ; dans les services rendus ; dans la transmission entre les générations ; dans le fait de réussir, de faire carrière, « fructification du don reçu » et dans les dons rituels (GODBOUT 1992 : 46 et 54-61. Nous soulignons.). Or, constate Godbout, la famille contemporaine se compose d’individus qui veulent et doivent mettre en jeu leur volonté propre. C’est pourquoi l’un des enjeux les plus poignants des familles contemporaines, selon lui, réside dans la capacité de ses membres à trouver un équilibre entre leur liberté de donner ce qu’ils veulent, à qui ils veulent, de la façon et au moment où ils le veulent et la réciprocité nécessaire au don. Cette capacité s’apprend d’ailleurs dès les premiers instants au sein même des familles et tout au long de la socialisation primaire : l’enfant parvient progressivement à conjuguer ses droits et le maintien de rapports harmonieux avec les autres membres de sa famille. Il apprend ainsi un équilibre à la fois périlleux et crucial : donner sans se « faire avoir » (GODBOUT 1992 : 46). Cet équilibre est particulièrement nécessaire dans une société qui accorde une large place à la volonté et au destin individuel : il faut penser à soi et aux autres, écrit Godbout quelques années avant de Singly, Kellerhals et Kaufmann, dans une perspective, celle du don, qui accorde autant d’importance aux autres, à l’ensemble familial, qu’à soi, toutefois. De cette capacité de chacun à parvenir à un équilibre plus ou moins tacite, conscient et subtile dans l’échange intrafamilial dépendent l’équilibre et la pérennité des familles. La capacité à préserver ce qu’on est/a est essentiel à la circulation du don dans une perspective godelierienne.

104 Ce qui n’exclut pas, toutefois, selon Godbout, que d’autres principes d’échange puissent être à l’œuvre au sein des familles, tels que l’équivalence, l’utilité, l’autorité et l’égalité. « Il existe dans la société moderne trois sphères de circulation des choses et des services dominées par trois principes différents. Le marché est dominé par le principe de l’équivalence et la recherche de l’utilité dans l’échange. L’État démocratique est dominé par le principe de l’autorité et celui de l’égalité entre les citoyens. La sphère des réseaux sociaux, enfin, est dominée par le principe du don et de la dette […]. Tous les principes sont présents dans toutes les sphères, mais leur rôle et leur articulation aux autres principes diffèrent de l’une à l’autre, puisqu’une telle perspective revient à faire l’hypothèse que dans chaque sphère un des principes est en quelque sorte le principe organisateur, servant aux acteurs de norme de référence […] pour juger leur comportement face à la circulation des choses et des services. » (GODBOUT et CHARBONNEAU 1996a : 1. Les auteurs soulignent, référant à Boltanski [1990].) Lorsqu’ils écrivent que des « principes » concurrents peuvent avoir cours dans les familles (sans toutefois atteindre l’importance du don), Godbout et Charbonneau demeurent à la surface des choses. Ce n’est pas, alors, selon cette thèse, de principe organisateur dont il est question. 105 Les auteurs citent ici Godard (1991). Ils pourraient également référer à Tönnies (2010 [1887]), mais pas aux auteurs de la crise, qui pensent, au contraire, que l’individualisme a envahi les familles depuis quelques décennies.

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L’idée que les enfants apprennent dès leur jeune âge à « donner sans se faire avoir » remplace chez Godbout la notion de socialisation chez Parsons et la modère : dans l’apprentissage que permet/impose le don, l’enfant dispose d’un plus grand espace d’individualité que dans l’intégration parsonienne, où l’enfant devient d’abord ce qu’on attend lui. Pour Godbout et Charbonneau comme pour les théoriciens de la crise, par ailleurs, le difficile équilibre entre penser à soi et penser aux autres se manifeste particulièrement dans les hauts taux de séparation et de divorce. L’individu contemporain recherche la liberté, mais aussi la sécurité dont la famille, par son caractère inconditionnel, est la première et la meilleure pourvoyeuse, ainsi que le voyaient bien les penseurs de l’intégration. Mais ce soutien familial comporte un « maillon faible », celui de l’alliance parentale, qui n’obéit pas à la règle de l’inconditionnalité de la même façon que le lien parent-enfant, le « lien du sang ». C’est pourquoi, pour Godbout et Charbonneau, le don qui circule entre les membres du couple revêt une fragilité et une signification particulières. Afin de déceler, par ailleurs, la façon dont les échanges circulent au sein des familles élargies québécoises, Godbout et Charbonneau partent du principe que le don a de fortes chances d’y apparaître, voire d’y être appliqué de manière « naturelle », « en dépit de » ou « sous » l’échange marchand qui tend à l’envahir. C’est que dans la représentation des

membres des familles eux-mêmes, la famille est le seul réseau qui relève de l’inconditionnel : « […] les membres de la

famille, expliquent les personnes interrogées par Godbout et Charbonneau (1996b : 20), seraient les seuls sur lesquels on a l'assurance de pouvoir compter... sans compter, peu importe les circonstances. »106 C’est aussi, selon Godbout et Charbonneau, que la fonction instrumentale du marché est incluse et dépassée dans la famille :

Par exemple, si les membres du réseau de parenté remplissent un rôle de gardien privilégié des enfants, c'est qu'ils sont perçus comme des gardiens sûrs. Et s'ils inspirent ainsi confiance, c'est qu'ils entretiennent avec les parents et avec l'enfant une relation d'affection : un lien qui déborde le rapport utilitaire. Autrement dit, ce sont de bons gardiens parce que ce ne sont pas seulement des gardiens. […] Certes, les services publics ou privés (garderie, etc.) et le marché (restaurants, etc.) sont utilisés par les membres de la famille et les soulagent de bien des tâches. Ils sont là pour rester. Mais on est frappé par le fait que le réseau familial demeure au cœur de la circulation des choses et que celle-ci demeure régie par le principe du don. (GODBOUT et CHARBONNEAU 1996b : 22- 23)

Pour Godbout et Charbonneau, la famille se vit donc dans un amalgame de don et d’échange marchand… mais plutôt de don. Or, le couple don/contrainte, supposé s’opposer au couple échange marchand/liberté, ne se retrouve pas ainsi découpé dans la réalité des familles interrogées par les chercheurs. Bien que le don préside de manière prédominante aux échanges dans la parenté, ces échanges obéissent à des contraintes assez concrètes et précises. Les auteurs notent ainsi que si la modernité a effectivement rendu relativement aisé de s’affranchir de certaines contraintes et liens, ceux de l’alliance (union libre, divorce) par exemple, ou des obligations imposées par l’Église en matière de reproduction notamment, il en va tout autrement des liens de filiation, un constat également posé par Théry (1996), Godelier (2004), ainsi que par plusieurs chercheurs québécois des dernières décennies qui s’intéressent aux solidarités intergénérationnelles (GAGNON 1968 ; DANDURAND et OUELLETTE 1992 ; FORTIN 1987 ; DANDURAND 1998 ; CHARBONNEAU

2004 ; OUELLETTE, JOYAL et HURTUBISE 2005 ; GUBERMAN et al. 2006 ; LAVOIE, GUBERMAN et OLAZABAL 2008 ; KEMPENEERS

et VAN PEVENAGE 2013 par exemple). Godbout et Charbonneau constatent ainsi que de nombreuses obligations explicites

106 Ces représentations sont aussi à l’œuvre chez les conjoints interrogés et nourrissent le métarécit.

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ou tacites subsistent, auxquelles on se plie à condition de ne pas s’y sentir contraint – car les familles modernes n’apprécient que peu les obligations formelles. Il s’agit là d’un équilibre subtil. Les membres des familles interrogées par Godbout et Charbonneau, en effet, se félicitent d’avoir rompu avec certaines obligations traditionnelles. Ils sont réticents à se plier de manière obligée à la solidarité, aux traditions, aux réunions familiales, aux échanges de cadeau, etc. : « Il sera convenu, explique un répondant à propos des réunions familiales auxquelles les membres de sa famille sont régulièrement conviés, que chacun a le droit de venir ou non, de faire un cadeau ou non ». (GODBOUT et CHARBONNEAU 1996b : 11) La solidarité moderne est donc marquée par le refus de l’obligation et par l’importance accordée à la liberté. On ne veut rien devoir à personne. On veut aider par envie, par plaisir, non parce que le lien familial y oblige. De plus, on veut donner à qui on veut, non à qui on doit107. Cela étant posé, les répondants préfèrent tout de même le don à la redistribution étatique ou à l’échange marchand : « Objectivement et subjectivement, la

plupart des membres des réseaux [familiaux] […] préfèrent de loin [la circulation du don] à son équivalent marchand, à

une distribution de type autoritaire ou à tout échange marqué par une obligation vécue comme contraignante et non voulue. » (GODBOUT et CHARBONNEAU 1996b : 15) « [C]’est seulement face à une solidarité qu’il n’a pas voulue, qui lui est imposée de l’extérieur, établit Godbout, que l’individu devient nécessairement égoïste, et qu’il est confiné au seul espace du marché. » (GODBOUT 1992 : 24. L’auteur souligne.) Plusieurs propos des répondants seront évalués à l’aune de ces constats. L’aspect crucial de la solidarité déployée dans les familles réside donc dans le caractère tacite et non-officiel de la plupart des contraintes. Les dons en argent et les cadeaux, par exemple, ont tendance à ne pas faire l’objet de calculs stricts ni à mettre l’accent sur l’égalité, un constat partagé par Godelier qui écrit que ce qui marque le don entre proches, ce n’est pas la gratuité ou l’absence d’obligation, mais l’absence de calcul (GODELIER 1996 : 12). Les répondants (de Godbout et Charbonneau et de cette enquête) disent de même. Le don, de fait, a besoin de non-dit et d’implicite, notent tant Delâge (1986 : 25) et Petitat (1995 : 32)108 que Godbout (1992 : 11), c’est pourquoi les dons en argent suscitent le malaise. « La magie du don n’est susceptible d’opérer que si ses règles demeurent informulées. Sitôt qu’elles sont énoncées, le carrosse redevient citrouille, le roi se révèle nu, et le don équivalence. » (GODBOUT 1992 : 11) Or, les dons d’argent sont « quantités pures ». Pour que ce type de don puisse quand même avoir lieu, on l’enrobe de chaleur et de manières. On « fait un prix » pour un membre de la famille. On se méfie des fêtes « trop commerciales ». On s’efforce de les ramener à une dimension plus personnelle : « Ce rejet de l'esprit utilitaire a été fortement exprimé par l'ensemble de nos interlocuteurs : dans la famille, on ne veut en aucun cas « compter » ce qui est donné et ce qui est reçu, ni surtout le soumettre au calcul de l'équivalence. » (GODBOUT et CHARBONNEAU 1996b : 18) Chez les couples interrogés dans le cadre de cette thèse, l’ « enrobage » est durci par le métarécit.

107 Bien qu’on ait plus tendance à donner aux personnes avec qui on entretient des liens privilégiés, expliquent les auteurs, le fait que ce soit justement ces personnes avec qui on entretient des liens privilégiés n’est pas innocent socialement. D’ailleurs, les personnes interrogées les nomment par les liens sociaux qu’elles entretiennent avec elles : ma belle-sœur, ma voisine, etc. Au sujet de la solidarité élective contemporaine, voir notamment GODBOUT 1992 ; ATTIAS-DONFUT, LAPIERRE et SEGALEN 2002 ; BAWIN-LEGROS 2003 ; OUELLETTE, JOYAL et HURTUBISE 2005 ; BELLEAU et MARTIAL 2011 ; BELLEAU et PROULX 2011 ; GUBERMAN et al. 2006 ; KELLERHALS et LANGUIN 2008 ; OLAZABAL 2009 ; HAMPLOVA et LE BOURDAIS 2009 ; DE SINGLY 2009, 2010. 108 Sans oublier Godelier (1996), pour qui les sentiments forts aux fondements du don sont en partie refoulés.

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C’est que dans un réseau où circule le don, font remarquer les auteurs, le principe d’égalité est une solution, pas un principe de base. Ce qui compte, c’est la dette, la reconnaissance et le temps nécessaire pour passer de l’un à l’autre dans une roue sans fin. Un principe d’égalité est certes à l’œuvre, mais il diffère de celui qui prévaut dans l’échange marchand en ce que l’équivalence qu’il établit ne se situe pas entre le donateur et le donataire, mais bien entre deux donataires équivalents. Un grand-parent, par exemple, se soucie de faire cadeau du même montant d’argent à chacun de ses petits-enfants :

Il est important de noter que l'égalité ne joue pas entre celui qui reçoit et celui qui donne, mais entre ceux qui reçoivent d'un même donneur. L'égalité ne s'applique donc pas aux relations de réciprocité, mais plutôt dans le cadre de la redistribution (Polanyi) : c'est l'égalité entre ceux qui reçoivent qui compte. « Il ne faut pas qu'il y ait d'injustice » (Madeleine, 72 ans, réseau 4). L’égalité relève donc plus de la problématique de la justice distributive que de celle de l'équivalence marchande. En outre, elle est complétée par la logique des besoins. (GODBOUT et CHARBONNEAU 1996b : 18-19)

Chez les participants interrogés par Godbout et Charbonneau, l’équivalence propre au don diffère également de celle qui préside à l’échange marchand en ce que dans le don, ce qui est échangé symbolise la qualité de la relation, alors que dans l’échange marchand, les choses échangées s’équivalent en prix. Dans la famille, il est ainsi fort peu valorisé de donner un cadeau de valeur égale à celui qui a précédemment été reçu du destinataire, mais qui ne reconnaît pas la personnalité de celui-ci ou qui ne souligne pas l’affection qu’on lui porte. Plus important encore, toutefois, que ce principe d’affection, est le

fait que c’est la transmission, plus que la réciprocité ou l’égalité, qui régule les échanges dans la famille élargie : « […] les parents, devenus grands-parents, n’attendent pas de leurs enfants qu’ils leur rendent ce qu’ils leur ont donné quand ils étaient jeunes. La norme veut plutôt que les enfants donnent à leurs propres enfants. » (GODBOUT et CHARBONNEAU 1996a : 108) Dans ce contexte, la réception du don évolue également : les récipiendaires s’inquiètent de trop recevoir. Par exemple, les parents vieillissants ne souhaitent pas être un fardeau pour leurs enfants. Ils protestent lorsqu’on leur « donne trop ». Ils ressentent peut-être alors le « côté sombre du don », qui réside dans la domination ou l’humiliation potentielle du receveur qui n’est pas en position de rendre, parfois aussi dans l’exploitation du donneur (GODBOUT et CHARBONNEAU 1996a : 113). L’esprit du don dans les familles québécoises élargies modernes diffère donc de celui qui préside au don dans les familles traditionnelles dans trois aspects principaux, concluent Godbout et Charbonneau : la prise de distance vis-à-vis des rituels, le caractère libre du don et sa personnalisation. Mais la réticence face aux anciennes contraintes de solidarité n’empêche pas les familles modernes d’en créer de nouvelles. La circulation du don dans la parenté obéit à ces nouvelles obligations : « La circulation du don dans les réseaux de parenté prend trois formes : les cadeaux, l’hospitalité, les services. » (GODBOUT et CHARBONNEAU 1996b : 13) Ces formes s’inscrivent dans quatre types de dons : les échanges affectifs, les services rendus, les dons de transmission et les dons rituels, notamment les cadeaux (GODBOUT 1992 : 74). Bien qu’une latitude importante soit concédée aux membres des familles quant à la façon, au rythme et à l’interprétation de ces obligations, elles existent et chacun doit s’y plier – ou subir les conséquences du choix de s’y soustraire. Ces conséquences sont sociales : elles affectent l’appartenance et le lien familiaux. En somme, Godbout et Charbonneau conçoivent le don dans la parenté des années 1990 comme présentant une relative résistance à une modernité individualiste :

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[L]a parenté accueille la modernité sans perdre certaines de ses caractéristiques fondamentales non modernes : les obligations sont assumées, le don se perpétue, l'inconditionnalité de la relation conserve tout son prix, et il y a donc affirmation du caractère holiste du réseau familial, en ce sens que le tout continue d'être plus que la somme des parties. […] Par ailleurs, le réseau familial se transforme et s'adapte à l'individu moderne en même temps que des contraintes anciennes (telle la soumission à l'autorité parentale) se muent en obligations voulues par les sujets. (GODBOUT ET CHARBONNEAU 1996b : 22-23)

Non seulement le don est-il aussi présent que jamais au sein des familles, pensent les chercheurs, mais pour Godbout (2014 : 50) : « On peut même affirmer que, dans la famille, le don est plus important qu’avant, car la famille traditionnelle fonctionnait sur le modèle de l’autorité patriarcale. C’est la société moderne qui a permis cela. » Autrement dit, la liberté et l’individualisme croissants, ainsi que l’avait déjà vu Mauss, permettent que croissent également la réciprocité, une réciprocité choisie, et donc, dès lors, les liens. En dépit de son indéniable modernité et de son adhésion partielle aux principes marchands, la famille québécoise moderne, concluent les auteurs (GODBOUT ET CHARBONNEAU 1996a : 109), demeure une « famille-providence ». Les auteurs concluent que les membres des familles accordent plus d’importance aux liens et à la liberté qu’aux structures et aux biens. Les participants, qui sont les enfants et les petits-enfants des répondants à l’enquête de Godbout et Charbonneau, poussent cette quête de liberté dans le don plus loin encore en s’efforçant de trouver un sens ancré dans un métarécit de sentiments forts et d’engagement qui les encourage à donner. Ils justifient désormais le don qu’ils pratiquent (c’est-à-dire qu’ils le perçoivent eux-mêmes comme étant raisonnable) grâce à la représentation d’un complexe d’engagements mutuels de sentiments dont la force croît avec le temps.

5.5 Conclusion Pour les penseurs du don, et plus particulièrement pour les penseurs du M.A.U.S.S., le don constitue l’assise la plus générale et la plus porteuse de la compréhension du social. Ces penseurs s’appuient sur la pensée de Marcel Mauss, dont l’Essai sur le don, publié dans les années 1920, propose une première réponse au questionnement de Godelier : c’est le don qui fonde les rapports sociaux. Pour Mauss et le M.A.U.S.S., parce que le don est un « roc humain sur lequel est bâti la société », il est le fait social total par excellence. Dans ce chapitre, une série de de caractéristiques du don ont été examinées : l’opposition don/marché ; le fait que le don est d’abord un lien social qui, parce qu’il nécessite de la réciprocité, produit de la solidarité ; ainsi que le fait qu’il est un phénomène social et un tiers paradigme. Ce chapitre a également montré que la théorie du don inclut et dépasse les principes les plus importants qui ont été dégagés dans la première partie de cette thèse (sentiments forts, solidarité, intégration, métarécit et engagement principalement). Il a montré, finalement que le modèle utilitariste est celui qui échoue de la manière la plus flagrante à expliquer ce qui se joue au sein des familles, mais que les modèles de l’intégration, du patriarcat, de la crise et de la relation faillissent aussi à en donner des explications complètes. Parce qu’il refuse de voir, dans les dons conjugaux et familiaux, des gestes comportant au moins une part de liberté, d’engagement et de sentiments véritables (i.e., qui ne sont pas uniquement des mécanismes d’aliénation qui voilent ce qui se passe réellement), le point de vue féministe matérialiste échoue à proposer une vision englobante de ce qui passe dans les familles. Le modèle de la crise, pour sa part, ne voit pas la pertinence du don comme phénomène social total pour expliquer les moments difficiles (divorce, infidélité causée par le pathos, ruptures). La théorie de la relation passe le plus souvent sous le radar ce qui sous-tend les relations, c’est-à-dire les liens. Quant à la théorie de l’intégration, elle est celle

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qui réside au plus près de la théorie du don, et cela n’a rien d’étonnant étant donné la parenté tant intellectuelle que biologique qui en lie les fondements. La solidarité chère à Durkheim, toutefois, devait être enrichie de la perspective de la réciprocité centrale au don pour que l’explication de ce qui se passe dans le social et dans les familles soient complète et profonde. Ce chapitre a également proposé un premier panorama de la théorie de Godelier, l’auteur le plus important pour cette thèse. Ce penseur du don s’efforce en effet de comprendre ce qui trouve aux fondements du don. Il y a, à ses yeux, un déséquilibre dans le don, une force qui pousse à donner et qui institue la possibilité et la permanence du don. Pour lui, cette force réside dans les choses immuables, inaliénables, dans les choses qu’on ne songe pas à donner. Ces choses affirment l’identité et la structure des humains et des sociétés, ainsi que leur permanence. Elles incluent les savoirs, les rites, les valeurs et la morale, notamment. Elles existent toujours, en tant que symboles d’un idéal, au cœur de ce qui, matériellement, est donné ou échangé. Ainsi que nous le verrons, elles peuvent être des sentiments forts et fonder un métarécit. Le chapitre 8 décortique encore plus avant la théorie de Godelier et l’applique aux témoignages recueillis. Appliquant la théorie du don au champ social de la famille, Godbout et Charbonneau, pour leur part, envisagent la famille comme le lieu par excellence du don. Pour eux, la famille est don, c’est-à-dire que le don est son phénomène social total. Les membres de familles interrogés par Godbout et Charbonneau insistent sur la liberté de donner à qui ils veulent, ce qu’ils veulent, quand ils le veulent. S’ils se plient de bon cœur à plusieurs règles contemporaines de réciprocité, ils se méfient des obligations dépourvues de sens ou trop contraignantes à leurs yeux. L’aspect crucial de la solidarité déployée dans les familles réside dans le caractère tacite et non-officiel de la plupart des contraintes. L’esprit du don dans les familles québécoises modernes diffère donc de celui qui préside au don dans les familles traditionnelles par trois aspects principaux, notent Godbout et Charbonneau : la prise de distance vis-à-vis des rituels, le caractère libre du don et sa personnalisation. Mais la réticence face aux anciennes contraintes de solidarité n’empêche pas les familles modernes d’en créer de nouvelles. En ce sens, les répondants qui ont participé à l’enquête des chercheurs préfigurent ceux de cette thèse, qui approfondissent ces principes, tant en réflexion qu’en action. Même s’ils sont en grande partie sortis de la tradition, ceux-ci, en effet, cherchent et trouvent des façons d’établir des relations fondées dans des sentiments forts engagés et

inaliénables qui sont plus que le « maillon faible » que créaient les solidarités et les croyances (métarécits) différentes de jadis, dans le caractère indissoluble du mariage par exemple. « [N]ous ne devons pas considérer la liberté ou l’égalité comme l’étalon suprême pour mesurer les transformations sociales, écrit Illouz. Il faut au contraire enquêter précisément sur la façon dont les nouvelles normes d’égalité ou de liberté ont transformé la « texture affective » des relations intime et peuvent aller à l’encontre l’une de l’autre. » (ILLOUZ : 2006 : 61)

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Chapitre 6 Le don « à la surface des choses » : le don dans les couples familiaux québécois des années 2010

« Donner, c’est sortir de soi. » MAUSS (1923-1924 : 97)

6.1 Introduction

De tout temps, partout et toujours, écrivent Burgess et Locke, les familles comportent quatre caractéristiques essentielles : elles se composent de membres unis par des liens contractuels (mariage, adoption) ou « de sang » ; ces membres vivent sous un même toit ; ils établissent des liens en endossant des rôles sociaux (conjoint, parent, fils, fille) ; et ils créent et maintiennent une culture commune (BURGESS et LOCKE 1945 : 7-8). Pour les penseurs de l’intégration, plusieurs traits s’ajoutent à ces caractéristiques, qui peuvent être envisagés comme des éléments importants de ce « principe organisateur » des familles et qui font que tant la famille en tant qu’institution que les groupements familiaux se maintiennent à travers les changements sociaux. Ces traits comprennent l’affection partagée, l’interdépendance affective, la satisfaction réciproque des besoins personnels, la valorisation mutuelle et celle de la famille, les démonstrations d’affection et l’unité face aux attaques extérieures (BURGESS et LOCKE 1945 : 335-337). Ceux parmi les penseurs de la relation qui sont proches des penseurs de l’intégration abondent dans le même sens (DE SINGLY 1996, 2010 ; KAUFMANN 2010a, 2010b). Or, plusieurs autres auteurs se sont demandé au cours des dernières décennies si ce type de famille fondé dans l’affection et l’intégration existait encore, et s’il existait encore en apparence, s’il ne s’agissait pas d’une façade camouflant des relations contractuelles, marchandes ou exploitantes intéressées (BECKER 1991 [1981] ; DELPHY 2009a, 2009b ; TABET

2004). Pour les sociologues de la crise (LASCH 2012 [1977] ; DAGENAIS 2000) et pour Illouz (2012), par exemple, le havre familial ancré dans la communauté solidaire de jadis n’existe plus : désormais, aucun territoire, pas même le noyau familial, n’échappe à l’emprise du marché. Pour plusieurs théoriciens du modèle relationnel, c’est clair : l’hédonisme amoureux consumériste tient désormais le haut du pavé dans les relations conjugales et familiales. En résumant et en ordonnant les propos tenus par les répondants, ce chapitre offre une première réponse à ces conceptions. Il montre que si plusieurs éléments intégratifs continuent bel et bien de fonder les couples familiaux et que l’intégration est bel et bien un principe important, c’est le don, encore plus que l’intégration, qui organise les familles des participants à notre enquête109. Il montre également que le calcul, la domination, la mésentente, l’anomie, la séparation et la poursuite du plaisir momentané tous azimuts revêtent un caractère moins central chez les membres de couples familiaux rencontrés, à ce moment de leur vie, que ce que les penseurs de l’aliénation, de la crise et de la relation ont pu penser pour le monde contemporain en général. Ce chapitre, de fait, poursuit quatre buts. Le premier est de familiariser le lecteur avec le terrain d’enquête en offrant une présentation des membres de couples familiaux interrogés et de leur propos. Ces propos – c’est le second but – établissent clairement que les participants donnent constamment à et reçoivent tout aussi

109 Rappelons qu’il s’agit d’une enquête qualitative dont le but est de montrer des situations sociales (familiales, dans ce cas-ci) pouvant être connues et mieux comprises par l’analyse et par l’interprétation de témoignages dans leur contexte. Il va toutefois de soi que les démonstrations et analyses qui suivent ne sont pas immédiatement généralisables à l’ensemble de la population et des cas existants et possibles. Les couples interrogés ici sont des parents qui vivent ensemble avec des enfants qu’ils ont en commun depuis quelques années déjà. Il s’agit donc d’un contexte commun précis, qui en exclut plusieurs autres, notamment les couples de tout nouveaux parents, les couples de parents en recomposition familiale ou d’autres cas de figure où on ne parlerait possiblement pas du don de la même manière.

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régulièrement de leur conjoint et de leurs enfants. Ces dons sont aisément observables et les participants les désignent facilement, qu’il s’agisse d’objets tangibles ou d’attitudes, de temps, de présence ou de « don de soi », un terme important, qui englobe plusieurs aspects que ce chapitre développe. Ce foisonnement de dons observables, « à la surface des choses », constitue un indice important que le don est le principe organisateur des familles interrogées. Le troisième but de ce chapitre, de fait, est d’amorcer la démonstration, à partir des données de l’enquête, de la distinction conceptuelle importante évoquée précédemment : il y a le don « à la surface des choses », c’est-à-dire les dons effectués quotidiennement, régulièrement ou ponctuellement, qui sont autant des choses que des attitudes, du temps, de l’attention, etc., et dont les participants sont le plus souvent au moins un peu conscients qu’ils les effectuent et qu’il s’agit de dons. Et il y a le don comme principe organisateur, comme « fait familial total », comme le « quelque chose » dont parle Godelier, comme moteur sous-terrain qui permet que le don « à la surface des choses » existe, et vice versa. Le quatrième but de ce chapitre, finalement, est la mise à l’épreuve des constats de la recherche menée par Godbout et Charbonneau dans les années 1990, dont le plus important est le fait que la famille est le lieu par excellence du don. Les autres constats incluent :

• Dans ces familles, le don se vit de manière « naturelle » « en dépit de » ou « sous » l’échange marchand.

• Pour les membres de ces familles, le don est une obligation inconditionnelle, qu’ils estiment bonne, juste et nécessaire par ailleurs.

• Les membres des familles répugnent à calculer ce qu’ils donnent et ce qu’ils reçoivent à l’aide d’un principe d’égalité stricte.

• La famille est un lieu de liens, non de contrat, d’exploitation, de consommation ou de calcul rationnel centré sur l’intérêt personnel.

• Le don doit être tacite, sans recherche d’équivalence, d’égalité stricte ou de calcul trop étroit.

• L’esprit du don dans les familles québécoises modernes diffère de celui qui préside au don dans les familles traditionnelles dans trois aspects principaux : la prise de distance vis-à-vis des rituels, le caractère libre du don et sa personnalisation110.

• Les membres des familles cherchent l’équilibre entre trop et trop peu de don111. Ces constats résistent-ils à l’épreuve du temps ? Plus de 20 ans se sont écoulés depuis que Godbout et Charbonneau ont mené leur recherche. Leurs constats s’appliquent-ils aux familles non élargies, c’est-à-dire aux familles « nucléaires » et plus précisément aux couples familiaux des années 2010 ? Ce qui motive le don au sein des familles élargies est-il la même chose que ce qui motive le don des couples avec enfants des années 2010 ? Rappelons que les membres des couples parentaux interrogés sont les descendants des couples mariés ou récemment divorcés de la même génération que ceux interrogés par Godbout et Charbonneau, qui avaient eux-mêmes grandi dans des familles plus encadrées par des communautés en grande partie patriarcales et/ou religieuses. Les divorces nombreux de la génération des parents des répondants ont été interprétés comme une source d’anomie familiale par les sociologues de la crise, et il semble que les répondants aient un sens souvent aigu – et parfois l’expérience personnelle – de la séparation et de ce qu’elle représente

110 Ce principe sera examiné au chapitre 7. 111 Ce principe sera examiné au chapitre 8.

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dans l’enfance ou la vie adulte. Ils entrent en couple en y étant sensibilisés, et avec moins d’assurance quant à leur rôle dans un couple familial, et ce, d’autant plus que la religion, la parenté et la communauté ont vu leur autorité décliner et remplacée par celle d’experts plutôt libéraux (LASCH 2012 [1977]). Est-il possible qu’en contexte individualiste, ces parents contemporains, qui continuent de désirer fonder des couples et des familles qui durent et qui ne soient pas en crise, cherchent un sens qui leur soit personnel, et non dicté par des injonctions de socialisation imposée de l’extérieure au sens de Parsons (PARSONS et BALES 2007 [1956]), dans leur vie de famille ? Que tout en reconduisant plusieurs traits adoucis de la famille moderne, ils vivent dans la conscience de ce que leur famille tient dans un accord d’intentions entre conjoints dont le prolongement dépend de l’engagement quotidien ? Et que cet engagement se traduise par des dons qui les éloignent du calcul et de l’enregistrement de chaque manquement qui ont rendu certaines alliances insupportables à l’époque de leurs parents ? Rappelons également que, contrairement à leurs parents et grands-parents, ces membres des couples familiaux d’aujourd’hui entrent en couple, décident de fonder une famille, puis se dévouent à leur conjoint et à leurs enfants en envisageant cette famille comme leur réalisation personnelle, et non plus, ainsi que l’envisageaient les modernes, comme la reproduction d’un modèle social en grande partie imposé. Ce qui est normal, aux yeux de ces parents d’aujourd’hui, n’est pas de reproduire le modèle familial sans trop y penser, mais bien de choisir ou non de s’engager dans le dévouement à l’autre et aux enfants. Cette nouveauté est importante. Il n’est pas étonnant que dans un contexte où on choisit désormais le plus souvent de fonder ou non un couple ou une famille, et que les pressions sociales en ce sens ont diminué, que ce choix implique une réflexion quant à l’engagement, aux valeurs, au sens et aux sentiments forts qu’il engage, et que cette réflexion aboutisse à des gestes concrets de don. Ces gestes de don, alors, sont ce qui fonde le maintien du couple familial, et non plus le mariage encadré socialement (bien que dans ces familles aussi, le don comme principe était agissant). Il faut donc lire les propos tenus par les participants comme résultant en partie du choc idéologique et des ajustements des significations qui ont suivi « la crise ». Ces propos reflètent une réalité nouvelle, tant économique que politique, laïque et culturelle, qui inclut notamment la nécessité du double revenu conjugal, des politiques familiales accrues, la diminution et la baisse d’influence des membres de la parenté, ainsi que la quête d’égalité entre les femmes et les hommes. Au même moment, ils reflètent également la volonté de s’inscrire dans une continuité biographique familiale par rapport aux parents et aux grands-parents. Ainsi, la volonté et l’effort de « construire » (le terme revient constamment dans le discours des participants) une famille qui ait un sens et des valeurs est à la fois un prolongement de la famille moderne et une rupture par rapport à elle. Mais rupture assumée n’est pas crise marquée par de troublantes incertitudes : ces participants se voient eux-mêmes comme des agents positifs de reproduction des meilleurs traits de ce qu’ils ont reçu en héritage sur le plan familial, et d’amélioration des autres, et s’efforcent d’agir en ce sens.

Ce chapitre présente donc les données recueillies, c’est-à-dire les fragments de témoignages les plus pertinents pour comprendre les expériences du don des participants à notre enquête dans leur famille. Pour Lévi-Strauss, qui abonde ici dans le sens de l’Essai sur le don, la réalité sociale, en effet, s’étudie

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[…] d'abord dans une histoire individuelle qui permette d' « observer le comportement d'êtres totaux, et non divisés en facultés » ; ensuite dans ce qu'on aimerait appeler […] une anthropologie, c'est-à-dire un système d'interprétation rendant simultanément compte des aspects physique, physiologique, psychique et sociologique de toutes les conduites. […] [C]ar la seule garantie que nous puissions avoir qu'un fait total corresponde à la réalité, au lieu d'être l'accumulation arbitraire de détails plus ou moins véridiques, est qu'il soit saisissable dans une expérience concrète. […] (LÉVI-STRAUSS 1968 : 22-23)

Rappelons que les participants ont surtout été interrogés au sujet de leur parcours de vie, de leur vie quotidienne et de leurs représentations de la vie conjugale et familiale. Les questions sur le don étaient ouvertes et placées en fin d’entrevue. Le but était de vérifier si ce qu’ils disent spontanément de leur vie conjugale et familiale révèle des comportements, des pensées et des attitudes de don, tant du don « à la surface des choses » que du don comme principe organisateur (au sens de Godbout et Charbonneau et parfois de Godelier). Leurs témoignages sont riches en considérations sur le don. Ces considérations concernent la nature et le procédé des dons, la relation des personnes interrogées au don conjugal et familial, la perception des personnes interrogées quant à la vie de couple et familiale et au don, ainsi que certains côtés obscurs du don. Elles jettent un éclairage différent de celui que posent plusieurs autres types de recherches, notamment la recherche sur les solidarités et la recherche féministe québécoise actuelle, sur la réalité, les pratiques et les sentiments des membres des couples familiaux du Québec des années 2010, ce qui constitue un apport précieux à la connaissance au sujet de ces familles. Ce chapitre montre que même si les couples familiaux d’aujourd’hui conservent plusieurs caractéristiques des familles conjugales, compagnonnage et nucléaire et que même si certains constats du modèle relationnel s’y appliquent, ils se lient d’abord et avant tout dans le don.

6.1.1 Au sujet des personnes et des couples interrogés

Les membres de couples familiaux interrogés avaient entre 27 et 49 ans, avaient au moins un enfant commun et faisaient vie commune depuis au moins cinq ans (et jusqu’à 25 ans dans un cas). Ils détenaient tous au moins un diplôme d’étude collégial professionnel ou universitaire. Ils disposaient de revenus situant leur famille dans la classe moyenne et habitaient dans l’agglomération urbaine de Québec. En tout, 20 personnes ont été interrogées, 10 femmes et 10 hommes. Dans la plupart des cas, un membre du couple a été interrogé. Dans certains cas, les deux ont été interrogés ensemble ou séparément. Aucune personne interrogée n’avait un ou des enfants d’une union précédente. Une seule personne, Jeanne, avait eu une relation importante (mariée) auparavant. Tous étaient en couple hétérosexuel formé de deux personnes. Une caractéristique importante de la majorité d’entre eux qui n’était pas prévue au départ est qu’ils se sont mis en couple jeunes, avant 25 ans112. Plusieurs d’entre eux se sont connus au cégep ou avant 20 ans (Sarah et son conjoint, Éric et sa conjointe, Emma, Geneviève, Sophie et son conjoint, Sandrine et Alexis, Flavie et Sébastien. Olivier et sa conjointe étaient à l’université, mais n’avaient que 20 ans au moment de leur rencontre.)

112 Ceci exclut le conjoint de Jeanne (27 ans), Christophe et sa conjointe (tous deux dans la trentaine), le conjoint de Geneviève (fin de la vingtaine), Julie et Kevin (27 et 26 ans), Daniel et sa conjointe (début trentaine) et le conjoint d’Alexandra (environ 30 ans).

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Tableau 1 : Caractéristiques des participants

Nom113 Âge

Âge du conjoint

Conjoint interrogé

Années en couple

Marié

N d’enfants

Âge des enfants

Occupation Occupation du conjoint

Stabilité du couple114

Partage des revenus115

Sarah 32 32 Non 14 Non 2 3, 1 Enseignement Syndicalisme + Vases communicants

Éric 39 38 Non 22 Oui 2 7,4 Enseignement Gouvernement

+ Comptes séparés

Emma 37 44 Non 20 Non 5 16, 13, 11, 5, 3

École à la maison

Construction + Finances conjointes

Geneviève

27 38 Non 8 Non 2 2,1 Éducation spécialisée

Informatique ++ Finances conjointes

Sophie 33 30 Non 13 Non 2 3,1 Marketing & communications

Informatique +/- Comptes séparés

Jeanne 28 33 Non 6 Non 2 4,1 Travail communautaire

Enseignement

+ Vases communicants

Justine 36 34 Oui, Mathieu

12 Oui 2 5,1 Médias et culture

Gouvernement

++ Finances conjointes

Sandrine 27 27 Oui, Alexis, ensemble

5 Non 2 3,1 Soins infirmiers

Soins infirmiers

++ Vases communicants

Alexis 27 27 Oui, Sandrine, ensemble

5 Non 2 3,1 Soins infirmiers

Soins infirmiers

++ Vases communicants

Olivier 42 42 Non 22 Oui 3 19, 14, 12

Ingénierie Enseignement

++ Finances conjointes

Mathieu 34 36 Oui, Justine

12 Oui 2 5,1 Gouvernement

Médias & culture

++ Finances conjointes

Christophe

40 37

Non 8 Non 0 Conjointe enceinte

Médias & Culture

Médias& culture

+ Comptes séparés

Flavie 38 39 Oui, Sébastien

21 Oui 3 13, 10, 8

Entreprenariat Entreprenariat

++ Finances conjointes

Charles 49 45 Non 25 Oui 3 17, 14, 10

Enseignement Gouvernement

++ Finances conjointes

113 Il s’agit évidemment de pseudonymes. 114 Il s’agit bien sûr d’une indication très générale, qui ne repose que sur l’appréciation subjective de la chercheure. 115 Pour Belleau (2012), deux grandes logiques président à la gestion de l’argent des couples québécois contemporains : la mise en commun des revenus (fusion des revenus, compte conjoint) et le partage des dépenses (comptes séparés, dépenses personnelles séparées soit au prorata, soit à égalité). Nous en établissons une troisième, à mi-chemin entre les deux, celle des « vases communicants ». Le terme « vases communicants » renvoie à la situation où les conjoints mettent de l’argent dans des comptes séparés et un compte commun. Lorsque l’un des conjoints n’est pas en mesure de remplir ses obligations quant au compte commun, l’autre conjoint complète la somme nécessaire. La situation est fluide, sans calcul ou recherche d’équité stricte. « S’il y a en a un des deux qui a pas la possibilité d’en mettre plus, l’autre compense, sans qu’on se dise bon ben tu me dois tant. C’est pas tant un problème. » (Sandra) Le maintien de comptes séparés périphériques est lié à des raisons pratiques (compte étudiant, dépôt de RÉER personnalisés, insistance des conseillers financiers, par exemple) ou à la volonté de conserver une indépendance symbolique. Cette volonté s’appuie sur des considérations féministes : l’indépendance financière est une valeur, voire une conviction, mais dans les faits, c’est le don qui fait que cette indépendance symbolique fonctionne, car il y a toujours des ajustements – les ajustements se font même parfois plus importants que le principe. Le terme « comptes séparés » renvoie à une situation de division plus stricte des finances. Des ajustements ponctuels sont possibles, mais évités le plus possible, et remboursés. Il y a calculs et recherche d’équité stricte. Le terme « finances conjointes » (« one-pot-strategy » HAMPLOVA et LE BOURDAIS 2009) renvoie à la situation où la totalité des revenus familiaux servent à la famille. Les conjoints ne préservent aucun avoir personnel, même si, pour des raisons pratiques analogues à celles des vases communicants, ils peuvent conserver des comptes personnels.

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Sébastien

39 38 Oui, Flavie

21 Oui 3 13, 10, 8

Entreprenariat Entreprenariat

++ Finances conjointes

Denis 41 n/d Non 17 Oui 3 13, 11, 7

Gestion municipale

Enseignement

++ Finances conjointes

Julie 39 38 Oui, Kevin, ensemble

13 Oui 2 3,1, enceinte

Gestion milieu scolaire

Gestion entreprise privée

++ Finances conjointes

Kevin 38 39 Oui, Julie, ensemble

13 Oui 2 3,1, conjointe enceinte

Gestion entreprise privée

Gestion milieu scolaire

++ Finances conjointes

Daniel 42 40 Non 13 Oui 4 9,7,4,1 Enseignement Gestion entreprise privée

+/- Comptes séparés

Alexandra

32 40 Non 10 Non 2 5,2 Santé et bien-être

Enseignement

++ Finances conjointes

En dépit des critères d’homogénéité déterminés par la lettre de recrutement (Annexe A), les participants présentent une belle variété interne, ce qui était souhaité. Ainsi, autant d’hommes (10) que de femmes (10) ont été interrogés. Le partage entre les conjoints mariés et en union de fait est presque égal aussi (11 et 9). Les âges varient de 27 à 49 ans. De plus, même si tous les participants appartiennent à la classe moyenne de la région de Québec, leurs parcours de vie comportent des similarités, mais également des différences. Christophe, par exemple, n’avait pas encore d’enfant au moment de la rencontre, mais sa conjointe devait accoucher incessamment. On peut supposer que son rapport aux sentiments forts116 et au don est quelque peu différent ou qu’il va subir des transformations substantielles incessamment. Emma, pour sa part, a cinq enfants à qui elle fait l’école à la maison, ce qui est une occupation atypique comportant des enjeux de couples et familiaux possiblement différents de ceux des autres couples interrogés et qui paraît indiquer une capacité forte d’Emma à faire les choses à sa manière, à l’encontre des normes sociales dominantes. Par ailleurs, quatre couples sont ensemble depuis plus de 20 ans, ce qui a certainement complexifié et consolidé leurs sentiments forts et le don qui circule entre eux. Justine, finalement, a été mariée une fois (sans avoir eu d’enfants avec son premier mari) avant d’être en couple avec Mathieu. Ici encore, ce qui a été vécu auparavant peut certainement influencer la manière de vivre l’engagement, les sentiments forts et le don. Par ailleurs, quatre participants ont des croyances religieuses assez importantes pour qu’ils en parlent, alors qu’aucune question n’était posée à ce sujet. Charles est un croyant qui ne fréquente pas l’église et qui ne se pose pas de questions théologiques. Il ressent simplement qu’un Dieu aimant et protecteur le soutient et que la prière est un moyen de se ressourcer et de trouver une réponse aux questions qui surgissent dans la vie familiale et conjugale. Il a reçu cette foi de sa grand-mère et s’efforce de la transmettre à ses enfants, mais de façon légère, ad hoc, dans des contextes particuliers. « Quand on a besoin d’aide, leur explique-t-il, on peut prendre un moment de recul et prier. » Julie et Kevin, qui sont en couple, ont un parcours religieux plus sérieux. Ils se sont rencontrés dans des séminaires axés sur la

116 Notamment la satisfaction conjugale, qui peut varier après la naissance du premier enfant (MARCIL-GRATTON, LE BOURDAIS et LAPIERRE-ADAMCYK 2002, KELLERHALS, WIDMER et LEVY 2004, LEMIEUX 2009, KAHNEMAN 2011, BOUCHARD 2017). Le don et l’engagement se complexifient possiblement suite à cet événement.

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foi et ont fréquenté plusieurs églises de dénomination protestante de la région de Québec, dans l’espoir d’en trouver une dont l’ouverture et l’engagement social plutôt de gauche leur conviendrait, mais ont finalement opté pour vivre une foi plus personnelle, centrée sur des valeurs de partage, d’acceptation et de reconnaissance de l’autre, qu’ils entretiennent à deux et qu’ils transmettent doucement à leurs enfants. Daniel, finalement, vient d’un milieu catholique assez conservateur par rapport à la norme actuelle québécoise. Il semble partagé entre un agnosticisme de bon aloi et l’envie de reconduire certains principes stricts qui ont présidé à son éducation. Sa femme semble venir d’un milieu similaire. Ils se sont mariés à l’église, leurs enfants fréquentent une école privée catholique et les principes moraux catholiques sont pris en considération lorsqu’ils prennent des décisions. L’échantillon idéal, pour cette enquête qualitative de petite envergure, devait comprendre un maximum de diversité dans un cadre de recrutement néanmoins précis et restreint. Nous faisions le pari que cette approche fournirait le plus d’éléments heuristiques possible sans que les données ne perdent de leur cohérence commune. Nous pensons que c’est bien ce qui s’est passé. Finalement, la grande majorité des couples interrogés semblaient « aller bien ». Précisons tout de même que des 20 personnes interrogées, deux exprimaient un degré de mécontentement un peu plus élevé que les autres et semblaient vivre certaines difficultés (Sophie et Daniel). Deux autres, ayant vécu des difficultés dans le passé, déclaraient les avoir surmontées (Sarah et Emma). Leurs témoignages jouent un rôle dans l’analyse, car ils permettent de contraster l’expérience très positive de la vie familiale des autres couples avec la leur, un peu plus mitigée. Ils permettent aussi de se faire une idée (certes partielle, furtive et peu approfondie dans cette thèse) de ce à quoi peuvent ressembler certaines formes plus négatives du don chez les couples interrogés.

6.1.2 Au sujet des témoignages

Les participants évoquent leur vie familiale avec chaleur. C’est une vie qu’ils ont souhaitée et dans laquelle ils engagent la part congrue de leur temps, de leurs aspirations et de leur énergie. Les dons qu’ils évoquent sont nombreux et divers. Ils vont du « petit don » (friandise achetée au dépanneur pour faire plaisir à l’autre, par exemple) jusqu’aux grands dons généraux d’attitudes essentielles qui permettent l’existence-même du couple et de la famille, ainsi que le maintien de son bien-être. C’est ce type de dons qui fait écrire à Godbout et Charbonneau que le don est le principe organisateur des familles (élargies), entendant par là que les interactions qu’ont les membres des familles entre eux sont régies par des intentions et des gestes de don, non par la dette, l’exploitation ou l’attente sévère et stricte d’un retour. Ces grands dons qui garantissent le bien-être familial et les gestes plus précis de don peuvent être rassemblés sous le terme de « meilleur de soi ». Il s’agit de grands dons d’attitudes : temps abondant et attentif, construction et épanouissement de valeurs communes, engagement, décentrement de soi, communication, présence, simplicité volontaire, travail sur soi et fidélité sexuelle et affective. Ces attitudes sont offertes vis-à-vis de tous les membres de la famille, mais un constat s’impose : dans l’optique où ce qui importe d’abord et avant tout est le bien-être familial, les participants donnent le meilleur d’eux-mêmes à leurs enfants, certes, mais d’abord et avant tout à leur conjoint117. Évidemment, en phase avec

117 S’ils parlent de « don de soi parental et plus particulièrement maternel », Godbout et Charbonneau, au contraire, n’envisagent pas le don entre les conjoints comme central et de fait, ne parlent pas du don de soi entre conjoints.

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les injonctions sociales actuelles, et ainsi que le relève Théry (1996), le bien-être, la santé et la sécurité des enfants revêt une très grande importance pour les personnes interrogées. Mais aux yeux des participants, dont les enfants, précisons-le, n’ont pas connu de difficultés majeures (maladies, accidents, etc.), c’est l’énergie et l’attention investies auprès de l’autre membre du couple qui est la plus importante pour que la famille soit bien118. Ce don du meilleur de soi au conjoint est le fait principal de ce chapitre. Les répondants expliquent longuement les formes qu’il prend, sa nécessité, sa valeur, les sacrifices, les compromis, le décentrement de soi, l’écoute, l’acceptation et l’engagement qu’il exige. Ces attitudes n’ont que peu à voir avec l’appât du gain, l’envie de domination, l’accès à une sexualité conjugale plus ou moins obligée, le calcul, l’impression d’être pris dans un couple qui ne répond pas aux besoins émancipatoires personnels, le manque de sens ou l’anomie qu’ont décelés les différents penseurs de la première section. Les témoignages, au contraire, confirment le grand principe mis au jour par Godbout et Charbonneau : la famille est un lieu de liens, non de contrat, d’exploitation, de consommation ou de calcul rationnel centré sur l’intérêt personnel. De plus, contrairement à ce que croient constater les théoriciens du modèle relationnel, qui analysent ce qui se passe entre les conjoints en termes de « relation », phénomène situé dans l’espace et le temps et motivé par des envies et des désirs personnels, éphémères et peu sûrs, les répondants mettent l’accent sur le « lien », montrant que ce qui se passe entre les conjoints résulte d’un travail constant sur les rapports qui existent entre eux. Notons qu’informées dès avant la rencontre du thème général de l’enquête (il s’agit d’une exigence du CÉRUL, le comité d’éthique de la recherche de l’Université Laval), les personnes interrogées utilisent abondamment le terme de « don », sans nécessairement s’interroger sur son acception, qui peut varier à l’intérieur d’un même témoignage. Elles abordent spontanément plusieurs applications (services rendus, efforts, présence, attention à l’autre, partage des tâches ménagères, conciliation famille-travail, mise en commun ou non des revenus, etc.), caractéristiques (gratuité, spontanéité, réciprocité, danger d’abus de pouvoir, etc.) et dimensions (dette, don de soi, joie, sacrifice, obligation etc.) du don tels qu’elles en perçoivent la signification et le vivent au quotidien, pêle-mêle, passant souvent d’un thème à l’autre dans une même réponse. Il est frappant de constater que si la grande majorité des répondants n’ont jamais réfléchi au don dans leur couple auparavant, plusieurs expriment à la fin de l’entrevue qu’il s’agit d’ « un sujet en or », qu’ils ont beaucoup apprécié d’y réfléchir en compagnie de la chercheure et qu’ils vont continuer de le faire. Leur visage s’éclaire alors et on sent que le concept de don jette un éclairage nouveau et stimulant sur leur quotidien :

-Par rapport au don : très bonne idée. Parce que ça nous fait tout repenser à notre schème de fonctionnement. Comment on voit notre vie. Qu’est-ce qui est un don puis qu’est-ce qui en n’est pas. « Ça, on définirait pas ça comme un don. Puis ça, oui. » -Puis en terminant est-ce que tu dirais que le don joue un rôle dans ta vie ?

-Ben je pense qu’il est partout. C’est le fun, han ? Je vais me regarder différemment. (rires) (Justine)

118 On peut toutefois penser que la maladie ou les difficultés importantes vécues par les enfants puissent faire en sorte qu’aux yeux des mêmes participants, il devienne prioritaire, à certains moment, de donner aux enfants plutôt qu’au conjoint, et ce, autant, encore une fois pour le bien de l’enfant à qui on donne, que pour l’ensemble de la famille.

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Même si les participants n’y ont pas réfléchi auparavant, le don figure au cœur de leur vie de couple et familiale. Si certains répondants paraissent donner beaucoup, tous disent qu’ils se font une règle de répondre d’abord à leurs propres besoins avant de donner aux autres membres de leur famille. Nous verrons qu’il s’agit d’un fait important qui contribue à expliquer que le don circule parce qu’il y a des choses qu’on ne donne pas. Tous les répondants partagent une conception du couple et de la famille qui s’interprète aisément par le don, ainsi que le résumé des témoignages et l’analyse qui suivent le démontrent. Il importe finalement de garder à l’esprit, en parcourant ce qui suit, que le don dont il est question dans ces témoignages est surtout celui qui est « à la surface des choses », qui se traduit en gestes, en attentions, en pensées et en mises en acte de valeurs et de souhaits concrets, ainsi que celui qui est un principe organisateur au sens de Godbout et Charbonneau, c’est-à-dire que les participants s’entendent pour déclarer que ce qui se passe dans leur famille relève du don de soi plutôt que de l’échange marchand. Mais le don qui ressort des témoignages n’est pas en soi le don comme principe profond qui sous-tend tout ce qui se passe, se pense et se vit dans la vie familiale et auquel les participants, bien qu’ils en pressentent peut-être parfois l’existence, ne font que peu allusion et ne réfléchissent probablement pas – pas en termes de don, en tout cas.

6.2 Ce qu’on se donne

Cette section a pour but principal de dresser un bref portrait – une nomenclature quasiment exhaustive, établie et classée par la chercheure selon ses éléments les plus importants – de ce qui se donne de plus significatif dans les couples conjugaux des participants. Dès la section 6.3, l’analyse se fait plus poussée. Elle se déploie entièrement aux chapitres 7 et 8.

6.2.1 Le meilleur de soi Ce qu’on donne, dans le cadre de la famille, n’est surtout pas principalement des objets :

[C]omme le soulignait Mauss, le domaine du « donable » déborde largement le matériel et nous dirons qu’il est constitué de tout ce dont le partage est possible, fait sens, et peut créer chez l’autre des obligations, une dette. Bien entendu, que l’ « objet » donné soit ceci ou cela n’est jamais indifférent, insignifiant. Sa nature témoigne immédiatement et des intentions de ceux qui le donnent et du contexte dans lequel ils le donnent […]. (GODELIER 1996 : 141. Godelier souligne.)

Bien que cette recherche ne s’intéresse pas aux rouages précis du don en premier lieu (qui donne quoi à qui, à quel moment et de quelle façon ?), il est tout de même important de dresser un portrait de ce qui circule sous forme de don chez les couples avec enfants, puisque ce qui se donne concrètement alimente le don comme principe sous-jacent, et vice versa. Il est d’abord flagrant que les membres des couples disent qu’ils se donnent constamment des choses, mais surtout de l’attention, du respect, de l’amitié, de la confiance, de l’encouragement, de la sécurité affective, de l’aide, du soutien à travers les périodes difficiles, de l’acceptation et du souci de ce que vit et est l’autre et bien d’autres attitudes impalpables et difficilement quantifiables qu’on pourrait qualifier de « meilleur de soi » et qui répond aux attitudes déjà relevées par les sociologues de l’intégration et par certains sociologues de la relation :

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La vie conjugale repose sur quoi ? Ayoye. C’est tellement vaste. C’est énormément, énormément d’amour. De retenue, je trouve. Ça prend énormément de retenue. Puis de distance par rapport à nos émotions quotidiennes pour pouvoir tenir la route. Continuer. […] Ça me demande d’être là, tout le temps, complète. Puis de leur donner tout ce que je suis. (Emma)

La communication. Le compromis. L’humilité. Puis ça, je le lis aussi, puis c’est vrai : la gentillesse. Puis l’humour. Ça, ça aide aussi. (Kevin) C’est sûr que c’est beaucoup de réajustements. Y a des journées, je file de bonne humeur, puis ma blonde file pas de bonne humeur, puis là finalement t’es pas de bonne humeur à cause d’elle. […] Mais en même temps, ça nous fait devenir meilleur. Ça nous fait devenir plus ouvert à l’autre. Plus ouvert aux autres. Mais ça aussi, ça demande de la patience. Ça aussi, ça confronte. (Éric) Ça exige qu’on se fasse confiance. Ça exige qu’on fasse attention à nous, un respect à 100 milles à l’heure. C’est sûr que parfois faut faire des compromis. Ça exige qu’on prenne du recul parfois aussi. Puis qu’on se demande si on prend assez de temps ensemble. […] Donc je pense que ça exige beaucoup d’honnêteté. De générosité. D’amour. De vrai. (Flavie)

-C’est quoi pour toi, la vie de couple ? Qu’est-ce que ça demande ? -Ben, du don de soi. (rires) -C’est la réponse parfaite. (rires) (Alexandra)

6.2.2 Un temps abondant et attentif Ces attitudes rappellent la première règle d’or dégagée par Kaufmann : afin d’équilibrer la satisfaction dans les échanges conjugaux, les membres des couples se témoignent de la confiance, de l’admiration, du soutien et de la reconnaissance. Chaque conjoint est pour l’autre le « premier supporter », le « fan inconditionnel » qui entretient l’estime de soi (CHAREST et KAUFMANN 2012 : 81). Il s’agit d’un véritable « pacte de reconnaissance privilégiée » (KAUFMANN 2010b : 144). Or, ces attitudes demandent de l’attention et de la disponibilité. « Vu que j’ai beaucoup de temps, explique Alexandra, qui travaille à temps partiel tout en s’occupant beaucoup des enfants et de la maisonnée, moi je pense que ça me permet de m’en rendre compte rapidement quand y a quelque chose qui va pas. » De fait, ce que les répondants disent donner avec le plus d’emphase est le temps :

C’est sûr que le don, au niveau de la famille, je le sens en termes de temps, beaucoup. D’efforts et de temps. Notre quantité de temps libre, à [ma conjointe] et moi, a diminué drastiquement depuis qu’on est parents. (Mathieu)

-Le don, pour moi, c’est une forme de place. -Faite à l’enfant ? -Oui. […] D’abord dans mes émotions, c’est la première place que je lui ai donnée. Évidemment dans mon corps après ça ! Mais après : dans le temps. Parce que le temps, c’est l’affaire la plus précieuse quand t’es parent. Le temps, aujourd’hui, on court après […]. Fait que je pense que l’enfant, ce don-là, c’est le temps que je lui donne. Puis j’en ai fait beaucoup, beaucoup, de dons de temps (Justine. Elle souligne.)

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C’est un don de partager le temps, peu importe comment tu mesures le temps. Le don, c’est le don d’entretenir la maison le samedi matin, le don de partager les revenus et c’est juste dans le flux de vie. (Olivier) Rendre service, c’est du don à l’état pur. Y a rien de plus précieux que le temps qu’on a, de toute façon. (Emma)

L’idéal, pour les répondants, est que ce temps donné soit un « temps de qualité » dans la mesure du possible (ça ne l’est pas toujours), un temps attentif et généreux qui permet par exemple « de donner [aux enfants] la possibilité d’aller à leur rythme. Pas de leur imposer le nôtre. » (Sandrine. Elle souligne.) Dans le contexte actuel, cela exige de mettre certaines pressions sociales de côté (travail et réseaux sociaux notamment) afin de se mettre le plus souvent possible au service de la famille :

Quand je suis avec mes enfants, j’essaie d’être complètement présente. Parce que c’est facile de checker mon cellulaire en même temps que les enfants écoutent la télé ou qu’ils jouent, ils font un casse-tête, ils sont tranquilles, ils s’amusent bien ensemble. Mon chum, des fois, il le fait, et je dis : « Lâche ton cellulaire. » Ça m’énerve, ça m’insulte. Puis lui, il est comme « Mais regarde, ils jouent, là! » Oui, mais justement : va t’assoir à côté d’eux autres ! Soyons là ! On les a vus une heure ce matin, on les voit deux heures le soir donc trois heures. […] Lâche ton cell ! Fait que pour moi, ça, c’est un don de soi, de dire je suis prête à ne pas checker Facebook. (Sarah)

Pour y arriver, les participants signalent devoir demeurer vigilants quant à l’emploi de leur temps. Ils rapportent tous qu’étant donné les pressions exercées par un mode de vie frénétique, largement imposé par la société selon eux, ralentir et prendre le temps d’interagir avec son conjoint ou ses enfants demandent d’effectuer un choix conscient. Sarah, qui est enseignante, raconte qu’elle s’est donné une règle : elle ne corrige jamais le soir. « C’est un sacrifice que je fais, mais pour les enfants », explique-t-elle. Prendre du temps pour être avec l’autre, par ailleurs, demande parfois d’empiéter sur son temps ou ses projets personnels :

[Mon conjoint], il aime beaucoup avoir des moments familiaux, c’est important pour lui qu’on soupe ensemble. Donc la fin de semaine, je me booke très rarement des choses, où je verrai pas les enfants. Je garde toujours mes fins de semaine. Si j’ai une sortie de prévue, ça va être avec les enfants puis mon chum. (Jeanne)

Quand elle travaille, moi, je surveille les enfants, fait que je fais un peu le bouclier, là. Elle peut essayer de se concentrer sur ses choses un peu pendant ce temps-là. (Mathieu)

[Souvent, le soir, je me dis :] « Je peux pas aller jogger maintenant parce qu’il faut que je couche les enfants ». Puis pour mon chum, faire les bains tout seul, c’est chien, c’est le bordel, fait que pourquoi je l’aiderais pas ? (Alexandra)

De fait, afin de parvenir à donner le plus de temps possible, ou encore pour alléger la tâche du conjoint pour qu’il ou elle passe le plus de temps possible auprès de la famille, une proportion importante des couples où évoluent les personnes interrogées comporte au moins un membre qui a choisi de travailler moins, de faire aménager son horaire de travail, de prendre de longs congés parentaux ou d’être à la maison pendant quelques années :

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Depuis mon garçon, j’ai fait quelques contrats à la maison, mais j’ai beaucoup diminué mes heures. J’ai mis un peu ma carrière de côté. (Sophie) Quand on pensait avoir un enfant, [mon conjoint] m’a dit – parce que j’étais mal à l’aise avec le fait de prendre un an de congé, [il] a dit : « Ben si ça te stresse tant que ça, moi je vais le prendre, ça me dérange pas du tout ! » […] [Mon conjoint] a réduit son temps de travail pour avoir du temps avec l’enfant. Puis après, il est passé à quatre jours semaine seulement. (Justine)

Pour lui, c’était primordial de prendre ce temps-là [des semaines de congé parental], puis il disait : « C’est une nouvelle vie qui va commencer. Je pense qu’on a besoin de temps. » Pour nous. Puis d’assimiler ce nouveau rôle-là. Fait qu’il avait dans l’idée de prendre cinq semaines, puis il s’en est rajouté avec son patron. (Geneviève)119

Le don « premier », selon les participants, est donc le temps, parce qu’il permet d’entrer en relation avec l’autre (le conjoint) ou les autres (les enfants), d’évoluer avec eux, de les comprendre, de modifier ses attentes au fur et à mesure que les relations progressent, ce qui, du coup, facilite le don des attitudes qu’on souhaite le plus donner et qui résonnent avec les attitudes dégagées par Burgess, Locke, de Singly et Kaufmann notamment : attention, respect, amitié, confiance, encouragement, sécurité affective, aide, soutien à travers les périodes difficiles, acceptation et souci de ce que vit et est l’autre. Le fait que le don de temps soit considéré comme très important par les répondants implique souvent d’être présent auprès des autres membres de la famille. Il n’est pas question de remplacer le temps passé ensemble par un temps plus court, mais de meilleure qualité, ni de compenser l’absence par des cadeaux. C’est que pour les participants, l’importance accordée à la présence s’inscrit dans une organisation de la vie contemporaine où être ensemble ne va plus de soi. Il faut être ensemble, physiquement ou mentalement, présents l’un pour l’autre, le plus souvent possible, pour nourrir la relation et lui assurer sa stabilité, affirment-ils. Cette quantité de présence s’applique autant à la relation avec le conjoint qu’à la relation avec les enfants :

Le dimanche on fait des sorties, mais c’est ensemble. Toute la famille. (Daniel) On voulait offrir aux enfants la chance de revenir dîner à la maison, de pouvoir finir les journées plus tôt, d’avoir un parent qui est là, toujours, pour eux autres. (Sébastien) [Mon deuxième fils] est plus autonome, mais des fois je sens qu’il y a comme une petite envie de présence. C’est pas parce que tu réussis très bien toutes tes choses que des fois, t’aurais pas envie de faire une partie de ton travail ou de tes leçons avec un parent, là! Qui fait juste vérifier ou être là. (Flavie) Elle est contente, [notre fille], quand on l’assoit sur le comptoir avec nous autres. Elle est bien contente de regarder ce qu’on fait ! (Sandrine)

De passer du temps avec mes enfants. Tsé, de travailler, puis de m’arrêter de travailler pour aller voir c’est quoi ce dessin-là qu’il a fait, qu’il veut absolument me montrer. C’est important. (Justine)

119 Plusieurs recherches, notamment d’inspiration féministes (mais pas uniquement), montrent que le fait de rogner sur ses aspirations professionnelles au profit du temps passé à prendre soin des membres de la famille tend à être plutôt le fait des mères que des pères. Voir notamment BARRÈRE-MAURISSON 1992 ; DESCARRIES et CORBEIL 1995 ; JENSON et SINEAU 2003 ; RAPOPORT et LE BOURDAIS 2006 ; BOULET et LE BOURDAIS 2017, ainsi que MORIN, FORTIER et DESCHENAUX 2019. Chez les participants, le nombre de femmes et d’hommes qui prennent des congés parentaux ou qui s’efforcent de passer le maximum de temps avec leur famille semble plutôt paritaire. Par contre, l’idée de « rogner ses aspirations professionnelles » est assez peu présente. Les participants disent qu’ils prennent plaisir à être auprès de leur famille et n’expriment pas de regret à l’idée d’avancer moins rapidement dans leur carrière. Par contre, ils aiment tous leur travail et souhaitent tous continuer de s’y consacrer. Même Sophie, qui s’est éloignée du travail pendant quatre ans, et qui souhaite maintenant reprendre le boulot, exprime qu’elle ne regrette pas le temps passé auprès de ses enfants.

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Qu’il s’agisse de l’aménagement de temps familiaux qui met de côté le travail ou d’une disposition à être attentif aux besoins de présence du conjoint ou des enfants aux moments où ils s’expriment, cette envie et ces efforts de temps et de présence sont le fait tant des hommes que des femmes. Chez Jeanne, par exemple, c’est plutôt le conjoint qui s’occupe de créer une atmosphère familiale agréable, qui chouchoute, qui apporte un verre de vin lorsque Jeanne est penchée sur les activités qu’elle organise après le coucher des enfants ; et c’est Jeanne qui, prise par toutes sortes d’occupation, fait l’effort conscient de réserver ses fins de semaine à sa famille. Chez Alexandra, c’est elle qui passe le plus de temps auprès des enfants durant le jour, pendant que son conjoint travaille à temps plein à l’extérieur. Par contre, sitôt qu’il est à la maison, c’est-à-dire le soir et les fins de semaine, la quasi-totalité de son temps et de son attention va à sa famille, à sa conjointe et à ses enfants.

6.2.3 Simplicité volontaire

Ce don de temps, qui s’effectue parfois aux détriments d’ambitions personnelles ou de revenu, revient à choisir un mode de vie qu’on souhaite plus agréable pour tout le monde. Les répondants en parlent en termes de don au bénéfice du collectif :

On essaie qu’économiquement on puisse se permettre de travailler moins pour avoir du temps en famille, mais pas être pris à la gorge non plus. (Alexis)

C’est d’avoir la possibilité de se donner du temps en couple, mais aussi de donner du temps aux enfants. Du temps de qualité, plus que du temps qui est très, très, très pressé le matin et le soir. Donc oui, on a décidé qu’on aurait moins d’argent dans nos poches, mais plus de temps en famille. (Sandrine. Elle souligne.)

Or, pour Becker (1991 [1981]), la famille est d’abord et avant tout un moyen qu’utilisent des individus calculateurs et intéressés pour parvenir à leurs fins : s’enrichir, atteindre un plus grand confort matériel (et, éventuellement, enrichir et mieux pourvoir financièrement leurs « propres » enfants). Ce n’est pas ce dont témoignent les participants. Loin du véhicule à s’enrichir, les répondants parlent du couple familial comme du lieu d’un certain renoncement financier :

C’est sûr que ça diminue la capacité de consommation. Mais même d’avoir une famille, de toute façon, c’est ça, là ! En partant, tu fais des crois sur plein d’affaires ! (Sébastien. Nous soulignons.) -Vous vous êtes jamais demandé s’il y avait des avantages ou des inconvénients à vivre en couple ? -On savait qu’on n’aurait pas beaucoup d’argent. (Flavie. Nous soulignons.)

Avoir une famille, c’est du bénévolat. Ça nous paye pas ! Ça nous coûte. On doit les nourrir, ces enfants-là ! On doit les habiller ! Nous, on doit être à la maison puis pas travailler pendant ce temps-là. Fait qu’automatiquement, les enfants, financièrement, c’est des dépenses. C’est pas payant être à la maison. (Alexis. Nous soulignons d’abord, lui ensuite.)

Il faut donc accepter une certaine consumodération, une simplicité volontaire. L’importance accordée à l’acceptation d’une réduction des revenus au profit du temps passé ensemble et du bien-être de chacun est unanime et nous paraît donc

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cruciale. Or, elle peut paraître étonnante. Aucun participant n’affirme l’importance de gagner des revenus importants afin de mieux donner, c’est-à-dire d’assurer un confort matériel supérieur à ses enfants, une éducation particulièrement stimulante (cours de toutes sortes, par exemple), de faire des voyages et des activités coûteuses en famille, d’engager des aides familiales (personne de ménage, repas au restaurant, par exemple) susceptibles de décharger l’autre ou de tout simplement gâter les autres. Afin de bien montrer l’importance de l’acceptation de la simplicité volontaire chez les couples interrogés, nous augmentons, dans les paragraphes qui suivent, le nombre de citations à l’appui :

On n’a pas d’auto, on n’a pas de maison à payer, nos [propriétaires] nous chargent pas très cher de loyer… C’était même pas un choix. C’était une évidence pour nous. Ce que ça coûte en frais puis en congé de maladie [de travailler pour payer tout ça], puis courir, puis aller trop vite puis perdre les premières années de vie de nos enfants, le CPE, ça a augmenté beaucoup. (Alexandra) J’essaie d’aller chercher, économiquement, les choses qui sont plus abordables pour notre famille. Le linge des enfants, c’est du linge usagé. Mon linge de maternité aussi. Kijiji, sérieusement, c’est mon centre d’achat. On achète énormément là-dessus. Beaucoup de meubles, beaucoup de choses seconde main. Du couponing aussi. (Sandrine)

Ce renoncement financier concerne aussi le contrôle absolu sur ses revenus individuels : « Tu décides pas de tout ce que tu vas faire avec ton argent. En même temps, j’en aurais peut-être moins eu s’il y avait pas eu une décision d’être sérieux. » (Éric) Car le bien de la famille comme entité, ainsi que celui de chacun des membres, a la priorité. Personne ne doit perdre sa santé physique ou mentale dans la poursuite effrénée d’un enrichissement qui serait une perte, au final. Cette façon de concevoir les choses, en plus de faire du bien-être le but primordial, demande d’accepter les limites de chaque conjoint et ses capacités et ses désirs de travailler contre rémunération à temps plein ou non, étant donné que la famille, le couple et les enfants demandent beaucoup d’énergie et d’attention :

Comme couple, on a toujours été mindés pour – et toujours on l’a fait : on vit sur un salaire. Donc on a toujours la possibilité, un de nous deux, de quitter [notre emploi]. Puis ça, c’est quelque chose qu’on voulait. Ça fait en sorte qu’elle peut vraiment se poser cette question-là. C’est pas optionnel, c’est pas obligatoire qu’elle va au bureau. (Kevin) Jamais j’ai senti une pression [de sa part] pour prendre une décision qui irait contre moi puis qui assurerait un revenu. À aucun moment, j’ai senti ça. Fait que je l’apprécie. C’était un soutien total. Je le sais, que je suis chanceux. (Denis)

Mon conjoint a dit : « Est-ce que tu veux retourner aux études ? » C’est lui qui me l’a offert. J’ai dit : « Ben, écoute, c’est encore une fois une implication financière, là ! Je rapporterai pas d’argent. » Il a dit : « Regarde. Tu veux retourner aux études ? Tu veux avoir un diplôme ? Vas-y. Je vais t’appuyer là-dedans. » S’il était obligé de travailler en temps supplémentaire, ça non, par exemple. Je voudrais pas qu’il se ramasse le ventre à terre. (Geneviève) Moi, [mon conjoint] m’a souvent offert de quitter ma job [quand ça n’allait pas]. Et ça l’a souvent mis dans une position où y a comme pas le choix. Puis c’est quelque chose que je trouverais tough de penser qu’il est pas heureux. Je vais souvent lui demander. Parce que j’ai l’impression que je porte une partie de ça. Il est stable, il fait ses affaires, mais « t’aimes-tu vraiment ça, mon amour » ? J’aurais pas envie de penser qu’à cause de moi, il a fait des choix pour qu’on soit stables. (Julie) Si elle voulait pas que les enfants aillent à la garderie, si elle voulait rester à la maison, fallait que moi je sois d’accord de travailler. Et moi j’étais d’accord. Et finalement, j’ai trouvé un autre boulot. Dans le but

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seulement d’amener un autre salaire qu’elle n’avait pas. Et ça fait 20 ans que je fais ça. Les deux. (Charles) Il y avait pas une idée de « on va tout avoir ça ». Tu vois, là, on a une maison. C’est une maison raisonnable. C’est pas une grosse maison. C’est pas une grosse cabane. Notre sous-sol est à faire… on se donne 10 ans. Mais ce tranquillement pas vite-là a fait en sorte que tu te bâtis une histoire de couple. Avant d’essayer d’en avoir une, t’en as une pour de vrai. (Éric)

On n’est pas des gens qui consomment en malades. On est tout le temps bien arrivés. On s’est jamais privés de rien. On a tout le temps eu des vacances où on voulait. (Denis) Nous, on a choisi d’acheter un triplex avec ma belle-mère. Pour que ça nous coûte pas une fortune d’habiter dans le secteur où on est. Même ça, c’est un choix qu’on a fait pour la famille, pour le couple. Pour que ce soit pas lourd à porter. (Sébastien)

Mon chum a dit : « On va y arriver. On va replanifier, on va réévaluer nos besoins, on va changer, peut-être, certaines choses. » Consommer moins, tout ça. Puis il a dit : « On va y arriver, là, c’est pas grave! » (Geneviève)

On n’est pas si exigeant dans les trucs qui pourraient valoir beaucoup plus d’argent. On réussit à être très, très, très satisfaits de ce qu’on a. (Flavie)

Il faut également reconnaître les sacrifices qui doivent parfois être consentis par l’autre pour parvenir à un certain équilibre dans la conciliation famille-travail :

Il a trouvé ça dur, retourner au travail. Il voulait lâcher [son emploi], il pensait à d’autres projets. […] Il trouvait ça dur de partir puis de pas voir les enfants de la journée - trois heures par jour finalement ! Fait que là, ça a été plus difficile, mais il s’est dit : « J’ai quand même une belle job puis c’est ça qui permet qu’on vit bien. » (Alexandra)

Ça exige que lui, l’emploi stable, il le fasse un petit peu plus longtemps. Parce que moi, j’ai pas fini mon doctorat. C’est pas moi qui peut fournir la stabilité pour l’instant. Ça, je pense que c’est le gros don qu’il fait. Pour lui, ben, il sacrifie des projets. (Justine)

Pour moi, c’était plus important qu’il soit mieux, qu’il soit plus là, que le montant qu’il allait nous apporter. (Justine)

Même si, en conformité avec les constats de plusieurs recherches citées plus haut, ce sont plus souvent les hommes que les femmes, chez les couples interrogés, qui passent plus de temps au travail, les répondants en parlent plutôt comme d’une façon de donner (du confort matériel, de la sécurité, etc.) complémentaire à celle de leur conjointe, que comme un avantage. Les hommes, dans les couples interrogés, font parfois ce qu’ils estiment, dans une certaine mesure, être un sacrifice, en travaillant à temps plein afin de gagner un revenu raisonnable pour l’ensemble de la famille. Mathieu est particulièrement éprouvé par cette situation et souhaite fortement demeurer à la maison sitôt que ce sera de nouveau possible. La majorité des femmes interrogées travaillent en grande partie à partir de la maison, ce qui leur permet de passer plus de temps auprès de leurs enfants, mais elles travaillent bel et bien aussi. Certaines (Sarah, Geneviève, Sandrine, Flavie, Julie, ainsi que les conjointes d’Éric, Charles et Daniel) travaillent à temps plein à l’extérieur de la maison. Ce qui paraît le plus flagrant n’est donc pas le fait que ce soit les femmes ou les hommes qui travaillent moins, mais le fait même de travailler moins, sans diminuer trop drastiquement les revenus familiaux toutefois, car la norme – de consommation et

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d’accomplissement, notamment - continue de jouer : les conjoints désirent continuer d’être en mesure de donner ce qu’ils estiment être essentiels, tant en temps qu’en confort matériel et ils s’efforcent d’atteindre un équilibre en ce sens, équilibre qui rappelle, une fois de plus, le mot de Mauss, pour qui le don se situe à quelque part entre l’attitude du prêteur sur gage et celle du Saint.

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6.2.4 Engagement, décentrement de soi, communication, travail sur soi

Pour bien vivre en couple parental, estiment les répondants, il faut que la vie créée ensemble résulte d’une volonté et d’une capacité d’engagement fondées dans une certaine maturité affective et dans la confiance croissante en soi. Ce mode de vie, en effet, demande d’abord et avant tout un décentrement de soi qui, aux yeux des répondants, est à la base du don :

C’est l’engagement : pourquoi on décide de faire un bout de chemin ensemble ? Est-ce que c’est juste parce qu’on n’a pas le choix parce que tout le monde le fait ? Ou parce que vraiment, on pense dès le départ : « Je vais être là pour te soutenir quand tu vas avoir besoin et vice versa et ça va être juste mieux pour les deux tout le long de notre vie. » (Sébastien) -C’est quelque chose de personnel, mais je pense qu’il y a 10 ans, j’aurais pas été dans les mêmes dispositions. À ce don-là. De moi. -Ça vient avec la maturité ? -Oui. Avec une certaine expérience. Puis il faut être capable de découvrir ce qu’on a à donner aussi. (Christophe)

Notons au passage que la façon dont s’expriment les participants au sujet de l’engagement contraste avec la vision qu’en a Illouz, plus marchandisée et intéressée : « L’engagement est une réponse à une structure d’opportunités qui, à son tour, affecte le processus d’attachement, c’est-à-dire sa rapidité, son intensité et la capacité à se projeter dans le futur. » (ILLOUZ

2006 : 124) En fait, peu importe le nombre d’années de vie de couples que comptent les répondants, l’engagement est ici vécu comme une transformation morale qui coïncide avec l’accès à une certaine maturité et avec la prise de conscience de ce que cela signifie, en termes de responsabilité et de don de soi, de former une alliance qui mène à la fondation d’une famille. Cet engagement est vécu comme un passage d’un état à un autre (avant, on est plus égocentrique ; après, on pense à son conjoint et, éventuellement aux enfants, au moins autant qu’on pense à soi) qui est une évolution « naturelle ». En cela, les couples interrogés reconduisent une façon de penser plutôt traditionnelle : à un certain moment du parcours de vie tant personnel que de couple, un processus d’évolution appelle une installation plus sérieuse dans un projet familial. Au moment où ils sont interrogés, les participants ont donc dépassé – s’ils l’ont déjà expérimentée, ce qui est le fait d’une minorité parmi eux120 – la phase de butinage amoureux et sexuel qui a pu donner lieu à plus de calcul ou au fait de « profiter de l’abondance » propre au marché amoureux et sexuel contemporain. La vie familiale, par ailleurs, demande de faire des choix communs, de discuter, de faire preuve d’ouverture, de planifier, de prendre le temps de se comprendre, de réfléchir et d’opérer des retours sur les choix communs. Un don de soi important, dès lors, est celui de la communication, principe relevé dès Burgess et Locke :

[…] family organization arises out of intercommunication between its members, with resulting consensus and collective action. Disorganization develops when communication ceases or is disrupted, when

120 Seuls Christophe, possiblement sa conjointe, ainsi qu’Alexandra et, plus encore, son conjoint, ont connu une telle période. Éric dit qu’il aurait aimé en connaître une.

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individual aims take precedence over common objectives, and when family members, instead of working together, act at cross purposes. (BURGESS et LOCKE 1945 : 538)

Cela ne va pas toujours de soi. Certains répondants ont dû apprendre à exprimer, et même à déceler, leurs envies, leurs désirs, leurs attentes et leurs besoins, ainsi qu’à entendre et à accepter ceux de leurs conjoints. Certains ont consulté un psychologue personnellement ou avec leur conjoint. Tout cela, encore une fois, exige un effort qui est vécu comme un don de soi particulier.

Je pense qu’on a besoin de communiquer. De voir comment [l’autre] voit les différences. […] Des fois, c’est difficile de parler de ça. Des fois, ça sort – souvent ça sort tout croche ou dans les situations toutes croches. Et oui, non, je suis pas un grand parleur, et ça prend du temps, ça peut prendre un jour, deux jours et des fois, c’est une semaine, mais finalement, on réussit toujours à parler de ça et on voit quelle roue grince et on met de l’huile et on s’adapte. Des fois moi, des fois ma conjointe. Justement pour continuer ensemble. (Olivier)

La vie de couple familial révèle l’ampleur du don de soi qu’elle demande lorsque les participants évoquent le « travail sur soi » qu’ils acceptent d’effectuer constamment. Cela n’est pas banal. Les participants évoquent des remises en question fréquentes et parfois fondamentales de ce qu’ils sont, de ce qu’ils font, de ce à quoi ils aspirent. Ils parlent également de la nécessité de se dépasser, d’accepter d’apprendre de nouvelles choses et de « sortir de sa zone de confort » afin de faire cheminer l’union familiale. Plusieurs évoquent les compétences qu’ils ont dû développer – ou aider leur conjoint à développer - afin de contribuer au bien-être familial. Apprendre à faire la cuisine figure en bonne place dans ce qu’ils ont vécu comme un véritable dépassement de soi (Jeanne, Mathieu et Kevin, notamment). Le don du meilleur de soi exige de s’améliorer constamment :

J’essaie pas d’être un parent idéal, sauf que j’essaie quand même de voir à mon affaire tout le temps. De m’améliorer. (Alexandra)

Y a beaucoup de monde qui, quand ça va pas dans un couple ou dans une famille, ils sont très vite à dire : « Je m’en vais. » Et je veux pas dire que c’est bon ou mauvais, mais faut y penser121. Parce que si moi – puis je veux pas dire que [ma conjointe] ou les enfants n’ont pas à travailler sur elles-mêmes – mais si moi, je trouve que j’ai des choses à régler et si moi je suis ouvert à régler mes choses à moi, je dois montrer cette vulnérabilité à ma famille pour qu’ils comprennent que tu peux travailler là-dessus. Moi je trouve que c’est sain. (Charles)

[Mon conjoint] était jamais resté à la maison, il avait pas lavé de linge tant que ça, il avait jamais cuisiné beaucoup – fait qu’il a des questions à me poser, y a un apprentissage à faire. […] Il faut que je lui montre. Faut qu’il pose des questions. Il vient m’interrompre des fois dans ce que je suis supposée faire. Oui, ça peut être dérangeant, mais je me dis : c’est normal ! Moi, je l’ai appris avec [mon ex-conjoint]. Fait que c’est à mon tour de redonner. (Justine)

121 Ces propos font écho au constat de plusieurs auteurs, Beck-Gernsheim, Kellerhals et Théry notamment, pour qui la séparation ou le divorce sont des horizons plus que plausibles des unions, ce dont les membres des couples sont conscients. Charles n’est pas le seul à les tenir.

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6.2.5 Fidélité sexuelle et affective Un autre grand don « d’attitude » est celui de la fidélité sexuelle et affective. Même si la plupart des personnes interrogées ne l’évoquent pas spontanément, ce don, nous y reviendrons au chapitre 7, figure au centre des préoccupations de cette thèse en tant qu’incarnation importante de « ce qu’on préserve » pour que le don soit. Il est bel et bien vécu par la presque totalité des personnes interrogées, à l’exception d’une seule, Jeanne, qui vit une relation plus ouverte. Cela peut paraître étonnant à l’époque de la relation pure, époque où, selon Illouz, la sexualité s’est détachée de l’amour et de l’engagement pour devenir une mesure du succès et de l’identité et où « l’exclusivité – une caractéristique traditionnelle de l’engagement – est mise au défi, voire remplacée par des formes d’engagement moins conventionnelles ou multiples » (ILLOUZ 2006 : 118). Les propos des participants indiquent néanmoins que dans leur couple familial, l’amour et l’engagement ne se sont pas détachés de la fidélité émotionnelle et sexuelle :

-Le choix de restreindre les options ? Y a un don là-dedans ? -Je pense que oui. Parce que dans le couple, le don, c’est aussi de rendre la vie à deux soutenable. Je pense que dans mon cas, la fidélité, j’aurais pu ne pas m’en soucier… (Christophe)

Puis je te disais tantôt que j’étais un homme à femmes… en couple. Ça m’a demandé. Parce que pas avoir eu de blonde, pas avoir trouvé la bonne, j’aurais pu chercher longtemps sans trop de problèmes. J’aurais pu vagabonder d’une à l’autre. C’est niaiseux à dire, puis ça a l’air macho, mais ça a été un sacrifice pour moi de dire… […] T’en choisis une, tu mets les autres de côté. Fait que ce sacrifice-là a été là. (Éric)

Les relations sexuelles, disent les personnes interrogées, sont parfois des dons en soi. Le don sexuel consiste plus précisément à prendre le temps et l’énergie pour être avec l’autre dans une intimité affective et physique et à ne pas « se laisser aller » au fil des années :

C’est sûr que prendre le temps, justement, d’avoir des relations sexuelles, oui : faut prendre le temps. Investir, à la limite, dans ce temps-là. Puis c’est important de le faire pour maintenir une vie de couple qui est saine. Parce que veut, veut pas, les relations sexuelles, ça fait partie de la vie de couple. C’est ce qui fait qu’on est un couple. Sinon, on serait des amis ! (Sandrine)

Le don sexuel réside aussi dans l’acceptation de l’autre et de ce qu’il consent à donner, ce qui implique notamment des compromis sur la fréquence des relations sexuelles. Un exemple de renoncement fondé dans l’acceptation qu’évoquent plusieurs répondants est celui de la période périnatale :

Pour moi, le don principal, c’est plus d’accepter l’autre comme il est. Parce que je veux dire, donner, en sexualité, c’est quand même assez facile, mais ce qui est difficile, c’est peut-être d’accepter les limites. -Donc la question de la fréquence, ça rentre dans le don aussi ? -Oui. (Daniel)

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Deux répondantes parlent du don sexuel d’une manière qu’elles rationalisent comme étant nécessaire, mais qu’on peut interpréter comme se situant à la limite du don bien vécu :

C’est juste toi qui le sais, que t’as pas le goût. Tu te forces, mais je suis sûre qu’après tu vois les bienfaits. Puis moi, je le vois. Les bienfaits sur la relation. Sur comment on se parle. L’après est différent de l’avant. (Sophie) Mais à certains moments aussi il peut arriver que t’as une baisse de libido puis là, tu te dis, ish, ouin, pauvre petit, ça fait longtemps… Y a aussi une forme de don là-dedans. Pas que ça me tentait pas du tout, mais ça aurait peut-être pas été jusque-là pour moi, sans dire que ça me tentait pas pantoute puis que je me sens obligée, y a une part de don des fois là-dedans aussi. (Sarah)

Une troisième, Emma, refuse tout simplement de donner sur ce plan :

J’ai vraiment eu l’impression, en fait, toutes les premières années, de faire don de mon corps pour quelque chose que j’avais pas nécessairement envie. […] Quand je suis tombée enceinte, puis que j’ai eu [mon premier enfant], j’avais pas envie du tout, mais c’est comme s’il fallait que je fasse mon devoir conjugal. Puis fallait faire ça pour l’équilibre de notre couple. Puis j’avais vraiment l’impression que c’était comme obligé, en fait ! […] J’ai eu l’impression, probablement, de donner beaucoup, sans avoir envie de le donner. Peut-être par obligation. Puis là, je suis comme dans l’inverse où je le garde, mon feu, là. Tu l’auras pas ! (rires) Parce que je suis comme allée trop loin. (Emma)

Sophie, Sarah et Emma témoignent de situations qui concernent peut-être aussi d’autres participants, qui n’en ont pas parlé. Le lien entre la fréquence et la qualité des rapports sexuels et la satisfaction des couples fait l’objet d’études psychologiques (voir, notamment, BERGERON, LÉGER-BÉLANGER et BOIS 2017), mais ce qui importe surtout, du point de vue sociologique, est de constater que le don, ici, est vécu comme l’acceptation d’une privation ou d’un don moins libre, par rapport à un idéal, qui serait de donner des relations sexuelles qui satisfont pleinement les deux membres du couple. Cet idéal est lié à des représentations sociales qui font de la sexualité satisfaisante un aspect important du développement et du bonheur personnel (ILLOUZ 2012, ILLOUZ et CABANAS 2018), développement et bonheur auxquels les répondants et leurs conjoints souhaitent contribuer. Parmi les répondants qui se sont exprimés à ce sujet (Sarah, Éric, Emma, Sophie, Jeanne, Olivier, Sandrine, Alexis, Julie, Daniel, Alexandra), les hommes ont plus tendance à réduire les attentes quant à la fréquence des relations sexuelles ; et les femmes, à donner plus que ce qu’elles ressentent spontanément. Ces acceptations complémentaires contribuent à mettre en lumière que ce qui se passe dans ces couples ne relève pas d’abord de la satisfaction totale et entière ou de son caractère profitable sur le plan sexuel, mais bien de compromis et de respect de l’autre.

6.3 Ce qu’on se donne moins : les cadeaux Interrogés, dans un tout autre registre, sur les cadeaux matériels qu’ils se donnent, la majorité des répondants écarquillent les yeux et réalisent… qu’ils ne s’en offrent pas, ou alors très peu, ou qu’ils s’en donnaient plus « avant », y compris à Noël, à la fête des mères, à la fête de pères, à la Saint-Valentin ou aux anniversaires :

-Est-ce que vous vous donnez des choses, [ton conjoint] et toi ? -Est-ce qu’on se donne des cadeaux ?

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-Des choses. -Ben… pas vraiment ! (rires) Non. (Alexandra) On se donnait beaucoup plus de cadeaux avant. Souvent, moi, vu que je ressens pas le besoin d’avoir [un cadeau], des fois, à ma fête, à Noël, souvent je dis à mon chum : « Donne-moi rien, puis on va prendre l’argent puis on va faire un truc de famille. » (Sophie)

-Est-ce que vous vous donnez des choses, toi et ton conjoint ?

-Des cadeaux, mettons ? -Oui ? -(rires) Pas cette année en tout cas ! On s’en est donnés, mais je dirais que depuis qu’on a des enfants, on s’en donne moins. Mais je me souviens pas du dernier cadeau que je lui ai fait (rire gêné). On s’en donne plus tant. Crime, c’est vrai. (Geneviève)

-Non. Jamais. Y a des années et des années, je pense, quand [mon premier enfant] avait trois ans, on a arrêté de se faire des cadeaux de Noël entre adultes, parce qu’on trouvait ça tellement innocent, puis compliqué, puis lourd, puis pas d’allure. Tsé, on est des adultes ! T’as besoin de quelque chose, tu pars te l’acheter ! Puis on se fait pas de cadeaux de fête non plus. On se fait une carte. (Emma)

Ce témoignage d’Emma peut être interprété comme un changement de registre (BOLTANSKI 1990), un passage du discours de l’affectueux au nécessaire, qui serait ancré dans l’aspiration à vivre le don dans la liberté (choisir quand, quoi, comment et à qui on donne). Il peut aussi traduire une rationalisation d’un cadre financier relativement limité, celui de la simplicité volontaire évoquée plus haut. Ce qui paraît le plus pertinent, toutefois, c’est qu’en affirmant que son couple n’a pas besoin de cadeaux, Emma va à l’encontre de représentations sociales répandues : les conjoints sont supposés s’offrir des cadeaux122. Il est possible qu’elle se sente autorisée à le faire parce qu’elle sent que son couple s’ancre dans quelque chose de plus solide que l’évocation symbolique de ce qui se joue entre elle et son conjoint. Cette attitude, que partagent la majorité des répondants, est étonnante, si on la contraste avec les analyses de Godbout et Charbonneau. Pour les répondants à l’enquête de ces chercheurs, en effet, les cadeaux sont importants parce qu’ils symbolisent la relation. Ils sont perçus comme des preuves d’attachement réciproque. Beaucoup de temps, d’attention et d’énergie sont mis à la recherche du cadeau idéal, qui montre à l’autre qu’on le connaît bien, qu’on l’apprécie et qu’on a pensé à lui. « Dans certains rituels, écrit Petitat, les partenaires échangent rituellement des choses identiques. Personne ne gagne rien ni ne perd. Du point de vue de l’utilité, un tel échange est un non-sens, mais il est symboliquement significatif. Les objets échangés sont des signes d’amour, d’amitié, de fidélité du client ou du disciple, etc. Il y a glissement du registre de l’échange des biens au registre de l’échange symbolique des sentiments. » (PETITAT 1995 : 30) Or, se pourrait-il que certains changements sociaux alors récents aient affecté l’importance qu’accordent aux cadeaux les participant de Godbout et Charbonneau? À cette époque, en effet, les membres des familles élargies réalisaient qu’ils fréquentaient moins leurs apparentés qu’auparavant et cherchaient peut-être à compenser ce fait.

122 La gêne de certains participants lorsque, interrogés au sujet des cadeaux, ils réalisent qu’ils en donnent peu ou pas à leur conjoint, est d’ailleurs probablement liée à ces représentations, renforcées par certains réseaux sociaux, où la représentation qui prévaut veut que des couples heureux se comblent de présents l’un l’autre. Chez les participants, seuls Sarah, Éric, Sophie et Daniel ont des pratiques liées aux cadeaux plus axées sur la consommation, en conformité avec cette norme.

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Cette idée de compensation dans les cadeaux est importante. Les couples interrogés se donnent peu de cadeaux et ils ont tendance à les percevoir comme puérils. « On n’a pas besoin de ça, disent-ils. Des besoins plus profonds et plus importants monopolisent notre budget, notre temps, notre engagement et notre attention. » Pour les couples interrogés, les dons de temps, d’attention et du meilleur de soi sont ce qui soutient la relation et qui prouve l’amour et l’engagement de l’autre. « L’authentique, le noble amour réciproque exclut toute considération matérielle : l’échange de sentiments ne doit être « contaminé » par aucune autre considération. » (PETITAT 1995 : 33) Le cadeau acheté et emballé, en revanche, a tendance à être plutôt perçu comme un pis-aller, voire un aveu d’échec. De manière générale, chez les participants, plus la relation se développe et se renforce, plus la confiance en l’engagement est forte, à mesure que le temps passe, moins on échange de cadeaux :

-Est-ce que vous vous donnez des choses, des fois, ta blonde et toi ? -Euh… Concrètement – pas qu’on est cheap – mais moins qu’avant. Puis quand j’avais l’idée de cette recherche-là, sur le don… moins qu’avant. On se donne… même comme cadeau de Noël, on s’en n’est même pas fait. (Éric)

Et plus le don de temps, d’attention et de présence figure au centre de la vie de couple et familiale, moins il y a de dons matériels :

-On se prend des moments pour nous, là. -C’est plus des moments pour nous. Que les cadeaux. (Sandrine et Alexis) En fait ce qu’on considère comme les plus beaux cadeaux qu’on s’est fait, c’est souvent des choses qu’on a faites, comme par exemple, je lui ai fait une peinture. Puis [Justine], un des premiers Noëls, elle m’avait fait un livre. Un genre de livre bande dessinée. Elle avait vraiment mis beaucoup de temps puis d’efforts là-dedans ! (Mathieu) Moi je suis un peu moins pour les cadeaux. Le don d’aide, de choses qu’on va faire pour aider l’autre personne : oui. (Julie)

-Vous êtes pas dans les cadeaux obligés à tel moment? -Ouin. « Ah, c’est sa fête, faudrait ben que je trouve un cadeau à mon chum. Qu’est-ce que je lui donnerais bien ? » Si je sais qu’il a envie de quelque chose, puis s’il y a une occasion, ben je lui offre, puis s’il y a pas d’occasion, ben on s’en fout, là. C’est pas grave. On s’écrit des mots. On passe du temps ensemble, là. C’est le plus gros cadeau qu’on se fait. Au quotidien. J’aime mieux ça que de dire : achète-moi une grosse bague. (Alexandra)

Au fond, pour la majorité des participants, c’est le don en soi, en tant que principe organisateur au sens de Godbout et Charbonneau, qui est un cadeau :

C’est vraiment un cadeau. […] C’est d’apporter à l’autre… c’est de l’aide, aussi, en même temps. J’ai l’impression. Une forme d’aide ou une forme d’appui. Parce que c’est le don de soi : c’est ça qu’on fait. (Sébastien)

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La réticence face aux cadeaux semble aussi liée à la vision que se font les conjoints des ressources disponibles. Si le partage des revenus se fait de façon conjointe, alors l’idée de cadeau paraît moins pertinente :

À Noël ou à nos fêtes, on se fait pas de cadeaux. Ben justement, tsé, tout appartient aux deux, fait que si on a besoin de quelque chose, on va se l’acheter puis c’est tout. Moi, j’ai pas besoin que mon chum m’arrive avec des bijoux. (rires) Je trouve que c’est un peu acté tout ce jeu-là. (Alexandra)

Encore ici, les finances deviennent souvent de plus en plus conjointes à mesure que le temps passe et que la confiance, l’engagement et les sentiments forts se renforcent, ce qui explique peut-être que les cadeaux se font rares avec les années. « Nous, on a un compte conjoint, pas de comptes séparés, puis on dirait que ça, ça vient diriger tout le reste. » (Sébastien) Chez les conjoints interrogés, plus on recourt aux cadeaux, et plus ils sont chers, moins la relation paraît sereine. Il y aurait un genre de jeu à somme nulle, où les cadeaux compensent le manque de solidité de la relation. On pourrait même se demander si ceux qui, parmi les répondants ou leur conjoint, insistent sur les cadeaux matériels, ne sont pas ceux qui sont un peu moins impliqués dans la construction du lien ou qui se sentent un peu moins certains de vouloir s’y impliquer à fond. Rappelons que pour Godbout, « c’est seulement face à une solidarité qu’il n’a pas voulue, qui lui est imposée de l’extérieur, que l’individu devient nécessairement égoïste, et qu’il est confiné au seul espace du marché. » (GODBOUT 1992 : 24. Godbout souligne d’abord ; nous soulignons ensuite.) Un conjoint moins confiant envers ou moins engagé dans les sentiments forts est susceptible d’être moins inspiré par le don du meilleur de soi nécessaire au couple, et de se retrouver « confiné » dans l’univers des dons marchandisés. Prenons l’exemple de Daniel, dont le couple semble moins satisfaisant que celui des autres couples étudiés et qui se méfie des sentiments dans la formation du couple :

Avant de s’unir, il faut voir ça avec un œil froid, là. Faut passer par-dessus les sentiments, le coup de foudre et tout, là! Parce que je veux dire, on est compatibles ou non. Si on l’est, je pense que ça vaut la peine de continuer ensemble. (Daniel)

Ces propos vont dans le sens de Becker, pour qui les individus qui désirent se marier ou avoir des enfants doivent fonder leurs décisions sur le calcul d’abord et non sur le sentiment, car elles ont un impact crucial sur leur santé financière. Daniel explique que chez lui, les tâches sont plus compartimentées et qu’elles font moins l’objet d’une mise en commun que chez les autres répondants (ainsi que nous le verrons plus bas). Sa conjointe fait le lavage de toute la famille sauf le sien (celui de Daniel), par exemple. De plus, le partage de l’argent fait l’objet de discussions et de mises à jour assez régulières, ce qui n’est pas le cas chez la plupart des autres couples. Or, au sujet des cadeaux :

-Est-ce que vous vous donnez des choses? -Non, mais je donne pas beaucoup, c’est vrai. J’y ai pensé encore [dernièrement]. Parce que la générosité, c’est une valeur tellement importante pour moi. Mettons – j’ai fait mes listes de valeurs. Mais j’ai pas cette habitude de donner des cadeaux gratuitement comme ça.

En dépit de ses valeurs notamment chrétiennes, Daniel, plus que les autres participants, cherche au moins en partie à se maintenir dans le registre de l’intérêt et du calcul. Pour lui, les cadeaux ont d’abord un coût monétaire. Il en tient compte lorsqu’il choisit de ne pas en offrir « assez souvent ». Ce qui est probablement tu, ici, est un certain manque de confiance

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et d’engagement dans la relation, qui transparaît au long de l’entrevue. Sa conjointe, possiblement consciente de ce déséquilibre, cherche à recevoir un cadeau de la part de Daniel, peut-être afin de se rassurer sur les sentiments qu’il éprouve à son endroit :

-[Des cadeaux], on s’en donne à Noël, aux fêtes, mais nos fêtes… je suis un peu en retard, là. Non mais c’est vrai, à Noël puis à nos fêtes, on s’en donne, mais on se donne pas de cadeaux spontanément et puis même, je veux dire, la dernière fête, j’étais sensé, pour son cadeau, elle voulait faire une décoration de sa chambre, puis finalement ça a pas abouti, donc j’ai rien donné finalement. […] On en a reparlé récemment et elle a dit : « Tu m’as pas donné de cadeau pour ma fête. » Puis j’ai dit : « C’est vrai ! J’ai pas donné de cadeau. » -Puis elle, elle aurait aimé ça, donc. -Ah ! Faut que je lui fasse un cadeau, ça a pas d’allure. (Daniel)

Pour sa part, Sophie, qui est l’autre répondante dont le couple semble se porter moins bien, donne l’impression de surtout vouloir se montrer d’accord avec son conjoint, sans que le cœur y soit nécessairement :

Mon chum trouve ça quand même important qu’on continue à se donner des petits quelques choses entre nous pour qu’on continue à penser, comme je t’ai dit, à nous autres comme couple. À Noël, il trouvait ça ben important de m’offrir un beau collier. Mais on devrait se faire des cadeaux plus souvent que ça. Matériels en tout cas. (Sophie)

Bien sûr, ce genre de propos montre une négociation de deux styles conjugaux différents (Kellerhals et al. 2004). Mais du point de vue du don, ce qu’il révèle surtout, c’est qu’à l’instar du marché qui reprend ses droits lorsque l’union expire, l’échange de cadeaux, rituels ou non, tendrait à compenser une certaine faiblesse des sentiments et de l’engagement chez les conjoints interrogés. Chez la majorité des couples interrogés, par contre, plutôt que sur les cadeaux, l’accent est mis sur ce qui fait plaisir à l’autre :

À Noël et autres choses comme ça, on essaie de trouver quelque chose qui fait plaisir à l’autre. En fait, ce qu’on considère comme les plus beaux cadeaux qu’on s’est faits, c’est souvent des choses qu’on a faites, comme par exemple, je lui ai fait une peinture. […] Puis [ma conjointe], un des premiers Noëls, elle m’avait fait un livre. (Mathieu) Mon don est pas économique, mon don va être plus un don de temps, un don d’attention, un don de penser à l’autre. […] Je lui écris une lettre probablement à toutes les années, ça, pour elle, c’est ça qui est important. C’est la lettre que je vais écrire à la main puis que je prends deux pages pour lui écrire […]. Pour elle, ce temps-là que je lui donne, que je lui consacre, va être plus important que si j’étais allé à la sauvette lui acheter une boîte de chocolat à 150 piasses. (Éric) Je lui fais des cadeaux plus à la main, là. Je vais faire quelque chose de mes mains. Comme mettons, il y a un cadre dans le salon, c’était pour la fête des pères, c’est avec les filles que je l’ai fait. Pour sa fête, je lui ai fait un gâteau que j’ai décoré avec un thème que lui aime. (Geneviève)

Ce souci de faire plaisir est également présent au quotidien. Beaucoup de participants évoquent « le petit don », qu’on sent l’impulsion de faire parce qu’on voit ou pense à quelque chose qui rend l’autre heureux. Ce don, qui consiste souvent en des gâteries alimentaires si on se fie aux exemples rapportés, est encore plus fort s’il consiste en quelque chose qu’on ne goûte pas particulièrement soi-même :

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Tsé, ça a rien à voir, mais des fois, je le sais que [ma conjointe] aime les sushis, ben je vais lui en ramasser [en rentrant du travail] – puis moi, j’aime pas ça. Fait que j’arrête à la poissonnerie puis je lui achète des sushis. Je le sais qu’elle va être contente. Y a vraiment rien là ! Mais ça, pour moi, ça sort de l’ordinaire, puis ça m’a tenté, ce coup-là, de lui faire plaisir. (Denis) Ça me fait rire parce que ce qui me vient à l’esprit, c’est que quand je vais faire l’épicerie ou une commission, mon chum dit : « Ramène-moi une surprise ! » Fait que des fois, c’est un sac de chips, des fois c’est une bière – je sais qu’il aime les bières amères, fait que je chècke ça et je lui ramène une bière full amère puis là, il est content. (Sarah)

Dans le temps de Pâques – c’est niaiseux, là, mais les œufs Cadbury sortent, puis dès que j’en vois un au dépanneur, ben, y en vient un sur la table pour ma blonde. C’est des affaires à une piasse, là! Mais c’est des attentions. Elle aime ça. (Éric)

Faire plaisir, c’est également rendre service. Par contre, lorsqu’on aborde la question des services rendus, la plupart des répondants font une distinction. Il y a d’abord les services qu’ils qualifient de « normaux », de « naturels », essentiels à la vie familiale, au sujet desquels il y a entente plus ou moins tacite et qui ne sont pas des dons :

-Est-ce que vous vous rendez des services l’un et l’autre ? -Tout le temps ! -C’est comme rendu dans la routine. C’est pas tant rendre service qu’une dynamique de famille. -Parce que rendre service, je vois ça comme : « Je te rends service, mais la prochaine fois, va falloir que tu me rendes un service. » -Non, c’est des tâches familiales qu’on a ensemble. (Alexis et Sandrine)

Et il y a les services qui sortent de l’ordinaire, qui, eux, sont faits par affection envers l’autre, avec le souci d’aider, et qui sont bel et bien des dons, selon les participants. Pour que ce soit un don, il faut qu’il y ait eu une intention identifiée, une réflexion : « Je vais faire telle chose pour lui ».

Cette semaine, il fallait qu’il travaille tard, quand les enfants sont couchés. Fallait qu’il corrige des textes, il y avait un petit concours littéraire. Je lui ai offert de l’aider. Mais écoute, j’ai corrigé 19 textes, finalement, d’une page et demie – comme si je corrigeais pas assez ! Puis j’étais vraiment pas obligée de faire ça. […] Corriger… c’est pas comme si je trippais, non plus. Mais je le faisais pour lui. Pour qu’il se couche moins tard. (Sarah)

Ces dons sont faits de bon cœur et sans attente de retour sur le moment, mais nous verrons plus loin que des attentes plus larges y sont bel et bien liées.

6.3.1 Ce qu’on donne aux enfants Vis-à-vis des enfants, l’attitude des personnes interrogées est à la fois semblable et différente. C’est encore le meilleur de soi qu’on offre avec des sentiments puissants, mais les types de don les plus sollicités et offerts changent un peu, ainsi que la fréquence à laquelle on donne. De plus, les participants ont plus de facilité à reconnaître que plusieurs de leurs

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actions auprès de leurs enfants sont des dons et ils en parlent avec une emphase particulière. Il semble qu’élever des enfants, pour les conjoints interrogés, soit un projet exigeant et gratifiant, qui se rappelle à leur conscience à tout moment. « On donne tout, inconditionnellement, à nos enfants », disent-ils :

-Qu’est-ce que tu donnes à tes enfants ? -Ben, c’est un amour inconditionnel, là. (Denis)

-Est-ce que tu donnes des choses à tes enfants ? -Eille oui! (rires) Tout mon amour ! Je donne tout de moi à mes enfants, mon âme ! Mais oui : vraiment. Tu vois : ça vient tellement spontané, han ? Avec les enfants. C’est tellement inconditionnel, les enfants. On les aime tellement ! -On est plus généreux, avec eux ? -Je pense que je le suis plus avec elles qu’avec mon conjoint. (Geneviève) -Est-ce que tu donnes des choses à tes enfants ?

-Oui. Ben là, beaucoup beaucoup d’amour, beaucoup de bisous et de colleux. Beaucoup d’attention. Pour moi, c’est très important de lire une histoire chaque soir avec ma fille. (Sarah) -Qu’est-ce que vous donnez à vos enfants ? -On donne tout à nos enfants ! (rires) -Je dois dire que t’es pas la première à me répondre comme ça ! (rires) (Flavie. Elle souligne.)

Il n’est pas question de calculer ce qu’on reçoit en retour. Un sourire de leur part, leur joie, leur bien-être, l’impression de faire le maximum pour leur épanouissement constituent des retours suffisants. Par contre, il faut dire que la majorité des conjoints sont parents d’enfants qui ne sont pas encore adolescents. Seuls cinq répondants ont des enfants adolescents. Il est plausible qu’à l’adolescence, petit à petit, l’attente d’un retour évolue, à mesure que l’enfant est mieux capable d’apprécier les gestes de ses parents :

C’est des enfants, fait qu’ils sont plus jeunes, mais eux, ils donnent beaucoup d’affection, puis on est capable de le voir dans tous les petits gestes qu’ils apprécient. Mais j’ai l’impression que pendant une longue période, y a peut-être un petit peu moins de sacrifices de leur bord, puis un petit peu plus de nous. (Sébastien)

-Puis eux, est-ce qu’ils donnent des choses en retour ? Je leur donne, mais j’ai l’impression qu’ils me redonnent beaucoup, aussi. Encore une fois, on donne beaucoup aux enfants, on donne tout le temps, tout le temps, tout le temps, là ! On fait que ça, donner aux enfants, mais c’est tellement le fun. Y a rien qui accote ça, là ! (Denis) Juste les faces qu’elles me font ! Pour moi, ça, c’est un cadeau, là. (Geneviève)

De la part des enfants, les répondants n’attendent donc que peu de retour, même si certains soulignent l’importance de leur inculquer la gratitude, le respect et l’entraide à mesure qu’ils grandissent :

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Tant que tout le monde a pas fini de manger, on se lève pas. Puis c’est normal. Question de respect. Pour moi, c’est important pour qu’on puisse vivre ensemble ! Puis ça nous sert à nous parce qu’en tant que personne, ben on sent qu’on a une place pour parler même si l’enfant est là. (Justine)

Avec [mon aîné] qui est un petit peu plus vieux, on commence à lui apprendre à vérifier avant [de nous demander de l’amener à quelque part], de s’intéresser à ce que nous, on pourrait avoir à faire avant de faire des plans sans nous en parler. Parce qu’on veut qu’il prenne conscience des gens qui sont autour de lui, aussi. (Sébastien)

De façon générale, les personnes interrogées donnent donc beaucoup à leurs enfants. Pour la plupart d’entre elles, l’organisation familiale pivote autour des besoins des petits, même si elles disent prendre leur propre bien-être, ainsi que celui de leur conjoint, en considération également. Ici, le caractère socialement acceptable des propos des participants est particulièrement visible et en phase avec ce que comprend et demande la doxa populaire, c’est-à-dire de faire passer le bien-être des enfants avant tout :

-Tes décisions se prennent en fonction du bien-être de la famille, avant toi ? -Oui. Pas le choix. Parce que mes enfants dépendent de moi à 100 %. Tsé, tout ce qui est leur bien-être physique, émotif, aussi. Ils le ressentent, les enfants, quand on n’est pas bien ! Le fait de s’habiller, manger, dormir, le transport, puis tout ça : ils dépendent à 100 % de nous. Fait qu’automatiquement, faut se soucier d’eux autres. Avant nous. Puis ce qu’il reste comme temps, après, on le sépare entre nous deux ! (rires) (Sandrine) J’ai toujours ce questionnement-là : qu’est-ce qui est le mieux pour l’enfant ? Puis qu’est-ce qui est le mieux pour que nous, on soit bien ? Parce que si on est bien, lui, il va être bien. (Julie) Moi, j’ai beaucoup ça à travailler. Par exemple, je veux aller à une formation de yoga, mais là je me dis : « Ah, c’est un weekend, je passerai pas du temps en famille… je le ferai pas. » Alors que je le sais que ça me ferait du bien. Même si je trouve ça dur de quitter le nid, je vais être contente une fois partie. Je vais être contente d’être partie deux jours, d’avoir fait ça pour moi, puis de revenir avec plein d’énergie. (Alexandra)

6.4 Les conjoints calculent-ils ? Pour Becker, les conjoints choisissent le partenaire le plus doté possible en capital, puis se mettent en couple afin d’optimiser leur investissement dans la vie familiale et d’en retirer le maximum de bénéfices. Plusieurs sociologues partagent en partie cette conception, tout en déplorant la situation la plupart du temps. Pour Kaufmann, par exemple, dans la recherche et la rencontre amoureuse, plusieurs individus calculent trop, ce qui nuit à leur « propre bonheur ». Heureusement, poursuit Kaufmann, dans le couple installé, le calcul est tempéré par la règle d’or de la reconnaissance et de la confiance réciproques, ainsi que par l’épaisseur conjugale créée par le don de soi amoureux. Même si elle a le mérite de nuancer la vision féministe ou beckérienne en y réintégrant l’affection, l’analyse qui est faite de la dynamique conjugale faillit néanmoins à la situer dans un mode plus large d’établissement des liens ancré dans l’engagement et les sentiments. Si on accepte que ce mode soit le don, la façon dont le partage des tâches et de l’argent se vit devient plus claire :

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Le don est désintéressé : il manifeste un souci de l’autre, un intérêt pour l’autre, que Caillé appelle joliment « aimance ». […] [L]e don est désintéressé d’une toute autre manière que nous pensons l’être. Ce désintéressement est intéressé au sens où il se manifeste dans l’attente d’un retour, mais non pas pour avoir plus [de richesses et/ou de pouvoir et/ou de prestige], mais pour ce qu’il signifie : l’acceptation ou la confirmation de l’alliance proposée. (DZIMIRA 2006 : 9)

Pour les participants à la recherche de Godbout et Charbonneau, par exemple, le don doit être tacite et sans recherche d’équivalence, d’égalité stricte ou de calcul trop étroit, ce qui rend immédiatement presque inutile l’examen de quel geste est posé par qui et à quel moment. Ce qui compte, c’est qu’il y ait des gestes d’entraide et d’échange et que ces gestes bénéficient de temps et d’espace pour être rendus. Pour ce faire, ce qui marque le don entre apparentés, remarquent également les chercheurs, ce n’est pas l’absence d’obligation, mais l’absence de calcul. En va-t-il de même pour les conjoints interrogés ? Absolument. « C’est sûr, explique ainsi Sarah, que si tu regardes juste le plan financier, tu vois juste que c’est pas équilibré. Si tu regardes juste le plan de l’organisation, tu te dis que c’est pas équilibré. Mais quand tu regardes ça au final, tu te dis : « Finalement, on donne autant l’un que l’autre ». Selon nos capacités, selon nos forces, selon nos goûts. » (Sarah) Cette affirmation montre bien que le fonctionnement dans le don ne se satisfait pas d’un examen scrutateur des gestes posés, qui n’ont pas de sens en soi. De fait, selon les répondants, s’il ne faut pas calculer, c’est tout simplement parce que qu’il est impossible de le faire. Le don, imprégnant chaque aspect de la vie, refuse de se laisser mettre dans des cases ou dans des tableaux Excel :

Je pense que… on mesure pas. Parce que c’est flou, combien « on doit », entre guillemets. Combien on donne, ça dépend de la situation. Et ça veut pas dire, si je suis plus à la maison, si on parle spécifiquement du temps, que je vais partager plus mes temps. Peut-être que je vais juste m’écraser sur le divan en train de lire un autre livre. Et c’est pour ça que si ça fonctionne bien dans le couple, on n’a pas besoin de penser [à ça], ça devrait se faire naturellement et sans arrière-pensée. (Olivier) Faut pas juste donner, faut recevoir aussi ? -Oui. -Est-ce que tu le calcules, ça ? -Non. -Comment ça se passe? -C’est un feeling. C’est vraiment dans l’instinct. Faut que tu sois présent à ton corps puis à ta vie pour t’en rendre compte. (Alexandra)

6.4.1 Le don se vit de manière naturelle et comme une obligation inconditionnelle Mauss évoquait le don comme le « socle d’une morale éternelle » qui se situe au moment de l’amorce d’une relation, qui réside au fondement des liens sociaux et qui pousse à donner. Transposant cette notion afin de déceler la façon dont les échanges circulent au sein des familles élargies québécoises, Godbout et Charbonneau partent du principe que le don a de fortes chances d’y apparaître, voire d’y être appliqué de manière « naturelle », « en dépit de » ou « sous » l’échange marchand qui tend à l’envahir. Ils découvrent que dans la représentation des membres des familles eux-mêmes, la famille

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est le seul réseau qui relève de l’inconditionnel : « […] [L]es membres de la famille seraient les seuls sur lesquels on a

l'assurance de pouvoir compter... sans compter, peu importe les circonstances. » (GODBOUT et CHARBONNEAU 1996b : 20) Les personnes interrogées par Godbout et Charbonneau, de fait, évoquent le don comme un phénomène qui relève de « quelque chose qui les dépasse » et qu’on fait « naturellement » entre membres d’une même famille (élargie). Que le don dans les couples et les familles paraisse naturel à ceux qui le pratiquent a été interprété par les sociologues de l’aliénation, et notamment par les sociologues féministes matérialistes, comme un voile qui sert l’exploitation (des femmes par les hommes) dans une relation propice aux inégalités justement parce que les échanges qui s’y jouent sont perçus comme allant de soi, ce qui fait qu’on évite de se poser des questions quant à ce qui anime les gestes qu’on pose, ce qu’on apporte, ce à quoi on renonce et ce qu’il ne faut pas calculer et que, bref, on évite de prendre conscience de « ce qui se passe réellement ». Ainsi que nous le verrons au chapitre 8, un certain arrangement de la réalité de ce qui se passe est effectivement nécessaire au don. Le don, en effet, apparaît comme naturel aux répondants, non pas en termes de « voile », mais de « métarécit », concept godeliérien dont on peut déjà écrire qu’il rend l’adhésion au don de tous les membres non seulement possible, mais souvent enthousiaste. C’est pourquoi le don, la collaboration, ainsi que le partage des tâches et de l’argent au sein des couples familiaux apparaissent comme des évidences qui échappent aux questionnements de fond des participants :

Ça s’est comme fait – on n’a pas fait de liste. On est comme – on dirait que c’est venu naturellement, plus. (Kevin. Nous soulignons.)

Encore là, on dirait que les choses se placent un peu toutes seules. Pour que tout le reste fonctionne. (Sébastien. Nous soulignons.)

[Le fait qu’on s’échange constamment des services], je le vois pas nécessairement comme un don non plus, dans le sens qu’on a décidé d’avoir une famille. Ça fait partie des choses normales de la vie ! (Flavie. Elle souligne, puis nous.)

Le fait de vivre le don comme un élan naturel porte les répondants à protester lorsqu’on évoque les mots « sacrifice », « concession » ou même « compromis ». Ces mots sont trop forts, disent-ils. Ils ont une connotation de souffrance ou d’oubli de soi qui ne correspond pas à ce qu’ils ressentent, d’une part parce que l’idée de sacrifice est historiquement liée aux exigences du catholicisme et du patriarcat, exigences dont, en phase avec les conceptions dominantes actuelles, ils tiennent à s’éloigner le plus possible. D’autre part, encore une fois, parce que ces notions s’inscrivent mal dans le métarécit nécessaire au don, qui fait des sentiments forts et de la solidarité les piliers du bonheur familial. Ce métarécit se cultive jusque dans le choix des mots :

-Fait qu’il y a pas la notion de sacrifice [dans la fidélité sexuelle], mettons ? -C’est pas lourd sur mes épaules, le fait d’avoir juste un homme dans ma vie. Pas du tout. Puis c’est ben en masse ! (rires) (Julie)

Mais c’est pas un renoncement [de passer nos fin de semaine ensemble], on a vraiment le goût, là ! (Alexandra)

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-Moi, j’ai l’impression qu’on se donne comme… mutuellement, mais j’ai pas l’impression que je suis comme en gros sacrifice pour mon mari, puis que t’es en gros sacrifice pour moi ! -Non. -Tsé, j’ai pas l’impression que dans le don de notre couple, je renonce. Ben non. Pas vraiment, là. (Julie et Kevin. Julie souligne.)

En phases avec ce que constatent Godbout et Charbonneau, les participants considèrent donc que le don est naturel et ils utilisent des mécanismes notamment langagiers pour confirmer cette impression. Mais si le don leur paraît naturel, ce n’est évidemment pas parce qu’il l’est, mais parce qu’un mécanisme sous-jacent est en place, qui permet que la famille fonctionne dans le don. On a vu, par ailleurs, que pour Godbout et Charbonneau, le couple est le maillon faible du don parce que le don ne peut y être que conditionnel, étant donné que le couple est fondé sur l’alliance, plutôt que sur les liens biologiques. Godbout et Charbonneau, d’ailleurs, semblent oublier qu’en faisant de la mise en couple un des dons principaux de la vie familiale (l’accueil d’un étranger au sein de la famille est un don primordial selon eux), le couple ne peut qu’instaurer un don fort entre les conjoints. Comme, en effet, c’est le don-accueil d’une personne extérieure au cercle familial qui préside à l’instauration du lien amoureux, il semble plausible que les rapports qui s’ensuivent s’inscrivent dans cette logique initiale et qu’ils tendent à perpétuer des rapports de don. Il semble également plausible que ces dons soient d’autant plus forts qu’en accueillant « l’étranger », une famille nouvelle s’institue désormais, détachée de la lignée et nouveau départ d’une cellule familiale forte, le couple familial actuel. De fait, chez les couples interrogés, il ne fait aucun doute que le don est perçu comme une obligation inconditionnelle, plus encore, peut-il sembler, que dans les familles élargies du passé. Cette obligation inconditionnelle relève des sentiments forts et comporte des aspects moraux. En effet, à partir d’un certain moment, qui varie selon les couples, le couple se perçoit comme engagé. Cet engagement est crucial. Le don devient alors une obligation pour les conjoints. Dans les témoignages qui suivent, on voit que si l’autre ne joue pas le jeu, il y a déception et frustration. Même si on n’exige pas de retour immédiat, il y a des attentes d’équité, d’échange et de réciprocité vis-à-vis du conjoint, ainsi que de voir son implication appréciée et reconnue, non prise pour acquise :

Oui, des fois, on pense à ce que j’ai donné versus ce que j’ai reçu. Parce que si, dans un couple, y a juste un côté qui donne et l’autre qui reçoit – donc si c’est à sens unique – ben moi je pense que c’est un sens unique vers le divorce. (Olivier)

Au moment où je lui demande : « Je suis un peu serrée, passerais-tu à l’épicerie ? », je m’attends à ce qu’il dise oui ! C’est sûr. Je vais être un peu déçue s’il me dit non. Parce que c’est comme un service que je lui demande de me rendre. Si on n’est pas capable de se rendre ce service-là, je vais être un peu déçue ! T’es pas obligée de me dire oui… mais presque. […] C’est de sentir que l’autre est investi, aussi, de cette façon-là. (Sarah)

« J’apprécie ce que tu fais. » Avant, il le verbalisait moins. Ça fait toujours plaisir d’entendre que : « Merci d’avoir fait le lavage. Merci d’avoir fait le souper. » (Sophie) Puis tu vois, dans le fond, dans le couple, je m’attends quand même à ce qu’il se donne aussi, puis qu’il prenne le temps de m’écouter aussi. Fait que. On n’attend pas en retour, mais… peut-être un peu quand même ! (rires) Je m’attends à ce qu’on soit au même niveau, finalement. (Geneviève)

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Qu’en est-il de la liberté ? L’engagement y laisse-t-il de la place ? Pour Godbout et Charbonneau, le don est le principe organisateur des échanges et des liens, mais ce don, en phase avec la conception moderne individualiste de la solidarité, est marquée par le refus de l’obligation stricte et par l’importance accordée à la liberté. C’est pourquoi les individus interrogés par Godbout et Charbonneau vivent les gestes qu’ils posent au sein des familles élargies comme de l’entraide, de la solidarité et du don et non comme des obligations, mêmes s’ils reconnaissent qu’obligations il y a bel et bien, obligations qu’ils estiment nécessaires, bonnes et justes jusqu’à un certain point par ailleurs. Or, au sein des couples familiaux, la nuance apportée par « jusqu’à un certain point » tombe. L’obligation est vécue sur le mode de l’inconditionnel, tant par les conjoints l’un vis-à-vis de l’autre, que par les parents vis-à-vis des enfants. Alors que chez Godbout et Charbonneau, on peut donner à une tante plutôt qu’à tel cousin, chez les participants, donner à son conjoint et à ses enfants n’est pas négociable. S’il est peut-être vrai qu’on ne veut rien devoir à personne à l’extérieur du couple familial, on sait bien qu’on doit le meilleur de soi à l’intérieur. On veut certes aider par envie et par plaisir, on s’efforce de rendre le don plaisant et agréable, mais le choix n’y est pas : on ne peut pas décider de donner à un enfant, mais non à l’autre, par exemple, pas plus qu’on ne peut se soustraire au don au conjoint pendant un jour, une semaine ou un mois, sous peine d’éclatement de l’union. Le caractère inconditionnel du don implique la constance. On a vu que pour les participants, la vie familiale demande un don constant du meilleur de soi qui se traduit par des efforts, du temps, de l’énergie, des compromis, des concessions, des ajustements, de la tolérance, de la retenue, des sacrifices, de l’acceptation, de l’humilité, de la gentillesse, de l’attention, de la complémentarité, de la confiance, des services rendus, de l’entraide, du partage, du travail sur soi, etc. Tout cela laisse peu de place à la liberté. Pour vivre en couple familial, il faut non seulement accepter de nombreuses contraintes, mais s’y plier dans un esprit de don. Or, cette contradiction apparente s’atténue si plutôt que de considérer le renoncement à la liberté comme la perte automatique et entière de qui on est, on l’envisage au contraire comme la clé qui permet d’enrichir ce qu’on est par l’entrée dans l’univers du don. On a vu que les participants n’ont pas l’intention de renoncer à ce qu’ils sont ou à l’équilibre entre ce qu’ils donnent et ce qu’ils reçoivent. Ce à quoi ils renoncent, c’est à la liberté individualiste complète, au pouvoir de décider de leurs mouvements à chaque instant. Pour participer au don, il faut exister d’abord et avant tout dans le lien et reconnaître ses devoirs envers l’entretien et la subsistance de ce lien. Mais cet engagement inconditionnel envers le groupe ainsi créé ne demande pas d’oublier qui on est. Au contraire, disent les participants.

6.4.2 Calculer le partage des tâches ménagères

[Il faut imaginer] un don [des femmes, dans les familles] […] auquel on pourrait donner un statut de réciprocité. Cela pourrait nous conduire à imaginer ce que serait un sujet féminin dans un autre rapport au don. Mais également ce que serait une forme de don, réappropriée par les deux sexes et donc indépendamment du sexe (ou genre), tournée vers une forme d’émancipation intégrant la dimension de rencontre avec l’autre à la fois dans ce qu’elle a de positif et de risqué. Un sujet indépendant mais en relation de don. (BASUALDO et al. 2012 : 8)

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La recherche féministe des dernières décennies, particulièrement au Québec, consacre beaucoup de temps et d’attention à la « comparaison des temps sociaux » (HAICAULT 2000, TREMBLAY 2012 notamment), c’est-à-dire au temps que consacrent femmes et hommes à l’accomplissement des tâches ménagères, familiales, domestiques d’une part, et aux activité professionnelles et de temps libre d’autre part. Cette façon d’aborder l’organisation de la vie familiale se fonde dans une conception de l’égalité entre les femmes et les hommes qui relève de l’identique : chacun devrait accomplir une part tout à fait semblable de chaque tâche et y consacrer un nombre d’heures tout aussi pareilles. Si elle a contribué à l’identification de problèmes dans la répartition juste du travail familial, cette approche comporte également des désavantages, ne serait-ce que parce qu’elle propose une vision réductrice et comptable de ce qui se passe au sein des couples et parce qu’elle constitue en quelque sorte le contraire de la recherche d’un principe organisateur qui explique l’ensemble de la vie des couples familiaux. Elle s’éloigne par exemple de la vision des sociologues de l’intégration, et notamment de Durkheim, pour qui la famille conjugale saine est d’abord marquée du sceau de l’amour entre les époux. Cet amour repose sur une confiance réciproque – notamment dans le fait que l’autre ne recherche pas l’exploitation - qui rend la solidarité possible et la division du travail familial acceptable et valorisée comme contribuant à un bien commun (DURKHEIM 1967 [1893] : 62-65). Certains théoriciens du don, conscient de la valeur des apports féministes, mais soucieux de les dépasser dans une approche par le don qui tienne mieux compte des réalités des couples et des familles proposent d’enrichir les approches féministes des notions de « care » et de réciprocité (BASUALDO et al. 2012 : 8). Dans la recherche québécoise en sciences sociales des années 2010, l’idée de collaboration ou de soin, de fait, est régulièrement escamotée. La notion de « division sexuée du travail », pourtant d’une grande portée heuristique, est désormais dépassée, voire frappée d’opprobre. Pourtant, les répondants continuent d’opérer une répartition des tâches qui relève parfois de la division traditionnelle genrée. En phase avec les conceptions actuelles les plus répandues, ils le font en évoquant les préférences et le respect des élans de chacun, non l’obligation héritée de la socialisation sexuée :

Je le fais pour la famille, je le fais pour lui, puis je plierai pas mon linge, le linge des enfants, puis laisser le sien en boule, tsé, je fais le lavage, je fais le sien aussi ! Fait que c’est… c’est naturel. Mais par ailleurs, je sais très bien que lui, il ne me demandera pas : « Chérie, veux-tu aller pelleter ? » Il va mettre ses bottes, puis il va y aller. (Sarah)

Ils attachent une grande importance au fait de ne surtout pas faire appel au calcul et à la planification des tâches ménagères qu’appellent plusieurs féministes québécoises contemporaines de leurs vœux. Ceci ne signifie pas que les répondants n’accordent pas d’importance aux enjeux féministes. Au contraire, la plupart d’entre eux s’efforcent d’en appliquer les principaux principes. Cependant :

L’adhésion massive et affirmée des Québécois à des idées « modernistes » contemporaines sur le couple et la famille n’empêche pas que ces idées puissent avoir une pluralité de significations et d’extensions lorsqu’on les intègre à des représentations qui leur préexistent, à des pratiques particulières de formation et d’organisation de la vie familiale et à des efforts individuels et collectifs visant à donner cohérence à ses expériences passées et à une situation nouvelle comme à ce que l’on en comprend et à la manière dont on y fait face. (MORIN 2013 : 590)

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En ce qui concerne le calcul du partage des tâches, ce mécanisme d’intégration de principes modernes à l’expérience quotidienne fait que les membres des couples y appliquent une résistance forte, souvent ancrée dans l’expérience :

On a essayé de donner tant par semaine [aux enfants] si tu fais des tâches, machin… pff. J’ai jamais embarqué là-dedans, j’ai jamais été capable, on était mal à l’aise de donner l’argent. S’ils ont pas fait les tâches, on a l’impression de se faire avoir. C’était pourri en fait, comme système. (Emma)

Il est plus simple, plus satisfaisant et plus juste, estiment-ils, de vaquer à ce qu’on préfère ou à « ce qui adonne à tel moment » et de respecter l’élan naturel de chacun, plutôt que d’évaluer constamment qui fait quoi :

-Les tâches ménagères : comment ça s’organise chez vous ? -Ces temps-ci, comme [ma conjointe] est là tous les jours, elle va à son rythme, là, sans faire du ménage de fou. C’est sûr que là, elle en fait plus que moi, mais ça nous permet aussi d’avoir les fins de semaine plus libres. Je pense que c’est ça, derrière, l’idée. Mais en général, on se sépare ça. -Est-ce qu’il y a un calcul strict ? -Non, non, non ! -Comment vous faites pour séparer ? -Quand un fait quelque chose, l’autre a pas besoin de le faire. (Christophe)

Partager égal ? Ça a déjà été un stress dans ma vie. Oui. Ça m’a déjà stressée, moi, ces articles-là [sur le partage des tâches ménagères entre les femmes et les hommes]. Oui, c’est vrai ! Parce que je lisais ça, puis je regardais ma vie, puis je disais : « Ihh ! C’est pas égal pantoute ! Ihh ! J’en fais bien plus ! » Mais c’était toujours des moments où j’étais plus à la maison. Tsé, mon chum aurait voulu en faire plus… il était pas là ! (Justine)

Les répondants, de fait, n’ont que des discussions minimales au sujet du partage des tâches :

Je pense qu’avec le temps, y a comme des trucs qui s’installent tout seuls. C’est rare qu’on… j’ai même pas de souvenir. Oui, peut-être que c’est arrivé une ou deux fois, quand on était en appartement, qu’on avait plus dit : « Toi, ferais-tu le lavage, puis moi je ferais l’épicerie ? » Mais écoute, je me souviens pas qu’on en ait reparlé dans les 15 dernières années. (Sébastien) -Y a un partage des tâches puis on reconnaît que l’autre s’implique. -On en a discuté, mais cinq minutes, là. « Faudrait faire ça, veux-tu le faire ? » « Ça, laisse-moi-le. Moi, j’aime ça, faire ça. » (Alexis et Sandrine)

Il est clair, par ailleurs, que la perspective de Delphy, pour qui la division genrée des tâches relève de l’exploitation123, est étrangère à la perception que les couples interrogés ont de leur fonctionnement. La recherche d’équité (non d’égalité stricte, toutefois) imprègne sur chaque geste posé le but de contribuer à la vie familiale ou d’aider l’autre :

123 « [L]es hommes, écrit-elle, apportent dans leur couple leur avantage sur le marché du travail ; inversement, les femmes apportent dans le couple leur désavantage : un moindre revenu, une moindre contribution financière aux ressources du ménage. Ces facteurs objectifs et structurels sont le cadre des négociations individuelles qui ont lieu à l’intérieur du couple quant à ce qu’on appelle le « partage des tâches ». En fait, ces négociations portent sur la

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Tu peux pas mesurer que j’ai vidé trois fois le lave-vaisselle, toi tu l’as vidé deux fois, donc moi j’ai fait plus que toi. Non. Regarde, c’est des tâches ménagères qu’on se donne – des fois ça adonne mieux, certaines semaines, que je vide le lave-vaisselle, parce que ma conjointe est occupée avec d’autre chose. C’est pas ça qui compte. Mais je dois avoir l’impression qu’elle aussi, elle fait son bout. (Olivier)

Pas étonnant, rétorquerait probablement Delphy, étant donné que cette exploitation fonctionne grâce au voile amoureux et que la plupart des individus ne désirent pas en prendre conscience. C’est pourquoi, d’ailleurs, la négociation entre les conjoints, dont on vante partout les mérites, ne fonctionne pas :

Les femmes cohabitantes ne vivent pas en général leur situation en termes d’exploitation – en termes de système -, mais elles voient que les hommes leurs doivent du temps et de l’argent ; elles voudraient récupérer cette dette. On a vu qu’elles ne parviennent pas à le faire individuellement, dans le cadre des « négociations de couple » tant vantées par certain-es auteur-es. Réclamer sa dette n’est pas possible dans le cadre du couple. (DELPHY 2015 : 54)

Or, les membres des couples interrogés, au contraire, disent qu’ils parviennent à rétablir l’équilibre lorsque l’absence de calcul mène à des insatisfactions. Ils n’aiment pas le faire, ils préfèrent que « ça se fasse naturellement », mais lorsque c’est nécessaire, ils le font bel et bien et ils parviennent à une entente satisfaisante pour eux. « Dans la famille, qui reste le lieu principal de l’échange-don en situation de face à face, les norme du juste et de l’injuste comportent des parts importantes de subjectivité et de singularité […]. » (PETITAT 1995 : 27. Voir aussi KELLERHALS, COENEN-HUTER et MODAK 1988 ; KAUFMANN 1990, 2010a.)

C’est le fun quand le contre-don arrive naturellement. Mais si le contre-don ne vient pas naturellement puis que t’es obligée de le demander pour rééquilibrer l’affaire, ben, c’est correct, parce qu’il faut qu’au final, ce soit équilibré, mais ça veut quand même dire que l’autre n’a pas fait ce contre-don-là de façon gratuite. Si moi, je fais un don, je m’attends à ce que le retour vienne naturellement. Parce que moi, je l’ai fait de façon naturelle pour faire plaisir. (Sarah)

J’aime croire que le contre-don doit venir naturellement, fait que si y a pas d’équilibre, je vais le demander pour que l’équilibre soit fait. Mais je trouve ça plate. (Éric)

6.4.3 Calculer le partage de l’argent

À l’instar du partage des tâches, les modes de gestion de l’argent ont accompagné les transformations des familles, faisant notamment de l’idéal féministe de l’autonomie financière de chacun des conjoints une représentation importante à laquelle tentent de se conformer plusieurs couples occidentaux et québécois. Or, selon certaines sociologues, les efforts consacrés à la mise en œuvre de cet idéal viennent de pair avec un certain degré d’escamotage des réalités financières des couples familiaux. Pour Belleau (2008, 2012, BELLEAU et HENCHOZ 2008, BELLEAU et MARTIAL 2011), les membres de couples se parlent peu ou mal d’argent, soit par ignorance des lois, soit à cause d’un « code de l’amour » selon lequel le véritable amour ne se préoccupe pas d’argent et qui rend le sujet tabou. Pour ces auteures, ce qui anime la vie des couples appartiendrait donc à deux logiques différentes et souvent divergentes : l’interdépendance affective et l’interdépendance

quantité de travail pour eux-mêmes dont les hommes peuvent se décharger sur les femmes : sur la quantité de travail de leur femme qu’ils peuvent s’approprier. » (DELPHY 2015 : 36)

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matérielle (qui, dans la quête féministe, doit plutôt se faire indépendance). Pour Zelizer (2005), ces deux univers se « percutent » dans les représentations tant des gens qui font couples que de la population en général.

Or si on envisage ces « interdépendances » du point de vue du don, elles ne se percutent pas nécessairement, mais relèvent au contraire d’un même point de vue englobant. On peut en effet estimer que si les couples se parlent peu d’argent, c’est parce que contrairement à la vision comptable des échanges à laquelle appartiennent notamment les analyses de Belleau, ils n’opèrent pas de distinction entre ce qui relève de l’argent et ce qui tient plutôt de l’affection. Tout relève de la solidarité, au fond. C’est le cas des couples interrogés ici :

Les moments où on s’est soutenus, nous, comme couple ça m’est comme jamais venu en tête de me dire : « Elle va me devoir tant de semaines » ou « elle va me devoir tant d’aide pour une valeur de ». Tsé dans notre vie y a eu des moments où par exemple ma blonde est au travail, mais moi je suis encore aux études. On se parle chacun de nos projets, puis on construit une solution ensemble. Puis au moment où elle décide de continuer son travail, parce qu’elle, elle est rendue à ce moment-là, puis que moi, j’ai pas encore tout à fait terminé mon projet, y a un moment où y a un soutien de l’un ou de l’autre. Puis dans ce cas-là, c’est sans faire de calcul puis de tenir un petit livre de comptes : « Tu vas avoir été aux études pendant trois ans, puis voici [ce que tu me dois]. » (Sébastien)

La nécessité de ne pas calculer repose aussi sur le sentiment que le couple familial ne bénéficie pas d’un repli sur les intérêts personnels :

-Y a pas été question que tu rembourses, par exemple après tes études ? -Non. Jamais. Pour lui, on a fait ce choix-là ensemble, puis c’était correct. -Tu te sentais pas en dette non plus à ce moment-là ? -Non, parce qu’on en avait discuté puis c’était clairement établi que c’était un choix de couple puis c’était un choix futur, aussi. Pour nous. (Geneviève)

La plupart des couples interrogés font compte commun depuis plusieurs années. Si certains conservent des comptes séparés, c’est pour des raisons techniques ou symboliques, par exemple pour préserver l’apparence d’indépendance financière des deux conjoints ou parce qu’un des conjoints bénéficie de conditions particulièrement favorables auprès d’une institution financière. Mais tous ces répondants parlent de l’argent qu’ils gagnent et qu’ils dépensent en termes de « vases communicants ». Quand il en manque dans un compte, on en prend dans l’autre, sans que ce soit étroitement calculé :

Nous autres, on a décidé d’avoir un compte. Ensemble. De chèques. Et on a toujours fait ça. Depuis le début. On mettait toutes nos payes dans le même compte et on payait tout avec ce compte-là. Et petit à petit, en parlant avec d’autres, j’ai vu qu’eux autres, un paye le char, l’autre paye l’épicerie. Argh ! Je trouve ça bizarre ! C’est pas un couple, ça. Dans ma tête à moi. Je porte aucun jugement. [Ma conjointe] et moi, on trouve que c’est pas sain non plus que chacun paye quelque chose. Ça doit être tout ensemble. (Charles)

-On a un compte. -Vous en gardez pas un chacun de votre côté ? -Jamais. On n’a jamais fait ça. C’est vraiment : tout va au même endroit. Depuis le début. (Flavie)

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Y a un [niveau de revenu] qui est établi pour savoir combien ça prend pour vivre, mais après ça, c’est pas important [de savoir qui gagne l’argent]. Nous autres, depuis qu’on est mariés, tout est ensemble. Entièrement. Tout est partagé. Tout rentre dans le même compte. (Kevin)

Ici encore, le partage total repose sur la confiance dans le fait que l’autre ne cherche pas l’exploitation :

On n’a pas chacun notre petit budget de côté qui nous permet de nous acheter nos petits trucs personnels. Mais on se demande jamais la permission non plus. Mais on a les deux, par rapport à l’argent, une façon de fonctionner qui fait qu’on est prudents, on est économes, on fait pas de dépenses folles. Je m’achète deux nouveaux disques en même temps si j’ai envie d’écouter de la musique. J’ai pas besoin de mon budget à moi. Puis [ma conjointe], elle, elle s’achète plus de livres que moi. Mais je compte pas ! (Sébastien)

À l’encontre des résultats de Belleau, par ailleurs, plusieurs répondants éprouvent une vague culpabilité à ce sujet, c’est-à-dire par rapport au fait qu’ils ne calculent pas. Recevant peut-être le message social mis de l’avant par des intervenants tels que Belleau (BELLEAU et LOBET 2017, BISSONNETTE 2017), il leur arrive de penser qu’ils devraient peut-être calculer. Mais ils ne s’y résolvent pas. Dans les deux témoignages qui suivent, l’humour utilisé montre ce fait :

On s’est jamais fait ben des histoires avec ça, nous autres, l’argent. On n’a pas un bon rapport à l’argent, dans le sens qu’on a tendance à trouver qu’avoir de l’argent c’est mauvais. Donc on n’attire pas vraiment l’argent. On fait confiance. (rires) On go with the flow un peu. (rires) (Alexandra) -Comment vous organisez, très concrètement, la gestion de vos revenus et de vos dépenses ? -En fait, tu vas voir, c’est super simple : lui, il gagne l’argent, puis moi, je le dépense. (rires) (Emma)

6.5 Conclusion On cherche, sans jamais les trouver, la déroute de la famille et l’hédonisme triomphant. (THÉRY 1996 : 406-407)

En testant plusieurs résultats de la recherche de Godbout et Charbonneau dans le contexte des couples familiaux québécois des années 2010, ce chapitre a apporté des éléments de réponse à une grande question : le don est-il le principe organisateur des couples familiaux au sens que Godbout et Charbonneau accordent à cette expression ? Pour Godbout comme pour les répondants, c’est clair : la famille n’est pas d’abord et avant tout centrée sur l’intérêt. D’ailleurs, affirment les répondants, c’est plutôt l’inverse : la vie de couple familial demande de renoncer à un plus grand confort matériel et financier. Le don circule en abondance chez les couples interrogés. La richesse de ce qu’ils donnent et reçoivent est incontestable et concerne surtout l’intangible, et notamment le temps, la présence et des attitudes diverses qu’on peut rassembler sous le terme de « meilleur de soi », plutôt que des cadeaux. Pour ce qui est des services, la plupart sont perçus par les répondants comme appartenant au registre du « normal » ou du « naturel ». Les couples interrogés se lient donc dans le don. Contrairement à ce qu’en disent les sociologues de l’aliénation, de la crise et de la relation, les relations qu’ils créent et soutiennent quotidiennement font de leurs couples familiaux des familles

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fondées dans la solidarité et l’affection, ainsi que le supposaient les sociologues de l’intégration. Sans cette solidarité et sans cette affection, mais plus encore sans don, ils pensent que leur famille se désintègrerait. Ils évoquent ce qu’il y a entre eux en termes de liens, non de relation. C’est important. En parlant de liens, d’histoire de couple fondée sur des efforts constants pour comprendre l’autre, le respecter, établir des compromis afin de construire une histoire commune avec lui, les répondants évoquent une réalité qui ne peut pas être cernée par la théorie du modèle relationnel, et ce, d’autant plus que la réalité qu’ils évoquent demande de renoncer à sa liberté afin de pouvoir donner de manière inconditionnelle (sans oublier qui on est, toutefois). Car même si les couples interrogés s’apportent des choses qui sont bien identifiées par certains théoriciens du modèle relationnel (sécurité, soutien, validation, par exemple), ces choses se comprennent mieux par la théorie du don, qui les voit circuler et qui comprend d’où vient que ces choses se donnent. L’origine de ces dons, de fait, se situe dans des sentiments forts, qui alimentent les liens et leur confère un sens. Cette conception contraste avec celle de la théorie de la relation pure, par exemple, où les individus prennent ce qu’ils veulent, quand bon leur semble, quittent la relation lorsqu’elle ne leur apporte pas ce qu’ils désirent et qui, s’ils donnent, le font presque par hasard, parce qu’ils éprouvent le désir spontané et momentané de le faire, dans une recherche de gratification qui les concerne de manière égocentrique d’abord et avant tout. Les dons de la relation pure rappellent ainsi ceux des couples fondés sur l’intérêt : on cherche à retirer le maximum de l’union. Or, c’est un mécanisme et des motifs tout autres qui animent les participants, ainsi que seule une analyse fondée dans le don peut le démontrer. C’est ce qui est fait dans les derniers chapitres de cette thèse.

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Chapitre 7 : Les sentiments forts qui permettent le don en tant que principe organisateur 7.1 Introduction

Les membres des couples familiaux se donnent donc constamment, les uns aux autres, des objets, du temps, de l’engagement, de l’attention et des attitudes diverses qui peuvent être rassemblées sous le terme de « meilleur de soi ». Ce constat constitue une preuve importante que le don est le principe organisateur des couples familiaux interrogés, au sens de Godbout et Charbonneau. Or, l’est-il au sens, plus profond, de Godelier ? Le don réside-t-il au fondement des échanges et des liens qui se développent dans les familles ? Constater que les membres des couples familiaux posent constamment des gestes de dons et qu’ils ancrent ces gestes dans des attitudes qui traduisent un don du meilleur d’eux-mêmes permet-il de conclure sans plus que le don est le principe organisateur des familles, plutôt que l’intégration, l’intérêt, l’exploitation/domination, la crise (principe organisateur impossible à déterminer ou à stabiliser), l’égocentrisme – ou rien, ou autre chose encore ? Ce chapitre ne répond pas définitivement à la question (c’est la fonction du chapitre 8), mais examine un élément crucial qui permet ultimement de le faire. Il s’agit des sentiments forts. Ces sentiments, en effet, sont ce qui permet de répondre à la question de Godelier : qu’est-ce qui pousse les gens à donner ? Pourquoi les membres des couples interrogés consacrent-ils tant de temps et d’énergie à leur famille ? Comment accèdent-ils au meilleur d’eux-mêmes et pourquoi l’offrent-ils à leur famille ? Pourquoi sacrifient-ils des projets personnels au profit du bien-être familial ? Comment trouvent-ils la patience et le courage de travailler sur eux-mêmes et de supporter des contraintes qui n’existeraient pas dans un mode de vie autre que familial pour que leur famille se porte bien ? La réponse réside dans les sentiments forts qu’ils éprouvent envers les autres membres de leur famille et envers leur famille en tant qu’entité. Ce sont ces sentiments qui motivent et soutiennent le don qui a cours dans les familles. Pour Illouz, les sentiments sont des phénomènes sociaux qui sont des moteurs d’action puissants et la sociologie doit s’y intéresser de près :

Le sentiment n’est pas l’action en elle-même, mais l’énergie intérieure qui nous pousse à agir et qui donne à nos actes leur « tonalité » et leur « couleur » particulières. Le sentiment peut donc être défini comme le pôle énergétique de l’action, si l’on considère que cette énergie relève simultanément de la cognition, des affects, du jugement, de la motivation et du corps. Loin d’être des réalités présociales ou préculturelles, les sentiments ont des dimensions culturelles et sociales et c’est ce mélange qui leur confère une capacité à fournir l’énergie nécessaire à l’action. […] Les sentiments sont des aspects profondément internalisés et non réfléchis de l’action, non pas parce qu’ils ne contiennent pas de culture ou qu’ils en contiennent peu, mais au contraire parce qu’ils en contiennent trop. (ILLOUZ 2006 : 14-15. Illouz souligne, puis nous.)

Pour Durkheim, c’est clair : les individus sont liés par le sentiment avant d’être liés dans les règles. Dès les débuts de la sociologie de la famille, en effet, la prémisse est qu’un engagement et une affection profondément ressentis sont nécessaires à l’établissement et au maintien de la famille. Ces sentiments forts sont nombreux et complexes, ils portent des noms variables (amour, sentiment ou affection, notamment) et sont liés entre eux de diverses façons, mais une chose

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est certaine : ils gravitent autour de l’amour. Évidemment, ces sentiments ont toujours été perçus par la sociologie comme des construits sociaux, dont l’importance s’est affirmée avec la modernité. Pour Shorter (1977), par exemple, la famille moderne est née d’une « importance croissante accordée au sentiment », tant vis-à-vis du conjoint qu’à l’égard des enfants. Ces sentiments, qui incluent la valorisation de l’amour, des relations intrafamiliales, de l’affectif et de la sexualité (SHORTER

1977 ; BRUCKNER et FINKIELKRAUT 1977 ; LUHMANN 1990 [1982] ; DE SINGLY 1996, 2010 ; BRUCKNER 2009, 2010), se sont imposés à mesure que se contractait la famille et que s’affaiblissaient les pressions holistes qui avaient jusqu’alors dicté de fonder des familles qui reconduisent les intérêts des groupes sociaux plus larges dans lesquelles elles s’inscrivaient (la famille élargie, notamment). Or, en même temps que les individus sont devenus libres de choisir leur conjoint (puis, éventuellement, d’avoir ou de ne pas avoir de conjoint, ni même d’enfants), il a fallu que « quelque chose » prenne le relais de l’ancienne obligation sociale qui encourageait à fonder une famille. Ce quelque chose, c’est le sentiment. En famille moderne, on choisit donc son conjoint à partir de l’amour qu’on éprouve à son endroit. Or, l’amour entre partenaires ne dure pas, croient constater les théoriciens de la crise du modèle moderne. Tant Dagenais (2000) que Beck et Beck-Gernsheim (1995) estiment que c’est le pathos des comportements amoureux contemporains qui cause problème : les sentiments constituaient certes un fondement relativement rationnel et efficace des familles modernes au départ, mais le problème est qu’ils sont devenus exaltés, dirigés par une émotivité sans frein. Ce pathos est insatiable, sans limite : l’amour passionnel importe plus que tout et peut tout détruire. La famille est à la merci de l’élan sexuel, de l’envie subite et frénétique de « vivre autre chose ». C’est, explique Illouz, qu’une « culture de l’affectivité » s’est développée au cours du dernier siècle qui, en poussant l’individu à une réalisation du Soi fondée d’abord sur l’intime, en complexifiant son expérience émotionnelle et relationnelle et en le considérant désormais comme capable de démêler seul les intrications de ses choix sentimentaux, conjugaux et sexuels, s’est alliée à un « capitalisme émotionnel » qui s’est approprié les affects « au point de transformer les émotions en marchandises ». L’individualisme, dans cette perspective, est à son apogée : « On utilise l’autre jusqu’à ce que ça ne fasse plus l’affaire d’ego. » (DAGENAIS 2000) Pour ces auteurs, les sentiments « échappés » de la contrainte sociale traditionnelle perdent leur profondeur et leur force dans leur fuite. Le mariage lui-même sert d’abord et avant tout la construction du Soi, explique de Singly (1996, 2007, 2010). Cet épanouissement personnel implique nécessairement, de ressentir une impression constante d’exaltation, ou à tout le moins d’utilité ou de satisfaction à l’égard de sa vie conjugale et familiale. C’est le bonheur personnel, expliquent plusieurs sociologues de la famille des dernières décennies, qui figure au cœur de la quête conjugale. Or, le bonheur ne tient pas de lui-même. Pire : la quête de la félicité constante conduit vers des objectifs largement opposés à ceux du couple et de la famille solide et pérenne. Il faut donc, selon Bruckner (2009, 2010), séparer de nouveau amour, sexualité et intérêt à vivre à deux. Un avis partagé par plusieurs théoriciens de la crise. Pour les théoriciens du modèle relationnel, en revanche, la solution consiste plutôt à accepter le caractère éphémère des sentiments. « L’amour conjugal ne dure pas : très bien, affirment-ils. Prenons en acte. Retranchons la durée de la définition de ce qu’est un couple. » Conclusion : sans durée, le couple est une « relation ». La relation pure giddensienne va jusqu’à avancer que la relation « flotte », qu’elle surgit de l’envie du moment, qu’elle ne repose sur rien de concret et qu’elle se dissout dans l’air du temps au moindre inconvénient. Les « relations pures » contemporaines, libérées des normes, fondées

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sur l’ici, le maintenant, l’épanouissement personnel et la rencontre sexuelle, plutôt que sur l’engagement (GIDDENS 2004 [1992] ; BAUMAN 2008 ; ILLOUZ 2012 ; IACUB 2016), constituent une réponse pragmatique au fait, perçu comme incontestable, que l’amour ne dure pas. Les sentiments forts, ici, n’ont que peu à voir avec ceux que définit cette thèse, et consistent en la quête de liberté individuelle et dans le désir sexuel. Or, si les théoriciens du modèle relationnel voient bien que la relation occupe une place centrale dans le fonctionnement des couples contemporains, ils négligent le moteur de cette relation, sa motivation, sa raison. Le problème se situe en partie au niveau de la conceptualisation : ces théoriciens parlent en termes de « relation », phénomène situé dans l’espace et le temps et motivé par des envies et des désirs personnels momentanés, et non en termes de « liens » profonds et durables, ainsi que le font les théoriciens du don. Les sentiments forts jouent un rôle central tant dans la théorie de l’intégration que dans la théorie du modèle relationnel. Cela n’est pas un hasard. Que ces sentiments figurent au cœur tant de l’analyse la plus holiste que de la plus individualiste ne peut qu’attirer l’attention sur la nécessité de les étudier de plus près, et ce, en dépit d’une certaine méfiance qu’entretient une partie des sciences sociales envers ce qui peut être considéré comme un aspect plus psychologique de l’existence humaine. Les sentiments qui animent les participants interrogés sont profonds et ont des effets durables. Cette profondeur de sentiment, on la retrouve chez les théoriciens de l’intégration. Pour Durkheim, un principe souterrain permet l’adaptation de la famille au plus fort des pressions capitalistes et individualistes : il s’agit de la solidarité ancrée dans le sentiment. Pour Burgess et Locke, à l’inverse, c’est l’amour qui assure la solidarité : « Romantic love is in and of itself a unifying factor. » (BURGESS et LOCKE 1945 : 337) Pour Parsons, c’est notamment l’acceptation de son rôle par chacun de ses membres qui assure la pérennité des familles. Cette acceptation se fonde dans l’affection (certes transmise par la socialisation, ce qui l’apparente au sentiment « obligé » par la contrainte sociale chez Durkheim ou des théoriciens de la crise du modèle moderne). Pour les théoriciens de l’intégration, amour et solidarité sont donc étroitement liés. Or, si c’est bel et bien de la solidarité, que les conjoints interrogés manifestent l’un envers l’autre, une solidarité ancrée dans des sentiments forts qui créent de la cohésion familiale, ces sentiments forts ne surgissent pas du simple fait d’appartenir à un groupe et d’apprendre à en partager les caractéristiques (langue, valeurs, religions et rôles sociaux, par exemple) par la socialisation ou par l’intégration. Les membres des couples familiaux ne se cantonnent pas à des rôles parsoniens124. Pour Parsons, l’action sociale dépend à la fois des buts que se fixe l’acteur, de l’attente de l’autre vis-à-vis de cette action et de l’attente que se fait l’acteur de l’attente de l’autre (parce qu’il a été socialisé pour comprendre et répondre à cette attente, il agit notamment dans ce but). Pour que ces interactions fondées sur les « attentes d’attentes » fonctionnent, il faut que chaque acteur se conforme à un rôle. En famille nucléaire, chaque membre de la famille a une bonne idée de ce à quoi il peut s’attendre de la part d’une mère, d’un père, d’un frère, d’une sœur et de la façon dont il doit lui-même agir pour répondre aux attentes qu’ils ont à son endroit. Or, une attente fondamentale est l’attente de sentiments.

124 Les couples interrogés continuent néanmoins d’endosser des rôles plus ou moins en accord avec ce qu’ils ont profondément intériorisé pendant des années de socialisation. Le monde a changé depuis les années 1940 et les rôles ne sont plus aussi définis qu’à l’époque où écrit Parsons, mais il reste quand même des rôles au sens parsonien, rôles situés dans des systèmes d’action à la jonction de la personnalité et des interactions du système social qui, elles, se réfèrent à des modèles et à des valeurs qui trouvent leur signification dans la culture.

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Parsons explique qu’afin de satisfaire cette attente, mais également de la perpétuer, les membres des familles apprennent non seulement à manifester certains sentiments, mais à les éprouver également. Les sentiments forts, dans cette perspective, sont transmis socialement et répondent aux nécessités familiales, non à ce qu’on éprouve au fond de soi125. Or, propose Parsons, la stabilité sociale ne repose pas sur l’intérêt ou l’utilitarisme, mais bien sur le sens que les gens donnent à leurs actions. Ce sens naît certes d’un échange d’informations constant sur les attentes réciproques entre la conscience de l’acteur et la société. Il répond à des règles, des normes et des modèles qui le structurent et lui assurent une cohérence (ROCHER 1988 : 43). Cette idée n’est pas neuve : nous l’avons vue chez Durkheim, pour qui les normes intégrées par les individus et les familles sont liées aux « représentations collectives », aux pratiques et aux manières d’être d’une société à une époque donnée. Il faut donc que les actions, mais aussi les sentiments, aient un sens. Les participants établissent certes des liens sociaux fondés dans des motivations intrinsèques, mais il est plus juste d’affirmer que ces motivations relèvent d’élans profondément ressentis et sensés que de conformité sociale ou d’un « code de l’amour »126. Ces élans se situent à la « frontière entre le biologique et le social » et sont ce qui fait que le couple ou la famille « prend ». Chez les participants, les sentiments fort, en effet, créent et se forment dans un lien de réciprocité qui permet le fonctionnement de leurs couples familiaux. La socialisation joue certes un rôle important, mais elle ne suffit pas à expliquer les sentiments forts en contexte individualiste. Il n’en demeure pas moins que les sentiments forts qui figurent au cœur de cette thèse ont des liens de parenté avec les sentiments forts des théoriciens de l’intégration. L’un des problèmes et, du coup, l’une des originalités de cette thèse, consiste donc à montrer pourquoi la théorie de l’intégration ne parvient pas aussi bien que la théorie du don à cerner ce qui se passe au sein des couples avec enfants. Les théoriciens de l’intégration, en effet, ne montrent pas comment les sentiments forts s’incarnent, se vivent, se consolident et se perpétuent dans des relations concrètes, adaptées à leur contexte social et à leur époque. Ils peinent à expliquer pourquoi, en dépit des changements de forme, de valeurs et de motivations qu’a traversés la famille occidentale au cours des dernières décennies, des sentiments forts continuent d’animer les gens qui se mettent en couple et qui fondent des familles, et ce, même si la société les y encourage beaucoup moins qu’auparavant.

* La théorie du don est donc celle qui permet de voir que, chez les personnes interrogées les sentiments forts fondent certes de la solidarité, mais plus encore : ils sont la base d’une interaction instituante, et ce, de deux façons : d’abord en rendant possibles les gestes de don « à la surface des choses » et aussi en constituant en grande partie le « quelque chose » de

125 Luhmann est d’accord : à partir du moment historique où l’amour se met à figurer au cœur de la mise en couple et de la fondation des familles, il faut que les individus apprennent à le ressentir et à le vivre selon des représentations socialement partagées et comprises. Pour Luhmann, le sentiment amoureux relève surtout d’une « sémantique amoureuse », d’un code établissant les règles de ce qu’on peut/doit éprouver sur le plan affectif et que les gens apprennent à ressentir : « Le code encourage à former des sentiments qui lui soient conformes. Sans lui, la plupart des gens […] ne parviendraient nullement à de tels sentiments. » (LUHMANN 1990 [1982] : 18) Belleau (2012, BELLEAU et MARTIAL 2011) évoque un « code de l’amour ». 126 Et ce, même si la contrainte et la codification de la vie sociale peuvent échapper à la conscience des acteurs qui vivent leurs motivations et leurs élans en conformité sociale comme s’ils étaient attribuables à leur individualité.

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sous-terrain qu’on ne donne pas et qui rend possible que le don « à la surface » circule. C’est dans et par les sentiments forts que se déploie la relation de don, car au-delà de la solidarité mise au jour par les théoriciens de l’intégration, ce n’est que dans un sentiment profond que peut s’établir un lien pérenne, garant de stabilité, de réciprocité et de sécurité, qui rend la vie de couple familial fonctionnelle au jour le jour. Ce sentiment profond garant d’un lien durable, Godbout et Charbonneau en montrent l’existence et le fonctionnement au sein des familles élargies québécoises des années 1990. Toutefois, en affirmant que la formation du couple est « le phénomène de base » du don au sein des familles parce qu’il permet l’accueil d’ « un étranger » par l’alliance, ils font des sentiments forts une émotion transmise par la socialisation par et pour le groupe familial, et observable surtout au sein des familles élargies. Cette façon de voir les choses rappelle celle de Parsons et des théoriciens de la crise, pour qui seul des sentiments forts encouragés socialement peuvent assurer la pérennité des familles et, de fait, dans les familles élargies, la socialisation joue certainement un rôle dominant dans les sentiments forts Or, c’est un tout autre mécanisme que les témoignages récoltés mettent au jour. Chez les couples interrogés, la mise en couple peut certes être envisagée comme un don primordial, qui permet les autres dons familiaux. Le caractère essentiel de ce don repose toutefois sur les sentiments intenses qui le motivent, et non sur l’accueil d’une personne perçue comme arrivant de l’extérieur. « J’aime mon chum, je vais vouloir passer du temps avec lui, peut-être un petit peu plus que mes parents ont voulu en passer ensemble », affirme ainsi Justine. De fait, le déplacement de la perspective, qui passe du groupe élargi à la dyade conjugale, peut en partie être envisagée comme générationnelle : c’est à partir des années 1990, peu ou prou, que le changement de régime familial, d’holiste à individualiste, s’est précisé et intensifié. Les couples d’aujourd’hui ont plus de chances que ceux des décennies passées d’inscrire leur engagement familial dans des sentiments personnels, ou de couples, que leurs parents, pour qui ces sentiments avaient plus de chance de relever d’un certain conformisme social. Godbout et Charbonneau présentent également le fait d’avoir des enfants comme un don important, un « don de vie ». Ce chapitre abonde dans ce sens. Toutefois, ici encore, le don repose sur des sentiments forts ancrés dans les individus et dans les couples plutôt que sur l’inscription dans un cercle de don, dans une « roue qui tourne » et qui permet que le don circule au sein de la parenté. En tout état de cause, Godbout et Charbonneau ne s’intéressent que très peu à ce qui se passe au sein des couples, aux liens qui s’y créent et à ce qui motive leurs interactions. C’est toute cette thèse qui, s’efforçant de « remettre au creuset » les concepts qui ont servi à analyser le fonctionnement des familles jusqu’à présent, montre donc que ce qui s’institue par la mise en couple, qui est inaliénable et qui permet le don, ne relève d’abord ni de l’exploitation, ni de l’intéressé, ni de pressions holistes, ni de sentiments inculqués par la socialisation, ni d’une diversité de conception et d’échafaudage de projets familiaux, mais est plutôt vécu d’abord et avant tout comme un sentiment profond et peut-être universel. Ce sentiment est ce que Mauss entendait par « roc de la morale humaine » : une chose qui se situe au moment où le lien prend, à la frontière du biologique et du social, quelque part entre l’égoïsme et l’altruisme purs, fondé dans un sens aigu de soi, des autres et de la collectivité, et qui engage les gens à donner. Si on se fie aux témoignages recueillis, au sein des couples familiaux, cette chose est de trois ordres :

• l’envie d’un projet familial commun ;

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• l’amour pour les enfants ;

• et l’amour pour le conjoint. Le développement qui suit apporte des preuves à l’appui de cette triple affirmation et propose un éclairage sur la façon dont ces sentiments forts se déploient. Parce que plusieurs témoignages qui vont dans leur sens ont déjà été rapportés au chapitre 6, et afin d’éviter les répétitions, la section qui suit se contente de compléter « la preuve ». L’idée que ces sentiments forts sont ce qui ne s’échange pas et qui permet le don sera discutée au chapitre 8.

7.2 Envie d’un projet familial commun Tous les répondants parlent d’un « projet familial commun » fondant leur vie commune. Ce projet a germé tôt dans leur relation et s’est développé à mesure que l’amour, l’engagement et la confiance se sont affirmés et qu’ils ont continué de revêtir une importance primordiale à leurs yeux. Certains parlent de « dévouement », voire de « dévotion », à son égard. Cette sémantique contraste vivement avec le portrait familial proposé par Becker, pour qui la famille forme une cellule économique utilitaire, c’est-à-dire une « unité de production domestique », où règnent calculs et recherche de profit. Ces opérations comptables incluent l’évaluation de l’opportunité de se marier et d’avoir des enfants et du moment le plus profitable pour le faire. Pour Becker, avoir ses « propres enfants » est le but premier du mariage, un but égoïste et intéressé. Or, cette vision est problématique. Il ne s’agit pas de nier que le projet familial réponde à des désirs personnels ou que des motivations intéressées puissent se mêler aux sentiments forts. Mais les témoignages recueillis ne laissent pas de place au doute : le calcul n’est pas la motivation première. Avoir des enfants répond à une motivation beaucoup plus profonde, à la frontière du biologique du social, ancrée dans des sentiments forts. Rappelons que pour Kaufmann (2010b : 183-184), le désir d’enfant « provoque d’intenses vibrations ». Contrairement à ce qu’en pense Becker, le projet familial, incluant le désir d’enfant, repose donc sur des sentiments forts, et non sur le calcul que faire des enfants revient à prendre une assurance pour ses vieux jours, par exemple. Les répondants, en effet, ne conçoivent pas ce projet familial sans l’amour qu’eux et leur conjoint éprouvent l’un pour l’autre. Lorsqu’on les interroge sur leur envie initiale de faire vie commune, les personnes interrogées racontent que ces sentiments forts prennent la forme concrète d’une envie forte d’ « être ensemble » :

La vie conjugale, c’est le… le désir, le désir de vivre ensemble et le désir, la nécessité qu’on éprouve à vivre ensemble. (Olivier. Il souligne.)

-Est-ce que tu te souviens de ce que vous avez pris en considération pour décider de vivre ensemble? -Ben, je sais pas. Je pense qu’on était amoureux, puis… Moi, à ce moment-là, je n’étais plus tout à fait en appartement, j’étais chez mon oncle. […] Puis [ma conjointe] était en appartement, puis y avait de la place ! (rires) En tout cas, moi, j’ai pas pensé tant que ça, sauf qu’on avait envie d’être ensemble. (Denis) Dans notre relation, dès le départ, c’était qu’on voulait une relation ensemble. Fait qu’on fait beaucoup ensemble. On voulait faire les activités ensemble. C’était pas qu’on rentre ensemble [en fin de journée], puis moi je fais ça, puis toi tu fais ça, puis on a des vies à part. Même dans la cuisine, c’était pas : toi tu

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cuisines pendant que moi je fais quelque chose à l’ordinateur. On veut être ensemble le plus possible, là. (Kevin. Il souligne.)

Puis c’est le projet familial commun qui devient crucial, fondé sur la maturité, l’engagement et l’amour :

C’est parce que je me suis engagé avec toi. Puis moi, dans ma tête, je me voyais vieillir avec elle. Ça me faisait très peur parce que j’étais pas prêt à m’engager comme ça, mais je me voyais vieillir à ses côtés. Fait qu’après trois mois, dans ma tête, c’était clair. Même si je trouvais ça lourd, au cégep. Mais c’était clair pour moi. (Éric)

C’est ça que je voulais faire. Être la conjointe de quelqu’un, cheminer à travers ça. C’était vraiment ça. C’était pas tant : « Moi, je veux faire ça dans la vie », mais « C’est à travers ça que je veux cheminer ». (Emma)

Rapidement, ce projet familial se cristallise autour de son noyau, le désir d’enfant127, fondé, encore une fois, dans les sentiments forts :

Je voulais avoir une famille. Avoir des enfants. (Charles)

Pour moi, c’est évident que c’est ça que j’allais faire dans la vie, être une mère. Au foyer aussi. (Emma) C’était d’aller chercher, probablement, le gros motton d’amour que ça amenait, ou de petits bonheurs au quotidien. C’est ça, dans le fond, la famille. Puis le couple aussi! Si j’avais pu en avoir, des frères et sœurs, j’en aurai eu ! Fait que ça c’est quelque chose que je voulais offrir, même à mes enfants aussi. Cette richesse familiale-là. (Sébastien)

L’énergie, dès lors, est mise en premier lieu au service du projet familial :

Pour moi, ça a toujours été clair que le bout que [ma conjointe] faisait quand elle était à la maison, ça a autant de valeur, sinon plus, même, que le fait d’aller au travail. Puis de revenir le soir… […] Parce qu’encore là, c’est la famille qui est le point central de tout. (Sébastien. Il souligne.) -Y en a qui pourraient dire que c’est une grande générosité de ta part d’avoir partagé tout ton salaire pendant ces années-là. Est-ce que toi, tu le vois comme ça ? -Non. Pas du tout. Parce que je trouve que si à 20 ans, tous les deux, on a une vision d’avoir une vie qui est réussie, ça veut dire qu’on doit élever une famille. On aime ça. Et on aime la fierté d’avoir ensemble créé une famille, créé d’autres traditions différentes de nos parents et une autre culture à nous. Si tu es d’accord avec ça, l’homme qui apporte l’argent comprend très bien qu’elle, elle fait en sorte qu’il a une vie accomplie. Elle me donne les enfants, elle me donne l’amour, elle me donne la bouffe, une maison qui est en ordre, les voyages, elle a plus de temps pour regarder les voyages. (Charles) Je sens qu’il y a quelque chose de complet dans ce que j’ai créé. Puis il y a une fierté à avoir fait ça, aussi. Donc des projets de famille […], c’est un projet d’équipe, c’est un projet de devenir, c’est un projet… tu t’en vas vers quelque chose. Tu t’en vas pas vers du vide. C’est le fun d’avoir ça. Tsé, y en a qui disent : « Là j’ai des enfants, j’ai la maison, ça va prendre d’autre chose. » Non. Le projet est là, y est encore en train de grandir. Je vois mes enfants grandir puis j’ai du fun avec ça. (Éric)

127 La proposition que l’envie forte d’un projet familial se cristallise autour d’un noyau qui est le désir d’enfant ne peut évidemment s’appliquer qu’aux couples qui désirent des enfants, ce qui était le cas des couples interrogés. Pour une critique sociologique du désir d’enfant, voir BADINTER (2010) et JOUBERT (2010).

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Pour les répondants, il va de soi que le projet familial commun doit être basé sur l’amour, ainsi que l’exprime Sébastien avec éloquence :

On se dit souvent : « La famille est là parce qu’on s’aimait au départ. » Parce que s’il y avait pas ça, y aurait pas le reste aussi. Fait que probablement qu’en-dessous de l’idée de la famille, y a toujours l’idée que c’est la famille fondée avec [ma conjointe]. La personne que j’ai choisie. (Sébastien)

Si le projet familial n’est pas basé sur l’amour :

Y en a un au moins dans le couple qui se sent obligé d’être avec l’autre. Je sais que dans mon entourage c’est déjà arrivé que l’un se sentait mal de laisser l’autre parce qu’il y avait un enfant. Mais en même temps, le couple était un peu voué à l’échec dès le départ. […] Quand le ciment, c’est l’enfant, mais que les deux personnes, y en a une qui est plus capable d’endurer l’autre, c’est plus une vie, là ! (Christophe)

Qu’il ait été nourri de longue date ou qu’il ait fait l’objet de fortes hésitations (ce n’est le cas que de Justine, et seulement par rapport à la décision d’avoir ou non des enfants), le projet initial continue d’être entretenu activement, tant dans l’engagement concret que dans la persistance et l’entretien des sentiments forts, ce qui permet de créer un « noyau », une « unicité », une « bulle » :

On travaille pour cette entité-là, puis l’entité, ce qu’elle veut, c’est que tout le monde s’épanouisse, que les enfants deviennent des quelqu’un puis qu’ils choisissent des – qu’ils fassent du soccer, s’ils aiment ça, puis de la musique s’ils aiment ça, puis que les parents aient leurs petites passions chacun de leur côté, mais il reste que ce qui les rejoint tout le monde ensemble, c’est ce noyau-là. Fait qu’il faut que tout le monde souffle sur les braises pour que le feu continue. Faut que ça soit entretenu. (Sébastien)

C’est de s’impliquer dans notre famille. Ça devient un peu – on n’est plus que des individus uniques, finalement. Individuels. C’est comme « unicité » de la famille. Ça devient comme une petite bulle, finalement. (Sandrine) On a deux enfants puis c’est assez. On n’en veut pas d’autres, pas parce qu’on n’est pas content, mais justement, parce que je me sens rempli. Je sens que ce dont j’avais besoin au niveau du groupe dans ma vie, est là. J’ai peur de mettre à risque ce que j’ai si j’essaie d’en avoir plus. C’est peut-être peureux, mais je protège cette unité-là. (Éric)

Notons finalement que si les répondants ne s’attendent pas à un retour sur leur investissement dans la vie familiale au sens propre de l’expression, ils s’attendent quand même à un investissement égal de la part de leur conjoint dans ce projet commun. Cette attente est fondée sur l’engagement et la confiance et n’est que rarement déçue de manière importante. (Les petites déceptions quotidiennes sont plus fréquentes.)

7.3 Amour pour les enfants Ainsi qu’on a pu le constater à plusieurs reprises jusqu’à maintenant, les répondants se font lyriques lorsqu’ils parlent de ce qu’ils éprouvent pour leurs enfants : « Je suis follement en amour avec mes enfants. Il me semble que ma vie n’aurait pas été complète sans ça. » (Éric) Cet amour que les répondants portent à leurs enfants n’a rien de nouveau. Nous avons vu que l’attention, l’intérêt et l’affection portés aux enfants sont généralement considérés comme des piliers de la famille depuis la modernité : « [L]a famille moderne qui surgit entre le XVIIe et le XIXe siècle se fonde sur l’affection croissante qui

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unit les époux à leurs enfants. Ce modèle forgé par une bourgeoisie en pleine expansion fait du foyer une petite communauté sentimentale qui s’isole du reste de la société. » (BRUCKNER 2009 : 104) Pour Théry, cet intérêt porté aux enfants a abouti, au fil des décennies, à la notion d’ « intérêt de l’enfant », concept juridique, mais également social, qui donne lieu à une « rhétorique de la responsabilité » parentale, à laquelle les parents s’efforcent de répondre. Or si ce sentiment de responsabilité est bien réel, et qu’il s’incarne dans l’aspect inconditionnel du don, il ne suffit ni à inspirer les répondants à long terme ni à agir comme moteur stable des liens de réciprocité, et donc du don, qui parcourent les couples familiaux interrogés. De Singly (1996), de son côté, met l’accent sur la tâche parentale, centrale ces années-ci selon lui, qui consiste à stimuler et à garantir l’épanouissement des enfants. Cet idéal se donne à voir dans l’éducation personnalisée que chaque fille ou fils reçoit. Contrairement à l’enfant qui naissait jadis dans un rôle social qu’on s’efforçait de lui inculquer tout au long de son enfance et même au-delà, l’enfant est désormais reconnu comme un être personnel dès sa naissance. Ces éléments imprègnent les témoignages des répondants, qui se sentent responsables du bien-être de leurs enfants et qui veillent à leur épanouissement :

[Je fais partie] des gens qui veulent des enfants pour accompagner les enfants, puis les aider à découvrir qui ils sont, puis ce qu’ils veulent. (Jeanne) Pour nous, ça aussi, ça a toujours été important, de leur faire tâter toutes sortes d’affaires. De lire des fois quelque chose que tu trouves plate, juste pour voir si tu vas aimer ça. On sait jamais ! Puis si t’aimes pas ça, c’est correct. On passe à autre chose. C’est ça dans plein de sphères de notre vie, pour la bouffe, pour les activités, pour les films, pour les lieux, ne serait-ce que ça : on fait des vacances, puis on essaie de changer toujours de places parce qu’on veut qu’ils découvrent des choses. On veut qu’ils découvrent le Québec, on veut que… Fait que c’est ça : on leur offre la possibilité de devenir ce qu’ils ont à devenir, mais en leur donnant le plus d’outils possible. (Sébastien)

Or, il ressort de leurs témoignages que les efforts qu’ils consacrent au bien-être et à l’épanouissement de leurs enfants sont exigeants tant sur le plan du travail sur soi que sur celui de l’attention, du temps et de l’énergie consacrés au temps de qualité passé auprès d’eux :

J’essaie de me préparer à donner. Mais c’est pas… parce que j’ai pas d’exemple paternel. Je l’ai pas vécu. Donc c’est inédit, inusité pour moi. […] Puis je vais essayer d’être le père que je n’ai pas eu. […] Présent, puis à l’écoute. Affection. Compréhension, aussi. Puis patience. (rires) (Christophe)

Pour les répondants comme pour Dagenais, devenir parent demande donc un renoncement à soi-même jusqu’à un certain point : « Depuis la nuit des temps, être parent a toujours été le contraire d’un droit personnel, cela a impliqué d’une manière ou d’une autre un renoncement (à la liberté de faire comme on veut) et cela constitue la forme renouvelée d’une acceptation ou d’une assomption de sa condition. » (DAGENAIS 2002-2003) Or, alors que Dagenais croit constater la perte de cette capacité parentale au renoncement au profit d’un individualisme exacerbé, les répondants montrent bien qu’au contraire, parce qu’il prend sa force et son inspiration dans les sentiments forts, ce renoncement (plutôt vécu comme un don de soi que comme un renoncement par ailleurs) se déploie avec vigueur au sein des couples parentaux :

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Ça demande – ça demande du don, justement, parce que ça exige de perdre le contrôle un peu puis de dire : « Je me donne, puis je suis là pour toi, puis j’attends rien en retour, j’attends pas nécessairement que tu sois toujours poli avec tout le monde pour moi, me faire sentir bien ou j’attends pas que t’aies des bonnes notes pour que moi, je me sente bien de dire : "Mon enfant, c’est le top de la classe." » Fait qu’il peut y avoir une notion de don quand t’as des enfants, de justement les aimer pour ce qu’ils sont. C’est peut-être le plus gros don que tu fais à tes enfants. (Jeanne)

Moi, j’étais convaincu que j’avais marié une femme de carrière. (rires) Et quand elle a eu les enfants, pour elle, ça a été : « Qu’est-ce que j’ai de plus important à faire que de m’occuper de mes enfants ? » (Denis)

Son père était difficile. Elle trouvait ça triste. Même à 12 ans, elle se rendait compte que c’était pas sain. Fait qu’elle trouvait que : « Le jour que j’ai des enfants à moi, je veux leur donner toute mon attention. » Je pense que ça, ça l’a aidée à prendre cette position [d’être à la maison]. Pour élever des enfants. (Charles)

Notons finalement que depuis la famille moderne, « les parents font tout pour que leurs enfants se détachent d’eux et voguent de leurs propres voiles » (DAGENAIS 2000 : 23). Pour Dagenais, il s’agit là d’un phénomène de plus qui démolit la famille. Or, si les couples familiaux des années 2000 continuent eux aussi de préparer leurs enfants à l’autonomie et à une vie de couple détachée des exigences que posait jadis la famille élargie, deux choses ont évolué : d’abord, le détachement souhaité ne sera peut-être pas aussi sec que jadis. Les participants accordent beaucoup d’importance au développement et à l’entretien de liens forts et au fait d’être ensemble. De nouvelles technologies de communication, par ailleurs, permettent des liens beaucoup plus suivis avec les parents et les grands-parents qui habitent loin. D’autre part, lorsqu’on envisage la dynamique familiale à partir du don, on voit bien que ce n’est pas un individualisme débridé qui préside à l’éducation d’enfants qui partent à la conquête du monde sans se soucier des liens familiaux une fois parvenus à l’âge adulte, mais bien, au contraire, le souci de donner et d’accepter inconditionnellement l’enfant qui se développe, se déploie, et qui une fois devenu adulte poursuit son avancée dans l’existence fort de l’amour prodigué par des parents avec qui il maintient des liens idéalement forts. Il s’agit là d’une dynamique ancrée dans des sentiments d’amour et de don profonds, diamétralement opposée à la conception selon laquelle tant les parents que les enfants contemporains ne pensent qu’à eux-mêmes avec égoïsme. Car dans cette dynamique, laisser aller les enfants demande des efforts, une recherche d’équilibre entre les élans individuels et ceux du couple familial, dont les membres souhaitent vivre des choses ensemble et un amour inconditionnel envers les enfants :

On dirait qu’on les voit encore moins parce qu’ils ont chacun leurs affaires. Là, ils vieillissent puis ils partent avec leurs amis, fait que c’est important qu’on vive ça ensemble. Encore là, y a un aspect don. (Sébastien. Il souligne.)

Ici encore, l’engagement parental relève d’une morale fondée dans une rhétorique de la responsabilité, mais également dans les sentiments forts. Étant donné que la grande majorité des enfants des couples interrogés sont d’âge préscolaire ou primaire, il s’agit là, toutefois, de suppositions qui demandent à être corroborées.

7.4 Amour pour le conjoint : le couple comme maillon fort Lévi-Strauss a démontré que le système de parenté est un système de différences et d’échanges. Une tribu, une fratrie, un clan, cède une de ses

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femmes à un autre clan et reçoit en échange une autre femme. Le couple est l’événement qui naît de ces rapports structuraux. (ALBERONI 1994 [1981]) : 23. Nous soulignons.)

Pour les sociologues de l’intégration, le couple est l’institution la plus susceptible de s’adapter aux changements sociaux. Fondé dans la solidarité et l’affection, il possède une solidité que les autres liens familiaux, voués à l’affaiblissement, voire à la disparition dans la contraction familiale, n’ont pas. Pour Burgess et Locke, par exemple, le fait que les membres des familles élargies habitent désormais loin les uns des autres pousse les couples à fonder des familles compagnonnage autonomes où les normes, les valeurs et les principes de socialisation créent une nouvelle entité familiale forte. Dans « La prohibition de l’inceste et ses origines » 1969 [1896-1897]), Durkheim explique que deux sentiments de l’amour se sont différenciés dans les sociétés humaines qui prohibent l’inceste : l’amour obligatoire des membres de la parenté que la famille sanctionne si on s’écarte des obligations y étant liées ; et l’amour électif pour un conjoint qui ne vient pas de la même famille. Alors que Godbout et Charbonneau ont étudié le don dans un contexte marqué par l’amour du premier type, cette recherche-ci s’intéresse au don placé sous le signe de l’amour du second type. Pour Durkheim, le second type, plus libre et plus individualiste, marque une solidarité organique plus forte. Cette vision est battue en brèche par les sociologues de la crise, pour qui le couple, fondé sur des valeurs profondément égocentriques, ne peut pas assurer la pérennité de la famille. Or, à partir des années 1990, certains sociologues de la relation, de manière étonnante, redonnent au couple la centralité que lui conféraient les sociologues de l’intégration. C’est le cas de de Singly, pour qui le couple, parce qu’il assure/rassure l’Ego de ses membres, est l’institution centrale des familles contemporaines. Pour Kaufmann, c’est en raison de sa capacité unique de garantir le bien-être de ses membres que le couple est l’institution cruciale des familles d’aujourd’hui. Le couple kaufmannien est proche du couple du don : il octroie une place importante à la coopération et à l’amour - non pas comme pulsion hédoniste, mais en tant que sentiment fort. La motivation de ce couple qui collabore est cependant plutôt extrinsèque : c’est en réaction à un monde froid et calculateur que les membres du couple s’efforcent de créer un cocon familial où règnent la chaleur et l’affection. Or, en s’efforçant d’expliquer la façon dont ce cocon se crée, Kaufmann s’approche tout de même très près du don : les couples, écrit-il, créent un « troisième territoire » unique, dont les règles et les caractéristiques sont comprises et reconduites par ses membres. Kaufmann, de fait, identifie correctement la « création commune » d’un territoire propre au couple comme un mécanisme important de stimulation des sentiments forts qui est entretenu par des échanges concrets, ce qui l’approche de la théorie du don. Kaufmann, de plus, formule une seconde règle d’or propre à la conjugalité qui érige le couple au rang de lieu primordial. Les individus, désormais, appartiennent en effet à divers cercles de sociabilité auxquels leur couple n’est pas nécessairement convié. Ces divers cercles permettent de maintenir une identité autonome chère aux membres du couple, mais ils font aussi en sorte que ces mêmes individus ne se sentent jamais reconnus pour l’entièreté de ce qu’ils sont dans aucun de ces cercles, qui constituent autant d’aspects compartimentés de leur vie et de leur personnalité. Le couple seul, grâce à cette seconde règle d’or, est capable de reconstituer l’individu dans son entièreté. Cette seconde règle d’or veut que le couple prime même (d’abord et avant tout ?) sur la famille d’origine, la famille élargie. Les sociologues du modèle relationnel qui, à l’instar de Kaufmann, accordent cette préséance au couple dans les liens familiaux, s’opposent à Théry, pour qui c’est le lien parent-enfant qui constitue désormais l’assise la plus sécurisante des familles. Qu’en pensent les théoriciens du don ?

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Pour Godbout et Charbonneau, il n’y a pas de moment initial au don. C’est un cycle dans lequel « on embarque » à un certain moment. Appliqué à la famille, ce cycle devient le « cycle de vie » dans lequel s’insère le couple au moment où il se met en ménage. Dans cette approche, le couple n’est qu’un maillon d’une grande chaîne de don – un maillon faible. Pourquoi ? Parce que pour Godbout et Charbonneau, si l’individu contemporain cherche la liberté, il cherche surtout la sécurité dont la famille élargie, où règne un amour posé comme inconditionnel, est la première et la meilleure pourvoyeuse. Or, expliquent Godbout et Charbonneau, ce soutien familial comporte un « maillon faible », celui de l’alliance conjugale, qui n’obéit pas à la règle de l’inconditionnalité de la même façon que les liens familiaux élargis et parentaux, les « liens du sang ». C’est pourquoi, pour Godbout et Charbonneau, le don qui circule entre les membres du couple revêt une fragilité - mais aussi une signification - particulières. Cette fragilité, concluent-ils, se manifeste particulièrement dans les hauts taux de séparation et de divorce. Godbout et Charbonneau écrivent dans les années 1990, à une époque où le caractère holiste de la famille et de la parenté ne s’est pas encore tout à fait estompé. La mécanique intérieure du couple, la signification particulière qu’y revêt le don, et ce qui le rend possible les intéressent peu, et se reflètent possiblement tout aussi peu dans les discours des participants à leur enquête, pour qui les récits de formation de couple et la signification à donner aux unions sont probablement embryonnaires au regard de ceux d’aujourd’hui, dans un cadre social qui était plus défini, sans grand besoin de se demander à partir de quand il y a couple et décision d’avoir des enfants. Mais c’est surtout parce qu’ils conçoivent le don comme un cycle que Godbout et Charbonneau ne se demandent pas ce qui motive le don dans les couples. Approcher le don comme un mouvement circulaire les éloigne des préoccupations de Godelier à l’égard d’un moment initial et de choses qu’on préserve afin de mieux donner. Or, sans ces assises analytiques, difficile de saisir l’importance cruciale du couple dans le don familial. Si elle conçoit les choses de manière différente, Théry (1996) pense elle aussi que le couple a moins d’importance qu’un autre lien, celui qui unit le parent à son enfant. Pour Théry, le couple familial prime sur la famille élargie, mais il le fait en raison des enfants, non du couple conjugal. Ce qui lierait les familles, désormais, serait d’abord et avant tout l’enfant. Pour Théry « on achève […] un mouvement très puissant de ce demi-siècle, celui qui identifie la famille à partir de l’enfant, et non plus à partir du couple. (THÉRY 1996 : 357). » Godelier est d’accord quant à la centralité des enfants : « [A]lors que le lien conjugal se montre de plus en plus fragile et précaire, la volonté des parents de continuer à assumer leurs responsabilités vis-à-vis de leurs enfants, même après leur séparation ou leur divorce, est un fait social qui n’a pas cessé de s’affirmer fortement. » (GODELIER 2004 : 9) Tant pour Théry que pour Godelier, la volonté des parents d’assumer leur rôle auprès de leurs enfants au-delà d’un divorce est un fait fort de la transformation des familles. Tous deux concluent que la filiation, contrairement à l’alliance, « reste ferme ». Concédons-leur un point important : le lien parent-enfant est devenu fort, ce qui s’inscrit dans logique durkheimienne d’une contraction toujours plus poussée des liens familiaux. Mais le couple conjugal aussi. Peut-être plus, en dépit des idées reçues, que le couple conjugal moderne de l’après-guerre. Tant que la relation dure, en effet, c’est souvent sur le couple parental que repose le projet familial et l’envie même d’avoir des enfants. Il faut donc reconsidérer l’idée de Godbout et Charbonneau selon laquelle le couple est le maillon faible du don. Au contraire, le couple est une union forte dont le principe organisateur est le don. Les humains, en effet, ressentent le besoin

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profond de vivre de don. Or, c’est le couple qui institue le réseau de don. Sans couple fondé dans les sentiments forts, il n’y a pas de couple familial car dans bien des cas (pas tous), le couple a pris le relais de la famille élargie quant à la capacité d’offrir un lien inconditionnel.

7.4.1 Une équipe composée de partenaires de choix Le don au sein des familles s’institue donc dans une relation de couple qui en est le maillon fort. Le couple familial des participants est solide. Il repose sur des sentiments forts. Les répondants sentent et expriment clairement que leur union conjugale est le chaînon le plus solide de leur organisation familiale :

Nous on se le dit tout le temps : on est une équipe. (Sandrine)

La direction que je prends dans ma vie de famille, aussi, en tant que mère, repose sur le fait que [mon conjoint] et moi, on est une équipe. On fait ça ensemble. S’il fallait qu’on soit plus une équipe, je pourrais pas faire ce que je fais là, y a plus rien qui fonctionnerait. (Emma) L’idée de l’équipe. Ça aura pas l’air romantique ce que je vais te dire là. Mais le couple que j’ai avec ma femme… d’abord, c’est ma meilleure amie. Donc l’aspect amitié est très fort. Donc […] c’est une compagne de vie. (Éric) [Mon conjoint] a toujours qualifié notre couple comme « une belle équipe ». (rires) […] Mon conjoint ne le verbaliserait peut-être pas de la même façon que moi, mais c’est sûr qu’il dirait qu’il y a des responsabilités et que c’est mieux qu’on soit deux pour assumer ces responsabilités-là. (Sarah)

Cette équipe est solide parce qu’en s’ancrant dans les sentiments forts, elle dépasse la seule coopération fonctionnelle. Ils ont travaillé fort et ont effectué des choix en grande partie réfléchis, affirment-ils, pour établir cette équipe. Sébastien explique qu’à son avis, les couples d’aujourd’hui sont plus solides que ceux de jadis :

[Dans le temps de mes grands-parents,] les enfants existaient, ils étaient là, mais ils s’arrangeaient un peu plus, là. Est-ce que ça laissait plus de place au couple ? Peut-être pas, parce qu’on était peut-être à une époque, aussi, où on travaillait moins là-dessus ? Je le sais pas. Je peux pas te dire que j’ai un feeling que mes grands-parents, c’était aussi construit que nous autres. C’est-à-dire que nous, c’est deux individus qui ont des intérêts. On les partage. On se dit ce qu’on aime. Puis là quand tu trouves la bonne personne, tu restes avec elle. (Sébastien)

Les couples d’aujourd’hui seraient donc plus solides que ceux de jadis (même si le divorce « sans faute », juste qu’en 1968, n’était pas permis au Canada), pense Sébastien, parce que l’individualité y est reconnue de manière réciproque :

Y avait peut-être un petit peu plus de convenances avant. C’est-à-dire que « ouin, on a à peu près le même âge, on n’est pas des cousins, on se trouve de notre goût, c’est correct, on va essayer ça ». Y avait peut-être moins, un peu, la notion de l’autre individu derrière. Peut-être qu’eux avaient l’impression de faire plus de sacrifices que nous. (Sébastien)

Et que cette reconnaissance est ce qui rend le don possible. Tant que l’union dure, par ailleurs, la logique de Théry semble a priori s’appliquer : le bien-être des enfants occupe une importance primordiale et l’union dure notamment parce qu’elle doit durer pour le bien des enfants :

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Je trouve qu’il faut différencier les couples avec enfants et sans enfants. Avec enfants, je trouve que c’est très important de rester ensemble. Et même de passer par-dessus les difficultés qui – au détriment, je veux dire, du bien-être individuel. Je pense. Je dis pas que c’est mon cas, mais je pense qu’il faut quand même préserver l’unité familiale – c’est sûr que dans des cas extrême, la séparation peut être avantageuse – mais en général, même si on sent qu’il y a pas beaucoup d’avenir, il faut quand même rester ensemble, parce que la séparation, le divorce, c’est très dur pour les enfants dans la vie. C’est sûr que certains psychologues vont dire que c’est pas une raison, là, c’est sûr que s’il y a un conflit généralisé, on va pas rester, mais si on est capable de travailler ensemble, faut le faire. (Daniel)

Mais, on l’a vu, les couples familiaux qui existent d’abord pour les enfants ont moins de chance de ne pas faire long feu. C’est pourquoi ce qui revient tel un leitmotiv dans la plupart des témoignages est qu’il faut d’abord entretenir les sentiments forts au sein du couple conjugal pour que le couple familial dure, et ce, pour le bien des enfants. Ce qui motive ces efforts est certes le lien parent-enfant, mais celui-ci doit s’ancrer dans un sentiment qui lie d’abord les parents. Alexandra, qui consacre beaucoup d’énergie à son couple familial, a « subi » le divorce de ses parents alors qu’elle était jeune :

[Quand tes parents se séparent durant ton enfance], t’es tout le temps déchiré. Dans l’amour que tu ressens pour l’un puis pour l’autre. Je veux pas trop parler de ce que j’ai vécu chez mon père. Je passe du temps avec l’un… ça fait de la peine à mon père, à ma mère. Là, je passe Noël avec qui ? Là, t’es pogné là-dedans… Tu traines ta valise… C’est épouvantable. Moi, je veux jamais faire vivre ça à mes enfants ! Puis les gens se séparent puis : « Ah ! Finalement, ça va bien ! » Mais on le sait pas. C’est tough pour un kid. C’est pas vrai, là, que c’est facile, puis que « ah, y en a d’autres qui l’ont vécu ». Ben… oui ! Ça se peut que ce soit super bien vécu. Mais il reste que l’enfant est quand même mis devant des décisions qu’il a pas à prendre à cet âge-là. (Alexandra)

Afin de ne pas « faire vivre ça » à ses enfants, Alexandra s’efforce de préserver sa vie de couple en lui consacrant le meilleur de soi. Les couples conjugaux des personnes interrogées sont donc forts et gardés forts, ou ainsi le croient-ils et l’espèrent-ils. Ils sont le fondement de la circulation du don, sans quoi les couples parentaux s’écroulent.

* Leur amour pour leur conjoint est donc ce qui fonde la vie familiale des répondants depuis les tout-débuts de leur engagement. Cet amour est profond. Il dépasse le simple attrait sexuel. Il inclut une affection sincère, un respect et une reconnaissance de ce qu’est l’autre. Il motive les choix et soutient l’engagement familial. Il est porteur de sens. Il porte les répondants à accorder beaucoup d’importance au bien-être de l’autre et à vouloir passer le plus de temps possible avec lui :

Quand on aime quelqu’un, automatiquement ça nous dérange pas de donner des choses. Ça nous fait plaisir, finalement. Ben des choses ou du temps. Mais non, ça nous dérange pas, ça nous fait plaisir puis on se retrouve là-dedans à rendre l’autre heureux. (Sandrine)

Les répondants opposent ces sentiments au calcul rationnel :

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Je vois pas comment un couple peut vivre ensemble, partager ensemble sans qu’il y ait l’amour entre les deux. Si c’était seulement rationnel, sans aucun attachement, moi je pense qu’à un moment donné, tu… j’ai de la misère à parler d’un couple dans ces termes-là. (Olivier)

Quand on prend le temps de s’écouter puis de se parler, c’est pas pour que ça me rapporte, là, c’est juste parce que je l’aime ! Puis qu’il mérite ça ! Il mérite d’être écouté. Il mérite d’être aimé. D’être soutenu. (Geneviève)

-Si quelqu’un vous disait que la vie de couple, c’est une décision purement économique – (elle secoue la tête) – non ? -En couple, non. Puis on est deux personnes émotives, les deux. Fait que non. On vit des choses en couple. C’est pas juste lié à l’argent. C’est sûr que non. C’est le développement, la réalisation de soi en tant que personne, aussi. Les émotions qui sont autour de ça. Les événements qu’on peut vivre ensemble. Les petits moments passés ensemble. C’est vraiment pas juste de l’argent. Pas pour moi. On n’est pas ensemble parce que ça coûte moins cher. C’est vivre la vie de famille. (Sandrine)

La formulation de Sébastien, dans le passage qui suit, éclaire le cadre plus individualiste dans lequel les sentiments forts se forgent, en évoquant la notion de choix : « À partir du moment où t’as choisi quelqu’un que t’aimes pour ce qu’elle est, après ça, tu veux juste du bien pour elle. » (Sébastien) Tous les répondants, par ailleurs, expriment spontanément leur amour pour leur conjoint, vantent ses qualités et énumèrent les traits de leur personnalité qui les leur rendent attachants :

Il fait énormément. Énormément. Il fait beaucoup la cuisine. Il prend soin des enfants, il joue avec eux, il les écoute, il les amuse, il sort dehors. Il fait vraiment beaucoup pour un gars qui travaille 40, 45 h semaine ! Moi je trouve. (Emma) C’est un gars généreux de nature, dans le sens qu’il aime faire plaisir. Comme si je suis en train de regarder mon Facebook, il va m’amener un bol de fruits ou des fois, il va m’amener une coupe de vin. Puis ça, il le fait beaucoup avec les enfants aussi. Je pense que c’est pour nous montrer qu’il nous aime dans le fond ! C’est quelque chose que j’aime beaucoup de lui ! C’est quelqu’un de très généreux. (Jeanne) C’est quelqu’un d’extrêmement attentionné, qui donne beaucoup. Qui est très de son temps, aussi. Dans les rôles familiaux. Je suis pas toujours en train de me dire que c’est moi qui fais tout dans la maison. Au contraire, il prend les devants sur plein, plein de choses. (Flavie)

On remarque que les qualités appréciées sont liées à l’engagement, au don, au sens des responsabilités et à la maturité, et non, comme le penses les tenants de la relation pure, à l’attrait sexuel ou à la capacité de l’autre à combler les besoins du moment. Illouz, qui étudie le cadre social amoureux dans les romans du XIXe siècle occidental, fait remarquer que dans les ouvrages de la romancière anglaise Jane Austen, par exemple, l’amour ne rend pas aveugle. Les héros austeniens aiment d’autant plus qu’ils voient l’autre avec tous ses défauts. Lorsqu’ils le regardent anxieusement, ce n’est pas parce que le désir sexuel les consume, mais parce qu’ils brûlent de voir l’autre faire la chose juste. Ce n’est pas la singularité de la personne qu’ils aiment, mais plutôt sa capacité à représenter des valeurs qu’ils révèrent. Aimer l’autre, dès lors, c’est aimer le bien en lui, et à travers lui. L’amour n’est pas ici vécu comme un bouleversement dans la vie quotidienne. Il se développe plutôt avec le temps, l’intimité et la connaissance progressive de l’autre, au quotidien. En un sens, l’amour est une manifestation primordiale du « caractère », qui consiste à faire coïncider désir et détermination morale. Les couples interrogés, en ce sens, sont plutôt austeniens – ou disons, pour rester dans le vocabulaire de cette thèse – qu’ils ont, de

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l’amour, une vision proche de celle des théoriciens de l’intégration. Ainsi, pour eux, le quotidien avec l’autre apporte beaucoup de joie, d’amour, de tendresse :

Avec le temps, c’est le fun de vivre avec quelqu’un, c’est le fun d’avoir des câlins, puis je parle même pas de sexe, là, juste d’être couché dans le lit puis de coller quelqu’un dans le lit, pour moi c’est quelque chose de super important. C’est ma femme que j’aime, c’est ma femme avec qui je partage tout, c’est ma femme… J’ai des amis que j’aime ben gros aussi, mais c’est pas la même chose, je partage pas les mêmes affaires de la même façon, y a pas une connexion qui est aussi forte. (Éric)

C’est probablement une grande amie avant tout parce qu’on rit ensemble, on est bien ensemble… (Sébastien) Sa présence… y a comme quelque chose au-delà des mots qui me lie à elle. (Christophe)

Cet amour apporte une grande sécurité affective :

-Ça fait du bien d’avoir, aussi, une ou deux certitudes dans la vie. Puis ça, c’en est une, là. -La certitude de ? -Ben qu’on s’aime. Moi j’aime [ma conjointe] puis je le sais qu’elle m’aime. Tsé, t’as ça de base, là. (Denis)

Y a pas une personne, comme [ma conjointe], qui serait prête à m’endurer au jour le jour, je pense. (Christophe) C’est comme, oui, le sentiment de sécurité, quand tu te réveilles le matin à côté de ton amour, à côté de ma blonde… c’est agréable de me réveiller le matin à côté d’elle… (Olivier. Nous soulignons.)

Au fil du temps, le conjoint devient indispensable. Lorsque Justine est partie seule en voyage :

J’avais l’impression qu’on m’avait bloqué un œil ! Parce que ça fait tellement longtemps qu’on est ensemble que d’une certaine manière, son regard est devenu comme complémentaire au mien. (Justine)

Il ne s’agit pas uniquement de sentiments ayant jadis présidé à la mise en couple. Pour que le don vive, les sentiments doivent persister, fût-ce en se transformant. Chez les couples interrogés, l’amour dure, indéniablement. Et d’autres sentiments forts se développent : l’estime de soi, la fierté, l’impression de complétude. Ces sentiments permettent une projection dans l’avenir et une motivation constante à entretenir le don :

Ce que ça m’apporte, c’est un immense sentiment d’être au bon endroit au bon moment. Je veux dire moi, je suis vraiment en train de faire ma mission de vie. Tsé, y a des gens qui se demandent toute leur vie : « Pourquoi je suis là, qu’est-ce que j’aurais dû faire? » Moi, pas pantoute. Je suis vraiment en train de faire ce que je voulais faire. Ce que je pense que je suis la meilleure pour faire dans ma vie. (Emma) Je me vois vraiment à 75 ans avec mon bonhomme qui va être rendu à 83 ! (rires) On se donne une vie de rêve, là ! Tsé, même si on n’a pas un gros revenu puis qu’on ne fait pas de voyage parce que… mais on passe du temps ensemble, là. C’est le plus gros cadeau qu’on se fait. Au quotidien. J’aime mieux ça que de dire : « Achète-moi une grosse bague. » (Alexandra. Elle souligne.)

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7.4.2 Un amour fondé dans la confiance Entendre les participants exprimer ce qu’ils ressentent pour leur conjoint confirme que des sentiments forts les animent et les motivent à construire un lien solide et aimant avec leur conjoint. Le plus évident est l’amour. Or, cet amour englobe plusieurs facettes dont une mérite d’être analysée : c’est la confiance. Attention, toutefois : il ne s’agit pas de la confiance ancrée dans le détachement et la quête de liberté individuelle de la relation pure, mais bien de la confiance établie dans le respect et la connaissance de l’autre qui sert d’assise au déploiement du couple familial. Car la confiance typique de la relation pure, qui comprend surtout l’interdiction du contrôle des agissements et des allées et venues tant virtuelles que réelles du partenaire, ne peut pas constituer une assise solide du don. La confiance nécessaire au don a pour assise des sentiments forts plus englobants et soutient chaque geste, chaque prestation, sans qu’il soit nécessaire de l’évaluer ou même d’y songer chaque fois. Pour Bruckner, « le « bon amour conjugal » est un amour à bas bruit, qui va de soi, et permet aux conjoints de vaquer à leurs affaires sans y penser parce qu’ils se savent enveloppés d’une tendre sollicitude » (BRUCKNER 2010 : 123). La confiance, de fait, est cruciale pour le don. Elle permet de ne pas attendre de retour immédiat. Sans confiance, il est beaucoup plus difficile de donner sans arrière-pensée ou sans calculer. Au contraire, animé par la confiance que l’autre donne ce qu’il peut comme on le fait soi-même, le don peut s’épanouir, le couple, se consolider, la famille, s’enrichir :

-Est-ce que ce serait plus l’idée que « je vais faire ceci pour [ma conjointe]. J’attends rien en retour. Mais je sais que si c’était l’inverse et que c’était moi qui en avais besoin… » ? -Elle le ferait pour moi ? Oui. (Sébastien)

Cette confiance n’est pas théorique ou indifférente, comme ce peut être le cas dans la relation pure. Au contraire, elle se construit dans une attention constante à l’autre et dans la certitude de ne pas avoir à calculer ni à prendre garde à ne pas trop donner, puisque l’autre va faire sa part de toute façon. Flavie, a contrario, explique que c’est la confiance qui manque quand on se remet à calculer :

Donc c’est pas comme des amis que j’ai qui ont déjà eu une autre vie, avec un autre conjoint/conjointe, parfois ça s’est bien terminé, parfois non, alors tsé, la deuxième relation par la suite, elle est plus calculée. Ils font plus attention. Ils disent : telle chose, je vais le planifier. Je vais le prévoir. Ce que je partage, ce que je ne partage pas. Ou comment je vais gérer ma famille. (Flavie)

Or, la confiance qu’évoquent les répondants ne s’établit ni dans la méfiance ni dans la mise à l’épreuve, mais s’ancre au contraire dans l’amour, n’est possible que par l’amour :

Moi j’ai la confiance. Puis quand t’es en couple, tu vis le moment présent en couple. Pour moi, le couple, ça repose sur toute la confiance qu’on peut avoir un dans l’autre. Et c’est sincère, là ! Y a vraiment un amour. Puis y a un partage. Puis c’est profond. […] Y a pas de superficiel. Y a du vrai. C’est ça, le couple! C’est d’être vrai l’un envers l’autre. (Flavie) J’ai l’impression que mon, que notre projet, c’est le sien aussi, c’est notre projet, en fait. Un projet qui est le mien, puis qui est commun. Donc, y a l’idée de pas avoir besoin de compter, de pas avoir besoin de tenir un registre de tout ce qui est fait puis qui est pas fait. Y a une confiance. Une confiance que ça va

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aller dans la bonne direction. Que ça va vers où on veut que ça aille. Qu’on le construit en même temps, ensemble ! (Sébastien)

-C’est de l’amour. C’est une confiance aveugle. Je suppose qu’il y en a qui s’aiment puis qui se font pas autant confiance que nous autres… mais il faut se faire confiance. -Fait que tu dirais confiance avant amour ? -Parce que la confiance, c’est vraiment large. La confiance que l’autre va être là pour nous, la confiance qu’il va nous respecter, qu’il va être honnête, qu’il va être là en temps, puis en personne aussi… le respect de plein d’affaire. C’est un tout. (Alexis et Sandrine)

Cette vision de la confiance rappelle Godbout (2000), pour qui la clef du succès d’un couple est le sentiment de la « dette mutuelle positive » : sentir qu’on se doit tant l’un à l’autre qu’on n’en finira jamais de rendre et que c’est quelque chose de positif parce que c’est réciproque. C’est dans ce sentiment qu’on peut se permettre de donner le meilleur de soi-même sans se sentir exploité et se montrer tel qu’on est, moins beau, grand, fort et généreux que dans les jeux de séduction où la relation peut être rompue pour quelques faux pas annonciateurs d’un avenir insatisfaisant.

7.4.3 Le couple est plus fort que la parenté élargie Godbout et Charbonneau voient le couple comme le maillon faible d’une chaîne de don parce que le lien établi entre les conjoints ne relève pas, à leurs yeux, de l’inconditionnel, et qu’il peut donc se disloquer. Parce qu’ils conçoivent le don comme un mouvement circulaire où le couple familial n’est que le maillon d’une chaîne, ils accordent une importance accentuée aux dons que font les grands-parents aux petits-enfants, et ce, même si ces dons relèvent plus de la transmission que de la réciprocité, selon eux : « En outre, dans les réseaux de parenté, le don demeure régi par la transmission plus que par la réciprocité au sens de Mauss et de Polanyi. Qu'est-ce à dire ? Que globalement, ce qui circule ne trace pas une boucle horizontale, mais va d'une génération à l'autre, selon des cycles intergénérationnels. » (GODBOUT et CHARBONNEAU 1996b : 15) Ces « cycles intergénérationnels » sont ce qui, pour Godbout et Charbonneau, assure la pérennité du don au sein des familles élargies. Selon eux, les petits-enfants ne donnent pas à leurs grands-parents de la même manière que ceux-ci leur donnent, mais la transmission verticale prend le relais, dans un contexte où les couples durent moins qu’auparavant. Les grands-parents jouent un rôle de donateurs encore plus important lorsqu’un couple instable s’insère avec plus ou moins de bonheur dans la chaîne de don familial élargi : « La modernisation même des rapports, et notamment le divorce et l'instabilité des rapports de couple, a entraîné une accentuation de la transmission verticale, forme de don pourtant plus éloignée de l'esprit moderne que la réciprocité « don, contre-don » chère à Mauss. » (GODBOUT et CHARBONNEAU 1996b : 15) Or, Godbout et Charbonneau s’efforcent peut-être de voir un véritable réseau de don là où il n’y en a pas tant que cela. Étant donné qu’ils tiennent à voir tous les membres des familles élargies comme contribuant au même mouvement circulaire du don, ils s’efforcent d’inclure les liens grands-parents-petits-enfants dans leur raisonnement, et même de faire de ce lien une pierre angulaire du don familial élargi en contexte de taux de divorce élevé, alors que de leur aveu même, ce lien relève plutôt de la transmission que du don (même si le don y joue un rôle important). Dans les faits, le don au sein des familles québécoises actuelles n’est pas d’abord un mouvement circulaire où le don, comme dans les tribus mélanésiennes où se pratique la kula, passe d’une tribu – ou d’un groupe familial nucléaire – à l’autre, au sein d’un groupement (ou une famille élargie) qui pratique des échanges réciproques.

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Non. Le lieu premier du don, là où se construit un réseau de liens de réciprocité sous-tendu par des sentiments forts préservés, c’est le couple familial, c’est-à-dire la forme la plus répandue de la famille nucléaire dans le Québec d’aujourd’hui. C’est à partir du don qui se pratique dans les couples familiaux que le don au sein des familles élargies, et même d’ensembles plus larges encore, voire de la société entière, est possible. C’est que la parenté a perdu sa raison d’être, sa capacité à exercer des pressions reproductives sur ses membres regroupés autour de couples dans des familles nucléaires, capacité qui continuait de se déployer dans les familles modernes. La contraction familiale, en effet, aboutit à une perte d’importance de la famille élargie. Or, dans le Québec de 2018, les familles se créent non plus par souci de transmission de rôles, de statuts et d’une culture particulière afin d’assurer la reproduction de la famille au sein de son cadre élargi, mais plutôt dans le but de favoriser l’épanouissement de chaque membre. Pour Kaufmann, la seconde règle d’or veut que le couple prime sur la famille d’origine, la famille élargie. Il faut donc que le don se déploie au sein du couple d’abord, pour qu’il puisse fleurir ailleurs ensuite, ce qui est la proposition inverse de celle de Godbout et Charbonneau. Nous avons vu que si on éparpille le don, si on le dilapide, il devient plus ardu de le mettre en œuvre au sein du couple familial. Le couple familial doit entretenir le don en son sein d’abord.

Il est certes bien documenté que les grands-parents d’aujourd’hui s’investissent beaucoup auprès de leurs petits-enfants, qu’ils leur donnent du temps, de l’attention, de l’énergie, de l’affection, etc. Mais ce don existe le plus souvent par la grâce des parents qui l’autorisent – et non pas nécessairement, d’ailleurs, comme on l’a souvent écrit, par la centralité du bien-être des enfants. Car l’attention portée au bien-être des petits-enfants est bel et bien, le plus souvent, médiatisée par les parents. Ce sont eux, par le don qui circule entre les conjoints et entre parents et enfants, qui instituent le fondement d’un don qui peut ensuite se répandre à l’autre génération. En effet, ce n’est plus l’inscription dans la parenté holiste d’autrefois qui engage les conjoints à avoir des enfants, mais bien un élan vers le don situé à la frontière entre le biologique et le social et nourri par les sentiments forts qui fondent les couples. La place cruciale occupée par les enfants est incontestable. Mais alors que plusieurs commentateurs leur attribuent la fonction de faire exister leurs parents, le portrait que dressent les participants est tout autre : ce sont les sentiments forts qui, via le don, font exister les enfants. Et cette relation de parentalité fait exister les grands-parents. Ce sont donc d’abord les parents interrogés, bel et bien, qui, le plus souvent, établissent les règles du don au sein de la famille élargie et non d’abord, ainsi qu’on le comprend parfois, le souci de l’épanouissement des petits-enfants qui institue directement l’intérêt que leur portent les grands-parents, même si cet intérêt est évidemment important et que les grands-parents demeurent des parents qui soutiennent leurs enfants au moins autant que leurs petits-enfants128. Une des règles

128 « Aujourd’hui, explique Andrée-Anne Boucher (2017 : iii) dans un mémoire intitulé « Devenir grand-parent au Québec. Solidarités familiales intergénérationnelles, expériences contingentes et idéaux situés », devenir grand-parent se vit d’une tout autre façon que pour les générations précédentes : la grand-parentalité est désormais reconnue contingente, généralement comme une chance, et on y évolue dans des situations de solidarité familiale intergénérationnelle diversifiées qui se transforment avec l’interprétation de nouveaux rôles de parents et de grands-parents. […] [L]a naissance d’un enfant est perçue comme un moment charnière qui introduit de nouvelles attentes induisant pour la plupart un renforcement de la solidarité familiale intergénérationnelle, autant par une multiplication des pratiques concrètes de solidarité que par l’expérience de normes et de sentiments nouveaux. Le rôle grand-parental se profile dans la continuité du rôle parental exercé précédemment, en réponse aux nouveaux besoins des parents. Il s’articule également aux rôles tenus par les parents auprès des enfants, selon un principe de consolidation des fonctions parentales, ou de différentiation par rapport à celles-ci. Mais si le rôle grand-parental se définit en grande partie dans son articulation au rôle parental, il se compose également dans la filiation d’idéaux personnels qui renvoient à des souvenirs, s’appuient sur des modèles et se dessinent en opposition à des contre-exemples. C’est donc entre

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importantes que rapportent les couples interrogés est que le recours à la parenté élargie ne s’effectue souvent que si le couple familial ne parvient pas lui-même à combler ses besoins :

Ça va de soi qu’il faut qu’il y ait un don [dans le couple] pour que ça fonctionne. Ça va de soi que ça prend du don. Je pense pas qu’il peut y avoir un couple sans… sans partage, sans moment où – parce qu’on a toujours, à un moment donné, besoin de soutien, ou besoin d’un peu plus d’énergie pendant un moment. Puis cette énergie-là, c’est juste ton conjoint qui peut te la donner. Ou les gens autour de toi, là! Peut-être que c’est ça qui arrive, aussi. Ceux qui se ramassent tout seuls, puis qui s’oublient, ben à un moment donné, c’est la belle-mère ou la sœur qui aident un peu pour soutenir la personne. Mais ça devrait être en couple que ce soit fait, je pense. […] Si y a pas ça, tu finis par être plus proche de ta famille que de ton conjoint. (Sébastien)

Lorsque ce recours à la parenté a lieu – et il a lieu avec plus ou moins de bonheur et de régularité chez les couples interrogés – le couple familial devient le générateur de don dans la parenté même si le don en son sein atteint alors une limite. L’inverse est vrai aussi. Lorsque le don fonctionne bien au sein des couples familiaux, le don vers la parenté devient possible. Rappelons les propos d’Alexis qui explique qu’il réserve son amour, son énergie et sa capacité de don à sa conjointe et à ses enfants en priorité :

Je travaille pour moi et ma famille. C’est ce qui est important pour moi. J’ai arrêté d’essayer de faire plaisir à tout le monde. (Alexis).

Alexis continue bien sûr de donner « à l’extérieur ». Mais pour pouvoir donner, il faut d’abord que ce qui constitue la base du don dans son couple familial sois préservé. Si on reprend les propos de Jeanne,

C’est sûr que don/sacrifice, on dirait que ça va bien ensemble des fois, là ! (rires) Parce que […] des fois, si tu donnes, tu peux t’empêcher de donner ailleurs. Fait que oui, je pense qu’il y a une notion de don, de dire : « Je mets tous mes œufs dans le même panier » (rires). (Jeanne)

On a d’abord l’impression que la préservation des sentiments forts (ici : la sexualité) au sein du couple conjugal empêche le don vers l’extérieur. Cela peut être le cas si on examine la relation de causalité de très près. Mais si on recule un peu, on voit que la préservation des sentiments forts, qui empêchent de donner certaines choses, est ce qui permet de donner plus et de façon plus large. Jeanne témoigne d’ailleurs à de nombreuses reprises, au cours de l’entrevue, de son engagement dans des causes multiples. Il y a donc des choses qu’on ne donne pas, mais ultimement, ces choses permettent également le don extérieur. On ne soutient les autres que dans la mesure où le soutien qui existe au sein du couple est préservé. Cela vaut également pour les autres sentiments forts, mais aussi pour les dons envers ceux qui n’appartiennent pas à la famille (élargie) :

Ma base familiale/amoureuse a toujours été quand même assez stable. Fait que j’ai été prêt à faire des sacrifices pour ma job. Puis ma blonde a été prête à m’appuyer là-dedans. C’est là que je voulais aller, je voulais enseigner, puis j’ai fait des sacrifices pour. (Éric. Nous soulignons.)

les attentes que posent ces conceptions idéalisées et les possibilités concrètes qu’offre la situation de solidarité familiale intergénérationnelle que le rôle grand-parental prend forme. »

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Le don rend donc possible non seulement le don vers l’extérieur, mais également le déploiement de soi à l’extérieur du couple familial. C’est parce qu’on se sent en sécurité et soutenu à la maison, dans la famille, qu’on trouve l’énergie et le courage de s’accomplir ailleurs également. Sébastien dit s’inspirer de ce qu’il vit à la maison pour établir une atmosphère de don au sein de la petite entreprise qu’il dirige avec sa conjointe :

Pour nous, ici, c’est important de le vivre puis de le transmettre : c’est-à-dire qu’il y a pas juste un boss puis des employés. Y a aussi l’idée d’un petit projet – c’est une petite entreprise, han, c’est juste 5 ou 6 personnes – mais c’est parce que tout le monde travaille ensemble à ça qu’on reçoit des salaires puis que tout le monde est payé pour ça. […] Je vais apporter – ou [ma conjointe] apporte des galettes, peu importe, quelqu’un apporte quelque chose, puis on va dire : « C’est beau ! Vous pouvez en prendre ! C’est pour la famille ! » (Sébastien)

Loin d’en constituer le maillon faible, le couple constitue donc un pilier du don. Ce sont les sentiments forts qu’éprouvent les conjoints l’un pour l’autre qui résident à la base des liens de réciprocité instaurés dans les familles. Ce lien est si fort qu’il permet les dons dans les familles élargies, ainsi que les interactions et le déploiement à l’extérieur du nid familial.

7.4.4 Le couple représente la nouvelle garantie de ne pas être seul

Puisque tout repose donc sur les sentiments forts qui permettent les liens conjugaux, pour les participants, le couple a pris le relais de la famille élargie comme havre, comme garantie contre la solitude et comme promesse de solidarité. Les participants admettent que ce qu’ils apprécient notamment de leur vie de couple est cette promesse de ne pas se trouver seul :

Je pense que les gens ont la forte tendance à vouloir vivre ensemble. En fait, peut-être, pas nécessairement le sentiment de vouloir vivre ensemble, mais plutôt la peur de vivre seul. (Olivier)

Moi j’ai besoin de la présence de l’autre, je pense. Du matin au soir, dans le sens de sentir qu’il vit dans le même lieu que moi, qu’on partage toutes ces choses-là. J’aurais pas vécu seule. (Flavie) Je me voyais pas nécessairement envisager la vie seul, je me voyais fonder une famille. (Éric)

J’observe chez mes amis [célibataires] qu’ils sont juste pas capables d’entrer en relation puis ils le savent qu’ils sont pas capables, puis ils sont pris là-dedans. Puis ils en souffrent. Ils le disent : « C’est difficile d’être seul. J’aimerais ça rencontrer. J’aimerais ça… je trouve ça dur de passer du temps avec des familles. » (Alexandra)

Le refus de la solitude semble donc assez puissant. À l’instar de plusieurs autres participants, Geneviève en fait une motivation plus forte que la sécurité financière :

Je pourrais pas – je m’ennuierais beaucoup, beaucoup, seule. Mon conjoint c’est un partenaire de vie, c’est mon confident, c’est mon ami, c’est avec lui que je ris, c’est avec lui qu’il m’accompagne, là ! C’est vraiment… Si j’étais avec lui juste pour l’argent, je serais pas avec lui. C’est sûr et certain. Non. (Geneviève)

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Cette motivation est puissante au point d’inciter à préserver les sentiments forts.

Je suis ouvert à régler mes choses à moi. […] Je trouve que c’est sain. Parce que je ne veux pas vivre une vie sans elles. C’est clair dans ma tête. […] Je veux une famille. Je veux pas vivre tout seul. J’aime ma famille. Je ne la prends pas pour acquise. Il faut travailler sur soi toute une vie. Pour être la meilleure personne que tu peux être. Moi je crois là-dedans. (Charles)

On fait des choix dans la vie, là. Soit tu fais le choix de finir ta vie tout seul… Ou on fait le choix de trouver un terrain d’entente. Avec une personne. (Christophe)

Or, on ne peut pas « travailler sur » sa relation familiale élargie, ou en tout cas, avec moins d’intensité et de résultats que sur sa relation conjugale. La peur de se retrouver seul active les efforts qui sont faits pour préserver les sentiments forts, efforts qu’on n’accorde pas de la même façon au maintien des liens avec la famille élargie. Parce qu’ils sont le lieu des sentiments préservés qui permettent le don, mais aussi parce qu’on a un certain contrôle sur leur préservation, leur couple, en écho à Parsons et à contre-courant d’un discours répandu, est perçu par les répondants comme l’endroit le plus sûr quant à leur sécurité affective durable.

7.4.5 Le couple est plus fort que la dyade parent-enfant Pour Théry, la popularité du recours à la médiation post-divorce tient au fait qu’elle donne un sens à l’événement de la séparation : ce sens réside dans l’intérêt de l’enfant, « dernière sacralité » selon Bruckner (2009 : 155). Le lien parent-enfant est devenu insécable et primordial. Le lien inconditionnel, dès lors, n’est plus celui qui existait entre les époux en famille moderne, mais celui qui lie parents et enfants. Or, n’oublions pas que Théry travaille d’abord sur la séparation et le divorce. Qu’en est-il du lien fondamental au sein des couples familiaux qui fonctionnent ? Pour les participants, il ne fait pas de doute que c’est le lien conjugal qui prime sur le lien parent-enfant :

La vie familiale, ça repose sur le couple. Pour moi, l’équilibre dans la vie de famille, c’est vraiment la vie de couple. Parce que c’est comme vraiment la fondation, en fait. Le solage. Puis après, on bâtit tout là-dessus. Puis si le solage craque, la fondation est plus là, ou si c’est croche, si ça s’effrite, le reste tombe en ruines. Donc, je trouve que notre équilibre familial passe par là. (Emma)

Bien sûr, les participants évoquent tous une grande préoccupation pour le bien-être et l’épanouissement de leurs enfants, mais ils expliquent tous, également, que pour bien répondre aux besoins de leur progéniture, ils doivent d’abord veiller au bien-être de leur conjoint. Par rapport au choix de sa conjointe d’être à la maison, Denis raconte ainsi que si elle avait choisi de travailler contre rémunération, il aurait accepté son choix :

-J’aurais accepté son choix. Je me serais dit que les enfants, ils vont être corrects. Ils vont s’adapter.

-C’est ta conjointe qui t’importait. -Oui. (Denis)

Il s’agit en fait d’un équilibre à trouver entre les besoins de tout le monde et ceux de la famille. Mais, pour les participants, c’est bel et bien le lien entre les conjoints qui doit être préservé en premier :

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Il y a comme un aller et retour entre la famille et le couple. Mais je pense qu’à partir du moment où il y a des enfants, c’est sûr que ça s’ajoute dans l’équation. Mais les décisions, je les prends pour [ma conjointe], mais je les prends aussi pour – ben « je les prends » ; « on les prend » (parce que je le vois vraiment comme ça), nos choix, on les fait en fonction de la famille, mais en fonction de l’un et de l’autre. On dirait que ça se dissocie pas. Je sais pas. Ça reste toujours pris ensemble, ces deux trucs-là. (Sébastien)

Théry n’a donc pas tort, au contraire : la famille revêt désormais un caractère fortement parental. L’analyse par le don permet toutefois d’établir une nuance : la famille n’existe pas par les enfants. Chez les conjoints interrogés, c’est l’amour entre les conjoints qui fait exister les enfants.

7.5 L’organisation familiale tient à l’engagement et aux sentiments forts

On voit donc que les sentiments forts lient les participants dans toutes les dimensions de leur vie - physique, psychique, sentimentale, morale et spirituelle. Ils expliquent des comportements, des pensées, des décisions et des situations qui sont difficilement compréhensibles si on ne voit pas que les sentiments forts suscitent un engagement (et que l’engagement renforce les sentiments forts) qui mobilise l’entièreté de ce que sont les membres des couples interrogés. Les sentiments forts, en ce sens, expliquent la réalité conjugale et familiale des participants, et sont plus qu’une « accumulation arbitraire de détails plus ou moins véridiques », ils sont « saisissables dans une expérience concrète » (LÉVI-STRAUSS 1968 : 22-23). Insistons une fois de plus sur le fait que la notion d’engagement est cruciale. Cet engagement est à la fois un investissement entier des répondants dans leurs pratiques et dans leurs relations conjugales et familiales qui leur rend difficile de prendre une distance critique, égocentrique ou intéressée par rapport à ce qu’ils font (ELIAS 1993). En ce sens, les sentiments forts maintiennent les répondants en dehors du processus de civilisation cher à Elias (2002 [1973]), processus qui permet aux humains de conquérir un regard au moins un peu extérieur sur ce qui se passe dans le social (ou le familial). Si Elias évoque l’engagement surtout en lien avec l’attitude du sociologue, qui doit mettre de côté ses affects afin de mieux saisir ce que « disent » les faits étudiés, cet engagement décrit bien l’attitude de « croyant » qu’ont les participants vis-à-vis de leur couple familial, croyance ancrée dans leur affectivité, qui camoufle que les rapports qu’ils entretiennent avec leur conjoint et leurs enfants se fondent certes dans des sentiments, mais dans autres choses aussi, notamment le système d’interdépendance familiale même qui structure les sentiments forts et contribuent à les rendre possibles (LAHIRE 1993). L’engagement des participants évoque aussi la conception de Howard S. Becker (2006 [1960]), qui distingue l’engagement comme ligne de conduite sélectionnée parmi toutes sortes d’autres voies possibles. Pour Becker, on en vient à se conduire d’une façon ou d’une autre suite à des séries de décisions qui forment des « lignes d’action cohérentes » et, éventuellement, des trajectoires de vie, et qui font qu’une fois rendu à un engagement profond, ce qui est le cas des participants, les possibilités d’action, de pensées et de décisions sont limitées parce qu’en déroger, c’est voir s’écrouler une logique, un récit sensé, construit depuis plusieurs années :

La routine ordinaire – les événements quotidiens récurrents de la vie de tous les jours – met en jeu des éléments d’une valeur croissante, en permettant la perpétuation d’une ligne cohérente de comportement, sans que l’individu se rende vraiment compte de ce qui arrive. C’est seulement lorsqu’un événement

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modifie la situation […] que l’individu comprend tout ce qu’il va perdre s’il change de ligne d’action. L’individu qui, sur chaque salaire, met de côté une petite contribution à une épargne de retraite non-transférable, dont le montant finit par devenir considérable, illustre cette idée à point nommé ; il pourrait consentir à perdre un seul de ces versements, mais pas la totalité de l’épargne accumulée au fil des années. (BECKER 2006 [1960])

Pour Becker, en plus de la succession des petits gestes quotidiens qui se répètent dans le temps, ce genre d’engagement, qui décrit bien ce que vivent les conjoints interrogés, découle d’attentes culturelles généralisées, d’un processus d’ajustement à la position sociale occupée, de la présentation de soi qui a été faite dès le début de la relation engageante et du système de valeurs de l’individu engagé (au sens propre, c’est-à-dire de la valeur qu’il attribue aux objets, à ce qui rend la vie bonne et lui procure la sensation d’avoir « réussi »). Cet engagement pousse l’individu dans une variété d’activités qui peuvent sembler avoir peu de rapports entre elles, et peu d’intérêt pour lui, mais qui poursuivent toutes le même objectif ultime, parfois à son insu. Bien que hautement utilitariste, la vision que propose Becker de l’engagement, jumelée à celle d’Elias, peut aider à comprendre les témoignages des participants… à condition de ne surtout pas oublier les sentiments forts (les « affects » dont parle Elias). Lorsque Éric, par exemple, explique qu’il est demeuré auprès de sa femme pendant de longs mois de dépression, les attentes sociales, les valeurs d’Éric et sa perception de lui-même résident certes au fondement du maintien de son engagement, mais ce sont les sentiments forts qui donnent le sens, le récit auquel il croit, nécessaire à la capacité de dépasser les difficultés et d’intégrer la mémoire de ce qui a été vécu dans un métarécit qui gagne toujours plus en signification, en solidité et en sécurité et dans lequel ces attentes sociales, ces valeurs et cette idée de soi peuvent être intégrées. L’engagement dans les sentiments forts d’Éric fait que, même s’il est l’un de ceux, parmi les participants, qui a un peu plus tendance à calculer (et qu’il trouve difficile de renoncer aux relations sexuelles à l’extérieur de son couple), ce qui peut traduire une certaine distanciation au sens d’Élias, sous cette distance couve un engagement de l’être entier qui retire à Éric une partie de la capacité à s’imaginer hors d’une situation de vie ancrée dans des sentiments forts, qui repose sur quantités de décisions et de gestes posés antérieurement, et qui ne se défait pas aisément. La notion d’engagement est particulièrement importante parce qu’ainsi que l’écrivait Mauss, le don est « du concret qui est du complet et du complexe ». L’exemple d’Éric illustre comment des individus peuvent construire un sens qui diverge des représentations les plus répandues dans la société et d’une certaine norme en vogue, selon laquelle lorsque les difficultés deviennent trop exigeantes, il est légitime de rompre l’union. D’autres témoignages vont dans le même sens. Les propos de plusieurs répondants, par exemple, montrent comment des hommes et des femmes peuvent se tenir à l’écart de l’idéal du couple égalitaire à tout moment et en tous points, composé de personnes libres et autonomes qui savent compter et défendre leur intérêt bien compris, qui ont des relations sexuelles passionnantes et fréquentes tout au long de leur union, qui consomment et cherchent à obtenir le plus de revenus possibles, qui se parlent et négocient, qui s’échangent des cadeaux, etc. C’est l’engagement dans les sentiments forts qui fait que les conjoints interrogés peuvent parfois s’écarter de ces idéaux de manière assez assumée et assurée. L’engagement, de plus, fournit le temps, la durée, nécessaires au don : la réciprocité maussienne exige en effet que les contre-dons soient décalés du don dans le temps parce que ce décalage est ce qui garantit qu’il s’agit de don et non de transaction et, surtout, parce que le décalage renforce le lien et le rend permanent.

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Le sentiments forts et l’engagement, de plus, font en sorte que le don conjugal et familial s’érige en totalité concrète. Au don d’un conjoint répond le don de l’autre conjoint, sans qu’il s’agisse nécessairement de dons similaires. Ceci peut être aisément illustré par les témoignages concernant les relations sexuelles. Si Sarah et Sophie, par exemple, expliquent qu’elles donnent plus qu’elles le voudraient dans ce registre – propos éminemment contraire à la doxa féministe et aux représentations de leur classe sociale, selon lesquelles donner des relations sexuelles sans en ressentir le désir est une action non-souhaitable – Daniel, dans un don symétrique, accepte de revoir ses attentes à la baisse (face à sa propre conjointe) dans ce même registre. Sans les clés de compréhension que sont l’engagement et les sentiments forts, ces manières d’être et d’agir sont difficilement analysables. Pourquoi Sarah et Sophie, qui sont des femmes scolarisées, accomplies et affranchies des conceptions religieuses et patriarcales, donnent-elles des relations sexuelles en dépit de leur manque d’intérêt ? Et pourquoi Daniel se contente-t-il d’une vie sexuelle qui ne le satisfait pas entièrement, alors que sa société lui suggère que s’accomplir sur ce plan est essentiel à la construction de soi et à la vie bien vécue ? Si Sarah, Sophie et Daniel calculaient ce qu’ils donnent et ce qu’ils reçoivent en matière de sexualité, il est plausible qu’ils décideraient de mettre fin à l’union – ce en quoi, la société en général, et leurs proches en particulier, les soutiendraient probablement. Or, c’est leur engagement fondé dans les sentiments et actés et réactés dans une série de petits gestes qui se sont remplis de sens au fil des années qui donne une toute autre signification à leurs décisions. Le cas le plus étonnant, par ailleurs, est celui d’Emma, qui choisit de ne plus avoir de relations sexuelles avec son conjoint, estimant qu’elle a trop donné de cette façon au fil des années. Sans l’engagement et les sentiments forts ancrés dans un métarécit, cette situation aurait peu de chances de perdurer. La situation d’Emma et de son conjoint illustre la force de l’engagement et des sentiments auxquels on croit, ainsi que le « concret qui est du complet et du complexe ». En un mot comme en cent : le don, les sentiments forts et l’engagement participent d’un phénomène social total tissé de significations entremêlées et complexes. Les couples interrogés sont donc engagés dans un projet familial placé sous le signe des sentiments forts, qui fait qu’ils donnent à leur conjoint et à leurs enfants et que lorsqu’ils se trouvent confrontés à une réalité plus mercantile, plus individualiste ou plus attirante sexuellement, par exemple, ils choisissent de s’y maintenir par qu’ils sont engagés dans leurs sentiments forts envers leur conjoint, leurs enfants et leur projet familial. Si la vie sans relations sexuelles d’Emma et son conjoint est possible, c’est parce que cette vie se vit dans l’univers particulier d’un couple familial précis, dans un système de pratiques et de croyances intégrées et renforcées de longue date. C’est aussi parce qu’Emma et son conjoint ont quelque chose à perdre qu’ils donnent le meilleur d’eux-mêmes jusqu’à accepter de ne rien recevoir. Dans l’univers familial, des situations sont possibles qui n’auraient pas de sens dans le marché. Il ne faut toutefois pas en conclure que tout est beau, accepté dans la joie et toléré simplement parce qu’on s’aime. C’est le métarécit qui complète ce que mettent en place l’engagement et les sentiments forts et qui permet de surmonter les difficultés, voire les souffrances et les manques.

7.6 Conclusion Les sentiments forts ont gagné en importance avec la modernité et sont jugés nécessaires à la préservation du don au sein des couples familiaux, tant par les théoriciens que par les participants. Ces sentiments forts sont ancrés dans l’engagement, la confiance et l’amour (s’opposant ainsi aux sentiments spontanés et souvent plutôt égocentriques des relations pures).

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Ils créent et sont créés par un lien puissant de réciprocité, condition du don, fondement inaliénable du fait social total qui permet le fonctionnement des couples familiaux. Ils portent une signification et un sens essentiels à l’engagement. Ils suggèrent que ce qui sous-tend les couples familiaux n’est peut-être pas aussi diversifié que ce que les théories sociologiques de la famille des dernières années ont voulu croire. Ils suggèrent surtout que ce qui sous-tend les couples familiaux ne relève pas principalement de l’intérêt ou de la domination. Tout au long de ce chapitre, il a été démontré que les sentiments qui animent les conjoints interrogés sont forts au sens de cette thèse. Certains sont à la surface des choses ; d’autres, comme l’engagement la confiance et l’amour, agissent plus profondément et peuvent être considérés comme des principes organisateurs sous-jacents. Nous verrons que ces sentiments sous-terrain sont ce qui doit être préservé pour que le don agisse totalement dans les couples familiaux interrogés. Ce chapitre a également montré que le couple est la base des relations familiales élargies, non l’inverse. Il montre que le lien conjugal, tant que l’union dure, est plus central que la dyade parent-enfant. Il montre finalement que la solidité et la centralité du don au sein du couple permet à ses membres ou au couple comme entité de donner à l’extérieur. Surtout, ce qui se vit en couple familial trouve une partie de sa signification dans l’écart avec ce qui vaut pour la parenté. Il ne faut toutefois pas en conclure que le couple constitue la seule et unique réalité des participants. Au contraire, il s’agit d’individus qui cheminent en restant les enfants de leurs parents, et les sœurs et les frères de leurs sœurs et frères. Il est probable qu’advenant un affaiblissement du don, la famille élargie reprendrait certains droits en tant que réseau de don plus important. De fait, il faut rappeler que les témoignages recueillis constituent des moments dans des cheminements qui se déploient de la naissance à la mort des participants. Les entretiens ne portaient pas a priori sur l’enfance, la famille d’origine, la belle-famille et les relations avec les sœurs et les frères adultes, bien que certains participants en aient parlé spontanément. En quittant le foyer et en se mettant en cohabitation avec un conjoint, ils se sont partiellement retirés du don de leur famille d’origine, mais une rupture pourrait les en approcher de nouveau. La naissance des enfants, par ailleurs, ouvre la porte à de nouvelles possibilités de don, que les nouveaux parents peuvent accepter, chercher à éviter ou refuser sans être absolument maîtres du jeu (BOUCHER 2017). Leur couple apparaît fort et primordial aux participants, dans un système où d’autres unités familiales restent actives, parfois latentes, parfois plus impliquées, notamment lorsque le don faiblit dans le couple. Rappelons également que la perception des participants selon laquelle leur couple est la nouvelle garantie de ne pas être seul relève de leur interprétation – d’ailleurs liée au métarécit, aux sentiments forts et à l’engagement. La « vérité » de cette garantie n’a toutefois pas pu être évaluée dans le cadre de cette enquête. Les sentiments forts figurent donc au cœur de liens familiaux qui engagent la famille entière et qui rendent possible que des actions, des pensées, des décisions et des situations qui peuvent paraître insensées si on les aborde du point de vue d’autres théories, se chargent de valeur pour les participants parce que les sentiments forts sont vrais à leurs yeux. Ils y croient. Nous allons voir maintenant comment cette croyance s’institue, comme elle agit et comment elle se perpétue.

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Chapitre 8 : Les sentiments forts sont ce qu’il faut préserver pour que le don existe

[Dans l’Essai sur le don], Mauss apparaît, avec raison, dominé par une certitude d'ordre logique, à savoir que l'échange est le commun dénominateur d'un grand nombre d'activités sociales en apparence hétérogènes entre elles. Mais, cet échange, il ne parvient pas à le voir dans les faits. L'observation empirique ne lui fournit pas l'échange, mais seulement - comme il le dit lui-même - « trois obligations : donner, recevoir, rendre. » Toute la théorie réclame ainsi l'existence d'une structure, dont l'expérience n'offre que les fragments, les membres épars, ou plutôt les éléments. […] Le seul moyen d'échapper au dilemme eût été de s'apercevoir que c'est l'échange qui constitue le phénomène primitif, et non les opérations discrètes en lesquelles la vie sociale le décompose. Là comme ailleurs, mais là surtout, devait s'appliquer un précepte que Mauss lui-même avait déjà formulé dans l'Essai sur la Magie: « L'unité du tout est encore plus réelle que chacune des parties. » (LÉVI-STRAUSS 1968 : 33-34)

8.1 Introduction L’amour figure donc de manière indéniable au cœur des sentiments forts qui tissent la toile de fond du don au sein des couples. Les personnes interrogées expliquent bien que cet amour doit être préservé pour que le don soit :

-Qu’est-ce que ça exige, la vie de couple ? À ton avis ? -Vaste question ! -C’est voulu. (rires) -Ben, c’est de l’amour. Parce que c’est sûr, avec le quotidien, ça devient… c’est sûr que c’est – ça prend beaucoup d’amour à travers ça parce que ça devient un peu aliénant, là. (Denis)

Or, pour Godelier, une force réside au fondement du don, qui pousse à donner, à recevoir et à rendre, et qui établit la possibilité et la permanence du don. Pour lui, cette force réside dans les choses immuables, inaliénables, dans les choses

qu’on ne songe pas à donner : « [P]our qu'il y ait mouvement, échanges, il faut qu'il existe des choses soustraites à l'échange, des points fixes à partir desquels le reste, les hommes, les biens, les services, puisse tourner, circuler. » (GODELIER 1996 : 232) Ces choses affirment l’existence, l’identité et la structure des humains et des sociétés, ainsi que leur permanence. Elles incluent les savoirs, les rites, les valeurs et la morale, notamment. Il s’agit de « choses refoulées qui rendent possible l’existence sociale de l’homme » et qui « affirment en profondeur des identités et leur continuité à travers le temps » (GODELIER 1996 : 246 et 49. Godelier souligne). Elles relèvent du sacré, et d’un métarécit lié à ce sacré qui suscite l’adhésion, parce qu’en ces choses s’incarne le rapport des humains à l’origine des choses. Elles existent toujours, en tant qu’idéal, au cœur de ce qui est donné ou échangé. Elles sont l’or thésaurisé qui permet que l’or s’échange, et dont l’échange de l’or permet l’existence. Elles sont symbolisées dans les objets échangés.

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Pour se déployer, le don nécessite donc une toile de fond de « non-don ». Et, à l’inverse, cette toile de fond a besoin que le don circule « à la surface des choses » pour continuer d’exister. Cette proposition est d’une grande richesse heuristique parce qu’elle permet d’envisager ce qui se passe au sein des couples familiaux sous un angle à la fois original et porteur d’une compréhension profonde, ainsi que de remettre au creuset les notions d’intérêt, d’aliénation, de relation et même d’intégration sur lesquelles s’est construite la sociologie de la famille des dernières décennies. Si on envisage les couples familiaux comme des lieux de dons soutenus par des réalités inaliénables, alors, en effet, c’est toute autre chose que de l’intérêt, de l’exploitation, des relations ad hoc motivées par le désir personnel du moment ou même de la solidarité que l’analyse met au jour. Précisons : c’est bien sûr bel et bien de la solidarité que les conjoints interrogés manifestent l’un envers l’autre, une solidarité ancrée dans des sentiments forts qui créent de la cohésion sociale (ou familiale), ainsi que l’avaient bien vu Durkheim et les autres théoriciens de l’intégration. Mais ces sentiments forts ne surgissent pas du simple fait d’appartenir à un groupe et d’apprendre à en partager les caractéristiques (langue, valeurs religions, par exemple) par la socialisation ou par l’intégration à une division du travail pouvant susciter la reconnaissance d’une dépendance mutuelle dans la complémentarité des fonctions. Au contraire, ils créent et sont créés par un lien puissant de réciprocité, condition du don, fondement inaliénable du fait social total qui permet le fonctionnement des couples familiaux. C’est la réciprocité, non la solidarité, qui crée les liens, insiste Mauss, car la réciprocité est le mécanisme central, primordial, antécédent, de la solidarité. Or, le lien intense incarné dans la réciprocité et les sentiments forts fait que tous deux s’alimentent, s’enrichissent et s’altèrent l’un et l’autre constamment, au fil de l’histoire familiale. La réciprocité préside donc à ce qu’on se donne et les sentiments forts sont ce qui est préservé et symbolisé dans ces dons. Tous deux sont essentiels : « Que ce soit dans la parenté, dans le politique, il y a toujours dans toutes les activités humaines, pour qu’elles se constituent, quelque chose qui précède l’échange et où l’échange vient s’enraciner, quelque

chose que l’échange altère et conserve à la fois, prolonge et renouvelle en même temps. » (GODELIER 1996 : 53. Nous soulignons.) Il s’agit là d’un rapport d’opposition : pour donner, il faut ne pas donner. Si l’un des termes manque, le don s’effondre. Ainsi, si les sentiments forts s’étiolent, les couples rechignent à donner : « C’est sûr que si t’as plus de sentiments pour l’autre, ça, c’est un problème [qui empêche le don]. » (Olivier) Si à l’inverse, ils mettent moins d’enthousiasme dans le don à la surface des choses, les sentiments forts faiblissent. De fait, le calcul tend à prendre la place du don lorsque les sentiments dépérissent. Le couple se lie donc dans le don. Les conjoints se donnent constamment l’un à l’autre. Nous avons vu que les sentiments forts qui prévalent au sein des couples familiaux consistent en l’amour éprouvé pour le conjoint, en l’envie profonde de fonder une famille se manifestant dans un projet familial auquel on consacre « le meilleur de soi » et dans le désir de faire des enfants, de les aimer et de veiller à leur bien-être au mieux de ses capacités. Ces sentiments forts motivent les gestes, le temps, les attentions, l’écoute, le respect, les renoncements, les services, les attitudes, bref, les dons qui vont et viennent entre les membres des couples familiaux. Ce chapitre montre qu’ils y sont attachés symboliquement.

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Il montre également que les sentiments forts préservés sont essentiels aux couples, qu’ils en affirment l’existence, l’identité et la permanence ; qu’ils en permettent la continuité ; qu’ils sont en partie refoulés ; qu’ils relèvent d’un métarécit quant aux origines du couple qui suscite l’adhésion ; qu’ils permettent le don et qu’à l’inverse, ils existent en fonction de la force du don. Il montre finalement que les sentiments forts sont préservés selon trois mécanismes distincts : au sein du couple, par rapport à l’extérieur et vis-à-vis de soi. Bref, qu’ils se qualifient bel et bien comme « choses préservées » qui permettent le don au sens de Godelier. « Notre analyse, écrit Godelier (1996 : 187), redonne donc leur place et leur sens aux émotions, aux sentiments et aux croyances dans le jeu des rapports sociaux […]). » Il paraît pertinent d’inscrire l’ensemble de cette thèse dans le sillon de cette démarche. Ce chapitre représente donc la culmination de cette thèse en ce qu’il montre non seulement que le don et les sentiments forts sont ce qui explique mieux l’organisation des couples familiaux d’aujourd’hui, mais la façon dont ce principe organisateur fonctionne chez les couples interrogés.

8.2 Les sentiments forts préservés au sein du couple familial Le premier mécanisme par lequel les couples familiaux construisent, entretiennent et réservent une toile de fond inaliénable au don est celui qui consiste à alimenter les sentiments forts au sein du couple familial. « L’amour, écrit Erich Fromm (2007 [1956]), n’est pas un sentiment à la portée de n’importe qui. » Pour Fromm, en effet, l’amour est une « activité », c’est-à-dire qu’il faut s’y adonner au meilleur de ses capacités. Tous les participants expliquent qu’ils consacrent des efforts importants à l’entretien de « la flamme » qui les lie à leur conjoint et à leurs enfants :

Il faut faire attention à nous et à l’autre. Ne pas se prendre toujours pour acquis, même dans les moments où ça va très, très vite. (Flavie) Il faut que tout le monde souffle sur les braises pour que le feu continue. Faut que ça soit entretenu. (Sébastien)

Pour ce faire, les membres des couples familiaux, on l’a vu, passent beaucoup de temps ensemble, et ce, en lutte plus ou moins constante contre les exigences de la conciliation famille-travail qui tend à diminuer le temps passé entre conjoints ou en détente avec les enfants (TREMBLAY 2012), et à l’encontre d’une société qui privilégie la mobilité, les expériences multiples et « enrichissantes », ainsi que les « projets » terminés permettant de passer à d’autres projets (BOLTANSKI et CHIAPELLO (2011 [1999]) :

Dans notre relation, dès le départ, on voulait une relation ensemble. Fait qu’on fait beaucoup ensemble. On voulait faire les activités ensemble. C’était pas qu’on rentre ensemble, puis moi je fais ça, puis toi tu fais ça, puis on a des vies à part. Même dans la cuisine, c’était pas : toi tu cuisines pendant que moi je fais quelque chose à l’ordinateur. On veut être ensemble le plus possible. (Kevin. Il souligne.)

Cette façon de faire garantit la pérennité des sentiments forts qu’ils éprouvent l’un pour l’autre, selon eux. Une autre stratégie consiste à « travailler sur soi » afin d’être en mesure de constamment « rechoisir » l’engagement :

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C’est quelque chose que j’ai fait beaucoup dans les 20 dernières années, me repositionner. Par rapport à notre couple. Rechoisir ça. Changer complètement. C’est un immense défi quand on est ensemble de toute façon, mais de se réinventer comme être humain, dans une relation, sans perdre l’autre, c’est une galère, là ! Ça veut dire que je fais des concessions beaucoup sur où je veux m’en aller. (Emma)

Alors que d’autres individus ont peut-être tendance à se dire que la fin d’un projet de couple n’a pas trop d’importance, les personnes interrogées affirment qu’au contraire, le maintien des sentiments forts et de la relation doit être un but important et qu’il faut préserver la valeur accordée au projet, au fait de vivre ensemble, à la construction de quelque chose de commun. Ce qui est considéré comme une aliénation par les participants est l’inverse de ce qui est considéré tel par les individus de la relation pure, par exemple :

Je pense qu’il y a l’aspect de la valeur accordée au couple puis à la famille. Puis je pense [qu’en ce moment, dans la société] on est plus dans un mode individuel, « ton bonheur », « si ça fait pas ton affaire »… Récemment y a une formatrice à l’école qui venait de se séparer, puis moi chaque fois je suis comme brr, puis elle dit : « Ben, si j’avais été encore avec mon chum, j’aurais pas pu prendre ce contrat-là. » Tsé, je comprends, là. Mentalement, t’as trop de dissonance, fait qu’il faut que tu te dises que c’est positif. Pour survivre. (Julie)

Moi j’ai un feeling que les gens pensent beaucoup à eux, à leur propre bonheur, à leurs propres accomplissements, à leurs propres choix, puis ils oublient un petit peu l’autre côté. Donc, dès qu’il y a quelque chose qui vient leur demander de faire un petit sacrifice, ou de mettre de côté quelque chose qui les passionne, ben c’est comme si on les attaquait directement. (Sébastien) Aujourd’hui, on abandonne facilement. On laisse tomber facilement, puis chacun sa vie. (Daniel)

Face au constat que les ruptures sont communes et acceptées socialement, les participants cherchent à concevoir une totalité dans leur projet, une totalité « socialisante » au sens de Durkheim, c’est-à-dire capable de lier ses membres dans un récit collectif fondé sur des sentiments et des représentations. Une croyance forte en l’existence des sentiments forts est donc nécessaire afin d’entretenir et de perpétuer ce « feu dans l’âtre » dont la chaleur inspire, motive et nourrit le don, de procurer une raison et un sens aux gestes innombrables de don « à la surface des choses » qu’exige la vie commune et de « protéger l’unité familiale » (Éric). Les sentiments forts, en effet, sont ce qui institue les rapports sociaux familiaux, car les choses qu’on préserve sont « la part idéelle du réel social » (GODELIER 1996 : 188). Le désir joue un rôle important dans cette croyance. Godelier (1996 : 245) parle de la « présence du désir au fond de la croyance ». Dans la croyance ferme en l’existence des sentiments forts qui brûlent au cœur du couple familial, en effet, il y a le désir d’exercer un contrôle sur des réalités émotionnelles, amoureuses, bref, humaines qui menacent constamment d’échapper aux conjoints, ainsi que le remarque également Kaufmann (2010a). Ceci est particulièrement vrai dans la société occidentale contemporaine, où l’individualisme axé sur la liberté individuelle exerce de vives pressions vers l’extérieur et où chacun est réputé libre de rompre les liens quand bon lui semble (BECK et BECK-GERNSHEIM 1995). Or, explique Godelier, c’est précisément là où les choses peuvent lui échapper que l’humain installe des croyances fortes dans sa capacité de contrôle. Si ces croyances sont partagées par le groupe, et mieux encore, si on peut se référer ensemble à des preuves tangibles que les sentiments forts « fonctionnent », alors la croyance agit avec autant plus de force et, dans les couples familiaux, les sentiments forts s’affermissent et croissent. « Nous savons que les croyances religieuses non

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seulement font partie du monde, mais font en partie ce monde. » (GODELIER 1996 : 86) Dans cette affirmation, le terme de « croyances religieuses » peut être remplacé par le terme de « sentiments forts ». C’est pourquoi la conviction et la motivation vis-à-vis du fonctionnement, du bien-être et de la pérennité du couple familial – que les répondants traduisent par « confiance » - jouent un rôle primordial. Les protagonistes doivent être convaincus de la nécessité d’entretenir les sentiments forts et de participer au don afin de créer et de perpétuer les liens. Cette confiance concerne le « pouvoir » des sentiments forts, mais aussi le fait que l’autre éprouve la même confiance, le même désir et la même conviction. Elle se traduit par une volonté de pratiquer le don. Voyons maintenant de plus près, en approfondissant les liens entre la théorie de Godelier et le fonctionnement des couples familiaux interrogés, comment sentiments forts, conviction, motivation, volonté et croyances sont liés.

8.2.1 Les sentiments forts relèvent d’un métarécit

Des rapports sociaux, pour être reproduits par tous, doivent apparaître, sinon à tous, du moins au plus grand nombre, comme légitimes, comme les seuls possibles, et cette évidence ne s’impose pleinement que si ces rapports semblent avoir leurs origines au-delà du monde humain, dans un ordre immuable et sacré, immuable parce que sacré. (GODELIER 1996 : 171-172)

On a vu que pour les théoriciens de l’aliénation, un voile empêche les gens de véritablement comprendre ce qu’ils font lorsqu’ils se mettent en couple. Ces théoriciens appellent au déchirement du voile qui porte à donner, car, à leurs yeux, on se fait prendre lorsqu’on donne. Ils appellent au calcul de ce que chacun apporte à et reçoit de la relation. Or, si, en phase avec le constat de certains auteurs de la relation pour qui les couples contemporains doivent se construire un mythe et des rites (KELLERHALS, WIDMER et LEVY 2004 : 7 ; KAUFMANN 2010a), les sentiments forts s’ancrent bel et bien dans un récit collectif quant aux origines et à la pérennité du couple familial, loin de constituer un voile aliénant, ce récit fonde et nourrit la réalité des liens familiaux tels qu’ils sont vécus par les participants. Si on le rejette au profit du calcul, l’équilibre familial court le risque de s’effondrer. Comme tous les récits de vie (GHERGHEL 2013), ce récit fait l’objet d’une révision en grande partie inconsciente et liée à des enjeux de mémoire et d’oubli. Il comporte des éléments d’idéalisation, favorise certains aspects de ce qui s’est passé et en oblitère d’autres. Il concerne des objets (le couple familial, le don) sacrés : « The

concept of the sacred stresses certain acts, objects, and institutions as ends in themselves. They are conceived of as right

and moral and deviations from them as wrong and immoral. They are sanctioned by the mores and by religion. » (BURGESS et LOCKE 525) Évidemment, le métarécit des couples interrogés s’ancre dans le contexte social où évoluent les couples d’aujourd’hui, contexte marqué, rappelons-le une fois de plus, par un relâchement et une critique des attentes de la communauté. La conformité à un modèle reste la cible privilégiée des attaques des critiques féministes et individualistes qui valorisent l’émancipation, l’épanouissement et la liberté des personnes dans l’égalité. Néanmoins, « [le] don ne saurait être appréhendé en dehors d’un imaginaire normatif des échanges. » (PETITAT 1995 : 18) Pour Burgess et Locke (1945 : 526),

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l’emprise de la religion a diminué, mais le mariage continue d’être vu comme un acte solennel, voire sacré. Dans le Québec d’aujourd’hui, c’est le fait de donner le meilleur de soi à la relation qui est considéré comme sacré par les couples interrogés. En effet, tant que ce que les membres des couples désiraient était de « réussir leur mariage », ainsi que le prescrivait la communauté, le besoin d’un métarécit auquel s’attachent des pratiques de confirmation et de renouvellement des sentiments forts dans le don se faisait moins ressentir. Les anniversaires de mariages ayant duré des décennies pouvaient célébrer des récits de mariages réussis, insistant sur le soutien dans les épreuves et les réalisations, et passant plutôt sous silence les écarts de conduite et les moments où l’on s’était approché de l’échec aux yeux des autres. Les répondants voient plutôt leur famille comme autonome, capable de se maintenir sans l’appui soutenu et la reconnaissance de la parenté ou de la communauté. L’État, bien qu’il intervienne de manière assez importante dans leur organisation familiale, notamment par le biais des politiques familiales, n’est que peu mentionné. D’où le fort sentiment des participants que l’existence et le succès de leur vie de famille dépend de leur engagement sentimental se traduisant par des actes de don. Évidemment, leur métarécit peut être appréhendé et analysé sous plusieurs angles, tous aussi pertinents les uns que les autres. Nous pourrions, par exemple, consacrer plusieurs pages à inscrire les formes qu’il prend dans le contexte social et culturel contemporain, faire des liens avec les narratifs les plus répandus sur les réseaux sociaux, dans les médias, dans les films et les séries, etc. Nous nous en tenons à rapporter les aspects des récits qui avalisent l’hypothèse de Godelier. Pour Godelier, en effet, les caractéristiques importantes des métarécits incluent des « faits » qui concernent les origines ; un aspect magique, hors du commun ; la croyance en une force qui permet et autorise l’action, qui engage à devenir meilleur et qui préserve la vie sociale ; les rites nécessaires au maintien de cette force ; une conception du caractère naturel, appartenant à l’ordre des choses, de la réalité ; et la croyance dans le maintien et la durée de cet ordre. Le métarécit des répondants prend évidemment des formes différentes selon leur réalité, mais ils comportent tous une version de ces éléments. Notons que les participants n’étaient pas explicitement interrogés à propos d’un récit familial. Les propos suivants sont des données transversales. Ces données sont abondantes, car le métarécit est toujours le fil conducteur de la conversation avec la chercheure. Même si tous les éléments constitutifs du métarécit ont déjà été illustrés dans les chapitres 6 et 7 (en raison de leur transversalité), nous les illustrons de nouveau brièvement dans cette section. Le métarécit des répondants concerne d’abord les origines du couple. Au commencement était l’amour (et on ne se souvient pas trop d’autre chose) :

J’ai trouvé une Québécoise. Je viens du Nouveau-Brunswick. C’est l’amour. J’étais installé là-bas et elle est venue au Nouveau-Brunswick pour apprendre l’anglais. Et moi j’avais 25 ans et elle avait 21 ans. (Charles)

J’étais tellement bien avec lui que j’étais prête à m’embarquer là-dedans, puis c’est ça. (Jeanne) On passait toutes nos fins de semaine ensemble, on passait tout notre temps ensemble. (Alexandra)

Je suis tombée éperdument en amour avec lui. C’était vraiment cute. J’ai été tout de suite complètement amoureuse de lui. (Emma)

Comment dire… J’ai pas eu envie de ce mode de vie-là [de couple familial]. J’ai eu envie de vivre avec [elle]. (Christophe)

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Un amour intense, magique, différent de ce qu’on a connu avant, qui n’est possible qu’avec cette personne-là :

Autour des années 2000, elle travaillait à l’université puis j’étais allé lui porter un bouquet de fleur à son bureau et j’étais arrivé à la maison, chez mes parents à l’époque, et y avait à peu près le même genre de bouquet de fleurs [qui m’y attendait, de sa part]. Puis ça nous arrivait souvent dans le temps déjà aussi d’avoir des conversations puis on se regardait de bord en bord de la table, puis on se faisait sourire et c’est tout ! Je me dis : ben voilà. (Éric)

Avec [ma conjointe], ça a été instantané. J’avais pas de doute, là. Aussitôt qu’elle était là, je me sentais bien. […] C’était la bonne. (Denis) Je suis tombée vraiment en amour. Bref… je savais que c’était mon homme. (Alexandra)

Cet amour a permis une maturation, un décentrement de soi et un engagement :

Moi, ça a été vraiment un processus d’apprentissage de don de soi. De me détourner de mon nombril, de devenir parent puis de dire : « Ok. Là, je comprends. C’est quoi vivre pour l’autre. » Puis ça me donne. Je donne, mais je retire – j’ai l’impression de retirer plus qu’eux-autres ! Tellement je grandis, je deviens un meilleur être humain. (Alexandra)

La mise en couple est importante. Dans le métarécit, elle représente le moment où la toile de fond des sentiments forts se met en place. Avant, on est plus dans le relationnel, moins dans le lien. Par l’engagement, qui peut prendre différentes formes et qui peut survenir à différents moments de la relation, un lien profond se crée en même temps que les sentiments forts se mettent à agir comme moteur du don :

-À quoi on reconnaît qu’on est engagé ? C’est quand le moment qu’on est engagé ? -Je pense que c’est du moment où l’autre attend quelque chose de nous. (Christophe)

Finalement, c’est vraiment une histoire d’amour qui commence. Puis tout s’est construit à partir de là. La confiance, une vision plus à long terme (Alexandra. Nous soulignons.) Là, à partir du moment où t’as choisi quelqu’un que t’aime pour ce qu’elle est, après ça, tu veux juste du bien pour elle. (Denis)

En cours de route, il faut certes préserver la capacité de créer quelque chose de commun, qui nourrit le don. Il faut également préserver l’histoire qu’on se raconte au sujet de son couple, de ce qu’il a été et de ce que l’on croit qu’il peut devenir :

Peu à peu, cette histoire de couple-là – ma blonde a déjà fait une dépression avant d’avoir des enfants – ben je peux pas jeter toute la montagne qui est là, je peux pas jeter ça, je peux pas dire : « Ah, t’es dépressive, je crisse mon camp, ça fait plus mon affaire. » Y avait quelque chose de bâti, on s’est appuyé sur ce qu’il y avait de bâti pour faire face à la dépression, puis on s’appuie sur ce qui est, sur ce qu’on veut avoir, mais pas des choses impossibles, pas des projets où on va se perdre en tant que couple. (Éric)

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Cette capacité et cet engagement à préserver les sentiments forts forment une autre composante du récit : les participants sont convaincus de la nécessité et de leur capacité particulière à mettre en branle certains processus qui, à leurs yeux, sont essentiels à la vie de famille. Ces processus, rapportés au chapitre 6, incluent l’engagement fondé dans le décentrement de soi, la communication, la présence, la simplicité volontaire et le travail sur soi. S’ils les perçoivent comme du travail ou des efforts, les participants s’empressent de préciser que ce sont des efforts qui leur paraissent sains :

-Ça force le couple à évoluer, tout ça ? -Non non : c’est beau. (Charles. Il souligne.)

En plus d’explications fortes au sujet des origines du couple familial et du soin qu’on met à sa préservation, le récit collectif comporte plusieurs éléments qui renforcent la croyance en l’importance de la vie de famille et en l’amour pour les enfants : « Moi, j’avais envie de vivre cet amour-là puis d’avoir la chance d’élever des enfants, puis de vivre cette fierté-là. » (Geneviève) Cet amour posé comme entier, puissant et inconditionnel est « raconté » comme étant le moteur du don et des liens familiaux. En ce qui concerne la conviction de la durée du couple, inhérente au métarécit, elle cohabite avec une conscience nette de ce que cette croyance demande d’être activement crue, volontairement entretenue. De fait, insistent les participants, il ne faut jamais cesser de se projeter dans l’avenir :

C’est un projet de devenir, c’est un projet… tu t’en vas vers quelque chose. Tu t’en vas pas vers du vide. (Éric) Je me vois vraiment à 75 ans avec mon bonhomme qui va être rendu à 83 ! (rires) On se donne une vie de rêve, là ! Tsé même si on n’a pas un gros revenu puis qu’on fait pas de voyage parce que… mais on passe du temps ensemble, là. C’est le plus gros cadeau qu’on se fait. Au quotidien. J’aime mieux ça que de dire : « Achète-moi une grosse bague. » (Alexandra) Je me vois vieillir avec mon chum. Ça m’émeut, de voir les couples de 80-90 ans qui sont encore ensemble. Moi, j’aspire à ça. Vraiment, là. Puis je m’imaginerais pas les choses autrement que d’être avec mon chum. (Julie) De dire qu’on va cheminer ensemble. J’y crois encore. Je trouve ça difficile, des fois, là, les couples autour de nous puis les modèles sains qui durent longtemps, ils pleuvent pas, mais je choisis de croire que c’est possible, en fait. Donc, je m’assure qu’on reste ensemble. (Emma)

Chez les personnes interrogées, le récit concernant les sentiments forts, leur origine et leur préservation joue donc un rôle de métarécit parce qu’il permet à des événements, à des émotions ou à des dynamiques de s’élever au-dessus de leur signification quotidienne pour accéder à un sens transcendant. C’est par l’amour que le couple familial s’est institué et qu’il a persisté. Le métarécit suscite l’adhésion et provoque une volonté de préserver les liens et le don. En ce sens, le métarécit motive les participants et fait en sorte qu’ils font l’expérience des sentiments forts dans une perspective volontariste de l’action, tout à la fois intéressée et altruiste, dans des conditions qui maintiennent leur engagement dans un espace de liberté, ce qui élève leur expérience au-dessus des mornes injonctions de l’ordre établi. En ce récit, par ailleurs, s’incarne le rapport des membres du couple familial à son fonctionnement. Ils ne peuvent pas (ou ne veulent pas) s’imaginer les

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choses autrement : « La boucle est bouclée. Les idées correspondent aux choses. Les choses et les faits correspondent aux idées. La vérité est vérifiée. L’évidence ne peut être niée. L’homme se retrouve emmuré dans le monde de ses représentations et de ses désirs, de sa volonté. » (GODELIER 1996 : 188) Ce moment de la boucle bouclée est celui où, dans le don, la famille « prend ». La mise en récit de ce qui se passe dans le couple et la famille demande en effet, de comprendre et de reconnaître le lieu des vérités subjectives qui orientent et motivent le mouvement du tout, dans le moment où la totalité est « bouclée » et que la vie commune y est bien prise dans une conscience commune qui peut ne pas correspondre aux évaluations externes de la situation dans d’autres perspectives qui accordent peu ou pas d’importance aux croyances des membres (intérêt, féminisme, crise, aliénation) ou qui restent dans la description des relations conjugales à travers les témoignages, sans s’étonner du lien de solidarité renforcé à travers la pratique des échanges et des représentations ayant valeur et fonction de croyances pour l’intégration de la famille et du couple.

8.2.2 Les sentiments forts sont en partie refoulés Le métarécit est en grande partie tu et ne se raconte qu’en des moments de quête de sens d’une réalité conjugale ou familiale vécue, qui détermine le besoin d’énoncer une part pertinente du récit qui éclaircit la situation et fonde la vérité d’une interprétation avancée parmi d’autres interprétations possibles. Il ne s’agit donc pas d’une histoire constituée et consignée par écrit ou dans la mémoire qu’on se raconte les uns aux autres en se disant : voici notre métarécit. En fait, on se raconte bel et bien des histoires familiales conscientes à la surface des choses (notamment, de nos jours, sur les réseaux sociaux), mais le travail ardu, les renoncements, les sacrifices, les doutes et les hésitations y sont souvent passés sous silence, alors qu’ils sont centraux dans le métarécit. Pour Kaufmann (2002), les mécanismes de fusion qui s’établissent dès les débuts du couple passent souvent inaperçus. Les membres du couple en devenir ne se rendent pas compte qu’ils sont en train de vivre de profondes transformations, subtiles au quotidien, mais dont l’impact est grand, qui les poussent à se redéfinir afin de former une union avec l’autre :

Une vision trop précise de ce mécanisme supprimerait la marge d’action qui permet l’expérimentation conjugale des débuts. C’est parce qu’ils n’ont pas conscience d’occuper déjà des positions et de se situer dans un processus évolutif, parce qu’ils ont l’impression de vivre avec liberté et légèreté leurs rapports de personne à personne, d’être inventifs en tous domaines, que les jeunes partenaires parviennent à repousser les engagements. (KAUFMANN 2010a : 52-54)

Pour Godelier, les individus se lient de leur plein gré (mais en grande partie à leur insu) à travers le don. Ils le font avant d’en interpréter les conséquences à travers des croyances qui expriment leurs sentiments. Les obligations créées sont ressenties comme émanant de l’intérieur, c’est-à-dire des valeurs personnelles et du sens que les gens donnent aux liens qu’ils ont créés. Ce sens est notamment créateur du - et alimenté par - le métarécit. La réponse à ces obligations, c’est-à-dire l’acceptation de participer au don, quant à elle, est ressentie par les individus comme résultant de leur volonté, et en contexte individualiste axé sur les libertés individuelles et la capacité de décision, est généralement interprétée comme résultant d’un choix plus volontaire qu’imposé contre son gré :

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Quand tu fais le choix de quelque chose, je trouve que ça peut être des sacrifices qui vont en découler. Évidemment. Sauf que c’est pas grave tant que ça, tu vas faire la paix avec ces choses-là que t’as laissées de côté parce que c’est ton choix. (Justine)

Le don ne paraît donc pas imposé de l’extérieur. Il apparaît émaner d’une conviction et d’une motivation profondes. On a vu qu’il paraît « naturel », « normal » : « Il faut penser à l’autre, mais pour moi ça se fait naturellement la plupart du temps. » (Olivier) On a vu que cette conception imprègne le métarécit. Percevoir le don comme naturel a quelque chose à voir avec le fait que le don est vécu comme un élan à la frontière du biologique et du social. Pour les répondants, le don paraît parfois, en effet, répondre d’abord aux besoins « naturels », « biologiques », « instinctifs » de celui qui donne. « Ça te fait juste du bien à toi quand tu le fais », explique Jeanne. Sarah renchérit :

Pour moi, faire plaisir à mon chum, c’est évidemment un don. C’est pour lui que je le fais. Mais c’est aussi pour me faire plaisir, pour avoir l’impression que je lui fais plaisir. (Sarah. Elle souligne.)

« On donne d’abord pour soi » : cette antienne réitérée à de nombreuses reprises permet notamment aux répondants de réfuter au moins en partie que les gestes qu’ils posent relèvent du don, particulièrement lorsque le don peut être interprété (par « les autres ») comme exigeant du sacrifice ou de l’abnégation, ce qui peut être particulièrement difficile à admettre pour certaines femmes (mais pour les hommes aussi, dans une moindre mesure) désireuses de se présenter comme choisissant de poser les gestes qu’elles posent, et non d’y être forcées par des obligations sociales qui les obligent à materner, par exemple :

Si je colle ma fille sur le divan puis qu’elle est complètement absorbée dans son livre ou son émission de télévision, puis qu’elle s’en fout complètement, je me fais bien plus plaisir à moi-même qu’à elle. Fait que c’est une forme de don, mais c’est quelque chose qui est naturel puis qui va de soi dans l’accomplissement de nos propres besoins, je pense. Fait que c’est comme à mi-chemin. C’est quand même du don. Mais aussi autre chose. (Sarah) Fait que ça sonne un peu égoïste : c’est pour me remplir, moi. Puis je voulais donner des valeurs. C’est ça. Tsé tu poses la question, les hommes, pourquoi tu veux avoir des enfants, puis c’est pour donner des valeurs… ouin. C’est-tu pour me voir, moi [dans mes enfants] ? C’est-tu un instinct ? (Éric)

Une variante consiste à percevoir le don comme émanant d’un élan naturel qui s’impose avec la maturité. La maturité est alors le moment où on passe du biologique (satisfaction exclusive des besoins égoïstes) au social (élan vers l’autre, « conscience sentimentale de sa situation vis-à-vis des autres », qui pousse au don). Quand il a senti, quelque part vers la fin de la vingtaine, qu’il désirait s’engager dans une relation approfondie avec sa conjointe qui inclurait mariage et enfants, Éric a interprété l’élan en ces termes : « J’étais rendu assez sérieux pour ça. C’est naturel. » Christophe ajoute :

-C’est quelque chose de personnel, mais je pense qu’il y a 10 ans, j’aurais pas été dans les mêmes dispositions. À ce don-là. De moi. -Ça vient avec la maturité ?

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-Oui. (Christophe)

Tout se passe comme si les participants ressentaient qu’il doit y avoir une large part de non-dit pour que le don « fonctionne ». De fait, certains l’expriment clairement. Il ne faut pas trop penser au don, selon eux :

[Les gens me demandent parfois :] « Pourquoi t’en fais autant ? Puis c’est juste que ça me rend heureuse de le faire. Y a pas de réponse, là. Si je le fais pas, si je m’empêche de le faire, je suis malheureuse. Fait que… c’est tout. (Jeanne)

-Y en a qui disent : « Le don, faut pas calculer ça ». Mais toi, ça va encore plus loin ? Faut même pas y penser ? -C’est ça. C’est un abandon. Là-dedans. Puis je pense que [ma conjointe] et moi, ça se fait tout seul. (Christophe)

Il arrive toutefois que les participants se contredisent au cours de l’entrevue. Ils n’acceptent alors d’évoquer ce qui se joue dans leur couple familial en termes de don qu’à condition, au contraire, qu’il y ait eu réflexion, engagement conscient à donner. Lorsqu’on aborde la question des services rendus, par exemple, et ainsi qu’on l’a vu, la plupart des répondants font une distinction : il y a, d’abord les services qu’ils qualifient de « normaux », essentiels à la vie familiale, au sujet desquels il y a entente plus ou moins tacite et qui ne sont pas des dons. Et il y a les services qui sortent de l’ordinaire, qui, eux, sont faits par affection envers l’autre, avec le souci d’aider, et qui sont bel et bien des dons. Pour que ce soit un don, il faut qu’il y ait eu une intention identifiée, une réflexion : « Je vais faire telle chose pour elle, pour lui. » Alors qu’autrement, c’est la routine, c’est « normal », « naturel ». La confusion n’est peut-être que sémantique et ancrée tant dans les représentations populaires que dans des relents de moral religieuse, où le don doit être un fait spontané de tous les instants qui résulte d’un engagement envers soi, les autres et une vérité sacrée d’un l’ordre du monde à la fois radical et réfléchi. (« Va, vends tout ce que tu possèdes et suis-moi. ») Chez les répondants, il se peut que ces idées chrétiennes aient survécu à la laïcisation des familles et qu’elles aient contribué à rendre l’expérience du don « naturelle » en même temps que résultant d’un engagement rationnel et réfléchi antérieurement. Le don peut paraître d’autant plus naturel, d’ailleurs, que la plupart des participants ne seraient possiblement pas en mesure d’énoncer ces règles clairement, même si elles ont probablement contribué à les socialiser, à leur insu. Cela n’empêche pas les répondants d’être en mesure d’identifier certains moments du don et d’interpréter ce qui se joue au sein de leur couple familial en termes de don, lorsque la recherche à laquelle ils participent les y incite. Mais la plupart du temps, au quotidien, les répondants, à l’instar des participants de Godbout et Charbonneau à qui le don au sein des familles apparaît comme relevant d’un « métaniveau », « ne savent pas » qu’ils participent au don. D’ailleurs, plusieurs remarquent, au fil des entretiens : « Je n’avais pas vu ça comme un don. »

-Le fait que [ta conjointe] soit là pour toi, est-ce que c’est un don qu’elle fait ? -J’imagine qu’on pourrait le voir comme ça. Mais moi, je pense que j’ai été là pour elle aussi ! Je le sais pas si moi, je verrais ça comme un don… Pour moi, c’est la normalité. Je veux dire : on a vécu toutes sortes de choses ensemble. […] Pour moi, c’est vraiment juste normal. (Denis)

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On doit donc éviter, pour qu’il existe, de prendre conscience du don, de le nommer et d’en affirmer l’existence. Pour les participants, la stratégie pour y parvenir consiste surtout à concevoir les gestes du don comme relevant du naturel. Cela permet qu’au sein de leur couple familial, le don soit en grande partie inconscient. En va-t-il de même pour ce qu’on ne donne pas ? Pour Godelier, cette question est plus importante que l’occultation de ce qu’on donne, même si les deux sont liées. C’est surtout ce qu’on ne donne pas, explique-t-il, qu’on doit garder à une certaine distance de la conscience : « le refoulement est peut-être pour tous [les objets qu’on n’échange pas] la condition d’une existence sociale » (GODELIER 1996 : 16). Si le refoulement de ce qu’on préserve est nécessaire, c’est parce qu’il faut que le caractère sacré des objets préservés puisse passer pour vérité. À cette fin, les humains « se dédoublent » à deux niveaux : vis-à-vis de ce qui se passe dans le social, ils sont à la fois rationnels et croyants. De plus, leurs actions comportent une dimension concrète et rationnelle en même temps qu’un ancrage symbolique fantasmatique et refoulé :

Une dissociation se produit, par laquelle les individus ne se reconnaissent plus comme ayant créé la chose sacrée, mais qu’elle lui apparaisse comme donnée, toujours-déjà. Alors, l’homme n’est pas l’auteur de ses œuvres, n’est plus à l’origine de lui-même. Il peut certes se retrouver dans les objets sacrés parce qu’il en possède le code, mais il ne peut s’y reconnaître, se reconnaître comme en étant l’auteur, le fabricateur, bref l’origine. (GODELIER 1996 : 248. Godelier souligne129.)

Les humains ont l’impression non pas d’agir, mais « d’être agis » : « Le dédoublement de l’homme s’accompagne d’une altération, d’une occultation du réel et d’une inversion des rapports de causes à effets. » (GODELIER 1996 : 239) C’est qu’il y a du désir, explique Godelier, s’appuyant sur Hubert et Mauss, au fond des croyances. Les humains veulent croire au pouvoir supérieur de certains objets parce qu’ils veulent que la préservation de ces objets leur permette de contrôler le déferlement propre à la vie humaine, c’est-à-dire de s’extirper de la nature pour créer du social, et d’exercer du pouvoir. Ce besoin « pousse les hommes à se diviser, à se dédoubler, à s’imaginer à la fois plus faibles et plus forts que ce qu’ils sont, à être présents mais sur le mode de l’absence dans les objets de leurs cultes, soumis aux puissances qui peuplent l’univers mais dotés en même temps d’une partie de cette puissance » (GODELIER 1996 : 245). Alexandra exprime particulièrement bien cette impression d’ « être agie » :

On accepte l’abondance – moi je suis prof de yoga puis je suis là-dedans aussi. Accepter l’abondance. Accepter de recevoir. Puis on va juste bien redonner parce qu’on fait ça dans notre vie. Fait que là comptes conjoints puis on accepte l’abondance ! (rires) L’argent va – ben pas venir à nous, mais j’ai des contrats, puis tout va mieux, on dirait. Depuis qu’on a changé notre mindset par rapport à ça. (Alexandra)

De fait, les humains ont besoin de croire en ce pouvoir supérieur des objets sacrés préservés pour établir des liens sociaux, pour qu’un socle commun de convictions permette le passage du naturel au social et institue les liens et le don. Or, parce que le fait de croire au pouvoir des objets préservés ne s’appuie pas sur l’observation empirique de la réalité matérielle, il nécessite du fantasme et du refoulement, « des états affectifs générateurs d’illusions » (Hubert et Mauss 1902-1903, cités par GODELIER 1996 : 245), du dédoublement :

129 Godelier reprend ici les réflexions de Durkheim sur la formation des croyances religieuses.

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Tout ce qui est idéellement soustrait aux rapports réels que les hommes entretiennent entre eux et avec la nature compose avec tout ce qui leur est idéellement ajouté, l’être imaginaire de l’homme, le noyau imaginé de son être social, contenu fantasmatique et source permanente de réalités imaginaires devenues réalité sociale. Cette opacité de l’homme à lui-même a pour complément le monde enchanté qui surgit à la place du monde réel. (GODELIER 1996 : 245)

Le social, donc, a besoin de fantasmes ancrés dans le refoulement pour se produire. Et ces fantasmes refoulés sont produits par le social. Le refoulement, de fait, est « une condition de la naissance et de la reproduction de la société dans laquelle il est né, des rapports sociaux communs, généraux, qui sont le support de son existence sociale, et que chacun doit, jusqu’à un certain point, intérioriser et reproduire s’il veut continuer à vivre en société » (GODELIER 1996 : 246). On retrouve ici le caractère circulaire propre au don et aux sentiments forts (évidemment, puisque les deux dynamiques réfèrent à l’opposition don/préservation) : l’un n’existe que par l’autre, et vice versa. Ajoutons que pour Godelier, le refoulement s’opère de manière à la fois individuelle et collective. Les deux types de refoulement sont nécessaires pour que société et don soient, et s’alimentent l’un et l’autre. Alors,

[un monde enchanté naît] non des hasards d’une histoire singulière et dans la matière complexe des rapports intimes de personne à personne mais dans la nature de leurs rapports sociaux, dans quelque chose qui est objectivement présent et agissant dans ces rapports mais qui ne peut que disparaître dans les représentations conscientes que les individus en ont, ou n’apparaître que métamorphosé en autre chose. (GODELIER 1996 : 1996 : 245-146. Godelier souligne.)

Appliquons ces explications au contexte des couples familiaux interrogés. Les sentiments forts y font-ils l’objet d’une projection fantasmatique quant à leur pouvoir de contrôler la complexité de la vie et de garantir les liens du couple familial jusqu’à la mort ? Oui et non. Certes, on l’a vu, les sentiments forts sont le socle d’un métarécit des origines et de la croyance en la persistance du couple familial dans l’avenir qui comporte des éléments d’idéalisation et qui fait l’objet d’un récit plus ou moins lié à la « vérité » de ce qu’a été l’évolution du couple familial. De plus, les personnes interrogées conçoivent au moins en partie l’amour qui les unit, leur engagement dans le projet familial et leur dévouement envers les enfants comme des réalités transcendantes et immuables, « naturelles » qu’ils n’ont pas contribué à créer. Éric en témoigne avec une éloquence particulière :

C’était la femme de ma vie, je l’ai su très tôt. […] On dirait que toutes les circonstances étaient là pour qu’il se fonde une famille puis que cette famille-là fasse sens dans mon expérience de vie. […] Cette complétude-là, que je retrouve avec ma femme et mes deux enfants, je pense que je l’aurais pas eue autrement, je l’aurais pas eue ailleurs, d’une autre façon. […] Probablement que si j’avais pas eu de blonde, j’aurais pas eu de famille, j’aurais pas eu de maison non plus, je me serais peut-être pas fait de projets, puis j’aurais été niaiseux, puis j’aurais dépensé, aussi, en folies. (Éric)

Pour les personnes interrogées, les sentiments forts protègent contre les tentations, les engagent à s’élever, à donner le meilleur d’eux-mêmes. Ils leur confèrent un sentiment de pouvoir et de contrôle par rapport au déferlement de la vie et à l’extirpation du naturel. Ainsi, lorsqu’il dit que l’infidélité sexuelle n’est pas envisageable pour lui, Denis explique que c’est parce que l’amour qu’il partage avec sa conjointe le porterait à résister à la tentation si d’aventure elle se présentait :

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-Je peux pas imaginer. Faire ça… Ça serait une trahison. Je peux pas imaginer. -Ok. Fait que tu résisterais. -J’ose espérer que oui. (Denis)

Voilà donc pour la projection fantasmatique. Qu’en est-il du refoulement ? Les sentiments forts sont on ne peut plus conscients chez les participants. Tous évoquent avec chaleur les sentiments profonds qu’ils éprouvent pour leur conjoint, leur projet familial et leurs enfants. Certes, en ce qui concerne la préservation de ces sentiments, un certain refoulement est bel et bien agissant. Les participants ne doivent pas être conscients en tout temps de travailler activement à la préservation de ces sentiments. Plus précisément, ils ne doivent pas être constamment conscients de ce que ce sont leurs efforts qui permettent la préservation de ces sentiments, et non leur simple existence, perçue comme transcendante. Certains éléments du métarécit permettent ce refoulement. Toutefois, au même moment, les participants sont bel et bien conscients de travailler – et dur ! – à l’entretien des sentiments forts. Tous les répondants, de fait, insistent sur la nécessité de préserver les sentiments forts. Ils le font spontanément, sans que la question leur soit posée directement. En plus de rapporter tout ce que la vie de couple leur demande, et qui a été résumé au chapitre 6 (engagement, communication, présence, acceptation, travail sur soi, notamment), les répondants reprennent tous la même conviction : « Il ne faut jamais cesser de de se manifester de l’amour, de prêter attention à l’autre, de le respecter et de le valoriser ». Il faut être vigilant, préserver la détermination et l’engagement vis-à-vis du projet familial :

Ça demande de la vigilance, ne serait-ce que pour garder en tête qu’un couple, y a plusieurs choses qu’il faut que ça préserve pour rester en santé. Puis donc, c’est de pas prendre le couple pour acquis. Ce qui est difficile dans une relation à long terme, c’est de rester vigilant sur comment l’autre va, puis comment toi, tu vas. (Jeanne)

L’enjeu est particulièrement exigeant chez les parents de jeunes enfants :

Puis avec les enfants, c’est de réaliser parfois que c’est des bouts crounch, han, dans notre vie ! Oui, on se perd dans le temps, là ! On se voit pas autant qu’on l’aimerait, mais… d’avoir la confiance, puis on se le dit souvent : dans quelques années, là ! On commence à le sentir ! (Flavie)

Les participants adoptent donc une attitude à la fois rationnelle et croyante, consciente et inconsciente par rapport à l’entretien des sentiments forts. Sébastien exprime bien cette dichotomie, le fait qu’au quotidien, il ne faut pas trop réfléchir à ce qui se joue de façon sous-terraine et qui permet la pérennité du couple familial, mais que si on s’y arrête, on le sait bien, au fond : « Y a sûrement du travail qu’on fait sans s’en rendre compte. Mais qu’on entretient. On entretient ça, ce couple-là, nous. » (Sébastien)

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8.2.3 Ce qui est échangé symbolise les sentiments forts Le travail qui sous-tend la préservation des sentiments forts peut donc affleurer lorsqu’on y réfléchit. Mais le fait qu’il faille un effort pour les « déterrer » est nécessaire au don : les individus ne doivent pas être en tout temps conscients de travailler activement à la préservation de ces sentiments. Vis-à-vis de ce qui se passe dans leur couple familial, ils sont donc « à la fois rationnels et croyants ». Ce dédoublement se donne à voir dans les actions que les répondants posent continuellement « afin que la vie familiale fonctionne ». Il fait en sorte qu’en même temps qu’ils rendent service ou manifestent de l’affection ou prodiguent de leurs soins à leurs enfants, les participants se projettent inconsciemment dans ces actions, qui sont des objets de dons : « Il me semble de la plus grande importance d’insister sur le fait que tous ces processus par lesquels l’homme et le monde se dédoublent, se matérialisent finalement dans des objets. » (GODELIER 1996 : 189. Godelier souligne.). Godelier traite longuement de ces objets dans lesquels le dédoublement des humains se matérialise. Pour les fins de son argumentation, qui se fonde surtout sur une analyse anthropologique de plusieurs sociétés archaïques, ces objets sont sacrés, c’est-à-dire qu’il s’agit d’instruments de culte tangibles, qui ont été façonnés par des humains. Dans ces objets s’incarnent les croyances des humains en eux-mêmes, en ce dont ils étaient capables à l’origine ou encore aujourd’hui, au plus profond d’eux-mêmes. Plus cette croyance est incarnée dans les objets, moins les humains croient en leur capacité de la cultiver en eux-mêmes sans médiation sacrée : « À mesure qu’ils se dédoublent, les hommes peuplent l’univers d’êtres qu’ils conçoivent à l’image d’eux-mêmes mais dotés de pouvoir inaccessibles aux humains […]. C’est en cela que les rapports au monde qui les entoure ne sont que projection dans les choses d’un aspect d’eux-mêmes. » (GODELIER

1996 : 188) Étant donné que les objets sacrés dont parle Godelier sont des choses fabriquées, tangibles, et servant au culte, est-il possible que les services rendus, les fins de semaine passées à faire le taxi pour les enfants, le partage des tâches ménagères, la mise en commun des avoirs, le soutien affectif et parfois même les cadeaux, bref, tout ce qui se donne dans le couple familial tienne lieu de tels objets chez les couples familiaux interrogés ? S’incarne-t-il en ces dons une croyance des membres des couples familiaux en une part transcendante d’eux-mêmes ? Une partie de la réponse réside dans le fait que ces gestes posés ne sont pas que des actions « pures », détachées de leur contexte, des croyances, des valeurs ou du sens que leur accordent ceux qui les posent. Ils sont plus qu’un geste de transaction qu’on pose afin de combler un besoin, dans une recherche d’équivalence stricte :

Je suis pas dans le don avec mes enfants pour que ça me rapporte, quelque chose, là ! Ça, c’est sûr et certain. Dans le don à mes enfants, c’est simplement parce que je les aime ! Puis que je veux le meilleur pour elles puis je veux qu’elles aient la meilleure vie possible fait que je vais tout faire pour y parvenir ou en tout cas, le mieux possible. (Geneviève)

Les gestes de dons posés, en effet, symbolisent les sentiments forts. C’est cette incarnation des sentiments forts dans les gestes posés qui permet que le don circule au sein des couples familiaux et ne demeure pas sans retour. Pour que « ça marche », explique en effet Godelier, il faut « qu’il y ait dans la chose donnée plus qu’un don de soi à l’autre. » Ce « plus »

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réside dans la dimension symbolique incarnée dans l’objet de don. Ce renvoi symbolique de la chose donnée à quelque chose de plus grand et de plus important doit être compris et perçu par tous. Il repose donc, on l’a vu, sur des croyances partagées :

Il faut [que la chose donnée] contienne quelque chose qui apparaisse au donateur comme au premier donataire, puis à tous ceux qui la recevront ensuite, il faut donc qu’elle apparaisse à tous les membres de la société – qui doivent donc par avance partager cette représentation – comme un moyen dont la possession, même temporaire, est nécessaire pour continuer à exister, à produire ou reproduire des rapports sociaux qui permettent aux individus comme aux groupes, clans, familles, confréries, sociétés secrètes, etc., de continuer à faire partie de leur société. (GODELIER 1996 : 100)

Or, les sentiments forts existent toujours, en tant qu’idéal, au cœur de ce qui est donné ou échangé chez les couples interrogés. Ainsi, pour les participants, le don est la manifestation de l’amour :

-On parlait tantôt du don qui est – comment on dirait ? – qui est partie intégrante de l’amour ? -Oui oui, c’est l’extériorisation. -Aimer, c’est donner ? -Oui c’est ça. Ça marche de même. L’expression d’amour. (Daniel)

-Est-ce qu’il y a un lien entre le don et l’amour ? -Ben oui. -C’est quoi ? -C’est une conséquence de l’amour. (Mathieu)

Godelier lui-même se fait chantre de la transposition : « Bien entendu, ce que nous venons d’analyser chez les Baruya se retrouve dans toutes les sociétés humaines, y compris celles qui n’attribuent pas à des dieux mais au peuple souverain l’origine des lois auxquelles celui-ci doit obéir. Nous sommes donc en présence d’un fait universel, d’un mécanisme général qui ne relève pas seulement des structures inconscientes de la pensée. » (GODELIER 1996 : 171-172) Godelier ne transpose pas lui-même son analyse à des « sociétés plus petites » telles que la famille, mais il évoque ici et là, tout au long de L’énigme du don, la possibilité de le faire. Juste un peu plus haut, on a vu, par exemple, qu’il évoque « des rapports sociaux qui permettent aux individus comme aux groupes, clans, familles, confréries, sociétés secrètes, etc., de continuer à faire partie de leur société. » (GODELIER 1996 : 100. Nous soulignons.) Et donc, lorsqu’il écrit : « Bien entendu, les représentations ne seront pas les mêmes, le sacré sera d’une nature différente si l’ordre immuable où la société puise ses origines est un ordre « divin » ou un ordre « naturel ». Dans ce second cas, un fétichisme de « la Loi » ou des Lois occupera la place du culte des dieux pères et des déesses mères de l’ordre humain » (GODELIER 1996 : 172). Il paraît légitime d’ajouter que dans un troisième cas, celui des couples familiaux, ce sont les sentiments forts, construits sociaux nécessaires à la préservation des liens du don dans les familles, qui occuperont cette même place, celle d’objets « de culte » (et « de motivation ») dont les participants ne sont pas conscients de les avoir construits eux-mêmes comme objets de croyances auxquelles ils rattachent leur existence active et vivifiante dans un ordre en mouvement :

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Quand j’enlève l’amour envers quelqu’un, ben, c’est le devoir. Puis c’est pas agréable. C’est la même chose dans le couple : si je suis dans le devoir, c’est pas agréable, parce que je dois faire ça. Je dois faire ça pour maintenir une image, pour maintenir une relation. Mais quand c’est rempli d’amour, c’est un don ! Je veux faire ça, puis j’ai cette capacité-là puis j’aime faire ça. Dans ma notion spirituelle, si c’est le devoir, c’est vide. Quand c’est un don, c’est agréable parce que ça donne la vie, mais ça la remplit aussi. Je veux être dans le don dans le couple et non dans le devoir. (Kevin. Il souligne.)

Kevin explique bien, ici (fût-ce à son insu), la nécessité que l’amour s’incarne dans les gestes de don qu’il pose quotidiennement, mais surtout l’idée d’une transcendance. Il utilise d’ailleurs l’adjectif « spirituel » pour exprimer que ces gestes sont imprégnés de quelque chose qui le dépasse et qui ne provient pas de lui. Jean-François exprime lui aussi l’idée que le don est quelque chose « de plus » qui dépasse le don, le transcende, et qui ne vient pas de lui :

-Je trouve que… quand tout est dit et fait, là, à la fin de la vie, là, c’est ça qui compte. C’est juste ça qui compte. -De s’être donné ? -Oui. C’est… le don, le don de soi ou ce qu’on donne, c’est tout ce qui reste, après. Après la mort. (Jean-François)

Les gestes de don reflètent donc symboliquement la croyance partagée dans la puissance des sentiments forts. Mais autre chose s’incarne également dans les gestes de don : soi-même. Mauss, rappelons-le, le formulait ainsi : « donner, c’est donner quelque chose de soi ». On peut penser qu’il voulait dire deux choses : on donne le meilleur de soi, de son énergie, de sa volonté et de ses émotions dans le don ; et qu’une part de ce qu’on est s’inscrit dans l’objet donné. Pour Godelier : « Les objets précieux qui circulent dans les échanges de dons ne peuvent le faire que parce qu’ils sont des doubles substituts, des substituts des objets sacrés et des substituts des êtres humains. » (GODELIER 1996 : 101) Pour les répondants, de fait, l’identification symbolique à l’objet de don est à ce point forte qu’il est parfois ardu, tant pour la chercheure que pour eux, de distinguer l’objet de ce qu’il symbolise. Le don, pour les participants, est le sentiment fort, et vice versa. Ils l’expriment bien lorsqu’ils évoquent le don de soi que demande le contexte familial :

Puis ce que ça me demande, ben, ça me demande tout ce que je suis, en fait ! C’est vraiment une occupation que tu peux pas te cacher, là ! (rire) Je veux dire, tu peux pas être un peu poche une journée puis que ça paraît pas parce que t’es assis dans ton cubicule puis que tu vas en faire un peu moins cette journée-là, mais tu vas en faire le double le lendemain. Quand t’es un peu poche, tout le monde le sait, là, c’est clair. Tu pleures toute la journée, puis la vaisselle est pas faite, puis tu cries après les enfants, puis c’est ça. Ça demande d’être entier, en fait, puis de se consacrer complètement. Tu peux jamais prendre congé, tu peux pas être malade, tu peux pas… (Emma)

Ce dédoublement théorisé par Godelier se donne aussi à voir dans les actions que les répondants posent continuellement « afin que la vie familiale fonctionne » : elles comportent une dimension concrète et rationnelle (les gestes posés) en même temps qu’un « ancrage symbolique fantasmatique » et en partie refoulé (les sentiments forts et la préservation qu’ils nécessitent). Cet ancrage symbolique et fantasmatique est à la fois individuel et collectif. Tant les membres du couple familial, chacun pour soi, que le couple familial dans son ensemble, doivent croire en sa force et en sa valeur. Cette

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croyance partagée permet qu’émerge un sentiment commun de confiance, qui joue un rôle crucial. Les participants, en effet, ont besoin de croire au pouvoir des sentiments forts préservés pour nourrir les liens familiaux et pour que s’effectue le passage du naturel au social qui permet le don. Le don a besoin de fantasmes en partie refoulés pour se produire. Cette confiance est elle aussi en partie refoulée, c’est-à-dire que les participants, à certains moments, y attribuent une origine transcendante et n’ont pas toujours conscience de l’alimenter : « C’est de l’amour. C’est une confiance aveugle. » (Sandrine) Ici encore, il ne faut pas trop y penser. Il s’agit d’abord de la confiance dans le fait que les sentiments forts sont partagés par tous et qu’ils motivent l’engagement :

Y a une confiance. Une confiance que ça va aller dans la bonne direction. Que ça va vers où on veut que ça aille. Qu’on le construit en même temps, ensemble ! (Sébastien)

Mais il s’agit également de la confiance partagée en la vérité de ce qui est vécu :

Pour moi, le couple, ça repose sur toute la confiance qu’on peut avoir un dans l’autre. Et c’est sincère, là ! Y a vraiment un amour. Puis y a un partage. Puis c’est profond. […] Y a pas de superficiel. Y a du vrai. C’est ça, le couple ! C’est d’être vrai l’un envers l’autre. (Flavie)

La vérité qu’évoque Flavie consiste en ce qui est plus profond et en partie refoulé que ce qu’on peut dire négligemment, parce que c’est attendu de l’autre, par exemple. Il s’agit de la vérité d’un lien ancré dans des sentiments forts, au contraire d’une relation qui flotterait au gré des envies et des désirs du moment, et qui ne serait construite et alimentée que sur des projets de consommation « superficiels », par exemple, comme cela peut être le cas dans la relation pure giddensienne. La confiance partagée concerne finalement le fait que le projet familial constitue le moteur et le but non négociable du couple familial :

Nous, y a pas de remise en question amoureuse, là. En tout cas de mon côté. Y a jamais été question de reculer devant une certaine facette de notre vie de couple, de « je suis plus certaine de mon choix ». Ça, y en n’est pas question. Y en n’a pas été question de mon côté du tout, du tout. Je le sens pas non plus de son côté. (Flavie)

8.2.4 Les sentiments forts affirment l’existence, l’identité et la permanence du couple familial Les sentiments forts, chez les couples interrogés, sont donc cette force qui réside au fondement du don, qui pousse à donner, à recevoir et à rendre, et qui institue la possibilité et la permanence du don. Ils sont une source d’inspiration et d’action dont les conjoints, tant que le don circule, n’envisagent jamais de se départir. Rappelons que pour Godelier : « Il ne peut y avoir de société, il ne peut y avoir d’identité qui traverse le temps et serve de socle aux individus comme aux groupes qui composent une société, s’il n’existe des points fixes, des réalités soustraites (provisoirement mais durablement) aux échanges de dons ou aux échanges marchands. » (GODELIER 1996 : 16)

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Ces sentiments forts affirment l’existence même du couple familial. La conviction d’avoir fondé et d’évoluer au sein d’un groupe familial dont les membres partagent un amour profond les uns vis-à-vis des autres et un engagement ferme envers un projet familial pérenne et le bien-être des enfants est en effet ce qui permet aux répondants de dire : « Mon couple et ma famille existent. Ils représentent des réalités tangibles, fondées sur une réalité profonde, l’amour, qui soutient cette existence dans le temps. » Les sentiments forts jouent ici le rôle que jouent l’idéologie ou les croyances religieuses dans d’autres sociétés ou groupements sociaux : ils alimentent la confiance et l’espoir dans le fait que les efforts fournis, le meilleur de soi donné ont un sens qui dépasse les simples fins individuelles et que la réalité à laquelle on consacre ses efforts et le meilleur de soi existe bel et bien. Les sentiments forts du premier type, c’est-à-dire ceux qu’éprouvent les répondants envers le projet familial commun, jouent ici un rôle particulier. Certains parlent de « dévouement », voire de « dévotion », à son égard. De fait, le projet familial est ce qui confère un sens à l’existence même du couple familial : « On a eu des enfants, ça faisait quelques années qu’on habitait ensemble, mais c’était ça. C’était ça, notre affaire. Notre projet à nous. » (Sébastien. Il souligne.) Pour que le groupe existe, il faut que ceux qui le composent se départissent d’une part de leur individualité afin de former un ensemble qui est plus que la somme de ses parties. Il faut donc créer un sentiment d’unité. En contexte individualiste, le péril existe toujours, sans être nécessairement nommé, de voir les membres des couples familiaux se détacher et accorder plus d’importance à leurs projets et à leurs désirs personnels qu’au groupe familial. Les sentiments forts jouent donc un rôle crucial en affirmant la préséance du groupe par rapport à l’individu :

Je pense que [mon conjoint] et moi on s’aime énormément, mais on aime aussi énormément ce qu’on a construit, on est très attachés à ce qu’on a construit, à ce vers quoi on veut aller, aussi. On croit à ce projet-là. C’est pas juste un amour [du conjoint en tant qu’individu]. On est amoureux de notre famille puis de notre projet familial. Donc c’est comme trois couches qui font que ça se tient ensemble. (Emma. Nous soulignons.)

On a vu qu’au niveau du couple, les répondants parlent d’ « équipe ». Cette équipe est plus importante que les souhaits particuliers de chaque personne qui la compose. Au niveau familial, les répondants parlent plutôt en termes d’ « entité », de « noyau », de « bulle » ou d’ « unité », qui doivent être préservés en priorité (même si les besoins de chaque membre doivent également être considérés) :

On travaille pour cette entité-là, puis l’entité, ce qu’elle veut, c’est que tout le monde s’épanouisse, que les enfants deviennent des quelqu’un puis qu’ils choisissent des – qu’ils fassent du soccer, s’ils aiment ça, puis de la musique s’ils aiment ça, puis que les parents aient leurs petites passions chacun de leur côté, mais il reste que ce qui les rejoint tout le monde ensemble, c’est ce noyau-là. (Sébastien)

Je sens que ce dont j’avais besoin au niveau du groupe dans ma vie, est là. J’ai peur de mettre à risque ce que j’ai si j’essaie d’en avoir plus. C’est peut-être peureux, mais je protège cette unité-là. (Éric)

Les sentiments forts affirment également la permanence du couple familial. Ce qui garantit la permanence est notamment le fait que le projet familial s’inscrit dans la transcendance. Plus qu’un désir personnel, en effet, il s’agit d’un « projet de vie » qui dépasse les répondants :

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Le fait d’avoir une famille, on dirait que c’est viscéral. On sait pas pourquoi on veut des enfants, mais on en veut. Pareil. Veut veut pas, c’est un peu comme le but de la vie, là. (Sandrine. Elle souligne.)

J’avais besoin de me créer quelque chose qui était plus grand que moi. Qui était plus que moi. (Éric) Moi, je dirais que c’est l’engagement qui va plus définir notre fil conducteur. S’engager l’un envers l’autre, s’engager envers nos enfants, envers dieu, nos convictions, puis tout ça. (Julie) Ça [le projet familial], à un moment donné, ça devient plus grand que tout le reste. (Sébastien)

Rappelons que pour Godelier : « Il faut [que la chose donnée] contienne quelque chose qui apparaisse au donateur comme au premier donataire, puis à tous ceux qui la recevront ensuite […] comme un moyen dont la possession, même temporaire, est nécessaire pour continuer à exister, à produire ou reproduire des rapports sociaux qui permettent aux individus […] de continuer à faire partie de leur société. » (GODELIER 1996 : 100) Cette chose contenue dans les services rendus, les attitudes bienveillantes, le partage, les efforts, les cadeaux, etc., ce sont les sentiments forts, toujours-déjà présents et agissants au sein du couple, et plus particulièrement l’engagement soutenu dans le projet familial. En plus de conférer un sens aux efforts consentis et d’inspirer les liens et le don, cet engagement promet la pérennité du couple familial. Si on ne cesse jamais de croire en la valeur de ce projet, et de lui insuffler amour et soins, il peut porter le groupe à travers les décennies. Notons par ailleurs que si le sentiment d’une transcendance à l’œuvre au cœur même du projet familial est important, le sentiment concret de solidité et de sécurité l’est également. Ce sentiment est ancré dans la confiance que les participants éprouvent envers leur conjoint : « Solidité avec quelqu’un que tu comprends puis qui te comprend, de former quelque chose, de construire quelque chose. » (Éric) Cette confiance permet également d’éprouver une grande satisfaction quant à ce qu’on construit et réduit les risques de chercher à trouver mieux ou plus ailleurs :

J’ai pas d’attentes supérieures à ce qu’on a actuellement. Je suis très bien dans la dynamique qu’on est. Je pense que c’est un peu la même chose pour [mon conjoint]. Ben… on veut quatre enfants, c’est sûr que c’est une attente supérieure (rires). Tsé, on en veut plus ! (Alexis et Sandrine) On a deux enfants puis c’est assez. On n’en veut pas d’autres, pas parce qu’on n’est pas content, mais justement, parce que je me sens rempli. Je sens qu’il y a quelque chose de complet dans ce que j’ai créé. […] Puis si un jour elle rompt, je me vois pas repartir ailleurs dans d’autres situations. (Éric. Nous soulignons.)

Les sentiments forts, finalement, confèrent un sentiment de particularité et d’identité au couple familial. Les participants savent, bien sûr, que leur famille se compare à des milliers d’autres au Québec. Pourtant, les sentiments forts qu’ils éprouvent à son endroit leur permettent de croire que leur famille est bel et bien unique : « On a des enfants qui sont extraordinaires. Ben tous les parents disent ça, mais nous autres, c’est vrai, bon ! » (rires) (Denis) Cette croyance en l’unicité de leur couple familial garantit la persistance de sa dimension sacrée : « Les autres clans comprennent le sens public [des objets sacrés], mais pas le sens secret. Le sacré doit toujours rester en dernière instance secret, indéchiffrable, se laisser deviner au-delà du dicible et du représentable. » (GODELIER 1996 : 170)

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De fait, si ce qu’ils vivent peut faire l’objet de statistiques et être envisagé comme un phénomène social partagé par une grande partie de la population, les participants n’en voient pas moins les décisions qu’ils prennent, leur quotidien et les jalons importants de leur histoire comme leur appartenant à eux exclusivement. Ainsi que l’exprime Christophe : « On partage le même événement [la naissance des enfants], qui est assez capital dans une vie. » En utilisant la formulation générale « dans une vie », Christophe reconnaît que cet événement est important pour tous ceux qui le vivent, mais il affirme aussi que cet événement est unique parce qu’il est partagé par sa conjointe et lui – et par personne d’autres. Ils partagent cet événement, c’est-à-dire que cet événement a un sens unique pour eux. De fait, il est important que les répondants aient l’impression que leur famille est unique. Sandrine explique que cette impression agit comme motivation forte à entretenir l’unité familiale :

C’est de s’impliquer dans notre famille. Ça devient un peu – on est plus que des individus uniques, finalement. Individuels. C’est comme une « unicité » de la famille. Ça devient comme une petite bulle, finalement. (Sandrine. Nous soulignons.)

Et cet investissement dans l’unicité, ancré dans les sentiments forts, se paye de grands retours, tout aussi puissants sentimentalement. Les participants, en effet, se sentent très fiers de ce couple familial si particulier, si unique, si précieux, qu’ils ont créés et entretenus avec leur conjoint :

C’est quelque chose, là. Puis je trouve ça extrêmement touchant. Tsé quand on parle tous les deux on se dit : ça fait 20 ans qu’on est ensemble. On a eu cinq enfants. C’est tellement gros, je trouve. C’est magistral, ce qu’on a vécu. (Emma)

-On se promène dans le centre d’achat avec les enfants, puis… -Tsé, t’as le goût de dire : « Regarde, ma famille ! » Je suis fière de ce qu’on fait. (Alexis et Sandrine)

J’ai envie de dire que c’est une de mes grandes fiertés. La façon dont on a élevé les enfants, moi je trouve que c’est… oui, je suis très fier. […] Pour moi, y a rien qui est plus important que ça! (Denis)

8.2.5 Les sentiments forts permettent le don et le don préserve les sentiments forts Les fantasmes refoulés au sujet des sentiments forts sont donc symbolisés. Ces mécanismes (refoulement et symbolisation) sont nécessaires à l’entretien d’un sentiment d’existence, de permanence et d’identité au sein du couple familial, qui, lui, permet l’existence et l’entretien des liens au sein des couples familiaux. À l’inverse, la richesse de ces liens et le fait qu’ils soient mis en action et en parole au quotidien entretiennent le refoulement et la symbolisation, bref la puissance des sentiments forts :

[Un monde enchanté naît] non des hasards d’une histoire singulière et dans la matière complexe des rapports intimes de personne à personne mais dans la nature de leurs rapports sociaux, dans quelque chose qui est objectivement présent et agissant dans ces rapports mais qui ne peut que disparaître dans les représentations conscientes que les individus en ont, ou n’apparaître que métamorphosé en autre chose. (GODELIER 1996 : 1996 : 245-146. Godelier souligne.)

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Les sentiments forts eux-mêmes, ainsi que les croyances qui y sont liées, permettent donc le don. Faut-il nécessairement que ces sentiments forts soient préservés pour que « ça fonctionne » ? Oui. Car les choses ne se déplacent pas d’elles-mêmes, explique Godelier. Ce qui met le don en mouvement, ce qui en trace le chemin, « c’est la volonté des individus et/ou des groupes de produire (ou de reproduire) entre eux des rapports sociaux combinant solidarité et dépendance. » (GODELIER 1996 : 141) Chez les couples interrogés, ce qui déplace les choses, ce qui entretient la volonté de consacrer son énergie à faire qu’elles se déplacent, ce sont les sentiments forts, qui doivent être entretenus et préservés afin de mettre le don en circulation et en soutenir la nécessité et le sens de façon pérenne. L’amour qu’éprouvent les répondants pour leur conjoint, pour leur projet familial et pour leurs enfants relève plutôt de la morale ou de l’émotion que de la croyance religieuse ou de l’idéologie politique, mais il est bel et bien cette capacité de transcender les actions quotidiennes, banales, parfois éreintantes et de leur donner un sens supérieur. « L’amour est une force qui nous dépasse et nous permet d’exister en tant qu’unité familiale », expriment les répondants. Cette croyance en un sens supérieur est nécessaire pour que les membres entretiennent la volonté de participer aux liens qui permettent son existence et son maintien dans le temps :

Ce qui se produit ou se reproduit à travers l’établissement de ces liens personnels, c’est l’ensemble ou une part essentielle des rapports sociaux qui constituent l’assise de leur société et lui impriment une certaine logique globale qui est, en même temps la source de l’identité sociale des individus et des groupes qui en sont membres. Bref, ce qui se manifeste à travers les buts que poursuivent, les décisions que prennent, les actions que mènent volontairement les individus et les groupes qui composent une société donnée, ce n’est pas seulement leurs volontés personnelles mais des nécessités a-personnelles ou im-personnelles liées à la nature de leurs rapports sociaux et qui resurgissent sans cesse de la production-reproduction de ces rapports […]. (GODELIER 1996 : 142)

Ces nécessités a-personnelles motivant l’action et les décisions, et dont l’importance est soutenue par l’entretien constant des sentiments forts, permettent de faire face aux difficultés lorsqu’elles se présentent. Christophe explique que dans son couple, les sentiments forts sont entretenus par une capacité de rire ensemble et d’entretenir de la complicité, ce qui assure une « réserve » de ces sentiments en cas de coup dur :

Je pense que c’est de rire. Beaucoup. Garder l’émerveillement de la rigolade. Rire ensemble. Parce que quand on rit ensemble, c’est là qu’on peut développer une complicité, puis dans les moments plus difficiles, je pense que ça aide beaucoup. Si un couple est plus capable de rire ensemble parce qu’un tape sur les nerfs de l’autre, c’est fini à ce moment-là. -Quand y arrive un moment dur, à ce moment-là, y a rien d’accumulé pour faire contrepoids ? -C’est ça. (Christophe)

On a vu que dans le couple d’Éric, les sentiments forts préservés ont permis de passer à travers la dépression de sa conjointe. Emma exprime un recours semblable à propos de difficultés d’ordre sexuel :

Je lui ai dit : « C’est tellement riche, tout ce qu’on a vécu ! Faut tellement pas fermer la page là-dessus parce que je veux pus baiser avec toi, là ! Vraiment, là ? Pour des histoires de [frustration sexuelle], tu tournerais la page sur ce livre-là ? » Fait que quand on parle de fondation, je trouve que ça amène vraiment comme une solidité. (Emma)

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Les sentiments forts sont donc la force identifiée par Godelier qui réside au fondement du don, qui pousse à donner, à recevoir et à rendre, et qui institue la possibilité et la permanence du don, y compris lorsque des difficultés surviennent. Ceci est particulièrement évident lorsqu’on prend cette affirmation a contrario : sans sentiments forts préservés, pas de don. Ainsi, pour Christophe :

Je pense que ça devient un rituel de penser à l’autre sans se forcer puis de lui faire offrande de quelque chose. Pas juste un objet, là ! C’est pas nécessairement ostensible, mais c’est essentiel ! Puis si la régularité de ce rituel-là se perd, y a quelque chose qui cloche. (Christophe)

Les répondants savent bien que les sentiments forts doivent être préservés, et plus particulièrement les sentiments forts du troisième type, c’est-à-dire les sentiments amoureux qu’ils éprouvent envers leur conjoint. Ils affirment même que la préservation de ces sentiments doit avoir la priorité sur toute autre considération, y compris, à certains moments, sur le bien-être immédiat des enfants. Or, dans la réalité, les enfants ont souvent la priorité. L’enjeu est particulièrement crucial au moment où les enfants sont jeunes. C’est que le couple, bien que premier logiquement et chronologiquement, est plus assailli par les exigences liées au travail, aux enfants et aux projets familiaux, qui jouissent de plus de reconnaissance sociale, que par l’exigence de consacrer du temps et de l’attention au couple :

Dans les dernières années, je trouvais qu’on s’était un peu négligés. […] On dirait que des fois on était comme deux solitudes dans une famille. Puis même si on s’entend super bien – c’est mon meilleur ami en fait – mais on sentait moins qu’on était un couple. Fait que là, on travaille plus là-dessus. (Jeanne) Les deux, on remarque qu’on fait pas attention trop, trop au temps de qualité qu’on a. On va patiner avec les enfants, mais on oublie que… juste jaser. Ok, [on le fait] une heure sur le coin d’une table le soir, mais c’est pas assez. Quand tout le monde est fatigué, puis des gros sujets… des fois, comme, c’est ça, hier, on a jasé, mais il est rendu 10 h et quelque, je suis fatiguée, il me semble que je réfléchis plus bien, là. (Sophie) -Peut-être que on devrait avoir plus de temps pour nous ensemble. Parce que le temps qu’on a ensemble, c’est le temps avec les enfants, les activités avec les enfants, mais on n’a pas d’activités ensemble. Donc, c’est ça.

-Ça serait quoi le moteur de votre couple, en ce moment ? -Je le sais pas. J’ai l’impression que c’est les enfants. (Daniel)

On a vu que le couple de Daniel n’est pas celui qui semble le plus solide au moment de l’entrevue. Il paraît plausible que cette solidité moindre soit en partie causée par la difficulté de donner librement et sans arrière-pensée, difficulté elle-même en partie causée par la difficulté d’entretenir les sentiments forts dans un couple familial qui compte quatre jeunes enfants. Flavie explique que l’atténuation des sentiments forts entraîne une tristesse qui empêche de donner : « Je pense qu’à partir du moment où t’es malheureux dans le don, tu cesses de donner. » C’est le calcul alors, qui fait son apparition et qui conforte la tristesse en augmentant l’impression de trop donner. Godelier (1996 : 16), d’ailleurs, évoque aussi l’argent et son univers de signification (calcul, dette, échéance de prêts, etc.) comme une chose qui « menace la pratique du don » et

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ne pénètre « dans le domaine du sacré que pour le profaner et le détruire ». Tant pour Godelier que pour les participants, le calcul est le contraire du don. Or, lorsque les sentiments forts s’amenuisent, on passe peu à peu dans l’univers du calcul et de la transaction. Les sentiments forts assurent donc la permanence du don et, dès lors, du couple. Or, l’inverse est vrai aussi : l’entretien des sentiments forts passe par des gestes de don, ce qui valide l’idée de Godelier que ce qui s’échange permet l’existence de ce qui ne s’échange pas, et vice versa. On a vu, par exemple, que plusieurs conjoints s’efforcent de penser à ce qui fait plaisir à l’autre, prennent les devants pour lui faciliter la tâche, ou lui procurent des petites douceurs en rentrant du travail. On a vu également qu’il ressort des propos des participants qu’il faut préserver l’idée de la famille comme un lieu de don (et non comme une succession de tâches à accomplir) pour que le don persiste. Dans la déclaration de Christophe rapportée plus haut, on peut facilement, sans faire violence au propos, inverser la logique et terminer la phrase par « y a quelque chose qui va clocher » :

Je pense que ça devient un rituel de penser à l’autre sans se forcer puis de lui faire offrande de quelque chose. Pas juste un objet, là ! C’est pas nécessairement ostensible, mais c’est essentiel ! Puis si la régularité de ce rituel-là se perd, y a quelque chose qui cloche. (Christophe)

Sébastien renchérit :

Si déjà on pense plus à la famille, puis qu’après ça, pour le couple, tu penses plus à toi, tu finis par avoir l’impression que tu fais tout pour tout le monde, mais que t’as jamais rien en retour, que t’as pas d’appuis, ça doit devenir lourd, incroyable, à porter, là ! Je peux comprendre que des couples se séparent dans des situations comme ça. (Sébastien)

Autrement dit, si on néglige de donner, le rapport conjugal peut se déglinguer, puis l’ensemble de la dynamique et des liens familiaux fondés sur le don. Olivier exprime lui aussi que la perte de sentiment résulte d’un manque de don :

C’est sûr que si t’as plus de sentiments pour l’autre, ça, c’est un problème [qui empêche le don]. » Mais si tu recules [, tu dois te demander] comment ça se fait que tu as perdu cette passion, cet engagement, cet amour pour l’autre. Moi je pense qu’à un moment donné, quelqu’un sent que « j’ai pas assez ». « Je retire pas assez. » (Olivier)

Pour Olivier, c’est donc lorsqu’on se met à moins donner que les sentiments faiblissent. Or, que ce soient les sentiments forts ou le don qui aient d’abord été négligés, la conséquence est la même : le couple s’affaiblit et le calcul fait son apparition :

-Si on se met à compter, ça veut dire qu’il y a quelque chose de plus profond qui va pas? -À mon avis, oui. -Ça pourrait être quoi ? -Moi je pense que ça serait un sentiment d’abus – pas d’abus, dans le sens d’abus psychologique ou physique, ça peut être juste un abus très léger, mais si quelqu’un se sent abusé, c’est qu’il se sent comme

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« je donne tout ce que j’ai et je reçois pas grand-chose ». Ou je reçois rien. Et ça commence probablement par : « Je reçois moins que je donne ». Ensuite c’est : « Je reçois pas ce que je donne », et tranquillement, le sentiment d’amour [baisse]. Parce que si tu sens que… tu es abusé - et [la perte de sentiments pour l’autre] commence avec ça - si tu sens que tu fais tout et que l’autre fait rien, ça commence à grincer sur la notion de don entre les deux. De partage. (Olivier)

8.3 Les sentiments forts préservés vis-à-vis de l’extérieur Pour Aristote (2004), qui s’opposait à l’idée platonicienne d’une République abolissant la famille et la propriété, la cité se tient parce que la philia (appartenance sentimentale à un groupe social) pousse à s’occuper des autres, et notamment (au sein des familles) des enfants, des femmes et des maris parce qu’ils sont les siens et non ceux de tout le monde, ceux avec qui on partage et entretient un domaine, lieu des dons réciproques quotidiens et de la vie en commun. Lieu, aussi, de marques de bienveillance mutuelle qui traduisent un souci d’égalité dans la générosité. Lieu, enfin, de conceptions communes du juste et de l’injuste, de l’utile et de l’inutile, du beau et du laid, bref, d’un métarécit qui lie les gens et renforce la famille (ou la cité). Autrement dit : c’est parce que la cité ou la famille préserve des biens matériels ou immatériels et qu’elle ne les donne pas qu’elle prospère et se perpétue. Les couples travaillent donc fort, quoique de manière à la fois consciente et inconsciente, à la préservation des sentiments forts. Ce travail de préservation s’effectue à l’intérieur même du couple familial, c’est-à-dire que c’est à l’intérieur du couple familial posé comme un circuit fermé qu’il y a des choses qu’on ne donne pas afin de pouvoir donner, ce qui rappelle la seconde règle d’or identifiée par Kaufmann (2010b), qui veut que le couple prime sur ce qui lui est extérieur et la première tâche des couples identifiée par Kellerhals, Widmer et Levy (2004), qui consiste à définir leur territoire et à marquer les frontières avec l’extérieur. Ce travail concerne d’abord et avant tout la qualité et la puissance des sentiments forts. « Préserver », en ce sens, est synonyme de « garantir la pérennité », d’ « entretenir », voire de « faire fructifier ». Or, « préserver », c’est aussi « mettre à l’abris » ou « conserver à l’écart d’influences extérieures ». Ce qu’on ne donne pas afin de pouvoir donner concerne alors ce qu’on préserve au sein du couple par opposition à ce qu’on donne à l’extérieur ou ce dont on protège le couple familial. De fait, en plus de travailler à l’entretien des sentiments forts, les participants s’efforcent de conserver ces sentiments à l’intérieur de leur couple. « On ne peut pas donner les sentiments forts, expriment leurs témoignages, sinon, c’est toute la force, l’identité et la persistance du couple familial qui est dilapidée. » Ils cherchent également à protéger leur couple familial des intrusions extérieures.

8.3.1 Fidélité sexuelle En plus de préserver les sentiments forts au sein du couple, il faut donc éviter de partager ces sentiments particuliers avec l’extérieur et protéger le couple familial des intrusions extérieures. Cette double exigence peut prendre plusieurs formes, mais elle se donne évidemment à comprendre de la façon la plus nette lorsqu’il est question d’une fidélité sexuelle inscrite dans la durée :

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Là, je sors de ma maternité, c’est clair, on n’aura pas trois enfants, [mon plus jeune] a deux ans, j’allaite plus, il dort la nuit, j’ai de l’énergie pour avoir une vie sociale, puis là je réalise que je suis en amour par-dessus la tête avec mon chum, puis je le dirais devant lui, mais je réalise que crime ! J’ai quand même [juste] 32 ans ! Puis je verrai pas d’autres hommes ! Toute ma vie, ça va être lui! Puis je suis contente de mon choix, je l’aime, il est parfait. Mais je réalise que c’est un renoncement. Je sais pas si tu comprends ? C’est pas un regret. C’est juste de prendre conscience que… ok. Parce qu’en fait, on a fêté notre 10e anniversaire cette année, puis ça a été ça qui a amené, je pense, cette prise de conscience-là. 10 ans… plus 10 ans… plus 10 ans… etc. Fait que là, à un moment donné, ça va faire 40 ans ! Crime! Faut faire le bon choix ! (rires) (Alexandra)

Or, la fidélité sexuelle implique de ne pas donner sexuellement à d’autres :

À moins qu’il y ait consentement des deux côtés, si le projet, c’est le couple et la famille, personnellement, moi je pense que s’il y a infidélité, y a bris de cette première idée-là. Ou en tout cas y a risque de bris du couple. Y a risque de bris de la famille. En tout cas moi, je pense que ça pourrait pas vivre ensemble. Pour moi ça va de soi, aussi, que si y a couple, y a fidélité. […] Je me donne à elle parce qu’on choisit d’être un couple ensemble. Donc je me donne pas à personne d’autre. (Sébastien)

Si on donne sexuellement à d’autres personnes, le fondement d’amour nécessaire au couple perd forcément en qualité et en force du point de vue exprimé par plusieurs participants :

Je vois pas comment quelqu’un peut aimer plusieurs personnes aussi fort [que son conjoint]. Je pense pas qu’on peut donner [son amour et sa sexualité] à plusieurs personnes au même moment. (Olivier) Le fait d’aller butiner partout, t’as pas la possibilité de développer rien de sérieux. D’aller loin dans les relations. Tandis que le fait qu’on soit engagés tous les deux ensemble de façon exclusive, on peut aller loin, émotivement, dans notre relation. Ce qu’on peut pas faire ailleurs. Puis je pense qu’on en retire beaucoup plus comme ça. (Alexis)

C’est Denis qui exprime le plus clairement que le don sexuel vers l’extérieur du couple est susceptible de saboter les sentiments forts : « Ça serait une trahison. Je peux pas imaginer. » (Denis. Nous soulignons.) Notons finalement qu’en matière de fidélité sexuelle aussi, l’affaiblissement des sentiments forts est ce qui rend le don de l’exclusivité plus ardu aux yeux des répondants :

De toute façon, quand t’es rendue là, après dix ans, si tu te questionnes à aller ailleurs, ben va voir à l’intérieur pourquoi t’as envie d’aller ailleurs. C’est l’ailleurs-meilleur souvent parce que c’est en-dedans que ça va pas bien. Y a des petites affaires à gratter, là. (Alexandra)

En plus de l’exclusivité sexuelle, les couples interrogés s’efforcent de préserver l’amour qu’ils éprouvent l’un pour l’autre et envers leurs enfants vis-à-vis des pressions extérieures telles que les exigences liées au travail rémunéré. Alors qu’Éric, par exemple, s’efforce de protéger, au sens de maintenir, ce qu’il a construit au sein de son couple familial130, Mathieu, lui, cherche à protéger son couple familial des exigences de la société, dont les exigences du travail rémunéré. Il explique :

130 « J’ai peur de mettre à risque ce que j’ai si j’essaie d’en avoir plus. C’est peut-être peureux, mais je protège cette unité-là. » (Éric. Nous soulignons.)

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J’ai l’impression que la société, ces temps-ci, est peut-être plus pour les célibataires qui travaillent. Puis que les enfants… ils se débrouilleront. […] [Les jeunes employés], des fois, y ont pas de blonde chez eux puis y ont rien qui les attend, puis ils peuvent travailler jusqu’à minuit, puis ça leur fait rien. (Mathieu)

Ce monde du travail construit pour les personnes célibataires peut mettre de la pression sur les couples familiaux, produire des tensions et contribuer à un affaiblissement des sentiments forts :

[Ma conjointe] et moi, on se dispute jamais vraiment, mais y avait comme, de mon côté, quand je demandais un congé, que ce soit pour [combler l’absence de ma conjointe, qui avait des engagements professionnels ou des ennuis de santé], je sentais […] comme une petite friction, là, comme si le fait de demander des congés, c’était comme un peu, là, aller à l’encontre de la dynamique de projet. Puis ce stress-là, ben je le transférais un peu si on veut parce que [ma conjointe] avait comme peur de me demander des congés parce que quand je réagissais, elle se sentait mal de me le demander. (Mathieu)

Les participants cherchent également à préserver leur couple familial des attentes sociales liées à la consommation :

Ça doit être facile de finir par se rendre compte que oups ! Où est-ce qu’on est nous deux dans tout ça, là ? On voulait avoir deux chars, on voulait faire des voyages chaque année parce que tous nos amis médecins du secteur font des voyages tout le temps, puis nos enfants qui veulent participer à toutes les activités… là, à un moment donné, tu peux te rendre compte que l’autre, tu le connais plus assez ou que tu l’as oublié. Tu l’as perdu de vue. (Sébastien)

On a vu que l’acceptation d’une certaine consumodération constitue, en ce sens, une stratégie centrale pour les répondants. Consommer moins, dans l’esprit des participants, signifie consacrer plus de temps au projet familial, éventuellement travailler moins, être plus souvent ensemble, bref, consacrer la part congrue de son énergie à entretenir les sentiments forts. Cette démarche en est une de résistance, de protection vis-à-vis de l’extérieur : il faut savoir qui on est en tant que couple familial, savoir pourquoi on existe, pour choisir d’entretenir la chaleur de cette unité plutôt que de dilapider son énergie dans des activités de consommation qui, aux yeux des participants, ont moins de valeur. Les participants cherchent également à préserver leur couple familial des attentes liées à la réalisation de soi individualiste, particulièrement fortes dans la trentaine : « Quand ils sont dans la trentaine, [les gens] changent puis ils font leurs propres choix, puis « finalement, c’est pas ça que je voulais » puis là, chacun part de son côté… » (Sébastien) Il s’agit dans ce cas, dans la perception de Sébastien, de couples qui se seraient engagés dans la vingtaine et dont le couple se disloquerait dans la trentaine. Encore une fois, pour résister à l’appel extérieur, il faut cultiver des sentiments forts qui donnent sens aux efforts consentis. Les répondants, finalement, évoquent la nécessité de penser à son couple familial en priorité, par opposition aux contraintes et aux obligations qu’on peut ressentir face à la famille élargie, aux amis ou collègues, par exemple. Alexis, par exemple, qui est un père dans la mi-vingtaine, raconte qu’il a appris récemment à se faire assez confiance pour réserver son amour, son énergie et sa capacité de don pour sa conjointe et ses enfants en priorité :

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Quand j’étais jeune, j’étais plus – j’avais moins confiance en moi, puis en vieillissant, on se fait une carapace puis on a plus confiance en soi. […] Fait que je travaille pour moi et ma famille. C’est ce qui est important pour moi. J’ai arrêté d’essayer de faire plaisir à tout le monde. (Alexis)

8.3.2 Savoirs, rites et valeurs Durkheim expliquait déjà qu’en famille conjugale, les biens matériels transmis importent moins que la transmission d’un statut social via l’éducation. Les parents insistent auprès de leurs enfants sur l’importance de l’éducation et de l’obtention de diplômes, dont la transmission devient plus importante que la transmission des choses matérielles qui constituent le patrimoine familial131. Pour Godelier, les choses préservées incluent des objets immatériels tels que les savoirs, les rites et les valeurs, notamment. Les répondants n’ont pas été interrogés à ce sujet, mais l’importance qu’ils accordent à certains aspects de leur vie familiale permet d’entrevoir que ces savoirs, rites et valeurs font effectivement partie de ce qui est préservé afin que la vie familiale soit. Ils confèrent son identité et son unicité au couple familial et ne peuvent être partagés avec l’extérieur : « [Les choses gardées] affirment l’existence des différences d’identité entre les individus, entre les groupes qui composent une société ou qui veulent se situer les uns par rapport aux autres au sein d’un ensemble de sociétés voisine connectées entre elles par divers types d’échanges. » (GODELIER 1996 : 49) Même si des personnes « étrangères » au couple familial peuvent observer et reconnaître les rituels pour ce qu’ils sont, ils ne peuvent pas les comprendre de l’intérieur et en saisir le sens de la même façon que les membres du couple familial. Leur pratique s’accompagne de sentiments collectifs qui lient ceux qui les ressentent et qui confirme la réalité de leur lien conjugal et familial. Le plus important, parmi les choses immatérielles qu’on ne partage pas, ou pas trop, ou peu, avec l’extérieur, est le temps qu’on passe ensemble. Ce temps n’est certes pas aussi ritualisé qu’autrefois, mais le fait même de le préserver, de lui faire une place dans l’agenda et de le protéger contre les intrusions extérieures (celles des réseaux sociaux, notamment) lui confère le statut d’obligation sacrée :

-L’accès au divertissement, aujourd’hui, est tellement facile, si je regarde mes grands-parents, ils avaient une télé qui grichait en noir et blanc, sinon t’avais juste ça à faire, prendre le temps. Mais aujourd’hui, Youtube, c’est tellement accessible que tu vas juste cheker Youtube 30 secondes ou j’ai entendu parler d’un nouveau film, puis tu vas aller voir la bande-annonce…Y a beaucoup de distractions, fait que c’est facile de laisser les enfants là puis ils vont jouer tout seuls cinq minutes. -Puis ça, t’aimerais mieux pas, si j’entends bien, idéalement. -Ben… c’est là qui faut s’arrêter, justement. Prendre le temps de s’arrêter puis de rien faire. Se mettre le cerveau à off. C’est pas tant facile quand t’as tous les stimulis autour. (Alexis)

De fait, ainsi qu’on l’a vu, afin de parvenir à donner le plus de temps possible, ou encore pour alléger la tâche du conjoint pour qu’il ou elle passe le plus de temps possible auprès de la famille, une proportion importante des couples où évoluent

131 Voir aussi de Singly (2010).

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les personnes interrogées comporte au moins un membre qui a choisi de travailler moins, de faire aménager son horaire de travail, de prendre de longs congés parentaux ou d’être à la maison pendant quelques années :

Il ne travaille plus les samedis depuis qu’on a des enfants. [Il] a vraiment choisi une compagnie à laquelle il se consacre depuis 16 ans. […] C’est vraiment un choix qu’il a fait de pouvoir se consacrer à sa famille. Son boss lui demanderait pas de travailler un samedi à moins d’être vraiment, vraiment mal pris parce qu’il le sait que [mon conjoint] ne serait pas content. (Emma) Mon conjoint] a réduit son temps de travail pour avoir du temps avec l’enfant. Puis après, il est passé à quatre jours semaine seulement. (Justine)

Ce temps « enlevé » au travail rémunéré est du temps préservé pour le couple familial. D’autres types de dons immatériels sont aussi relevés, tels que le partage et le soutien de convictions sociales, pédagogiques, environnementales et religieuses :

On se donne des choses dans le sens que des fois, on continue de faire avancer notre musique à nous deux. (Mathieu)

C’est difficile autant de le quantifier que de le qualifier, ce qu’on se donne. Je pense que la qualité des moments qu’on passe ensemble, tant sur le plan culinaire que sur le plan spirituel, intellectuel… déconner, tout ça, je pense que c’est une chose qu’on se donne. (Christophe)

Il se questionnait par rapport à comment il mangeait, fait que ça, on l’a construit ensemble. On s’est dit : « On mange bio. » Puis à un moment donné, le commerce équitable, c’est pas un choix, là, puis réutiliser, recycler, tout le temps. (Alexandra) On a cheminé beaucoup ensemble, pour avoir plus une spiritualité, une ouverture, puis une tradition. […] On lit ensemble, énormément. On se pose des questions. On essaie de comprendre comment ça marche, le monde, comment ça marche, nos vies, comment ça marche, nos valeurs. […] On lit beaucoup là-dessus. En plus de le vivre. (Kevin)

D’autres répondants, finalement, racontent qu’ils transmettent des valeurs, des normes, des croyances, des connaissances, etc. à leurs enfants :

Hier, [ma fille aînée] a passé son permis de conduire. C’est moi qui suis allé la reconduire. Je me disais : « Mon dieu, aide-là pour l’avoir. » […] Puis elle a eu 77. Et pour passer, ça prenait 75. Elle a dit : « Je le savais, papa. Tu as dit une prière, han ? » J’ai dit : « Ça a marché ! » Et elle a dit : Oui, ça a marché ! » Et j’étais content qu’elle ait passé, mais j’étais surtout content qu’elle ait associé que quand tu dis des prières, ça marche. (Charles) Faire découvrir des trucs aux enfants, j’adore ça. « Éducation », c’est peut-être un terme scolaire. Je suis ce qui se fait dans l’alternatif. Tsé par le jeu, par la nature, par les arts… Je suis une fille très curieuse, puis mes enfants le sont aussi, fait que c’est pas nécessairement faire des jeux concrets, des fois c’est plus des – comment dire ? – des discussions philosophiques avec mon plus vieux! (rires) Tsé on a une grosse carte du monde à la maison puis on peut passer 20 minutes à en parler. Fait que ça, j’aime beaucoup ça, les faire réfléchir à leur environnement, puis leur parler, puis les questionner, tout ça. (Jeanne)

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J’espère au moins transmettre un certain esprit. Un certain rapport au monde. Une certaine curiosité. (Christophe)

Ces objets immatériels transmis des parents aux enfants contribuent à préserver une culture qui n’appartient qu’au couple familial. Des sentiments forts s’incarnent dans ces dons, qui ne sont pas destinés à être partagés avec l’extérieur.

8.4 Les sentiments forts préservés vis-à-vis de soi Ce qu’on préserve au sein du couple et vis-à-vis de l’extérieur permet donc le don. Or, ce qu’on préserve vis-à-vis de soi joue un rôle plus particulier dans la possibilité du don. Pour Godbout, « donner sans se faire avoir » est absolument nécessaire au don. Il reprend l’idée de Mauss, pour qui le don exige qu’à mi-chemin entre l’égoïsme et l’altruisme purs, les individus doivent développer un sens aigu d’eux-mêmes, des autres et de la collectivité pour se prêter aux gestes de la réciprocité. Ce « sens aigu de soi-même » implique une capacité de discernement quant au sacrifice d’une part, et à la part préservée de liberté dont doit jouir tout individu d’autre part. Dans Essai sur les variations saisonnières des sociétés

Eskimos, Mauss (1904-1905) reconnaît ainsi que parce qu’elle « exerce une « violence » sur les consciences, la vie en commun n’est possible qu’à la condition que les membres d’un groupe puissent « s’y soustraire en partie ». » La vie sociale ne convainc les individus de se lier par la réciprocité que parce que ce lien demeure choisi. Dans Essai sur la nature et la

fonction du sacrifice, écrit en collaboration avec Hubert, Mauss affirme également la nécessité de « donner de soi (« give

of himself ») sans se donner (« give up himself »). « Nous sommes des citoyens, écrivent-ils, et non des saints ! » (HUBERT et MAUSS 1899) Godbout et Charbonneau expliquent également qu’un enjeu important du don dans les familles contemporaines réside dans la capacité de ses membres à trouver un équilibre entre leur liberté de donner ce qu’ils veulent, à qui ils veulent, de la façon et au moment qu’ils le veulent et la réciprocité nécessaire au don. De cette capacité de chacun à parvenir à un équilibre plus ou moins tacite et subtile dans l’échange intrafamilial dépendent l’équilibre et la pérennité des familles. Mais attention : c’est en grande partie parce que leur propre bien-être est considéré comme nécessaire au conjoint, aux enfants et à l’ensemble de la famille qu’il fait l’objet d’une attention importante, et non, comme le veulent les théoriciens de la crise, parce que l’accomplissement du Soi est l’unique priorité et encore moins parce que, faute d’engagement, leurs décisions se fonderaient dans des envies spontanées et égocentriques. L’attitude des répondants peut être résumée dans l’attitude des consignes de sécurité émises en avion : les personnes responsables doivent prendre soin d’elles-mêmes pour être en mesure d’aider les autres. On peut l’exprimer autrement : pour être en mesure de donner, il faut d’abord se donner à soi-même le nécessaire pour conserver un équilibre, demeurer en bonne santé physique et psychologique et disposer de réserves d’énergie, de motivation et d’empathie. Il faut également se donner le temps et la possibilité d’entretenir des liens qui inscrivent dans des réseaux. « Charité bien ordonnée commence par soi-même », dicte l’adage. Pour donner du temps, par exemple, il faut d’abord qu’on en ait à sa disposition, et donc s’en garder. Pour donner de l’énergie, même constat. Donner l’entièreté de soi, de son temps, de son énergie n’est pas un don : c’est de l’esclavage, de la soumission. Et pour être en mesure de prodiguer l’attention, le respect, l’amitié, la confiance, l’encouragement, la sécurité affective, l’aide, le soutien, l’acceptation, le souci de l’autre et toutes ces autres attitudes nécessaires au couple et

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qu’on peut résumer par le « meilleur de soi », il faut être assez solide pour éprouver ces propres sentiments et attitudes envers soi. Autrement dit, il faut préserver son estime de soi132 :

Si on a une mauvaise idée de soi, une mauvaise estime de soi, on peut pas donner ! On donne pas, on quémande quelque chose ! « Est-ce une main que l’on tend pour quêter ou pour donner ? » C’est le même geste, mais c’est dans l’esprit dans lequel on pose le geste que… ça définit tout, là. (Christophe)

Il faut également préserver un sens de la personne qu’on est avant d’être un partenaire, son identité :

Je pense que dans n’importe quel couple, il faut garder quand même une certaine forme de… de toi-même. Tu peux - tu vas fusionner avec l’autre, mais tu restes toi-même. J’ai toujours dit que ce qui est super important dans les relations humaines, c’est le respect pour l’autre. […] C’est pas vrai qu’on est obligé de tout mettre de côté pour tout soumettre à l’autre. Je pense que si on fait ça, ça donne des relations trop tendues qui vont pas fonctionner – tu as besoin d’accepter l’autre comme il est. (Olivier)

Il faut être en mesure d’affirmer et de faire respecter ses limites :

Moi, ce que ça me demande personnellement, la vie de couple avec [mon conjoint], c’est de changer mes paramètres, en fait. C’est comme s’il fallait que je me reformate (rires) parce que j’ai été élevée par une femme qui était complètement soumise au devoir vis-à-vis de l’homme. Fait que ça me demande beaucoup, beaucoup de mettre mes limites – de remettre mes limites. De m’affirmer, même si j’ai peur de sa réaction. (Emma)

De fait, ce qui revient avec le plus d’insistance à ce sujet dans les témoignages des participants, c’est « qu’il ne faut pas s’oublier », qu’il faut chercher l’équilibre entre la préservation et le don de soi :

-Est-ce que le don, c’est toujours positif ? -D’après moi non parce que si tu vas au-delà de tes capacités… peut-être que tu t’enlises ou que tu t’oublies. (Geneviève)

Oui, je trouve que c’est noble d’être une maman, ça nous apporte beaucoup, mais en tant que femme, faut pas s’oublier, puis j’ai l’impression que je suis rendue là, dans ma vie, de me retrouver au travail, en emploi. (Sophie) Le don, c’est un acte gratuit qui attend pas de retour. Puis moi, je suis une fille qui va trop donner. Fait qu’il faut que je fasse attention des fois de pas m’oublier parce que des fois, quand tu donnes beaucoup, ça peut demander une énergie, aussi. Ça peut être épuisant, même. Donc c’est de faire attention à soi, aussi. (Jeanne)

Je pense que si on s’oublie… on finit probablement par ressentir encore plus le déséquilibre. Puis là, finalement, le couple c’est plus une solution, c’est plus une force, c’est plus un fardeau… c’est ça. Quelque chose qui est lourd à porter. (Sébastien)

132 Ceci comporte une part d’individualisme en phase avec les valeurs actuelles. De fait, sans qu’ils l’expriment dans ces termes, il semble que les participants expriment ici la volonté de faire autrement que leurs parents et grands-parents, dont le modèle de don leur paraît trop contraignant.

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Les répondants perçoivent tous que la vie de famille et le don peuvent amener des difficultés, des dérives, des déséquilibres ou des exagérations. À l’unisson, ils estiment que la solution consiste à préserver un équilibre dans le don, entre les besoins de leur famille et les leurs propres d’une part ; et entre ce qu’ils donnent et ce qu’ils reçoivent d’autre part. Ne pas s’oublier, par ailleurs, signifie donc deux choses : ne pas oublier qui on est, sa valeur, ses besoins, ses limites, ses désirs et ses droits d’une part. Ne pas « trop donner » d’autre part, ce qui inclut de recevoir une part à peu près égale (mais ni nécessairement immédiate ni strictement calculée) à ce qu’on donne :

Faire des concessions, c’est correct, mais quand c’est toujours le même, c’est là que ça cause problème. Une concession, c’est comme abandonner… pas ses convictions, mais c’est comme abandonner… trop de concessions, c’est pas bon non plus. Faut que ça soit égal des deux bords. Faut pas que ça soit tout le temps le même. (Alexis)

Il faut travailler à l’équilibre. Parce qu’un pourrait se mettre à profiter de ça chez l’autre. Il pourrait se dire qu’« elle, elle est prête à faire tellement de compromis » ou « elle va le faire, elle est tellement fine ». Fait qu’il faut qu’il y ait un équilibre dans cet altruisme-là et dans ce don-là. (Sarah)

-Si tu recevais pas, est-ce que ce serait quand même bien de donner ? -Ah ! Mais c’est sûr que ça serait différent ! Tsé, mettons une relation à sens unique, ben je pense pas que je serais là ! (Alexandra)

Pour qu’il puisse circuler, finalement, le don doit être libre et continuer de l’être tout au long de l’évolution du couple familial. Le caractère volontaire et personnel du don est important tant pour Godbout et Charbonneau que pour Mauss et pour Godelier. Selon Godbout et Charbonneau, l’esprit du don dans les familles québécoises modernes diffère de celui qui préside au don dans les familles traditionnelles dans trois aspects principaux : la prise de distance vis-à-vis des rituels, le caractère libre du don et sa personnalisation. C’est que la solidarité moderne, expliquent-ils, est marquée par le refus de l’obligation et par l’importance accordée à la liberté. On ne veut rien devoir à personne. On veut aider par envie, par plaisir, non parce que le lien familial y oblige. De plus, on veut donner à qui on veut, non à qui on doit. Parmi les répondants, Éric évoque avec une éloquence particulière la nécessité que le don demeure inscrit dans un élan sincère, non dans une obligation ou une habitude prise avec les années :

Au début, quand on sortait ensemble, […] on se voyait juste la fin de semaine. […] Fait qu’elle était dans ma maison, j’en prenais soin, elle était dans mes affaires. Je me rappelle, c’était un massage, mettons, à toutes les fins de semaine, je prenais soin de ma douce. Puis à un moment donné, au début, y a un plus. C’est-à-dire que […] je la sentais ronronner sous mes doigts, puis j’adore ça. À un moment donné, je me suis rendu compte qu’après quelques années, je continuais à le faire, mais là, c’était pas un don qui était apprécié. [Elle disait :] « Eh ! J’ai pas eu mon massage! » C’était devenu un dû. (Éric)

L’esprit du don commande que le don soit fait librement. Pour les participants, avant même la liberté de donner, c’est l’amour qui doit fonder le don afin qu’il soit fait dans le « bon esprit » :

-Je pense qu’un véritable don au sens que moi je l’entends, ça vient avec le cœur. Si on le fait à contrecoeur… -C’est pas un don ?

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-Non. -C’est quoi ? -C’est… un arrangement ? Un arrangement à contrecœur. Ça va faire quelqu’un de malheureux. Et quelqu’un d’ignorant. (Christophe)

8.5 Conclusion Le couple se structure dans le don. Il se construit à partir du fait qu’il y a quelque chose qui ne se donne pas d’une part, et que cette chose fonde un rapport de don central au couple d’autre part. Il faut garder pour pouvoir donner ; et donner pour pouvoir garder, explique Godelier. Ce double fondement de la société est nécessaire au don, qui est nécessaire à l’établissement des liens sociaux. Ce sont les sentiments forts qu’éprouvent les conjoints l’un pour l’autre, pour leur projet familial et pour leurs enfants qui tiennent lieu, au sein des couples familiaux, des choses à caractère sacré qu’il faut préserver pour que le don soit. Les sentiments forts, en effet, comportent les caractéristiques qu’impute Godelier aux choses préservées : ils relèvent d’un métarécit, ils sont en partie refoulés, ils sont symbolisés dans ce qui est échangé, ils affirment l’existence, la permanence et l’identité du groupe social, c’est-à-dire du couple familial, ils permettent le don et le don les préserve en retour. Cette préservation, nécessaire au don, relève par ailleurs d’une double acception : il faut, d’une part, préserver dans le sens de conserver. Cela concerne tous les types de sentiments forts : tant ceux qu’éprouvent les conjoints l’un pour l’autre, que ceux qu’ils éprouvent à l’égard de leur projet familial ou de leurs enfants. Cela concerne également l’équilibre physique et psychologique de chaque membre, qui doit demeurer libre de donner pour que le don soit. Il faut, d’autre part, préserver dans le sens d’en défendre l’accès ou encore la dilapidation vers d’autres groupes sociaux. La fidélité sexuelle qu’établissent les conjoints interrogés fournit un exemple particulièrement éclairant à ce propos. L’aménagement du temps et des occupations aussi, qui vise à préserver le plus de temps possible pour le bien de la famille. Les sentiments forts jouent donc un rôle crucial dans l’établissement et la préservation des liens des couples familiaux. Sans sentiment fort, pas de don : « C’est sûr que si tu as plus de sentiments pour l’autre, ça, c’est un problème [qui empêche le don]. » (Olivier) Mais sans gestes concrets et réitérés de don, les sentiments forts s’affaiblissent aussi. Chaque membre du couple familial, finalement, doit travailler à la préservation des sentiments forts et du don. Mais ce travail doit être en partie inconscient. Pour que les sentiments forts soient et qu’ils agissent comme source de sens, d’inspiration et de motivation, il faut qu’ils soient en partie perçus comme transcendants et non comme « inventés » par ceux qui les ressentent.

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Conclusion de la deuxième partie Cette deuxième section constitue l’acmé de cette thèse. Alors que la première partie rassemblait les éléments de savoir les plus susceptibles d’expliquer le maintien des liens conjugaux et familiaux à travers des transformations sociales et familiales sur plus d’un siècle, peu ou prou, la deuxième a proposé une théorie qui englobe ces éléments, permettant de « dépasser le savoir pour accéder à la connaissance » (DUMONT, commentant Mauss, 1983 : 211) de ce qui se passe réellement dans les familles, de ce qui agit en profondeur pour permettre qu’elles tiennent. Cette théorie, celle du don, est celle qui, à nos yeux, permet de comprendre les couples familiaux contemporains dans leur entièreté physique, psychologique, sentimentale, morale et spirituelle. Pour les théoriciens du don, le don est d’abord lien. Mauss en parle comme de « l'instant fugitif où la société prend, où les hommes prennent conscience sentimentale d'eux-mêmes et de leur situation vis-à-vis d'autrui ». Cet instant s’actualise constamment en un élan qui permet la collaboration et la cohésion. Plus important encore, chaque fois que « la relation prend », un lien profond chargé de signification, de morale et de sentiments forts se développe, qui nourrit le don et est nourri par lui. Or, ce lien exige de l’engagement et du temps, ce qui explique peut-être que certaines familles, dont les couples familiaux interrogés, soient des terreaux particulièrement propices au déploiement du don. C’est, en tout cas, l’hypothèse qui a guidé Jacques T. Godbout et Johanne Charbonneau lors de leur recherche conduite auprès de membres de familles élargies du Québec en 1996. Pour ces chercheurs, en effet, la famille est le lieu par excellence du don. Elle est don. Parmi les constats les plus utiles à cette thèse, Godbout et Charbonneau relèvent que les membres des familles élargies se donnent constamment des objets et des attitudes diverses qui garantissent le maintien des liens familiaux à une époque où les familles élargies semblent perdre de leur force et de leur intérêt. Les membres des familles qu’ils interrogent semblent aussi engagés que jamais dans le maintien de ces liens, mais une chose a changé : alors que l’obligation de don émanait jadis des contraintes sociales, patriarcales et religieuses, elles relèvent désormais d’une morale intime qu’on s’efforce de jumeler à la nécessité de « donner sans se faire avoir », c’est-à-dire de préserver une part de ce qu’on est/a afin d’être en mesure de donner. Godbout et Charbonneau constatent que de nombreuses obligations du passé, explicites ou tacites, subsistent, auxquelles on se plie à condition de ne pas s’y sentir contraint – car les familles modernes n’apprécient que peu les obligations formelles. Il s’agit là d’un équilibre subtil. Leur recherche sert d’assise à la recherche de cette thèse. Elle date toutefois de 25 ans et s’applique à une génération dont les enfants sont aujourd’hui eux-mêmes des parents qui évoluent dans un univers possiblement encore plus atomisé et individualiste que celui de leurs parents.

Parmi ces enfants devenus conjoints et parents figurent ceux qui ont été rencontrés dans le cadre de cette thèse. Dans ces couples familiaux, le don, plutôt que le calcul, l’aliénation, la domination, l’intérêt ou la satisfaction des désirs personnels, est ce qui sous-tend des liens forts qui rendent le tout conjugal et familial capable de traverser les exigences et les défis de la vie contemporaine. Contrairement à leurs parents et grands-parents, toutefois, ces membres des couples familiaux d’aujourd’hui entrent en couple, décident de fonder une famille, puis se dévouent à leur conjoint et à leurs enfants

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en envisageant cette famille comme leur réalisation personnelle, et non plus, ainsi que l’envisageaient les époux des familles modernes, comme la reproduction d’un modèle social en grande partie imposé. Ce qui est normal, aux yeux de ces parents d’aujourd’hui, n’est pas de reproduire le modèle familial sans trop y penser, mais bien de choisir ou non de s’engager dans le dévouement à l’autre et aux enfants. Cette nouveauté est importante. Il n’est pas étonnant que dans un contexte où on choisit désormais le plus souvent de fonder ou non un couple ou une famille, et que les pressions sociales en ce sens ont diminué, que ce choix implique une réflexion quant à l’engagement, aux valeurs, au sens et aux sentiments forts qu’il engage, et que cette réflexion aboutisse à des gestes concrets de don. Ces gestes de don, alors, sont ce qui fonde le maintien du couple familial, et non plus le mariage encadré socialement (bien que dans ces familles aussi, le don comme principe était agissant d’une part, et que, d’autre part, l’encadrement social ait évidemment encore un certain rôle à jouer dans les couples familiaux d’aujourd’hui). Ils incluent le don du « meilleur de soi », ce qui demande un temps abondant, présent et attentif, le renoncement à des activités et à des dépenses mirobolantes personnelles, l’engagement, le décentrement de soi, la communication, le travail sur soi, ainsi que la fidélité sexuelle et affective. Ces attitudes peuvent être regroupées sous le terme de « sentiments forts ». Les sentiments forts sont essentiels aux couples familiaux. Ils sont de trois ordres qui se complètent et se renforcent constamment les uns les autres : l’amour pour le conjoint, l’amour pour les enfants et l’amour du projet familial. Ils affirment l’existence, l’identité et la permanence du couple familial. Parce qu’ils sont primordiaux au sein du couple, par rapport à l’extérieur et vis-à-vis de soi, ils en permettent la continuité. Le fait que leurs expressions renvoient à un métarécit et qu’ils inspirent en retour ce métarécit est crucial. C’est ce qui confère son sens à la totalité familiale et rend possible des gestes de soutien, de collaboration et d’abnégation qui peuvent paraître incongrus si on les examine à partir de la seule doxa populaire, plutôt individualiste, ou des théories passées en revue dans la première partie, qui saisissent certains aspects des phénomènes relevés chez les participants, mais qui ne parviennent pas à une compréhension profonde de ce qui agit dans ces couples. Le don permet de voir l’engagement, la profondeur, la confiance et la force là où certaines approches (celle de la relation pure, par exemple) et les représentations populaires incarnées dans ce qu’on met en ligne sur les réseaux sociaux – clichés léchés, souriants, retravaillés et « parfaits » - ne tendent à voir que la surface des choses. Les sentiments forts dans les couples, par ailleurs, sont le maillon fort du don, parce que c’est désormais dans un projet familial ancré dans la morale et l’engagement, et renforcé par un métarécit qui fait de l’union des conjoints le moment fondateur de l’entité familiale que réside l’essence en laquelle croient les membres des couples interrogés. Le don tel que le vivent les participants s’ancre dans un amour non imposé qui renforce la solidarité organique. Les couples entretiennent certes des liens avec la famille élargie, mais ces liens demeurent périphériques. Les sentiments forts dans le couple précèdent également les sentiments forts envers les enfants, et sans nécessairement les égaler en intensité, les dépassent en importance, parce que pour les participants à notre enquête, qui sont en couple, le couple parental est la condition des enfants. Cette façon de voir les choses contredit celle de Théry, pour qui c’est désormais le lien parent-enfant qui est le plus important parce qu’il subsiste au-delà de la séparation. Nous dirions plutôt que le lien parent-enfant n’apparaît pas clairement comme étant le plus important tant que les parents demeurent engagés dans l’entretien d’une totalité édifiée sur l’amour du conjoint et la volonté d’avoir une famille ensemble, où l’amour des enfants se nourrit, prend appui et se renouvelle. L’engagement, par ailleurs, joue un rôle important : il maintient les membres des couples au cœur des

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interactions et empêche qu’ils prennent une distance critique par rapport à leur « intérêt personnel bien compris ». Il provoque aussi une série de décisions qui enrôlent les conjoints dans une existence conjugale et familiale toujours plus chargée de significations particulières auxquelles ils ont de plus en plus de mal à renoncer – de fait, qu’ils ont de plus en plus de mal à imaginer autrement. Godelier, finalement, va plus loin : pour lui, l’engagement dans le don exige un fondement de choses qu’on ne donne pas. Ce fondement relève d’un « métaniveau », d’une croyance partagée qui ancre les participants à l’échange dans une conscience et un engagement commun et durable. Dans un monde qui privilégie les expériences exaltantes, le couple et la famille doivent garder leur crédibilité comme projet simple, stable, au succès duquel ils se dévouent et donnent abondamment. Pour Godelier, le don n’est possible que parce que certaines idées, croyances, émotions ou sentiments, souvent forts, convainquent les individus de la nécessité de donner afin de tisser des liens sociaux, de renouveler leur identité sociale et de perpétuer le sens qu’ils donnent aux rapports sociaux. En ce sens, l’engagement et l’inaliénabilité sont inséparables. Le métarécit, par ailleurs, scelle la compréhension de ce qui se passe au sein des couples familiaux. Il est la pierre manquante de certains échafaudages théoriques vus dans la première partie et qui étaient particulièrement éclairants. Alors que Durkheim avait bien saisi l’importance des représentations communes, d’autres, tels que Burgess Locke et Kaufmann, demeurent à la surface des choses parce qu’ils n’explorent pas ce qui fait en sorte que certains couples conjugaux se maintiennent et demeurent satisfaits au fil des années. En mettant à l’honneur la théorie de Godelier au sujet du métarécit et de ce qu’on ne donne pas pour que le don soit, cette deuxième partie montre que c’est la théorie du don qui pallie le mieux cette lacune.

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Conclusion Tu vas avoir quatre-vingt-deux ans. Tu as rapetissé de six centimètres, tu ne pèses que quarante-cinq kilos et tu es toujours belle, gracieuse et désirable. Cela fait cinquante-huit ans que nous vivons ensemble et je t’aime plus que jamais. Je porte de nouveau au creux de ma poitrine un vide dévorant que seule comble la chaleur de ton corps contre le mien. (GORZ 2006 : 9)

Il a été question, tout au long de cette thèse, de la façon la plus pertinente de saisir, de comprendre et d’interpréter la réalité des familles en ce début de XXIe siècle. Pourquoi les gens désirent-ils encore former des familles et comment le font-ils ? Quelle forme et quel contenu ces familles revêtent-elles ? S’agit-il de façons de faire inédites qui n’ont plus de « famille » qu’un terme qu’on veut bien continuer de leur attribuer, ou répondent-elles au contraire à des principes qui n’ont jamais cessé de les organiser en profondeur ? L’intuition qui portait cette thèse était qu’en dépit des transformations qu’ont subies les familles au cours des dernières décennies, les changements en faveur de l’individualisme, de l’intérêt personnel, du calcul de l’égalité et de la popularité des relations courtes comportant peu d’engagements relevaient sommes toutes de la surface des choses, alors que la vie des couples avec enfants québécois contemporains relevait au contraire d’un universel dont le principe ne pouvait avoir échappé aux penseurs les mieux éclairés de l’histoire de la sociologie de la famille. Dès le départ, en effet, cette thèse s’est voulue une réflexion de fond à la fois sur l’évolution de la famille et de la sociologie de la famille d’une part, et sur le fonctionnement concret des couples avec enfants québécois d’aujourd’hui. Afin d’étayer l’hypothèse de couples familiaux organisés selon des principes pérennes, mais mal identifiés et compris, deux terrains ont été explorés. Le premier terrain, théorique, consistait en l’ensemble de ce qui s’est écrit au sujet de la famille au cours du dernier siècle et demi, peu ou prou. Plusieurs dizaines d’auteurs qui ont écrit au sujet de la famille depuis la fin du XIXe siècle ont été lus. Les plus pertinents ont été retenus pour les fins de cette thèse, puis regroupés en quatre grandes catégories : les théoriciens de l’intégration, les théoriciens de l’aliénation, les théoriciens de la crise et les théoriciens de la relation. Les principes les plus porteurs et les limites de ces approches ont été dégagés. Cette approche récapitulative et comparative à la Parsons a permis l’émergence de premiers grands constats : d’abord, contrairement à ce que prétendent plusieurs commentateurs contemporains, la famille n’est pas d’abord et avant tout le lieu de calculs, de contrôle ou de pouvoir. Elle n’est pas non plus uniquement un lieu temporaire d’émulation du moi qui tient peu compte des autres individus qui la composent. De plus, la famille n’est pas en voie d’extinction : son avenir immédiat est assuré, ainsi que le montrent sans ambages les statistiques quant à sa popularité. Mais sa pérennité repose sur quelque chose de plus profond. Quelque chose qu’aucune des théories explorées ne cerne avec suffisamment de précision. Il n’en demeure pas moins que la lecture des auteurs sélectionnés a permis de proposer une analyse plus précise, plus compréhensive et plus heuristique de ce qu’ont été les familles et la sociologie de la famille des cent trente dernières années, de ce qui « tient » toujours, de ce qui constitue un solide héritage conceptuel, de ce qui fait continuité dans la vie

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des familles et de ce qui au contraire, mérite d’être réévalué. Les constats qui ont émergé de ce premier terrain ont permis de poser une hypothèse cruciale : des « sentiments forts » détermineraient le fonctionnement des familles. Or, l’étude de ces sentiments forts étant somme toute peu développée par les théories de la famille classiques et actuelles, une théorie plus appropriée s’est imposée : il s’agit de la théorie du don. Cette théorie, en effet, non seulement incorpore, enrichit et met en relation de manière englobante et heuristique les principes les plus importants dégagés par les penseurs étudiés dans le cadre du premier terrain, mais les subsume. En proposant que « quelque chose », un élan profond, pousse les humains à établir des liens, à collaborer et à échanger, elle permet d’accéder aux motivations profondes et au fonctionnement de ces liens et de concevoir la complexité de ce qui s’échange au sein de certaines familles et de certains couples québécois des années 2010. Ce faisant, elle donne une réponse sociologique à plusieurs interrogations actuelles concernant la famille, ce qui n’est pas le cas des autres théories étudiées, qui sont limitées par leur caractère partiel et partial. Non seulement cette thèse a-t-elle montré le caractère complet, la richesse heuristique et la capacité de reconnaître, d’intégrer et d’expliquer au mieux les sentiments forts de la théorie du don, mais elle en a également dégagé les principes les plus importants quant à la famille. Ces principes sont au nombre de trois : le don repose sur un « roc » (MAUSS 1923-1924), c’est-à-dire un sentiment moral complexe qui s’apparente aux sentiments forts ; pour que le don circule, il faut qu’il y ait des choses qu’on ne donne pas (GODELIER 1996) ; et le couple contemporain est le maillon fort de la circulation du don au sein des familles (en contradiction avec les constats dégagés par Godbout et Charbonneau, ainsi que ceux de Théry, pour qui c’est le rapport à l’enfant, non celui qui existe entre les conjoints, qui constitue le nœud de la famille « nucléaire »). Ces principes ont été mis à l’épreuve et analysés dans la deuxième partie de l’enquête de terrain qui a consisté, pour la première fois, en une application de la théorie du don aux couples familiaux québécois des années 2010. Principaux résultats et constats Tout au long de cette thèse, les mots de Godelier ont constitué un fil conducteur : « Que ce soit dans la parenté, dans le politique, il y a toujours dans toutes les activités humaines, pour qu’elles se constituent, quelque chose qui précède l’échange et où l’échange vient s’enraciner, quelque chose que l’échange altère et conserve à la fois, prolonge et renouvelle en même temps. » (GODELIER 1996 : 53) C’est sur ce « quelque chose », sur les fondements de la vie de couple avec enfants, sur les pratiques et le sens qu’y attribuent les couples québécois, que cette thèse s’est penchée. Cette démarche a permis l’émergence de dix constats. Premier constat : la recherche contemporaine au sujet des solidarités familiales est riche d’enseignements, mais elle passe à côté d’un aspect essentiel lorsqu’elle ne s’intéresse qu’à ce à quoi on peut attribuer une valeur monnayable. Sur le plan conceptuel, « les solidarités » qui font l’objet de ces recherches ne se détachent pas d’une approche transactionnelle et quantifiable des relations au sein des familles. On y mesure, par exemple, ce que représentent les prêts d’argent et les

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services échangés tels que le gardiennage ou le voiturage en heures ou en perte de revenus. Ce qui, de manière plus profonde, porte les gens à s’entraider, à se témoigner de l’affection, ce qui lie les individus formant couples ou familles et préserve les liens familiaux, est plutôt laissé de côté. La recherche féministe, et plus particulièrement la recherche féministe québécoise, s’intéresse de manière soutenue à certains phénomènes familiaux tels que la conciliation famille-travail et le partage des tâches domestiques, mais elle ne s’intéresse pas aux représentations, aux valeurs, aux normes, à l’engagement, au don de soi ou à l’amour qui guident les individus qui consacrent une part importante de leur temps, de leur énergie et de leurs aspirations au bien-être familial. Même l’approche du care, qui connaît un regain d’intérêt ces années-ci, accorde certes de l’importance à l’entraide et à l’octroi de soins inscrits dans des relations (sans distinguer entre relations et liens, toutefois), mais laisse la réciprocité dans son angle mort, sans parler de la recherche d’un principe profond qui sous-tende l’organisation des couples familiaux. Second constat : la solidarité constitue un fil conducteur de l’organisation familiale et de la sociologie et de la famille depuis plus d’un siècle maintenant. Durkheim envisageait déjà les familles comme le lieu premier de la solidarité. Pour les théoriciens de l’intégration qui le suivent, la famille est investie du rôle fondamental de la double intégration de ses membres dans la famille et dans la société. Dans cette optique, les individus s’inscrivent dans des structures familiales qui leur préexistent et qui leur survivent. Les sentiments forts y jouent un rôle crucial. Ils permettent une solidarité fondée sur des rôles sexués acceptés de bon cœur. Cependant, même si les théoriciens de l’intégration voient dans le trio affection/solidarité/rôles sexués une explication de fond quant à ce qui anime les familles, cette explication se limite en réalité à l’observation de manières de faire concrètes et ne peut pas être considérée comme un mécanisme sous-jacent qui impulse les dynamiques familiales. Il n’en demeure pas moins que l’étude des penseurs de l’intégration a permis de reconnaître qu’une conception de la solidarité qui dépasse le pur échange marchand a longtemps constitué un concept-clé de la sociologie de la famille. Ce concept crucial a perdu de son importance sous l’influence des théoriciens de l’aliénation et de la relation et doit être réhabilité. Troisième constat : le marché ne constitue pas le principe organisateur des familles interrogées. Ces familles n’ont pas subi la grande transformation polanyienne : des principes sous-terrains y sont à l’œuvre, qui ne relèvent ni de la consommation, ni d’un individualisme crasse, ni de la marchandisation de ce qui s’y offre et s’y reçoit. Quatrième constat : si les familles interrogées donnent une indication des tendances à venir, la famille n’est pas en voie de disparition. Contrairement à ce qu’en pensent les théoriciens de la crise, la solidarité et les sentiments forts y persistent, chez certains couples familiaux du moins. Ils ne disparaissent pas au profit de l’intérêt personnel, de l’individualisme, du cynisme vis-à-vis de l’amour et de la recherche effrénée du plaisir et de la satisfaction des désirs. Cinquième constat : ce n’est pas la relation, mais le lien qui fonde les familles interrogées. Les théoriciens de la relation remettent l’amour à l’honneur au sein des couples, mais pour eux, ce sentiment fort n’a plus partie liée avec la solidarité. Au contraire, il est désormais profondément soliptique et motivé par des désirs personnels. Ce qu’un conjoint ressent pour l’autre peut certes être fort, mais ce sentiment sert d’abord et avant tout la validation du Soi. En parlant de relation et non

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de lien, les théoriciens de la relation faillissent à donner une dimension temporelle, construite et fondée sur une histoire de vie à ce qui se passe entre les conjoints. Ils faillissent également, à plus forte raison, à déceler le principe sous-jacent qui fait tenir plusieurs familles, dont les familles interrogées. Sixième constat : les sentiments forts constituent le fil conducteur le plus général et le plus porteur des dynamiques familiales. Chaque groupe de théoriciens en reconnaît le caractère central, quitte à faire de ces sentiments des désirs égocentriques ou des illusions. Par contre, fil conducteur n’est pas théorie. Les sentiments forts identifiés par les théoriciens étudiés demeurent des affects qui agissent à la surface des choses. Les théoriciens de l’aliénation mis à part, aucun d’entre eux n’explique la façon dont ces sentiments prennent forme, dont ils se vivent concrètement ou comment ils soutiennent une famille pérenne. Il s’agit la plupart du temps de constater leur existence psychologique, sans les intégrer à une perspective – et encore moins à une théorie - sociologique. Cette thèse a montré que les sentiments forts sont puissants et profonds et qu’ils ont la capacité d’impulser et de soutenir durablement les liens familiaux. Cette force et cette puissance n’ont toutefois que peu à avoir avec l’intensité amoureuse ou sexuelle passagère. Les sentiments forts auxquels adhèrent les membres des couples interrogés, au contraire, ont une profondeur qui les apparente aux phénomènes sacrés. Pour Godelier, le sacré est essentiellement un type de rapport où s’installe un double imaginaire des humains. Le sacré « ne peut apparaître que si quelque chose de l’homme disparaît » (GODELIER 1996 : 240). De fait, les sentiments forts identifiés par l’analyse revêtent toutes les principales caractéristiques des choses qu’on doit préserver pour que le don soit, ainsi que les identifie Godelier. Septième constat : les membres des couples familiaux interrogés se donnent constamment un tas de choses matérielles et immatérielles, et notamment, du temps, de la présence, de la communication, du renoncement, du travail sur soi, de l’attention, de l’énergie, du respect, de l’amitié, de la confiance, de l’encouragement, de la sécurité affective, de l’aide, du soutien et de l’acceptation, mais surtout, ils donnent le meilleur d’eux-mêmes pour que leur couple familial soit. Les répondants expliquent longuement les formes qu’il prend, sa nécessité, sa valeur, les sacrifices, les compromis, le décentrement de soi, l’écoute, l’acceptation et l’engagement qu’il exige. Leurs témoignages montrent que le don est le principe organisateur de leur vie familiale. Huitième constat : les sentiments forts sont ce qu’il faut préserver pour que le don soit. Pour se déployer, le don nécessite une toile de fond de « non-don ». Et cette toile de fond a besoin que le don existe pour continuer d’exister. Cette proposition est d’une grande richesse heuristique parce qu’elle permet d’envisager ce qui se passe au sein des couples familiaux sous un angle à la fois original et porteur d’une compréhension profonde, ainsi que de remettre au creuset les notions d’intérêt, d’aliénation, de relation et même d’intégration sur lesquelles s’est construite la sociologie de la famille des dernières décennies. Si on envisage les couples familiaux comme des lieux de dons soutenus par des réalités inaliénables, alors, en effet, c’est toute autre chose que de l’intérêt, de l’exploitation, des relations ad hoc motivées par le désir personnel du moment et même plus que de la solidarité que l’analyse met au jour. Les sentiments forts sont préservés selon trois modalités : au sein du couple familial, vis-à-vis de l’extérieur et vis-à-vis de soi. Un métarécit familial en partie refoulé, auquel adhèrent tous les membres des familles interrogées, symbolise et ancre les sentiments forts, dans un contexte

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contemporain où les conjoints deviennent plus réflexifs et actifs dans la vie familiale parce qu’ils y agissent dans la croyance que la pérennité de leur couple familial dépend de leur volonté et de leurs efforts personnels dans un monde peu contrôlé par Dieu, le patriarcat ou la communauté. Neuvième constat : le couple est le maillon fort du don et des couples familiaux interrogés, ce qui va à l’encontre de l’idée de Godbout et Charbonneau pour qui, au contraire, le couple est le maillon faible du don. Les couples familiaux interrogés, en effet, sont des organisations fortes dont le principe organisateur est le don. Et c’est le couple, prenant le relais de la famille élargie quant à la capacité d’offrir un lien inconditionnel aux familles, qui institue ce don. Sans couple fondé dans les sentiments forts, il n’y a pas de couple familial tel que les participants à l’enquête le vivent et l’idéalisent. De plus, dans ces couples familiaux, le couple est la base des relations familiales élargies, non l’inverse. Tant que l’union dure, le lien conjugal, est plus solide et plus crucial que la dyade parent-enfant. Cette solidité et cette centralité du don au sein du couple permettent à ses membres ou au couple comme entité de donner à l’extérieur.

Dixième constat et confirmation de l’hypothèse centrale : le don est la meilleure théorie pour expliquer la famille en général et les couples familiaux interrogés en particulier. Des principes d’intégration, d’intérêt, d’aliénation, de crise et de relation sont certes à l’œuvre chez les couples familiaux, mais chacun de ces éléments, pris séparément, et même de manière regroupée, faillit à comprendre l’ensemble de ce qui se joue au sein des familles interrogés. La théorie du don permet d’accorder une place centrale au principe organisateur des familles, principe qui gravite autour des réflexions des sociologues de la famille depuis les théoriciens de l’intégration mais qui a été peu étudié : le don. Il montre que c’est en préservant les sentiments forts que les couples entretiennent leur don et qu’ils s’inscrivent dans la pérennité. Limites et perspectives futures Cette thèse se voulait prospective et l’est demeurée du début à la fin. Rappelons une fois de plus que la recherche empirique qui constitue le second terrain de cette thèse a été menée auprès de couples qui ne vivent pas de problèmes relationnels majeurs et qui semblent heureux et satisfaits de leur vie conjugale et familiale. Si le fait de n’avoir rencontré que des couples chez qui les choses se passent plutôt bien a permis de resserrer le terrain de l’étude et d’analyser les mécanismes du don encore plus finement, il n’en demeure pas moins que par la nature même de son entreprise et de ses conclusions, cette thèse appelle des recherches approfondies, non seulement auprès d’autres couples du même type, mais également auprès de couples qui vivent des difficultés, qui appartiennent à d’autres classes sociales ou dont les membres sont déjà séparés. Ces enquêtes pourraient mettre à l’épreuve un constat de Godbout et Charbonneau, selon qui le principe commercial d’égalité dans l’échange est une solution, pas un principe de base, et selon qui, pour que le don soit, il doit y avoir sans cesse l’établissement d’une nouvelle dette, la reconnaissance de cette dette par le donataire et du temps pour passer de l’un à l’autre dans une « roue qui tourne ». Le divorce mettrait fin au tour de roue. L’hypothèse qui pourrait présider à de telles recherches pourrait découler de la constatation de Mauss, pour qui le don agonistique, incarné dans le potlatch, est un cas particulier du don ou des prestations totales qui ne se met en place que lorsqu’un renversement de logique s’opère : « Ce que Mauss a […] très bien vu, c’est qu’une fois la logique du potlatch déclenchée, une fois un

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système de dons et contre-dons agonistiques mis en place et ayant intégré la plupart des groupes qui composent une société, rien ne semble pouvoir l’arrêter. Tout devient peu à peu prétexte à potlatch, la vie, le mariage, la mort, etc. » (GODELIER 1996 : 97) Le plus probable est que ces recherches ne trouveraient pas d’autre conclusion générale que ce qui est montré ici : le don est le principe organisateur des liens familiaux. Mais tout en confirmant la validité de cette constatation, elles permettraient également de mettre les aspects sombres du don en évidence et d’en étudier les particularités, ce qui n’a pas été fait ici. Les constats de cette recherche ouvrent également la voie à l’utilisation du don dans un autre type de recherche, particulièrement prisé ces années-ci dans les sciences sociales québécoises : la recherche sur la conciliation famille-travail et sur le partage des tâches au sein des couples et des couples familiaux. Si la théorie féministe et celle du care ont sans contredit une grande valeur et une utilité qui n’est plus à démontrer, elles faillissent néanmoins à bien comprendre ce qui se passe lorsque des conjoints choisissent de s’entraider ou lorsque des parents décident de passer moins de temps au travail pour être plus près de leurs enfants, de leur famille ou de leur conjoint. Ce type d’enquête tend à isoler l’insuffisance des politiques de conciliation famille-travail comme principale variable expliquant la « désertion » de certains travailleurs au profit de leur famille, ou la domination masculine pour expliquer l’attribution de certaines tâches, mais il se peut que pour plusieurs conjoints et parents, la réalité soit plus complexe et notamment ancrée dans les sentiments forts. Étudier ces réalités en y appliquant la théorie du don permettrait certainement de grands progrès dans leur compréhension. Cette thèse, par ailleurs, en plus de montrer la pertinence de la recherche qualitative, fondée dans le sens que les participants donnent à leur réalité, pour la compréhension des familles d’aujourd’hui, a aussi montré celle d’une recherche qu’on peut qualifier de « fondamentale » dans les sciences humaines. Comprendre le fond des choses, les mécanismes sous-jacents, les principes sous-terrains, est parfois escamoté dans le contexte utilitaire d’aujourd’hui. Dans le foisonnement de recherches qui abondent dans les universités et les centres de recherche de la planète entière et auxquelles on a accès à tout moment et de manière concomitante, il est, de plus, facile de perdre le point de vue d’ensemble, de lâcher la proie pour l’ombre et de se contenter d’évaluer la prévalence et de situer le dernier phénomène social - conjoints de même sexe, polyamour, mariage entre humains et humanoïdes, à l’avenant - et de demeurer ainsi, fatalement, dans l’aveuglement de l’actualité et d’un changement de surface constant. Nous pensons avoir montré que des réflexions de fond sont possibles et souhaitables à propos des réalités sociales, et plus particulièrement familiales, de l’Occident contemporain. Il convient maintenant de conclure sur les mots de Dorine Keir, qui devant l’hésitation de son conjoint, le philosophe et journaliste français André Gorz, à se marier, dans les années 1950, le rassurait : « Si tu t’unis avec quelqu’un pour la vie, vous mettez vos vies en commun et omettez de faire ce qui divise ou contrarie votre union. La construction de votre couple est votre projet commun, vous n’aurez jamais fini de le confirmer, de l’adapter, de le réorienter en fonction de situations changeantes. Nous serons ce que nous ferons ensemble. » (GORZ 2006 : 22) Notre souhait le plus cher est que cette thèse ait pu montrer à quel point ces mots résument ce que représente le don chez certains couples familiaux québécois d’aujourd’hui.

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Annexe A Lettre de sollicitation

Québec, 11 janvier 2016 Objet : Participation à une enquête sur le don dans les décisions de conciliation famille-travail

Bonjour, j’effectue présentement une recherche sur le don dans les décisions de conciliation famille-travail dans le cadre d’un doctorat en sociologie à l’Université Laval. La recherche s’intitule « La conciliation famille-travail n’est-elle qu’un calcul purement économique ? Le don, le don de soi, l’amour, le sacrifice et la contrainte dans les décisions de conciliation famille-travail au sein des couples parentaux québécois des années 2010 »133. Je suis la chercheure responsable de ce projet. Je m’intéresse aux représentations du don chez les couples de la classe moyenne scolarisée québécoise qui concilient famille et travail. Je cherche à comprendre les considérations et les comportements qui relèvent du don dans ces décisions. Je pose des questions relatives à l’organisation de la vie conjugale et familiale, au quotidien, ainsi qu’au rapport au conjoint et aux enfants. Je cherche 30 couples de la région de Québec, dont 15 sont mariés et 15 vivent en union de fait afin de participer à une entrevue sur le processus décisionnel qui a mené à leurs choix de conciliation famille-travail134. Je désire idéalement interroger les deux membres des 30 couples. Toutefois, votre participation n’est pas liée au fait que votre conjoint participe ou non. Si vous acceptez personnellement de participer, c’est déjà suffisant. Les personnes retenues doivent être membre d’un couple qui comporte les caractéristiques suivantes :

• Ses deux membres ont entre 25 et 45 ans ; • Ses deux membres font vie commune depuis au moins 3 ans ; • Le couple vit avec au moins un de leurs enfants communs mineur ; • Ses deux membres détiennent ou sent en voie d’obtenir un diplôme collégial professionnel ou

universitaire ; • Le couple dispose d’un revenu familial les situant au-dessus du seuil de pauvreté tel que déterminé

par Statistiques Canada135 ; • Le couple habite en milieu urbain (villes de Québec, Lévis, Ancienne-Lorette et Saint-Augustin-de-

Desmaures) ;

133 Le titre et le but principal de la recherche s’est modifié depuis le recrutement des participants, sans que cela n’affecte beaucoup le schéma d’entretien et le contenu des entrevues. Les questions au sujet des décisions de conciliation famille-travail ont toutefois été réduites. 134 Pour des raisons de recrutement et de limitation des ressources, le nombre de participants a été réduit à 20. La distinction mariage/union de fait n’a pas été retenue pour les fins de recrutement ou d’analyse, mais figure au Tableau 1 « Principales caractéristiques des participants », au chapitre 6. 135 Le seuil de faible revenu après impôt, tel que déterminé par Statistique Canada en 2013, est de 29 968 $ pour 3 personnes; 37 387 $ pour 4 personnes; 42 572 $ pour 5 personnes; 47 214 $ pour 5 personnes et 51 855 $ pour 6 personnes. Ces seuils s’appliquent aux ménages résidant dans des zones urbaines de plus de 500 000 habitants.

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• Le couple ne comporte pas plus d’un conjoint qui ne soit pas né au Québec.

Si vous acceptez de participer, veuillez me le faire savoir par courriel à l’adresse ci-bas. Nous conviendrons alors d’un endroit et d’un moment à votre choix afin de nous rencontrer pendant environ une heure. Pendant l’entrevue, les thèmes abordés concerneront votre situation familiale actuelle ; votre parcours de vie conjugale ; votre vie conjugale et familiale quotidienne ; votre représentation de la vie conjugale et familiale, de ses apports et de ses exigences; la répartition des temps individuels et familiaux ; la division des tâches ; les soins ; les cadeaux et les services; la parenté et la relation avec votre conjoint. La confidentialité des résultats est assurée. En vous remerciant de votre intérêt, je vous prie de recevoir l’expression de mes sentiment les meilleurs. Annie Cloutier Doctorante en sociologie Département de sociologie de l’Université Laval [email protected] « Ce projet a été approuvé par le Comité d’éthique de la recherche de l’Université Laval : No d’approbation 2015-105/03-07-2015 ».

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Annexe B Formulaire de consentement

Participation à une enquête sur le don dans les décisions de conciliation famille-travail au sein des couples parentaux québécois des années 2010 Formulaire de consentement Cette recherche s’intitule « La conciliation famille-travail n’est-elle qu’un calcul purement économique ? Le don, le don de soi, l’amour, le sacrifice et la contrainte dans les décisions de conciliation famille-travail au sein des couples parentaux québécois des années 2010 »136. Elle est effectuée dans le cadre d’une recherche doctorale sous l’égide du Département de sociologie de l’Université Laval. Objectifs La tension entre, d’une part, l’individu mis en demeure de s’épanouir dans des projets personnels et, d’autre part, ce même individu en tant que membre d’une famille pourvoyeuse de sécurité, d’affection et de lien social réputés inconditionnels, atteint une complexité particulière, au sein des couples québécois contemporains, dans les décisions de conciliation famille-travail. En effet, c’est au moment de discuter de l’organisation concrète des soins et du bien-être de chaque membre de la famille que les couples sont confrontés aux limites de l’individualisme, de l’échange marchand, du don de soi, ainsi que de l’inconditionnalité de l’amour qu’ils portent à leur conjoint et à leurs enfants. Ces limites s’inscrivent dans un cadre social particulier – le nôtre accorde une importance très forte à l’emploi rémunéré comme vecteur de la réalisation de soi, mais aussi au projet parental et à la vie familiale, présentés comme particulièrement épanouissants – ainsi que dans les trajectoires de vie individuelles de chaque membre de la famille, dans le rapport de chaque membre à l’enfant et dans la relation qu’entretiennent les conjoints entre eux. La négociation de la conciliation famille-travail, de plus, fait appel aux mœurs, aux représentations de ce qu’est une vie bien vécue et de ce en quoi consiste le bien-être, mais aussi, de façon plus sourde, à une aspiration à maintenir et à créer un lien sécuritaire, c’est-à-dire inconditionnel, au sein même de la famille. Cette recherche vise à mieux comprendre les processus décisionnels au sein des couples qui aboutissent à des choix de conciliation famille-travail et le sens que les couples donnent à ces décisions. La recherche vise également à comprendre les considérations et les comportements qui relèvent du don dans ces décisions. Pour ce faire, elle interroge minutieusement les participants au sujet de l’organisation de leur vie conjugale et familiale, de leur quotidien, de leur rapport à leur conjoint et à leurs enfants137. Voici un exemple de ce à quoi la recherche s’intéresse et qui peut ressortir des entrevues : 136-67 Voir la note 135.

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En racontant comment elle en est venue à diminuer ses heures consacrées au travail rémunéré afin de « passer plus de temps auprès de ses enfants », une mère peut donner à voir comment des préoccupations diverses et complexes interviennent dans un processus de décision commun à elle et son conjoint. La perspective, ici, est celle de l’individu qui va et vient entre un certain élan personnel, les contraintes familiales et conjugales, le travail rémunéré et la société. Plutôt que de chercher à trouver une faille qui mène à la « mauvaise » décision, l’étude du processus décisionnel permet de voir l’évolution du sens que donnent les conjoints à leurs décisions, leurs valeurs, leurs difficultés, leurs considérations par rapport au bien-être des membres de la famille et leurs hésitations. À terme, idéalement, la recherche montre comment et pourquoi les individus en viennent à prendre une décision plutôt qu’une autre, ainsi que le sens que cette décision revêt à leurs yeux. Elle permet également d’isoler des éléments non-calculateurs et non-orientés vers un but, c’est-à-dire ce qui, plausiblement (pas nécessairement toutefois), peut relever de la sphère du don. La démarche, dès le départ, est donc bien différente de celle qui appréhende une unique décision comme étant « la bonne » et qui cherche à orienter les politiques familiales pour qu’elles convainquent les conjoints de choisir cette unique option. Modalités de participation à la recherche La participation à la recherche consiste à prendre part à une entrevue individuelle, d’une durée d’environ une heure, portant sur les décisions de conciliation famille-travail du couple auquel appartient le participant ou la participante. Le participant ou la participante sera appelé à s’exprimer au sujet de sa situation familiale actuelle; de son parcours de vie conjugale antérieur et avec son conjoint actuel (rencontre, fréquentation, mise en ménage, mariage, grossesse, naissance, etc.); de la vie conjugale et familiale quotidienne (travail rémunéré, soins et relation aux enfants, tâches ménagères, loisirs, habitudes de couple, etc.); de sa représentation de la vie conjugale et familiale, de ses apports et de ses exigences; de la répartition des temps individuels et familiaux; de la division des tâches; des soins; des cadeaux et des services; de la parenté et de la relation avec le conjoint. Le participant ou la participante n’est pas tenu de répondre à toutes les questions qui lui sont adressées. Les entrevues seront enregistrées sur support numérique.

Risques, inconvénients et avantages pour le participant ou la participante

Cette recherche ne présente pas de risques connus. Il est toutefois possible que la problématique à l’étude constitue un sujet sensible pour certains participants. Il est possible que le fait de raconter son expérience puisse susciter des réflexions ou des souvenirs émouvants ou désagréables, ou encore qu’elle mette au jour certaines tensions conjugales ou familiales. Dans certains cas, la participation à l’entrevue pourrait pousser le participant ou la participante à ressentir la nécessité de réévaluer sa relation conjugale. Si cela se produit, le participant est invité à en parler avec la chercheure pour que celle-ci puisse la guider vers les ressources d’aide appropriées. En tout temps, le participant est libre de répondre ou non à toutes les questions ou de mettre fin à l’entrevue. Participation volontaire et droit de retrait Le participant ou la participante est libre de participer à ce projet de recherche et, en tout temps, peut décider de se retirer, sans avoir à s’en justifier et sans subir de préjudice quelconque. Si le participant décide de mettre

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fin à sa participation, il peut communiquer avec la chercheure à l’adresse électronique inscrite au bas du présent document. Tous les renseignements personnels le concernant, y compris, l’entrevue, seront alors détruits. Confidentialité et gestion des données Toutes les informations obtenues dans le cadre de cette recherche demeureront confidentielles et anonymes. Les données seront recueillies sous forme d’enregistrement sonore, puis transcrites sous forme de verbatim. Les noms et prénoms des participants, de même que les caractéristiques qui pourraient servir à les identifier, ne paraîtront sur aucun rapport. Si des extraits d’entrevue devaient être cités dans le rapport de recherche, ceux-ci seront présentés de façon à protéger la confidentialité des participantes. Les données seront conservées au domicile de la chercheure sur un ordinateur personnel comportant un mot de passe. Aucune autre personne n’y aura accès. Les données seront détruites à la fin de la recherche, en août 2018. Diffusion des résultats Le résultat des recherches fera l’objet d’une thèse de doctorat dont le dépôt au Département de sociologie de l’Université Laval est prévu pour août 2017. Les résultats de la recherche pourront être ultérieurement l’objet de publications dans des revues, de conférences ou d’autres formes de diffusion. Si le participant est intéressé à être tenu au courant des résultats de la recherche, il peut fournir son adresse courriel à la chercheure. Un court résumé des résultats lui sera alors envoyé. Plaintes ou critiques Toute plainte ou critique concernant la recherche peuvent être adressées au Bureau de l’Ombudsman de l’Université Laval dont les coordonnées figurent ci-dessous :

Bureau de l’Ombudsman de l’Université Laval Pavillon Alphonse-Desjardins, bureau 3320 2325, rue de l’Université - Université Laval Québec (Québec) G1V 0A6 Renseignements - Secrétariat : (418) 656-3081 Ligne sans frais : 1-866-323-2271 Courriel : [email protected]

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Signatures Je soussigné(e) ________________________________consens librement à participer à la recherche intitulée Le don dans les décisions de conciliation famille-travail au sein des couples parentaux québécois des années 2010. J’ai pris connaissance du formulaire et je me déclare satisfait(e) des explications, précisions et réponses que la chercheure m’a fournies quant à ma participation à ce projet. Je comprends que je peux mettre fin à ma participation en tout temps sans avoir à subir de conséquences négatives ou de préjudices et sans devoir justifier ma décision. ___________________________________ Date : Signature du participant ou de la participante Je déclare avoir expliqué le but, la nature, les avantages, les risques et les inconvénients du projet de recherche au participant ou à la participante, avoir répondu au meilleur de ma connaissance aux questions posées et avoir fait l’appréciation de la compréhension du participant ou de la participante. ___________________________________ Date : Signature de l’étudiante-chercheure Coordonnées de la chercheure Annie Cloutier [email protected] « Ce projet a été approuvé par le Comité d’éthique de la recherche de l’Université Laval : No d’approbation 2015-105/03-07-2015 ».

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Annexe C Schéma d’entretien

PRÉCISION : LES PARTICIPANTS NE SONT PAS OBLIGÉS DE RÉPONDRE À TOUTES LES QUESTIONS QUI LEUR SONT POSÉES. RAPPEL : L’ENTREVUE EST ENREGISTRÉE. PREMIÈRE PARTIE : VÉRIFICATION DE LA QUALIFICATION DU RÉPONDANT

• Âgé entre 25 et 45 ans; son conjoint aussi • Fait vie commune depuis au moins 3 ans • Vit avec au moins un enfant mineur dont les deux conjoints sont les parents • Détient diplôme d’études collégiales ou universitaires ou en voie d’obtention • Revenu au-dessus du seuil de pauvreté • Milieu urbain (Québec, Lévis, Ancienne-Lorette, Saint-Augustin) • Pas plus d’un conjoint qui ne soit pas né au Québec • Union de fait ou marié

DEUXIÈME PARTIE : SITUATION ACTUELLE DE LA FAMILLE 1-Pouvez-vous me décrire la composition de votre famille ?

• Qui habite avec vous? • Nom et âge des membres de la famille • Niveau scolaire des enfants de la famille • Membres de la famille qui se font garder à l’extérieur de la maison

o CPE o Garderie en milieu familial o Entente privée o Service de garde scolaire

• Emploi des membres de la famille o Nombre d’heures de travail/semaine o Horaires atypiques o Déplacements fréquents o Impacts particuliers sur la vie familiale

2-Comment organisez-vous la gestion de vos revenus et de vos dépenses ?

• Comptes conjoints ou séparés pour les dépenses et pour l’épargne • Quelles dépenses sont objets de discussion ? • Bénéficiez-vous de revenus autres que salariaux? Et votre conjoint? Si oui, mettez-vous cet argent en commun?

3-Vous donnez-vous des choses, votre conjoint et vous ?

• Argent • Services professionnels • Services autres • Cadeaux • Etc.

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4-En quelle année avez-vous rencontré votre conjoint actuel ? À partir de quel moment (événement ET année) vous êtes-vous considérés comme un couple ? À partir de quelle année avez-vous cohabité ? Êtes-vous mariés ? Si non, avez-vous un contrat d’union de fait ? 5-En quelle année vos enfants sont-ils nés ? 6-Pouvez-vous situer les grandes étapes de votre vie professionnelle ? -date et nature du premier emploi -changements professionnels -promotions importantes -voyages professionnels 7-À votre avis, qu’est-ce que la vie conjugale et familiale vous apporte ? Qu’est-ce qu’elle vous demande ? Y a-t-il un intérêt économique à vivre en couple ? 8-À votre avis, qu’est-ce que la vie conjugale et familiale apporte à votre conjoint ? Qu’est-ce qu’elle lui demande ? 9-Vous souvenez-vous d’avoir décidé de vivre en couple avec votre conjoint ? Quels éléments avez-vous alors pris en considération ? TROISIÈME PARTIE : ÉVÉNEMENT DE CONCILIATION FAMILLE-TRAVAIL 10-Pouvez-vous me racontez une décision de conciliation famille-travail qui vous a marqué ? 11-Y a-t-il eu des discussions ? Des négociations ? QUATRIÈME PARTIE : LE DON 12-Qu’est-ce que « prendre soin » signifie pour vous ? 13-Comment prenez-vous des décisions de répartition des tâches ménagères et parentales dans votre famille ? Naturellement ? Équivalence ? Raison ? Échange ? Offre spontanée ? 14-Offrez-vous des cadeaux à votre conjoint et à vos enfants ? 15-Votre conjoint vous offre-t-il des cadeaux ? À ses enfants ? 16-Rendez-vous des services à votre conjoint? À vos enfants? 17-Votre conjoint vous rend-il des services? En rend-il à vos enfants? 18-C’est quoi, le don, pour vous ? 19-Le don a-t-il quelque chose à voir avec la répartition des tâches ménagères ? 20-Le don a-t-il quelque chose à voir avec le fait de faire des cadeaux ? 21-Le don a-t-il quelque chose à voir avec le fait de rendre service ?

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22-Le don a-t-il quelque chose à voir avec la gestion de l’argent ? 23-Le don a-t-il quelque chose à voir avec le fait de prendre soin ? 24-Le don a-t-il quelque chose à voir avec le travail rémunéré ? 25-Le don a-t-il quelque chose à voir avec la conciliation famille-travail ? 26-La conciliation famille-travail a-t-elle un impact sur votre relation amoureuse ? Si oui, comment gérez-vous ces impacts? 27-Vous sentez-vous bien avec votre conciliation famille-travail actuelle ? 28-Avez-vous l’impression d’avoir consenti des sacrifices dans votre conciliation famille-travail actuelle ? Et votre conjoint? Et votre conjoint ? 29-Si vous consentez des sacrifices, doivent-ils être profitables ? Pour qui ? 30-Le sacrifice a-t-il quelque chose à voir avec le don ? 31-Vous sentez-vous en dette par rapport à votre conjoint dans votre conciliation famille-travail actuelle ? Et votre conjoint par rapport à vous ? À quoi ce sentiment est-il dû selon vous ? 32-La dette a-t-elle quelque chose à voir avec le don ? 33-Est-ce que le don, c’est forcément positif ? 34-Y a-t-il « moyen de donner » à votre conjoint ? 35-Feriez-vous « n’importe quoi » pour vos enfants ? Pour votre conjoint ? Pour votre couple ? Y a-t-il une limite ? Une raison particulière qui explique cela ? 36-Vous sentez-vous obligé de donner à votre conjoint ? Croyez-vous qu’il a des attentes à ce sujet envers vous ? 37-Vous sentez-vous obligé de donner à vos enfants ? 38-Vous sentez-vous obligé de rendre lorsque votre conjoint vous aide ? À quelle vitesse ? Pourquoi ? AUTRES QUESTIONS POSSIBLES, LORSQU’ELLES SONT PERTINENTES ET QU’ELLES N’ONT PAS ÉTÉ ABORDÉES SPONTANÉMENT138 39-Ce serait quoi, la famille idéale, pour vous ? 40-Est-ce qu’il y a des contrats écrits entre votre conjoint et vous ? Ces contrats interfèrent-ils avec le don ? 41-Si vous en aviez les moyens financiers, est-ce que vous payeriez quelqu’un ou une entreprise pour donner ou rendre service à votre place? 42-Si c’était possible, feriez-vous appel à l’État pour qu’il donne à votre place à votre conjoint et à vos enfants? 43-Le don interfère-t-il avec l’autonomie? 44-Est-ce que le don est lié à l’amour? À la sexualité? À l’engagement?

138 Ces questions ont été ajoutées au schéma dès les premières entrevues, lorsqu’il a été plus clair que le but de la recherche serait de comprendre les mécanismes du don plutôt que la façon dont le don s’articule dans les décisions de conciliation famille-travail.

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45-Est-ce qu’il y a des choses que la société dit qu’on est obligés de donner au sein d’un couple? De la famille? 46-Le don limite-t-il vos possibilités d’épanouissement personnel? 47-Est-ce que vous avez eu une autre relation de couple auparavant? Si oui, est-ce que vous donniez de la même façon? 48-Est-ce que le fait de donner au sein de son couple (ou de sa famille) a un impact sur la société? 49-Est-ce que votre engagement vis-à-vis de votre couple s’est modifié depuis ses débuts? Et vis-à-vis de votre famille? 50-Le don contribue-t-il à établir une hiérarchie entre vous et votre conjoint? Entre vous et vos enfants? CONCLUSION Y a-t-il des éléments que vous aimeriez ajouter?