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terra eco décembre 2013 37 U n auteur de jeux de société n’est pas prédestiné à la notoriété. Avant 1995, date de la première édition des Colons de Catane, Klaus Teuber travaillait paisiblement dans le laboratoire dentaire de son père. Vingt ans plus tard, des dizaines de millions de joueurs s’affrontent en 25 langues autour du jeu qu’il a créé. « Bizarrement, je tâtonne encore pour comprendre les raisons de ce succès », confie l’auteur allemand. Car plus qu’une com- binaison adroite de cartes et de pions, Catane est le symbole d’un tournant, le basculement du jeu dans l’âge adulte. « Dès 1981, le Trivial Pursuit avait ouvert la voie, précise Marine Granger, directrice du Centre national du jeu. Il a décomplexé toute une génération qui jusque-là jugeait le jeu futile. » Dans le métro, votre voisin déplace des formes colorées sur son smartphone sans une once de culpabilité (Lire p. 39). Comme lui, combien sommes-nous à jouer ? La Fédération française de l’industrie jouet- puériculture répond en chiffre d’affaires : en 2012, le marché français des peluches, puzzles, poupées et jeux de société pesait plus de 3 milliards d’euros. En y ajoutant le jeu vidéo, première industrie culturelle au monde, on double le score. « Le jeu est anticyclique. En période de crise il se porte bien », constate Bruno Faidutti, auteur de jeux de société depuis trente ans (Lire entretien p. 46). Sous la lampe billard d’un bar à jeux parisien, une joueuse trépigne. Les dés ne sont pas de son côté. Elle attend depuis trois tours que sorte le chiffre qui lui permettra de piocher une carte « bois ». Sans elle, impossible de construire la route qui mène à l’implantation d’une colonie, elle-même vouée à devenir une ville. Son but est simple : bâtir plus Conquérante redoutable au Risk, AMÉLIE MOUGEY ne regardait le jeu que par la petite lorgnette. Pour Terra eco, elle s’est glissée dans les bars à jeux et ludothèques d’Ile-de-France pour découvrir de nouvelles règles, plus solidaires. Au passage, elle a fait la paix avec le Monopoly. pierre-emmanuel rastoin pour « terra eco » gros et plus vite que ses voisins. Adeptes d’une consommation raisonnée, ce scénario vous laisse pantois ? Klaus Teuber y devine au contraire l’une des clés du succès : « L’utilisation des ressources est une question universelle. » Mais dans la pioche, la quantité de matières premières dépasse de loin les besoins des joueurs. Cette profusion trahit la fiction. Après une heure d’exploitation effrénée, argile, blé, bois, laine et minerai regagneront leur boîte en carton.« Le jeu est condamné à ne rien fonder, ni produire », écrivait Roger Caillois, le maître de la sociologie du jeu, en 1958. Un demi-siècle plus tard, l’engouement pour le ludique n’est plus si désintéressé. « Capter l’attention » Olivier Mauco, chercheur en sciences politiques au Centre national de la recherche scientifique, a fait de la gamification – entendez la transposition des principes du jeu dans d’autres domaines, comme le commerce ou l’éducation – son nouveau métier. Pour sensibiliser, motiver ou former, il conçoit des serious games, ou « méthodes ludiques » en bon français. Sans dévoiler le contenu de ses créa- tions, il cite en vrac les valeurs du jeu qu’il entend diffuser : « Egalité des chances, prime au mérite et à l’action, reconnaissance de l’autre… » Mais la vertu principale est ailleurs : « La force du jeu, c’est de capter l’attention. » Des experts en marketing l’ont compris. Les versions promotionnelles de Catane en témoignent. Dans une édition conçue avec la marque de whisky Glen Grant, des distilleries ont remplacé les colonies. Mais quand le jeu se dit sérieux, ses clients le sont aussi. Selon une étude réalisée par Ben Sawyer en 2009 (1), l’éducation est le premier secteur friand de serious games. Viennent ensuite la Ce siècle sera ludique ou ne sera pas. Sociologues, managers, publicitaires et ONG énoncent la même prophétie. Le jeu, considéré hier comme addictif, futile ou violent, dévoile aujourd’hui ses vertus. Le partage, le rêve, la liberté… Il vous emmène dans un autre monde. Dossier réalisé par AMÉLIE MOUGEY

Ce siècle sera ludique ou ne sera pas. Sociologues, managers

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Page 1: Ce siècle sera ludique ou ne sera pas. Sociologues, managers

terra eco décembre 2013 37

Un auteur de jeux de société n’est

pas prédestiné à la notoriété. Avant

1995, date de la première édition

des Colons de Catane, Klaus Teuber

travaillait paisiblement dans le

laboratoire dentaire de son père.

Vingt ans plus tard, des dizaines

de millions de joueurs s’affrontent

en 25 langues autour du jeu qu’il

a créé. « Bizarrement, je tâtonne

encore pour comprendre les raisons de ce succès »,

confie l’auteur allemand. Car plus qu’une com-

binaison adroite de cartes et de pions, Catane est

le symbole d’un tournant, le basculement du jeu

dans l’âge adulte. « Dès 1981, le Trivial Pursuit avait

ouvert la voie, précise Marine Granger, directrice

du Centre national du jeu. Il a décomplexé toute une

génération qui jusque-là jugeait le jeu futile. » Dans

le métro, votre voisin déplace des formes colorées

sur son smartphone sans une once de culpabilité

(Lire p. 39). Comme lui, combien sommes-nous à

jouer ? La Fédération française de l’industrie jouet-

puériculture répond en chiffre d’affaires : en 2012,

le marché français des peluches, puzzles, poupées et

jeux de société pesait plus de 3 milliards d’euros. En

y ajoutant le jeu vidéo, première industrie culturelle

au monde, on double le score. « Le jeu est anticyclique.

En période de crise il se porte bien », constate Bruno

Faidutti, auteur de jeux de société depuis trente ans

(Lire entretien p. 46).

Sous la lampe billard d’un bar à jeux parisien, une

joueuse trépigne. Les dés ne sont pas de son côté.

Elle attend depuis trois tours que sorte le chiffre qui

lui permettra de piocher une carte « bois ». Sans

elle, impossible de construire la route qui mène à

l’implantation d’une colonie, elle-même vouée à

devenir une ville. Son but est simple : bâtir plus

Conquérante redoutable au Risk, AMÉLIE MOUGEY ne

regardait le jeu que par la petite lorgnette. Pour Terra eco, elle

s’est glissée dans les bars à jeux et ludothèques d’Ile-de-France

pour découvrir de nouvelles règles, plus solidaires. Au passage,

elle a fait la paix avec le Monopoly.pie

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« te

rra

eco

»

gros et plus vite que ses voisins. Adeptes d’une

consommation raisonnée, ce scénario vous laisse

pantois ? Klaus Teuber y devine au contraire l’une

des clés du succès : « L’utilisation des ressources est

une question universelle. » Mais dans la pioche, la

quantité de matières premières dépasse de loin les

besoins des joueurs. Cette profusion trahit la fiction.

Après une heure d’exploitation effrénée, argile,

blé, bois, laine et minerai regagneront leur boîte

en carton.« Le jeu est condamné à ne rien fonder,

ni produire », écrivait Roger Caillois, le maître de

la sociologie du jeu, en 1958. Un demi-siècle plus

tard, l’engouement pour le ludique n’est plus si

désintéressé.

« Capter l’attention »Olivier Mauco, chercheur en sciences politiques au

Centre national de la recherche scientifique, a fait

de la gamification – entendez la transposition des

principes du jeu dans d’autres domaines, comme

le commerce ou l’éducation – son nouveau métier.

Pour sensibiliser, motiver ou former, il conçoit

des serious games, ou « méthodes ludiques » en

bon français. Sans dévoiler le contenu de ses créa-

tions, il cite en vrac les valeurs du jeu qu’il entend

diffuser : « Egalité des chances, prime au mérite et à

l’action, reconnaissance de l’autre… » Mais la vertu

principale est ailleurs : « La force du jeu, c’est de

capter l’attention. »

Des experts en marketing l’ont compris. Les versions

promotionnelles de Catane en témoignent. Dans

une édition conçue avec la marque de whisky Glen

Grant, des distilleries ont remplacé les colonies.

Mais quand le jeu se dit sérieux, ses clients le sont

aussi. Selon une étude réalisée par Ben Sawyer en

2009 (1), l’éducation est le premier secteur

friand de serious games. Viennent ensuite la

Ce siècle sera ludique ou ne sera pas. Sociologues, managers, publicitaires et ONG énoncent la même prophétie. Le jeu, considéré hier comme addictif, futile ou violent, dévoile aujourd’hui ses vertus. Le partage, le rêve, la liberté… Il vous emmène dans un autre monde.Dossier réalisé par AMÉLIE MOUGEY

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38 décembre 2013 terra eco

denis

esn

ault

santé, puis les gouvernements et les ONG.

D’un bout à l’autre des Etats-Unis, le pro-

fesseur Erik Assadourian, éminent spécialiste du

développement durable, enchaîne les conférences

pour porter la parole de l’institut Worldwatch,

organisation qui analyse les questions environ-

nementales en faits et chiffres. Sa démonstration

terminée, il invite l’auditoire à taquiner les dés sur

le plateau de Catan Oil Springs, une autre variante

du best-seller allemand.

L’imposture du Monopoly « On a introduit du pétrole pour faire passer notre

message clé : une croissance infinie dans un monde aux

ressources finies est impossible », explique le chercheur,

également inventeur de la version détournée. Dans

Catan Oil Springs (2) l’apparition d’or noir bouscule

les règles. « D’un côté, elle permet de transformer les villes

en mégalopoles, de l’autre, elle introduit un choix. » Soit

le joueur utilise le pétrole pour accélérer la construc-

tion, soit il s’engage à ne pas exploiter ses puits et

prétend au titre de champion de l’environnement.

En France, les institutions publiques elles-mêmes se

prennent au jeu. Pour « mettre l’homme et ses besoins

au cœur des politiques publiques », le ministère du

Développement durable a élaboré son propre jeu de

sept familles. Depuis le mois de mars, élus, services

et collectivités territoriales sont incités à s’affronter.

En fin de partie, ils sauront si la carte « avancer vers

l’autonomie alimentaire » l’emporte sur « l’aména-

gement de lieux propices à la rencontre ». A l’ère

ludique, ainsi se créent les politiques publiques. Et

en attendant de changer nos sociétés, le jeu nous les

raconte. « Selon les époques, le jeu colle plus ou moins

à la réalité, nuance Marine Granger. A peine sorti

de la guerre on trouvait déjà des jeux dans lesquels

s’échangeaient des tickets de rationnement. Avec la fin

des Trente Glorieuses, l’heroic fantasy (le merveilleux

héroïque, ndlr) a pris le dessus. » Aujourd’hui, les

genres se mélangent. « De nombreux jeux vidéo

s’inspirent de CNN, constate Olivier Mauco. Les

relations internationales et la lutte contre le terrorisme

sont devenus des thèmes classiques, sans oublier GTA V

qui se déroule sur fond de crise financière. »

« Le jeu avec une ligne éditoriale date de 1840, rappelle

Marine Granger. Mais à l’époque, chaque jeu était

destiné à une catégorie sociale. » Aujourd’hui, sur

écran ou plateau, le jeu se moque de votre catégorie

socioprofessionnelle. Du chef d’entreprise à l’ado

accro aux jeux vidéo, 18 millions de joueurs ont

acheté Les Colons de Catane. A ceux-ci s’ajoutent les

utilisateurs de tablettes et smartphones sur lesquels

le jeu se décline. « Le fonctionnement égalitaire est

peut-être un autre ingrédient du succès, reprend Klaus

Teuber. Puisqu’il s’agit de construire et non de détruire,

tout le monde reste dans la partie. » Tout l’inverse

du Monopoly, souvent décrié pour être le héraut

masqué du capitalisme. C’est mal le connaître. Dans

« Monopoly, histoire d’une imposture », paru dans

la revue Jeux sur un plateau – aujourd’hui disparue –

l’auteur de jeu Dominique Ehrhard rétablit la vérité.

Le jeu n’a pas été inventé en 1933 par l’Américain

Charles Darrow, mais trente ans plus tôt par Lizzie

J. Magie, une institutrice aux penchants socialistes.

Lutter contre l’esprit de compétition« A l’origine, le jeu – baptisé Landlord’s game – servait

de contre-exemple en montrant comment les profits tirés

de la propriété foncière conduisent inéluctablement à

la victoire d’un seul et à la faillite de tous les autres »,

explique Dominique Ehrhard. Dans les milieux semi-

clandestins de la côte est, Landlord’s game devient une

arme idéologique. Un siècle plus tard, de nouveaux

joueurs reprennent le flambeau de la lutte contre l’es-

prit de compétition. « Les jeux qui consistent à prendre

le dessus sur un adversaire, ça ne nous intéresse pas »,

tranche Nicolas Bestard, coordinateur de l’association

Envie enjeux à Millau (Aveyron). Dans cette structure

dédiée à la prévention de la violence et des conflits,

on joue beaucoup sans jamais s’affronter. Ce tour de

En 2012, le marché français des jeux de société, jeux vidéo et jouets pesait 6 milliards d’euros.

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terra eco décembre 2013 39

passe-passe a pour

baguette magique le

jeu coopératif. Pratiqué

depuis des décennies au

Québec ou au Danemark, il promeut l’alliance des

joueurs pour relever des défis. Dans Pandémie, un

des modèles du genre, le jeu lui-même devient l’en-

nemi. « Au début, ce type de jeu n’était pratiqué que

par les éducateurs ou dans les milieux alternatifs »,

souligne Nicolas Bestard. Désormais, les leaders du

secteurs, Asmodée ou Hasbro, en proposent une

dizaine de modèles. « C’est une goutte d’eau, mais

quelque chose émerge », veut croire le militant. Sur

les étagères des magasins spécialisés, Atlantis Rising

ou Le Verger font des pieds de nez à la sacro-sainte

compétition prônée par les modèles voisins. Depuis

que le jeu Andor a remporté son As d’or au Salon

du jeu de Cannes, le jeu coopératif toise ceux qui le

suspectaient hier encore de n’être qu’une « réussite

déguisée ». Dans Les Colons de Catane, pas de pitié.

Si, le temps d’un troc, votre voisin devient votre

allié, vous gardez en tête de ne jamais trop l’avan-

tager. Pour Marine Granger qu’importe qu’on soit

adversaire ou allié, « l’essentiel c’est de jouer ». Selon

cette passionnée, cartes et dés agissent comme des

catalyseurs de convivialité : « Deux inconnus qui se

retrouvent autour d’un plateau de jeu se tutoient avant

la fin du troisième tour. » Faites l’expérience. Jusqu’ici

personne ne l’a démenti. —

(1) Citée par Olivier Mauco : www.bit.ly/1hqgKeX (2) Dont le nom d'origine, Climate Catan, a été abandonné pour ne pas frois-ser les sceptiques du marché américain.

LA DÉFERLANTE CANDY CRUSHCandy Crush Saga, c’est Tetris, en

– encore – plus addictif. Pour certains

psychiatres américains, l’application la

plus téléchargée au monde relèverait

même de « l’épidémie ». Ses créateurs

estiment à 300 000 le nombre de

joueurs ayant succombé à l’alignement

de bonbons. Sur smartphones, tablettes

et Facebook, ils poursuivent la même

partie. Avec plus de 450 niveaux et la

création de nouveaux paliers chaque

semaine, Candy Crush Saga promet du

jeu à l’infini. Gratuite, l’application n’en

rapporterait pas moins 645 000 euros

par jour. La recette ? Le freemium, ce

système qui ne fait payer que les bonus,

et une pointe d’accoutumance. —

Le jeu de carte

de la cohésion sociale

www.developpement-durable.gouv.

fr/Le-jeu-de-cartes-la-cohesion.html

Le projet Transforming

cultures de l’Institut

Worldwatch

http://blogs.worldwatch.org/

transformingcultures

GTA IV, l’envers

du rêve

américain

Olivier Mauco

(L>P, 2013)

www.gameinsociety.

com

Le site du Centre national du jeu

www.cnjeu.fr

Le site des Colons de Catane

www.catan.com

Le site de Jeux de traverse,

boutique de jeux coopératifs

www.jeux-de-traverse.com

Une liste de règles de jeux

coopératifs

www.bit.ly/1birYuX

La Fédération française des

industries jouet-puériculture

www.fjp.fr

Le site de Dominique Ehrhard

www.dominique-ehrhard.fr

EN SAVOIR PLUS